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L’orque interminable dans les flux immortels de lecture

Fil narratif introspectif/prospectif à partir de : Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Le Nouvel Attila 2023 – Marie-Jodé Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent 2023 – Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte 2023 – Peintures marines de Shim Moon-Seum, galerie Perrotin – Gravures de Lola Massinon et Camille Dufour, Centre de la gravure à La Louvière – une vie de lecteur, une bibliothèque organique…

Le volume en mains, touche magique

Du volume dense et fluide entre ses mains, le texte inépuisable fuit, glisse des pages, s’épanche dans l’espace intérieur, déborde vers l’extérieur ensuite, matière imprimée redevenant oralité sans âge et emportant avec lui son corps-lecteur… Son corps-lecteur, bien entendu, c’est son anatomie biologique, individuée, c’est aussi tout ce qui s’y greffe, le prolonge, les organes subjectifs qu’y font fleurir tous les textes lus – vraiment effectivement lus et ceux encore non lus, ou à peu près-. Ils représentent une masse difficilement contrôlable, étant donné que des parties de ces corporéités textuelles bougent sans cesse, font varier leur sens, stimulent des interprétations contradictoires, plongent dans l’oubli, remontent en pleine lumière, ou passent telles des ombres suggestives, réactives aux flux nerveux du vaste environnement ( passé, présent et futur confondus). Immergées dans les matières terrestres et célestes, elles agissent, elles influencent, elles orientent, magnétiquement, à la façon dont les astres interviennent discrètement dans le cours des événements. C’est un microbiote spirituel, psychique, symbolique, cosmologique. L’effet que lui font tous les livres lus, – et les autres qui s’y trouvent tapis évoqués, suggérés, ou à l’état de promesse-, si nombreux qu’il ne peut plus les calculer ni les différencier de façon précise – (bien que son cerveau continue à en déchiffrer les fragments indistinctement gravés en lui, les impressions qui évoluent, se déforment, se métamorphosent)-, la manière dont ça le travaille exclut d’hypostasier un bagage solide, un ancrage identitaire dans « la littérature » triomphante, majoritaire, qui l’irriguerait à la manière d’un sang noble, d’une appartenance à un sol privilégié, « originel », « premier » en quoi que ce soit, et qui confierait la mission, dans les rares papotages en famille ou dans la moindre conversation de comptoir ou face à la machine à café, de recycler et vendre les sous-entendus et le sous-texte d’apparence inoffensive mais bel et bien piliers de l’universel fondateur et continuateur des entreprises coloniales, impérialistes, toujours avides de renouveler ses héraut banals, quotidiens et délirants, petits dominateurs. Pas un corpus de « Belles Lettres » qui blinde et se charge de transmettre la culture appelant à «  la « naturalité biologique,  aux liens du sang, à l’exaltation de la souche et de l’origine du même titre » (p.129). La bibliothèque accumulée autour de lui, en lui, n’est pas du genre à inspirer des « rapports d’identité » (Foucault). Non, un fouillis inclassable de voix minoritaires, pas rangées, pas classées, un ensemble sans cesse à explorer, arpenter, cartographier, un maquis cacophonique, rétif à toute classification, inaccessible au moindre cadastre colonial. A tel point qu’il se demande souvent comment peut-il vivre avec l’absorption obstinée durant tant d’années de voix différentes, différenciées, « autres » ? A tel point qu’il se retrouve souvent ni plus ni moins au même stade que l’Yvette de Maupassant, adolescente dévoreuse de romans, mais déstabilisée, fragilisée et paumée devant la vie par toute cette « bouillie de lectures ». 

Masse lue, arborescence de différences, horizon d’un universel minoritaire, infusé dans les textes, les littératures singulières

Mais sa bibliothèque, aussi, quelques fois, inspire des cavales sauvages, des promesses folles. C’est quand prédomine le goût qu’elle induit pour les « rapports de différenciation, de création, d’innovation » (Foucault) du fait que chaque «écriture minoritaire » grave en lui le sillon, non linéaire, non binaire, d’une différence. Débrouille toi avec ça. Face aux apôtres qui sanctifient « ce qui nous rassemble » plutôt que ce qui nous différencie ! Chaque sillon élargit et complexifie la structure foutraque de son ossature spéculative. Alors, la polyphonie des voix singulières résonne d’un universalisme de la différence, à venir, un jour, peut-être. Il en émane l’ivresse de « l’anarchie dans son intolérance à la domination et à la normativité policière. L’anarchie singulière (…), joie de tous les désordres qui habitent les gestes qui donnent une forme provisoire et toujours mobile à l’informe. » (« Accueillir », p.138) Formes provisoires en mouvement, c’est son quotidien. S’il comprend que la masse lue voue à la différence, à la mobilité qui déconcerte les proches, à être souvent pointé comme une bête curieuse, à se voir juger « étrange » dans ses goûts, affecté dès lors d’une réputation parfois difficile à assumer socialement, élitiste proche du difforme, quelques fois, et heureusement, il y puise l’énergie d’une étrange espérance, celle d’être une particule d’un futur changement profond des manières de penser que nécessite le monde humain pris dans la nasse du dérèglement climatique. Cette espérance ténue est liée au fait d’accepter de se sentir habité par ce qu’il ne peut se représenter, d’emblée, dès la naissance, redevable à tous les autres, qui font arriver en lui de l’inattendu, les étrangers, migrants, tous les minoritaires, le rendant partie prenante, naturellement, d’une relationnalité transformatrice, celle « d’un sujet habité par l’autre et qui fait lien avec le monde à partir de ce que l’autre fait résonner en lui. C’est un rapport de dépossession et de co-incidence. Pour le sujet majoritaire, cela revient à puiser dans ses expériences minoritaires pour se connecter à l’autre ; c’est apprendre les limites de sa souveraineté et laisser résonner les subjectivités minoritaires avec lesquelles il vit. » (« Sphères d’injustice », p.193) Et si tout ce travail de lecture était avant tout une œuvre de dépossession accomplie d’instinct, sans calcul, sans visée, sans stratégie ? Il n’a pas ingurgité un corpus autoritaire, mais un flux critique, un tissage hétérogène de styles minoritaires, quand écrire rime surtout avec inscrire une différence, du différent, ouvrir chaque fois un nouveau front. Ce qu’il peut créer avec ça, et dont il a besoin pour se convaincre d’avoir une certaine consistance, le pousse à la conviction intime que « toute création individuelle est le fruit d’un travail collectif ». (« Sphères d’injustice », p.236) C’est le chant que lui serine sa bibliothèque foutraque. C’est à partir de cette rengaine qu’il en tire un bien, un patrimoine, mais sur le ton de « l’impropriété », loin de l’acharnement à se rendre propriétaire de ceci ou cela comme seule raison d’être. « L’impropriété ne signifie pas n’être propriétaire de rien mais considérer que ce que l’on possède est toujours un produit collectif. » (« Sphères d’injustice », p.237) Ce qui ouvre, non sans angoisse, vers un autre universel, minoritaire, incertain, à inventer, voire improbable, avec toutes ces voix en lui, hôte de multiples autres, dispersé parmi les trajets de multiples autres, sans bords, sans rivage proprement à lui. Il n’est qu’un contemplatif attentif et sensible aux ondes de ce changement. Ses lectures, échos d’avancées obscures, individuelles et collectives vers un autre monde, l’ont placé dans une métamorphose incessante qui ressemble à du sur-place, et ont fait muter son intériorité en monstre indéfinissable, hybride tentaculaire, tissage de différenciations et d’altérités, nageant dans le cosmos des écritures en perméabilité constante avec le mystère des origines, que réfléchissent tous les êtres, les animés comme les inanimés, humains et non-humains.

L’arrivée de l’Orque, un trop plein

Ce volume dense et fluide, inépuisable par excellence, abîme marin et banc de poissons incommensurable, est celui d’Horcymus Orca, publié par Le Nouvel Attila en 2023. Dès l’instant où ses pages se sont ouvertes à lui, son corps-lecteur donc, en tous sens, a traversé et été jalonné par de fortes zones de turbulence, raz-de-marée, avalanches, glissements de terrain, fossilisation foudroyante. Ce texte-phénomène est venu bouleversé son écosystème de lecture déjà bien expérimenté, roué, et a contraint son exosquelette littéraire à une soudaine croissance trop vaste, trop complexe, non maîtrisable, sauvage, déséquilibrée. Il s’est mis lui aussi à fuiter, à fuir, glisser, s’épancher, abîme marin et banc de poissons incommensurable, retournant vers des stades d’oralités antérieures, postérieures, bref, battant la campagne. Dépassé. C’était, d’un coup, accueillir un texte disproportionné, un « énormtextanimal » précisément, à peine domestiqué, qui déséquilibrait son axe de lecture, monstrueux de singularité, se goinfrait de tous les autres textes lus, les digérait, les régurgitaient, les « relançait », leur ouvrait d’autres perspectives, les noyait dans un nouvel infini de correspondances, de reflets, de mélanges, de recouvrements, de palabres, infini kaléidoscope. C’est loin maintenant, mais ce texte-orque ne cesse de hanter l’abysse tapissé de toutes les pages lues, ondulantes, algues multicolores sur les parois du gouffre où il traquait le sens de la vie (cet antre de l’imagination, microbiote cosmique de son imaginaire).

C’était un trop plein, soudain. Trop plein de tout. Le texte – à l’époque , au présent de la lecture, et depuis, dans le souvenir et le ressassement, dans le clapotis océanique de l’écriture primaire, incessante -, peut le crisper, lui donner des convulsions, des envies de tout envoyer promener comme quand on se perd en forêt et qu’on décide de rebrousser chemin, de couper à travers tout. Il en a encore des cauchemars. Des cauchemars Horcymus Orca. Quand il s’enlisait dans d’invraisemblables « longueurs », surplace végétatif, durant des dizaines et des dizaines de page, le « sous-texte » prenant le dessus sur le texte. Il étouffait, se disait « je ne vais jamais en sortir, voilà, ce texte m’entraîne vers des profondeurs dépressives où je m’enlise, m’ensevelis, digressions sépulcrales. ».

