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Boîte noire entre lignes amies et ennemies

Fil narratif à partir de : Selva Aparicio, At Rest, Beaufort 24 (Nieuwpoort) – Jef Meyer, Untitled, Beaufort24 (Middelkerke) – Didier Fassin, Anne-Claire Defossez, L’exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière », Seuil 2024 – Lucy+Jorge Orta, Gazing Ball : reflective dialogue, Beaufort24, Middelkerke – Georges Didi-Huberman, La fabrique des émotions disjointes, Minuit 2024 – Joëlle Léandre (solo), Zurich Concert, 2023

Pensée bêton, pensée bunker. L’imaginaire du littoral inséparable de ses vestiges de guerre, des jeux d’enfants qui y défendaient des frontières

C’est un Lego de bêton, brut de décoffrage, abandonné dans le sable. Tombé du ciel. Ou accidentellement décroché de la grue qui s’apprêtait à l’encastrer dans la grande muraille de building érigée face à la mer, rempart immobilier, ferme, radical et cupide, entre le sauvage et le civilisé. Un module de l’artificialisation démente et continue de la côte belge. Une cellule de la pensée bêton toujours conquérante. Chue. Abandonnée. Neutralisée. Ou est-ce un piège ? A la base, une ouverture ogivale, basse. La franchir plié en deux, c’est, pour lui, pénétrer dans un caisson mémorial. Les bruits extérieurs sont filtrés, amortis, non pas occultés mais réduits à l’essentiel, juste ce qu’il convient d’entendre. Il y règne une pénombre de cellule spartiate, survivaliste même. lL lumière vient d’en haut, spirituelle. Hors du temps. Entrailles où se replier durant la grande catastrophe. Attendre que ça passe. Dès qu’il s’y accroupit, la posture ravive d’innombrables souvenirs. Et d’abord, cette évidence ahurissante : l’idée de littoral a toujours été associée, en lui, à celle de bunker, héritage de la guerre et de ses vestiges. Quelle pollution mentale ! Toutes les heures qu’il a passées à jouer dedans, malgré les interdictions, à explorer ces décombres guerrières, lui reviennent. Se défendre, en imagination, contre l’ennemi, résister, lutter pour qu’il ne puisse envahir notre territoire. Tenir coûte que coûte. Incroyable comme jouer à la guerre a toujours consisté, pour lui en tout cas, à (se) raconter des histoires, par-là s’inculquer les récits héroïques où chasser l’agresseur relève de l’ordre vital. A se graver dans la tête les logiques patriotiques de territoires ancestraux, à faire passer en soi toutes les variantes de la démarcation entre eux et nous. 

La tour de guet, partout, malgré du bleu optimiste

C’est aujourd’hui, par le geste artiste de Jef Meyer, une tour de guet sommaire, légèrement de guingois, qui rappelle l’obligation dogmatique d’ériger un mur contre les autres, le besoin labellisé vital de fortification protectrice. La frontière est désormais, justement, partout, selon les États et leurs incantations populistes contre les flux de migrations soi-disant illégales, cultivant les dérogations à l’espace Schengen au nom de la lutte anti-terroriste et anti-grand remplacement. Dès lors, de façon sournoise, chacun est sommé d’y apporter son bout de rempartd’architecture de veille, de prouver par là le bon choix identitaire. A l’entrée, une niche où se tenir, s’abriter, se remplir de son rôle, se glisser dans la peau d’un veilleur, habituer ses sens. Un escalier étroit. En haut, un poste d’observation. Tourné vers les flots. Ces flots où meurent des milliers de migrants, cherchant désespérément, obstinément et légitimement, une terre d’accueil. Une fois grimpé là-haut, devenu vigie, de quelle nature sera le regard porté vers la frontière marine ? Le cas échéant se tournera-t-il vers le cri d’alarme ou l’impulsion à porter secours ? Quelle chanson ? Verra-t-il poindre un autre danger plus grand, plus imminent ? 

Serait-ce un modèle personnalisable de tour de guet, mis en démonstration sur la plage, en essais libre pour tous les vacanciers, pour jouer au garde-frontière bénévole, susciter des vocations !? Ils pourront ensuite l’acquérir, la faire couler chez eux, d’une seule pièce dans un moule portatif, au milieu de leur jardin ou au pied de leur immeuble. De cette manière, universaliser l’identité de garde-frontière, sans cesse vigilant quant à ce qui peut et ne peut pas s’y passer. Tout cela, tout de même, fabriqué dans un matériau qui participe au saccage des ressources naturelles (l’empreinte carbone du bêton est colossal et il est consomme du sable qui se raréfie). Les logiques frontalières, répressives, sont en phase avec les pulsions extractivistes, l’économie qui exténue la nature, même combat !

Cela pourrait être aussi, se dit-il après coup, longtemps plus tard d’ailleurs, un abris sommaire pour l’étranger échoué, quel qu’il soit, se reposer dans le sable sec de la chambre d’en bas, et puis en haut inspecter les environs, voir où il a échoué, prendre de premiers repères, s’orienter. Ca lui effleure l’esprit, un reste de penchant optimiste, mais franchement, ça ne saute pas aux yeux !) Même si finalement, engagé dans l’escalier étroit, principalement, ce qui l’illumine et qu’il retient, est une formidable flaque d’azur dense, libre, une arabesque bienveillante remplie de bleu, inespérée, libérant un désir d’ascension, rompant avec le sinistre de ce qu’évoque l’ouvrage.

Chasse à l’homme, tous collabos ? Quand le désir et le plaisir de traquer supplantent les lois

Le sinistre de l’ouvrage est inséparable de la politique migratoire actuelle. C’est exhiber sur la plage, moulée à même l’inavouable des fantasmes d’insécurité, la tour de garde, le mirador de chasse que, de façon latente, le pouvoir place au centre de son appareil mental, cheval de Troie d’une société occidentale xénophobe qu’il inocule en chaque citoyen. Par le fait qu’en permanence, soi-disant la protection de la société civile nationale, aux frontières de l’Europe, réelles et fictives, d’autres humains sont persécutés, humiliés, refoulés, renvoyés dans l’indigence meurtrière. « Le renforcement du contrôle aux frontières européennes se fait au prix d’un aveuglement sur les violations des droits, les sévices exercés et les violences perpétrées. L’externalisation de la lutte contre l’immigration dans des pays aux régimes autoritaires est en réalité l’achat de la répression des exilés hors de vue pour les nations européennes. Enfin, la condamnation des passeurs fait porter sur eux seuls la responsabilité des drames provoqués par la multiplication des obstacles à la circulation en exonérant les pays qui les dressent à leurs frontières. » (p.189) Il n’a cessé de se demander jusqu’à point il lui était possible de résister à la contamination, omniprésente, à la peste qui gangrène les esprits, cette sorte d’unanimité de plus en plus sacrée contre l’étranger, ce bon sens délirant qui ne cesse de répéter qu’il faut « faire quelque chose contre la migration illégale », dans quelle mesure échappe-t-il encore à la complicité – la collaboration – avec la chasse à l’homme organisée, institutionnalisée, systémique, au postes frontières de l’Europe ? Chasse à l’homme que tout le monde sait être menée, sans le savoir, parce que c’est le prix à payer pour la tranquillité, pour préserver l’ordre établi (selon la propagande de Frontex). Car, le discours officiel a beau seriner que ce qui se passe n’est rien d’autre que l’application des lois, « cette lecture strictement rationnelle laisse toutefois échapper une dimension particulière, émotionnelle, de ce qui se passe en montagne lorsqu’un agent se cache pour surprendre des exilés, qu’il les éblouit de sa lampe, qu’il leur court après, qu’il les attrape, qu’il les conduit au poste-frontière. Il y a plus que de la satisfaction du devoir accompli, il y a, dans l’action elle-même, une forme de jouissance qui peut conduire, chez certains, à des violations de leur déontologie et même de la loi par des brutalités, des insultes, des menaces. Comme l’écrit Grégoire Chamayou, « si l’action policière trouve sa justification principale dans le respect de la loi, ce qui l’anime en pratique, c’est tout autre chose : le désir et le plaisir de la traque, par rapport auxquels la loi apparaît comme une entrave à son plein épanouissement ». » (p.204)

Un refuge, près de la ligne de front, un espace de soin dans le tumulte des passions, avec Selva Aparicio

Koolhof wandelpad. C’est là qu’il se transporte en pensée chaque fois que les angoisses embrouillent lignes de vie et lignes de mort, amies et ennemies, au point qu’il ne semble plus y avoir de lendemain. Là, le nœud des émotions laisse affleurer librement son écheveau complexe, entre nature et culture, passé-présent-futur, se rend disponible pour la pensée, fait coïncider action de raisonner et contemplation du paysage. Une pièce d’eau. Berges et roseaux secs de la saison passée. Au loin une idée de passerelle. A gauche, un pont de brique sur un bout de canal. Un talus couvert d’arbres si tendres et immatériels en ce début de printemps. Feuillage de gouttelettes de vert lumineux, liquide, soufflées par le vent, agglutinées aux branches. Et l’infini des polders. (Hier, il a pédalé des heures dans ces polders, en pleine tempête, concentré et accroché à son guidon, peinant à rester en équilibre, haletant, avalant les rafales, dévorant des yeux les horizons lumineux traversés d’ondées violentes et, aujourd’hui, balayant du regard ces étendues, alors que le calme d’après tempête s’installe,, il a l’impression de regarder ce qu’était son intérieur à lui, hier, éperdu pédalant, infini. De la même manière que dans les paysages d’arrière-plan des peintures flamandes, il lui semble contempler les confins de son espace mental, jusqu’aux lointains où il se fond dans l’ailleurs et où l’ailleurs se glisse en lui. Expérience vécue selon une variante moderne dans un parc à Middelkerke, avec la boule-miroir placée en l’air par les Lucy et Jorge Orta, où s’apercevoir infime dans le paysage de l’entre ciel et terre.) 

Ce lieu, à la limite de Nieuwpoort et de la plaine de l’Yser, est devenu un refuge, un espace de soin, grâce à l’installation de Selva Aparicio, pièce de métal, monumentale mais pas trop, – on dirait de loin juste un écran de rouille à franchir pour renouer avec la consistance de l’invisible -,  où viennent s’articuler les éléments particuliers de ce territoire de mémoire, pour en extraire une résonance pluriverselle, ouverte. C’est pourquoi ce panorama, en principe limité, semble sans fin, comme mis en abîme. Là, sur le pont et continuant sur le talus caché par la végétation, s’étire un vestige traumatique, une ligne de front effroyable, cicatrice des hécatombes de 14-18. Redoutable spécimen de frontière séparant/aimantant les forces ennemies. Où se mesurer, en découdre, prouver qui est le plus fort. Une ligne transformée en pèlerinage mémoriel et ruminer toutes les facettes du « plus jamais ça ». Une ligne dont chacun découvre porter en lui un bout de cicatrice, marque de ce que l’on ne veut plus voir revenir. Plus jamais le patriotisme à la con, plus jamais le nationalisme guerrier, plus jamais les expansions impérialistes ! A côté, un havre de paix s’est implanté, une réserve naturelle, célébration des vertus réparatrices de la nature, dès lors que les énergies humaines s’emploient à la protéger plutôt qu’à la détruire. Déjà ainsi, à travers les différentes temporalités – histoire humaine, histoire géologique -, s’entrecroisent en ce site lignes de mort et lignes de vie. 

Boîte noire rouillée où s’enchevêtrent lignes de vie et lignes de mort

En ce croisement, en arrivant, désormais, un cube de métal sans âge, fondu dans le décor, aveugle et hermétique, sorte de boîte noire du destin de l’humanité, capte le regard. Rien d’intrusif, une présence engendrée par les humeurs du lieu. A l’approche, elle s’ouvre au verso comme un coquillage, se révèle triptyque aux panneaux couverts de nervures accidentées, marquées ou effacées, multidirectionnelles. Palpitantes ou léthargiques. 

L’artiste a moulé les paumes d’habitant-e-s de la région (Nieuwpoort), les a coulés soigneusement dans de petits pavés de bronze. Autant de petits saint-suaires de mains où s’imprime ce qu’elles ont empoigné de la vie, caressé, ouvragé, lâché. Bonheurs et malheurs. Il y a quelque chose d’art mortuaire en ce que ces dessins, stylisés, évoquent ce qui perdure, ne se décompose pas, ce qui, des disparus, reste, marque, se transmet, et affirme qu’il est important de se souvenir de tous et toutes, de garder les traces de chaque existence. Chaque vie compte. Mais enfin, il ne s’agit pas uniquement de gestes techniques d’une sculptrice. Principalement, avant tout, c’est un engagement relationnel. Une procession de rencontres. Ce n’est pas rien de solliciter un tel don de soi, pas rien de confier ainsi son empreinte à une artiste, qu’elle l’emporte et l’intègre à un monument public, l’intègre à un commun de la mémoire des choses. Savoir que ses lignes de main seront désormais exposées, conservées, scrutées et lues par quiconque passe devant, s’assied et médite, c’est quelque chose, c’est entrer en contact avec toutes sortes d’inconnu-e-s, à distance. Toutes ces paumes recueillies par Selva Aparicio, avec leurs lignes de vie et de mort, s’exposent côte à côte, puzzle, patchwork de vies réelles ou fantômes. Paysage fouillis. Territoire de stigmates. 

Un lieu où s’émouvoir, le monde ouvert autour de soi, gravé tel au creux des mains

Un banc permet de s’assoir et d’écouter le chant silencieux des paumes mêlé à celui, changeant, du vent dans les roseaux secs, les jeunes feuilles d’arbre, frisant la surface de l’eau. Chant éphémère. Un lieu d’émotion. Où toujours se demander si l’on est réellement sorti de la guerre, comment en finir une fois pour toute avec la guerre. De l’émotionnel qui agite, sème le désordre dans les affects, soulève les savoirs. Sur le banc épuré – liturgique – , entouré du chœur des paumes, revenir aux racines du s’émouvoir. « S’émouvoir consiste donc bien à être mû ou à se mouvoir hors de soi. C’est se déplacer hors-je par la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. Un ça plus fondamental en face de quoi notre moi va devoir s’expliquer. Or que se passe-t-il lorsqu’on sort de soi-même ? On se retrouve ailleurs. On arrive en territoire d’altérité. On pénètre en région de dissemblance. On rencontre un autre, ou de l’Autre. Ou plusieurs autres, ou tous les autres. Ou le monde entier ouvert autour de nous. S’émouvoir devient alors, littéralement parlant, se commouvoir. » (p.13) Près de ce canevas de paumes – aux jointures disjointes, les pavés-paumes s’ajustent difficilement l’un à l’autre, chacun rigoureusement singulier bien que le même -, c’est bien un autre ou de l’Autre qui le pénètre, plusieurs autres, tous les autres qui le rend perméable au tangible et intangible dont le mélange n’a cessé de donner consistance à son souffle. Ému, il sort de lui. Alors, il peut les toucher. Il cherche à les lire, deviner des destins, comment la vie a pesé pour graver tel dessin dans la chair, comment la vie a esquissé dans ces graphiques mystérieux la préfiguration d’un futur, de ce qui vient. Ces lignes, on les dirait initialement reliées en cursive et ensuite bouleversées par un coup de vent, un coup de sort, d’où la tentation de les déchiffrer, de retrouver leur message original. Les renouer les unes aux autres. Reliant le terrestre et le céleste. Chaque paume est différente, unique, bien que manifestement de même famille. On dirait pourtant que les carrés du patchwork sont mélangés, – à la manière des pièces de ces petits jeux que l’on doit réussir à remettre en ordre pour révéler un motif unique -, et attendent un agencement qui réuniraient toutes ces lignes manuelles un une seule ramification de traits, convergente. C’est une impression, une projection. La seule toile homogène est celle-là, faite de différences éprouvées, de poussées, d’arrêts, de mini-chaos bord à bord.

