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Printemps de larmes et d’espoir (avec Beethoven)!

Fil narratif à partir de : Beethoven, quinzième quatuor à cordes, troisième mouvement – Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel 20024 – Sayre Gomez, Heaven ‘N’ Earth, galerie Xavier Hufkens

Du mal aux larmes, une naissance encordé aux pertes, les siennes, les autres, toutes les pertes

La première fois qu’il pleure ce long mouvement du quinzième quatuor à cordes de Beethoven, il est novice, vierge. Surpris. D’où viennent ces larmes ? Quelle source ? Il a bien déjà été marqué, creusé, raviné par une perte énorme, inexplicable, celle de sa mère, trop jeune elle aussi. En plein printemps, pleine adolescence, la mort de plein fouet, sans rien comprendre, secoué. Explosion de larmes irrépressibles. Quelque chose, au cœur de sa vie, désintégré en plein vol, perdu, soudainement. Quoi, comment ? Rien, on ne parle pas de ça, la vie doit suivre son cours. Ca va passer, ce n’est pas un mal qui ne s’empare que de toi, il est partout, il frappe ici ou là, ça vient ça va, faut faire avec. Il découvre donc que la vie peut faire mal à tout moment et que finalement, il ne contrôle rien, il n’a aucune espèce de souveraineté sur son petit territoire de vie, aucun moyen d’échapper à cet inévitable « mal de la perte inconsolable, mal de l’absence intolérable », incontournable acte de naissance, livraison d’une composante importante du devenir de tout un chacun. Impossible de vivre sans pertes. Dans la foulée, peut-être dans une dynamique de cause à effet, manière confuse de « faire son deuil », il intensifie ses visites à la Médiathèque, boulimie de musiques. Puis un jour, par hasard, les quatuors de Beethoven. Il emprunte le coffret de l’intégrale. (Attirance pour le prestige des coffrets substantiels, pour les « intégrales » et leur côté « savant », réservé aux connaisseurs, recherche de références culturelles à incorporer, capitaliser, pour se transformer, se distinguer, gagner de la valeur. Il ne souvient plus du nom de la formation. Quartetto Italiano ? Le Julliard ?) Il écoute scrupuleusement, plaque après plaque. Jour après jour. Appliqué, égaré, ennuyé. Et puis arrive le quinzième, le troisième mouvement. Il frémit. Il ne le sait pas encore, mais cela a à voir avec les larmes de sa mère, pour sa mère. 

Quinzième, troisième mouvement, échos d’une intensité vitale terrassante

En descendant dans la matière lente de ce mouvement, comme on entre dans l’eau d’un fleuve, au fur et à mesure que la fluidité consistante des cordes l’imbibe, ému, égaré par l’émotion, il renoue avec ses premières vraies larmes, complètement irrépressibles, lâcher-prise total, et pressent qu’elles l’ont placé sur la trajectoire d’une histoire à venir, une poly-narration qui n’aura plus de fin, intime et poreuse à tout ce que charrie le flux des archets sur les cordes sensibles, depuis des siècles et des siècles, depuis que les larmes brillent dans l’histoire humaine. Il entrevoit, encore vaguement, qu’il y a quelque chose dans ces larmes, à récolter, à sanctuariser et à transformer. L’émotion musicale ne ravive pas uniquement l’instant tragique, passé, d’où jaillirent les larmes, il l’y entend revenir pour à jamais s’entremêler à celles des larmes futures, les siennes, mais aussi toutes celles autour de lui, au réseau hydrographiques de tous les pleurs à la surface de la terre, et cela donne du sens aux premiers sanglots, à la première collision frontale avec le néant. Il endosse confusément son statut de pleureur qui ne fera qu’évoluer au gré des coups et blessures, des catastrophes, des sinistres, des violences rencontrées, les siennes, intimes, et bien plus nombreuses, effroyables, celles de la marche du monde, notamment toutes les vies broyées par la politique migratoire de l’Europe. Il entend venir ça, à la manière dont l’ouïe des éléphants, hyper sensible aux « basses et très hautes fréquences », anticipe les catastrophes. « Dans la mesure où le sonore est une intensité excessive qui engendre les pleurs, ne peut-on pas dire, par un autre tour, que nous pleurons quand une intensité vitale nous terrasse et est quasiment insupportable ? » (p.248) Le troisième mouvement du quinzième quatuor naissait et se déroulait, à son oreille, comme une émission sonore hors radars, des fréquences en principe pas captées par l’humain en situation normale, et qu’il lui était donné de recueillir selon un don momentané, une grâce particulière, une vitalité terrassante.

Passage musical entre larmes et pleurs, pertes et disparition, présence et absence. La métamorphose des larmes et le vertige prolongé de l’apparition, vers un état de grâce

Dans les premières mesures du troisième mouvement, il reconnaît l’humeur qui le baigne, et qu’il refusait de nommer, une stagnation prostrée, ankylose dépressive des forces vives. Une traîne épurée, un souffle minimal. Une tresse rauque, sans voix, de perte inconsolable et d’absence intolérable. Et ça l’accroche d’emblée, d’entendre exprimé par les musiciens, spiritualisé, son climat affectif, éploré, refoulé. C’est, transformé en phrase encordée, abstraite, le recueillement désespéré tentant d’amortir, jadis, le fracas des larmes. Puis en avançant, le mouvement s’éclaire faiblement, une lueur se maintient, s’intensifie, certains événements surgissent, irruption d’énergie improbable, à partir de rien, du néant, précisément, et il suit, le mouvement le guide, il mime ce qui se passe dans la musique, ça le met en marche vers un usage inattendu des larmes, une alchimie qui fait qu’elles deviennent aussi la possibilité d’une autre vie, une autre forme d’amour du vivant. Là où il croyait avoir perdu le don de chanter, il muse, les filaments d’une chanson fragile s’ébauchent, remuent, tissent le fantôme d’une mélodie dépouillée. « Dans cette durée dilatée des larmes survient en nous cela même qui les efface et les rend invisibles : non pas que leur sensibilité ait disparu, mais elle est recomposée dans une allure de vie entièrement neuve rendue possible par l’avant-goût effrayant du néant. Les larmes ne sont jamais la mort de l’amour mais la pluie qui le nettoie et le rend possible sous une autre forme. » (p.62) Musique de passage, d’un col brumeux entre tourments et réconforts, hiver et été, la canzona du quinzième quatuor se présente à lui en maillage d’amour et de néant, une ligne de crête entre effondrement et état de grâce, tracée, ténue et têtue, par les violons, l’alto et le violoncelle, solidaires. Il revit le flux de ses larmes en un bonheur paradoxal, douloureux autant qu’inespéré, celui de retrouvailles, dans les tréfonds, avec ce qu’il croyait avoir perdu. « Désormais, je sais que je pourrai renouer avec ce que j’ai perdu, dans ce mouvement de ce quatuor ». Et dans la relation avec toutes les œuvres où situations esthétiques de même famille que ce mouvement de quatuor à cordes. Ce qui allait fortement orienter son penchant pour l’art, recherchant autant les expériences esthétiques continuant cette première effusion de larmes que celles apportant, en réponse, les éléments d’une vie autre, régénérée, nouvelle. Ce qu’il était bien incapable de formuler à l’époque, c’est qu’en ayant dorénavant en tête cette musique de Beethoven, il se trouvait doté d’une matrice narrative et poétique pour, peu à peu, transformer la perte en disparition, faire l’apprentissage des pleurs comme « métamorphose des larmes » qui maintient « le disparu dans le vertige prolongé de l’apparition ». L’apprentissage de l’absence présente, de la vie s’accommodant du mal inconsolable. « Tandis que dans l’épreuve de la perte le survivant se consume et se perd dans les larmes, la disparition est une recomposition de la vie avec les pleurs. Les larmes sont l’impossible à réprimer ; brusquement, toute intentionnalité est suspendue, seul advient leur mouvement irrésistible. Les pleurs sont une autre affaire, un pli dans la vie où se côtoient au plus près la présence et l’absence, la vie et la mort. Les larmes surgissent comme l’absolument irrépressible alors que les pleurs métamorphosent la vie en vie précaire. » (p.36) Canzona di ringraziamento offerta alla divinità da un quarito, in modo lidico (molto adagio) – Sentendo nuova forza (Andante).

Larmes et empathie. Par les pleurs, l’autre entre nous. Pleurs et écriture la nuit.

Irrigué par les larmes – autant les siennes que celles qu’épanchent tout humain frappé du mal de vivre (perte, injustice, maladie, violence) -, c’est la sève de l’empathie qui perle en lui, y trace un chemin. Un fluide le parcourt, tantôt en surface, tantôt dans les profondeurs, qui estompe les frontières entre intérieur et extérieur, et transforme en argile le socle de toute maîtrise. Touché par les larmes de sa mère, pour sa mère – pleurant sa mort, il avait l’impression que les larmes étaient la dernière chose transmise par elle, un legs ultime, littéralement expirant en larmes entre ses bras – , il acquiert peu à peu la capacité d’être touché par les autres. « (…) Pour se laisser toucher par autrui, encore faut-il perdre l’illusion d’une maîtrise totale de sa vie et reconnaître que les frontières entre les existences sont poreuses. Si nous sommes à ce point sensible que nous sommes émus par l’autre, au point de nous mettre en mouvement vers lui, de nous transporter jusqu’à lui, c’est que, certes, nous ne sommes pas lui mais qu’il est à ce point entré en nous que nous ne pouvons imaginer notre vie sans imaginer la sienne. » (p.191) Le réseau des larmes, dans l’histoire, à la surface de la planète, canalise l’impuissance solitaire face au destin et la transforme en force revendicative, solidaire, énonçant l’injustice, appelant justice, explorant sans cesse de nouvelles voies pour réparer, soigner, améliorer la société, exactement de la même manière que l’eau, dans la nature, cherche à s’écouler coûte que coûte. C’est une ressource, un liquide protecteur, un fluide qui porte. Et cela a à voir avec son penchant à écrire, écrire, sans cesse écrire, pour rien, la fenêtre ouverte. « L’hiver depuis des années, déjà. Mais il y eut de vrais étés. Peu de sommeil. Longues journées. Écrire la nuit, à trois heures du matin, toutes fenêtres ouvertes et l’air d’été venu des prairies et des champs de blé, jusqu’ici, jusqu’à nous, en ville, et jusqu’à moi, dans la chambre. L’écrire aussitôt dans le livre ! L’air d’été. Si léger, sent si bon. » (p.152) Écrire, pleurer, expier, panser, renaître. Tamiser la nuit espérant récolter des particules de la canzona de Beethoven

Le cloud extractiviste. L’émeute et l’entropie. Le précaire, nouvelles ruines mélancoliques du l’hyper-capitalisme. Rivages et dépotoir ultime.

D’où le choc devant les toiles de Sayre Gomez, braquées sur un monde sans larmes. Non pas libéré des raisons de pleurer. Mais où la capacité de pleurer, selon un « ordre venu d’en haut », fait l’objet d’un apartheid systématique, négation des pertes, des douleurs, des afflictions et mutilations. Invisibilisation redoutable de tous les êtres de peu de valeur marchande, en marge, désaffiliés, exclus du capitalisme, chair à canon de la croissance. Ce qui règne dans ces images vides, c’est l’âme damnée d’un système qui juge inutile de s’émouvoir de la désolation et la dépossession qui broient les fragiles, au quotidien. Ceux et celles chez qui, dès lors, les pleurs se transforment en rage impuissante, totalement impuissante, stérile, auto-destructrice.

Le frappe d’emblée une méta-image, avec à l’avant-plan une effrayante plate-forme d’extractivisme, en lévitation dans le cloud, transcendance de l’emprise industrielle sur tout ce qui touche au vivant, avec en arrière-plan et contrebas, une vaste étendue urbaine, artificialisation triomphante du globe, avec son bouquet puissant de gratte-ciels décisionnels, et au-delà, le sommet du cratère, l’infini minéralisé, dévitalisé, des flancs de montagne dénudés par l’exploitation (peut-être massif montagneux factice, reconstitué).  

D’autres toiles hyper-réalistes, hallucinées, saisissent des restes de révolte, les signes d’une émeute dispersée – ou tombée d’elle-même dans une forme d’entropie radicale, soudainement dépourvue de sens, d’espérance – , caddies renversés en pleine flambée sur macadam, feux de circulation culbutés ; poubelle gorgée de déchets de fast-food, fondue par un départ de feu, en gros-plan devant un coin de banlieue calme, quelconque, avec vaste ciel orangé parcouru de nuages captant les reflets du soleil ou les lueurs et fumées d’un brasier pas très éloigné. Sayre Gomez peint aussi les abris précaires posés sur les trottoirs, les modes d’existence provisoires devenus permanents, dans la débouille et la récupération de déchets et rebuts. Survivre à ciel ouvert dans les détritus, l’œil sec. 

Sur du sable fin, face aux flots où se reflète l’éclaircie solaire trouant un ciel gris, des contreforts de débris, amoncellement sinistre de pièces détachées de la société de consommation, en vrac, dépotoir rejeté par les flots, retour à l’expéditeur, l’ensemble évoque les châteaux de sable, enclos chimérique où réinventer une vie, à partir des moignons d’une vaste machine morte, mécaniques concassées, électro-ménagers périmés, caddies, parasol coloré au sommet des scories indiquant que, là, trône un marginal, bricoleur de ferrailles déclassées. Des flots marins ne jaillira plus le début de la vie, ni même l’incomparable vénus. Cette marine sordide ressemble à un cul-de-sac métaphysique irrémédiable.

Engendrer l’inhumain

L’accumulation des images sordides balaie froidement les dégâts du capitalisme, sonde ses entrailles malades. L’immensité affolante de tout le laissé pour compte, ce qui n’a plus aucun intérêt. Toutes les vies abîmées, dépouillées, dont les multiples deuils, incommensurables, restent en suspens, sans valeur, sans reconnaissance, niés, refusés, objets d’une déshumanisation systémique, routinière. Il émane de ces scènes d’une apocalypse en cours, lente et inexorable, une impression de mélancolie foudroyante. 

Voilà les décors où les fragiles voient leur vie à jamais perdue. La « réceptivité de la souffrance de l’autre », comprendre ceux et celles qui n’ont pas pu réussir dans l’écosystème néo-libéral, y est proscrite. Premier et principal engrenage d’aliénation. « Plus fondamentalement encore, ne pas répondre à l’annihilation des conditions de réceptivité de la vie perdue en ne répondant pas aux pleurs qui font vivre la perte jusque dans l’imploration, c’est à la fois déshumaniser la perte (le sujet perdu), les pleurs (le sujet pleurant la perte) et la société qui refuse de répondre à ses pleurs, de les reprendre en son sein, de les entendre. C’est alors, à proprement parlé, engendrer l’inhumain. Car ne pas répondre aux pleurs de l’autre, c’est refuser de se laisser traverser par les affects de l’autre et ainsi d’engager sa vie dans la vie des autres. » (p.212) Dans les toiles de Sayre Gomez, il n’y a plus d’autres. Privés de larmes, de pleurs, ils se terrent, ne sont plus que des fantômes (absents des toiles). « (…) la négation du travail de deuil du pleureur, engendrée par la formation politique et sociale dominante, crée tout un complexe mélancolique dans lequel le deuil n’est tout simplement pas pris en considération en étant rendu totalement invisible. Il faut insister ici sur le fait que la mélancolie n’est précisément pas le fait du pleureur mais est bien engendrée au contraire par la formation sociale et politique hégémonique qui s’exerce dans le dos du pleureur en le niant. La mélancolie est alors une hallucination de la formation sociale hégémonique. » (p.224) La mélancolie a pétrifié, englouti la civilisation peinte par l’artiste. Rien ni personne n’y a résisté. 

Choisir son camp ?

Mais de quel côté est le peintre ? Ces toiles ne pleurent pas, ni lamentation ni rage, ni offuscation, elles ne fustigent pas l’injustice, parées d’une certaine esthétique clinique, froide. Cynique ? En miroir ? Il y a dans les couleurs une certaine taie blanchâtre qui évoque, peut-être, une empathie refoulée, figée. Un effroi paralysé ? Juste un voile. Quand on regarde le lieu dans lequel ces toiles sont montrées, riche et aseptisé, galerie-bunker-coffre-fort du marché de l’art, on pourrait même soupçonner qu’exhiber ce savoir-faire artistique dédié à la représentation de la misère de l’effondrement, aux sinistrés mélancoliques privés de tout, à la perte de tout espoir de paradis sur terre, est juste là pour émoustiller les amateur-trices bien nantis, leur donner le vertige d’une puissance face au monde écrasé, privé du sensible qu’ils accaparent et cultivent quant à eux dans leurs collections, leurs achats et expositions, leurs célébrations-vernissages. Que signifie acheter à prix non négligeable une toile représentant les dégâts morbides, à grande échelle, du totalitarisme néo-libéral ? Achète-t-on ce genre de peinture parce qu’on trouve ça « beau » ? Va-t-on accrocher ça dans son salon pour sensibiliser les invité-e-es, à l’occasion, et suggérer la nécessité de changer de modèle de société ? Ou est-ce réservé pour des musées soucieux de thématiques sociétales, musées fréquentés par des minorités éclairées ? Une partie de l’argent généré par cet art est-il versé à des organisations, des associations, des réseaux qui luttent contre la mélancolie totalitaire, « hallucination de la formation sociale hégémonique », proposant des formes de guérison !?

Pierre Hemptinne

Enchevêtré au talus

Fil narratif librement tissé à partir de : une peinture de Bruno Vandegraaf – Eirene Efstathiou, Domestic Stratigraphy, galerie Irène Laub – deux peintures d’E.D.M. – Kevin Laland, La symphonie inachevée de Darwin, La Découverte 2022 – des souvenirs, des jardins…

La visite et la malle

Des voix dans la ruelle, une conversation, des hommes et femmes approchent, une visite imminente. Quelques secondes de panique puis, dès le premier visiteur entré dans le cadre, l’apaisement, il retrouve vite les automatismes de la civilité. Du reste, les salutations sont amicales, on le charrie affectueusement sur son installation de « baraqui », « l’homme qui a une maison mais campe sous les étoiles, en toutes saisons ». Il distribue des tasses et des verres, fait circuler un thermo et une bouteille de jus de pommes (« ses » pommes pressées à la coopérative). Celle qui fait office de présidente de l’association : « On pensait organiser une processions, prochainement, t’es partant ? ». (Les processions sont organisées selon les envies et les besoins des unes et des autres.) « Mais oui, bonne idée, en plus, on devrait recevoir sous peu quelques primeurs de vignerons d’en bas ». Le groupe lui demande alors, et c’est le véritable objet de leur venue, s’il pourrait suggérer des peintures ou images à intégrer au parcours pour en renouveler le récit et le potentiel combinatoire. Il extirpe alors de l’intérieur, après fouille et déplacement de divers meubles et autres archives encombrantes, une grande malle métallique. Il est seul à en connaître l’usage colonial par ses grands-parents, genre de bagage de déménageur qu’utilisaient tous les coloniaux. Il y a rangé les quelques œuvres achetées ou reçues lors de sa « vie active » (comme on dit, à savoir période où il gagnait assez d’argent pour acquérir, de temps à autre, une œuvre lui tapant dans l’œil). Tout en sirotant café et jus de pommes, les visiteurs et visiteuses déballent, découvrent, commentent, admirent, rejettent, installent une sélection contre le mur, au pied d’un arbre, sur la balustrade, laisse la lumière jouer dessus, discutent du choix, des endroits où les placer, des liaisons avec les œuvres qui resteraient dans le parcours…

Le talus

Après cet interlude de socialisation impromptue, un vide angoissant le submerge, comme ramené brutalement à la crudité du « que faire de mon temps, des heures qui passent, jusqu’à une certaine délivrance ? ». Bon dieu, il croyait avoir réglé ça depuis longtemps, un rien l’y ramène, de façon complètement irrationnelle. Il s’enfonce dans la végétation, emportant vieux gants, sécateur, bêche (ayant appartenu à son grand-père, jardinier). Il choisit un coin éloigné, auprès d’un néflier, pour s’accroupir, regarder le sol, et « faire quelque chose ». Pas vraiment « jardiner », ce n’est pas « son » jardin, plutôt se laisser « jardiner » par la nature immédiate. Pas « nettoyer », pas mettre en ordre. Juste chercher un agir de régulation, équilibrer la frontière entre la poussée sauvage et son espace vital,  limiter l’exubérance des ronces, repousser l’invasion des fruits et graines qui germent en folle épinière de châtaigniers, chênes, frênes, aubépines, noisetiers, freiner les lianes qui gagnent les branches du néflier, réduire la paille aplatie qui étouffe le sol pour que les graminées reviennent, que le trèfle refleurisse, ramasser le bois mort, le préparer pour le feu, scier de vieilles planches qui trainent là depuis toujours sous le lierre, vestiges de volets, de portes et châssis pourris. Peu à peu il s’intègre au fouillis. Il découvre le jardin sous un autre angle. Fondu dedans, les oiseaux circulent sans se préoccuper de lui. Le bruit de la scie ne les effraie pas, ils l’adoptent. Il observe, découvre un bout de la terrasse, la tête épanouie d’un cognassier fier de ses fruits jaunes inaccessibles – presque des idées de fruits d’or de contes et légendes -, il regarde son lieu de vie comme de l’extérieur, en étranger décentré, comme s’il filmait les traces de la manière dont il a organisé son existence quotidienne dans ce petit coin de nature. Traversé, bougé par le point de vue de toutes ces choses qui s’adaptent à sa présence. Un sentiment magique de présence-absence dû à l’immersion – toujours surprenante, toujours féconde – dans le talus enchevêtré de Darwin. « Charles Darwin, contemplant la campagne anglaise depuis son bureau, à Down House, pouvait songer avec satisfaction qu’il avait développé une vision convaincante des processus par lesquels l’étoffe délicate du monde naturel s’était tissée. Dans le passage final de L’Origine des espèces, peut-être le plus célèbre et certainement le plus évocateur de l’ouvrage, il dit avoir contemplé un talus enchevêtré, peuplé de plantes, d’oiseaux, d’insectes et de vers, dont le foisonnement manifestait une cohérence complexe. » (p.14)