Lecture, peau amoureuse, laitances de naissance, magma charogne

Mais aussi, cet Himalaya de phrases serrées et écumantes lui offre des instants, des ouvertures, des passages – lors de la première lecture, déjà, fulgurante et dans ce « présent de la lecture » tel qu’il s’éternise en lui et engendre résurgences et insurgences imprévues, ni plus ni moins qu’un jeu de marées – où il fond et infuse délicieusement, comme dans ces lignes où le personnage qui cherche à revenir chez lui après la guerre, se fait recouvrir et enchanter par sa convoyeuse, la rameuse Ciccina Circé. « (…) elle approcha la bouche de son oreille, comme pour lui parler en grand secret, s’appuya avec insistance sur son épaule de toute sa longue et large poitrine mamelue, laquelle sembla alors s’ouvrir à la mesure de sa hanche, revenir profondément et se répandre autour, en une blancheur d’écume pareille à la vague qui vient se briser contre un rocher et, éperonnée, s’ouvre en écumant et semble alors l’engloutir et l’incorporer. Il la sentait se répandre et s’épandre autour de son épaule, le long de sa hanche et sous son coude : moite, ample et fluctuante, qui clapotait sous le casaquin lacé à la taille, comme si elle avait accouché le jour même et était encore gonflée et débordante de lait. Mais, pendant ce temps, il se délectait de l’odeur d’huile d’olive de ses tresses, une odeur forte et suintante comme si elle les avait plongées dans une jarre. » (p.363) 

Proximité avec la naissance incessante, toujours là, quand le texte inépuisable approche la bouche de son oreille, lui parle en grand secret. 

Cette blancheur laiteuse qui l’envahit à la lecture, dans laquelle il barbote et s’extasie, lui restitue, à la manière d’un philtre magique, les instants où la peau amoureuse le recouvrait, étendait une couverture magique sous laquelle se réinventer, libérer l’imaginaire, congédiant les automatismes du désir viril pénétrant, instaurant profondément les flottements entre matériel et immatériel, bouillonnement calme d’écume où quelque chose arrive, et rebat les cartes, replonge tout dans l’expectative, le non prévisible, quand quelque chose arrive en lui et que quelque chose de lui arrive ailleurs, en l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer les tenants et aboutissants, ni les retombées ici et ailleurs. Tout ce que l’on peut en déduire est que « de la naissance » se produit, l’incessante naissance de soi avec l’autre. Perdu dans le texte, – dans tous les textes lus, accumulés, rangés, empilés et qui ne font plus qu’une seule multitude monstrueuse -, il côtoie toujours cela, il y a toujours dans les parages, cette zone de naissance, laitances amoureuses d’accouchement de ce qui vient, et le contraire aussi, il y a toujours au flanc du monstre constitué de toutes les lectures en décomposition et recomposition, la blessure ouverte, tantôt presque guérie, sèche, tantôt à nouveau saignante, fraîche, fumante et puis purulente, puant la mort imminente, immanente, la gangrène de néant. De même, la mer infinie qui déploie ce monstre, clapote entre vie et mort, rivages contraires qui résonnent l’un dans l’autre, de l’un à l’autre, au gré des marées montantes descendantes.

Voler/Survoler

La rencontre interminable  – et puis, rétrospectivement, trop brève – avec Horcymus Orca le fit basculer. Quand il y repense, il lui semble avoir la peau sèche, squameuse, piquée de sel brillant, les narines et les oreilles pétrifiées dans l’odeur et le mugissement des marées, les cils perlés d’embruns, la chevelure cheveux et les étoffes poisseuses, dégageant une forte odeur de poissonnerie. Il lui semble depuis survoler d’étranges contrées, à la manière de ce marin ayant souhaité un rite funéraire à base d’oeufs de poisson volant pour que sa salive, ainsi ensemencée, transmette à son âme la capacité de voler vers l’ailleurs, ne reste pas bêtement en rade dans la mort pure et simple. « Attrape une femelle, cherche-lui l’oeuf et étale-m’en un peu entre les lèvres. Désormais, de tous les poissons de mer, il n’y a que celui-ci qui me plaît, celui qui a des ailes. Mon âme, si elle veut, peut en profiter ; elle a des ailes et elle vole, si elle doit voler, elle a des nageoires et elle nage, si elle doit nager. Avec toute cette mer, dis-je, le poisson volant est ce dont j’ai besoin. » (p.453)

Dans le même animal, marin, l’accouchement, la pourriture, nageant, plongeant au cœur de la bibliothèque mentale, native

Permanence des laitances accoucheuses, irriguant et dégoulinant sur sa vaste carcasse littéraire, son prolongement fantasque, cette animalité hors normes, qui vogue en toute l’épopée humaine bruissant entre les lignes de tous les textes écrits, imprimés, depuis ses débuts approximatifs, balbutiant, jusqu’aux figures de la fin qui se rapproche, porte aussi depuis toujours sur l’autre flanc, le cratère de la mort, sa permanente contribution à la vie, ombre sinistre apparue dès ses premières lectures, qui était déjà là avant qu’il ne lise la première ligne, et qu’il a personnalisé au fil de sa subjectivité inlassablement stimulée par ses lectures, et des va-et-vient entre le lu et le vivant, le lu et la mort, au point de devenir sa blessure, son stigmate, sa pourriture prolifique. Blessures de la vie portées comme trophées, entretenues, cultivées pour leurs innovations bactériennes. Et parce qu’elle prouve sa permanence, son toujours déjà-là dans le texte et le sous-texte, cette matière en interface avec la mort induit une possibilité d’immunité, la chance minime d’une part d’immortalité, temps que ça lit du moins, que toute sa masse, physique et psychique, reste irriguée par de nouvelles lectures. Cela, en écho à ce que découvrent les marins ayant planté en vain un harpon dans l’orque majestueuse profanant leur territoire de pêche : « ils découvrirent l’horrible blessure gangreneuse qui lui déchirait en long et en large le flanc gauche, en s’encavernant profondément. » (p.800) C’était une « espèce de caverne » (…), une déchirure telle que c’était comme s’il avait été attrapé de plein fouet par un projectile de petit canon et que le projectile avait éclaté à l’intérieur, et c’était comme si c’était arrivé si longtemps auparavant, que ça paraissait désormais, plus que le flanc d’un férosse vivant, celui d’une charogne de férosse, d’une charogne éternelle que la mer, en même temps, préservait de la consumation et putréfiait. (p.801). Lire, être lecteur, engagé dans la lecture de l’infinie production imaginaire de l’humanité (il y a trop de livres à lire, je n’en absorberai qu’un faible pourcentage ») , c’était d’emblée avoir cette charogne au flanc, éternelle et où fermente l’illusion que la mort est déjà survenue, et a échoué dans son entreprise. « (…) ils scrutaient cette immense masse de chair, cette épouvantable, ténébreuse silhouette aux trois quarts sous l’eau, avec la nageoire supérieure haute et visible de loin comme un drapeau d’extermination, puis ils regardaient au milieu de l’écume ce délabrement sur le flanc gauche et se disaient qu’avec une telle plaie n’importe quel autre que l’énormaninal serait déjà mort depuis un bon bout de temps, serait mort et se serait entièrement encharogné, se serait encharogné et encarcassé, et que l’énorme carcasse se serait dispersée et effacée toute-mer, pas une, mais cent fois : et, en revanche, ça n’effleurait même pas d’un cheveu cet immortel. » (p.801) Et le marin de saluer cette « chose morte qui s’encharogne » et qui est en même temps immortelle : « Nous te saluons, sale immortel. Si ça peut t’intéresser, nous le dirons autour de nous : nous dirons que tu pues la charogne au point de faire vomir jusqu’aux yeux, et que tu sèmes peste et pestilence où tu passes, mais nous dirons aussi qu’avec tout ça tu es réellement immortel. » (p.803)

Et c’est à l’instant où surgit l’orque dans le texte – dans la mer -, qu’il se dit que toute son histoire de lecteur avait quelque chose à voir avec ce genre d’apparition miraculeuse et funeste, avec le désir de voir surgir le phénoménal et d’en être visité, possédé, d’apercevoir semblable animal exceptionnel dans les flots immortels du vivant, et d’en recevoir une part qui deviendrait sienne, en partager la nature hors normes. Bien entendu, il avait déjà plus d’une fois été avalé et recraché par Moby Dick et tenté, à de multiples reprises, de démêler les avatars labyrinthiques d’Ulysse à Dublin, il en était gavé.

La mer de toutes les pages lues agitées par le vent, les marées, les embruns, barrière de corail respirante

Depuis ce temps-là, il se représente sa bibliothèque comme une mer se déversant, à l’horizon, dans le ciel. D’autant qu’il ne l’a plus déployée sous les yeux, les bouquins alignés sur les planches superposées, recouvrant tous les murs, montrant leur dos. Elle est mise en caisses, regroupées, empilées dans les pièces de la maisonnette où il s’emploie à n’être que de passage, engagé dans la « dernière partie de la vie », comme on dit. Prête au déménagement, à la dispersion des cendres, dans l’antichambre de la fin. Elle est principalement à présent une bibliothèque mentale, libérée des couvertures, des reliures, des dos collés, toutes les pages sont à présent libérées, réunies en un seul flot infini, ondoyant, Camaïeu gris de fibres nerveuses ondulantes, harmonieuses, bien que parcourues de « sens contraires », de reflux, de vaguelettes retorses. Cette mer qui déborde du cadre, telle que peinte par Shim Moon-Seup, millefeuilles de tissus vivants et de tissus nécrosés, étoffes mariales et linges mortuaires, ce magnétisme antagonique d’une vastitude dépassant l’entendement. C’est elle qui imbibe les pêcheurs pauvres et leurs familles dans Horcymus Orca,qui la scrutent inlassablement depuis le promontoire, étudiant les faits et gestes du monstre qui s’y dissimule – événement enfin, arrivage salutaire ou fatal, naissance ou mort -, sillage de vie ou sillage de mort, agonie de la bête éternelle faisant corps avec les flots, voire les engendrant. « Ils étaient tous l’oreille tendue, tous en train d’écouter ce sifflement de vent des eaux, ténébreux, étouffé, qui venait de la ligne, tantôt lointain, tantôt proche, et c’était pour tous le souffle tourmenté du férorque, son râle qui ne finissait jamais. Ils l’entendaient chaque fois avec des frissons, et pourtant chaque fois ils l’écoutaient et aussitôt après attendaient pour l’entendre. On aurait dit qu’ils ne supportaient pas de ne pas l’entendre, ne pas l’entendre encore une fois après chaque fois, mais on ne pouvait pas dire qu’ils éprouvaient du plaisir, de la satisfaction ou qu’ils y prenaient goût : ils éprouvaient au contraire quelque chose d’indicible, quelque chose d’obscur et d’indéfinissable, comme une sensation physique à la fois exaltante et mélancolique, un sentiment barbare d’ivresse, de joie, et en même temps d’irrépressible et débordante nostalgie pour quelque chose qu’ils n’auraient jamais su dire, mais qui devait être fatalement quelque chose de différent et contraire à cette exaltation physique, à cette ivresse et à cette joie, quelque chose de semblable à la vie face à quelque chose de semblable à la mort. (…) Quelque chose de plus fort qu’eux, parce que démesurément plus fort qu’eux, plus malade et plus inguérissable, c’était ce souffle de mer, terrible, obscur, regorgeant de fatalité et de catastrophes qu’ils entendaient, et chaque fois au moment où ils l’entendaient, ils espéraient, désiraient de toute leur âme ne plus l’entendre, ne devoir plus jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’entendre, et en même temps, avec un cœur étrange, effrayé, étrangement effrayé, comme si c’était plus fort qu’eux, ils espéraient, désiraient de toute leur âme, l’entendre encore, pouvoir l’entendre au moins encore une fois. » (p.975)