Plus jamais ça, compromis par le spectacle cynique organisé aux frontières, Frontex en maître d’oeuvre

Un havre d’exception assiégé, rattrapé par un environnement politique où les chantres du « plus jamais ça » s’emploient à activer la ligne de front partout et tout le temps. A la ranimer, à la faire pousser dans chaque tête et chaque corps électoral. Tous se présentent comme les scénaristes géniaux du spectacle de la frontière : bien que les migrations en cours soient légales et devraient être prises en charge, selon toutes les conventions internationales, il s’agit de les affubler de tous les signes apparents de l’illégal, du désordre, de l’intrusif, de la menace Pour cela, promulguer des lois qui rendront la vie impossible et mettront en danger ceux et celles qui sont contraints à partir de chez eux, à cause de la violence politique, la persécution de régimes autoritaires, l’extrême pauvreté due à la guerre ou au changement climatique. Ces lois promulguées par des pays riches, souvent responsables de la déstabilisation qui poussent ces personnes à fuir, visent à ce qu’ils aient avoir peur d’être repérés, pris. Les filmer dans cet état de bêtes traquées convoitant nos rivages, perdus en montagne, en détresse en mer., voilà l’image des migrations à faire circuler. Les politiques et les médias ont ainsi de quoi matérialiser, de façon factice, la preuve d’une menace. « (…) En France, les exilés qui le souhaitent ne peuvent solliciter l’asile à la frontière, ce qui les oblige à tenter de passer par la montagne en se dissimulant, ce qui visibilise leur irrégularité. Quant aux policiers, les chiffres modestes, bien qu’artificiellement surestimés, de non-admission dont ils font état mettent en lumière leur travail et légitiment, puisque les passages continuent, de nouveaux effectifs, mais ils prennent garde d’invisibiliser leurs pratiques de poursuites et d’embuscades. Il y a ce qu’on exhibe et ce qu’on escamote. Plus généralement, aux frontières de l’Europe, alors que les exilés tentent de se rendre invisibles pour continuer leur périple les autorités cherchent au contraire à les visibiliser en les agglutinant derrière des grillages et des murs, en les montrant dans des embarcations surchargées et dans des camps suroccupés. Et les forces de l’ordre, à commencer par Frontex, visibilisent leur surveillance des frontières, ce qui leur permet chaque année d’obtenir des moyens supplémentaires, tout en occultant leurs pratiques illégales de refoulement. » (p.216)

Lignes de la main. Signal d’alarme. Radicelles d’espérance fragiles face à la peste brune. La fabrique de l’infra-vie.

Il caresse les paumes. Son doigt suit le cheminement de chaque ride comme si chacune recelait la possibilité de sortir du labyrinthe de la catastrophe faisant signe pour alerter, signifier qu’en dépit du calme apparent de la société de consommation, les temps présents se sont replacés à l’intérieur de la guerre, à l’intérieur de la destruction elle-même. Le monument est ouvert comme un grand livre, un vaste récit disséminé en la réserve naturelle bordant la ligne de mort 14-18, gorgée de chair à canon. Le murmure de toutes ces mains anonymes alerte sur les dangers délétères, ceux qui effacent et broient les lignes de vie, et s’applique à transforme ce paysage en clairière ressourçante, où revigorer des racines d’espoir, à partir de quoi les sens renouent avec la croyance que la paix est possible, que l’on peut s’y engager. Cela impliquant que chaque vie est importante, chaque existence est à valeur égale avec les autres, chaque vie est pleurable comme l’écrit Judith Butler. Pourtant, au-delà de cet enclos pacifique, l’atmosphère politique souffle allègrement les germes de peste brune, en toute respectabilité, via les responsables européens fiers de leur « politique migratoire », impliquant de fabriquer à grande échelle une classe d’individus condamnés à l’infra-vie, faisant comprendre à tous les autres que la persécution de ces « envahisseurs » est le prix à payer pour vivre tranquille, avec l’illusion d’être épargné par la guerre et le changement climatique. Histoire de mouiller tout le monde, tout un chacun, à l’insu de son plein gré. « (..) Il ne s’agit pas d’une forme de vie réduite au simple fait de vivre, voire à la seule vie physique, car l’infra-vie reste une vie sociale. En parlant d’infra-vies, nous voulons insister sur ces situations où les violences maintiennent les femmes et les hommes à la frontière entre le vivant et le non-vivant, où la vie sociale se trouve déqualifiée par les humiliations et les privations, où l’exercice du pouvoir est tellement sans limite que la vie physique peut se trouver supprimée, que ce soit par un militaire irascible, un passeur sans scrupules ou un politicien confiant dans le bien-fondé de son idéologie xénophobe qui expulse des exilés en les abandonnant dans le désert ou qui soustrait les naufragés au secours des navires humanitaires. » Et adossé aux mains creusées, ravinées, il se représente ce que signifie de vivre une infra-vie : « C’est porter tous ses biens dans un petit sac à dos pour courir plus vite, se cacher dans les bois pour éviter les contrôles d’identité et les dénonciations, gravir des montagnes pour franchir une frontière, traverser la mer et des rivières sans savoir nager, voyager sur l’essieu d’un camion ou l’attelage d’un wagon, se blesser les mains en escaladant des barbelés et se fracturer une cheville en sautant d’un mur, subir les agressions sexuelles de policiers, de passeurs ou de compagnons de route, s’exposer à être battu, volé, dévêtu, humilié par des policiers – et tenter encore et encore jusqu’à réussir à passer. » (p.349) Tout cela est en train de se produire, fourmille, pendant qu’il médite adossé aux paumes qui clament en langage des signes : plus jamais ça.

Toucher les paumes moulées, scruter comment elles témoignent d’une destinée, d’une façon de s’accrocher aux choses, ou de les transmettre à autrui, de maintenir une dignité du vivre, lui évoque le fait qu’être condamné à « ces infra-vies n’est pas une soumission. C’est une résistance. En osant ce néologisme, nous pourrions dire que, quand bien même on est « indignifié » par les États et leurs agents, et par tous ceux qui tirent profit de cette situation, on s’efforce cependant, tant qu’on le peut et autant qu’il est possible, de conserver sa dignité. Un détail est à cet égard significatif. C’est le souci de leur apparence que maintiennent femmes et hommes comme un défi aux conditions de leur périple. » (p.349)

Les paumes tournées vers le vide, espérant être enfin entendues, crient aussi leur impuissance, chacune affichant la marque des efforts à essayer, à l’échelle micro, à rendre le monde meilleur, en vain. Des paumes en errance, en attente du paradis sur terre. Toujours en attente d’une vie qui ait du sens.

Le gâchis et la dignité.

« Très souvent, dans nos conversations avec les exilés, ils nous disaient leur sentiment de gâchis, d’années de vie perdues, de temps qui s’était écoulé comme une interminable parenthèse que personne ne voulait refermer pour eux. » En effet, la politique migratoire est aussi une « politique de l’attente » comme « mode généralisé de gouvernement des exilés ». « On attend ans un camp ou dans une prison, on attend de l’argent ou bien un document, on attend de se rétablir après s’être fait tout voler par des policiers ou de se reconstruire après avoir été blessé par eux. On attend dans un lieu hostile ou bienveillant, à la merci de bandes armées ou sous la protection de travailleurs humanitaires. On attend parce qu’on n’a pas de papiers, ou bien parce qu’on a des papiers mais qui n’autorisent pas à étudier ou travailler. L’oisiveté forcée conduit certains à s’enfoncer dans les addictions les plus accessibles ou les moins coûteuses, d’autres à s’en remettre à l’assistance d’organisations charitables, toutes et tous à risquer de se voir privés de leur autonomie. (…) Cette infra-vie, c’est ainsi l’invisible et silencieuse déprise de sa propre vie, contre quoi les exilés doivent au quotidien mobiliser une énergie et une persévérance considérables. » (p.350)

Frontière et contrebasse, nager avec bonheur dans l’étrangeté et l’altérité, puissance du fragile et délivrance

Il y a des musiques qui brassent, racontent et vont à contre-courant de toutes ces forces de déprise du vivant. Des musiques que cela enrage et au profond de cette rage font jaillir une poésie rédemptrice. Par exemple, l’immense phrase musicale de Joëlle Léandre qu’elle reprend, prolonge, corrige, bifurque, altère, concert après concert, enregistrement après enregistrement, année après année, depuis des décennies déjà. Où à bras le corps elle enlace l’émotion qui met hors de soi, à la rencontre de l’Autre, des autres, tous les autres rejeté derrière toutes les frontières imaginables. La contrebasse ronfle, ample, gonflée d’hospitalité inconditionnelle. Elle élargit l’espace pour accueillir tout le monde. Plus c’est étrange, mieux c’est. Plus se multiplient les relations d’étrangeté, mieux c’est. Exercer le pouvoir aujourd’hui semble consister à inventer des frontières, compartimenter, enfermer l’étranger.)Mais voilà, Joëlle Léandre et sa contrebasse ne sont pas du côté du pouvoir, mais de l’émotion, de la puissance de l’impouvoir, qui précède lois et pouvoir, qui survole au-delà, au travers. Comme dans ce concert enregistré en février 2023. La musicienne a 72 ans. Quelle énergie incroyable dans ce corps à corps avec l’instrument-colosse. Quelle complicité humaine, organique, organologique ! Là, elle ouvre toutes les frontières, avec fougue, elle accueille tout l’ailleurs, elle nage dedans, explore les flots étrangers, se laisse déporter, transporter, comme en une ligne de chant continue, plus exactement comme seule manière que puisse subsister et se multiplier dans le monde des lignes de chant continue, des lignes de vie, pour résister aux lignes de mort du pouvoir et de ses politiques migratoires. Cachalot égayé dans le « hors-je » de l’émotion, jouant et jouissant « dans la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. » Cordes frottées, pincées, frappées, elle ouvre grand les vannes de l’humanité que les États s’acharnent à assécher avec l’aide de Frontex, les enclos sont proprement baratés, moulus, elle libère l’inconnu, avec largesse et humour, les ondes des autres, de tous les autres, du monde ouvert, en une fougueuse assomption, un rayonnement qui réchauffe. Où se perdre, se cacher, pour renaître avec l’autre, avec de l’autre. Ténèbres tumultueuses, puis pluies d’étoiles, écume et épiphanies légères. « Dans un désordre de fuites et de résurgences » (JC Bailly), d’attaques, de révolte, de désespoir, de rédemptions, de passion, de beaucoup d’amour pour toutes les vies fragilisées, l’archet tressant des tangentes où fragile devient force, chance pour tous et toutes, malaxant les communs de l’imaginaire, en lignes de vie réinventées, buissonnantes, partagées. 

Pierre Hemptinne

L’orque interminable dans les flux immortels de lecture

Fil narratif introspectif/prospectif à partir de : Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Le Nouvel Attila 2023 – Marie-Jodé Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent 2023 – Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte 2023 – Peintures marines de Shim Moon-Seum, galerie Perrotin – Gravures de Lola Massinon et Camille Dufour, Centre de la gravure à La Louvière – une vie de lecteur, une bibliothèque organique…

Le volume en mains, touche magique

Du volume dense et fluide entre ses mains, le texte inépuisable fuit, glisse des pages, s’épanche dans l’espace intérieur, déborde vers l’extérieur ensuite, matière imprimée redevenant oralité sans âge et emportant avec lui son corps-lecteur… Son corps-lecteur, bien entendu, c’est son anatomie biologique, individuée, c’est aussi tout ce qui s’y greffe, le prolonge, les organes subjectifs qu’y font fleurir tous les textes lus – vraiment effectivement lus et ceux encore non lus, ou à peu près-. Ils représentent une masse difficilement contrôlable, étant donné que des parties de ces corporéités textuelles bougent sans cesse, font varier leur sens, stimulent des interprétations contradictoires, plongent dans l’oubli, remontent en pleine lumière, ou passent telles des ombres suggestives, réactives aux flux nerveux du vaste environnement ( passé, présent et futur confondus). Immergées dans les matières terrestres et célestes, elles agissent, elles influencent, elles orientent, magnétiquement, à la façon dont les astres interviennent discrètement dans le cours des événements. C’est un microbiote spirituel, psychique, symbolique, cosmologique. L’effet que lui font tous les livres lus, – et les autres qui s’y trouvent tapis évoqués, suggérés, ou à l’état de promesse-, si nombreux qu’il ne peut plus les calculer ni les différencier de façon précise – (bien que son cerveau continue à en déchiffrer les fragments indistinctement gravés en lui, les impressions qui évoluent, se déforment, se métamorphosent)-, la manière dont ça le travaille exclut d’hypostasier un bagage solide, un ancrage identitaire dans « la littérature » triomphante, majoritaire, qui l’irriguerait à la manière d’un sang noble, d’une appartenance à un sol privilégié, « originel », « premier » en quoi que ce soit, et qui confierait la mission, dans les rares papotages en famille ou dans la moindre conversation de comptoir ou face à la machine à café, de recycler et vendre les sous-entendus et le sous-texte d’apparence inoffensive mais bel et bien piliers de l’universel fondateur et continuateur des entreprises coloniales, impérialistes, toujours avides de renouveler ses héraut banals, quotidiens et délirants, petits dominateurs. Pas un corpus de « Belles Lettres » qui blinde et se charge de transmettre la culture appelant à «  la « naturalité biologique,  aux liens du sang, à l’exaltation de la souche et de l’origine du même titre » (p.129). La bibliothèque accumulée autour de lui, en lui, n’est pas du genre à inspirer des « rapports d’identité » (Foucault). Non, un fouillis inclassable de voix minoritaires, pas rangées, pas classées, un ensemble sans cesse à explorer, arpenter, cartographier, un maquis cacophonique, rétif à toute classification, inaccessible au moindre cadastre colonial. A tel point qu’il se demande souvent comment peut-il vivre avec l’absorption obstinée durant tant d’années de voix différentes, différenciées, « autres » ? A tel point qu’il se retrouve souvent ni plus ni moins au même stade que l’Yvette de Maupassant, adolescente dévoreuse de romans, mais déstabilisée, fragilisée et paumée devant la vie par toute cette « bouillie de lectures ». 

Masse lue, arborescence de différences, horizon d’un universel minoritaire, infusé dans les textes, les littératures singulières

Mais sa bibliothèque, aussi, quelques fois, inspire des cavales sauvages, des promesses folles. C’est quand prédomine le goût qu’elle induit pour les « rapports de différenciation, de création, d’innovation » (Foucault) du fait que chaque «écriture minoritaire » grave en lui le sillon, non linéaire, non binaire, d’une différence. Débrouille toi avec ça. Face aux apôtres qui sanctifient « ce qui nous rassemble » plutôt que ce qui nous différencie ! Chaque sillon élargit et complexifie la structure foutraque de son ossature spéculative. Alors, la polyphonie des voix singulières résonne d’un universalisme de la différence, à venir, un jour, peut-être. Il en émane l’ivresse de « l’anarchie dans son intolérance à la domination et à la normativité policière. L’anarchie singulière (…), joie de tous les désordres qui habitent les gestes qui donnent une forme provisoire et toujours mobile à l’informe. » (« Accueillir », p.138) Formes provisoires en mouvement, c’est son quotidien. S’il comprend que la masse lue voue à la différence, à la mobilité qui déconcerte les proches, à être souvent pointé comme une bête curieuse, à se voir juger « étrange » dans ses goûts, affecté dès lors d’une réputation parfois difficile à assumer socialement, élitiste proche du difforme, quelques fois, et heureusement, il y puise l’énergie d’une étrange espérance, celle d’être une particule d’un futur changement profond des manières de penser que nécessite le monde humain pris dans la nasse du dérèglement climatique. Cette espérance ténue est liée au fait d’accepter de se sentir habité par ce qu’il ne peut se représenter, d’emblée, dès la naissance, redevable à tous les autres, qui font arriver en lui de l’inattendu, les étrangers, migrants, tous les minoritaires, le rendant partie prenante, naturellement, d’une relationnalité transformatrice, celle « d’un sujet habité par l’autre et qui fait lien avec le monde à partir de ce que l’autre fait résonner en lui. C’est un rapport de dépossession et de co-incidence. Pour le sujet majoritaire, cela revient à puiser dans ses expériences minoritaires pour se connecter à l’autre ; c’est apprendre les limites de sa souveraineté et laisser résonner les subjectivités minoritaires avec lesquelles il vit. » (« Sphères d’injustice », p.193) Et si tout ce travail de lecture était avant tout une œuvre de dépossession accomplie d’instinct, sans calcul, sans visée, sans stratégie ? Il n’a pas ingurgité un corpus autoritaire, mais un flux critique, un tissage hétérogène de styles minoritaires, quand écrire rime surtout avec inscrire une différence, du différent, ouvrir chaque fois un nouveau front. Ce qu’il peut créer avec ça, et dont il a besoin pour se convaincre d’avoir une certaine consistance, le pousse à la conviction intime que « toute création individuelle est le fruit d’un travail collectif ». (« Sphères d’injustice », p.236) C’est le chant que lui serine sa bibliothèque foutraque. C’est à partir de cette rengaine qu’il en tire un bien, un patrimoine, mais sur le ton de « l’impropriété », loin de l’acharnement à se rendre propriétaire de ceci ou cela comme seule raison d’être. « L’impropriété ne signifie pas n’être propriétaire de rien mais considérer que ce que l’on possède est toujours un produit collectif. » (« Sphères d’injustice », p.237) Ce qui ouvre, non sans angoisse, vers un autre universel, minoritaire, incertain, à inventer, voire improbable, avec toutes ces voix en lui, hôte de multiples autres, dispersé parmi les trajets de multiples autres, sans bords, sans rivage proprement à lui. Il n’est qu’un contemplatif attentif et sensible aux ondes de ce changement. Ses lectures, échos d’avancées obscures, individuelles et collectives vers un autre monde, l’ont placé dans une métamorphose incessante qui ressemble à du sur-place, et ont fait muter son intériorité en monstre indéfinissable, hybride tentaculaire, tissage de différenciations et d’altérités, nageant dans le cosmos des écritures en perméabilité constante avec le mystère des origines, que réfléchissent tous les êtres, les animés comme les inanimés, humains et non-humains.