L’auréole bleue

C’est ce genre de coup d’oeil – du sein du talus enchevêtré où l’on fait l’expérience, depuis le foisonnement des choses, d’un regard extérieur sur le récit humain –  qui agence la peinture finalement retenue par le groupe pour diversifier la procession. Un décor de jardin, peint sur bois, rebut de plancher coupé en petits formats carrés. Cadeau d’un ami. Ce qui se passe dans ce jardin est surpris d’entre les feuilles qui le bordent. La singularité de ce paysage domestique lui est à la fois étrangère – il la découvre pour la première fois – et profondément familière – il sait avoir vécu des moments agréables dans un écrin de verdure qui ressemble à ça. Il s’y voit encore. Il ressent, comme venant de lui, les coups de pinceaux qui guident la contemplation de ce théâtre d’instants partagés hors du temps, forcément déjà éventés. Ils continuent néanmoins, s’éloignant imperceptiblement, à émettre leurs ondes dans la tête, suscitant l’espérance que reviennent d’autres semblables, les mêmes et jamais pareils. Ce qui se passe dans ce jardin.. quand on n’y est plus.. que reste-t-il dans l’air de nos humeurs joyeuses, hédonistes, qui y ont fleuri ? Flux et reflux mélancoliques. Une coulée sombre rampe agile et reflue emportant quelques flaques de soleil. Une brise mélange ténèbres et lumières végétales. Opacité et transparence se figent. Un catalpa planté comme une toupie-parasol entame un mouvement de derviche, agitateur de chlorophylle et particules solaires. L’artiste : « Oh, cela ne m’a pris que quelques minutes ! » Tout va très vite, l’intuition qu’il y a là quelque chose à peindre, la cristallisation d’une image mentale à faire remonter, la main qui travaille couleurs et formes. Avec cette vitesse d’exécution, quelque chose qui échappe à l’œil nu est saisi. La palpitation pulmonaire de ce coin de verdure, brassant la nuit et le jour, la mort et la vie. Au sol, un cercle bleu, rembourré, irrégulier, tombé du ciel, sorti de terre ? Auréole chue qui évoque la vie de plein air, le barbotage et l’insouciance que clôture la fin de l’été. Ces piscines jouets qui rendent l’âme à l’automne, se dégonflent, se transforment en marres d’eau croupie, feuilles pourries, humus. L’anneau d’un miroir flottant ne reflétant que l’insondable. Un trou noir. Là, au fond du jardin paisible, la mutation d’un objet banal en truc étrange, équivoque, incontrôlable. Que va-t-il surgir de ce puits d’encre ou que va-t-il absorber, subrepticement, peu à peu, chaque fois que l’on détourne le regard ? Point de fuite où tout s’engloutit, ce que l’on cherche à retenir, les joies, les plaisirs, et que l’on sent filer trop vite, s’échapper, nous précéder dans le néant. Anéantissement en partie toujours inconcevable – tant que l’énergie vitale prédomine -, en partie drainé par des réminiscences troublantes du foyer, qu’il désire inlassablement retrouver, visitant en rêve sans cesse les diverses maisons de sa vie d’habitant, dont il entretient la perte comme seule possibilité de retrouvailles. Confusion.

Le rocher et les neurones

Les dessins de surfaces rocailleuses d’Eirene Efstathiou lui évoquent ces ramifications, ces strates mémorielles où se conserve la matrice du foyer d’où rayonne nostalgie et mélancolie primales. Elle retrace et explore la surface géologique où, historiquement, reposait la maison familiale, selon un contexte grec bien spécifique. Elle copie la roche telle qu’elle subsiste, vestige de son passé, ou elle la reconstitue de mémoire, telle que sa minéralité s’est exportée en elle et a développé dans ses entrailles cérébrales, ses gemmes et sa plasticité cristalline. « Athènes compte de nombreuses collines et certaines maisons construites avant 1960 reposaient directement sur la roche, les constructeurs ne voulant pas prendre en charge le coût de l’excavation », (Feuillet de la galerie). La cartographie infinie de cette écorce rocheuse, avec mousse, lichens, lianes, brindilles, déchets végétaux renvoie aussi à l’insondable du talus enchevêtré, sa profondeur géologique. La maison n’était pas seulement sur le sol mais aussi là-dedans, dans le talus. Ou elle a glissé via les souvenirs, devenant foyer-talus. Ce foisonnement de traits, de lignes, d’accidents, de reliefs suggère les rêves et récits que l’on secrète du fait d’être corps dans le corps de la maison familiale, arrimé en un point spécifique de la planète. Rêves et récits spontanés – en partie transmis, en partie auto-générés- forment ancrage et corporéité de racines d’un imaginaire personnel, mais toujours déjà pluriel et complexifié, puisque tributaire d’une cellule habitée par plusieurs individus soucieux de s’assurer un enracinement salutaire, solidaire et concurrent à la sois. Ce lieu a disparu, physiquement. L’urbanisme a « remplacé ces maisons construites sur les rochers par des immeubles ». Parmi ces nouvelles constructions, l’artiste documente un lieu précis où elle a identifié le fantôme de la maison de son enfance, qui hanterait à présent le volume d’un bâtiment plus récent, sans âme. En tout cas usurpateur. Et ses dessins de rochers dès lors figurent le déracinement, l’enracinement perdu. Mais dessiner ça avec une telle précision à la manière d’un autoportrait, c’est développer un répertoire d’images par lequel former racines dans le déracinement même. Ces images organologiques déploient l’équivalent d’un texte fondateur fait de cicatrices couturant la surface par laquelle habiter performait une adhérence, une adhésion. Une perméabilité entre le vivre et l’assise offerte par la spécificité du sol, géologique, esthétique et historique. Ce sont des gravures oniriques qui rendent compte de deux parties, jadis soudées, comme l’anémone de mer sur son rocher, à présent arrachées l’une de l’autre, à jamais, mais restant en miroir. Ces dessins sont à présent le roc virtuel où l’artiste continue à bâtir sa façon d’habiter le monde. Ils ont une certaine dimension placentaire, ou magma de cellules en gestation, gelée de neurones. Des amas de formes ou s’esquisse une architecture synaptique. Hybridations stylisées. Dans l’art d’observer ce qui particularise cette niche écologique, un catalogue de connaissances s’est formalisé, pas verbales mais iconologiques, et qui aide l’individu qui en jouit à se situer, à se déplacer, à interagir avec ce qui l’entoure. Ces physionomies de roches ne pouvaient qu’inspirer, par empathie, des tournures d’esprits, des complexions sensibles leur ressemblant, copiées, avec constitution de caractères et syntagmes inconscients, similitudes et correspondances au niveau des intuitions cognitives. La gestation et l’évolution d’un esprit et de ses organes sont forcément écologiques.

Le bosquet poumon

S’apaiser en allant vers le foyer. Rentrer dans le bois, avancer, s’assoir. La masse de feuilles vertes, parfois tachée de rouille, freine la lumière, la filtre et la décompose, la fait dégoutter en pâte vitreuse. Elle coule et, à la manière d’un brouillard épais s’accrochant aux branches, elle s’amalgame aux écorces, liquéfie la surface des troncs qui en deviennent presque immatériels, faisceaux de sève tremblée dans l’atmosphère. Le bosquet obscur absorbe la lumière dans ses fibres végétales, ses mousses spongieuses, ses fougères séchées, ses amas de branches mortes, et la régénère lentement. Il s’y opère une fascinante fusion crépusculaire. Le temps est suspendu. Il est difficile d’établir une distinction entre soi et ces grands spectres fibreux de grands arbres, sans contours fixes. Esprits végétaux polymorphes. C’est une niche qui dispense le calme du bout du monde. Il n’y a plus de ciel direct. Les colonnes vibrantes barrent la vue. Regarder, distinguer. En voir le moins possible et, dans ce moins, chercher les horizons vierges. La matière entre dans l’oeil, naissante et agonisante. Confusion fibreuse. Le bosquet emplit son office, lentement, par une trouée, là-bas, il libère une clarté qui s’éloigne aussitôt ; il expulse à son orée, de quoi tisser un rideau de bleu céleste. Cette recréation fragile de la lumière, au compte-goutte, semble mettre à contribution la respiration contemplative de qui vient, discrètement, se lover à l’unisson, dans les bras du bosquet.

Pierre Hemptinne

Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Sieste végétative, libérée du capitalisme, mélangeant les temporalités, infusant en divers héritages lointains

La porosité croissante aux éphémérides, du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Elles ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes à servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

Autre filiation, autre façon de se situer, autre ancrage

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La source, la baguette, la nudité

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Sexe et cache-cache, chant du merle

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Le merle dans la gorge de la femme, chant électrique, vers le chant de l’humus primal

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

Cheminer, déphaser

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

L’atelier de peinture, ses levures iconographiques, reprendre le fil du « en tain de se faire »

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièces individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

Survol et déballage de tumeurs mélancoliques

Fil narratif : à partir de peintures et photos de Mégane Likin, découvertes à la Biennale photographique du Condroz, à Marchin

Retour d’église

Elles sont exposées dans une église fraîche et illuminée en cette journée très chaude, solaire. Aussi radieux et étincelant soit le jour, c’est déjà le chant du cygne de l’été. Le silence recueilli – plus exactement l’effet étrange de condensation de recueillements et prières qui se mue en un mutisme fourmillant, virginal, intercession entre les différents états de vie et mort  -, confère une subtile patine à tout ce qui montre et met en image, dans ce lieu de culte, les expériences spirituelles de natures multiples, orthodoxes ou déviantes – étrangères introduites dans le lieu. Pour lui, ce sont des souvenirs d’encens, de fraîcheur lustrale, de latences adolescentes, contemplatives, égarées dans et autour des messes dominicales. La patine, s’agissant de ces icônes dépaysées, a quelque chose de rugueux, décalé, et réveille tout ce qui, de ses heures passées aux offices, au sein même de ce qui s’y émerveillait, rechignait à se déclarer en harmonie, refoulait la synchronie et fouinait dans les travées plus obscures.

A même les parois liturgiques, les images affleurent, tumeurs mémorielles

Les petites œuvres, discrètes, sont accrochées dans le jubé, dans les hauteurs de la structure sacrale de l’édifice, comme dans un grenier un peu à l’écart, d’où l’on observe ce qui se passe dans l’église, les travées, le chœur, l’autel, sans y être vraiment. Un poste de voyeurisme de célébrations cléricales. Deux trois polaroïds semblent de la matière vive, écrans plasmatiques animés, surfaces en train de muter, de sans cesse faire émerger ce qu’elles représentent, suinter du mur, à la manière de manifestations magiques telles que le sang d’une relique qui se met à couler ou l’apparition médiumnique, stigmates dans de petits écrans irréels, paysages lointains, décors pour des rencontres de troisièmes types. Lumières, ombres, silhouettes sylvestres, spécimens floraux, herbes et lisières semblent se révéler, s’incarner sous nos yeux, faire des plis dans le papier impressionné, humide de s’extirper à l’instant des choses dont il présente des traces. Photos, peut-être, trouvées, oubliées, dans un grenier, une brocante, un trottoir, un caniveau ou la rosée d’une orée. Elles ont absorbé l’atmosphère des lieux, leur manière de rêver, de réfléchir, elles en ont capté la texture et luminosité de faille temporelle, leur transpiration,leur air de trous perdus géopsychiques, (comme on parle de trous noirs). Elles en profilent les ADN iconiques ? Photographies de plissements sensoriels hors champs, perdus dans l’espace, qui se prolongent dans quelques peintures sur bois. Et là, des ombres végétales, des cimes, des stries géologiques, des traînées gazeuses et poussières stellaires ondoyantes, des éblouissements sombres, des souvenirs épanchés, troubles et tremblants dans des gouffres, des textures peintes palpitant au rythme des lignes du bois, des textures de peaux tannées, de tissus vivants bosselés d’hématomes émotifs, des fumigations littéraires tramées d’apparitions  (la façon d’écrire en images brutes dans le fond de sa caverne neuronale). Coupes transversales de tumeurs mémorielles.

Palimpsestes et matrices proustiennes

De petites peintures perdues, énigmatiques qui émergent, aléatoirement, lorsque, pour une raison ou autre, par exemple une restauration ou un geste iconoclaste,  quelqu’un en vient à gratter une autre toile ou à soumettre d’autres peintures à l’épreuve de rayon X. Peintures insoupçonnées. Faces visibles – provisoirement ? – de ce que l’on soupçonne être des palimpsestes. Ils ne dévoilent qu’une de leurs innombrables couches – selon une conjonction insondable du genre « alignement des planètes » – avec lesquelles il semble possible de nourrir un dialogue silencieux sans fin. C’est-à-dire que l’on peut regarder et sonder comme on sonde la voûte céleste à la recherche de comètes, galaxies et autres apparitions que modifient la perception de l’origine de l’univers. En attente d’un changement d’alignement des planètes qui révélerait une autre couche du palimpseste. On pense à de petits pans de luminosités et odeurs proustiennes réalisés par un peintre oublié, non identifié (hollandais du XVIIème siècle). Ou l’inverse, l’opposé de la luminosité, mais traité de telle façon que la regarder, secréter une familiarité contemplative avec son rayonnement terne, en vient à provoquer un phénomène similaire d’illumination. Particulièrement, en ce qui le concerne, une peinture un peu plus grande, verticale. Les différentes couches du palimpseste, là, semblent transparaître simultanément, se mêler les unes aux autres, selon le coup d’œil et ce que le regard essaie d’élucider dans ce qu’il rencontre en s’enfonçant dans la représentation peinte.

Peinture sur bois, images « avec » l’arbre, survol des sources mélancoliques

Vision au ras du sol, vue aérienne, ou image du dedans, quelle perspective ? Une savane rase atteinte de pelade dorée, touffes irrégulières buissonnantes, agitée par les tourbillons venteux, partiellement brûlée, à perte de vue, jusqu’au profil d’un pic montagneux, profil hérissé, aux pieds dissimulés par un banc de brume, dès lors comme en lévitation. Un ciel sale bleu beige indistincts, l’amorce ou les restes d’un astre bleu rongé démembré par la crête sylvestre. Ou une falaise. Ou des marécages asséchés. Ou parois charbonneuses d’un gouffre. Il y a en fait très peu de peinture sur la surface ligneuse du bois, tranche d’arbre, à tel point que ce qui se figure là, paysage, agitation bactérienne, peut-être bout de mémoire fossilisée de la forêt – résidus, reliquats de ce que ses racines ont perçu des entrailles habitées et ses frondaisons capté des cieux, transhumances nuageuses, abysses stellaires, toutes attaches versatiles traduites en taches – apparaît littéralement comme une réaction du bois, encore vivant, exposé à la lumière, hématomes d’images qui remontent à même ses fibres, tachent la surface. L’intention de la peintre – qui sait ce qu’elle cherche à  représenter avec la surface sur laquelle elle dispose de la couleur – se confond avec ces lignes, ces veines, ces formes suggestives qui excitent les interprétations, obsessionnelles, jamais closes comme lorsque l’on contemple des taches, des ombres et des craquelures au plafond. Sans cesse elles font penser à autre chose, font surgir des ressemblances jusqu’à transformer le plafond en surface instable, inquiétante, sans jamais rien affirmer, juste un écheveau de ressemblances qui essaient diverses compositions, diverses allusions, sans achever jamais aucun de ses mouvements. Savane ou falaise. Marécage ou gouffre. Dans ce bout de paysage peint, il distingue son attache terrestre, trouble, son centre de la terre, flou, brouillé par des souvenirs d’autres toiles, figuratives amateures, un peu de pacotille, pittoresque, mais parfois avec tout de même, une « patte », « quelque chose », achetées par des générations précédentes sur des marchés, incrustées dans sa maison d’enfance, et s’immisçant parmi les vrais souvenirs de paysages qui imprégnèrent ses premières années terrestres – par exemple une toile de forêt et de fleuve, achetée par son grand-père sur le marché de Kinshasa, devenant l’image unique, millefeuilles de toutes les autres images qui ont contribué à ce que le fleuve s’imprime en lui, sans pour autant se détacher et devenir images singulières, individualisées, se fondant alors dans la seule qui survit, surnage, seule trace qu’il conserve du fleuve proche de son lieu de naissance. Comme s’il regardait son ancrage terrestre – la croûte terrestre à travers laquelle il devient une particule incarnée de l’univers – recouvert de fumigations fantômes, de brumes invisibles mais qui n’en occultent pas moins des parties du territoire survolé. Peau ravagée, tavelures. Survol de sa mélancolie concentrée.

Réception de l’image, déballée, insaisissable

Il prend livraison de la peinture au comptoir d’une institution culturelle, quelques jours après virement bancaire. Elle est emballée précautionneusement. Légère, elle ne pèse rien. Ce n’est presqu’une vue de l’esprit, immatérielle. Il la transporte presque sans y penser, a-t-elle vraiment glisser de sa mémoire pour se matérialiser, originale, dans sa mallette ? De retour à la maison, dans le bureau il la déballe, se demande si il y a bien quelque chose sous les couches protectrices. Et puis, la peinture se révèle au grand jour, discrète, timide, mais de plus en plus large, immense. Elle se rappelle à lui (puisqu’il l’avait vue à l’église et que, se la rappelant, il avait voulu l’acquérir, l’avoir près de lui, sous les yeux, vérifier, sonder ce qu’elle lui avait fait ressentir, en avoir le cœur net). Évidemment, il la reconnaît, mais forcément, elle est différente, elle est autre chose, elle n’est plus fixée au mur du jubé, avec quelques autres peintures et photos de l’artiste. Il a la nostalgie de cet instant, pourtant pas très éloigné, l’été éclatant, la promenade, les photos à découvrir dans les maisons et lieux du parcours de la Biennale, trajet paysager, comment ces heures si proches peuvent-elles lui sembler appartenir à une époque insouciante ?

Pierre Hemptinne

Tapisserie d’alcôve et chair à canon

alcove

Fil narratif inspiré de : Julien Des Monstiers, A l’ombre des météorites, Galerie Christophe Gaillard – Thomas Hirschhorn, Pixel Collage, Galerie Chantal Crousel – Wyatt Kahn, Galerie Xavier Hufkens – Vidya Gastaldon, Hello From the Other Side, Galerie Art : Concept – Steve Mc Queen, Remember Me, Galerie Marian Goodman – choux au jardin – JM Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard – Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida, Essai sur le drapé-désir, Gallimard
alcôve

Face à une lectrice anonyme. Immergée dans le livre. Musant le texte. Psalmodie. L’immatériel s’incarne dans le visage concentré.

Une jeune fille devant lui, dans le train, s’installe avec des gestes futés de jeune chatte et se plonge dans un livre. Sa mémoire balaie quelques réminiscences de peintures de femmes lisant (climat dominant de l’école flamande, esthétique troublante d’une saisie magistrale de l’intériorité, de l’immatériel s’incarnant, Vermeer, Jacobus Vers…). Elle a les pommettes saillantes, les cheveux tirés en arrière dessinent une belle course de sillons légèrement crépus, courant vers le même point aveugle, à l’arrière. De ce tissage rigoureux et lyrique, s’échappent, comme les avoines folles en bordure des champs, quelques boucles désordonnées près du lobe nu et grand ouvert, le long de la nuque élancée. Les yeux ne sont pas visibles, absorbés littéralement par le texte – faisant même, à cet instant précis, partir du corps du texte -, sous les paupières baissées, ourlées de leurs cils aussi sensibles et susceptibles que des vibrisses, protégeant jalousement l’attention investie dans le livre. Fines herses déterminées à repousser toute intrusion, toute distraction. Les lèvres bien dessinées sont fines, légèrement comprimées et vibrant à l’unisson de la musicalité des mots qu’elle laisse chanter en elle, pour mieux accompagner l’épanouissement narratif en tous sens. C’est une onde labiale imperceptible, comme quand on muse discrètement, que l’on se rappelle une berceuse très ancienne, ou que l’on survole des phrases séduisantes, qui emportent, et qu’on les déchiffre en articulant à peine, en courant, très très bas, sans volume sonore, juste à la surface. Cet exercice, en général, est un bourdon, un drone syllabique, qui accroît la sensation de vide environnant et de fusion avec le texte. Un mince anneau d’or lui perce la narine, presque inaperçu, tellement léger que le souffle cadencé le fait imperceptiblement tanguer, une respiration profonde et lente, quasiment léthargique, semblable à celle des dormeuses qui rêvent. Il ne se souvient pas d’avoir été secoué d’une telle envie irrépressible de prendre un visage dans les mains. (Mais en même temps, il sait toutes les fois où son existence en a dépendu, et il voit se superposer les visages essentiels qu’il a pu emballer de caresses délicates.) Le recueillir, vouloir toucher l’expressivité, l’esprit et l’aura d’un être extérieur, étranger, qui tient à un ensemble de traits, fixes et mobiles, sombres et lumineux, mais qui n’est pas réductible aux descriptions, aussi minutieuses et exhaustives soient-elle, des multiples apparences physionomiques. Ce que dégage un tel visage résulte de tout ça mais selon une combinaison infusée et venue d’ailleurs, en sus.