La mer envahie de fatalité et catastrophe, pourrie par le monstre des politiques migratoires

A quoi fait écho, bien longtemps après le corps à corps avec le texte-phénomène Horcynus Orca, le coup d’œil sur deux gravures de Lola Massinon, « Mer » et « Putréfaction », dont les teintes diffèrent tout en semblant représenter la même matière, spongieuse, en transformation vers l’accouchement de formes vives ou celles de la décomposition, les unes et les autres mues par la même nature. Mystérieux coraux de vie ou de mort, solidaires. Oui, dans l’immensité marine de sa bibliothèque mentale, évolue un monstre, tant positif que négatif, pluriel, fait de tous les organes lus, et de plus en plus insaisissable, s’échappant de son corps-lecteur, le laissant progressivement pour mort, partant vers ailleurs, vers autre chose, sans lui, lui survivant, bizarrement. Lui restant tourmenté en ce point où coexiste le désir d’entendre, celui de ne plus entendre, de voir, de ne pas voir. « Ce souffle terrible de mer » qui semble pétrifié dans les peintures de Shim Moon-Seup, sous la forme de soufflets agités, ventilation de l’imaginaire, à l’arrêt. Mais aujourd’hui, le cœur est systématiquement effrayé face à la mer gorgée de « fatalité et de catastrophe », comme jamais, de manière telle qu’aucun marin, depuis l’antiquité, n’aurait pu l’imaginer, à tel point qu’il lui est même devenu impossible de penser au rayonnement vivifiant des flots marins, à son statut perpétuel d’origine du vivant brassant les organismes morts, les régénérant. Ce n’est plus l’Orque magnifique et sidérant de régénérescence qui hante les mers, c’est un monstre bien pire, sans rien de positif, qui démolit même toute possibilité d’imaginer un monstre ambivalent, pluriel, non, là, c’est la Bête univoque, horrible, celle qui cause le carnage des migrations, les innombrables noyés et noyées, les corps échoués sur les rivages « modernes », être bestial dont le corps est fait des politiques inhospitalières, inhumaines, racistes de l‘Europe, fait des corps de tous les « responsables » qui rédigent et votent ces lois meurtrières, qui sèment en surface les vies détruites par ce délire d’extrême droite qui transforme la mer en fosse commune, celle-là même aux sombres entrailles gravées par Camille Dufour, artiste minoritaire luttant, dans les ténèbres, contre l’invisibilisation organisée de ce massacre dont ne manque pas de se réjouir les défenseurs de la race, les croisés armés contre l’envahisseur et le remplacement, dont ne manque pas de se vanter une « misdée » de politiques respectables, au sec . La guerre est prolongée, permanente, aucun héros fuyant le carnage n’est assuré de retrouver un lieu calme, tout l’égare, la métaphore du retour a perdu le Nord, et ne cesse de s’éloigner l’image d’un « chez soi » en harmonie avec la multiplicité anti-guerre, anti-chair-à-canon, profitant de ce travail d’une anthropologie réinventée, lumière fragile multipliant notre monde plutôt que de le rétrécir, et invitant à « se laisser traverser par des pensées indigènes, de se faire intéresser par des djinns ou des esprits, d’accueillir des extériorités » (JL Tornatore, p.128), des forces d’enchantement que brassent les 1355 pages de l’Orque de Stefano D’Arrigo, à travers le corps-lecteur, pénétrant peu à peu dans sa bibliothèque mentale, sans bords, sans frontières, sans fonds. 

Pierre Hemptinne

Les eaux troubles d’une ivresse à l’opéra (avec Richard Wagner)

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Fil narratif de médiation culturelle à partir : Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européeens ? Le mythe d’origine de l’Occident. Seuil, 2015 – Une résurgence de Tristan und Isolde, Wagner, version de Sir Georg Solti – toiles de Vija Celmins (Fondation Cartier, exposition Les Habitants) – Vue de Harlem de Jacob van Ruisdael (Mauritshuis, La Haye) – Un palace – Pline l’Ancien, Histoires Naturelles. Vertus médicinales des plantes potagères – Un céleri rave – Une montée d’ivresse – Yann Gourdon en concert dans l’exposition de Dirk Braeckman (Le Bal/Paris)

ivresse/eaux troubles

Comment il se trouva wagnérien malgré lui, musique originelle hantant désormais ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux, traçant une montée vers tous ses instants de transe 

C’est toujours là que la montée s’est produite, pour lui. À mille lieux des rythmes effrénés que l’on associe généralement à la transe. Plutôt une coulée sonore s’annonçant de loin, d’un point indistinct et dont les fumeroles déchirent imperceptiblement les culs-de-sac quotidiens, laissant poindre une éclaircie, un courant d’air craquelant le confinement ordinaire. Il reconnaît toujours, en annonce de ces instants, l’écho d’une météorite orchestrale dérivant de Tristan und Isolde, depuis une très lointaine première écoute fiévreuse. Peut-être cet écho n’a-t-il plus aucune ressemblance avec l’original et n’est que la sédimentation des premières émotions ressenties à l’écoute de l’opéra, imposant, trop peut-être pour sa sensibilité vierge, fragile, page blanche de l’adolescence. Il s’en trouva marqué à jamais. L’impression première, de plus en plus lointaine et diffuse, s’est transformée avec le temps en résonances intérieures innées, allant du vrombissement des univers oniriques aux ondes mugissantes légèrement discordantes, vestiges acoustiques cellulaires des premiers instants matriciels, fossiles symphoniques. Une sorte de musique originelle hantant ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux. Toujours il la guette. Une rengaine d’ouverture qui, à chacun de ses passages, fluidifie les limites et, une fois évaporée, laisse derrière elle un poignant sillage de mélancolie. Elle surgit charriée par la dramaturgie des amours impossibles et des amants maudits, l’amour plus fort que tout, fugue conquérante d’étreintes célestes et diaboliques entre principes mâles et femelles, mais, à l’instant de la montée, ce n’est qu’un fragile augure elliptique, une éclaircie aurorale par-dessus la métaphysique délirante du culte wagnérien, qui s’extirpe de tout l’occulte aryen, antisémite, musique devenue nazie pas pour rien, s’en différencie et vient quand même de là!  Ne retenant que les sons plus légers qui s’élèvent, bois éthérés, archets au bord du mièvre, ce qui ressemble à de subtils attouchements entre matière et esprit, juste des prémisses, comme en amour ces caresses hésitantes qui cherchent la scansion vertébrale autant que fantômale du plaisir. Ce qu’épousent bien ces traînées de cordes symphoniques qui diluent, étirent et émiettent les thèmes soudain friables et irrésolus, perdant toute assurance homogène et évoquant alors des cieux fuyants, draperies célestes agitées. Avançant puis rechignant, dominatrice puis pusillanime, colonisant l’esprit mais toujours tentée par la volupté des échouages, une musique qui dessine un passage et cherche à séparer les eaux pour permettre de migrer indemne de l’autre côté. Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. Et au cœur de l’auditeur – ce qui l’excite précisément -, ce passage exacerbe toute la masse sensible, pas lune ou l’autre zone plus élitiste. Toute la chair physique et mentale, humectée, innervée, avide d’épouser le mouvement musical et narratif impulsé par un maître, soudain, sous l’effet d’un magnétisme instrumental irrésistible, reflue, emportée en amont du musical ou plutôt, au centre de la musique, sourd et silencieux, un centre aussi effroyablement atone que l’œil du cyclone. Et le vacarme vierge s’installe en lui. Un roulis et un grand déséquilibre de même griserie que ses abandons dans la houle du littoral atlantique, par exemple, entre la vague qui vient de le transpercer dans son agonie vers le rivage et la suivante, immense et éternelle, emportant le ciel et qui l’aspire vers le large avant de revenir s’abattre sur lui, l’agonir d’écume. Presque rien d’aquatique ni même d’aqueux, un choc minéral le criblant de myriades de grains de sels, mitraille cristalline, le laissant étourdi, hébété et exalté. Ce crible extatique éprouvé vague après vague, jusqu’à perdre la notion du temps qui passe, ivresse marine, chant de la houle autant répétitif qu’irrégulier, lui fait un effet de même famille que cette nuée wagnérienne s’éventrant aux pics d’une montagne, s’effilochant, s’emplissant de soleil levant et couchant avant de crever en lui.

Le tracé d’un passage, au sommet et d’une course vers l’horizon

Précisément, le frappe la symétrie entre l’épreuve de cette musique et l’expérience physique d’atteindre un col après des heures de pédalage, quand, la tête près du ciel, il s’identifie avec le fait d’être un passage vers les autres versants de la chaîne montagneuse couverte de forêts. Au moment du relâchement, l’adrénaline pompée cesse d’être absorbée par les muscles bandés, et monte à la tête, inonde les limbes du symbolique, bonheur aussi improbable que le sentiment d’invincibilité, hilarité d’altitude. Le regard plonge du sommet unique vers la multiplicité de ruissellements dans la vallée, la vie est fourmillement mais raccordée en sa seule focale cardiaque, subjective. Plus rien ne semble hors de portée. Et toujours, dans les derniers mètres d’ascension, ses oreilles bruissent de cette partition tapie dans les palpitations de sa pression sanguine, la montée. Et la même bande originale, archaïque car enfouie dans les plis et conques de sa corporéité sans âge, résonne quand un coucher de soleil le dépouille de toute rigidité et qu’il déclame certains vers baudelairiens, non plus comme fantaisie poétique, mais comme réalité tangible, là, durant un instant magique exceptionnel. Car, pressent-il, l’action conjuguée de cette lumière et de la musique intérieure revenue, irrigue la connaissance et ouvre une lucarne dans l’espace-temps, dépouille l’existence terrestre de ses carcans. Ce n’est plus une image naïve, il est vraiment possible de courir, atteindre l’horizon et capturer une particule tangible des rayons solaires. Voici l’élan qui va changer sa vie. « Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite/ Pour attraper au moins un oblique rayon ! » (C. Baudelaire, « Le coucher du soleil romantique »)

L’orchestre wagnérien l’enveloppe en un fantastique palimpseste. Tout au fond, le murmure du commencement. C’est une épopée musicale qui l’a imprégné de toutes les mythologies nocives de langue première, de destin indo-européen supérieur, de berceau de la civilisation. Troublant pathos en héritage. Au fond du déluge wagnérien, OM, voyelle du Cosmos.