L’arrivée de l’Orque, un trop plein

Ce volume dense et fluide, inépuisable par excellence, abîme marin et banc de poissons incommensurable, est celui d’Horcymus Orca, publié par Le Nouvel Attila en 2023. Dès l’instant où ses pages se sont ouvertes à lui, son corps-lecteur donc, en tous sens, a traversé et été jalonné par de fortes zones de turbulence, raz-de-marée, avalanches, glissements de terrain, fossilisation foudroyante. Ce texte-phénomène est venu bouleversé son écosystème de lecture déjà bien expérimenté, roué, et a contraint son exosquelette littéraire à une soudaine croissance trop vaste, trop complexe, non maîtrisable, sauvage, déséquilibrée. Il s’est mis lui aussi à fuiter, à fuir, glisser, s’épancher, abîme marin et banc de poissons incommensurable, retournant vers des stades d’oralités antérieures, postérieures, bref, battant la campagne. Dépassé. C’était, d’un coup, accueillir un texte disproportionné, un « énormtextanimal » précisément, à peine domestiqué, qui déséquilibrait son axe de lecture, monstrueux de singularité, se goinfrait de tous les autres textes lus, les digérait, les régurgitaient, les « relançait », leur ouvrait d’autres perspectives, les noyait dans un nouvel infini de correspondances, de reflets, de mélanges, de recouvrements, de palabres, infini kaléidoscope. C’est loin maintenant, mais ce texte-orque ne cesse de hanter l’abysse tapissé de toutes les pages lues, ondulantes, algues multicolores sur les parois du gouffre où il traquait le sens de la vie (cet antre de l’imagination, microbiote cosmique de son imaginaire).

C’était un trop plein, soudain. Trop plein de tout. Le texte – à l’époque , au présent de la lecture, et depuis, dans le souvenir et le ressassement, dans le clapotis océanique de l’écriture primaire, incessante -, peut le crisper, lui donner des convulsions, des envies de tout envoyer promener comme quand on se perd en forêt et qu’on décide de rebrousser chemin, de couper à travers tout. Il en a encore des cauchemars. Des cauchemars Horcymus Orca. Quand il s’enlisait dans d’invraisemblables « longueurs », surplace végétatif, durant des dizaines et des dizaines de page, le « sous-texte » prenant le dessus sur le texte. Il étouffait, se disait « je ne vais jamais en sortir, voilà, ce texte m’entraîne vers des profondeurs dépressives où je m’enlise, m’ensevelis, digressions sépulcrales. ».

Lecture, peau amoureuse, laitances de naissance, magma charogne

Mais aussi, cet Himalaya de phrases serrées et écumantes lui offre des instants, des ouvertures, des passages – lors de la première lecture, déjà, fulgurante et dans ce « présent de la lecture » tel qu’il s’éternise en lui et engendre résurgences et insurgences imprévues, ni plus ni moins qu’un jeu de marées – où il fond et infuse délicieusement, comme dans ces lignes où le personnage qui cherche à revenir chez lui après la guerre, se fait recouvrir et enchanter par sa convoyeuse, la rameuse Ciccina Circé. « (…) elle approcha la bouche de son oreille, comme pour lui parler en grand secret, s’appuya avec insistance sur son épaule de toute sa longue et large poitrine mamelue, laquelle sembla alors s’ouvrir à la mesure de sa hanche, revenir profondément et se répandre autour, en une blancheur d’écume pareille à la vague qui vient se briser contre un rocher et, éperonnée, s’ouvre en écumant et semble alors l’engloutir et l’incorporer. Il la sentait se répandre et s’épandre autour de son épaule, le long de sa hanche et sous son coude : moite, ample et fluctuante, qui clapotait sous le casaquin lacé à la taille, comme si elle avait accouché le jour même et était encore gonflée et débordante de lait. Mais, pendant ce temps, il se délectait de l’odeur d’huile d’olive de ses tresses, une odeur forte et suintante comme si elle les avait plongées dans une jarre. » (p.363) 

Proximité avec la naissance incessante, toujours là, quand le texte inépuisable approche la bouche de son oreille, lui parle en grand secret. 

Cette blancheur laiteuse qui l’envahit à la lecture, dans laquelle il barbote et s’extasie, lui restitue, à la manière d’un philtre magique, les instants où la peau amoureuse le recouvrait, étendait une couverture magique sous laquelle se réinventer, libérer l’imaginaire, congédiant les automatismes du désir viril pénétrant, instaurant profondément les flottements entre matériel et immatériel, bouillonnement calme d’écume où quelque chose arrive, et rebat les cartes, replonge tout dans l’expectative, le non prévisible, quand quelque chose arrive en lui et que quelque chose de lui arrive ailleurs, en l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer les tenants et aboutissants, ni les retombées ici et ailleurs. Tout ce que l’on peut en déduire est que « de la naissance » se produit, l’incessante naissance de soi avec l’autre. Perdu dans le texte, – dans tous les textes lus, accumulés, rangés, empilés et qui ne font plus qu’une seule multitude monstrueuse -, il côtoie toujours cela, il y a toujours dans les parages, cette zone de naissance, laitances amoureuses d’accouchement de ce qui vient, et le contraire aussi, il y a toujours au flanc du monstre constitué de toutes les lectures en décomposition et recomposition, la blessure ouverte, tantôt presque guérie, sèche, tantôt à nouveau saignante, fraîche, fumante et puis purulente, puant la mort imminente, immanente, la gangrène de néant. De même, la mer infinie qui déploie ce monstre, clapote entre vie et mort, rivages contraires qui résonnent l’un dans l’autre, de l’un à l’autre, au gré des marées montantes descendantes.

Voler/Survoler

La rencontre interminable  – et puis, rétrospectivement, trop brève – avec Horcymus Orca le fit basculer. Quand il y repense, il lui semble avoir la peau sèche, squameuse, piquée de sel brillant, les narines et les oreilles pétrifiées dans l’odeur et le mugissement des marées, les cils perlés d’embruns, la chevelure cheveux et les étoffes poisseuses, dégageant une forte odeur de poissonnerie. Il lui semble depuis survoler d’étranges contrées, à la manière de ce marin ayant souhaité un rite funéraire à base d’oeufs de poisson volant pour que sa salive, ainsi ensemencée, transmette à son âme la capacité de voler vers l’ailleurs, ne reste pas bêtement en rade dans la mort pure et simple. « Attrape une femelle, cherche-lui l’oeuf et étale-m’en un peu entre les lèvres. Désormais, de tous les poissons de mer, il n’y a que celui-ci qui me plaît, celui qui a des ailes. Mon âme, si elle veut, peut en profiter ; elle a des ailes et elle vole, si elle doit voler, elle a des nageoires et elle nage, si elle doit nager. Avec toute cette mer, dis-je, le poisson volant est ce dont j’ai besoin. » (p.453)

Dans le même animal, marin, l’accouchement, la pourriture, nageant, plongeant au cœur de la bibliothèque mentale, native

Permanence des laitances accoucheuses, irriguant et dégoulinant sur sa vaste carcasse littéraire, son prolongement fantasque, cette animalité hors normes, qui vogue en toute l’épopée humaine bruissant entre les lignes de tous les textes écrits, imprimés, depuis ses débuts approximatifs, balbutiant, jusqu’aux figures de la fin qui se rapproche, porte aussi depuis toujours sur l’autre flanc, le cratère de la mort, sa permanente contribution à la vie, ombre sinistre apparue dès ses premières lectures, qui était déjà là avant qu’il ne lise la première ligne, et qu’il a personnalisé au fil de sa subjectivité inlassablement stimulée par ses lectures, et des va-et-vient entre le lu et le vivant, le lu et la mort, au point de devenir sa blessure, son stigmate, sa pourriture prolifique. Blessures de la vie portées comme trophées, entretenues, cultivées pour leurs innovations bactériennes. Et parce qu’elle prouve sa permanence, son toujours déjà-là dans le texte et le sous-texte, cette matière en interface avec la mort induit une possibilité d’immunité, la chance minime d’une part d’immortalité, temps que ça lit du moins, que toute sa masse, physique et psychique, reste irriguée par de nouvelles lectures. Cela, en écho à ce que découvrent les marins ayant planté en vain un harpon dans l’orque majestueuse profanant leur territoire de pêche : « ils découvrirent l’horrible blessure gangreneuse qui lui déchirait en long et en large le flanc gauche, en s’encavernant profondément. » (p.800) C’était une « espèce de caverne » (…), une déchirure telle que c’était comme s’il avait été attrapé de plein fouet par un projectile de petit canon et que le projectile avait éclaté à l’intérieur, et c’était comme si c’était arrivé si longtemps auparavant, que ça paraissait désormais, plus que le flanc d’un férosse vivant, celui d’une charogne de férosse, d’une charogne éternelle que la mer, en même temps, préservait de la consumation et putréfiait. (p.801). Lire, être lecteur, engagé dans la lecture de l’infinie production imaginaire de l’humanité (il y a trop de livres à lire, je n’en absorberai qu’un faible pourcentage ») , c’était d’emblée avoir cette charogne au flanc, éternelle et où fermente l’illusion que la mort est déjà survenue, et a échoué dans son entreprise. « (…) ils scrutaient cette immense masse de chair, cette épouvantable, ténébreuse silhouette aux trois quarts sous l’eau, avec la nageoire supérieure haute et visible de loin comme un drapeau d’extermination, puis ils regardaient au milieu de l’écume ce délabrement sur le flanc gauche et se disaient qu’avec une telle plaie n’importe quel autre que l’énormaninal serait déjà mort depuis un bon bout de temps, serait mort et se serait entièrement encharogné, se serait encharogné et encarcassé, et que l’énorme carcasse se serait dispersée et effacée toute-mer, pas une, mais cent fois : et, en revanche, ça n’effleurait même pas d’un cheveu cet immortel. » (p.801) Et le marin de saluer cette « chose morte qui s’encharogne » et qui est en même temps immortelle : « Nous te saluons, sale immortel. Si ça peut t’intéresser, nous le dirons autour de nous : nous dirons que tu pues la charogne au point de faire vomir jusqu’aux yeux, et que tu sèmes peste et pestilence où tu passes, mais nous dirons aussi qu’avec tout ça tu es réellement immortel. » (p.803)

Et c’est à l’instant où surgit l’orque dans le texte – dans la mer -, qu’il se dit que toute son histoire de lecteur avait quelque chose à voir avec ce genre d’apparition miraculeuse et funeste, avec le désir de voir surgir le phénoménal et d’en être visité, possédé, d’apercevoir semblable animal exceptionnel dans les flots immortels du vivant, et d’en recevoir une part qui deviendrait sienne, en partager la nature hors normes. Bien entendu, il avait déjà plus d’une fois été avalé et recraché par Moby Dick et tenté, à de multiples reprises, de démêler les avatars labyrinthiques d’Ulysse à Dublin, il en était gavé.

La mer de toutes les pages lues agitées par le vent, les marées, les embruns, barrière de corail respirante

Depuis ce temps-là, il se représente sa bibliothèque comme une mer se déversant, à l’horizon, dans le ciel. D’autant qu’il ne l’a plus déployée sous les yeux, les bouquins alignés sur les planches superposées, recouvrant tous les murs, montrant leur dos. Elle est mise en caisses, regroupées, empilées dans les pièces de la maisonnette où il s’emploie à n’être que de passage, engagé dans la « dernière partie de la vie », comme on dit. Prête au déménagement, à la dispersion des cendres, dans l’antichambre de la fin. Elle est principalement à présent une bibliothèque mentale, libérée des couvertures, des reliures, des dos collés, toutes les pages sont à présent libérées, réunies en un seul flot infini, ondoyant, Camaïeu gris de fibres nerveuses ondulantes, harmonieuses, bien que parcourues de « sens contraires », de reflux, de vaguelettes retorses. Cette mer qui déborde du cadre, telle que peinte par Shim Moon-Seup, millefeuilles de tissus vivants et de tissus nécrosés, étoffes mariales et linges mortuaires, ce magnétisme antagonique d’une vastitude dépassant l’entendement. C’est elle qui imbibe les pêcheurs pauvres et leurs familles dans Horcymus Orca,qui la scrutent inlassablement depuis le promontoire, étudiant les faits et gestes du monstre qui s’y dissimule – événement enfin, arrivage salutaire ou fatal, naissance ou mort -, sillage de vie ou sillage de mort, agonie de la bête éternelle faisant corps avec les flots, voire les engendrant. « Ils étaient tous l’oreille tendue, tous en train d’écouter ce sifflement de vent des eaux, ténébreux, étouffé, qui venait de la ligne, tantôt lointain, tantôt proche, et c’était pour tous le souffle tourmenté du férorque, son râle qui ne finissait jamais. Ils l’entendaient chaque fois avec des frissons, et pourtant chaque fois ils l’écoutaient et aussitôt après attendaient pour l’entendre. On aurait dit qu’ils ne supportaient pas de ne pas l’entendre, ne pas l’entendre encore une fois après chaque fois, mais on ne pouvait pas dire qu’ils éprouvaient du plaisir, de la satisfaction ou qu’ils y prenaient goût : ils éprouvaient au contraire quelque chose d’indicible, quelque chose d’obscur et d’indéfinissable, comme une sensation physique à la fois exaltante et mélancolique, un sentiment barbare d’ivresse, de joie, et en même temps d’irrépressible et débordante nostalgie pour quelque chose qu’ils n’auraient jamais su dire, mais qui devait être fatalement quelque chose de différent et contraire à cette exaltation physique, à cette ivresse et à cette joie, quelque chose de semblable à la vie face à quelque chose de semblable à la mort. (…) Quelque chose de plus fort qu’eux, parce que démesurément plus fort qu’eux, plus malade et plus inguérissable, c’était ce souffle de mer, terrible, obscur, regorgeant de fatalité et de catastrophes qu’ils entendaient, et chaque fois au moment où ils l’entendaient, ils espéraient, désiraient de toute leur âme ne plus l’entendre, ne devoir plus jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’entendre, et en même temps, avec un cœur étrange, effrayé, étrangement effrayé, comme si c’était plus fort qu’eux, ils espéraient, désiraient de toute leur âme, l’entendre encore, pouvoir l’entendre au moins encore une fois. » (p.975)

La mer envahie de fatalité et catastrophe, pourrie par le monstre des politiques migratoires

A quoi fait écho, bien longtemps après le corps à corps avec le texte-phénomène Horcynus Orca, le coup d’œil sur deux gravures de Lola Massinon, « Mer » et « Putréfaction », dont les teintes diffèrent tout en semblant représenter la même matière, spongieuse, en transformation vers l’accouchement de formes vives ou celles de la décomposition, les unes et les autres mues par la même nature. Mystérieux coraux de vie ou de mort, solidaires. Oui, dans l’immensité marine de sa bibliothèque mentale, évolue un monstre, tant positif que négatif, pluriel, fait de tous les organes lus, et de plus en plus insaisissable, s’échappant de son corps-lecteur, le laissant progressivement pour mort, partant vers ailleurs, vers autre chose, sans lui, lui survivant, bizarrement. Lui restant tourmenté en ce point où coexiste le désir d’entendre, celui de ne plus entendre, de voir, de ne pas voir. « Ce souffle terrible de mer » qui semble pétrifié dans les peintures de Shim Moon-Seup, sous la forme de soufflets agités, ventilation de l’imaginaire, à l’arrêt. Mais aujourd’hui, le cœur est systématiquement effrayé face à la mer gorgée de « fatalité et de catastrophe », comme jamais, de manière telle qu’aucun marin, depuis l’antiquité, n’aurait pu l’imaginer, à tel point qu’il lui est même devenu impossible de penser au rayonnement vivifiant des flots marins, à son statut perpétuel d’origine du vivant brassant les organismes morts, les régénérant. Ce n’est plus l’Orque magnifique et sidérant de régénérescence qui hante les mers, c’est un monstre bien pire, sans rien de positif, qui démolit même toute possibilité d’imaginer un monstre ambivalent, pluriel, non, là, c’est la Bête univoque, horrible, celle qui cause le carnage des migrations, les innombrables noyés et noyées, les corps échoués sur les rivages « modernes », être bestial dont le corps est fait des politiques inhospitalières, inhumaines, racistes de l‘Europe, fait des corps de tous les « responsables » qui rédigent et votent ces lois meurtrières, qui sèment en surface les vies détruites par ce délire d’extrême droite qui transforme la mer en fosse commune, celle-là même aux sombres entrailles gravées par Camille Dufour, artiste minoritaire luttant, dans les ténèbres, contre l’invisibilisation organisée de ce massacre dont ne manque pas de se réjouir les défenseurs de la race, les croisés armés contre l’envahisseur et le remplacement, dont ne manque pas de se vanter une « misdée » de politiques respectables, au sec . La guerre est prolongée, permanente, aucun héros fuyant le carnage n’est assuré de retrouver un lieu calme, tout l’égare, la métaphore du retour a perdu le Nord, et ne cesse de s’éloigner l’image d’un « chez soi » en harmonie avec la multiplicité anti-guerre, anti-chair-à-canon, profitant de ce travail d’une anthropologie réinventée, lumière fragile multipliant notre monde plutôt que de le rétrécir, et invitant à « se laisser traverser par des pensées indigènes, de se faire intéresser par des djinns ou des esprits, d’accueillir des extériorités » (JL Tornatore, p.128), des forces d’enchantement que brassent les 1355 pages de l’Orque de Stefano D’Arrigo, à travers le corps-lecteur, pénétrant peu à peu dans sa bibliothèque mentale, sans bords, sans frontières, sans fonds. 