Prendre un visage qui lit dans ses mains. Sentir palpiter la multitude immatérielle. Une onde qui glisse entre les doigts. A travers la lectrice, le regard s’échappe vers d’anciens réveils à l’hôtel. Vacance totale. Contemplant le vide du papier peint, émerge le souvenir d’oeuvres vues, charnier emballé.

Alors, prendre un visage en ses mains, c’est toucher les points de passage entre le physique et l’esprit, effleurer ce qui transpire du biologique, comme plonger ses mains dans l’onde. Chaque fois que les doigts effleurent ces sortes de joints entre visible et invisible, une fine décharge se produit. C’est jouer à recueillir une image reflétée à la surface d’une eau calme, entière, sans qu’elle se disperse. C’est rassembler tout ce qui, sous la fixité de masque, ruisselle et fait sens, tout ce qui parle et rayonne, toujours une multitude, jamais une source unique. Et, soudain, fatalement, sentir tout ça s’écouler entre les doigts, sable fluide, un léger chatouillement des pommettes qui glissent, des cils qui battent, des lèvres murmurantes, du nez presque éternuant, du menton et des joues souples et doux comme de la glaise. Sous les mains qui le moulent en douceur, le visage s’efface, englouti dans les caresses, subtilisé. Il se recompose probablement autre part, autrement. Il est emporté par ce mouvement d’aspiration, de disparition dans la fusion que cherchent à fixer et conjurer les bouches accolées embrassées. Peut-être était-ce les quelques gestes qu’elle accomplit en prélude à la lecture, qui le fascina ? La manière dont elle recouvrit ses épaules d’une ample étole, et sous cette aile douillette, la position du corps s’effaçant, presque fœtale, pour faciliter la concentration et la migration dans le texte ? Un autre indice de cet effacement corporel pour mieux pénétrer le récit narratif, était la dépersonnalisation opérée par les vêtements sombres et sobres, uniformisant et comprimant les formes féminines, dont une généreuse poitrine rendue muette sous les bandeaux serrés du corsage. Puis le soin avec lequel elle prit le bouquin protégé par sa liseuse, ouvrit à la bonne page et fit glisser le signet hors du volume, les doigts caressant les dernières lignes lues comme si elles fussent imprimées en relief, tout un rituel félin, envoûtant, qui fit que, la regardant, son regard était redirigé au-delà, vers un point de fuite éparpillé, en divers reflets en cascades. C’était d’abord ce regard des réveils à l’hôtel, vague, tout chose de la vacance occasionnelle. La volupté de se réveiller ailleurs, sans obligation, sans horaire, sans contrainte, libre de simplement fixer le vide. Les sens paresseux fixant le papier peint dans la pénombre, et s’y enfonçant dans un labyrinthe rigoureux de fleurs et de feuilles, toutes semblables, banales, jusqu’à se perdre, ne souhaitent pas même revenir à la surface, au contraire, les yeux succombant à une nouvelle lame de sommeil. Et il ne voyait plus la jeune fille en tant que telle, mais communiant avec elle en quelque sorte, visualisant une sorte d’écran lointain sur lequel la lecture projette des ombres et des marques, laisse des traces, grave un cheminement. Rien de rationnel. Un petit pan de mur décoloré, éclairé de l’intérieur, plein de coups. Un plan de pâte vert pâle, nullement vierge, souvent utilisé, raclé, puis lissé de nombreuses fois, replâtré, gardant les traces d’impressions successives, patiné et un peu sale. Et là-dedans des éraflures, des écorchures, des traits, des angles cachés, des étoilements écaillés, des résurgences de formes oubliées, esquissées, quelques éclats d’anciennes couleurs, des géométries futures et prémonitoires. Des scarifications à même une écorce vivante, blessée, qui efface peu à peu les inscriptions raturées et la chair sentimentale approximative qu’elles exhibaient. Des déchets, des débris, des lambeaux de lettre ou d’étoffes, des bribes d’organismes décomposés surnageant dans la mousse verdie d’une eau figée. À même la peinture vernie, fatiguée, une mécanique fantomatique et erratique agite la toile de fond. Peut-être. Il songe à des rites d’inscription funéraire presque estompés. Ou des graffitis cabalistiques à travers une lueur blafarde, cherchant à percer, à renaître. Des silences d’hôpitaux. Des angles de geôles. Des lumières de morgue. Des pratiques de suffocation. Il voit à l’infini des mains qui enveloppent de pansements des tronçons de membres et de torses équarris. Des corps humains ou autres, disloqués, et puis emballés soigneusement de toile, chaque fragment devenant anonyme, objet neutre, cailloux feutré. Ce qu’il vit et ressenti nez à nez avec les compositions de Wyatt Kahn. De grands formats aveugles, sortes de puzzles abstraits, assemblages de formes enveloppées de tissu uniforme. Morceaux d’œuvres d’art historiques et démembrées, ensevelies sous le bandage médical, et mélangés de manière à recomposer d’autres œuvres hybrides, équivoques. À l’étouffée. Ce sont des sculptures momies aphones, atones qui absorbent et annulent toute signification dans leur composition capitonnée. Puis elles excitent l’envie de tâter, de deviner les lignes de fractures sous le bandage serré. Comme ces emballages de boucherie à travers lesquels il aime deviner, en palpant, la forme d’un os, d’un gigot, d’une volaille, la consistance d’abats, d’une côte de porc ou de bœuf persillé…

Au-delà de la lectrice, un papier-peint forêt vierge. Sans aucun centre, où bruit le frémissement primal des premières variations imperceptibles, oscillations et prémisses de toutes les espèces à venir. Portes symboliques ouvrant sur la matière de la création.

Mais il revient en surface, sur les paupières baissées, les lèvres frémissantes, les oreilles antennes, enveloppant du regard l’ensemble du corps lisant, blotti sous le châle douillet de cachemire, se reprochant le long regard déshabillant, intrusif et repartant alors vers de lointaines profondeurs de prairies fleuries, armoriées, dans cette quiétude de rêve éveillé des chambres d’hôtel hors du temps. Comme si c’était vers ce genre de là-bas, clos, qu’il eut envie d’emporter les rêveries grisantes et perturbantes happées par son œil voyeur. Vers un treillis figuratif de forêt vierge. Un infini de branches et troncs entrelacés. Un fouillis de feuilles où il avance sans aucun repère, caressé par les branches, rien ne semble structuré, mais plutôt une immensité en vrac, sans aucun centre, sans ligne directrice. Souvenir charnel des intrusions, plié en deux, dans des taillis touffus, visage griffé, évoluant à l’aveugle vers des zones calmes, isolées, et avalant par les yeux presque scellés, une avalanche de préformes, d’ombres informes et de lumières fugaces. Une pluie de fleurs en pagaille. Proliférations de formes rares et uniques, végétales, ornithologiques, éoliennes. Puis, bizarrement, le fatras, sans rien abdiquer du désordre paradisiaque, imite les agencements sériels rigoureux de certains papiers peints, faisant se dégager des sinuosités, des remous de danses ondulantes comme à intervalles réguliers. L’ensemble déploie alors cette magie du semblable d’où foisonnent sans cesse du différent et des divergences. Il entend bruire le frémissement primal où germent les premières variations imperceptibles, oscillations et prémisses de toutes les espèces à venir. Ce sont les voiles à l’horizon d’un berceau lointain, voguant dans la nuit des temps. Aux embranchements chaotiques, se dissimule un grouillement d’oiseaux, plusieurs espèces bien identifiables, du Sud comme du Nord, rangés selon leurs plumages et leurs mouvements, affairés à aménager leur milieu. Ils gravent dans la cire du silence des bouts de ritournelles au fur et à mesure que l’intrus s’enfonce dans la forêt. Et par-dessus, par-en dessous, une brume effilochée, déchirée, qui dérive. Étoupe bleuâtre. Dentelle d’air pur. Hayons stylés de bave azurée, d’écume sperme givrée. C’est délicat et abrupt. Une débauche raffinée de motifs primitifs à scruter pour eux-mêmes, sans espérer voir autre chose qu’eux-mêmes et qui, à la longue, dans la présentation obsessionnelle du même varié à n’en plus finir, donne l’impression de découvrir sans cesse du jamais vu, de l’inédit. Le voir sourdre à l’instant, en génération spontanée, sous l’effet de la conjonction de l’image rencontrant l’œil qui transforme ce qu’il voit en incarnation neurologique. Et dans l’espèce de transe répétitive que cela génère, se crée l’illusion d’approcher un centre nerveux du secret figuratif de l’univers et de ses voûtes célestes. Dressée dans les miasmes orgiaques des vies organiques des profondeurs, une tapisserie originelle éblouissante. « Une peinture qui n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde mais une somme de portes qui conduit aux espaces où gît la matière de la création. Peut-être celle, toujours à la fois lointaine et proche des grottes primitives qu’invoque si souvent, l’artiste. » (Alain Bertrand, feuillet de la galerie). Braqué vers cette paroi fleurie, le regard est incapable de rester immobile.

Le peintre et sa pluie d’air et de gouttes. Le souffle sensuel et fleuri de Flore. Echappée labiale. Des peintures-croûtes, récupérée, où Vidya Gastaldon vient peindre d’autres mondes. Des crustacés métaphysiques, des bactéries martiennes, des coraux intergalactiques, des batraciens lunaires

Dès que posé dans l’écheveau des dessins, il dérive sur un tapis roulant aléatoire, pris dans un ruissellement multidirectionnel. Comme pris d’un léger tournis, l’amorce d’une ivresse le condamne à rester couché, mais voyageant d’autant plus corps et âme dans la dynamique séminale du peintre : «tout ce qu’il « engendre » sur son tableau vient d’une « semence » fluide (les pigments) dispensée ou dispersée sur la surface en gestes corporels (depuis la main) et en pluies d’air et de gouttes (depuis le pinceau). » (Didi-Huberman, Ninfa fluida). Il vagabonde dans cette tapisserie, heurtant ponctuellement des formes attractives, dissimulées dans la pluie de motifs, lui rappelant le trouble qu’il éprouva, très jeune, lorsque son regard inexpérimenté, novice, s’extasiait sur la robe de Flore dans le printemps de Botticelli. Cette étoffe légère, soyeuse, qui n’est qu’une vapeur animée exhalée par le corps sensuel en pleine marche aérienne, et qui jaillit de l’intérieur du corps, là où la jeune femme enfouit ses mains dans un remous de plis, le ventre et l’entrejambe. Une draperie fluide qui s’échappe de là, toute imprimée d’une constellation de fleurs qui exhibent le mystère de la séduction et de la reproduction amoureuses, robe métaphore comme une seconde peau. Une union parfaite du corps et de l’âme, chantée. « C’est que l’aria, pour l’homme de la Renaissance, serre de si près les mouvements du corps qu’elle (car l’air est féminin à l’oreille italienne) devient le symptôme subtil, presque invisible dans sa fluidité, des mouvements de l’anima. » (Didi-Huberman) Et quand il grossit certaines zones du tableau, focalisant sur des détails et des textures, elles semblent immatérielles, rattachées à aucun ensemble cohérent, gorgées de coloris artificiels et gravées à même des matières éphémères, susceptibles d’être transformées par une hausse des températures ou diluées par une humidité excessive, cela lui rappelant certaines impressions labiales comme au cœur même du baiser, quand lèvres et langues jointes donnent l’impression d’atteindre une vie nourrie essentiellement de friandises loufoques (qui fondent dans l’étreinte). « Et, dans l’antichambre, elle ferma les yeux, lorsqu’il la baisa sur la bouche. Leurs lèvres sucrées fondaient pareilles à des bonbons. » (Zola, Pot-bouille) Un mélange agité d’eau de rose, de consistances cosmiques ténébreuses et de fanfreluches palpitantes, l’ensemble constituant une trame de rideaux qui laisse entrevoir d’autres côtés des choses. À l’instar des images de Vidya Gastaldon qui recueille, dans diverses brocantes ou ateliers de seconde main, des croûtes peintes par des anonymes qui, dans leur facture même amatrice et fidèle aux clichés matérialistes de la beauté élémentaire, restituent l’aura d’une évasion irrésistible vers la spiritualité insaisissable des paysages et des natures mortes. L’artiste les restaure, réveille leurs couleurs, accentue leur typicité bricolée et, par-dessus, elle peint des apparitions, l’émergence balbutiante d’un renouveau, d’une nouvelle poussée du vivant. Des ludions, des animalcules, des plantons presque translucides. Des crustacés métaphysiques, des bactéries martiennes, des coraux intergalactiques, des batraciens lunaires. Une émulsion de cheveux d’ange décorée et illuminée comme un sapin de Noël, le tout s’immolant mystiquement. À la fois très sombre et très naïf, élaboré et indigent, réconfortant et désespérant, kitsch et spiritiste.

Tentation de rester hors du monde. Déconnecté dans sa chambre d’hôtel. Aspiré par les limbes. Angoisse d’être oublié, perdu. Il s’imagine agonisant se libérant de ses boyaux textuels proliférants.

Une fois empêtré là-dedans, jusqu’à l’euphorie de se perdre, toujours étendu dans une sensation de lévitation de chambre d’hôtel hors du temps, il atteint dans l’errance mentale, presque un point de mise en danger, au bout d’une planche surplombant le vide, de l’autre côté, sans retour possible. Une possibilité de choisir une autre vie, faire corps avec une seule et unique vision du monde, utérine, faite de rêvasseries sensuelles, sans fin, suivant la sinuosité de représentations emmêlées, repliées les unes sur les autres. Il voit une manière d’en finir avec les tensions existentielles, rester tapis là, caresser les images qui défilent, caresser des consolations lointaines, des créatures de rêves inspirées de ses rencontres, se laisser aspirer par les limbes. « (…) Quant à l’activation mentale endogène, plus elle s’autonomise des activations exogènes et plus sont grands les risques de voir l’activité représentationnelle s’emballer ou s’enferrer dans des boucles qui se reconduisent elles-mêmes indéfiniment (telles les ruminations, les phobies, les obsessions, etc.) et du même coup parasitent voire bloquent la capacité de réactions adéquate aux stimuli extérieurs. » (JM Schaeffer, La fin de l’exception humaine, p.362) Puis, ses rêveries prirent une autre direction, torturées, tortueuses. Vers des contorsions de survie. La peur, souvent ressentie au long de sa vie, d’être oublié dans les recoins inaccessibles où il lui arrivait de se fourrer, y ayant goûté d’abord une ivresse de solitude défricheuse, le début d’un destin exceptionnel. Ce plaisir aigu virant ensuite à l’angoisse aigre de l’effacement littéral et intégral, disparaître sans laisser de trace, sans que personne ne se préoccupe de lui, sans susciter le moindre manque, le moindre constat de disparition. Un état, en quelque sorte, de mort vivant. Des contorsions de vers noirs sans queue ni tête, compressions de mots, reliefs anxieux d’écritures vidées de toute interaction, suspendues dans le vide, sans ombre, sans écho, sans signifiant, juste contours plastiques. Des boyaux de textes, expectorés de son corps comme signes de mort en chemin – à l’inverse de l’étoffe florale jaillie du sexe de Flora et la recouvrant d’un suaire de vie -, et dérivant comme des nuages d’orage, animaliers, crevant et se diluant ailleurs, au loin. Il se vide de cette matière fécale fantastique, modelée, ces bouts de corps textuels, gros insectes engourdis, badigeonnés de bleu profond (brillant comme les ailes des cétoines). Il sombre alors dans l’obsession d’émettre des signaux de détresse, lumineux et consistants, visibles dans l’obscurité et de loin, par tous les temps. Se transformer en vol de papillons dont les battements d’ailes phosphorescentes murmureraient sous toutes les formes imaginables « ne m’oubliez pas », en voie lactée. C’est dans ces états que les plus beaux souvenirs de corps nus étreints, de visages émouvant pris au creux des mains, surgissent soudain comme des fragments suppliciés, des restes de vie à présent décomposée, tuméfiée.

Dépressif, ressassant les charniers pixellisés de Thomas Hirschhorns. Terrible zone de non-voir. Collage trash de la destruction de l’humain.

En même temps qu’il glisse vers des états morbides où il se voit cadavérisé dans une chambre perdue, sans accès, se met à défiler en lui d’innombrables images d’hommes et de femmes abattus violemment, victimes d’idéologies absurdes et criminelles, gisant à même les lieux de leurs massacres, rues bombardées, murs mitraillés, décombres de maisons, avenues pillées, fossés d’exécution. Charniers et bouillies de viscères à tous les coins de rue. Crânes écrabouillés en décomposition. De ces horreurs qui passent et repassent dans l’actualité, mais tenues à distance, évoquées mais jamais totalement montrées, floutées par manipulation des pixels, sous prétexte de ne pas heurter les sensibilités, de ne pas aiguiser les voyeurismes malsains. Rejetées derrière un rideau. Mais comme excitant le désir d’en voir plus, de voir vraiment. Alors que ces actes immondes, inscrits dans un massacre industriel continu, perpétrés à la chaîne (erratique), font l’objet d’une immense circulation de photos sur Internet. Pour d’innombrables raisons et motifs, les meilleurs (dénoncer, témoigner, indigner) comme les pires (effrayer, menacer, assujettir, jouir). Les tensions qui secouent ce marché d’horreur sont multiples, plurielles à même la peau de pixels qui recouvre Internet. C’est ce qu’évoque Thomas Hirschhorns dans ses collages éprouvants qui proclament : il faut regarder les photos des corps détruits. L’acte incommensurable, dit-il, n’est pas de regarder les photos de corps détruits, mais c’est la destruction de ces corps à grande échelle et continue, organisée mondialement de manière que personne ne peut être considéré comme échappant au terrain des opérations. Car, outre les belligérants directs et visibles, il y a leurs soutiens politiques internationaux, dont certains élus démocratiquement et aussi leurs fournisseurs d’armes et de mercenaires, qui participent de la vie économique dont tout le monde tire parti… L’artiste raconte que, lorsqu’il entend, face à ses collages, des visiteurs dire « je suis trop sensible pour regarder ça », c’est précisément cela qu’il voudrait entamer, cette hyper-sensibilité qui justifie le confort de ne pas voir. Ce vernis de culture où se loge la complicité. Parce que dire « je sais que ça existe, je n’ai pas besoin de m’imposer la vision réelle » n’équivaut pas à ce que déclenche l’expérience de regarder vraiment, jusqu’à ne plus être le même. Mais qui va jusque-là par le truchement de l’art, aussi « conscient » soit-il ? N’est-ce pas de toute façon un terrain stérile de confrontation ? Les photos crues de ces victimes impunies, prises dans le flux anonyme d’Internet – et encore une fois, clichés portés autant par des énergies militantes de dénonciation que par des courants de fascination érotique (comme Bataille par la photo du supplice chinois) – sont mises en tension dans des collages. De grandes surfaces sont occupées par des tissus pixellisés, plastifiés, zone floue, sorte de tapisserie au motif géométrique, monotone et d’apparence organique gorgée d’humeurs frelatés, retenant non sans mal une avalanche marécageuse de sang bouillonnant ou coagulé, de larmes, de pus, de lymphe, d’organes pourris, liquéfiés. Comme écrit un journaliste de Libération, ces « pixels sont les sables mouvants du visible médiatisé », une «zone de non voir » comme on dirait une zone de non-droit, derrière laquelle se cache les forces qui modélisent ce que l’on peut ou ne pas voir. À d’autres nivaux des compositions, des bouts de mannequin, des silhouettes de corps incarnant les critères du désirable, paradent comme si de rien n’était, comme arpentant les estrades d’une réalité supérieure, intouchables, avec ici et là des objets de mode immobiles dans l’aura de leur futilité suprême. Leur attrait fétichiste encore excité de paraître non loin des preuves insoutenables du carnage, selon les courants souterrains d’une esthétique très baudelairienne (somme toute) de la beauté vaine éclose sur la charogne putride.

Tel un naufragé, exténué, sans force, il erre dans le papier peint, y rencontre des souvenirs de peintures vues en galerie, des images d’artistes, l’ombre d’une lectrice. Où trouver la force de sortir, encore?

Gisant dans l’alcôve de l’hôtel, gavé par l’horizon monotone et sans fin du papier peint, déambulant en somnambule dans les entrelacs de peintures gardées en mémoire et dont il suit les méandres, le fouillis floral et ornithologique de paradis perdu dont il subit de plus en plus l’effet narcotique (s’y loger ne plus en sortir, dormir). Dans cette évocation de forêt vierge, ponctuellement, par accident, il traverse les traces d’amours fusionnels comme des nuages de poudre en suspension, il surprend les visages de lectrices anonymes qu’il désire enfermer comme des lotus dans le calice de ses mains, il aperçoit des lointains de peau satinée. Il imagine à partir de ses vécus enfouis des détails obscènes cachés sous les feuilles et les plumes, et qu’il peut réanimer sans peine, rien qu’en glissant entre les dessins de la tapisserie, il s’abîme dans un sommeil plus profond, le corps alourdi, répandu, troué, décomposé, espérant ne plus se réveiller, en rester là, en pleine dissociation (qui, provisoirement, lui semble avantageuse). Engourdi, il se vide, ses pensées refluent et se fixent, bulles ankylosées aussi, sur des images ramenées du jardin, il y a quelques jours, de la neige fondue et gelée sur quelques choux, verts ou rouges, les derniers de la récolte. Contemplation crépusculaire.