Tout se dégage, les fichiers du savoir s’ouvrent sans restriction. Le palimpseste du cerveau tel qu’évoqué par Thomas De Quincey dans Le mangeur d’opium, devient transparent, illuminé à tous les étages, en ses plus infimes replis superposés, une vraie maison de verre. Ce n’est plus un mandala obscur plein de chicanes contre lesquelles se débattre pour avancer et extraire une dérisoire particule de vie, mais un puits lumineux de textes superposés au fond duquel il va déchiffrer la vérité, l’origine et la fin. « Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grossier, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonance. »* C’est un chœur de cette sorte, lustral, qui le souleva, polyphonie de tous les échos de la mémoire, la sienne mais toutes les mémoires éveillées par la sienne, toutes les mémoires des mythes de l’origine de l’univers, dès la première écoute de Tristan und Isolde et, depuis, à chaque réplique de cette écoute, mécanique (avec un disque, un appareil), rituelle (en live, à l’opéra) ou simplement mentale (déclenchée par des affinâtes mystérieuses avec l’invisible, comme si elle tournait dans l’éther et redevenait corps audible selon des calendriers cachés, des mobiles invisibles, des éphémérides métaphysiques). Le palimpseste de toutes ses expériences personnelles, augmentées de celles des proches vivants et morts avec lesquelles son esprit s’est élaboré par sédimentation, les strates labyrinthiques de son activité épigénètique interconnectées avec celles de « Dieu », de la «Nature », en une belle continuité et sans plus rien d’abscons ni d’ésotérique. Gorgé par cette musique qui le phagocyte émotionnellement et l’emplit des brumes immortelles du pangermanisme wagnérien, il retrouve l’émerveillement face au monde à découvrir, la crédulité et l’avidité de s’inscrire poussière dans une glorieuse épopée. Le palimpseste du monde est soudain un diamant sonore de la plus belle eau au fond duquel il entend, en ligne directe, le murmure du commencement. Pour lui, rien que pour lui. L’écheveau des cultures de l’homme et de celles des plantes et des animaux, à travers les millénaires, aboutissant à ce qu’il est, lui, aujourd’hui, il va pouvoir en un clin d’œil jouissif l’organiser en arbre généalogique, limpide et unique. Il croit entendre la « voyelle primitive » tout en sachant qu’il transgresse la raison. Il partage l’ébriété démente des savants égarés avec constance depuis le XIXe siècle dans la paléontologie linguistique, inventant contre toute vraisemblance le mythe d’un peuple premier, d’une langue initiale originelle et homogène, d’un berceau géographique circonscrit, bref, construisant le pedigree historique d’une pureté raciale supérieure, même si, avec le temps, la revendication raciale s’émoussera, se déguisera. Oui, l’excitation irrationnelle d’appartenir à la mythique lignée indo-européenne, d’être partie organique de ce prodigieux imaginaire immémorial, se remet à vibrer en lui au fur et à mesure que le puissant appareil orchestral chamboule son espace intime. Il se revoit jeune adulte fantasque, enivré par ces fadaises, frissonnant, convaincu d’affinités génétiques et spirituelles avec un lointain groupe d’élites entamant la conquête du monde, sans coup férir, par les armes et la culture. Et lui, dès lors, continuant cette conquête par d’autres voies, sur d’autres terrains, sa maigre fiction biographique, tissée jour après jour, convergeant avec celle des grands récits qui biaisent le discours des lumières, comme en un même sang. Toujours et encore le sang ! Et s’il ne peut plus adhérer à la fable indo-européenne, la musique réactive en lui les vertiges qui y étaient liés, mais vidés de leur idéologie, troublant pathos qui exprime le besoin d’échapper un instant à la délibération objective, de réentendre sans réserve l’opéra initial des amours, les premiers sons articulés. « Il en va de même pour les voyelles de la langue primordiale. Le XIXe siècle finit par s’accorder, après bien des discussions, sur trois voyelles primordiales : a, e, o. Puis on tendit à partir des années 1930 à vouloir les réduire à une seule, la voyelle primitive dont toutes les autres seraient issues. On ne peut s’empêcher, devant ces pulsions réductionnistes, de penser justement à l’Inde, où la liturgie brahmanique considère parfois l’onomatopée sacrée Om ! comme la résonance du Verbe créateur, résumant à elle seule, non seulement tous les textes liturgiques du Veda, mais le cosmos lui-même. Cette voyelle primordiale renvoie aux débuts de la grammaire comparée, lorsque l’histoire des langues était aussi celle de l’Esprit humain. La voyelle unique offre un autre avantage, celui de simplifier les problèmes de correspondances phonétiques. Elle est le point-origine idéal, d’où n’importe quelle voyelle peut être librement déduite. »**

Au coeur d’un palace, relents des mythologies eurocentrées, ombres feutrées wagnériennes. Dans la chambre, touchant la vulve, résonne un timbre musical très lointain dans l’atmosphère. Comment la musique d’un opéra, entendue très jeune, intègre une brande-son à vie, se perpétue dans la sensibilité, les émotions, s’incruste.

C’est, en quelque sorte, dans un temple luxueux et fantasmatique où l’on célèbre ce genre de croyance – appartenir à un peuple élu issu d’une seule langue homogène depuis les premiers balbutiements consonantiques – qu’il pénètre en foulant les épais tapis moelleux d’un palace, sous les dorures archétypiques des lustres majestueux. Multitude de points lumineux qui déséquilibrent. Palace où vaquent à leur désoeuvrement mystérieux, détachés des impératifs de la réalité et sans plus se préoccuper de ce qui se passe à la surface des choses qu’ils surveillent néanmoins sur l’écran de leurs tablettes, quelques héritiers fortunés, entourés de leur famille, dépensant l’argent sans compter, mêlés à quelques profanes. Ici, coule l’argent mythique s’engendrant sans travail. Errant dans les couloirs feutrés et les escaliers monumentaux, attentif aux corps et maintiens, aux toilettes et accents, il respire les relents d’une noblesse de sang ou financière, confite dans la mémoire cabalistique d’une lignée première, primordiale, prenant le pas sur toutes les autres. Dans cette caverne fastueuse dont les sols et les parois reflètent d’anciennes splendeurs coloniales, les possédants du monde se reposent, se délassent, entre bar et saunas, champagne et massage, exhibant leur nostalgie des anciens triomphes. Il s’infiltre là en intrus, inévitablement voyeur. Il marche et il entend résonner plutôt le thème des cors, leitmotiv de chasse. Et, dans la chambre capitonnée, caisson douillet loin de tout, jamais l’extérieur ne lui a semblé si amorti et le corps féminin enlacé à lui dans un tel vide silencieux, immaculé. Pourtant, il s’agit probablement de la chambre la plus modeste de l’hôtel, de celles rendues accessibles par promotion d’agence de voyage pour favoriser un peu de mixité sociale. Sur le lit extra large aux draps fins, parmi les élans de tendresse, sa main se faufile sous les vêtements soyeux, touche le ventre nu et les boucles de la toison, et il bascule. Il est dans le périmètre du bois sacré, protégé, soufflé par une suprême accalmie. Encore une fois, comme au cœur de la musique où gît le silence, dans l’œil du cyclone où règne le climat le plus paisible qui soit. Il est libéré de tout stress, de toute injonction compétitive, merveilleusement apaisé, plus rien d’angoissant ne peut resurgir de son passé, ou de l’inconscient, voire de l’inconscient d’autres existences imbriquées à la sienne, comme glissant d’un palimpseste à un autre. Ses doigts effleurent à peine la crête vulvaire que tout son être est comme englouti dans une montagne s’ouvrant sous ses pieds. Il touche un timbre musical très lointain dans l’atmosphère, il glisse dans le feutre feuilleté des violons, cette phrase limpide et simplissime qui ouvre l’opéra, évoquant une réconciliation. Le choc érotique réactive, très loin dans l’inconscient la vibration de la fameuse voyelle initiale. Dans ce genre d’instant, il pourrait y croire. Les lèvres s’entrebâillent, mouillent et dansent, bassin ondoyant décrivant des courbes, des orbes, des pétales, se frottant délicatement contre son doigt introduit, devenant pétales immenses, souples et soyeux. Elles tissent sous ses paupières closes et par transmission des ondulations de plus en plus hypnotisantes, à la manière d’une navette qui saoule, à même la lave de son désir irradiant, toute une végétation foisonnante de motifs Paisley, miroir des grands tapis recouvrant le sol des salons, des balcons et les marches de l’escalier monumental. Une danse intime, accueillante, qui, de ses cuisses largement ouvertes, le reconnaît comme un ultime élu et qui fait qu’à chaque fois, il n’y a plus qu’elle et lui susceptibles de continuer la lignée. Il s’enfouit dans le ventre, il sent et entend, par le biais de la magie fusionnelle et par l’impact flatteur du décorum riche et cossu, la sécrétion des sucs séminaux et vaginaux participer à la machinerie romantique qui entretient l’illusion de corps destinés à procréer les êtres les plus raffinés. Comme si ça venait aussi de lui, ce genre de connerie, empêtré qu’il est dans la traîne somptuaire, louvoyant indéfectiblement dans son pathos à la manière d’un serpent fourbe, traînées vocales et instrumentales laissées par l’écoute de son premier opéra wagnérien. La compromission est partout dans l’imaginaire et ses jouissances. Et alors, se rebeller contre ça, devenir un amant à l’argot vulgaire, aux caresses crapuleuses.

Le point d’origine, le silence porté par la musique. Il en collectionna de multiples occurrences, de par son métier de médiathécaire, au sein de musiques diverses, opposées celle de Wagner. Ce besoin d’opposition le guida vers la différence. Et entretenait l’attachement au premier opéra wagnérien écouté.