Pierre Hemptinne

Chapelle miroir et cosmos calque


Fil narratif librement inspiré de : Tacita Dean & Julie Merhetu, 90 monotypes, Galerie Myriam Goodman – Anish Kapoor, Another (M)other, Kamel Mennour – Natalia Villanueva Linares, La Desmedida (La démesure), Collège des Bernardins – Henri Atlan, Cours de philosophie biologique et cognitiviste : Spinoza et la biologie actuelle,Odile Jacob 2018

Par paresse, les impressions nées au sous-sol de cette galerie restaient en jachère. Aussi vives qu’imprécises, elles avaient donné lieu à une courte conversation avec un couple de visiteurs, échanges d’enthousiasme brut. Comme on aime quelques fois vérifier que d’autres voient simultanément les mêmes choses que soi-même, que l’on n’est pas en train de se leurrer, qu’il y a bien manifestation surprenante captée de façon partagée. Mais il n’avait rien creusé, finalement, les sensations rejoignant l’épaisseur d’expériences semi-conscientes qui le tapissent et l’environnent. Elles dormaient, à la cave, bonifiant à la manière d’un vin, toujours vivant dans sa bouteille. Jusqu’à ce qu’il lise dans le journal Libération une chronique sur cette exposition. Au plaisir de découvrir dans la presse un article distinguant un choix de ses errances culturelles et d’y glaner quelques informations lui permettant de réactiver et mieux saisir ce qui s’était joué avec ces œuvres – par le biais finalement d’une simple réécriture du communiqué de presse -, succéda la déception d’une description succincte, technique, du principe suivi par l’artiste: « des cartes postales rétro, qu’elle a court-circuitées avec de l’encre colorée. » « Mais, ce n’est quand même pas que ça !» pensa-t-il, « pas simplement des jets de peinture qui bousillent d’anciennes images ! » La formule de l’auteure peut laisser entendre, en effet, qu’il n’y a aucune relation de sens entre les taches de couleurs et la vieille carte postale, simplement un procédé qui fait joli, au mieux une simple intention de s’en prendre aux stéréotypes de ce genre d’iconographie touristique. « Non, non, l’attraction qui s’en dégage dépasse les paramètres de ce petit jeu. Mais quoi !? » C’est que finalement, ces taches de couleurs, appliquées minutieusement, comme le souligne la journaliste, et dans une gamme « turquoise, rouge profond, jaune safran », font partie, deviennent indissociables des vieux clichés qu’elles viennent perturber, masquer et rehausser à la fois. Elles viennent de l’intérieur du corps de ces images comme l’on dit des sudations et saignements qui viennent affecter chroniquement certaines effigies sacrées. Les cartes postales anciennes proviennent d’une collection de l’artiste. Elles sont choisies selon des critères qui lui « parlent », évoquent des choses en elle, viennent simplement s’ajouter et enrichir un fond de clichés qui stimulent sa relation à la représentation du monde, constituent une couverture et un matelas iconographiques, inconscients, d’où, quelques fois, selon des conjonctions complexes, mise en relation d’états d’âmes et d’humeurs atmosphériques, soudain, un paysage, un sujet, un thème, un détail figuratif font« tilt », attire l’attention, met sur la piste d’une étrange correspondance, harmonieuse ou conflictuelle, entre ces lointaines représentations et « quelque chose » qui se passe au présent, jeu de miroir dont le déclenchement échappe à la volonté. Les cartes postales dressent l’inventaire de paysages connus universellement, même par ceux et celles qui n’y ont jamais été, des archétypes, presque des mythes. Ou encore, constituent le répertoire de paysages typiques, savanes, hautes montagnes, vallées, forêts tropicales, steppes, qui représentent une nature d’invariants, que l’on pourrait presque croire nés de l’esprit humain. Ces cartes postales de lieux concrets, imprimées pour être envoyées par ceux et celles qui les visitent, à ceux et celles qui aimeraient probablement un jour s’y promener, et attester ainsi de la véracité de ces symboles de l’exploration de la planète, évoquent aussi, finalement, un tourisme imaginaire, la possibilité de voyager sans bouger, de s’envoyer les photos de ces sites incontournables visités en imagination. Ne sont-ils pas devenus les images mentales des lieux où la communion avec la nature se fait de manière la plus intense, où la culture s’empare du fait naturel, géologique ? Outre ce relevé paysager, les cartes montrent comment l’homme prend possession des grands espaces, ou des configurations fantastiques de certaines régions, selon quelles attitudes, quels équipements, renvoyant toujours au récit des découvreurs et explorateurs qui forgent la connaissance à transmettre de ces pays lointains, sublimes, reflets d’une terre jadis inhabitée. Ensuite, les cartes représentent des légendes, des croyances nées en ces lieux, témoignent des genres de vie qui s’y sont développées, des constructions et des industries, de l’ingénierie humaine appliquée à la nature, et s’emploient à nous montrer la faune et la flore caractéristiques des contrées remarquables (ou qui veulent être considérées comme telles pour figurer dans l’index des destinations courues). Forcément, un tel héritage ne laisse pas indifférent. Parmi ces images enregistrées mentalement, précisément ou de manière floue, à un moment donné, certaines se mettent à parler, se rapprochent, leur orbite les fait pénétrer la zone émotionnelle singulière de l’organisme qui les héberge, parce que son histoire personnelle inévitablement, en plusieurs points, aimante tel ou tel détail de celle racontée par cette iconographie populaire, là où s’établit la jonction entre le cliché et la manière dont, à partir de lui, se forme une interprétation personnel. Alors, comme naissent des nuages et leurs formes suggestives et changeantes, une humeur imagée s’accumule, des taches de couleur émergent, se diffusent, à la manière de l’encre entre deux feuilles, dans la pratique du test de Rorschach. Dans ce cas précis, à l’intersection buvard de différents bouquets neuronaux. Tacita Dean saisit ces émergences colorées, formes précises ou projections brumeuses, elle les identifie et les matérialise et confie leur transfert à même les cartes trouvées aux encres d’une imprimante. Il y a agrégation et non recouvrement, rehaussement et non occultation, complémentarité et non rejet. C’est pour cela que c’est excitant à regarder, parce qu’il s’y passe quelque chose d’immatériel – à travers un procédé qui enchaîne des actes et des techniques bien matériels -, imprévisible, non catégorisé, raffiné et sauvage à la fois. En se livrant à l’exercice involontaire de déterminer ce que l’impression d’encre apporte et cache – et parfois il y a un tel mariage des deux que la séparation est malaisée -,  de compléter ce qui est recouvert par la couleur, d’imaginer la connivence entre le support et ce qui est projeté par l’artiste – ainsi ces présences de neige frappée qui se dressent face aux personnages probablement fiers de poser en montagne -, l’esprit entre dans une rare jubilation, celle de saisir une histoire sans début ni fin, aux sous-entendus jamais conclus, scénettes complexes et ouvertes qui ont pourtant une (fausse) évidence, de simplicité pure, d’images saintes. Une dramaturgie de buissons ardents, d’incandescences visionnaires. Elles sont du reste fixées au mur blanc, très grand, dispersées comme des ex voto, intercalées entre d’autres images, celles réalisées par Julie Mehretu dans une dynamique de commentaires réciproques. D’autant que les dessins noir et blanc de Mehretu évoquent une écriture, à la jonction de traces préhistoriques, primales, et d’un langage à venir, neuroscientifique, une calligraphie qui irait saisir les échanges entre matière et esprit, la preuve que ça délibère ensemble. Régressive ou prospective. Mutante ou dégénérative. Cela évoque des symboles, des formes animales, végétales, des structures inanimées, des ondes malignes ou positives, participant toutes au même vivant, menacé mais générant toujours des lisérés d’espoir. L’apparence fantomatique, indifférenciation de différents plans, premiers ou enfouis, au carrefour de différentes natures de l’être, est due, probablement, à l’usage de l’aérographe. Les traits emmêlés ont l’apparence tentaculaires de poulpe neuraux, de formes élémentaires qui modifient leur configuration au gré des expériences et environnements. (« Le monotype, en estampe, est un procédé d’impression sans gravure qui produit un tirage unique » Wikipédia). Les 45 cartes postales brouillées par leurs arrière-pensées colorées et les 45 gros plans de graphies intérieures indomptables, cellules agrandies par lesquelles l’imaginaire cherche à agripper, s’arrimer à du réel, via l’écriture de soi, sont disposées comme on le fait parfois pour représenter une arborescence généalogique, avec ses noeuds et embranchements, pour célébrer l’anniversaire de la propriétaire de la galerie d’art. Entre elles s’installe une sorte de jeu de miroirs, chaque série explorant les manières dont ça se met à tresserfiction et réel, à même la matière humaine, et via l’expérience de l’art, autant d’hypothèses de chemins pour soi et les autres.

Passer entre deux miroir qui morcèlent vers un autre cosmos

Une plongée dans l’effet miroir qui égare et excite l’être dès que son cerveau scrute le monde, c’est ce qu’il éprouve en s’engageant dans les œuvres de K., miroirs concaves ou convexes, assemblés deux par deux, comme les valves de coquillages ou les pages d’un livre grand ouvert. Une fois qu’il avance dans la zone où les surfaces réfléchissantes interagissent, il en devient le jouet, pris et déformé dans les ondes visuelles, plus rien ne se ressemble, plus rien n’est fixe, plus rien, surtout, ne semble obéir à une logique connue, établie (sans doute pourrait-il maîtriser ces effets visuels en étudiant les lois de l’optique). Il est très difficile de s’extraire de cette labilité visuelle. Il est fascinant de regarder comme de l’autre côté du réel où rien de son corps et de ce qui l’entoure ne figure à l’endroit, tantôt juste un gros plan impromptu, tantôt un profil étiré sans fin, courbe, frôlant la disparition. Et pourquoi pose-t-il les pieds au plafond, la tête en bas, naturellement, à l’instar de ces deux japonaises, accompagnées par le directeur de la galerie dont il entend la voix, lointaine, aussi déformée que les images du miroir, présenter les œuvres en termes d’une relation d’intimité avec l’artiste ? Et pourquoi cela le repose-t-il autant, le soulage autant du poids de s’assumer, comme s’il échappait aux lois de l’apesanteur, aux pressions spatiales et cosmiques qui font tenir les choses, les organes, en un tout prescrit d’avance ? Il éprouve le même état mental que lorsqu’il écrit – cherchant à fixer et recomposer des images du monde reflétées en lui, sonores, silencieuses, plastiques, images éparses, en morceaux, bribes vécues tapies dans la mémoire et qui changent sans cesse dès qu’il en approche, s’en éloigne, veut s’en saisir, chercher à les définir, à les insérer dans des mots, des phrases. Bien que virtuelles, elles lui appartiennent, deviennent sa matière ou, au contraire, persistent en intrus malins qui proposent de l’exfiltrer de lui-même. Ou encore, perdant la conscience de son corps comme totalité, embrassé par les deux miroirs qui le morcèlent, le projettent là où il ne pensait pas être, ou bien l’éclipsent complètement, effacé des écrans, il retrouve physiquement, corps et âme, l’équivalent spatial de cet entre-deux indistinct de la lecture, quand à force de cheminer longuement dans les strates d’un livre, il épouse la conviction de procéder de sentiers non tracés, de dépendre d’une nébuleuse d’interactions entre ce qu’il est et ce qui l’entoure, faite autant de sentiers imprimés que d’autres en gestation ou déjà effacés, à jamais rétive à toute assignation univoque, toujours en cours de nouvelles interprétations sur lesquelles il marche, avance, rampe, plane, cherche, s’enivre (comme ces flèches de GPS désorientée quand on s’engage sur une route pas encore enregistrée par la base de données et qui erre, perdue, dans le vide sidéral, presque en transe de n’avoir plus de repères dans la carte).

Cet espace mental de lecture écriture – constitué par ce que lire et écrire excite et génère dans les régions inconscientes de ce qu’il croyait relever de la conscience, du côté de ces activités cérébrales non volontaires et qu’il se figurait à tort correspondre à l’acte délibéré de lire écrire alors qu’au moins partiellement ça lit et écrit à travers lui avant même qu’il n’en formalise l’intentionnalité, pour des résultats qu’il faut traquer et traduire, interpréter sans cesse, à l’aveugle, sans plan précis, sans possibilité de maîtriser une logique ou une architecture complète du sens (et c’est peut-être plutôt cela que signifie lire et écrire), « l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture », comme disait Perec, mais « il est ce qui l’a bien avant déclenché » -, cet espace mental est laboratoire, l’espace atelier, chapelle où s’échafaudent, s’élaborent des « patrons », des projets d’habillement individuels et collectifs, des ombres, des formes et des lumières qui, sous forme d’écriture en relief, croissant à la manière d’un tissu organique dans sa crypte souterraine, esquissent des styles éphémères d’habiller le temps, chrysalides d’occupation transitoire de l’espace de vie.

Une chrysalide de vies nouvelles, faite de « patrons » collectionnés, illustrant l’infinité du désir d’habiller, soi, les autres, le vide, le plein, le connu, l’inconnu

Natalia Vilanueva Linares hisse dans une telle chapelle, lentement, une vaste voile couturée, assemblage poétique, de fortune, de ces chrysalides que l’artiste a récoltées patiemment, l’œil aux aguets sur les marchés, dans les brocantes. Une voile qu’elle semble, aussi, extirper d’elle-même, et pour nous inviter à mettre les voiles, par rapport à tout ce qui, dans l’actualité la plus immédiate nous rive aux berges les plus abruties du territoire, à la propriété indue du sol. Le matériau de l’œuvre est avant tout ce temps consacré par l’artiste à chiner les « patrons » que des citoyens et citoyennes ont récolté dans leurs magazines habituels (presse consacrée aux tendances vestimentaires, au bricolage et aux modes de vie féminins). Mais des patrons usagés qui ont été vraiment utilisés pour se confectionner un vêtement. Par cet usage, ce vêtement standard devient singulier, unique. Par le fait que la main invente et ajuste le faire, même dans un travail à la chaîne, le plus monotone possible, les modèles uniformes de robes, de chemises, de pantalons, de jupes, de manteaux, de vestes, ne donnent jamais le même résultat selon qu’ils sont mis à l’épreuve, réalisés par telle ou tel. Ainsi, dans ces plans qui répertorient les stéréotypes de la mode en les mettant à la portée de toutes « les petites mains » ordinaires, qui permet de s’approprier des pièces que l’on ne peut probablement pas s’offrir toutes faites et estampillées d’une marque connue, tout en éprouvant le plaisir de son habileté manuelle, se croisent autant ce qui façonne un air de famille à la multitude, selon l’industrialisation des formes et des coupes, que les trajectoires uniques, idiosyncrasiques tracées à même la conquête d’un schéma unique (au départ d’une forme standardisée).