Pierre Hemptinne
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Circonvolutions piquées et cicatrices touchées (avec Kader Attia)

cabinet de curiosité...

Librement divagué à partir de : un reste de nourriture… – 930°c de Chaim van Luit et Atelier sketches de Hreinn Fridfinnsson (Galerie MSSNDCLRCQ, Bruxelles) – Kader Attia, Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder (Bozar, Bruxelles) – Claude Louis-Combet, Bethsabée, au clair comme à l’obscur, Editions Corti, 2015 – Elodie Antoine, Deliquescence, Aeroplastics contemporary, Bruxelles – Le bord des mondes, Palais de Tokyo…

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De l’art d’accommoder les restes (de repas, d’amour, d’amitié). La mémoire des saveurs. L’altération des relations aux choses. Diverses formes de la mélancolie. 

Le nez dans les reliefs. Un morceau de porc, viande et bout de gras, deux ou trois choux de Bruxelles fondants, défaits, et quelques chanterelles confites, l’ensemble enrobé d’un jus teinté de piment d’Espelette, sauce à peine défigée par le passage au four. Ce sont des restes, les regardant et humant, il convoque les saveurs d’hier et leurs préliminaires. Déjà le passé. Il revoit les gestes de préparation du repas, le dressage rapide des assiettes et, mine de rien, juste après la première gorgée de vin, l’émotion de la première bouchée, l’association simple de ces produits choisis et cuisinés, sans chichis, mais avec soins. Il s’apprête à avaler ce reliquat, manger un morceau d’hier. Et il s’interroge sur la bonification des mets qui auront, d’une certaine manière, maturé leurs accointances, s’affinant au repos au fond de la casserole, à température ambiante, sous la pellicule des sucs savoureux se mélangeant et les isolant de l’atmosphère d’un film subtil, une sorte de cire moelleuse ralentissant l’oxydation. Au-delà de ce que promet l’immédiat de ces quelques bouchées, il guette l’effet du temps sur les comestibles, la patine des saveurs qui est aussi le début de la décomposition. Les retrouver semblables à hier mais plus amples et plus souples, avec une longueur mélodieuse imprévisible, à la manière d’un vêtement qui a pris les formes de son corps et qui, lorsqu’il l’enfile alors qu’il a été longtemps oublié au portemanteau, semble lui transmettre une mémoire sensible de son ancienne enveloppe. Souvenir du volume qu’il remplissait et qu’il retrouve plus lâche. Mélancolie. Mesurer ce qui a changé depuis hier dans le reste de côtelette ibérique mélangée aux choux et champignons, sans qu’il puisse l’exprimer directement avec des mots dans un diagnostic clinique, c’est sentir frémir de manière palpable, sous ses papilles, une action semblable à celle de ses souvenirs qui modifient naturellement, sans volonté délibérée de falsification, mais par le simple fait mécanique de transiter dans ses synapses, les actes du passé, sans espoir de vérification, de retrouver l’original. Voir s’éloigner l’essence de la chose, comme disent les phénoménologues, en goûter le déplacement irréversible. Un fil continu d’altérations éparses remarquables ou complètement banales de ce qui a été vécu, parmi lesquelles il traque sans cesse celles qui ont trait à sa relation amoureuse objectivement terminée. Un sillage. Toujours entre deux chaises, pôle solaire et pôle maniaco-dépressif, entre la recherche fébrile de nouveaux possibles, de rencontres inédites, recommencées, et la collection macabre de débris organiques en vue de reconstituer un corps perdu, désintégré. Avant d’enfourner la fourchette, le regard sur la fibre carnée attendrie, il se souvient en outre de l’incident à la boucherie, la veille, une autre résurgence. Un individu agité qui le précède dans la queue lui semble étranger et familier. C’est-à-dire quelqu’un avec qui il ne se sent aucune affinité, un vrai étranger dont il ne comprend ni les gestes agités ni les paroles susurrées, dont les mimiques extravagances lui semblent dangereuses ; et quelqu’un néanmoins en qui il appréhende un proche, indéfectiblement lié à une partie de sa vie. Ce genre de membre de la famille que l’on s’efforce un jour d’oublier après en avoir recherché le commerce. Il se révèle en effet être une vieille connaissance, resurgie ainsi du passé. Leurs regards se croisent dans le grand miroir juste derrière l’étalage des viandes et charcuteries, il se retourne et le reconnaît. En quelques minutes, avant de disparaître, il lui déverse, sous forme de réquisitoire implacable, la liste des maux, réels et imaginaires, qui l’accablent depuis les années qu’ils ne se sont plus vus, le rendant en quelque sorte non pas responsable, mais absolument indigne de n’être pas resté en contact pour éponger régulièrement l’énumération doloriste et participer ainsi à la prise en charge des abominables disgrâces. Une digression. Ce n’est pas le genre de témoins du passé qu’il cherche à ferrer, c’est dans le beaucoup plus diffus qu’il drague les résurgences, dans les couches de poussières fines, les minerais discrets et rares, éparpillés…

Fondre les débris de l’amour en une poignée de porte qui ouvre d’autres expériences. Un artiste lui indique comment faire. Encore lui faut-il échapper à la tentation d’incarner l’homme de la foule.

Debout dans une cave au blanc éblouissant, presque médical et surréel, le soupirail donnant sur le trottoir quelconque, décontenancé voire ennuyé par l’objet déposé au centre. Descendu comme au centre d’un silo aseptisé où prend encore plus de relief sa manie obsessionnelle de tamiser le fond de sa mémoire pour y repêcher des détails physionomiques inaltérés, capables de restituer intacte l’extase de certaines étreintes, l’incompréhensible bonheur de caresser un corps étranger. À force de tamiser, il sait qu’il épuise les fonds, qu’il édulcore les souvenirs, qu’il banalise les perles. En même temps, plus le sentiment de ce qu’avaient de remarquablement émouvant ces détails organiques de la présence amoureuse, plus il éprouve le besoin de tamiser profond ! Là, sans relation apparente avec son obsession, il tient à la main le feuillet d’une galerie d’art, le regard flottant sur le commentaire imprimé. D’abord, vaguement, par bonne conscience, presque en faisant semblant, puis de plus en plus impliqué, lisant et relisant le même passage, sans sauter aucune phrase, aucun mot, jusqu’à l’évidence : c’est exactement ce qu’il est sans cesse en train de faire s’agissant des vestiges enfouis de son amour. « En vue de produire 930° (titre de l’œuvre qui fait référence au point de fusion du laiton), van Luit a acheté un détecteur de métaux et s’est rendu sur des sites belges et allemands où des combats eurent lieu en 1944. Il y a trouvé une grande quantité d’éléments métalliques épars, de douilles, des pièces d’avion ou de boucles de ceinture. Son idée n’était pas de conserver ses objets en tant que tels mais de les utiliser dans un processus de transformation, de reporter les limites de l’objet, de les faire passer du statut d’éléments enfouis dans la terre pendant 70 ans au statut d’éléments on identifiables, fondus dans un nouvel objet, porteur d’une nouvelle charge. Une charge non plus historique mais symbolique. D’où sa décision de choisir la poignée de porte de sa maison. Cet élément permet de fermer une porte sur un espace et de l’ouvrir sur un autre espace. Pris en main quotidiennement, il porte en lui les notions de manipulation (d’usage pourrait-on dire), de limite (entre l’extérieur et l’intimité), de césure entre deux espaces hétérogènes mais complémentaires, d’ouverture sur un nouvel horizon, de passage, du territoire, de la maison. La présentation rappelle celle des musées archéologiques et souligne l’idée de ruine. De plus, en positionnant la poignée légèrement en hauteur, sur un tapis acoustique, l’artiste accentue le contraste entre le poids du métal et la légèreté de ce qu’on pourrait appeler une relique. » (Extrait du feuillet de MSSNDCLRCQ) Ne pas supporter le statu quo de la perte et donc installer un processus continu de transformation de ce qui, ponctuellement et par accident, remonte à la surface. Ouvrir et fermer la porte. Rassembler d’infimes bribes des illuminations amoureuses, ces détails imperceptibles que le cerveau enregistre, sans s’en rendre compte, quand l’exaltation de la rencontre décuple et déroule à l’infini ses terminaisons nerveuses. Il s’ingénie à récolter et souder ces miettes ensemble, un alliage fait du grain exceptionnel de ces instants, la texture fine d’une ivresse sans rivage. Cela lui permettrait de se sentir lesté d’un début, d’une origine. Simplement réunir en un tout cohérent, dense, ce qui est dispersé, engendrer un substitut, un fétiche. Une poignée de porte pour ouvrir et sortir du sentiment de perte où il s’enferme. Aujourd’hui, ces bribes sont de petits caillots diamantés, mystérieux, perdus dans les circonvolutions cérébrales. Il les cartographie en y plantant des épingles à bouts colorés, et devra les extraire avec de fines aiguilles pour les enfiler sur le fil d’un récit en construction. Suspendu dans le vide. Ces poussières et grains de sable patiemment récoltés, il les moule en un seul objet mental indéfinissable, outil atypique, forme orpheline, fragment de sceptre en apesanteur, pièce énigmatique chue d’un engin spatial, sans réel usage, qui lui inspire sans cesse de nouvelles investigations sur ce qui s’est passé lors de l’acmé amoureuse, ce qui s’est enfanté, objet transitionnel d’anciennes fusions, poli par d’innombrables caresses réelles et virtuelles, sphère acoustique où entendre les anciennes combustions, déjà lointaines, déportées et pourtant toujours en train de poursuivre leurs œuvres, mais dans d’autres régions. Offertoire. Astéroïde. Une borne, aussi, délimitant le connu et l’inconnu. C’est la même activité mentale, compulsive, qu’il poursuit quand il erre seul dans la ville, trottoirs, places, squares, bouches de métros, arrêts de bus, devantures des magasins, salles des pas perdus, toujours à l’affût, dans la foule à contre-courant ou frôlant les individus isolés, de détails physionomiques ou de postures ou d’expressivités éphémères qui lui rappelleraient les clés du bonheur. Une silhouette, un sourire, un regard éperdu, une moue, une chevelure, une démarche, le dessin d’une jambe, un port d’épaules, un vêtement et la manière de l’animer… Un peu partout, à même les milliers de corps et de visages qui passent et repassent, il capte des ressemblances fugaces, fortuites, qui font battre le cœur un bref instant, puis s’éteignent, se rallument, ailleurs, plus loin, trop tard. Brasillement. Cela ne signifie pas spécialement qu’il est la proie d’hallucinations ou que son amante fût d’une beauté universelle se reflétant dans toutes les existences. Simplement et plus prosaïquement, il y a tellement peu de variations d’ADN entre les individus et ils vivent dans des environnements culturels tellement partagés, interpénétrés, que la possibilité de similitudes partielles est infinie. Trompe l’œil génétique. Il est normal de régulièrement croiser une personne qui nous fait penser à une autre à qui l’on dira un jour : « j’ai vu ton sosie ». C’est toujours vexant de s’entendre dire ça, parce que l’on se croit unique, mais non, il y a plein de sosies de tout le monde. Ça fourmille d’airs de famille. Ce qui explique les glissements et bifurcations d’affections tout autant que les multiples formes de fétichismes.

Reconstruire l’absente en forme de parachute pour amortir la chute. A quoi s’emploie maladivement son penchant à la graphomanie. Chute dans le piège innommable de l’exploitation sexuelle des femmes par le mâle. Jusqu’à toucher pleinement la cicatrice.

Mais, à force de traquer toutes ces particularités d’un corps précis qu’il a éprouvé unique et qui se sont détachées de l’original pour s’incruster et vivre désormais de manière indépendante dans le vide de l’oubli, ou à la surface d’autres êtres, à fleur de peau et d’organes, réincarnations d’une disparue en reflets sertis dans les mouvements de multiples corps anonymes, il est envahi par l’état d’esprit un peu maladif de celui qui, chimérique, s’obstine à reconstruire l’absente à partir de quelques rouages et colifichets disséminés. Choix libre d’artefacts. Réinventer la présence charnelle jadis réconfortante à partir de quelques restes et vestiges. Au départ de quelques fils emmêlés, trames bousillées comme celles de toiles d’araignées abîmées qui ressemblent à des blessures, déchirures de ce qui tissait un habitat dans le vide. (Atelier sketches de Hreinn fridfinnsson). Lambeaux de parachutes. Il voudrait, ces fils chiffonnés, les redéployer en résilles sensuelles de l’air. En quoi consiste aussi, d’ailleurs, son travail d’écriture, obstiné, sans nulle autre ambition, sans espoir de réussite. Ces parties qui font signes d’une existence à l’autre, il a tendance à les assimiler à sa propre corporéité morcelée depuis sa rupture amoureuse, ce sont des organes certes extérieurs, exilés, étrangers mais colonisés par sa propre histoire, indispensables à sa respiration, à toutes ses fonctions vitales. Ces petits points de chute, infimes ressemblances, il les recueille, les met en jachère quelque part dans sa tête, elles deviennent des cellules souches clonées de l’amante perdue, elles poussent, se développent, se tissent et c’est avec cela qu’il joue au Lego fantasmatique de la poupée. Et il glisse vers la tentation peu reluisante, que la société machiste tient toujours à disposition de ses mâles, de s’acheter ponctuellement un subterfuge, rechercher une prostituée dont l’analogie de fortune avec l’objet du désir génèrerait les bonnes illusions. Humer le paradis artificiel. Tout en sachant que c’est peine perdue. Mais, tout de même, faire l’expérience de ce dispositif délirant où un corps est assigné à la place d’un autre et que la société, par toutes sortes de lois occultes et de préjugés sur la sexualité masculine, considère comme prérogative excusable si pas pleinement légitime des hommes. Il passe et repasse devant les vitrines. Ce ne sont pas les mensurations qu’il observe en priorité, c’est un esprit qui doit se manifester, un éclair, presque rien, un éclat qui laisserait croire que dans cette fille à vendre, là, veille quelque chose de semblable à ce qui se mettait à brûler mutuellement quand son amante et lui s’embrassaient. S’imaginer que cette économie des corps organise la communion avec l’intangible relève de la production intellectuelle malhonnête pour excuser l’immersion dans l’univers de la prostitution. Quelques fois, ses détecteurs ne repèrent rien, pas la moindre alerte, calme plat, rien que de la chair exposée, exploitée. D’autres fois, il suffit d’une étincelle, une fossette, un sourire généreux, une œillade paradoxale, une manière de tourner la tête ou d’enrouler ses longs cheveux noirs, un déhanchement presque malhabile sur les hauts talons, une cambrure de reins à la limite de l’ingénu et il peut y croire. Les choses vont alors très vite, en quelques minutes, il est isolé du monde dans un simulacre de chambre, cabane de fortune, lumières tamisées et néons colorés, et rapidement la jeune fille le rejoint, harnachée de peu, presque nue, simulant l’allant d’un rendez-vous, des retrouvailles. Conventions cinématographiques. Chacun colle à son rôle. Quelques échanges stéréotypés durant lesquels, brièvement, il lui semble enlacer l’immensité charnelle de la femme, stature de prêtresse presque sacrée et, soudain, à la suite d’un déclic qui lui échappe, l’hôtesse chute de ses cothurnes extrêmes. Au plexus, il ressent un incompréhensible changement de dimension. Rappel impromptu, décalé, de ces instants où, pratiquant les échasses, l’équilibre se rompait et, d’une position de géant toisant le jardin ordinaire, il dégringolait sans mal dans l’herbe. Le temps de ce tropisme charnel inattendu et il se retrouve avec une jeune fille ordinaire, petite, grassouillette, fragile et qui pose sur le matelas à la manière d’un modèle impudique. Position fonctionnelle. Les ondes lumineuses artificielles qui baignent la peau lisse et nacrée, tendue, dans un écartèlement étudié pour rendre visibles les moindres détails confèrent au corps l’apparence d’une statue, d’un moulage. Les cuisses écartées, le ventre plat, sont presque marmoréens, marbre en toc qui confine à cette irréalité des choses reproduites en série (comme dans un magasin de souvenirs touristiques). La vulve bistre semble celle d’une automate en plastique. Figée par l’exténuation, étourdie par la surexposition et l’usage excessif des tissus. Il la touche avec précaution, l’effleure à peine, comme s’il craignait qu’elle ne s’évanouisse, épuisée. Sensation d’ailerons de cire, froide et rigide et qui, sous la caresse presque imperceptible, redeviennent chair, se réchauffent, s’assouplissent et louvoient. Il se rappelle la machinerie inventée par Takis, et revue récemment au Palais de Tokyo, où un ruban d’acier, comme on en voit dans les scieries ou autres ateliers industriels, roule et frémit en effleurant un alignement de sexes féminins alignés, révulsés, exorbités dans l’obligation de jouir machiniquement, à la chaîne. Sillage, sciage. Si, dans le manque, c’était la perte du contact avec cette ultime intimité, sublime et triviale, qui symbolisait la souffrance, le substitut – une chatte à la place d’une autre – lui permet de mesurer que, sans la rêverie amoureuse et sa manière lente et sinueuse d’imaginer et même de produire le rapprochement des corps, le sexe aussi immédiat et automatique est dépourvu de l’essentiel de ce qui constituait le désir dans son histoire singulière, interrompue. Pourtant, l’excitation biologique est irrécusable, pas que biologique du reste, il y a aussi ce sentiment trouble de participer à une longue imposture masculine d’assujettissement du sexe féminin. Exercice du pouvoir ni plus ni moins. Peu à peu, son imagination, en partie pour sauver la face, actionne les ficelles du fétichisme et du subterfuge et il sera (presque) convaincu de revivre ce qu’il a perdu, de pénétrer la disparue. En fait non, il ne se sentira jamais englobé par l’autre existence. Vie fantôme, robotique. Il expérimente en quelque sorte une relation sexuelle qui mêle rapport à l’esclave, au personnage de rêve, au robot et qui n’est pas sans opérer quelques incursions aussi dans ce que la culture otaku appelle flirter avec un « personnage moe », ces personnages féminins qui inspirent des attachements obsessionnels sur base d’une ou plusieurs caractéristiques. Mais, bref, le doigt effleurant les lèvres nues, aux airs de chanterelles lancéolées et confites, profitant d’un rapport commercial déséquilibré et déshumanisant, c’est comme s’il touchait, pleinement, une cicatrice. À même la peau de la fille, mais aussi à même sa propre peau intérieure tel qu’il imagine toujours sous les caresses de la disparue. Comme si son doigt s’enfonçait dans sa tête. La cicatrice d’un partagé refoulé, désormais inaccessible et enfoui, la trace refermée, recousue, de leurs corps s’ouvrant l’un à l’autre. Et sous la caresse, la cicatrice, malgré tout, s’ouvre et suinte, revivant une passion. Ou lui offre machinalement le simulacre organique d’une passion réanimée. Il mesure alors l’éloignement irrémédiable.

Comme le peintre envahi par son modèle. « Par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. 

Réveillant ces poussières radieuses de friction, ces particules de temps partagées, il cherche à cerner la manière dont ses entrailles se sont remplies des irradiations de l’être aimé, comme une sorte d’alphabet lui devenant indispensable pour rester connecté au monde, sans prétendre comprendre quoi que ce soit mais, en tout cas, continuant à parler, penser, à produire une création fragile de sens sans cesse actualisé par son travail d’écriture dans le sable du désir (enfui, trompé). Un peu comme le face à face entre un modèle et son peintre où la sensualité qui émane du modèle transfère sa dimension de révélation spirituelle dans les pigments de la peinture et permet au peintre, d’inoculer à sa peinture via les mélanges de matières et les coups de pinceau, quelque chose d’inédit sur la relation au monde. Aller chercher des ombres et lumières qu’il ne pourrait pas, sans cela, conceptualiser et transformer charnellement en touches colorées sur la toile. C’est ce que raconte Claude Louis-Combet en explorant la relation entre Rembrandt et son amante-servante-modèle, comment l’artiste puise la sensualité de sa peinture dans celle du corps de son amante, énamourée, corps par lequel passe quelque chose comme le désir femelle absolu pour toute figure démiurgique. Situation enjolivée pour les besoins de l’exercice littéraire et qui omet de rappeler le poids de la tradition séculaire qui place le peintre ou le sculpteur face au corps féminin comme face à son objet par excellence, chargé de le représenter et de l’exhiber à l’ensemble de la société, en centre iconique de la construction culturelle. « Elle ne tenait pas de discours. La plupart du temps, elle était silencieuse, passive et soumise ; mais de son visage, de son regard surtout, une profondeur contemplative se faisait jour, qui portait l’artiste à ses confins, d’abord lorsqu’il l’associait à sa création, en tant que modèle, mais bientôt, sans qu’elle fût là, physiquement présente, simplement parce que son souvenir entrait dans la qualité même de l’espace où se déroulait le rituel, quelque peu magique, de la peinture. Or, l’élément qui, dans le souvenir, agissait, de la plus évidente et toutefois subtile façon, consistait en l’imprégnation de tous les sens, chez l’amant, par la nudité de l’amante, l’adhésion de l’homme à la charge de mystère véhiculée par le corps de la femme, dans l’amour et dans la rêverie sur l’amour l’incitait à creuser en lui-même jusqu’à la racine de sa vision du monde : et c’était pour comprendre par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre. L’artiste ne connaissait rien de plus charnel, de plus sensuel et, en même temps, rien qui fût plus près de communiquer le sentiment, ou plus fortement encore la sensation du spirituel. » (Bethsabée, p. 40) Oui, dans sa tête, il maintient en vie son amante dans cet état de modèle qui l’irrigue sans cesse de ce questionnement stimulant, magique de rester sans réponse : « par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. Mais, cela ne pouvait fonctionner dans sa tête que si la position séculaire du peintre et de son modèle était, dans son cas, aussi inversée, son propre corps jouant le même rôle de modèle scruté et enivrant dans l’imaginaire de l’amante. S’éprouver ainsi modèle pour quelqu’un lui ouvrait de nouveaux champs à explorer, une raison d’être infiniment émouvante.