Accueillant la musique en lui, cette musique qu’il génère en ces cellules à partir de souvenirs de Tristan und Isolde qui le sillonnent, plus la partition originelle elle-même, mais un remixe concocté à partir de bribes, il se retrouve connecté avec le point-origine. Le silence porté par la musique, c’est cela, se retrouver dans son vacarme silencieux, de la même manière que l’on dit être protégé au centre du cyclone. Et l’effet que lui fait cette musique, depuis qu’elle s’est imprimée, impressionnée dans sa chair neuronale encore fraîche, est aussi rappelé, reproduit et dévié, au fur et à mesure que se constitue sa culture musicale, par d’autres occurrences de factures complètement différentes. Plutôt de celles qui diffractent et révèlent la dimension multipolaire de la voyelle primale, mais qui par ce fait même, par ce jeu de vis-à-vis acoustique, en avive le fantasme, la nostalgie. Le violoncelle de Tom Cora au début de State of Schock, avec le groupe The Ex, quand l’envolée mélodique écharpée jaillit presque improbable, bravache et tremblante, nue, et qu’un instant il croit entendre qu’elle se casse, se désolidarise, et qu’il n’y aura plus rien après l’archet, désintégration en plein vol des sons à peine formés et organisés. Même chose avec les Variations Goldberg, juste après l’exposition du thème bref, nacelle inouïe de sons en suspension et qui, comme les polyphonies pygmées semblent réverbérer les premières cellules du monde. Avant que l’interprète attaque les variations, il y a un suspens, l’auditeur est jeté par-dessus un abîme, dans une immense inspiration qui lui semble gober et évanouir toute la suite, et il se dit qu’il ne pourra, à l’avenir, entendre rien d’autre que ce qui correspond à cette inspiration. La première variation démarre alors, miraculeuse, exultante. Dans les errances, aussi, de Mischa Mengelberg au piano, les sautes d’humeurs erratiques, les changements de ton, de vitesse, de volume, avec chaque fois l’irruption de précipices, d’iceberg mutique, jeu haletant du chat et de la souris entre musique et non musique.

La vieille à roue, au centre de l’exposition de Dirk Braekman au bal, hypnotique, à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral. Jusqu’à voir les paysages de très haut, depuis le vol d’un rapace ou de mouettes dispersées.

Ou encore, dans ce rare dispositif de concert atypique, assis dans la pénombre d’une salle d’exposition dont les murs sont ornés de grands formats photographiques sombres, formes indistinctes, cramées, où il se retrouve en train de regarder avant de l’entendre, un jeune homme accroché à sa vielle à roue – ou celle-ci agrippée au corps du jeune homme à la manière d’une bête fantastique. Il y voit un personnage de Panamarenko actionnant un engin loufoque, poétique, les seuls qui permettent de réellement voler ou d’explorer les fonds marins (ou autres dimensions inaccessibles), à la force du bras moulinant avec une rigueur métronomique, inhumaine, la manivelle de l’engin. Tournis hypnotique. Regardant avant d’entendre et, quand le son lui parvient à l’oreille sans qu’il ne puisse plus rien faire pour l’en empêcher, c’est avec un effet de retard grisant, comme s’il y avait, dans le temps, quelque chose à rattraper par l’abandon de l’ouïe au phénomène extérieur. La rotation du bras, absolument régulière, subjugue, puissante machine folle que rien n’arrêtera. Mais dans quel sens tourne-t-elle ? N’est-ce pas à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral, galaxie de bactéries qui couinent, trucident, copulent, chantent, frottent, frottent, percutent ? Et, en même temps qu’elle aimante tous les sons, la manivelle n’actionne-t-elle pas un autre prodige qui extrait la luminosité des grandes photos exposées autour d’elle, les conduisant ainsi à laisser remonter à la surface les lumières noires qui phosphorent sous la surface des images ? Par là, rejoignant son intuition en entendant Tristan und Isolde la première fois, une intuition que le guida vers une écoute rebelle : « Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. » Et dans le corps du bourdon, dragon immuable et protéiforme, comme jaillissant du chalumeau d’un soudeur, des étincelles de petites notes aiguës ou graves, nettes ou mal dégrossies, éblouissantes, communiquent une impression extatique de petits pans de voûte céleste ouvrant soudain quelques-uns des mystères les plus hauts. Illumination comparable à celle éprouvée le soir au jardin quand, se redressant du sillon où il vient de disperser des graines, il regarde le ciel et aperçoit comme par inadvertance et comme un signe destiné qu’à lui à cet instant précis, une escadrille franc-tireur de mouettes, très haut, presque indiscernable et dont la blancheur d’ange est exhaussée par les rayons du couchant. Ce déploiement pointilliste qui chante, mutique, dans le poudroiement stellaire lui rappelle l’inframince sentier de crêtes, incandescent, que son imagination a tracé dans le corps de l’opéra. Et il en retrouve encore l’effet d’exaltation, exactement, dans le groupe subliminal de volatiles, oiseaux marins et rapaces se chamaillant, au sein du paysage de Jacob van Ruisdael, Vue d’Harlem, ponctuation mate et dérangée à même les draperies nuageuses, presque au-delà des nuages. Une figure nous indiquant de manière détournée d’où a été prise cette vue d’Harlem. Et ces quelques points aériens minuscules expliquent le vertige délicieux qui est la contemplation la toile, se rendant compte que son œil s’élargit en une liberté inégalée jusqu’ici et survole cette campagne sans aucune contrainte, planant avec le rapace. Éblouissement jubilatoire, ivresse panoramique à détailler les champs et les travailleurs affairés sur le chaume, les haies et les bosquets, le hameau rural, ses toits d’ardoises scintillants ou de tuiles moussues, les draps étendus au fil et mollement gonflés par le vent, la lointaine falaise urbaine surmontée d’une cathédrale. Dans la chevauchée onirique de Tristan und Isold, il avait atteint pour la première fois cette sensation de regarder la vie de très haut, d’en distinguer et d’en relier les moindres détails paysagers à travers la longue durée de l’histoire.

Sentier de crête, musical, pictural, qui aspire vers la voûte céleste. La gestuelle microscopique du coup de pinceau. De l’écriture anonyme. L’attention aux choses et l’ivresse de les découvrir.

Étincelles de notes musicales, piqûres perlées surfilant un sentier de crêtes dans l’opéra, sève nacrée de chatte effleurée, points ornithologiques dans les nuages, tout cela est de la matière et de la texture de l’immensité étoilée des cieux nocturnes de l’été. Des échantillons, des échancrures. En vacances, dans les montagnes, où les lumières terrestres altèrent le moins les lueurs des ailleurs cosmiques, quelle jouissance de regarder vers le haut, de sentir son corps s’alléger et lentement s’élever dans des rideaux ascendants de bulles d’argent, comme précisément le Tristan représenté/raconté par Bill Viola, s’évaporant en corps gazeux, assomption cristalline. Ce sentiment d’être si microscopique, insignifiant et pourtant, aspiré dans l’infini, au diapason de l’absolue légèreté et du total abandon de soi et juste ce cordon ombilical immatériel le reliant à l’inconnue et l’absente, quelque part, dans les froufrous d’étoiles (selon la bohème de Rimbaud). La sœur jumelle évaporée dans l’espace. L’impression produite par la contemplation astrologique des nuits chaudes ou celles plus craquantes, très froides, d’hiver, il la retrouve devant les toiles de Vija Celmins. Pas tellement devant l’image peinte globale. Mais se représentant le travail qui consiste à reproduire cette vision sur une toile avec un pinceau, le nombre incalculable de petits gestes attentifs. C’est cela, cette gestuelle méticuleuse et dépouillée qui l’émeut. Il y trouve une ressemblance avec son travail d’écriture quotidien, quelconque, banal, mais persévérant et fondamental pour qu’il continue à se sentir ancrer dans la vie. C’est aussi quelque chose de cet ordre qui le fait fondre de grâce devant les paysages des peintres hollandais. Pas tellement la réussite mimétique de la peinture, sa perfection photographique. Mais, devant la résurgence de paysages premiers, tels que vus pour la première fois – et renouant alors avec un regard neuf, naïf, vierge – sentir dans ses tripes l’attention aux choses que cela demande et la maîtrise tant spirituelle que corporelle d’une technique pour saisir cela avec des pinceaux, de la peinture, une toile. La patience de l’observation et des coups de main, l’amour que ça représente, pour les choses, pour l’activité humaine. Et quand il fouille ainsi la voûte céleste, en vrai ou devant une peinture, toujours au bord de l’ivresse, il n’est plus qu’une sorte de racine, de poulpe végétale qui creuse le sol, la nuit terreuse striée d’éclairs jusqu’au point de jonction où le tellurique n’est que marée se déversant dans le vide, de l’autre côté, s’éparpillant en constellations minérales, rejoignant les voies lactées, le palimpseste laiteux du big-bang. Son être – l’organisme interne/externe par lequel il sent et fait sentir, explore l’animé et l’inanimé, voyage dans toutes les dimensions de l’expérience , –cette chose ressemble alors, de manière saisissante, à l’envers d’un céleri rave tel qu’il le découvre quand il vient, au potager, de l’arracher du sol. Animal insolite, cœur tentaculaire, cervelle à trompes, sonde spatiale parcourant les matières ténébreuses, l’opacité absolue. Spoutnik et mandragore. Et quand il tranche de son canif les racines et radicelles, il garde en main une sorte de satellite archaïque dont la surface est marquée de points de jonction à nu, humide de sève, tandis que le grouillement de petites antennes finissent de vibrer, tombées au bord du cratère de terre.

En contact avec une fermentation millénaire d’une imagination omnisciente. Travail et distance critique avec une emprise musicale trouble, impossible à résilier. Mais abandon aussi, allégresse sauvage, ténèbres inchoatives. Vivre avec.