Le matériau principal de l’artiste est ce qu’accumule le cumul de ces deux attentions, d’une part ce qui rassemble et fait se ressembler, d’autre part ce qui permet en cet ensemble, de se différencier, parfois de peu (mais ce peu est irréductible, bord d’un autre monde). Ce matériau est l’attention portée aux autres, à leur souci de l’habillement, leur habileté à lire un plan, l’habiter et puis l’exécuter méthodiquement, découper, assembler, coudre, essayer. Comment la couture ordinaire est créatrice de récits incomparables autant que discrets. L’artiste a constitué une collection impressionnante de ces patrons comme on le ferait pour une série « d’art modeste » ou une enquête ethnographique. Pièce après pièce un ensemble se constitue et le nombre peu à peu fait sens. C’est une pratique habituelle chez elle, la collection, comme point de départ d’une narration balbutiante qui se mue ensuite en œuvre. La chapelle est le lieu de travail où elle a rassemblé cette collection, en vrac, et où elle l’exhume, la découvre. Elle explore le corpus comme on se plonge dans un texte écrit dans une langue inconnue et qu’il faut pourtant traduire. Chaque patron est extirpé de son emballage ; les feuilles, de ce papier calque caractéristique, sont déployées. Elle ouvre, déplie, classe par catégories, elle lit et décrypte les traces de vie que l’usage a instillé dans ces plans, serait-ce à l’encre invisible. Elle examine chaque pièce comme fragment d’une vie. Ce ne sont pas de bêtes bouts de papier, à travers eux, des gens ont rêvé, se sont livré à des projections (soigner son look, apparaître avantageusement, améliorer sa séduction et par là ouvrir favorablement le destin), se sont concentrés, ont probablement oublié leur quotidien, ont parfois hésité, douté, fait des erreurs, dû recommencer ou se sont enchanté à voir leur dextérité faire des merveilles. Ce ne sont plus des « patrons », mais des cartographies de vies ordinaires que l’artiste assemble en un seul vaste parachute cosmique, parcouru de graphies cosmogoniques. Utilisant de grosses aiguilles de couture, elle rassemble, en piqueuse intuitive, tous ces témoignages isolés, chaque fois une île, en une même fresque. Mis bout à bout, c’est un immense parchemin craquant, froncé, tous ces plans communiquent entre eux, sans coïncider, se recouvrent, se chevauchent, se compromettent mais forment un tout. Une seule constellation labyrinthique qui réunit d’innombrables manières d’habiller sa vie, d’habiter son espace corporel. A certains endroits, on dirait un patchwork de loques, un puzzle de défroques tatouées, à d’autres, dans un ruissellement de lumière, cela devient soyeux, exubérant comme des froufrous de robe de mariée. L’artiste exerce son travail de couture à même le carrelage patiné de la sacristie du Couvent des Bernardins. Son établi est là. Le long des murs, les patrons sont empilés méticuleusement (par taille, forme), des boîtes d’épingles traînent près du rideau qui, captant le soleil, semble de cire, de miel, décoré de traits noirs. Au fur et à mesure que la toile grandit, vivante entre les doigts de l’artiste, elle recouvre et embarrasse le sol. Alors, selon un système de poulies et de cordes qui réunit l’ensemble en une seule structure, elle dresse ce panorama de croquis de vies, irréductibles, cousues ensembles comme des peaux de fantômes surfilées en une seule parure, en une lente apparition et célébration vers les hauteurs de la chapelle. Rideau biblique. Cette élévation s’effectue dans la durée, la méditation, l’hypnose d’une lente reconstitution de tous ces schémas de vies, avec ses gestes répétitifs, ses illuminations, ses surprises, ses visions, c’est un travail de plusieurs journées.

Une coupe verticale du vêtement cosmique de l’humain

Ce qui s’élève ainsi est un abri de fortune pour un imaginaire de l’univers, la cartographie d’un continent sans frontière. Chaque feuille piquée aux autres est une sorte de suaire qui a pris l’empreinte d’un souffle, d’une aspiration profonde à vivre autrement, d’une enveloppe éphémère par laquelle de nombreux êtres ont cru renaître. L’ensemble est comme une coupe verticale à travers l’ensemble du cosmos humain habité. On dirait alors un terrier aux infinies galeries, brouillonnes ou géométriques, rationnelles ou irrationnelles. Surtout, l’exact opposé de ces immeubles imaginés par certains pour y concentrer le plus efficacement possible l’existence d’un grand nombre d’individus et où chaque clapier est identique à l’autre, sur le même moule aseptique. Voilà ici au contraire comment se met en place une coexistence qui prend en compte tout ce qui ne rentre pas dans les cases. On dirait le plan d’un trésor caché partout et nulle part.

Pierre Hemptinne














Biopolitique à la chaîne, avec autistes, sexes et matraques…

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : projet de film de Clémence Hébert avec La Porte Ouverte – La Maison Particulière, Sexe, Argent et Pouvoir – Bruno Vandegraaf, Paysages Urbains « à vendre » – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence – 300 Basses, Sei Ritornelli, musique d’accordéon…

Maison Particulière

Protocole du film familial. Tout le monde s’attend à s’y voir, en miroir. Cinéma des petits gestes obsessionnels. Gestuelle poreuse entre autisme et « normal ». La langue des tics, colonne vertébrale de la maintenance en vie. Suicide simulé, se regarder mort.

Tout commence lors d’une projection d’un fragment de film dans une médiathèque. Quelque chose en train de se faire, on pourrait dire en train d’être filmé, une forme ouverte. Il y a plus de cent personnes, l’atmosphère est familiale, comme pour ces rassemblements où plusieurs générations se redécouvrent et s’apprêtent à regarder et entendre une proposition d’images et de discours qui les concerne, qui parle d’elles, de près ou de loin, évoquant la filiation qui les traverse, génétique ou associative. Sans connaître encore la nature de ce qui va bouger sur l’écran, quasiment tout le monde dans l’assistance s’attend à s’y reconnaître un peu, directement ou par différents biais, ou à être touché à un niveau très intime de sa personnalité, avouable ou non. Chacun, chacune pourra vivre les images qui viennent un peu de l’intérieur, en paix ou en conflit, construites en partie par leur propre vécu. Ils ont à voir, ils contribuent activement ou passivement à la production de subjectivité qui aboutit à l’essai cinématographique qui fait l’objet de la soirée. Pourtant, d’emblée, peut-être que le point de vue surprend, conduit le regard à côté de ce qu’il se préparait à fixer ? Ce sont de petits gestes ordinaires et des postures sur le fil. On en a plein ainsi, perdus et disséminés dans notre propre langage, qui font même tenir ce langage, en sont une part du ciment, de l’articulation et contribue à nous donner une contenance. Des trucs, des signes pour tenir le coup, maintenir ensemble la forme à laquelle on tient vaguement, dans laquelle on se retrouve. Souvent on ne les sent plus, on ne les voit plus, on ne veut plus les voir. De l’ordre des tics, des marottes, manières de tordre les doigts, d’enrouler des cheveux, pas une fois, mais en série, de manière répétitive, absolue. Ou c’est une façon de sonder les miroirs, en s’absentant de son visage, en se vidant le regard, pour influencer le moins possible la surface réfléchissante, essayer de voir comment on est, vraiment, essayant, vainement, que ce ne soit pas vraiment nous en train de nous dévisager, mais extirpé de soi par la glace. Fugitivement, je pense à une courte séquence de Langue Maternelle où le narrateur simule le suicide sur les rails pour ensuite, caché, observé le protocole de recherche du corps : « J’entends crisser les roues du train, il s’arrête cent ou deux cents mètres plus loin, le conducteur longe la voie, certain qu’il va découvrir un mort. Il se penche plusieurs fois, parfois il court, espérant que je vis encore, il regarde en avant, en arrière, craignant d’avoir manqué mon cadavre il reprend sa marche tandis que, debout sur une souche, je regarde. J’observe avidement comment on cherche mon cadavre. Il faut qu’on me trouve. Malheur s’il est encore en vie. Sans savoir ce que j’ai dans la bouche je mâche une pomme de pin, de la résine entre les dents, des feuilles brunes collent à mes lèvres. » (J. Winkler, Langue maternelle, Verdier, 2008)

Les habitudes et le discontinu, dialectique. Filmer le chemin de l’altération. Autistes dans la maison médicale : « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ».

Si je cherche le mort dans le miroir, c’est assujetti culturellement au fantasme d’une première scène au miroir où j’aurais réussi à me voir dans une totale immanence, alors qu’aujourd’hui, ne parvenant plus à discerner le bon reflet de moi-même, créant une discontinuité de reflets semblables, jamais raccords, je ne parviens plus à les inscrire dans une habitude de me voir. « Sans l’habitude, nous n’aurions jamais affaire à des essences mais toujours à des discontinuités. Le monde serait insupportable. Tout se passe comme si l’habitude produisait ce qui se tient en place à partir de ce qui ne tient pas en place. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p.270) Face à ce genre de film, miroir, se poser la question de ce qui, ne tenant pas en place en moi, me fait tenir en place. Je ne trouve plus le chemin de la continuité, de cette immanence qui « s’obtient toujours par un pavage de transcendances minuscule » (B. Latour) que secrète l’habitude, la bonne, celle qui « augmente l’attention », qui sait « retrouver le chemin de l’altération en retrouvant la préposition qui l’a d’abord « envoyée » », au cas où elle se mettrait « à flotter sans repères » (B. Latour). C’est ce qu’entrouvre le film, un accès à ce chemin de l’altération. Des mouvements, tourner en rond, ne pas trouver de sortie, arpenter un couloir, se vautrer contre un radiateur pour sonder ce qu’il y a derrière, osciller au rythme d’une musique, s’effondrer narcotique au sol, s’accrocher au premier corps qui passe pour s’y encastrer, s’enrouler. Des postures, brailler théâtralement ou susurrer, avec une irrépressible envie de se voiler, se mettre sous le drap. De petits gestes ordinaires et des postures sur le fil, tellement bien connus de nous-mêmes, nous appartenant, mais que nous n’avons pas l’habitude de regarder comme nous caractérisant, nous préférons les ignorer, les considérer comme mineurs, involontaires, on ne sait d’où ils viennent, ni pourquoi ils s’obstinent à ponctuer tout ce que l’on dit et ne disons pas. On les connaît surtout de l’intérieur, sans jamais s’y arrêter vraiment, doutant même qu’ils soient repérables pour d’autres yeux que les nôtres. Ces gestes-là, précisément, mais triturés, malaxés, dégommés, sculptés, c’est exactement ce que s’attache à capter, monter et montrer, Clémence Hébert, dans un film en construction, en partenariat avec l’institution La Porte Ouverte. Un film qui reste un projet, qui a son futur devant lui et dont une phase provisoire est dévoilée comme une manière d’écouter et capter les avis d’un public, ses émotions indicatives, ses suggestions, ses interrogations. Mais ce ne sont pas là mes gestes ou postures, ni les vôtres qui leur ressemblent, mais ceux et celles d’enfants et adolescents autistes, dans les lieux de vie écartés qui leur sont réservés. Des locaux professionnels. Des espaces entre école et clinique, des bâtiments de vacances pour colonies, c’est cela la conception de la maison que la société destine à ces enfants. Et puis, là, dans le vide où l’on confine les autistes, avec entre eux et nous, un personnel soignant qui colmate tant qu’il peut les traces du rejet social, ces mêmes petits gestes et postures ordinaires, crèvent l’écran. Il n’y en a que pour eux, ils sont tout, ils sont le langage même. Ils sont création, selon l’expression d’un monsieur dans la salle, « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ». Oui, c’est cela qui crève l’écran, en tout cas, cette tentative de créer qui patine, tourne en rond, se mord la queue, c’est cela même créer. Dans la fracture, dans la rupture. Et un peu après, le même intervenant soulignera l’impression singulière que donne le film : ces autistes, acharnés à produire de la subjectivité, forment un collectif, un groupe relié, une communauté, ils semblent travailler le même matériau et dès lors relever d’une sorte de corps de métier spécifique, engagé dans une mission spécialisée. C’est peut-être parce que je vois dans toutes ces scènes une œuvre de création – montrées pour elles-mêmes, sans autre fil narratif, sans aucun commentaire, sans aucun pathos sonore ou musical supplémentaire, sans aucune dimension documentaire mais pour la force fictionnelle qu’elles dégagent et qui permet à ces enfants de tenir le coup, de continuer l’expérience de leur vie spéciale -, qu’à aucun moment elles ne me dérangent et suis surpris d’entendre un autre spectateur dire son angoisse devant certaines situations. (Mais je comprends.)

Ca coule, pourtant, aucune violence n’est cachée. C’est une production violente, violentée, de subjectivités douloureuses. Est-ce que d’avoir lu et relu Ferdidurke (Gombrowicz) crée une familiarité avec ces pensées autistes du monde ?

Je réalise alors qu’en ce qui me concerne, le film génère une empathie certaine, j’y reconnais une part de moi-même. Est-ce d’avoir trop lu et jouer à Ferdidurke ? Un peu plus tard, je m’étonne d’entendre un autre spectateur regretter que la réalisatrice ait, selon lui, édulcoré la réalité de l’enfermement autiste en ne montrant pas les crises de violence, les coups, les cris, les larmes, la casse. Pourtant, toute la violence, contextuelle autant que pathologique, remplit chacune des images du film, rien n’est caché, rien n’est embelli. Même si le montage, s’attachant avant tout à cadrer l’attention sur ces triturations douloureuses comme les moignons d’une narration fondamentale, prend une coloration apaisante parce ce qu’il révèle, comme quelque chose qui n’avait pas été prévue de pouvoir saisir, est que tout le temps, il y a là manipulation du langage ou de son impuissance, intervention sur le réel, ce qu’on appelle aussi production de subjectivité. Même si certains la trouveront empruntant des formes atrophiées. Dès lors le film renvoie à la question fondamentale, en évitant voyeurisme et problématique trop corporatiste (qui a par ailleurs tout lieu d’exister), qui est celle que chacun et chacune doit se poser : que faisons-nous de cette production de subjectivité ? Quelles voies d’accès aménageons-nous entre elle et notre propre production de subjectivité ? Comment la prenons-nous en compte, comment y répondre ? Ces personnes sont enfermées, non seulement parce que les dispositifs de soin impliquent de les isoler dans des bâtiments fermés avec du personnel d’accompagnement professionnel qui en font les objets et sujets d’un travail, mais avant tout parce que nous considérons tous que ce qui se produit là-dedans ne nous implique pas, et surtout, pour peu que nous ayons conscience que cela existe, parce que nous n’imaginons pas que ce qui provient de là correspond à une production de subjectivité avec laquelle nous devons aussi penser le monde, nous devons y puiser une part de notre créativité.

La production de savoirs des autistes et de leurs soignant-e-s enrichit généralement nos connaissances sur le monde, l’humain. Le secteur de la santé mentale produit de la subjectivité indispensable à la circulation des savoirs et des sensibilités différenciées

À part l’expression régulière de bons sentiments – « ces gens-là nous apprennent beaucoup » ou « ces gamins nous donnent une leçon de vie » -, il y a très peu d’analyses qui explorent le transfert de subjectivité des clos asilaires vers l’espace public. La littérature sur la biopolitique et la productivité de subjectivité exploite beaucoup l’opportunité des technologies de socialisation des outils numériques qui matérialisent en quelque sorte les réseaux d’idées, de réflexion, de créativité collective, toute la connectique socio-cérébrale qui, ainsi, rend plus évidente la part que cette économie mentale informelle prend dans la production économique industrielle globale. En général, et surtout autrefois, la subjectivité, considérée comme indispensable à la marche en avant de la société, est décrétée comme issue exclusivement des centres de pouvoir et des classes supérieures. Inévitablement, le changement de perspective devrait conduire à considérer autrement la contribution de chaque individu au travail individuel et collectif à fournir pour que le marché continue à produire des biens en suffisance pour tous et, surtout, pour innover, se repenser, s’adapter aux nouveaux défis notamment écologiques. Cela devrait conduire à revoir la notion de « chômeur-chômeuse » construite politiquement et médiatiquement comme péjorative. Mais penser et écrire sans état d’âme, comme Michael Hardt et Antonio Negri, que la production biopolitique devrait faire l’objet d’une révolution et remplacer l’actuelle production capitaliste, ne nous aide pas beaucoup quant à la manière d’y parvenir! Cette production biopolitique immatérielle, elle finit tout de même par intégrer des réseaux artisanaux et industriels qui la transforment en bien de consommation, dont profite le capitalisme. Ce qui change sont les définitions de propriété de l’outil et des matières premières qui entrent dans l’ensemble du processus industriel. Par conséquent, aussi, les niveaux et dispositifs de reconnaissance, de rémunération, ainsi que les fondements de justice sociale sont à repenser. Et justement, à ce propos, la production de subjectivité différente que montre le film de Clémence Hébert, comment entre-t-elle dans l’économie biopolitique !? « Pour augmenter la productivité, la production biopolitique doit non seulement contrôler ses mouvements mais se nourrir d’interactions constantes avec autrui, avec ceux qui sont culturellement et socialement différents ». (Hardt, Negri, Commonwealth) Par différents, ici, les auteurs visent les populations émigrées que les Etats, de plus en plus sous la pression populiste, entend contrôler par des politiques qui les constituent comme problème majeur et par ce fait même, les déprécient, les stigmatisent, les refoulent, alimentant toutes sortes de vieux fonds malsains nationalistes et identitaires. Mais incluons dans le processus biopolitique, nous, ces producteurs de productivité confinés et stigmatisés par d’autres frontières que des transfrontaliers du soin psychique tentent d’adoucir, ces enfants autistes, tous ces patients de ce que l’on appelle le secteur de la santé mentale.