De ce que lui enseigne amour et rupture, il échafaude un cabinet de curiosités intérieur. Répétant les origines de la science occidentale. Cabinet de curiosités mis en abîme par Kader Attia esquissant une scénographie archéologique des biais scientifiques et de leurs instrumentalisations idéologiques. Chambre d’un nouveau départ. 

Fouillant dans les sédiments de cette relation amoureuse – collection de brins entortillés d’humus et crasses accumulées, mélange de merveille tissée et de détritus recrachés, synapses entortillés et comme délaissés, désamorcés, restes de ce qui fût de somptueuses toiles d’araignées filées à deux -, il cherche la trace des instants où le flux entre deux existences est si dense que tout semble expliqué, justifié, sans faille, comme le début d’une connaissance qui ne prêterait le flanc à aucune contradiction, son histoire intime le renvoie aux balbutiements de toute connaissance humaine. Collectionnant des souvenirs, les rassemblant en une sorte de cabinet de curiosités, ne construit-il pas de manière arbitraire le mythe d’origine de sa connaissance, de toute sa culture intérieure ? Ne fait-il pas de son histoire amoureuse le centre de l’univers qui l’intéresse et à partir duquel il va explorer et coloniser tout le reste qui lui reste à découvrir ? Ne reproduit-il pas à l’échelle de sa biographie intime et sans visée calculée, le rôle biaisé des cabinets de curiosité dans la constitution des savoirs de l’Occident ? Accumulant des formules pseudo scientifiques par lesquelles il prétendrait conserver la faculté de circuler entre terre et ciel ? Cette manière de réunir des choses et des objets « curieux » afin de les interroger, de les « faire parler » petit à petit, façonnant au passage la manière de construire un savoir, élaborant sur ces prémisses intuitives, les diverses formes de connaissance et le fondement même des certitudes scientifiques sur le monde et l’univers, dans un esprit de centralité, c’est ce que met en abîme l’installation de Kader Attia au Bozar (Bruxelles), Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder. Au centre, un cabinet en bois, avec ses vitrines et ses objets, images, livres, instruments de mesure, représentation des anges et des bons sauvages, pathos fastueux de la genèse, loupes posées sur les textes, portrait de Galilée, planches d’herboristes, étude des races, cartographie de l’Afrique (continent noir), croquis d’une tumeur… Les « curiosités » dans le cabinet de Kader Attia, subtilement, font partie de ces documents fondateurs de la pensée occidentale. Par ce biais, c’est un cabinet qui replace toute une série de présupposés axiomatiques, leur restitue une force exotique voire arbitraire, et éveille la possibilité d’une distance critique. L’échelle de Jacob, échelle pour relier la terre au ciel, symbolise l’ambition des religions mais aussi celle des sciences qui sondent l’univers pour prouver, contre l’existence de Dieu, une origine raisonnée du monde. Cette échelle mythique, invisible, est captée et cachée au centre de l’installation… Tout autour du cabinet, de hautes étagères industrielles garnies de livres, en anglais, allemand, français. C’est l’Occident qui pense et organise le monde, proche et lointain, astrophysique et sentimental. On peut les prendre, les ouvrir, les lire. En attraper des bribes, en tourner les pages, les yeux circulant dans l’infini des lignes, ça fait partie de l’installation. Y mettre du sien. Ouvrages encyclopédiques, religieux, philosophiques, histoire des techniques, histoire de l’art, monographies sur la guerre, livres de propagande, guides pour la vie monastiques… Un choix immense qui symbolise la folie éditoriale que l’homme déploie pour développer une pensée dominante sur les autres et d’abord sur la nature (premier « autre » à domestiquer, maîtriser). Mais n’est-ce pas ainsi aussi, exact reflet de cette trompeuse accumulation de savoirs, qu’il s’est forgé son esprit d’autodidacte ? Avec un peu de tout et de rien mélangés, lecteur touche-à-tout établissant des connexions, des correspondances entre tout et rien, du moment qu’il sentait que ça le reliait au mystère du désir, au corps désiré de son modèle. (Une femme abstraite, autant que possible nue, comme l’exalte Louis-Combet dans son livre, parce qu’un des fondements premiers de l’art a été de prendre possession du nu de la femme, d’instituer qu’il n’avait d’existence que par le regard de l’artiste mâle posé sur lui pour en représenter le « mystère ». Puis, ce modèle abstrait s’est incarné en quelques femmes réelles qu’il a rencontrées.) Un désir qui ne s’assouvit pas de la possession érotique habituelle, mais en perpétuant un travail d’expression qui élabore le corps désiré en corps modèle, pour la peinture ou l’écriture (par exemple), pour sonder le mystère de la lumière naissant de l’obscurité? Cette accumulation de titres de toutes les époques, dans l’enceinte bibliothèque autour du cabinet de curiosité, présentant tout et son contraire sur des matières semblables, jouant de l’association qui s’effectue entre les thèmes affichés et les illustrations des couvertures selon les voisinages, esquisse une archéologie des biais scientifiques et de leurs vulgarisations idéologiques. Il semble que prédominent les gloses inspirées ou détournant les ouvrages de références, plus exigeants. Travaux en grande partie de seconde zone qui symbolisent la production de vide avec lequel l’humanité se brouille l’esprit. Les illusions d’optique de la connaissance projetant les désirs intérieurs individuels et collectifs. Il a vite le sentiment d’un penchant pervers, fascinant, commun à tous ces livres dans leur prétention désuète de dire ce qui est, d’énoncer la vérité univoque de ce qu’est le monde (c’est induit, évidemment, par l’intention de l’artiste responsable de l’installation). Enfin, elle serait désuète si ce genre de production était tari, ce qui est loin d’être le cas. Cette bibliothèque quelque peu infernale se réfléchit au plafond. Là-haut, elle flotte. Là, dans cet enclos, plongeant le regard dans les vitrines du cabinet, parcourant et bouquinant les bibliothèques, il s’oublie, exactement comme dans la chambre de pacotille du bordel. Il aimerait follement, au contraire, des bibliothèques regroupant les littératures et les pensées du doute, de la fragilité, des sensibilités multiples, en tant que telles, voulues comme répertoire dément du doute.

Retour des gueules cassées. Comment leurs cicatrices lézardent les savoirs et certitudes réunies dans le cabinet de curiosités. Jusqu’à rejoindre la blessure intérieure qui lézarde sa relation au monde, itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale, toujours capable de reconstituer ce à quoi il a fallu renoncer

Et puis, au-delà de l’installation, dans le fond, contre le mur, quatre bustes en plâtre, statues pleines de prestance de personnages importants, genre de figures impériales à qui l’on attribue traditionnellement la responsabilité d’avoir construit l’Histoire, de symboliser l’élévation de la civilisation. Exactement cela, de loin et dans l’attention flottante. Quand celle-ci se fixe et qu’il s’approche lentement, quelque chose cloche, de caché et de cassé. Du genre sale petit secret honteux en attente d’un déballage public pour être requalifié en souffrance universelle refoulée. Selon l’angle de vue, c’est imperceptible mais taraudant ou carrément flagrant, perturbant. Il se rend rapidement compte qu’il s’agit non pas de personnages célèbres, de ceux qui font l’Histoire, mais de ceux qui la subissent, sortes de « soldats inconnus » mais qui n’occulteraient pas l’horreur qui les a produits et rendus méconnaissables. Qui fonctionneraient à rebours de la fiction du soldat inconnu. C’est le portrait monumental d’anonymes gueules cassées de 14-18 (sur lesquelles l’artiste a déjà beaucoup travaillé). Les visages sont organisés autour de remarquables cicatrices, formes défoncées, béances recousues, qu’il a envie de toucher (au même titre que l’autre jour le sexe d’une femme achetée, apparu en cicatrice de toutes ses amours). Ce sont des défigurations reproduites avec précision, avec un sens développé de l’exactitude historique et chirurgicale et un souci critique de l’esthétique. Empreintes du mal. Liens pervertis avec les signes électifs de type étoile au front. Ici, signes de malédiction. Elles semblent vivantes et palpitantes dans la pierre, et elles remplacent les décorations prestigieuses qui ornent généralement les statues de héros. Elles en sont l’envers et l’enfer. Rappel que les certitudes – indispensables au fait de déclencher la guerre qui n’a jamais lieu sans qu’une civilisation artistique, scientifique et religieuse ne fournisse les justifications du meurtre de masse envisagé – placent au cœur même de l’humanité l’horreur destructrice, sa machine à bousiller la vie. Point d’impact où s’effondre la prétention d’une pensée rationnelle occidentale dominant le monde. À même la chair. Un escalier invite à aller voir au-dessus, âr-dessus, d’en haut. Dans un jeu de miroirs, un néon cru se reflète, vers le bas comme vers le haut, à l’infini, échelle de traits lumineux hasardeux. Il faut rester longtemps, s’imprégner, regarder, bouquiner, scruter les visages de marbre grimaçants, réprimer – mais pas refouler, entretenir ce désir sans jamais l’assouvir, le conserver vif et frustré – l’envie de toucher la blessure. Et ainsi, s’immiscer dans un détournement de ce qu’est un cabinet de curiosité : non plus une boîte de reflets dans laquelle se mirent nos certitudes préconstruites, mais un espace où, rassemblant les éléments épars d’une réalité proche, les fondements irrationnels et racistes de nos connaissances, on ouvre le questionnement à leur sujet, on déconstruit les évidences et les interprétations manipulatrices en acceptant que toute pensée sur l’Histoire, sur ce qui se passe et vient d’advenir, doit intégrer la pluralité du doute et écarter les essentialismes. Debout sur l’escalier en bois, en position pas très stable, le regard alors surmonte le dispositif qui enclôt les savoirs. Dès qu’il regarde ailleurs, au-delà des cloisons, ce qui se trouve confiné et archivé là semble petit, bricolé. Il peut craindre de basculer et de tomber dans cet espace factice. Le regard circulant de haut en bas, puis de bas en haut, il doit bien convenir qu’effectivement il va et vient sans cesse entre ciel et terre, vice versa, comme un hamster dans la roue de sa cage, et que les barres de l’échelle sont des lignes épileptiques, posées dans le vide, sans fondement, ne tenant que par illusion et conventions. Et cela le renvoie aux flux des néons psychédéliques, aux cloisons de carton-pâte et tentures bon marché délimitant une alcôve des plaisirs simulés/tarifés. L’ensemble pouvant se trouver symbolisé, mis sous globe et en autopsie, tel un gros cortex congestionné de désirs labyrinthiques, cramoisi et raviné de tous ses conflits internes. Tumulus sanguin pétrifié où repose le concept de l’être rationnel et qu’Elodie Antoine, très pertinente, représente hérissé d’aiguilles de couturières, aux bouts colorés, de celles que l’on utilise pour faire tenir les pièces dissociées d’un patron ou indiquer sur une carte les carrefours importants d’une marche nocturne ou d’une conquête militaire. Aiguilles plongées dans les sillons et canyons de l’organe de la pensée, là où les rêves inavoués perturbent la rationalité revendiquée de la conscience. Là où ont eu lieu, peut-être, des conjonctions amoureuses particulièrement significatives. Courts-circuits. Là où ont été repérés des débris ou des miettes de la disparue, de ces signes qu’il collecte maniaque à la surface des choses et des gens, en vue de les fondre en une seule pièce, articulation nouvelle entre sa respiration et celle du monde. Les petites boules multicolores dessinant l’itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale. Une sorte de serrure, enfermement ou possibilité de passer à côté, ailleurs. L’organe serti dans une bague, de ces bijoux magiques qui contiennent poison mortel ou poudre miraculeuse, selon les circonstances.

Pierre Hemptinne


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Les eaux troubles d’une ivresse à l’opéra (avec Richard Wagner)

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Fil narratif de médiation culturelle à partir : Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européeens ? Le mythe d’origine de l’Occident. Seuil, 2015 – Une résurgence de Tristan und Isolde, Wagner, version de Sir Georg Solti – toiles de Vija Celmins (Fondation Cartier, exposition Les Habitants) – Vue de Harlem de Jacob van Ruisdael (Mauritshuis, La Haye) – Un palace – Pline l’Ancien, Histoires Naturelles. Vertus médicinales des plantes potagères – Un céleri rave – Une montée d’ivresse – Yann Gourdon en concert dans l’exposition de Dirk Braeckman (Le Bal/Paris)

ivresse/eaux troubles

Comment il se trouva wagnérien malgré lui, musique originelle hantant désormais ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux, traçant une montée vers tous ses instants de transe 

C’est toujours là que la montée s’est produite, pour lui. À mille lieux des rythmes effrénés que l’on associe généralement à la transe. Plutôt une coulée sonore s’annonçant de loin, d’un point indistinct et dont les fumeroles déchirent imperceptiblement les culs-de-sac quotidiens, laissant poindre une éclaircie, un courant d’air craquelant le confinement ordinaire. Il reconnaît toujours, en annonce de ces instants, l’écho d’une météorite orchestrale dérivant de Tristan und Isolde, depuis une très lointaine première écoute fiévreuse. Peut-être cet écho n’a-t-il plus aucune ressemblance avec l’original et n’est que la sédimentation des premières émotions ressenties à l’écoute de l’opéra, imposant, trop peut-être pour sa sensibilité vierge, fragile, page blanche de l’adolescence. Il s’en trouva marqué à jamais. L’impression première, de plus en plus lointaine et diffuse, s’est transformée avec le temps en résonances intérieures innées, allant du vrombissement des univers oniriques aux ondes mugissantes légèrement discordantes, vestiges acoustiques cellulaires des premiers instants matriciels, fossiles symphoniques. Une sorte de musique originelle hantant ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux. Toujours il la guette. Une rengaine d’ouverture qui, à chacun de ses passages, fluidifie les limites et, une fois évaporée, laisse derrière elle un poignant sillage de mélancolie. Elle surgit charriée par la dramaturgie des amours impossibles et des amants maudits, l’amour plus fort que tout, fugue conquérante d’étreintes célestes et diaboliques entre principes mâles et femelles, mais, à l’instant de la montée, ce n’est qu’un fragile augure elliptique, une éclaircie aurorale par-dessus la métaphysique délirante du culte wagnérien, qui s’extirpe de tout l’occulte aryen, antisémite, musique devenue nazie pas pour rien, s’en différencie et vient quand même de là!  Ne retenant que les sons plus légers qui s’élèvent, bois éthérés, archets au bord du mièvre, ce qui ressemble à de subtils attouchements entre matière et esprit, juste des prémisses, comme en amour ces caresses hésitantes qui cherchent la scansion vertébrale autant que fantômale du plaisir. Ce qu’épousent bien ces traînées de cordes symphoniques qui diluent, étirent et émiettent les thèmes soudain friables et irrésolus, perdant toute assurance homogène et évoquant alors des cieux fuyants, draperies célestes agitées. Avançant puis rechignant, dominatrice puis pusillanime, colonisant l’esprit mais toujours tentée par la volupté des échouages, une musique qui dessine un passage et cherche à séparer les eaux pour permettre de migrer indemne de l’autre côté. Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. Et au cœur de l’auditeur – ce qui l’excite précisément -, ce passage exacerbe toute la masse sensible, pas lune ou l’autre zone plus élitiste. Toute la chair physique et mentale, humectée, innervée, avide d’épouser le mouvement musical et narratif impulsé par un maître, soudain, sous l’effet d’un magnétisme instrumental irrésistible, reflue, emportée en amont du musical ou plutôt, au centre de la musique, sourd et silencieux, un centre aussi effroyablement atone que l’œil du cyclone. Et le vacarme vierge s’installe en lui. Un roulis et un grand déséquilibre de même griserie que ses abandons dans la houle du littoral atlantique, par exemple, entre la vague qui vient de le transpercer dans son agonie vers le rivage et la suivante, immense et éternelle, emportant le ciel et qui l’aspire vers le large avant de revenir s’abattre sur lui, l’agonir d’écume. Presque rien d’aquatique ni même d’aqueux, un choc minéral le criblant de myriades de grains de sels, mitraille cristalline, le laissant étourdi, hébété et exalté. Ce crible extatique éprouvé vague après vague, jusqu’à perdre la notion du temps qui passe, ivresse marine, chant de la houle autant répétitif qu’irrégulier, lui fait un effet de même famille que cette nuée wagnérienne s’éventrant aux pics d’une montagne, s’effilochant, s’emplissant de soleil levant et couchant avant de crever en lui.

Le tracé d’un passage, au sommet et d’une course vers l’horizon

Précisément, le frappe la symétrie entre l’épreuve de cette musique et l’expérience physique d’atteindre un col après des heures de pédalage, quand, la tête près du ciel, il s’identifie avec le fait d’être un passage vers les autres versants de la chaîne montagneuse couverte de forêts. Au moment du relâchement, l’adrénaline pompée cesse d’être absorbée par les muscles bandés, et monte à la tête, inonde les limbes du symbolique, bonheur aussi improbable que le sentiment d’invincibilité, hilarité d’altitude. Le regard plonge du sommet unique vers la multiplicité de ruissellements dans la vallée, la vie est fourmillement mais raccordée en sa seule focale cardiaque, subjective. Plus rien ne semble hors de portée. Et toujours, dans les derniers mètres d’ascension, ses oreilles bruissent de cette partition tapie dans les palpitations de sa pression sanguine, la montée. Et la même bande originale, archaïque car enfouie dans les plis et conques de sa corporéité sans âge, résonne quand un coucher de soleil le dépouille de toute rigidité et qu’il déclame certains vers baudelairiens, non plus comme fantaisie poétique, mais comme réalité tangible, là, durant un instant magique exceptionnel. Car, pressent-il, l’action conjuguée de cette lumière et de la musique intérieure revenue, irrigue la connaissance et ouvre une lucarne dans l’espace-temps, dépouille l’existence terrestre de ses carcans. Ce n’est plus une image naïve, il est vraiment possible de courir, atteindre l’horizon et capturer une particule tangible des rayons solaires. Voici l’élan qui va changer sa vie. « Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite/ Pour attraper au moins un oblique rayon ! » (C. Baudelaire, « Le coucher du soleil romantique »)

L’orchestre wagnérien l’enveloppe en un fantastique palimpseste. Tout au fond, le murmure du commencement. C’est une épopée musicale qui l’a imprégné de toutes les mythologies nocives de langue première, de destin indo-européen supérieur, de berceau de la civilisation. Troublant pathos en héritage. Au fond du déluge wagnérien, OM, voyelle du Cosmos.