Cette musique envolée a gravé en lui une ascension chronique qui ouvre les portes d’une prétendue compréhension totale de l’univers. À tel point que, lorsqu’elle le reprend, il retrouve peu à peu en lui le murmure de l’omniscience, il sent bouger en lui, comme une fermentation millénaire, les innombrables gestes et expériences transmis de génération en génération qui aboutissent au catalogue enivrant de connaissances consignées par Pline l’Ancien, grimoire rêvé. « Les bettes de l’une et l’autre sorte ne sont pas non plus sans procurer des remèdes. On dit que la racine de bette blanche ou noire, fraîche, mouillée et suspendue à une ficelle, est efficace contre les morsures de serpent, que la bette blanche, cuite et prise avec de l’ail cru, l’est contre les ténias. Les racines de la bette noire, cuites dans l’eau, éliminent la teigne, et dans l’ensemble on rapporte que la noire est plus efficace. Son suc calme les maux de tête invétérés et les vertiges, ainsi que les bourdonnements d’oreille quand il est versé dedans.»*** Cette même omniscience qui légitima la colonisation. Et cette emprise musicale n’est ni vestige inerte ni archive passive. Elle est l’ombre portée de corps célestes qui sont autant d’extensions de son être caché, dont il ne peut élucider les itinéraires mais qui courent dans l’infini selon des trajectoires précises, tellement loin qu’il perd le contact conscient, n’en perçoit plus que de faibles signaux intermittents. Un contrepoint à sa vie lucide, rationnelle. Mais de temps à autre, elle resurgit, l’enveloppe, se blottit en lui et l’aspire en une nouvelle montée. Mieux comprendre ce qui en régit la révolution dans l’espace fait partie de ses études quotidiennes. Est-il, lui, le satellite de cette comète sonore ou est-ce elle, étoile filante musicale, qui est le satellite de sa trajectoire concentrique ? Ce jeu d’apparition et disparition, l’impact de cette non-matière musicale fusionnant ponctuellement avec son organisme et dont il ne peut élucider les lois, place son existence et son inconscient dans la peau d’un surfeur guettant l’arrivée de la bonne vague sonore, l’oreille toujours aux aguets, toujours déjà percevant, transi, le sillage orchestral de la fabuleuse baleine blanche immergée en ses profondeurs neuronales. Et souvent, rien ne vient, ce n’est qu’hallucination, pense-t-il alors. Mais quand ça revient, que le miracle de la montée se reproduit, resplendissante, alors c’est l’allégresse sans pareille, la parousie païenne (pour peu que cela veuille dire quelque chose !). Après, oui, il sent que la déconvenue est inévitable, et il cède à l’accélération dionysiaque. C’est le déferlement tribal des sons, des rythmes, l’autre versant de l’ivresse, inchoative, vers les ténèbres et leur tombée de rideaux. Retour au sillage mélancolique.

Pierre Hemptinne

(une version de ce texte est publiée dans un ouvrage collectif, à paraître en mai 2015, dont voici les références : Sébastien Biset (dir.), Ivresses, (SIC) Livre VII, Bruxelles, (SIC), 2015. Textes de Sébastien Biset, Antoine Boute, Emmanuel Giraud, Pierre Hemptinne, Tom Marioni, Véronique Nahoum-Grappe. Éditions (SIC). Distribution Presses du Réel. )

* Thomas De Quincey, Le mangeur d’opium (Œuvres complètes de Charles Baudelaire, page 506, Gallimard/ La Pléiade).

** Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? page 509

*** Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Vertus médicinales des plantes potagères, p.973, Gallimard, La Pléiade


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Coups vicieux et hors jeux (Avec Adel Abdessemed)

Fil narratif de médiation culturelle à partir  : Adel Abdessemed, Je suis innocent (Centre Pompidou) – Etienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie (Galilée 2012)

Du terrain au musée, du football à l’art plastique. Un fameux coup de boule devenu monument. Pourquoi fabriquer de telles icônes?

Je n’ai rien à voir avec ça… Je regarde peu ce qui se passe sur les terrains de foot, sinon du coin de l’oeil. Plus exactement – car ce peu est quasiment un voeux pieux -, vu la permanente intrusion du football dans tous les champs d’information et de socialisation, y compris les plus informels comme l’ambiance conversationnelle des transports en public certains jours, je m’accommode. Je me renseigne de loin, homéopathiquement, plutôt que de m’engager dans une vaine opposition et un refoulement radical où l’on se fait rapidement accusé d’être élitiste, anti-peuple. Je ne peux nier non plus une accroche plus organique, lointaines ou souterraines, avec le football, comme le souvenir de courses, de mouvements et d’infimes exploits puérils dans cette prairie magnifique avec son immense merisier et sa vue sur les rochers de l’autre rive de la Meuse où, gamins du quartier, nous nous retrouvions pour taper le ballon, avant de nous égayer pour d’autres jeux sans règles, dans les talus, les taillis, les terrains vagues. Impossible non plus d’écarter les situations de compromissions relationnelles, par exemple des attachements pour des personnes passionnées de football et qui peuvent en parler autrement. Mais enfin, pourquoi cela doit-il surgir immense sur la place publique, au gré d’un fait divers révélant la violence latente et antisportive de ce sport professionnel? Et ce, dans le geste d’un plasticien que l’on dit en vogue, médiatisé, Adel Abdessemed, démarche peut-être racoleuse mais qui complexifie encore la relation à ce sport omniprésent, envahissant. Manifestation toujours autoritaire d’ériger une effigie monumentale qui parle à tous, qui parle de tous, pour ou contre, qui impose aux regards de converger vers le même point d’une esplanade urbaine. Je peste et en même temps j’admire la transformation en sculpture figurative gigantesque d’un choc qui a secoué les imaginaires d’un nombre incalculable d’individus, une onde iconique à l’échelle planétaire, en boucle sur les écrans pendant des jours et des jours. Faut-il y voir l’interrogation impertinente, ironique ou désenchantée, sur ce qui fait aujourd’hui sens commun ? L’œuvre est ambiguë, exaltant la virilité du sport et ruinant les dernières illusions quant à la beauté de l’esprit sportif – des corps exemplaires au-dessus des lois. Incident qui a surpris, scandalisé mais à l’image de ce qui avait pourtant toujours été là (les vacheries, la rudesse des contacts, la rivalité, les enjeux démesurés, le statut de star hors sol). De loin, une sorte de rituel corporel, une presque lévitation et une collision esquissée, là, incontestable et escamotée, volontaire ou involontaire. Combat ou danse, de toute façon il faut être deux. Même si l’on est resté à distance de l’événement originel et de sa contagion médiatique, il n’y a aucun doute sur ce qui représenté, c’est le fameux coup de boule du Mondial 2006, pas besoin de notice, de tourner autour, pas besoin de médiateur. (Contrairement, à ce que prétend le « Guide du visiteur/Centre Pompidou », le contexte n’a absolument pas disparu, il est ancré/encré, il oriente perception et interprétation. II n’a plus, certes, besoin d’être figuré. Cette collision, en aucun cas, ne devient atemporelle, pas encore.)

L’art statuaire induit-il un esprit critique ? Vivre de l’intérieur l’agression virile. Adorer et vomir la dynamique musculaire hypertrophiée, en compétition.

Un bronze hyper réaliste de 5 mètres de haut, aérien et brutal, élégant et vicieux. Il pèse plusieurs tonnes et semble si léger, en danger de déséquilibre. Quelque chose de géant qui transpose en dur l’incroyable impact fantasmatique de la scène. Enfin, en une exagération votive qui me dérange, qui devrait déranger. À moins qu’elle ne soit feinte, la dimension votive ? La précision du rendu, peut-être, est le fruit du regard critique de celui qui a passé à la loupe l’enchaînement des mouvements, pour tenter de comprendre par empathie, de l’intérieur, comment se produit cet entrechoc viril. Reconstituer les faits, faire la preuve que ces deux mâles ne pouvaient que se cogner l’un l’autre, entraînés dans une dynamique musculaire qui les dépasse. La différenciation entre les deux individus, une star et l’autre pas, machines athlétiques de muscles, disparaît sous une teinte d’armure monochrome sombre, mais de près l’on distingue le détail des maillots et la singularité des êtres affrontés, dont les noms sont inscrits au dos des joueurs. Les deux corps sont lisses comme ces statuettes religieuses trop caressées par les croyants qui les prient d’intercéder en leurs faveurs. Ce lisse mat correspond à l’usure du sujet trop vu, trop entendu, trop chanté, trop discuté et commenté pour présenter encore quelque aspérité qu’il resterait à décoder. Reflet de la manière dont les médias épuisent les contenus, les rejettent une fois vidés sans pour autant avoir produit quelque compréhension que ce soit à leur propos. Il n’y a aucune erreur possible quant à la scène reproduite. C’est ce qui fascine et c’en est peut-être même effrayant de voir la place qu’elle occupe dans l’inconscient collectif. Elle a envahi tous les écrans, elle s’est infiltrée dans tous les espaces mentaux. Peut-être commençait-elle à faiblir, s’effacer, et la revoilà en trois dimensions, monstrueuse. Tout le monde la reconnaît avec un sourire amusé. Est-ce alors autre chose qu’une gigantesque anecdote internationalisée devant laquelle d’innombrables touristes rigolards viennent se photographier comme ils le feraient au Musée Grévin ? En ce y compris le joueur italien venant posé devant son sosie statufié et celui de son agresseur.

La sculpture noire pourtant révèle en grand les coups bas qui émaillent chaque match de football. Les autorités institutionnelles de ce sport ont voulu ranger cette oeuvre au placard, la cacher.

Mais ce n’est probablement pas aussi innocent que je le pensais initialement puisque le milieu officiel du football organise des pétitions réclamant le retrait de la sculpture. Le monde du football, à l’instar d’une organisation religieuse qui se sentirait bafouée dans ses principes par la représentation jugée caricaturale de ce qu’ils font subir aux corps, exige la censure d’une œuvre d’art. Il faut que soit caché ce geste haineux parfaitement accompli avec un naturel confondant. Non pas une simple perte de contrôle colérique donc, mais probablement le plus beau, le plus abouti d’une interminable série d’autres coups de pieds, avec ou sans crampons bien placés dans la chair d’autrui, mais aussi de coups de genoux, de coudes et autres vacheries qui émaillent la pratique banale du football. Les traumatismes qui en découlent génèrent un flux important d’activités dans les infirmeries, les hôpitaux, les centres de rééducation et obligent la médecine du sport professionnel à être toujours plus performante. Ce geste est sourd-muet pour nous, accompli comme si les caméras n’existaient pas, comme s’il pouvait fuser sans témoins, échapper aux radars. Dans un angle mort. Mais il ne faut pas oublier l’invisible qui précède le geste et surtout l’inaudible qui enveloppe directement ces scènes d’accrochage. Il faudrait disposer de la bande-son des échanges d’injures qui circulent sur le terrain avec autant d’adresse que le ballon. On en suppose l’existence par quelques témoignages indirects. Elles justifieraient ces actes guerriers qui ont tous des relents d’homophobie, de racisme, d’intolérances communautaires ou religieuses, de jalousie de classes de parvenus, « ta mère », enculé » et autres «macaque » ou « bougnoule ». Et si toute la virtuosité déployée pour attirer l’attention sur la balle qui passe, circule magiquement en de magnifiques mouvements distribués, n’avait comme finalité que l’occultation du vrai but, se frapper volontairement, blesser l’autre !? La sculpture noire fait saillir le négatif de tout le discours lénifiant sur les valeurs intégratives du football, le sport d’équipe comme gestion des conflits intercommunautaires, solution à la violence dans les cités frappées par une économie capitaliste destructrice du social. Le football, de par sa popularité, n’a-t-il pas été désigné comme la voie idéale pour se construire une identité en phase avec les attentes ambivalentes d’une société tolérante, intégrante, en recherche de multiculturalisme !? Au même titre, mis sur un pied d’égalité voire supplantant – même si implicitement considéré comme une solution pour les citoyens de seconde catégorie -, les institutions culturelles, civiques et religieuses. Se substituant quasiment, par le biais populiste le plus fulgurant et le plus porteur de pessimisme pour l’avenir, à ce qui tenait lieu de discours de politique culturelle.