Les savoirs des « autres » – étrangers, migrants, malades, autistes, fous – indispensables à une écologie efficace des communs du sensible. A mieux situer l’humain dans l’ensemble du vivant, en interdépendance juste. Pour une dynamique de l’autotransformation collective de ce qu’est la multitude à l’œuvre

Considérons que ce qui est créé par les travailleurs de l’autisme, une fois qu’ils fonctionnent en agencement positif avec les personnes qui les accompagnent, est indispensable à l’émergence « d’une écologie du commun focalisée tout aussi bien sur la nature et la société que sur les humains et le monde non humain dans une dynamique d’interdépendance, de soin et de transformations mutuels. Nous sommes maintenant davantage en mesure de comprendre que le devenir politique de la multitude n’exige pas d’abandonner l’état de nature, contrairement à ce que prétend la tradition de la souveraineté, mais en appelle plutôt à une métamorphose du commun qui opère simultanément sur la nature, la culture et la société. » (Commonwealth, 2012) Comment intégrer dans le circuit horizontal et non hiérarchique de la biopolitique les apports des adolescents dits autistes, de tous les fous en général, pour être certain que ce circuit ne reproduit pas les clivages et exclusions existants entre vies productives et vies à charge des autres !? Nous avons besoin que des chercheurs établissent la preuve que ces travailleurs différents sont parties prenantes de la multitude, indispensables, et non des handicaps. « La multitude doit alors être comprise non comme quelque chose qui est mais comme quelque chose que l’on fait ; comme un être non pas figé ou statique, mais constamment transformé, enrichi, façonné par un processus de construction. Il s’agit toutefois d’un genre particulier de construction dans la mesure où il n’y a pas de constructeur. À travers la notion de subjectivité, la multitude est elle-même auteur de son perpétuel devenir-autre, de ce processus ininterrompu d’autotransformation collective. » (Commonwealth, 2012, p.236) Ces approches biopolitiques de la multitude ont ceci d’intéressant qu’elles posent qu’aucune catégorisation n’est figée. Tout se pense et peut changer sans cesse. Et chacun a sa part dans « l’autotransformation collective » de ce qu’est la multitude à l’œuvre, plus question de se débiner, de se considérer comme désengagé, non concerné, impuissant. « La politique n’a sans doute jamais été tout à fait séparable du domaine des besoins et de la vie mais, aujourd’hui, la production biopolitique vise constamment et de plus en plus à produire des formes de vie. D’où la pertinence du terme « biopolitique ». Se concentrer ainsi sur la construction de la multitude nous permet de reconnaître que son activité productrice est aussi un acte politique d’autoformation. » (Commonwealth, p.238)

De la maison d’enfermement où créent des autistes à la riche demeure d’un collectionneur d’art. Ici, la production de subjectivité est prestigieuse. Elle a accès directement au marché. Collections privées partagées avec le public

Par rapport aux images de Clémence Hébert, optimistes parce qu’elles posent comme incontournable cette production de subjectivité autiste, terribles parce qu’elles révèlent toute la violence sociale qui pèse sur ces gestes et postures créatives, vivez un fabuleux contraste en pénétrant dans la Maison Particulière. Et je n’entends pas opposer, simplement marquer des différences de régime. Là-bas, un habitat collectif tout ce qu’il y a de plus commun, à l’esthétique et à l’équipement conditionnés par la pénurie et l’absence de générosité politique, ici, un luxe qui semble parfait, une merveille de design et d’agencements harmonieux. Nous sommes dans la maison même d’un collectionneur d’art éclairé, riche, un haut lieu cette fois incontestable de la production de subjectivité, parce que non seulement des œuvres s’y trouvent mais confortent surtout tout le système de leur réception, et de leur rayonnement social. Il est beaucoup plus facile de se représenter la circulation influente d’idées, d’images, de concepts, de plus values psychiques, à partir de ce foyer générateur de valeurs qu’à partir des chambres sans charmes où l’on confine les autistes. Le calme, luxe et volupté nécessaire au collectionneur pour jouir des œuvres achetées selon des affinités électives et l’intuition du bon placement, est, dans le projet de la Maison Particulière, visitable, fait pleinement partie de l’exposition, devient une expérience accessible à tous. Vous pouvez, le temps d’une visite, vous imaginer être le propriétaire de cet écrin raffiné, ou un de ses proches. Vous êtes dans le salon, les cabinets, la bibliothèque, vous avez librement accès à une partie des outils de connaissance, les livres et les catalogues disposés généreusement sur les tables basses et les rayonnages. Vous pouvez vous installer dans des fauteuils et divans magnifiques autant qu’agréables, et rêvasser, contempler, baigner dans une atmosphère esthétique et économique qui tisse une relation spatiale à un choix d’œuvres intégrées à la maison, une raison organique de conserver ces oeuvres qu’aucun musée ne peut restituer. C’est une situation exceptionnelle. Dans le musée, il y a toujours forcément l’espace commun, une zone fonctionnelle où tout le monde passe, la multitude indistincte, toutes catégories sociales mélangées. Les musées installés dans les demeures de grands artistes sont assez courants, mais elles ont été en quelque sorte dépersonnalisées, ne fonctionnent plus pleinement comme des maisons particulières, ne sont plus tout à fait des habitations singulières. Ici, c’est tout le contraire, et vous êtes dedans. Le collectionneur, avec d’autres amateurs d’art associés, a décidé, via la fondation d’une asbl, d’exposer là, trois fois par an, une sélection de leurs œuvres, en suivant plus ou moins une thématique curatoriale qui oriente la sélection des œuvres agencées dans la maison. L’entrée est de 10 euros, ce qui n’est pas un tarif très démocratique ni «association non marchande ». L’accueil et l’accompagnement sont agréables, chaleureux.

Festival d’images « sexe, argent, pouvoir. Mise en abîme de possessions ritualisées. Jeu de matraques et de sextoys.

Le thème du moment, un peu bateau, est Sexe, Argent et Pouvoir, n’est pas appuyé par une profonde littérature originale, mais fonctionne par les liens, les effets de miroir que l’accrochage crée entre les différentes images, morceaux narratifs, reliefs fictionnels. Par exemple une similitude entre la pose du personnage d’un tableau de Klossowski et le modèle d’une photo d’Araki, elle-même reflétée dans un des miroirs d’un grand retable de Mondongo et devenant, dès lors, partie intégrante du théâtre érotique et macabre de cette pièce amusante, figurant de loin une tête de mort très colorée en plasticine, genre Arcimboldo dévoyé, et de près une sorte de grotte de dépravation, paysage grouillant de licences sordides, de sexe corrompu par le fric (une autre tête de mort miroitante et orgasmique trône au deuxième étage, Lluks de Thomas Monn, incrustée de verroteries funéraires, couverte d’un corail de pacotille, sinistre, tout ce qui ressort en surface d’une vie pourrie par la marchandisation minable du quotidien) ; le nu violent d’Akira, comme toujours mise en scène ambiguë du viol systématique du corps féminin par le regard possesseur masculin qui en ritualise l’exhibition jusqu’à le désexualiser, reflété dans le miroir, jouxte une photo en noir et blanc de Kendell Geers, intitulée Viol, gerbes moissonnées,  métalliques, évoquant une impressionnante toison pubienne, que l’on pourrait croire parée pour la fête et que l’on découvre parée pour la guerre, constituée de lames souples et très tranchantes, barbelées. Impact de la blessure qui transforme la zone érogène d’exploration de l’altérité en piège automutilant et destructeur de l’autre, sans espoir. Ce retable de Mondongo et ces évocations de viols font face à un hexagramme hébraïque constitué de matraques noires, accolées deux par deux, dos-à-dos, silhouettes de crucifix policiers et macabres (Kendell Geers). C’est un bel exemple d’objets détournés et de confusions symboliques. Par tradition, la matraque est un objet de répression de la production de subjectivité considérée comme déviante et, par ailleurs, figure parmi les représentations phalliques agressives les plus consternantes. Et pourtant cette arme tueuse de subjectivité réintègre, par la subversion de l’artiste qui en détourne la symbolique, une collection d’objets/d’outils producteurs de subjectivité et gagne sa place sur le mur du collectionneur, au grand salon. Superposant le halo libérateur de la création de l’Etat Hébreu et son profil totalitaire et destructeur de peuple palestinien. (À l’étage, une variante, deux matraques transparentes, gadgets transcendants, sont suspendues au mur comme une croix catholique, traversées et renvoyant des lumières troubles. La banalisation des sex-toys phénoménaux aidant, cet insigne religieux ne manque pas d’évoquer un couple de godes virils, répressifs, agrégeant plaisir et douleur imposée.)  Dans le petit salon du rez, le même artiste empile des écrans où se forment et se déforment des gros plans pornographiques. Les images de pénétrations ou des secousses et vibrations chaotiques que les pénétrations impriment à toute la plastique féminine rebondie, pénétrée et ramonée ravageusement, du fondement jusqu’au sommet du crâne, images tellement explicites que l’on perd la notion de ce qu’elles représentent, c’est à dire qu’elles désensibilisent, ne captant plus que le rythme accéléré et monotone, ces images sont multipliées, mises en miroir, en cartes à jouer hystériques, multipliées, puis décomposées en formes géométriques qui se reproduisent et pullulent en générations spontanées, formant des compositions abstraites et psychédéliques, mais toujours, même quand elles ne sont plus que labyrinthe de taches colorées spasmodiques, apparence de jeu vidéo désuet, toujours dans un rythme frénétique de coït mécanique, sans fin. Points d’hypnose où le regard se laisse prendre, machine à décerveler, broyer le désir.

La sève multitude de deux amants. Copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie. Triomphe d’une jeune chinoise fouteuse de trouble. Comment l’interprétation relie, tisse son fil subjectif.

Dans la même pièce, l’exact opposé – si cela a du sens de parler ainsi -, le corps de deux amants occupe en grand l’angle face à la fenêtre, deux horizons corporels grouillant d’une multitude, de choses humaines et non humaines, un trop plein de désirs pour toutes les composantes du vivant et de cette sève qui excite l’imaginaire, jusqu’au délire (un grouillement, de nature différente, à celui du retable). Ces Amants de Dany Danino, dessinés au bic bleu, que l’on pourrait croire d’abord représenté en décompositions par tout ce qui les aura marqués, tatoués sur l’âme, se révèlent en magnifique machine corporelle à rêver, à produire de la subjectivité de fond en comble en fonction d’un organisme fait pour cela, biologique autant qu’héritage culturel, images psychiques, le tout en symbiose paisible ou orageuse, corps d’interpénétrations. On lève le regard et, dans un filet qui sert d’habitude à rassembler des ballons de football, sont entassées les têtes caricaturales de quelques grands de ce monde, pas les moins corrompus (Dirty Balls, Kendell Geers), histoire de rappeler les dégâts que ces personnalités aux commandes du monde occasionnent dans la production biopolitique et, sur un mode humoristique, rappeler que souvent, l’imagination salutaire de la multitude a eu besoin de révolution, les têtes pensantes ne valant guère plus que des ballons de foot déclassés. Loin de tout ça, un petit bronze agile du Dahomey (Bénin), montre une copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, toujours en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie, cela consistant en son aboutissement idéal. Les deux amants, couchés sur le flanc, se déplacent à toute vitesse, au ras du sol, latéralement, pour ne jamais s’emboîter, ne jamais se consommer, rester dans la discontinuité où se forge la continuité de leur corps, dans le désir qui leur confère profusion de subjectivité et immanence superbe, désarticulée mais lustrée, brillante, faite d’un « pavage de transcendances minuscules » à même leur peau, leur muscle, leurs formes bandées. C’est un (court) exemple de trajets que l’excitation à interpréter, encouragée par le cadre luxueux et la délicatesse des bouquets décorant les différents salons, dessine entre quelques œuvres. Choisissant un fil où interviennent ruptures et obstacles violentes, subjectives, transformées en nouvelles forces de création. Ce qui pourrait être symbolisé par cette grande toile figurative, chinoise, où le service d’ordre évacue manu militari une jeune fouteuse de trouble, mais la portant de telle manière que leur intervention autoritaire pour rétablir les apparences morales ne fait qu’exhiber la provocation érotique de la jeune fille, une petite culotte blanche mutine, qui restera insoumise et continuera à produire une libido refusant la ligne du parti.

Pour beaucoup, le contexte où élaborer subjectivité, créativité, est celui d’une économie sinistrée, de régions à l’abandon, déclassées, de villes fantômes. Peintes par Bruno van de Graaf. Voyageant dans un horizon accordéon.

Le lendemain, enfin, je découvre dans le même ordre d’idée – l’apport insoupçonné de subjectivité des autistes dans la biopolitique, la matraque répressive devenant œuvre d’art polysémiques, le renversement d’une censure en nouvelle créativité -, le travail récent de Bruno Vandegraaf. L’artiste rend compte d’une riche relation avec les paysages désolants d’une région minée par la crise économique, rongée par ce que certains n’hésitent pas à appeler le cancer du chômage, laminée par l’absence de projet de société politique pour la multitude une fois qu’un mirage industriel s’effondre. Pour autant, l’œuvre produite n’est pas bêtement accusatrice, elle est plus fine et sensible que cela. Elle repose sur une relation complexe – parce que sans aucune complaisance mais ouverte à la poésie qui finit par s’en dégager -aux vitrines abandonnées, aux bâtiments industriels désoeuvrés, aux litanies de maisons individuelles vides, à la série des affiches « à vendre » comme procédant d’une performance d’art conceptuel. Tout ce décor de friches, immenses comme des bateaux industriels échoués ou anecdotiques comme le naufrage d’une boutique quelconque, d’une maison individuelle qui portait le rêve d’une famille donne lieu à de grandes toiles acryliques où, parfois, les grands lignes d’une usine déshumanisée retrouvent une lumière de renaissance, sont parcourues d’ombres qui jouent malignement sur leur parking décimé, garni d’herbes maigres. Comme un paquebot émergeant de la sinistrose et recommençant à faire rêver. Une nouvelle noblesse architecturale, certes encore anémiée. La différence avec disons ceux qui auraient vécu directement le déclin, la fermeture, entraînés dans la perte de perspective de ces ruines en devenir, c’est que les restes de ce passé se sont incrustés dans le paysage, se déplacent dans l’imaginaire, entretiennent inévitablement une mélancolie, un sentiment de ratage, mais néanmoins l’imaginaire s’en empare et les transforme. Et cela ne signifie pas enjoliver, esthétiser, mais laisser libre cours à leur poignante nostalgie, leur talent de création burlesque ou surréaliste involontaire, qui rend attachants ces éléments de décor toujours marqués par la déroute humaine, points d’ancrages par lesquels la production de subjectivité renverse la vapeur du négatif, retrouve des couleurs insoupçonnées, un exotisme de l’intérieur. À côté des grandes toiles, Bruno Vandegraaf excelle dans les bas-reliefs de cartons superposés, peinturlurés, cartons de différentes textures reproduisant les façades et vitrines avec leurs messages d’abandon, comme adressés à des générations futures. Ces bas-reliefs magiques, quand le regard glisse dans leur boîte vitrée et voyage dans leurs ombres, épaisseurs, failles, ondulations, soufflets, fonctionnent soudain comme des orgues de barbarie visuels, remplissant la tête de musiques nostalgiques qui n’évacuent rien, ni les souvenirs de flonflons chaleureux, ni les sonorités industrielles, ni les scies désuètes qui font du bien. Curieusement, bien que de facture esthétique très différente, certaines musiques du trio d’accordéon 300 Basses, illustrent assez bien ce mélange, dans leurs improvisations bruitistes, iconoclastes. Tout voyage.

(Pierre Hemptinne)

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Coups vicieux et hors jeux (Avec Adel Abdessemed)

Fil narratif de médiation culturelle à partir  : Adel Abdessemed, Je suis innocent (Centre Pompidou) – Etienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie (Galilée 2012)

Du terrain au musée, du football à l’art plastique. Un fameux coup de boule devenu monument. Pourquoi fabriquer de telles icônes?