Tout se dégage, les fichiers du savoir s’ouvrent sans restriction. Le palimpseste du cerveau tel qu’évoqué par Thomas De Quincey dans Le mangeur d’opium, devient transparent, illuminé à tous les étages, en ses plus infimes replis superposés, une vraie maison de verre. Ce n’est plus un mandala obscur plein de chicanes contre lesquelles se débattre pour avancer et extraire une dérisoire particule de vie, mais un puits lumineux de textes superposés au fond duquel il va déchiffrer la vérité, l’origine et la fin. « Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grossier, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonance. »* C’est un chœur de cette sorte, lustral, qui le souleva, polyphonie de tous les échos de la mémoire, la sienne mais toutes les mémoires éveillées par la sienne, toutes les mémoires des mythes de l’origine de l’univers, dès la première écoute de Tristan und Isolde et, depuis, à chaque réplique de cette écoute, mécanique (avec un disque, un appareil), rituelle (en live, à l’opéra) ou simplement mentale (déclenchée par des affinâtes mystérieuses avec l’invisible, comme si elle tournait dans l’éther et redevenait corps audible selon des calendriers cachés, des mobiles invisibles, des éphémérides métaphysiques). Le palimpseste de toutes ses expériences personnelles, augmentées de celles des proches vivants et morts avec lesquelles son esprit s’est élaboré par sédimentation, les strates labyrinthiques de son activité épigénètique interconnectées avec celles de « Dieu », de la «Nature », en une belle continuité et sans plus rien d’abscons ni d’ésotérique. Gorgé par cette musique qui le phagocyte émotionnellement et l’emplit des brumes immortelles du pangermanisme wagnérien, il retrouve l’émerveillement face au monde à découvrir, la crédulité et l’avidité de s’inscrire poussière dans une glorieuse épopée. Le palimpseste du monde est soudain un diamant sonore de la plus belle eau au fond duquel il entend, en ligne directe, le murmure du commencement. Pour lui, rien que pour lui. L’écheveau des cultures de l’homme et de celles des plantes et des animaux, à travers les millénaires, aboutissant à ce qu’il est, lui, aujourd’hui, il va pouvoir en un clin d’œil jouissif l’organiser en arbre généalogique, limpide et unique. Il croit entendre la « voyelle primitive » tout en sachant qu’il transgresse la raison. Il partage l’ébriété démente des savants égarés avec constance depuis le XIXe siècle dans la paléontologie linguistique, inventant contre toute vraisemblance le mythe d’un peuple premier, d’une langue initiale originelle et homogène, d’un berceau géographique circonscrit, bref, construisant le pedigree historique d’une pureté raciale supérieure, même si, avec le temps, la revendication raciale s’émoussera, se déguisera. Oui, l’excitation irrationnelle d’appartenir à la mythique lignée indo-européenne, d’être partie organique de ce prodigieux imaginaire immémorial, se remet à vibrer en lui au fur et à mesure que le puissant appareil orchestral chamboule son espace intime. Il se revoit jeune adulte fantasque, enivré par ces fadaises, frissonnant, convaincu d’affinités génétiques et spirituelles avec un lointain groupe d’élites entamant la conquête du monde, sans coup férir, par les armes et la culture. Et lui, dès lors, continuant cette conquête par d’autres voies, sur d’autres terrains, sa maigre fiction biographique, tissée jour après jour, convergeant avec celle des grands récits qui biaisent le discours des lumières, comme en un même sang. Toujours et encore le sang ! Et s’il ne peut plus adhérer à la fable indo-européenne, la musique réactive en lui les vertiges qui y étaient liés, mais vidés de leur idéologie, troublant pathos qui exprime le besoin d’échapper un instant à la délibération objective, de réentendre sans réserve l’opéra initial des amours, les premiers sons articulés. « Il en va de même pour les voyelles de la langue primordiale. Le XIXe siècle finit par s’accorder, après bien des discussions, sur trois voyelles primordiales : a, e, o. Puis on tendit à partir des années 1930 à vouloir les réduire à une seule, la voyelle primitive dont toutes les autres seraient issues. On ne peut s’empêcher, devant ces pulsions réductionnistes, de penser justement à l’Inde, où la liturgie brahmanique considère parfois l’onomatopée sacrée Om ! comme la résonance du Verbe créateur, résumant à elle seule, non seulement tous les textes liturgiques du Veda, mais le cosmos lui-même. Cette voyelle primordiale renvoie aux débuts de la grammaire comparée, lorsque l’histoire des langues était aussi celle de l’Esprit humain. La voyelle unique offre un autre avantage, celui de simplifier les problèmes de correspondances phonétiques. Elle est le point-origine idéal, d’où n’importe quelle voyelle peut être librement déduite. »**

Au coeur d’un palace, relents des mythologies eurocentrées, ombres feutrées wagnériennes. Dans la chambre, touchant la vulve, résonne un timbre musical très lointain dans l’atmosphère. Comment la musique d’un opéra, entendue très jeune, intègre une brande-son à vie, se perpétue dans la sensibilité, les émotions, s’incruste.

C’est, en quelque sorte, dans un temple luxueux et fantasmatique où l’on célèbre ce genre de croyance – appartenir à un peuple élu issu d’une seule langue homogène depuis les premiers balbutiements consonantiques – qu’il pénètre en foulant les épais tapis moelleux d’un palace, sous les dorures archétypiques des lustres majestueux. Multitude de points lumineux qui déséquilibrent. Palace où vaquent à leur désoeuvrement mystérieux, détachés des impératifs de la réalité et sans plus se préoccuper de ce qui se passe à la surface des choses qu’ils surveillent néanmoins sur l’écran de leurs tablettes, quelques héritiers fortunés, entourés de leur famille, dépensant l’argent sans compter, mêlés à quelques profanes. Ici, coule l’argent mythique s’engendrant sans travail. Errant dans les couloirs feutrés et les escaliers monumentaux, attentif aux corps et maintiens, aux toilettes et accents, il respire les relents d’une noblesse de sang ou financière, confite dans la mémoire cabalistique d’une lignée première, primordiale, prenant le pas sur toutes les autres. Dans cette caverne fastueuse dont les sols et les parois reflètent d’anciennes splendeurs coloniales, les possédants du monde se reposent, se délassent, entre bar et saunas, champagne et massage, exhibant leur nostalgie des anciens triomphes. Il s’infiltre là en intrus, inévitablement voyeur. Il marche et il entend résonner plutôt le thème des cors, leitmotiv de chasse. Et, dans la chambre capitonnée, caisson douillet loin de tout, jamais l’extérieur ne lui a semblé si amorti et le corps féminin enlacé à lui dans un tel vide silencieux, immaculé. Pourtant, il s’agit probablement de la chambre la plus modeste de l’hôtel, de celles rendues accessibles par promotion d’agence de voyage pour favoriser un peu de mixité sociale. Sur le lit extra large aux draps fins, parmi les élans de tendresse, sa main se faufile sous les vêtements soyeux, touche le ventre nu et les boucles de la toison, et il bascule. Il est dans le périmètre du bois sacré, protégé, soufflé par une suprême accalmie. Encore une fois, comme au cœur de la musique où gît le silence, dans l’œil du cyclone où règne le climat le plus paisible qui soit. Il est libéré de tout stress, de toute injonction compétitive, merveilleusement apaisé, plus rien d’angoissant ne peut resurgir de son passé, ou de l’inconscient, voire de l’inconscient d’autres existences imbriquées à la sienne, comme glissant d’un palimpseste à un autre. Ses doigts effleurent à peine la crête vulvaire que tout son être est comme englouti dans une montagne s’ouvrant sous ses pieds. Il touche un timbre musical très lointain dans l’atmosphère, il glisse dans le feutre feuilleté des violons, cette phrase limpide et simplissime qui ouvre l’opéra, évoquant une réconciliation. Le choc érotique réactive, très loin dans l’inconscient la vibration de la fameuse voyelle initiale. Dans ce genre d’instant, il pourrait y croire. Les lèvres s’entrebâillent, mouillent et dansent, bassin ondoyant décrivant des courbes, des orbes, des pétales, se frottant délicatement contre son doigt introduit, devenant pétales immenses, souples et soyeux. Elles tissent sous ses paupières closes et par transmission des ondulations de plus en plus hypnotisantes, à la manière d’une navette qui saoule, à même la lave de son désir irradiant, toute une végétation foisonnante de motifs Paisley, miroir des grands tapis recouvrant le sol des salons, des balcons et les marches de l’escalier monumental. Une danse intime, accueillante, qui, de ses cuisses largement ouvertes, le reconnaît comme un ultime élu et qui fait qu’à chaque fois, il n’y a plus qu’elle et lui susceptibles de continuer la lignée. Il s’enfouit dans le ventre, il sent et entend, par le biais de la magie fusionnelle et par l’impact flatteur du décorum riche et cossu, la sécrétion des sucs séminaux et vaginaux participer à la machinerie romantique qui entretient l’illusion de corps destinés à procréer les êtres les plus raffinés. Comme si ça venait aussi de lui, ce genre de connerie, empêtré qu’il est dans la traîne somptuaire, louvoyant indéfectiblement dans son pathos à la manière d’un serpent fourbe, traînées vocales et instrumentales laissées par l’écoute de son premier opéra wagnérien. La compromission est partout dans l’imaginaire et ses jouissances. Et alors, se rebeller contre ça, devenir un amant à l’argot vulgaire, aux caresses crapuleuses.

Le point d’origine, le silence porté par la musique. Il en collectionna de multiples occurrences, de par son métier de médiathécaire, au sein de musiques diverses, opposées celle de Wagner. Ce besoin d’opposition le guida vers la différence. Et entretenait l’attachement au premier opéra wagnérien écouté.

Accueillant la musique en lui, cette musique qu’il génère en ces cellules à partir de souvenirs de Tristan und Isolde qui le sillonnent, plus la partition originelle elle-même, mais un remixe concocté à partir de bribes, il se retrouve connecté avec le point-origine. Le silence porté par la musique, c’est cela, se retrouver dans son vacarme silencieux, de la même manière que l’on dit être protégé au centre du cyclone. Et l’effet que lui fait cette musique, depuis qu’elle s’est imprimée, impressionnée dans sa chair neuronale encore fraîche, est aussi rappelé, reproduit et dévié, au fur et à mesure que se constitue sa culture musicale, par d’autres occurrences de factures complètement différentes. Plutôt de celles qui diffractent et révèlent la dimension multipolaire de la voyelle primale, mais qui par ce fait même, par ce jeu de vis-à-vis acoustique, en avive le fantasme, la nostalgie. Le violoncelle de Tom Cora au début de State of Schock, avec le groupe The Ex, quand l’envolée mélodique écharpée jaillit presque improbable, bravache et tremblante, nue, et qu’un instant il croit entendre qu’elle se casse, se désolidarise, et qu’il n’y aura plus rien après l’archet, désintégration en plein vol des sons à peine formés et organisés. Même chose avec les Variations Goldberg, juste après l’exposition du thème bref, nacelle inouïe de sons en suspension et qui, comme les polyphonies pygmées semblent réverbérer les premières cellules du monde. Avant que l’interprète attaque les variations, il y a un suspens, l’auditeur est jeté par-dessus un abîme, dans une immense inspiration qui lui semble gober et évanouir toute la suite, et il se dit qu’il ne pourra, à l’avenir, entendre rien d’autre que ce qui correspond à cette inspiration. La première variation démarre alors, miraculeuse, exultante. Dans les errances, aussi, de Mischa Mengelberg au piano, les sautes d’humeurs erratiques, les changements de ton, de vitesse, de volume, avec chaque fois l’irruption de précipices, d’iceberg mutique, jeu haletant du chat et de la souris entre musique et non musique.

La vieille à roue, au centre de l’exposition de Dirk Braekman au bal, hypnotique, à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral. Jusqu’à voir les paysages de très haut, depuis le vol d’un rapace ou de mouettes dispersées.

Ou encore, dans ce rare dispositif de concert atypique, assis dans la pénombre d’une salle d’exposition dont les murs sont ornés de grands formats photographiques sombres, formes indistinctes, cramées, où il se retrouve en train de regarder avant de l’entendre, un jeune homme accroché à sa vielle à roue – ou celle-ci agrippée au corps du jeune homme à la manière d’une bête fantastique. Il y voit un personnage de Panamarenko actionnant un engin loufoque, poétique, les seuls qui permettent de réellement voler ou d’explorer les fonds marins (ou autres dimensions inaccessibles), à la force du bras moulinant avec une rigueur métronomique, inhumaine, la manivelle de l’engin. Tournis hypnotique. Regardant avant d’entendre et, quand le son lui parvient à l’oreille sans qu’il ne puisse plus rien faire pour l’en empêcher, c’est avec un effet de retard grisant, comme s’il y avait, dans le temps, quelque chose à rattraper par l’abandon de l’ouïe au phénomène extérieur. La rotation du bras, absolument régulière, subjugue, puissante machine folle que rien n’arrêtera. Mais dans quel sens tourne-t-elle ? N’est-ce pas à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral, galaxie de bactéries qui couinent, trucident, copulent, chantent, frottent, frottent, percutent ? Et, en même temps qu’elle aimante tous les sons, la manivelle n’actionne-t-elle pas un autre prodige qui extrait la luminosité des grandes photos exposées autour d’elle, les conduisant ainsi à laisser remonter à la surface les lumières noires qui phosphorent sous la surface des images ? Par là, rejoignant son intuition en entendant Tristan und Isolde la première fois, une intuition que le guida vers une écoute rebelle : « Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. » Et dans le corps du bourdon, dragon immuable et protéiforme, comme jaillissant du chalumeau d’un soudeur, des étincelles de petites notes aiguës ou graves, nettes ou mal dégrossies, éblouissantes, communiquent une impression extatique de petits pans de voûte céleste ouvrant soudain quelques-uns des mystères les plus hauts. Illumination comparable à celle éprouvée le soir au jardin quand, se redressant du sillon où il vient de disperser des graines, il regarde le ciel et aperçoit comme par inadvertance et comme un signe destiné qu’à lui à cet instant précis, une escadrille franc-tireur de mouettes, très haut, presque indiscernable et dont la blancheur d’ange est exhaussée par les rayons du couchant. Ce déploiement pointilliste qui chante, mutique, dans le poudroiement stellaire lui rappelle l’inframince sentier de crêtes, incandescent, que son imagination a tracé dans le corps de l’opéra. Et il en retrouve encore l’effet d’exaltation, exactement, dans le groupe subliminal de volatiles, oiseaux marins et rapaces se chamaillant, au sein du paysage de Jacob van Ruisdael, Vue d’Harlem, ponctuation mate et dérangée à même les draperies nuageuses, presque au-delà des nuages. Une figure nous indiquant de manière détournée d’où a été prise cette vue d’Harlem. Et ces quelques points aériens minuscules expliquent le vertige délicieux qui est la contemplation la toile, se rendant compte que son œil s’élargit en une liberté inégalée jusqu’ici et survole cette campagne sans aucune contrainte, planant avec le rapace. Éblouissement jubilatoire, ivresse panoramique à détailler les champs et les travailleurs affairés sur le chaume, les haies et les bosquets, le hameau rural, ses toits d’ardoises scintillants ou de tuiles moussues, les draps étendus au fil et mollement gonflés par le vent, la lointaine falaise urbaine surmontée d’une cathédrale. Dans la chevauchée onirique de Tristan und Isold, il avait atteint pour la première fois cette sensation de regarder la vie de très haut, d’en distinguer et d’en relier les moindres détails paysagers à travers la longue durée de l’histoire.

Sentier de crête, musical, pictural, qui aspire vers la voûte céleste. La gestuelle microscopique du coup de pinceau. De l’écriture anonyme. L’attention aux choses et l’ivresse de les découvrir.

Étincelles de notes musicales, piqûres perlées surfilant un sentier de crêtes dans l’opéra, sève nacrée de chatte effleurée, points ornithologiques dans les nuages, tout cela est de la matière et de la texture de l’immensité étoilée des cieux nocturnes de l’été. Des échantillons, des échancrures. En vacances, dans les montagnes, où les lumières terrestres altèrent le moins les lueurs des ailleurs cosmiques, quelle jouissance de regarder vers le haut, de sentir son corps s’alléger et lentement s’élever dans des rideaux ascendants de bulles d’argent, comme précisément le Tristan représenté/raconté par Bill Viola, s’évaporant en corps gazeux, assomption cristalline. Ce sentiment d’être si microscopique, insignifiant et pourtant, aspiré dans l’infini, au diapason de l’absolue légèreté et du total abandon de soi et juste ce cordon ombilical immatériel le reliant à l’inconnue et l’absente, quelque part, dans les froufrous d’étoiles (selon la bohème de Rimbaud). La sœur jumelle évaporée dans l’espace. L’impression produite par la contemplation astrologique des nuits chaudes ou celles plus craquantes, très froides, d’hiver, il la retrouve devant les toiles de Vija Celmins. Pas tellement devant l’image peinte globale. Mais se représentant le travail qui consiste à reproduire cette vision sur une toile avec un pinceau, le nombre incalculable de petits gestes attentifs. C’est cela, cette gestuelle méticuleuse et dépouillée qui l’émeut. Il y trouve une ressemblance avec son travail d’écriture quotidien, quelconque, banal, mais persévérant et fondamental pour qu’il continue à se sentir ancrer dans la vie. C’est aussi quelque chose de cet ordre qui le fait fondre de grâce devant les paysages des peintres hollandais. Pas tellement la réussite mimétique de la peinture, sa perfection photographique. Mais, devant la résurgence de paysages premiers, tels que vus pour la première fois – et renouant alors avec un regard neuf, naïf, vierge – sentir dans ses tripes l’attention aux choses que cela demande et la maîtrise tant spirituelle que corporelle d’une technique pour saisir cela avec des pinceaux, de la peinture, une toile. La patience de l’observation et des coups de main, l’amour que ça représente, pour les choses, pour l’activité humaine. Et quand il fouille ainsi la voûte céleste, en vrai ou devant une peinture, toujours au bord de l’ivresse, il n’est plus qu’une sorte de racine, de poulpe végétale qui creuse le sol, la nuit terreuse striée d’éclairs jusqu’au point de jonction où le tellurique n’est que marée se déversant dans le vide, de l’autre côté, s’éparpillant en constellations minérales, rejoignant les voies lactées, le palimpseste laiteux du big-bang. Son être – l’organisme interne/externe par lequel il sent et fait sentir, explore l’animé et l’inanimé, voyage dans toutes les dimensions de l’expérience , –cette chose ressemble alors, de manière saisissante, à l’envers d’un céleri rave tel qu’il le découvre quand il vient, au potager, de l’arracher du sol. Animal insolite, cœur tentaculaire, cervelle à trompes, sonde spatiale parcourant les matières ténébreuses, l’opacité absolue. Spoutnik et mandragore. Et quand il tranche de son canif les racines et radicelles, il garde en main une sorte de satellite archaïque dont la surface est marquée de points de jonction à nu, humide de sève, tandis que le grouillement de petites antennes finissent de vibrer, tombées au bord du cratère de terre.

En contact avec une fermentation millénaire d’une imagination omnisciente. Travail et distance critique avec une emprise musicale trouble, impossible à résilier. Mais abandon aussi, allégresse sauvage, ténèbres inchoatives. Vivre avec.

Cette musique envolée a gravé en lui une ascension chronique qui ouvre les portes d’une prétendue compréhension totale de l’univers. À tel point que, lorsqu’elle le reprend, il retrouve peu à peu en lui le murmure de l’omniscience, il sent bouger en lui, comme une fermentation millénaire, les innombrables gestes et expériences transmis de génération en génération qui aboutissent au catalogue enivrant de connaissances consignées par Pline l’Ancien, grimoire rêvé. « Les bettes de l’une et l’autre sorte ne sont pas non plus sans procurer des remèdes. On dit que la racine de bette blanche ou noire, fraîche, mouillée et suspendue à une ficelle, est efficace contre les morsures de serpent, que la bette blanche, cuite et prise avec de l’ail cru, l’est contre les ténias. Les racines de la bette noire, cuites dans l’eau, éliminent la teigne, et dans l’ensemble on rapporte que la noire est plus efficace. Son suc calme les maux de tête invétérés et les vertiges, ainsi que les bourdonnements d’oreille quand il est versé dedans.»*** Cette même omniscience qui légitima la colonisation. Et cette emprise musicale n’est ni vestige inerte ni archive passive. Elle est l’ombre portée de corps célestes qui sont autant d’extensions de son être caché, dont il ne peut élucider les itinéraires mais qui courent dans l’infini selon des trajectoires précises, tellement loin qu’il perd le contact conscient, n’en perçoit plus que de faibles signaux intermittents. Un contrepoint à sa vie lucide, rationnelle. Mais de temps à autre, elle resurgit, l’enveloppe, se blottit en lui et l’aspire en une nouvelle montée. Mieux comprendre ce qui en régit la révolution dans l’espace fait partie de ses études quotidiennes. Est-il, lui, le satellite de cette comète sonore ou est-ce elle, étoile filante musicale, qui est le satellite de sa trajectoire concentrique ? Ce jeu d’apparition et disparition, l’impact de cette non-matière musicale fusionnant ponctuellement avec son organisme et dont il ne peut élucider les lois, place son existence et son inconscient dans la peau d’un surfeur guettant l’arrivée de la bonne vague sonore, l’oreille toujours aux aguets, toujours déjà percevant, transi, le sillage orchestral de la fabuleuse baleine blanche immergée en ses profondeurs neuronales. Et souvent, rien ne vient, ce n’est qu’hallucination, pense-t-il alors. Mais quand ça revient, que le miracle de la montée se reproduit, resplendissante, alors c’est l’allégresse sans pareille, la parousie païenne (pour peu que cela veuille dire quelque chose !). Après, oui, il sent que la déconvenue est inévitable, et il cède à l’accélération dionysiaque. C’est le déferlement tribal des sons, des rythmes, l’autre versant de l’ivresse, inchoative, vers les ténèbres et leur tombée de rideaux. Retour au sillage mélancolique.

Pierre Hemptinne

(une version de ce texte est publiée dans un ouvrage collectif, à paraître en mai 2015, dont voici les références : Sébastien Biset (dir.), Ivresses, (SIC) Livre VII, Bruxelles, (SIC), 2015. Textes de Sébastien Biset, Antoine Boute, Emmanuel Giraud, Pierre Hemptinne, Tom Marioni, Véronique Nahoum-Grappe. Éditions (SIC). Distribution Presses du Réel. )

* Thomas De Quincey, Le mangeur d’opium (Œuvres complètes de Charles Baudelaire, page 506, Gallimard/ La Pléiade).

** Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? page 509

*** Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Vertus médicinales des plantes potagères, p.973, Gallimard, La Pléiade


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Chou claque et soleil double

chou clac et soleil doubleFil narratif à partir de : un chou rouge (du jardin à la cuisine) – Laurent Grasso, Soleil double, galerie Perrotin, 6/09/14 > 31/1/14 – Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité. PUF, 2014 

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La vie dans les choux. Un monde en soi. Décapitation. Une boule dense, crâne dans la main.