Le stade exalte les nationalismes, le « eux/nous » agressif, comme manière d’exorciser la peur que la mondialisation néolibérale fait peser sur les habitant-e-s de la planète. Le stade au service de l’imposition d’un universel capitaliste

Cette scène héroïque est directement liée, sortie toute chaude ,tête la première, de la matrice d’une énorme compétition mondiale. Le dispositif somptuaire de cette dernière exacerbe, paradoxalement dans un contexte de mondialisation, les appartenances nationales et surtout nationalistes et offre une apothéose planétaire aux organisations de supporters, parmi les dernières institutions bien pourvues de frontières protégeant contre ceux qui n’en sont pas – et permettant surtout de les défier depuis un espace strictement homogène, pur et sectaire, où rien des composantes humaines ne se mélange. Zidane et Materazzi en martyrs de la religion foot révèlent peut-être finalement le négatif du discours dominant sur le foot comme étant ce qui devrait crever les yeux. Un choc sidérant, hérétique, qui sublime ce sport, de manière tout de même abusive (à la manière des prises de pouvoir totalitaires), en symptôme global de ce qui arrive au monde, un concentré crasse de tout le conflictuel entre les peuples et les parties du monde, riches et pauvres, ce qui les a opposé, ce qui essaie de cicatriser et se déchire chaque fois à nouveau, au niveau du local. Et en même temps, ce concentré crasse, totalement déresponsabilisé, infantilisé. Même si c’est donner trop d’importance au football, soit, c’est ainsi. Dans l’économie internationale et vaguement mafieuse du football qui achète des corps – à des tarifs exorbitants proches de ceux pratiqués par le marché des œuvres uniques de l’art le plus spectaculaire -, pour les faire circuler avec plus-value et les attacher à des couleurs et à des terrains spécifiques, les transformer en figures rentables adulées par des communautés en manque de spectacles sacrés – tout simplement de futur -, un quelque chose émerge finalement, serait-ce sous forme de métaphore embrouillée, qui a trait à ce qu’Etienne Balibar appelle les « universalités conflictuelles (universalités religieuses entre elles, et surtout universalité religieuse et universalité civique ou bourgeoise, donc moderne et modernisatrice par rapport aux traditions, aux révélations, aux ascétismes et aux mystiques). » Métaphore embrouillée comme à dessein.

Du foot guerrier à la guerre culturelle.

Je trouve sidérant de pouvoir introduire une histoire de terrain de football comme théâtre d’affrontements et de l’hooliganisme par ces lignes qui ouvrent le chapitre « Cosmo-politiques et conflits d’universalités » d’Etienne Balibar, en n’y changeant pratiquement rien : « Les différends relatifs à l’interprétation du rapport entre cultures, religions et institutions publiques sont bel et bien cosmo-politiques, en ce sens, qu’ils cristallisent des éléments venant du monde entier et de son histoire longue au sein d’un microcosme national particulier, ouvert et instable. Dans les conditions d’aujourd’hui, plus on cherche à fermer sur lui-même un problème « national », plus en réalité on le dénature et on le déstabilise. Telle est évidemment la logique des troubles qui éclatent dans ce qu’on pourrait appeler des « banlieues-monde », où les conséquences des migrations, des diasporas, des colonisations et des décolonisations ont banalisé la rencontre des héritages culturels et des religions, donc leurs conflits, sur le fond de gigantesques inégalités de statut social et de reconnaissance institutionnelle. Mais c’est toute la formation sociale qui est, en réalité, concernée. » (Etienne Balibar, Saeculum. Galilée, 2012)

Quand la rapidité dribble le temps long démocratique… Les oeuvres puissantes d’Adel Abdessemed sont-elles trop « rapides » ?

Le lien entre l’œuvre et cette citation de Balibar peut ne pas sembler explicite, mais le contexte qui confère une telle importance à cette passe d’armes du Mondial 2006 s’imbrique bien dans ce que cernent les phrases du philosophe. Y trouve une chair, une palpitation. Et peut-être que cette thématique ainsi balancée peut servir de cadre réflexif pour aborder d’autres œuvres d’Adel Abdessemed, carcasses de voitures, barque échouée de migrants désespérés, Christ en barbelés acérés (…) pour déjouer la méfiance qu’elles m’inspirent en semblant trop proches, trop immédiatement liées aux actualités et à l’industrie des visuels pour télévision et donc comme compromises par le fonctionnement sensationnaliste de l’actualité façadiste. Comme trop réactives, prisonnières d’une exigence « en temps réel », « pour être dans le coup », selon le même processus qui désynchronise le politique et sa mission première de penser en profondeur un projet de société commun.  « La désynchronisation prend la forme d’une hétérogénéité radicale des temporalités auxquelles la politique ne parvient plus à faire face : accélération des sciences et des techniques (notamment de l’information et de la communication), temps court de la décision politique, rythmes de la délibération démocratique et du débat social ou sociétal. Le souci de la rapidité, de la réaction « en temps réel » l’emporte sur la construction de projets à long terme et les décisions politiques apparaissent plutôt comme des réponses politiques circonstancielles à des pressions extérieures, au nombre desquelles il faut évidemment compter celles qui, émanant des médias, entendent transformer chaque décision en « nouvelle de dernière heure ». la distorsion croissante entre le temps long de la politique délibérative et le temps court de la politique décisionnelle creuse encore le paradoxe puisqu’il faut décider de plus en plus vite de ce qui va entraîner – notamment en raison de l’accélération technologique – des effets à très longue portée. » (Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Seuil 2012)

Guernica touche une nouvelle dimension universelle en intégrant le massacre de tous les nuisibles non-humains, la dénonciation de toutes les hécatombes qui ruinent la biodiversité.

Si la configuration des œuvres exposées au Centre Pompidou accrédite cette impression d’une constellation de coups rapides, l’artistique percutant d’urgence et en temps réel ce qui passe à la une des prompteurs, certaines installations donnent à l’ensemble le recul d’une respiration critique plus ample. Au moins, un doute. L’intervalle entre les œuvres, le réseau de sens parfois même conflictuel entre chaque intervention atténue ce qui pourrait être pris comme de la gratuité et esquisse la possibilité d’une dimension plastique plus profondément délibérative, politique. Il y a d’abord Who’s afraid of the big bad wolf ?, « cet immense bas-relief composé d’animaux naturalisés (qui) renvoie simultanément au martyre de Guernica et aux rêves d’enfance (la peur du loup, les peluches carbonisées)… » (Guide du visiteur, Centre Pompidou). Le geste peut sembler simpliste de réaliser un équivalent de Guernica mais transposé en un massacre d’animaux ? Pourtant, cela relève de la même façon d’habiter le monde, basée sur des massacres de ce qui gêne, que ce soit une catégorie d’humains ou de non-humains décrétés nuisibles, voire de la nature tout entière. Et là, soudain, car pour l’oeil qui s’y heurte, c’est soudain,  voilà un enchevêtrement orgiaque et diabolique de carnassiers massacrés, démantibulés, et plus exactement de cette bête qui terrorise particulièrement l’homme depuis des siècles, le loup. Ça jubile – le loup est exterminé, inoffensif à jamais, trophées paillasses dont je peux cramer le poil à l’aise – et ça grince – quel désastre, quelle destruction aveugle et sadique du vivant pour une simple phobie, la construction maniaque et séculaire de la peur du loup. En fait « d’aveugle », le bas-relief est parsemé d’yeux fixes, billes de verre qui semblent vivantes du fond de leur au-delà. Et en fait d’animaux empaillés, même si j’ai lu de nombreux commentaires selon quoi l’œuvre serait constituée exclusivement de loups, l’ensemble est plus mélangé, il y a ici ou là des groins pas très canins, des oreilles de lapins, des têtes de bouquetins (ou chevreuils ou biches) affolées. L’ensemble est sans âge, de loin on pourrait imaginer la paroi obscure d’une grotte, sculptée, moulée, ou une tapisserie miteuse, remisée dans les greniers d’un vieux château, à la gloire des loups-garous, ou encore l’impression confuse du premier regard balayant l’intérieur terreux d’un ossuaire, refusant quelques secondes d’identifier ce qu’il reconnaît pourtant. Mais la simplicité du détournement de sens d’un tableau hyper célèbre a aussi l’évidence de rappeler que l’horreur des hécatombes doit être considérée, et de plus en plus, à l’échelle de l’ensemble du vivant et plus uniquement dans les limites de l’histoire humaine.

Impeccable, imparable, poignante, la barque des migrant-e-s. En sursis. Ballottée par toutes les histoires impériales de l’Occident et de ses Lumières.