Je n’ai rien à voir avec ça… Je regarde peu ce qui se passe sur les terrains de foot, sinon du coin de l’oeil. Plus exactement – car ce peu est quasiment un voeux pieux -, vu la permanente intrusion du football dans tous les champs d’information et de socialisation, y compris les plus informels comme l’ambiance conversationnelle des transports en public certains jours, je m’accommode. Je me renseigne de loin, homéopathiquement, plutôt que de m’engager dans une vaine opposition et un refoulement radical où l’on se fait rapidement accusé d’être élitiste, anti-peuple. Je ne peux nier non plus une accroche plus organique, lointaines ou souterraines, avec le football, comme le souvenir de courses, de mouvements et d’infimes exploits puérils dans cette prairie magnifique avec son immense merisier et sa vue sur les rochers de l’autre rive de la Meuse où, gamins du quartier, nous nous retrouvions pour taper le ballon, avant de nous égayer pour d’autres jeux sans règles, dans les talus, les taillis, les terrains vagues. Impossible non plus d’écarter les situations de compromissions relationnelles, par exemple des attachements pour des personnes passionnées de football et qui peuvent en parler autrement. Mais enfin, pourquoi cela doit-il surgir immense sur la place publique, au gré d’un fait divers révélant la violence latente et antisportive de ce sport professionnel? Et ce, dans le geste d’un plasticien que l’on dit en vogue, médiatisé, Adel Abdessemed, démarche peut-être racoleuse mais qui complexifie encore la relation à ce sport omniprésent, envahissant. Manifestation toujours autoritaire d’ériger une effigie monumentale qui parle à tous, qui parle de tous, pour ou contre, qui impose aux regards de converger vers le même point d’une esplanade urbaine. Je peste et en même temps j’admire la transformation en sculpture figurative gigantesque d’un choc qui a secoué les imaginaires d’un nombre incalculable d’individus, une onde iconique à l’échelle planétaire, en boucle sur les écrans pendant des jours et des jours. Faut-il y voir l’interrogation impertinente, ironique ou désenchantée, sur ce qui fait aujourd’hui sens commun ? L’œuvre est ambiguë, exaltant la virilité du sport et ruinant les dernières illusions quant à la beauté de l’esprit sportif – des corps exemplaires au-dessus des lois. Incident qui a surpris, scandalisé mais à l’image de ce qui avait pourtant toujours été là (les vacheries, la rudesse des contacts, la rivalité, les enjeux démesurés, le statut de star hors sol). De loin, une sorte de rituel corporel, une presque lévitation et une collision esquissée, là, incontestable et escamotée, volontaire ou involontaire. Combat ou danse, de toute façon il faut être deux. Même si l’on est resté à distance de l’événement originel et de sa contagion médiatique, il n’y a aucun doute sur ce qui représenté, c’est le fameux coup de boule du Mondial 2006, pas besoin de notice, de tourner autour, pas besoin de médiateur. (Contrairement, à ce que prétend le « Guide du visiteur/Centre Pompidou », le contexte n’a absolument pas disparu, il est ancré/encré, il oriente perception et interprétation. II n’a plus, certes, besoin d’être figuré. Cette collision, en aucun cas, ne devient atemporelle, pas encore.)

L’art statuaire induit-il un esprit critique ? Vivre de l’intérieur l’agression virile. Adorer et vomir la dynamique musculaire hypertrophiée, en compétition.

Un bronze hyper réaliste de 5 mètres de haut, aérien et brutal, élégant et vicieux. Il pèse plusieurs tonnes et semble si léger, en danger de déséquilibre. Quelque chose de géant qui transpose en dur l’incroyable impact fantasmatique de la scène. Enfin, en une exagération votive qui me dérange, qui devrait déranger. À moins qu’elle ne soit feinte, la dimension votive ? La précision du rendu, peut-être, est le fruit du regard critique de celui qui a passé à la loupe l’enchaînement des mouvements, pour tenter de comprendre par empathie, de l’intérieur, comment se produit cet entrechoc viril. Reconstituer les faits, faire la preuve que ces deux mâles ne pouvaient que se cogner l’un l’autre, entraînés dans une dynamique musculaire qui les dépasse. La différenciation entre les deux individus, une star et l’autre pas, machines athlétiques de muscles, disparaît sous une teinte d’armure monochrome sombre, mais de près l’on distingue le détail des maillots et la singularité des êtres affrontés, dont les noms sont inscrits au dos des joueurs. Les deux corps sont lisses comme ces statuettes religieuses trop caressées par les croyants qui les prient d’intercéder en leurs faveurs. Ce lisse mat correspond à l’usure du sujet trop vu, trop entendu, trop chanté, trop discuté et commenté pour présenter encore quelque aspérité qu’il resterait à décoder. Reflet de la manière dont les médias épuisent les contenus, les rejettent une fois vidés sans pour autant avoir produit quelque compréhension que ce soit à leur propos. Il n’y a aucune erreur possible quant à la scène reproduite. C’est ce qui fascine et c’en est peut-être même effrayant de voir la place qu’elle occupe dans l’inconscient collectif. Elle a envahi tous les écrans, elle s’est infiltrée dans tous les espaces mentaux. Peut-être commençait-elle à faiblir, s’effacer, et la revoilà en trois dimensions, monstrueuse. Tout le monde la reconnaît avec un sourire amusé. Est-ce alors autre chose qu’une gigantesque anecdote internationalisée devant laquelle d’innombrables touristes rigolards viennent se photographier comme ils le feraient au Musée Grévin ? En ce y compris le joueur italien venant posé devant son sosie statufié et celui de son agresseur.

La sculpture noire pourtant révèle en grand les coups bas qui émaillent chaque match de football. Les autorités institutionnelles de ce sport ont voulu ranger cette oeuvre au placard, la cacher.

Mais ce n’est probablement pas aussi innocent que je le pensais initialement puisque le milieu officiel du football organise des pétitions réclamant le retrait de la sculpture. Le monde du football, à l’instar d’une organisation religieuse qui se sentirait bafouée dans ses principes par la représentation jugée caricaturale de ce qu’ils font subir aux corps, exige la censure d’une œuvre d’art. Il faut que soit caché ce geste haineux parfaitement accompli avec un naturel confondant. Non pas une simple perte de contrôle colérique donc, mais probablement le plus beau, le plus abouti d’une interminable série d’autres coups de pieds, avec ou sans crampons bien placés dans la chair d’autrui, mais aussi de coups de genoux, de coudes et autres vacheries qui émaillent la pratique banale du football. Les traumatismes qui en découlent génèrent un flux important d’activités dans les infirmeries, les hôpitaux, les centres de rééducation et obligent la médecine du sport professionnel à être toujours plus performante. Ce geste est sourd-muet pour nous, accompli comme si les caméras n’existaient pas, comme s’il pouvait fuser sans témoins, échapper aux radars. Dans un angle mort. Mais il ne faut pas oublier l’invisible qui précède le geste et surtout l’inaudible qui enveloppe directement ces scènes d’accrochage. Il faudrait disposer de la bande-son des échanges d’injures qui circulent sur le terrain avec autant d’adresse que le ballon. On en suppose l’existence par quelques témoignages indirects. Elles justifieraient ces actes guerriers qui ont tous des relents d’homophobie, de racisme, d’intolérances communautaires ou religieuses, de jalousie de classes de parvenus, « ta mère », enculé » et autres «macaque » ou « bougnoule ». Et si toute la virtuosité déployée pour attirer l’attention sur la balle qui passe, circule magiquement en de magnifiques mouvements distribués, n’avait comme finalité que l’occultation du vrai but, se frapper volontairement, blesser l’autre !? La sculpture noire fait saillir le négatif de tout le discours lénifiant sur les valeurs intégratives du football, le sport d’équipe comme gestion des conflits intercommunautaires, solution à la violence dans les cités frappées par une économie capitaliste destructrice du social. Le football, de par sa popularité, n’a-t-il pas été désigné comme la voie idéale pour se construire une identité en phase avec les attentes ambivalentes d’une société tolérante, intégrante, en recherche de multiculturalisme !? Au même titre, mis sur un pied d’égalité voire supplantant – même si implicitement considéré comme une solution pour les citoyens de seconde catégorie -, les institutions culturelles, civiques et religieuses. Se substituant quasiment, par le biais populiste le plus fulgurant et le plus porteur de pessimisme pour l’avenir, à ce qui tenait lieu de discours de politique culturelle.

Le stade exalte les nationalismes, le « eux/nous » agressif, comme manière d’exorciser la peur que la mondialisation néolibérale fait peser sur les habitant-e-s de la planète. Le stade au service de l’imposition d’un universel capitaliste

Cette scène héroïque est directement liée, sortie toute chaude ,tête la première, de la matrice d’une énorme compétition mondiale. Le dispositif somptuaire de cette dernière exacerbe, paradoxalement dans un contexte de mondialisation, les appartenances nationales et surtout nationalistes et offre une apothéose planétaire aux organisations de supporters, parmi les dernières institutions bien pourvues de frontières protégeant contre ceux qui n’en sont pas – et permettant surtout de les défier depuis un espace strictement homogène, pur et sectaire, où rien des composantes humaines ne se mélange. Zidane et Materazzi en martyrs de la religion foot révèlent peut-être finalement le négatif du discours dominant sur le foot comme étant ce qui devrait crever les yeux. Un choc sidérant, hérétique, qui sublime ce sport, de manière tout de même abusive (à la manière des prises de pouvoir totalitaires), en symptôme global de ce qui arrive au monde, un concentré crasse de tout le conflictuel entre les peuples et les parties du monde, riches et pauvres, ce qui les a opposé, ce qui essaie de cicatriser et se déchire chaque fois à nouveau, au niveau du local. Et en même temps, ce concentré crasse, totalement déresponsabilisé, infantilisé. Même si c’est donner trop d’importance au football, soit, c’est ainsi. Dans l’économie internationale et vaguement mafieuse du football qui achète des corps – à des tarifs exorbitants proches de ceux pratiqués par le marché des œuvres uniques de l’art le plus spectaculaire -, pour les faire circuler avec plus-value et les attacher à des couleurs et à des terrains spécifiques, les transformer en figures rentables adulées par des communautés en manque de spectacles sacrés – tout simplement de futur -, un quelque chose émerge finalement, serait-ce sous forme de métaphore embrouillée, qui a trait à ce qu’Etienne Balibar appelle les « universalités conflictuelles (universalités religieuses entre elles, et surtout universalité religieuse et universalité civique ou bourgeoise, donc moderne et modernisatrice par rapport aux traditions, aux révélations, aux ascétismes et aux mystiques). » Métaphore embrouillée comme à dessein.

Du foot guerrier à la guerre culturelle.

Je trouve sidérant de pouvoir introduire une histoire de terrain de football comme théâtre d’affrontements et de l’hooliganisme par ces lignes qui ouvrent le chapitre « Cosmo-politiques et conflits d’universalités » d’Etienne Balibar, en n’y changeant pratiquement rien : « Les différends relatifs à l’interprétation du rapport entre cultures, religions et institutions publiques sont bel et bien cosmo-politiques, en ce sens, qu’ils cristallisent des éléments venant du monde entier et de son histoire longue au sein d’un microcosme national particulier, ouvert et instable. Dans les conditions d’aujourd’hui, plus on cherche à fermer sur lui-même un problème « national », plus en réalité on le dénature et on le déstabilise. Telle est évidemment la logique des troubles qui éclatent dans ce qu’on pourrait appeler des « banlieues-monde », où les conséquences des migrations, des diasporas, des colonisations et des décolonisations ont banalisé la rencontre des héritages culturels et des religions, donc leurs conflits, sur le fond de gigantesques inégalités de statut social et de reconnaissance institutionnelle. Mais c’est toute la formation sociale qui est, en réalité, concernée. » (Etienne Balibar, Saeculum. Galilée, 2012)

Quand la rapidité dribble le temps long démocratique… Les oeuvres puissantes d’Adel Abdessemed sont-elles trop « rapides » ?

Le lien entre l’œuvre et cette citation de Balibar peut ne pas sembler explicite, mais le contexte qui confère une telle importance à cette passe d’armes du Mondial 2006 s’imbrique bien dans ce que cernent les phrases du philosophe. Y trouve une chair, une palpitation. Et peut-être que cette thématique ainsi balancée peut servir de cadre réflexif pour aborder d’autres œuvres d’Adel Abdessemed, carcasses de voitures, barque échouée de migrants désespérés, Christ en barbelés acérés (…) pour déjouer la méfiance qu’elles m’inspirent en semblant trop proches, trop immédiatement liées aux actualités et à l’industrie des visuels pour télévision et donc comme compromises par le fonctionnement sensationnaliste de l’actualité façadiste. Comme trop réactives, prisonnières d’une exigence « en temps réel », « pour être dans le coup », selon le même processus qui désynchronise le politique et sa mission première de penser en profondeur un projet de société commun.  « La désynchronisation prend la forme d’une hétérogénéité radicale des temporalités auxquelles la politique ne parvient plus à faire face : accélération des sciences et des techniques (notamment de l’information et de la communication), temps court de la décision politique, rythmes de la délibération démocratique et du débat social ou sociétal. Le souci de la rapidité, de la réaction « en temps réel » l’emporte sur la construction de projets à long terme et les décisions politiques apparaissent plutôt comme des réponses politiques circonstancielles à des pressions extérieures, au nombre desquelles il faut évidemment compter celles qui, émanant des médias, entendent transformer chaque décision en « nouvelle de dernière heure ». la distorsion croissante entre le temps long de la politique délibérative et le temps court de la politique décisionnelle creuse encore le paradoxe puisqu’il faut décider de plus en plus vite de ce qui va entraîner – notamment en raison de l’accélération technologique – des effets à très longue portée. » (Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Seuil 2012)

Guernica touche une nouvelle dimension universelle en intégrant le massacre de tous les nuisibles non-humains, la dénonciation de toutes les hécatombes qui ruinent la biodiversité.

Si la configuration des œuvres exposées au Centre Pompidou accrédite cette impression d’une constellation de coups rapides, l’artistique percutant d’urgence et en temps réel ce qui passe à la une des prompteurs, certaines installations donnent à l’ensemble le recul d’une respiration critique plus ample. Au moins, un doute. L’intervalle entre les œuvres, le réseau de sens parfois même conflictuel entre chaque intervention atténue ce qui pourrait être pris comme de la gratuité et esquisse la possibilité d’une dimension plastique plus profondément délibérative, politique. Il y a d’abord Who’s afraid of the big bad wolf ?, « cet immense bas-relief composé d’animaux naturalisés (qui) renvoie simultanément au martyre de Guernica et aux rêves d’enfance (la peur du loup, les peluches carbonisées)… » (Guide du visiteur, Centre Pompidou). Le geste peut sembler simpliste de réaliser un équivalent de Guernica mais transposé en un massacre d’animaux ? Pourtant, cela relève de la même façon d’habiter le monde, basée sur des massacres de ce qui gêne, que ce soit une catégorie d’humains ou de non-humains décrétés nuisibles, voire de la nature tout entière. Et là, soudain, car pour l’oeil qui s’y heurte, c’est soudain,  voilà un enchevêtrement orgiaque et diabolique de carnassiers massacrés, démantibulés, et plus exactement de cette bête qui terrorise particulièrement l’homme depuis des siècles, le loup. Ça jubile – le loup est exterminé, inoffensif à jamais, trophées paillasses dont je peux cramer le poil à l’aise – et ça grince – quel désastre, quelle destruction aveugle et sadique du vivant pour une simple phobie, la construction maniaque et séculaire de la peur du loup. En fait « d’aveugle », le bas-relief est parsemé d’yeux fixes, billes de verre qui semblent vivantes du fond de leur au-delà. Et en fait d’animaux empaillés, même si j’ai lu de nombreux commentaires selon quoi l’œuvre serait constituée exclusivement de loups, l’ensemble est plus mélangé, il y a ici ou là des groins pas très canins, des oreilles de lapins, des têtes de bouquetins (ou chevreuils ou biches) affolées. L’ensemble est sans âge, de loin on pourrait imaginer la paroi obscure d’une grotte, sculptée, moulée, ou une tapisserie miteuse, remisée dans les greniers d’un vieux château, à la gloire des loups-garous, ou encore l’impression confuse du premier regard balayant l’intérieur terreux d’un ossuaire, refusant quelques secondes d’identifier ce qu’il reconnaît pourtant. Mais la simplicité du détournement de sens d’un tableau hyper célèbre a aussi l’évidence de rappeler que l’horreur des hécatombes doit être considérée, et de plus en plus, à l’échelle de l’ensemble du vivant et plus uniquement dans les limites de l’histoire humaine.