Ils étaient flamboyants et majestueusement fantasques, les choux rouges, au début de l’été. Et là, ils sont vieux, en bout de vie, ayant traversé de multiples époques. Toujours majestueux, totémiques, mais éreintés, déglingués. L’état de leurs feuilles évoque ces coques de navires bourlingueurs, couvertes de plusieurs couches de coquillages, cassés, imbriqués, fossilisés, ou ces fuselages aériens mitraillés par les poussières célestes. Voiles flapies, dentelles avariées, ruines gagnées par l’aura de grandes aventures accomplies. Les grands pavillons pachydermiques décolorés hébergent et nourrissent d’innombrables parasites, pépinières de limaces et escargots. Rien qui ressemble à la mort, simplement la fin d’un cycle, l’aboutissement. Rongés, troués, ils s’effacent avec panache, nourrissant tout un petit monde. Entre la tige épaisse et le large pédoncule des feuilles, comme en des calices obscurs, ils recueillent d’innombrables samares, pales d’hélices aux vols fantaisistes achevés, interrompus ; à quoi s’ajoutent feuilles mortes, la rosée, des cadavres de vermines, les chiures d’insectes, le tout se transformant en compost. Mais au cœur de ces carcasses criblées, étourdies, outragées, le fruit est préservé, à peine quelques crevasses de surface, creusées par les mollusques ou des tranchées de chenilles, des balafres de vers. Une boule intense, lourde, qu’il récolte au canif, en quelques coups incisifs de l’acier aiguisé. Le blanc humide de l’attache, à l’intérieur du bulbe qui soude le chou à la tige, surprend par sa netteté d’os, accentuée encore par le crépuscule qui dans cette période où les journées se raccourcissent, semble marquer un infléchissement important dans le rythme de vie, un retour vers une obscurité où les choses devront s’appréhender de plus en plus au toucher, palliant l’inadéquation de la vue normale. Un crépuscule qui semble propre au jardin, venu de lui. Il recueille dans la main, après quelques légers craquements et déchirures, une boule qui a le poids d’une tête ballante, lisse, nervurée. Il pense fugacement aux vies décapitées.

Ouvrir le chou, le fendre. Onde de choc. Entrailles feuilletées, sans centre, sans fondation. Expérience banale et fantastique à la fois, qu’il relie aux propos de Catherine Malabou sur l’absence de fondation comme ressource plutôt que manque!

Et puis, il doit s’en nourrir à son tour. La lame plonge, s’enfonce, et soudain s’immobilise, avalée, annihilée, la main crispée sur le manche est désarmée, ne tient plus rien, l’outil est englouti, envoûté, le bras ne sent plus son extrémité, neutralisée, avalée. D’une densité extraordinaire, feuilles tendres et craquantes plissées l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, la masse végétale de matière sombre, rougeoyante, absorbe toutes les forces. Tout son organisme comme empalé sur l’arme est encalminé dans le goût de l’impuissance. Après un temps d’arrêt, il secoue le bras, y va à deux mains, frappe le chou sur le plan de travail, arc-bouté pour dégager la lame, lui donner du mou et l’enfoncer plus loin jusqu’à toucher le point vital. Faire céder. Ce qui arrive toujours à l’improviste, sans qu’il ait réellement l’opportunité de l’anticiper. Et même, ce n’est plus le couteau qui coupe les tissus et pénètre la masse, c’est le légume qui s’approprie la lame, en capte la force, la conduit en son foyer pour déclencher une délivrance. La sphère se fend et le chou claque. Un silence bruissant abyssal, comme d’ouvrir un espace clos, hermétique, compact et sans fond, qui ne devait jamais s’ouvrir, qui n’était pas destiné à montrer son intérieur. Il n’en avait pas jusqu’ici, d’intérieur, là, il vient de naître. Un silence assourdissant, enveloppant. Un vertige. C’est dans ce genre de boule serrée, dense, se dit-il, que se nichent les idées, se lovent les images, qu’elles macèrent en feuilles chiffonnés qui croissent, prennent consistance, se cristallisent quelques fois comme des parasites, entités enchâssées dans la matière grise et qu’il faut alors déloger chirurgicalement. Le claquement de l’ouverture. Le crac de la sphère scindée en deux. Silence puissant d’accouchement ou déchirement des « tentures du temple », signe de catastrophe. Mâchoires qui baillent et se décrochent, unité rompue. Un coup de gong puissant dans une chambre anéchoïque, phagocyté, mais dont il reçoit, au plexus, le déplacement d’air, pénétrant son être, les vibrations se frayant un chemin jusqu’à son oreille interne. Les mains sur la poignée (il pense toujours dans cette situation à l’épée du roi Arthur fichée dans la pierre ou l’enclume, il ne sait plus), il sent un fourmillement l’envahir, une onde de choc remonter depuis le centre de la boule jusqu’à l’épicentre où il se tient. Une vague le submerge et le dépersonnalise en un éclair, sur le modèle de l’orgasme où se perdre et se trouver coïncident, en possibilité, après coup, d’un nouveau départ, passage secret où «l’idée que le défaut de fondation est encore une fois une ressource et non un manque » (C. Malabou, p.180) fait jouir le corps, redonne l’espoir d’atteindre une autre identité, parfaite, toujours rêvée. Son regard plonge dans les entrailles striées, feuilletées. « L’hypocentre est le foyer souterrain du tremblement de terre, l’épicentre son événement à la surface. Il correspond à la verticale exacte du foyer. Le travail consistant à déterminer la position de l’épicentre, où les dégâts sont les plus considérables, s’appelle une « localisation » ». (C. Malabou, p. 60) Et pris dans cet épicentre, abasourdi par l’ampleur de ce qu’il éprouve, il se sent alors ruisselant de gouttelettes de solitudes, autant de larmes qui lui semblent sourdre du plus profond des limbes qu’il a pénétrés de son couteau.

Lire l’intérieur du chou. Lignes. Strates. Divinations. Tracé d’un mandala inattendu, aucun chou ne ressemble à un autre. Dessin sans début ni fin, sans origine, un vide originel.

Deux cercles, deux lobes, les deux visions d’un même plan, les images recto verso d’une seule coupe. Les surfaces jumelles de deux mondes symétriques, ventricules striés. Au-dessus d’un cône gris osseux et prolongé par les antennes courbes d’épaisses côtes claires, un lacis de feuilles fraîches mais comprimées, presque tendrement calcifiées par la pression que de toute part exerçait vers son coeur la masse rouge nervurée. Et elles se relâchent un peu, montrent leurs circonvolutions, stries et failles, anfractuosités, à jamais tranchées. Cartographie de la cervelle d’un chou rouge, chaque intérieur de chou présente une structure semblable mais chaque fois différente, individualisée, reflétant l’histoire propre de sa croissance, de sa relation au sol et aux nutriments spécifiques que les racines et radicelles y ont capté, des impacts de la météo, les intempéries, les parasites. Un effet profond d’inattendu, renouvelé chaque fois qu’il récolte ses choux rouges et les débite. « Du fait même que l’épigenèse est un développement qualitatif et non quantitatif, il est impossible qu’elle se déploie sans une dimension essentielle d’inattendu. » (C. Malabou, Avant demain, p.46) Un graphisme de style sismographe en deux teintes car la chair est loin d’être uniformément rouge, bien plutôt organisée en strates concentriques blanchâtres, parfois très régulièrement, à certains endroits au contraire en chaos chiffonné. L’intérieur du chou est l’empreinte du printemps, de l’été, du début d’automne – saisons telles que vécues par le légume, saisons qu’il a traversées et dont il a traduit les impacts en quelques replis intérieurs. Une pratique divinatoire appropriée y lirait bien la trace des éphémérides, des secousses qui ont secoué le microcosme du jardin, des allégresses de la croissance, des anxiétés, des catastrophes naines, la pression des menaces sur le monde, bref, la correspondance objective entre des expériences, des faits naturels et leurs retombées métabolisées en un organisme végétal. À son échelle, dans son coin de potager, il a été bombardé de gouttes glaçantes, sucé par des nuées de vermines, plié par des tornades, arrosé d’eau bienfaisante, caressé de chaleurs vitaminées. On dirait une sorte de tumeur ayant absorbé toutes les humeurs de ces derniers mois dans le tracé de ses strates, ayant respecté son programme mais sans cesse aliéné par des forces autres, altérer, intégrant l’altérité. Il lit ses lignes brisées et concentriques et en cherche le départ, le début, sans succès, effacé par le passage de la lame. Il ne peut qu’essayer de se le représenter à l’intérieur du chou, de son feuilletage comprimé, avant l’explosion. Il suit les lignes, mais chaque fois son attention est déviée, se perd, le commencement en est inaccessible, absent « il faut peut-être alors considérer que cette inaccessibilité même est la racine, que ce vide d’origine est l’origine et que c’est de lui qu’il faut partir comme d’un foyer. » (Gérard Lebrun cité par C. Malabou, p.163) Cet exercice le renvoie aux lectures harassantes et vertigineuses des joutes philosophiques cherchant à déterminer l’origine de la pensée, la naissance des concepts purs, la genèse de l’accord entre « catégories de pensée » et « objets d’expériences », où l’homme a tenté vainement et inlassablement de définir son « esprit » comme le centre et la souche de la Nature. Lecture où son esprit, précisément, a sans cesse l’impression de se mordre la queue, entre le désir de s’enferrer dans un monstrueux héritage de développements cérébraux labyrinthiques, s’y faire admettre, et celui de tout envoyer par la fenêtre, de faire table rase et d’en revenir à une certaine virginité organique, légèrement abrutie. « Si l’accord entre catégories et objets résulte d’une adaptation biologique, si l’a priori et le transcendantal disparaissent au profit d’une harmonisation progressive de la raison et du réel, il est alors possible de considérer la raison comme une donnée biologique. Sans structures transcendantales, la raison n’est-elle pas, tout simplement, un cerveau ? » (C. Malabou, p.130) Mais il ne nie pas qu’éprouver ce labyrinthe, y barboter dans son jus, soit une aventure qui compte, qu’il ne voudrait pas se l’être épargnée.

Il est fouetté par le fait que ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité.

Et dès que la sphère mauve se divise en deux coques qui oscillent sur le plan de travail, il constate surtout qu’une certaine fixité des choses s’estompe, une porte magique s’ouvre sur la vision d’un monde qui se dédouble (et ainsi de suite, en quartiers). Un effet réjouissant de berlue aussitôt talonné par l’angoisse. Les deux demi-sphères ne peuvent plus se recoller, c’est un réel qui se divise, se multiplie, se duplique, des plans de réels voisins et irréconciliables. Des dimensions qui se cumulent. Et se dégage de ces deux faces – dans la béance de temporalités différentes qu’elles déclenchent, s’exprimant au moment où la matière se fend -, un souffle, une haleine froide, caverneuse, qui aspire à rebours, déconstruisant l’espèce de logique rance le rattachant à ce qu’il imagine être les origines, et donne à espérer d’autres développements parallèles, encore cachés, de cette « imprévisibilité à l’œuvre au sein de tout devenir génératif ». (C. Malabou, p.50). Voilà, il est fouetté par le fait que, finalement, ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité. Une expérience similaire à celle du soir où, roulant à vélo dans une campagne rase, étoffée de quelques bosquets de peupliers et de combes envahies de saules, il avait longtemps eu en point de mire à sa gauche, le cercle rouge du soleil déclinant, disparaissant. Pour, soudain, après un virage amorçant une boucle et le retour vers son point de départ, le voir surgir immense, au point cardinal opposé, en miroir, derrière un rideau d’arbres, orange blafard argenté, dans une quasi-simultanéité perturbante, l’image instantanée d’une révolution astrale accomplie le temps de virer à vélo. C’était en fait la lune imitant le soleil au point de lui faire perdre le Nord. Une fraction de seconde, croire avoir basculé, être à l’envers, tête en bas de l’autre côté, là où, le soleil ayant disparu, il se lève.

L’événement inexplicable du soleil double. Peintures sans âge. Douter des sens. Toucher le vide où démarre toute subjectivation. Ecritures sans prédestination, sans programme, librement consacrées à interpréter.

Ce qu’il touche du doigt, des yeux et de l’ouïe, en dépeçant le chou en cuisine, avant de le râper, le cuire et l’ingurgiter, ce claquement et cette haleine comme d’un gouffre censuré, condamné, dont le couvercle soudain explose, il l’éprouve en son corps tout entier dans l’exposition Soleil double de Laurent Grasso. D’abord, l’iconographie présentée, la technique utilisée et l’esthétique convoquée le titillent, perturbent. Cela n’a rien à voir avec l’art contemporain qu’il s’attendait à trouver en cette galerie. Du coup, le « faire» a quelque chose d’anachronique. S’est-il trompé d’époque ? Ce sont probablement des « antiquités », des « vieilleries » récupérées par l’artiste et intégrées à son installation. De petites peintures sur bois vernies. Des images véridiques de catastrophes ou de merveilles présentées comme ayant jalonné notre histoire et, inévitablement, influé sur la constitution cérébrale à la manière d’un chou pliant sur elles-mêmes ses innombrables feuilles en fonction des stress qui les parcourent, feuilles qui grandissent ainsi comprimées, transformant cette contrariété en force protectrice, prenant de plus en plus de volume, compressé. Et donc, il doit se représenter un artiste peignant, aujourd’hui, ces petites icônes à l’ancienne, vivant comme on vivait à une époque où cette manière de faire était naturelle et liée à des organisations mentales et symboliques propres à cette époque. Il doit se dire que ce qu’il a sous les yeux est le fruit d’un travail à la fois neuronal et manuel, délibéré, pour endosser des point de vue aussi lointains, points de vue indispensables à réussir cette façon de peindre. Cela lézarde la perception linéaire du temps, rappelle les multiples correspondances et courants d’air entre temporalités que nos lignes du temps figent dans une ligne à sens unique. Puis, surtout, il y a ces tableaux avec double soleil. Leur lumière aveuglante, irregardable, est représentée par des cercles noirs aux lisérés rouges, comme en éclipse, que débordent les auréoles fulgurantes, brûlantes. Plus il les fixe, plus il a l’impression qu’elles vibrionnent, tournent sur elles-mêmes, animées d’un tourbillon flamboyant. (Serait-ce des incrustations vidéos dans la peinture à l’huile ?) Cette monstruosité dans le ciel, la fin du duel astral strictement limité aux apparitions d’une lune et d’un soleil, met en arrêt tout le système humain, représenté ici par deux armées qui rompent leur engagement, relâchent leurs armes, contemplent le ciel et tentent d’expliquer le mystère, confrontent leur savoir, leur capacité à interpréter ce qui perturbe l’ordre établi (selon lequel ils devaient s’entretuer). Ce que nous voyons est-il bien réel ? L’économie de la guerre comme activité tendant à prendre possession de la terre, de la nature, pour imposer une seule loi au vivant, est suspendue. On voit dans l’arrière-fond les armées se déliter, certains membres de la troupe s’enfuient au galop vers le mirage des remparts. Dans une autre représentation de ce double soleil, des savants se mêlent aux chefs militaires pour commenter, échanger, formaliser l’expérience et essayer de la normaliser, de la faire rentrer dans la normalité des connaissances humaines. Face à cette image – et sa facture ancienne crée l’illusion d’avoir affaire à une archive exhumée et exhibée pour rappeler des merveilles anciennes refoulées par le modernisme rationnel -, il doute de ses sens, il renoue avec le goût lointain de ce qui met en doute ce que les sens perçoivent, leur accord avec le réel. Cette biologisation progressive et collective, par épigenèse, de toute une série de connaissances transmises de génération en génération fait que le monde est comme il est, pensé selon une série de catégories toutes faites, acceptées telles quelles dès le berceau. Douter de ses sens, de ce qu’ils ont perçu jusqu’à aujourd’hui, de leur volonté systématique à occulter le double du soleil, cela le reconduit vers la responsabilité individuelle du « face aux œuvres », le travail de la subjectivité et l’invention de soi. Confusément. En même temps, l’effet saisissant que produit cette petite peinture le conduit à scruter tous ses actes d’écritures, notes, rêves sporadiquement consignés, courriels compulsifs ou recherches épistolaires manuscrites, tentatives littéraires diverses et avortées, les replaçant par intuition dans l’exploration interprétative de ce saisissement (égal, par ailleurs, à l’impossibilité de déterminer où commencent les lignes intérieures du chou mandala). « Le pays où les livres ne s’écrivent pas tout seuls mais ne sont pas non plus de simples copies d’un texte originaire est celui où réside la seule écriture possible, préalablement orientée sans être programmée. Une écriture qui, tout en se développant à partir d’une esquisse structurale, n’est pas prédestinée. Une interprétation. » (C. Malabou p. 169)

Interpréter à la manière du chou qui superpose ses feuilles, interpréter parce qu’il n’y a pas de centre, juste des écritures interstitielles

Une interprétation sans bords, sans début ni fin, juste une force générative tapie dans l’imaginaire comme au cœur du chou, sans départ ni arrivée, un devenir qui empêche les certitudes de régner sans partage, d’installer un système à foyer solaire unique ou d’oublier qu’autour de notre système solaire, il y en a bien d’autres, que l’homme est loin d’être au centre de l’univers, d’ailleurs, il n’y a pas de centre. Refouler cela, c’est prendre le risque de voir s’abattre des pluies de sang ou des myriades d’insectes sur la cité, déferler des flots emportant tout sur leur passage. Magnifiques éruptions volcaniques et ses retombées d’entrailles terrestres incandescentes. Catastrophes et métaphores qui rythment le temps long de la planète et de l’univers, permettant de visualiser l’espace-temps interstitiel, fragile et dérisoire, où l’homme déploie sa subjectivité pour construire une stabilité relative, éphémère.

Pierre Hemptinne

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Bons voeux de Bugarach…

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Fil narratif de médiation culturel à partir de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) – Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg) – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – (…)

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Les conditions affreuses de réception de l’art dans les grands musées conditionnent le regard. Le formatent et créent des accidents. D’un détail d’une toile de Raphaël au rocher de Bugarach inséré par Huang Yong Ping chez Kamel Mennour. Des conséquences de « regarder si près ».

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité temporelle, contrastant avec celle des personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières sont des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau, dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien percevoir de ce que leurs pieds écrasent, portés par une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui défile et s’éloigne irrémédiablement, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jallie pour prendre possession du white cube, phagocyter tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me sautèrent à la gorge comme la nature et la vitesse de ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence globale des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Réunies dans une chapelle éphémère, au coeur du pic de Bugarach, les espèces vivantes décapitées par la sixième extinction, attendent la résurrection qu’apportera leurs allié-e-s extraterrestres. 

Sinon, au premier pas dans la galerie Kamel Mennour, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a surgi la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

La tête séparée du corps, signe de purification, l’esprit libéré de la manière! Les animaux ainsi préparés invoquent la transcendance apocalyptique. Arrêt sur image catastrophique. Le monde prêt à basculer dans un n’importe quoi « jérôme-boschien »

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène («poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traversé-e-s par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

La justice terrestre et céleste, à l’approche de l’effondrement climatique, toujours dominées par les « représentations médiévales de l’enfer, des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre »

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

La musique de la fin dans le sillon mort des arbres abattus. Crachouillis funèbre du plantationocène. ce disque-là ne se rejoue pas.

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène/plantatioconène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend la musique, ou plutôt non, son souvenir, ce qui en restait après qu’elle ait été épuisée par le support mécanique de lecture et qu’il ne reste plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, avec une aura singulière unique, elle restait reproductible sous diverses variantes. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas, sillons à voie unique.

Pierre Hemptinne

Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse –  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est?