La barque d’émigrants échoués, probablement morts en mer ou repêchés in extremis, est suspendue en l’air comme portée par la grue du chalut qui l’a extraite des flots. Mais aussi comme ces barques représentées ou exhaussées telles quelles dans la nef centrale de certaines églises ou chapelles côtières, en souvenir de marins perdus en mer. Ex-voto ambivalent qui attise la culpabilité (dans la mondialisation nous sommes tous liés les uns aux autres, nous sommes tous complices des forfaits d’une économie dont nous tirons un meilleur profit que d’autres). L’œuvre a ce geste charitable (dans le bon sens du terme) de créer une égalité entre « nos » marins avalés par les flots et ces « marins » d’un nouveau genre qui s’embarquent par désespoir en espérant accoster un meilleur monde, le nôtre (autrefois, c’est « nous » qui expédions des explorateurs/colonisateurs/marchands d’esclaves vers de possibles rivages prospères). Ce sont des marins de même valeur dont le sort doit nous affecter comme relevant de la même histoire universelle des migrations et être célébrés avec les mêmes soins. Du coup, la barque débordant de sacs-poubelles informes – une cargaison d’existences sans valeurs, de corps bons à jeter, détritus d’une humanité qui n’a plus de place pour tout le monde  -, malgré son évidente photogénie et son raccourci esthétique, frappe autrement plus juste. La place d’où l’on regarde est bien définie : nous ne sommes pas dans la chaloupe, nous ne faisons pas partie de ceux qui confient leur destin à d’aussi improbables esquifs et c’est la raison pour laquelle il est difficile de considérer l’objet, là, comme une œuvre d’art légitime pouvant être achetée, revendue, prêtée à différents exposants, au bénéfice d’un seul, artiste ou collectionneur d’art. L’œuvre est au croisement de quelque chose déjà trop montré, trop vu et d’une autre chose irreprésentable. En même temps, la relation esthétique à ce drame actuel des flux migratoires, rendu presque banal, indolore et invisible par la couverture médiatique, parce qu’elle pose problème en activant le plaisir ici déplacé de trouver beau ce qui ne peut pas l’être, favorise une autre réflexion, complexe, incluant cette part de culpabilité mondialisée. Sollicitant tout l’appareil du sensible grâce à la portée métaphorique de la mise en scène qui nécessite plus d’engagement pour sentir ce qu’il y a là devant que ne l’exige le défilé télévisuel d’images horribles, l’œuvre d’Adel Abdessemed permet de dégager la longue généalogie historique de cet épisode épouvantable de l’actuelle mondialisation : « Il n’y aurait pas de société mondialisée s’il n’y avait pas eu un procès pluriséculaire de « mondialisation du monde » dont les forces motrices ne furent pas seulement des processus capitalistes anonymes d’accumulation et de marchandisation, mais des histoires d’empire, de colonisation et de décolonisation ou de néocolonisation – donc des histoires de maîtrise et de servitude. Mais il nous faut aussi étudier dans sa composition propre le mixte social, culturel et religieux qui a été produit par cette histoire et qui, désormais, se développe en enjambant les vieilles frontières. » (E. Balibar, Saeculum, Galilée 2012)

Un Christ multiple. Groupe de « torturés » rachetant les horreurs de la gouvernance mondiale. La religion comme bombe à retardement.

Les sacs-poubelles expédiés, sans vergogne, en mer pour y disparaître, voisinent avec quatre crucifiés tressés de barbelés hérissés de lames de rasoirs. Cette série s’intitule Décor, un titre qui détourne l’attention de la spécificité du représenté en suggérant qu’il soit considéré comme un matériau, spirituel et physique, une institution qui nous enveloppe de son tranchant et que nous enveloppons fatalement du nôtre, qui caractérise surtout la pièce dans laquelle nous jouons, au quotidien, toujours confrontés d’une manière ou d’une autre aux résidus incarnés de la parole du Christ (des croyants, des croyances, des incroyants). C’est une image redoutable de la passion jamais apaisée, non plus quelques engins de torture localisés, comme une couronne d’épines perçant la peau et l’os des tempes, mais un corps entier fait de réseaux aiguisés qui lacèrent l’ensemble de son pourtour et de fond en comble. De ces fils qui partout dans l’histoire moderne ont servi à isoler les populations, à asservir, humilier, rayer de la carte. C’est aussi le tableau de suppliciés enfermés dans l’irrésolution de leurs tourments – et donc des nôtres car, à l’image du Christ dont ils imitent le calvaire, ils prennent sur eux ce qui du religieux nous tourmente – puisque leur porter secours reviendrait à se couper, perdre soi-même des lambeaux de chair, s’amputer. Ils ne sont pas à prendre avec des pincettes. Cela donne une idée assez juste, horrible, du problème insoluble que le religieux en crise, comme une bombe à retardement, pond actuellement au cœur de l’évolution du monde dont la modernité repose sur la laïcité, en s’emparant partout des corps pour les déchirer : « Il est vrai cependant qu’un thème qui n’est jamais indépendant du sexe (ou du désir qu’il structure) traverse en un sens toutes les différences anthropologiques et la question sans cesse déplacée à laquelle elles donnent lieu : c’est le corps comme puissance vitale et surtout comme instrument ou enveloppe d’une âme qui l’enveloppe à son tour, comme beauté et obscénité ou abjection, comme condition « vulnérable » (Judith Butler) ou « asservie » (Bertrand Ogilvie). De sorte que peut-être j’aurais dû – en pleine continuité avec le débat sur le trouble que le voile islamique a produit dans l’institution séculière – poser que ce qui fait problème dans et pour la religion, mais aussi par elle, c’est l’usage signifiant du corps par des sujets, toujours évidemment dans le cadre d’une certaine « perception » réciproque. » (Etienne Balibar) Ce qui me frappe, néanmoins, c’est l’alignement de quatre christs, sans leur croix. Non pas « le » christ mais un multiple de « sauveurs du monde », de torturés «rachetant les péchés du monde » par leur dernier souffle sur une croix. Ce qui va à l’encontre du principe d’un rédempteur unique et atteste que cette passion extrême et sinistre est attendue de beaucoup, au même titre que certaines causes formant de jeunes corps à s’épanouir en terroristes kamikazes. Prosélytisme funèbre.

L’expérience esthétique, l’émotion du « beau » pour mieux mesurer la dimension sociale et politique de l’injustice, prendre parti. L’espace muséal n’est pas neutre.

Dans la même salle, les carcasses de voitures brûlées, symbole de poussées insurrectionnelles qui secouent ponctuellement les banlieues – là où pourrissent et fermentent localement les dividendes négatifs de la mondialisation, économiques, communautaires, religieux, laïcs -, complètent le diagnostic. Ce ne sont pas les épaves authentiques, martyrs automobiles qui auraient été récupérées, déplacées et recontextualisées à la manière d’un ready made. Ce sont des empreintes, leurs doubles symétriques. Elles ont été reproduites à l’identique par moulage et passées au four, cuites. Là aussi, le rendu est magnifique, aboutissement d’un savoir-faire méticuleux et je rabroue un élan admiratif vers ces surfaces et volumes géométriques, cabossés, de table rase, d’objets dépossédés de toutes ses fonctions, rendus étranges. Prêt à devenir n’importe quoi, selon l’imagination. Par rapport aux cadavres issus d’un vandalisme spectaculaire, s’agit-il d’une version aseptisée ? La distance que le processus de création instaure entre l’original et sa copie artistique, implique de se coltiner l’objet brut, la matière première calcinée et d’imaginer les techniques de translation, implique de penser réellement au fait social représenté. L’esthétique, la relation à la possibilité d’un beau dans ce qui ne devrait pas en comporter selon la morale, oblige à revenir à l’essentiel via une expérience sensible, à distance. Et se mouiller. par son ressenti, prendre parti. Cette opération n’est-elle pas une passe nécessaire pour transformer le résultat d’un acte qualifié unanimement de grave délinquance et donc nié, bâillonné au niveau du sens et des responsabilités à partager politiquement, en image « universelle » d’un dysfonctionnement sociétal, plus large et grave, à prendre en considération et à réfléchir ? Ce que rend possible quelques fois l’espace muséal  – et qui peut être sa fonction principale – par une mise en scène politique du sensible. Autrement dit, la première réaction qui consiste à s’insurger « ah non, c’est trop facile, prendre ces voitures ruinées, superbement réduites à l’ossature minimale, comme objets esthétiques, trop facile comme acte, trop simple comme geste à prétention politique » est peut-être orientée par le refus instrumentalisé de regarder vraiment ce que signifient ces voitures incendiées, de s’arrêter à l’inqualifiable dégradation violente d’un bien privé hautement symbolique, en refusant de penser plus loin.

Le jeu des commentaires sur le travail d’un artiste, intégrés à l’oeuvre, au face à l’oeuvre, à l’expérience esthétique

(Je n’avais pas l’intention de m’épancher autant sur le rassemblement de ces quelques pièces d’Abdessemed. Je ne croyais pas que leurs traces en moi allaient susciter autant de mots, de phrases, de recherche… Sans nier le talent manifesté dans la lecture de l’actualité et le don d’en relier politiquement des faits saillants à une histoire artistique et spirituelle, son travail me donnait l’impression d’une fulgurance opportuniste, parfois de brillant gadget plastique. En lisant plusieurs articles dans la presse et sur Internet, dont un blog des Inrockuptibles, il me semble avoir retrouvé trop systématiquement le penchant à douter de la sincérité de l’artiste, un plaisir à accentuer les contradictions entre engagement politique et son statut de vedette du marché de l’art. Comme si la contradiction était un problème en soi. Mais personne ne mettait à l’épreuve – dans ce que j’ai lu du moins -, cette question de la contradiction, en s’y impliquant. J’ai alors considéré ces dénonciations comme très caricaturales, aucun des commentateurs n’engageant un senti personnel, colportant finalement des accusations déjà formulées, en circulation, pour en tirer le bénéfice d’une attitude critique toute faite. Cela m’a conduit à remettre en cause ce qui, dans ma perception, relevait partiellement du même doute.)

Innocence immolée? L’art moderne peut-il être sincère et insurrectionnel ?

La signature de l’exposition est une affiche où l’artiste, léché par des flammes – à moins qu’elles ne jaillissent de lui ? – évoque ces fanatiques désespérés qui s’immolent pour donner droit de cité à leur cause, propager la révolte en d’autres corps semblables au leur. Mais Abed Abdessemed reste impassible, le feu ne l’atteignant pas, même plus, il ne semble pas remarquer qu’il flambe. Forcément, «Je suis innocent » déclare l’affiche, l’air de dire, « si ça brûle, je n’y suis pour rien, je ne joue pas avec le feu ». Le parallèle avec l’immolation permet de différencier le régime de l’art : dans le cas de fanatiques qui cherchent, par désespoir, à propager au sens propre le feu qui les dévore au figuré, religieusement, il y a passage à l’acte avec conséquence extrême. En réaction, l’affiche dit que l’art moderne devrait pouvoir avoir les mêmes effets insurrectionnels, sans destruction du vivant, selon des processus critiques séculaires en chaîne. Contagieux. L’image et le titre renvoient aussi aux procès en sorcellerie dans un parallèle facétieux avec l’accusation d’insincérité et de pacte avec de riches collectionneurs «de droite »  : on brûlait les sorcières, ou plutôt on les soumettait à l’épreuve de feu afin de vérifier si oui ou non elles étaient vraiment filles du diable. Réduites en cendres, elles appartenaient au Mal. De chair ignifugée, elles étaient filles du Bien. Peut-être ?

Pierre Hemptinne – Je suis innocent au Centre PompidouLes Inrock Coup de boule