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Parenthèses oscillantes

(retravaillé le 16/10/2011)

Sous le drap. – Au lieu de se lever, se voiler la tête du drap léger, refluer loin de l’inéluctable actualité du jour, se réinventer en petits riens qui barbotent dans une pénombre douce, un grouillement informel dénué d’intention. C’est fuir toute pulsion à s’inventer une destinée remarquable ou ruminer la revanche d’une situation décevante, non, juste les limbes, se vautrer dans l’indécis, l’indécidable, l’inutile. Le plaisir infime et si infini – luxe insolent -, d’être déconnecté, débranché, libéré de la tension des projets et obligations perforant toutes cloisons entre intérieur et extérieur, ne laissant aucune parcelle intime réellement préservée, close, en jachère. Retrouver en soi l’inactuel et le non-situé dans la volupté de faire le mort et rêvasser qu’une bouture de soi, vierge, prolifère, régénère des tissus, des pensées. Se prélasser dans la représentation vague de cette prolifération de soi, un fourmillement amibien, une force indistincte, invertébrée, recolonisant le corps et l’esprit sans but particulier. Planer dans l’abstraction de soi. A deux sous les draps cela peut encore être plus troublant, les particules vagabondes pouvant transiter d’un organisme à l’autre et se mélanger, former des organes hybrides imaginaires, des articulations flottantes brouillant les genres, sans même que les corps se touchent et obéissent à un quelconque dessein conscient. Moi masculin, tel de mes organes féminisés s’agence avec tel de tes organes féminins et ils inventent une partie d’un autre genre, ou telle source de masculinité masculine va fusionner avec tel flux masculin féminin chez toi, et ainsi de suite, pour un grand mélange (une chienne n’y retrouverait pas ses petits). C’est ce déménagement qui nous rend habitable par l’autre. Et quand cela va jusqu’à désorienter les perceptions de soi et de ce qui nous entoure, comme si un corps étranger avait pris partiellement les commandes de nos pensées et émotions – nos organes se combinant avec ceux d’un autre être physiquement absent mais toujours au cœur de nos pensées -, dans ces instants où nous échappons aux contraintes en nous livrant à des actes gratuits, du temps pour rien, – rien d’autre que se promener dans une ville où personne ne sait que nous y sommes, juste se déplacer pour regarder, humer, lire, écouter -, c’est comme si, où que nous allions, nous restions à deux sous le drap en une sorte de rêve éveillé, mis entre parenthèses. On ressent autrement, on ne relie pas tout ce que l’on voit à du déjà connu, on ne cherche pas à prolonger les sillons déjà acquis antérieurement ni à poursuivre des idées en cours, on largue cohérence et rationalité, on renoue avec un regard balbutiant. Tout semble détouré, détaché, disponible, flottant et poreux et l’on juge de tout en tant que multiple, assemblage de personnalités ébauchées, individu qui se cherche ou superpose ses différents états, confond ses âges, active d’anciennes identifications avec des paysages, des objets ou des animaux qui l’ont éduqué, lui ont, plus d’une fois, permis de respirer et de vivre. Jusqu’à se trouver face à un mur envahi par la représentation naïve et intrusive du regard innocent sur la vie, démesurée (M.U.R) et si familière, remontant de l’intérieur. Ordinairement, cette image molle aurait vite été balayée, on aurait déploré ce street art illustratif et gentil. Il y a contraste par rapport à un affichage précédent, au même endroit. Deux images publicitaires détournées, une femme et un couple épanouis dans leurs simulacres de cuisines où un cochon mort et sanguinolent, étalé à terre ou pendu à un croc d’abattoir, rappelait la brutalité refoulée et faisait apparaître les figurants quelconques et interchangeables d’un langage pub – la pub qui tue-, hilares, comme de possibles bouchers sanguinaires. En outre, le couple, vantant l’art des partages simples, s’articule de part et d’autre d’une superbe saucisse élastique et phallique, gode alimentaire qu’agite la femme par-dessus son épaule et que l’homme s’apprête à gober, dans un joli décalage de genres, suggéré, caricaturé. Mais néanmoins,   s’infiltrant sous le drap, le visage angélique touche et remue, il fait regretter un certain coup d’oeil intransigeant que l’on ne sait plus porter sur le réel, un regard entier dans son incompréhension, candeur exorbitée qui accuse par essence le pitoyable monde adulte. Par ce jugement qui surprend – apprécier une image banale (mais c’est tellement fréquent les jugements impurs) -, on vérifie que l’on est en train de glisser entre deux eaux ou naviguer en eaux troubles, susceptibles de dissociations cognitives et émotives, d’instabilité. – Parenthèses et abstraction. – Jusqu’aux retrouvailles avec la peinture de Bruno Perramant, History of asbtraction III, Composition n°3 : les aveugles, un ensemble de toiles réalisées entre 2000 et 2011. Elles sont disposées par le peintre dans un geste qui pose une relecture – voire une re-peinture -, de son travail en lui appliquant des perspectives d’interprétation. L’effet est plutôt suffoquant. Car, alors que je me sentais végéter agréablement dans un état proche de ce que l’on savoure sous le drap, écran d’ouverture aux imaginations moléculaires régressives (indispensable pour garder le contact avec l’avant, le nouer au présent et au futur), ici, le drap devient instrument de torture, escamotage radical des êtres, étouffoir. Il saisit, il prend l’empreinte et la fige. On n’en sort plus. Des individus féminins et/ou masculins, isolés ou appareillés, cachés par des foulards, des nappes, des couvertures qui, peut-on imaginer, leur ressemblent – mais qu’est-ce que cela signifie dans ce genre de situations brutales figurées par le peintre ? Que ces étoffes ont été arrachées aux effets personnels des victimes, qu’elles leur collent à la peau comme on peut dire d’un vêtement qu’il a toujours été là sur le corps qu’il vêt ? – sont poussés, dirigés, emportés par des ombres militarisées, impersonnelles dans une grisaille totalitaire. Des troupes anonymes, affairées dans un enfer laiteux, dirigent des vies vers une abstraction sans retour. Fabrique de fantômes (et les fantômes sont toujours là, font partie de notre quotidien, nous connaissons tous des personnes qui ont ainsi été déportées). Le drap –membrane identitaire évoquant les tissus claniques écossais – se referme comme un piège, scellé. L’extase douce amère que l’on goûte sous le linge épousant le visage comme un suaire (qui sent la lessive et la sueur refroidie) –  on s’imagine mort et l’on se représente la vie d’après, sans nous, comme si nous en recevions des bribes d’images en direct, à l’instant même, par le biais de molécules égarées dans le futur et qui seraient équipées de caméras nous envoyant des signaux  -, ce plaisir qui tient à la dimension momentanée (parenthésales), soudain, vire au cauchemar du définitif. Le jeu de régression vire à l’exécution lente et à l’extermination à petit feu. Sans retour. Plus question d’en sortir, le drap efface l’être ou les êtres qu’il recouvre, il s’y colle, en devient la peau aveugle. Puis, comme dans les numéros de prestidigitations, quand le corps a été complètement éclipsé, téléporté dans une autre dimension, le linge qui le masquait et en a épousé les plis, reste au sol, masquant la disparition. Un souffle subsiste, s’attarde, des lueurs aussi. Dépouille de substitution agitée par l’âme évaporée dont il a moulé le dernier souffle, des moignons de gestes, des secousses de membres, des angoisses plâtrées, avant le calme plat, la résignation. Qui n’est pas pour autant irrémédiable puisqu’elle peut s’apparenter au contour jaune ultra mince d’une robe esquissée, de même nature, là jetée au sol, que le petit pan de mur jaune, par lequel une vie correspondance avec l’au-delà et l’indicible peut être réinsufflée au présent.  Qu’est-ce qui circule entre ces images de Bruno Perramant ainsi agencées qui fait qu’elles interagissent, que tout est dans tout ? Pourquoi ce chien couché ressemble-t-il à la flaque de tissu qu’il semble veiller comme la tâche qui aurait englouti son maître et qui doit un jour ou l’autre le réengendrer (fidélité animale à l’image) ? Et ce chien équivalent à cet astre abstrait, trou noir dans la couleur ? Et ce livre ouvert sur les ténèbres géométriques évoquant la chute dans l’infini des personnes étouffées sous les draps ? D’un drap à l’autre, d’une forme drapée à l’autre, des différences s’expriment. Ces personnes invisibilisées par les pouvoirs occultes d’une guerre permanente aux points les plus voyous du globe, ne sont pas tout à fait de même nature que la forme anonyme, complètement voilée de rouge (sauf les souliers noirs, expressifs), assise sur un banc à côté de sa valise à roulettes, partiellement avalée par l’étoffe, enfoncée dans le corps de cette présence mystérieuse. Corps caché, bagage encastré, banc, ombre, ça tient ensemble. C’est à la faveur de ce glissement que l’on apprécie à quel point toutes ces formes voilées expriment des nuances, ont de la personnalité, traduisent une individualité irréductible, comme si ces vies fondues gardaient dans leur cire informe la trace de leur unicité. Sous le corps ainsi emballé, se repliant dans un simulacre de chez lui, le banc ne semble avoir que deux pieds, à l’avant du tableau, l’autre côté du siège se perdant dans la décoloration du fond, la stabilité de l’ensemble reposant sur l’ombre, consistante. Même quand elle n’est pas représentée matériellement, il y a souvent un dialogue avec l’ombre qui porte, dans les toiles de Perramant (selon moi). Voici l’homme-tente, le nomade total pétrifié. Que cache-t-il finalement ? Quelqu’un de défiguré, décorporéifié à force d’être exclusivement dehors (enfin, dans « notre » dehors, celui de tous les abrités, les nantis de la binarité dedans/dehors, dans notre dehors il se couvre d’un intérieur), exposé à tous les regards, tous les jugements dépréciatifs, errant, sans replis, sans aucune protection ?  Puis, j’y pense, « il » ou « elle ? Le genre est indistinct, l’homme-femme-tente, le/la nomade total(e) pétrifié(e). Ou un autre genre ? Au premier balayage visuel, on y voit une victime, la statue du sans-abri éternel, effacé par le manque de lieu personnel (au point de n’être plus nulle part), déformé par la perte radicale d’intimité, n’étant plus que le drapé de ses propres tissus labourés de solitude et de honte, sans extérieur et intérieur, sans enveloppe et contenu, juste cette immanence voilée, redoutable. Inquiétante, menaçante ? Mais la forme telle qu’elle est peinte est puissante, rayonnante d’une corporéité qui n’a rien de misérable, rien d’abattu, le rendu pictural est charnel et animé d’un mouvement, oscillant. Presque lumineux. Le peintre a ce commentaire intrigant : « Avec un peu d’humour, on pourra voir un Léviathan du pauvre sous une simple couverture rouge, un jeu d’enfants en somme ». L’envers de ce qui se passe quand on s’immerge sous le drap : vu du dessous, tout le monstrueux de la vie se désagrège, mais vu du dehors, le jeu d’enfant qui consiste à deviner ce qui se cache sous la couverture requalifie la présence/absence en cachette possible de Léviathan du pauvre. On est bien impliqué dans l’ambivalence, on en est producteur. Monstre marin ou ange maudit, Léviathan gueule ouverte et porte des enfers est responsable aussi, par ses vigoureux mouvements reptiliens, de l’ondulation des flots. Cette forme voilée peut, certes, être considérée comme un hommage au dépossédé absolu, au sacrifié inconnu, mais aussi, comme le change progressif d’un être en fontaine d’où coulent, aveuglément et par la force même de l’ambiguïté iconique, les ondulations, les oscillations qui disséminent les ondes du monstrueux au sein de l’existence. Ambivalence, s’agit-il d’un personnage incapable d’affronter le jour à visage découvert, privé de toute capacité d’intervention ou d’un enseveli en train de se changer en diable qui n’attend que l’occasion de jaillir de sa cache symbolique ? Cette ambivalence crée un reflux comparable à celui auquel on obéit en se recouchant et tirant le drap, reflux vers une autre perception, sa discrétisation, sa remise en cause, retour à la case du doute fourmillant. Et le regard oscillant retourne vers les autres toiles et prend le contrepied de la première perception. Ces entités humaines couvertes de draps, de tapis de couleurs, de châles personnels, sont-elles des opprimés conduits de force à l’épouvante du secret, ou bien des personnages importants que des gardes du corps surprotègent précieusement dans la grisaille corrosive ? Le jeu de pouvoir de part et d’autre de ces tissus recouvrant de supposées présences est trouble (avons-nous de la compassion ou du plaisir à imposer le drap ?) et ce trouble est intensifié par le rendu voluptueux. Aux fictions représentées se superpose le plaisir de peintre, d’enclore du vivant sensuel dans la texture colorée. Toute cette élaboration lente du « faire » qu’évoque l’artiste dans la notice de l’exposition et qui pigmente d’une autre réalité celle luisant dans la première évidence de l’image. Si des drames se jouent là, j’ai un tel plaisir à en détailler le processus fixé par le pinceau, contempler ce travail de peintre m’enchante tellement que je ne sais plus à quel élément du tableau je réagis prioritairement !? Peut-être est-ce cela même, par essence, que j’attends de la peinture : peindre des tissus, des draps, l’effacement interpellant du sujet, l’appel muet à ce qu’il ressuscite. Les parenthèses s’opacifient.  – De la table à la rue, dedans dehors. –  Manger dans un bistrot de quartier  chaleureux, avec des habitués accueillis comme des amis, des relations qui s’échangent des signes, des propos, de table en table. Le lieu est bourgeois, en opposition avec l’extérieur, plutôt populaire, comme assiégé par les faiseurs de graffitis, de marques et collages, de détériorations. La confrontation entre dehors et dedans est très accentuée, par les commentaires du patron, les coups d’œil portés par la fenêtre, le contraste entre le chaleureux et l’impersonnel. Mais je continue à me sentir autant dedans que dehors, poreux, toujours sous le drap. Attablé solitaire, c’est incroyable comme je capte tout ce qui se dit, je peux suivre plusieurs conversations, enregistrer les gestes, les attitudes, prendre l’empreinte des mimiques, filmer la manière dont cette voisine s’installe à sa table réservée, est soignée par le chef, savoure le vin et les plats comme un moment de rêve, tout entière dans l’instant présent. Ce n’est même plus observer, c’est être dispersé dans les bruits de salle et de cuisine, les couleurs, les vêtements, les mouvements, les coiffures, les titres de livre ou de magazine, les odeurs, la nourriture, les gorgées de vin. Simultanément je peux ressentir, à des niveaux très partiels, infimes, de l’empathie avec telle intonation, de l’intérêt pour une phrase, être alarmé par un son, être piqué d’une répulsion instinctive pour un geste, abîmé par une arrogance, fluidifié par un sourire, transformé et emporté par la musique d’un sourire adressé au vide. Parce que manque qui me constituerait en unité, et que ce manque est une présence de fête, le vin fait fredonner*  les papilles, éveille une ivresse de métaphores où je m’égare corps et âme comme si j’y redéfinissais mon intégrité, je m’éparpille avidement dans tout ce que je peux saisir, agréger, et transformer plus tard en texte. Et ça continue dehors, dans les ruelles, le palais chargé de relents, explosé à retardement par un armagnac Darroze, je m’égare dans un trajet balisé par un squelette apposé sur une feuille de papier journal imbibé de couleur argent, où cela mène-t-il ? Je reviens sur mes pas. Je m’arrête aux pochoirs de genre, plutôt, je m’absorbe dans leurs éventuelles intentions, non exemptes de mauvais goût, le bonhomme qui pisse le plus loin possible en un jet parabole trop parfait pour ne pas être parodique (aucune certitude, tout aussi bien logo macho provocateur, sans complexe que référence à l’injure « je vous pisse à la raie »), « un homme dans mon pieu pas dans ma peau », « Hiroshima dans ta chatte » (particulièrement effrayant, violent, non ?)… Je croise de vieilles couvertures abandonnées dans le caniveau, incroyable comme, à chaque fois, elles évoquent des vies jetées à la rue, chiffonnées immolées, des enveloppes exténuées. Puis un matelas compressé, garni d’un tuyau de plastique, on dirait là aussi le rebut d’une vie, au bout du rouleau, prêt pour la crémation, l’effacement absolu. Et enfin, ceci qui parle vraiment : « j’oscille et vous ? ». Mais oui, bien sûr, exactement, je cherchais le mot. – Le promeneur, a sniper queer et le gode– Durant toutes ces heures de déambulation, dans l’animation des rues, j’étais poursuivi par les phrases d’une snipper dont je suis en train de lire Queer Zones 3, Identités, cultures, Politiques (Editions Amsterdam). Comment résumer le propos (assez éclaté en textes, articles, entretiens) ? Si la France s’empare plutôt récemment de la question du genre, l’enjeu prioritaire reste l’équilibre qu’il convient de maintenir ou renforcer au sein de la binarité masculin/féminin. On en reste aux deux genres qui doivent faire autorité et à partir desquels l’Etat administre le mariage, officialisation de l’amour entre sexes opposés. Marie-Hélène Bourcier, relayant les thèses de communautés homosexuelles et trans radicales, prône la multiplication de nouveaux genres à créer et, surtout, leur politisation, soit revendiquer une reconnaissance officielle pour ce qui ainsi prolifère, notamment, dans et autour des laboratoires BDSM et transgenres. C’est là que s’élaborent selon elle les technologies d’une micro-politique anti-fasciste des corps et des sexes. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde devrait y passer effectuer des stages mais que pour pas mal d’hommes ou de femmes éprouvant des difficultés à s’épanouir hors des puissantes normes de l’hétérosexualité, cela peut être d’une aide précieuse et que de ces pratiques doivent s’organiser des savoirs qui vont déconstruire le regard stéréotypé que le pouvoir hétérosexuel pose sur ces pratiques, les mesurant à son aune, en termes de déviances par exemple voire de pathologies à soigner. Elle engage à diversifier les masculinités et les féminités pour affaiblir la règle hétérosexuelle qui monopolise la place de la « bonne sexualité ». C’est à partir de là qu’elle définit le cadre d’où émergent les devenirs et savoirs minoritaires invoqués notamment par Deleuze et Guattari, mais qu’ils n’ont pas su, selon elle, voir, susciter et soutenir, préférant les incantations gentilles, trop straight. Elle y ajoute bien entendu toute la diversité des études culturelles prenant, avec sérieux, comme objets d’étude, les productions de biens culturels populaires (elle rappelle à juste titre que la télévision a longtemps été considérée comme ne méritant pas l’attention des chercheurs et elle fournit un exemple intéressant qui concerne l’image de Rambo en maso blanc victime du racisme noir, pour le dire vite) pour en finir avec les approches exclusivement tournées vers les œuvres reconnues, classiques, importantes. Investir de la sorte d’autres sujets d’études, que ce soit pour les études culturelles (mais aussi la sociologie, la philosophie) c’est aussi bouleverser une distinction qui genre les bons et les mauvais objets de recherche au profit, généralement, de ce qui est considéré comme la culture dominante, blanche et masculine (l’Association des journalistes professionnels le confirme dans une étude récente : « le monde tel que reflété par la presse quotidienne est un monde d’hommes, blancs, d’âge mûr et cadres. » Ce qui ne peut que justifier les politisations identitaires, communautaires, notamment celles des subcultures genrées). Alors, tout le monde en prend pour son grade avec Marie-Hélène Bourcier, parfois avec outrances et tiques snobs, et si l’on se régale que soient fulminés des « ennemis » de longue date, on rit jaune, quand les projectiles vénéneux atteignent des auteurs qui nous semblaient nécessaires pour s’ouvrir au « minoritaire », au « multiple ». Ceci dit, ne pas se laisser impressionner, le jugement sur une œuvre ou un penseur ne doit pas forcément valoir pour les usages qui en sont faits. Quand elle flingue Lacan, ceci dit, c’est particulièrement joyeux. « Il est facile de prouver que le SM lesbien puis le BDSM queer ont à la fois troublé de l’intérieur l’économie phallique lacanienne et fait d’autres choses que de fétichiser le gode signifiant de la bite pour les filles ou les dick-clit (désigne le clit testosteroné des trans Female to Male dans le vocabulaire genderqueer) à la place des grosses bites. Le nom du père/de l’homme, la masculinité, ne sont pas le privilège des hommes biologiques. Le gode queer n’est pas l’imitation de la bite. Il n’imite aucun original et s’il lui fallait trouver une trace corporelle, la main serait sans doute tout aussi adéquate. Le gode s’ajoute à la bite et s’y oppose tout en en tenant lieu ; il prend « forme de cela même à quoi il résiste et constitue. Tout en s’en distinguant, il l’imite aussi, s’en fait signe et représentant » (Derrida). » A partir de cette image du gode libéré enfin du rôle de substitut phallique (et pour ma part, il y a longtemps que je ne me sens ni impliqué par les scènes de gode, au sens où j’y verrais, l’utilisation d’un objet suppléant le manque de quelque chose que je détiendrais – jamais eu envie de dire, penser ou sentir « mais tiens, j’ai ce qui vous manque » -, ni dérangé par une dimension non naturelle que certains reprochent à ces usages, au nom de la naturalité hétérosexuelle) peut se déconstruire l’autorité psy normante, s’inventer des organologies érotiques déviantes qui ne seront pas pour autant pathologisées, transformant les objets et les normes en autre chose, d’autres possibles. A le pratiquer, on peut sentir qu’il n’est pas une copie d’un organe qui serait l’original, c’est un bel exemple d’organologie entre corps, objets, savoirs. Le gode, ça peut sembler anecdotique, mais étant donné son statut d’organe artificiel proche du phallus et du nom du père, l’examen de ses usages touche aux questions cruciales de la symbolisation. Historiquement, et de manière toujours bien ancrée chez beaucoup, certains sont capables de symbolisation et d’autres non : les hommes oui, les femmes non, les blancs occidentaux oui, les tribus africaines non… Il s’agit d’un partage hiérarchique, autoritaire. Et c’est de cela que parle le fétiche, la fétichisation. Et si le gode a été imposé de manière univoque comme remplaçant du sexe masculin, c’est évidemment pour sa ressemblance avec ce qui symbolise la virilité : or, vient d’être publiée une Histoire de la virilité (ouvrage collectif, 3 volumes, Seuil) qui montre par quel coup de force nous avons tous été assujettis à cette virilité qui n’existe pas. Ce qui libère d’autant mieux la possibilité de voir notamment le gode autrement. Mon intention ici n’est pas d’effectuer une analyse de ce bouquin (qui le mériterait), mais d’indiquer comment son contenu interfère avec un état d’esprit, comment son objet militant radical rejoint des perceptions obtenues par un tout autre cheminement (probablement très straight !), perturbe et exacerbe l’attention aux genres (ou non genre) des choses, des gens, des milieux, des images, des paysages, des nourritures, des draps, des peintures, des couvertures, des trottoirs, des bistrots, des grouillements abstraits, du dehors et du dedans, ce qui mélange et se mélange (sans en passer par un atelier SM). Et cette littérature qui rappelle les dynamiques politiques des minorités sexuelles, dont on ne parle jamais vraiment dans les médias, fait du bien, ça fait osciller en relançant une vigilance à l’encontre de ce qui, de soi, malgré soi, court soutenir l’universalisation de normes dominantes, normales, il faut toujours refaire sur soi l’équivalent du travail d’écriture de la domination masculine, à la Bourdieu, même si ça peut comporter des éléments que d’aucuns jugeront maso. Ça va aller, kom disent les gens. (PH) –  – * à propos de fredonnement. – Bruno Perramant, Galerie In SituAutre article sur Bruno PerramantMarie-Hélène Bourcier Cahiers du genre –