Impeccable, imparable, poignante, la barque des migrant-e-s. En sursis. Ballottée par toutes les histoires impériales de l’Occident et de ses Lumières.

La barque d’émigrants échoués, probablement morts en mer ou repêchés in extremis, est suspendue en l’air comme portée par la grue du chalut qui l’a extraite des flots. Mais aussi comme ces barques représentées ou exhaussées telles quelles dans la nef centrale de certaines églises ou chapelles côtières, en souvenir de marins perdus en mer. Ex-voto ambivalent qui attise la culpabilité (dans la mondialisation nous sommes tous liés les uns aux autres, nous sommes tous complices des forfaits d’une économie dont nous tirons un meilleur profit que d’autres). L’œuvre a ce geste charitable (dans le bon sens du terme) de créer une égalité entre « nos » marins avalés par les flots et ces « marins » d’un nouveau genre qui s’embarquent par désespoir en espérant accoster un meilleur monde, le nôtre (autrefois, c’est « nous » qui expédions des explorateurs/colonisateurs/marchands d’esclaves vers de possibles rivages prospères). Ce sont des marins de même valeur dont le sort doit nous affecter comme relevant de la même histoire universelle des migrations et être célébrés avec les mêmes soins. Du coup, la barque débordant de sacs-poubelles informes – une cargaison d’existences sans valeurs, de corps bons à jeter, détritus d’une humanité qui n’a plus de place pour tout le monde  -, malgré son évidente photogénie et son raccourci esthétique, frappe autrement plus juste. La place d’où l’on regarde est bien définie : nous ne sommes pas dans la chaloupe, nous ne faisons pas partie de ceux qui confient leur destin à d’aussi improbables esquifs et c’est la raison pour laquelle il est difficile de considérer l’objet, là, comme une œuvre d’art légitime pouvant être achetée, revendue, prêtée à différents exposants, au bénéfice d’un seul, artiste ou collectionneur d’art. L’œuvre est au croisement de quelque chose déjà trop montré, trop vu et d’une autre chose irreprésentable. En même temps, la relation esthétique à ce drame actuel des flux migratoires, rendu presque banal, indolore et invisible par la couverture médiatique, parce qu’elle pose problème en activant le plaisir ici déplacé de trouver beau ce qui ne peut pas l’être, favorise une autre réflexion, complexe, incluant cette part de culpabilité mondialisée. Sollicitant tout l’appareil du sensible grâce à la portée métaphorique de la mise en scène qui nécessite plus d’engagement pour sentir ce qu’il y a là devant que ne l’exige le défilé télévisuel d’images horribles, l’œuvre d’Adel Abdessemed permet de dégager la longue généalogie historique de cet épisode épouvantable de l’actuelle mondialisation : « Il n’y aurait pas de société mondialisée s’il n’y avait pas eu un procès pluriséculaire de « mondialisation du monde » dont les forces motrices ne furent pas seulement des processus capitalistes anonymes d’accumulation et de marchandisation, mais des histoires d’empire, de colonisation et de décolonisation ou de néocolonisation – donc des histoires de maîtrise et de servitude. Mais il nous faut aussi étudier dans sa composition propre le mixte social, culturel et religieux qui a été produit par cette histoire et qui, désormais, se développe en enjambant les vieilles frontières. » (E. Balibar, Saeculum, Galilée 2012)

Un Christ multiple. Groupe de « torturés » rachetant les horreurs de la gouvernance mondiale. La religion comme bombe à retardement.

Les sacs-poubelles expédiés, sans vergogne, en mer pour y disparaître, voisinent avec quatre crucifiés tressés de barbelés hérissés de lames de rasoirs. Cette série s’intitule Décor, un titre qui détourne l’attention de la spécificité du représenté en suggérant qu’il soit considéré comme un matériau, spirituel et physique, une institution qui nous enveloppe de son tranchant et que nous enveloppons fatalement du nôtre, qui caractérise surtout la pièce dans laquelle nous jouons, au quotidien, toujours confrontés d’une manière ou d’une autre aux résidus incarnés de la parole du Christ (des croyants, des croyances, des incroyants). C’est une image redoutable de la passion jamais apaisée, non plus quelques engins de torture localisés, comme une couronne d’épines perçant la peau et l’os des tempes, mais un corps entier fait de réseaux aiguisés qui lacèrent l’ensemble de son pourtour et de fond en comble. De ces fils qui partout dans l’histoire moderne ont servi à isoler les populations, à asservir, humilier, rayer de la carte. C’est aussi le tableau de suppliciés enfermés dans l’irrésolution de leurs tourments – et donc des nôtres car, à l’image du Christ dont ils imitent le calvaire, ils prennent sur eux ce qui du religieux nous tourmente – puisque leur porter secours reviendrait à se couper, perdre soi-même des lambeaux de chair, s’amputer. Ils ne sont pas à prendre avec des pincettes. Cela donne une idée assez juste, horrible, du problème insoluble que le religieux en crise, comme une bombe à retardement, pond actuellement au cœur de l’évolution du monde dont la modernité repose sur la laïcité, en s’emparant partout des corps pour les déchirer : « Il est vrai cependant qu’un thème qui n’est jamais indépendant du sexe (ou du désir qu’il structure) traverse en un sens toutes les différences anthropologiques et la question sans cesse déplacée à laquelle elles donnent lieu : c’est le corps comme puissance vitale et surtout comme instrument ou enveloppe d’une âme qui l’enveloppe à son tour, comme beauté et obscénité ou abjection, comme condition « vulnérable » (Judith Butler) ou « asservie » (Bertrand Ogilvie). De sorte que peut-être j’aurais dû – en pleine continuité avec le débat sur le trouble que le voile islamique a produit dans l’institution séculière – poser que ce qui fait problème dans et pour la religion, mais aussi par elle, c’est l’usage signifiant du corps par des sujets, toujours évidemment dans le cadre d’une certaine « perception » réciproque. » (Etienne Balibar) Ce qui me frappe, néanmoins, c’est l’alignement de quatre christs, sans leur croix. Non pas « le » christ mais un multiple de « sauveurs du monde », de torturés «rachetant les péchés du monde » par leur dernier souffle sur une croix. Ce qui va à l’encontre du principe d’un rédempteur unique et atteste que cette passion extrême et sinistre est attendue de beaucoup, au même titre que certaines causes formant de jeunes corps à s’épanouir en terroristes kamikazes. Prosélytisme funèbre.

L’expérience esthétique, l’émotion du « beau » pour mieux mesurer la dimension sociale et politique de l’injustice, prendre parti. L’espace muséal n’est pas neutre.

Dans la même salle, les carcasses de voitures brûlées, symbole de poussées insurrectionnelles qui secouent ponctuellement les banlieues – là où pourrissent et fermentent localement les dividendes négatifs de la mondialisation, économiques, communautaires, religieux, laïcs -, complètent le diagnostic. Ce ne sont pas les épaves authentiques, martyrs automobiles qui auraient été récupérées, déplacées et recontextualisées à la manière d’un ready made. Ce sont des empreintes, leurs doubles symétriques. Elles ont été reproduites à l’identique par moulage et passées au four, cuites. Là aussi, le rendu est magnifique, aboutissement d’un savoir-faire méticuleux et je rabroue un élan admiratif vers ces surfaces et volumes géométriques, cabossés, de table rase, d’objets dépossédés de toutes ses fonctions, rendus étranges. Prêt à devenir n’importe quoi, selon l’imagination. Par rapport aux cadavres issus d’un vandalisme spectaculaire, s’agit-il d’une version aseptisée ? La distance que le processus de création instaure entre l’original et sa copie artistique, implique de se coltiner l’objet brut, la matière première calcinée et d’imaginer les techniques de translation, implique de penser réellement au fait social représenté. L’esthétique, la relation à la possibilité d’un beau dans ce qui ne devrait pas en comporter selon la morale, oblige à revenir à l’essentiel via une expérience sensible, à distance. Et se mouiller. par son ressenti, prendre parti. Cette opération n’est-elle pas une passe nécessaire pour transformer le résultat d’un acte qualifié unanimement de grave délinquance et donc nié, bâillonné au niveau du sens et des responsabilités à partager politiquement, en image « universelle » d’un dysfonctionnement sociétal, plus large et grave, à prendre en considération et à réfléchir ? Ce que rend possible quelques fois l’espace muséal  – et qui peut être sa fonction principale – par une mise en scène politique du sensible. Autrement dit, la première réaction qui consiste à s’insurger « ah non, c’est trop facile, prendre ces voitures ruinées, superbement réduites à l’ossature minimale, comme objets esthétiques, trop facile comme acte, trop simple comme geste à prétention politique » est peut-être orientée par le refus instrumentalisé de regarder vraiment ce que signifient ces voitures incendiées, de s’arrêter à l’inqualifiable dégradation violente d’un bien privé hautement symbolique, en refusant de penser plus loin.

Le jeu des commentaires sur le travail d’un artiste, intégrés à l’oeuvre, au face à l’oeuvre, à l’expérience esthétique

(Je n’avais pas l’intention de m’épancher autant sur le rassemblement de ces quelques pièces d’Abdessemed. Je ne croyais pas que leurs traces en moi allaient susciter autant de mots, de phrases, de recherche… Sans nier le talent manifesté dans la lecture de l’actualité et le don d’en relier politiquement des faits saillants à une histoire artistique et spirituelle, son travail me donnait l’impression d’une fulgurance opportuniste, parfois de brillant gadget plastique. En lisant plusieurs articles dans la presse et sur Internet, dont un blog des Inrockuptibles, il me semble avoir retrouvé trop systématiquement le penchant à douter de la sincérité de l’artiste, un plaisir à accentuer les contradictions entre engagement politique et son statut de vedette du marché de l’art. Comme si la contradiction était un problème en soi. Mais personne ne mettait à l’épreuve – dans ce que j’ai lu du moins -, cette question de la contradiction, en s’y impliquant. J’ai alors considéré ces dénonciations comme très caricaturales, aucun des commentateurs n’engageant un senti personnel, colportant finalement des accusations déjà formulées, en circulation, pour en tirer le bénéfice d’une attitude critique toute faite. Cela m’a conduit à remettre en cause ce qui, dans ma perception, relevait partiellement du même doute.)

Innocence immolée? L’art moderne peut-il être sincère et insurrectionnel ?

La signature de l’exposition est une affiche où l’artiste, léché par des flammes – à moins qu’elles ne jaillissent de lui ? – évoque ces fanatiques désespérés qui s’immolent pour donner droit de cité à leur cause, propager la révolte en d’autres corps semblables au leur. Mais Abed Abdessemed reste impassible, le feu ne l’atteignant pas, même plus, il ne semble pas remarquer qu’il flambe. Forcément, «Je suis innocent » déclare l’affiche, l’air de dire, « si ça brûle, je n’y suis pour rien, je ne joue pas avec le feu ». Le parallèle avec l’immolation permet de différencier le régime de l’art : dans le cas de fanatiques qui cherchent, par désespoir, à propager au sens propre le feu qui les dévore au figuré, religieusement, il y a passage à l’acte avec conséquence extrême. En réaction, l’affiche dit que l’art moderne devrait pouvoir avoir les mêmes effets insurrectionnels, sans destruction du vivant, selon des processus critiques séculaires en chaîne. Contagieux. L’image et le titre renvoient aussi aux procès en sorcellerie dans un parallèle facétieux avec l’accusation d’insincérité et de pacte avec de riches collectionneurs «de droite »  : on brûlait les sorcières, ou plutôt on les soumettait à l’épreuve de feu afin de vérifier si oui ou non elles étaient vraiment filles du diable. Réduites en cendres, elles appartenaient au Mal. De chair ignifugée, elles étaient filles du Bien. Peut-être ?

Pierre Hemptinne – Je suis innocent au Centre PompidouLes Inrock Coup de boule

  

  

 

 

Terre natale déracinée.

« Terre Natale. Ailleurs commence ici », Raymond Depardon, Paul Virilio, Fondation Cartier, 21 novembre 08 >15 mars 09

 fondationcartier

Raymond Depardon interroge le concept de « terre natale », une notion qui a peut-être vieilli, sent le conservatisme. Il donne la parole à une série d’individus cadrés dans leur terre natale. Quelques symptômes du coin de terre où ils vivent, d’où ils tirent (tente de tirer) leur subsistance, quelques paysages, sinon le film est constitué de gros plans sur des visages, sur des paroles. (Grand grand écran, qualité technologique au top !) L’objectif semble surtout de faire entendre des langues, minoritaires, des patois, des langues rares, parfois menacées. Musicalités de terres natales différentes. Musicalité des langues adaptée aux paysages (fausse impression, fantasmes ?). Terre natale comme des idées de plus en plus ténues, fragiles. Les mots, les paroles semblent toutes, dans leur particularité, hantées par une possible disparition, par une série de menaces qui posent sur la planète, sur la Nature (dont vivent la plupart des personnes témoins). Terres natales comme des îles où l’existence est de plus en plus difficile, raréfiée, des îles qui fondent petit à petit des conséquences des dégâts écologiques et spirituels. C’est l’habitante de l’île de Sein, pourtant bien habituée à vivre au jour le jour avec la mer, et qui évoque ne tempête où, vraiment, elle a eu peur, comme si l’île pouvait être submergée. Ce sont les deux Brésiliennes dans leur île-forêt qui se sentent comme encerclées par les blancs et ont décidé de résister coûte que coûte, ça semble être le but de leur vie. C’est la chilienne kawespar, d’une tribu de pêcheurs nomades, qui évoquent l’extinction du groupe. C’est la paysanne bolivienne qui n’a que la faim au ventre, qui subsiste avec des misères, comme subissant la pénurie d’une guerre permanente et qui n’aspire qu’à la mort. Les cordons reliant les êtres à leur terre natale sont usés jusqu’à la corde, ils vont céder, et hop, le grand déracinement est imminent (ce dont parle Virilio). Depardon présente aussi « Le tour du monde en 14 jours », les clichés ramenés d’un tour du monde d’est en ouest (Washington, Los Angeles, Honolulu, Tokyo, Hô Chi Minh-Ville, Singapour, Le Cap). Les « photos filmées » sont projetées sur deux grands écrans ouverts en portefeuille, presque dans le silence, parfois le bruit ambiant. 7 lieux, 14 jours, il confronte sa « terre natale » à ces ailleurs (physiquement si proches par les moyens de communication). Les vues sélectionnées sont intéressantes, elles restituent bien la particularité des mouvements quotidiens dominants des lieux observés, le rythme de vie singulier propre à chaque endroit. Et aussi la manière dont les habitants sont « pris » dans un ensemble de signes qui organisent la vie locale. Signes sociaux, signes urbains, signaux de signalisation, sens de la circulation. Le photographe a aussi eu le temps de ramasser une série de gestes rituels du quotidien (usages sociaux), des comportements spécifiques, des vêtements, des couleurs… En fait, toutes ces séquences peuvent donner l’impression d’être tournées dans un même lieu, une grande ville, avec des quartiers anciens et ultra modernes, des zones distinctes par communautés (Japonais, Indiens…) et située au bout du monde, en bordure d’océan. Paul Virilio, tête pensante de l’installation présentée au sous-sol, accueille les visiteurs, grandeur nature dans un film projeté sur un mur, marchant vers eux, exposant les quelques  idées qui ont inspiré son travail pour la Fondation. Il semble être immobile dans son mouvement comme si les pavés dissimulaient un tapis mobile dont il ne parvient pas à vaincre le contre-courant (et déjà il joue du paradoxe déplacement/sur-place, de l’inversion des pôles entre nomade et sédentaire…) . Il progresse dans un décor qui constitue une sorte d’enclave, fermée aux voitures, rangée de maisons semblables, ça s’appelle « Impasse d’enfer » et ça se situe à quelques pas de la Fondation. Précisément, il parle de sa vision d’enfer : « les raisons écologiques, économiques et politiques qui poussent à la migration, avec toutes les formes de tourisme forcé, vont bouleverser la carte de la terre, les repères géographiques et géopolitiques, c’est comme si la totalité de la population chinoise se mettait à voyager…dans ce monde de la mobilité, les villes, traditionnellement espace de vie fixes, sont les ports, les aéroports, lieux de transits (des « outrevilles »)… Le nomade devient celui qui se sent bien partout, dans son jet, son Thalys, dans l’ascenseur, à l’aise dans le mouvement grâce à ses moyens économiques… Le sédentaire, celui qui ne se sent chez lui nulle part, toujours déplacé malgré lui, subissant… » (Déraciné de tout mouvement qui aurait du sens en fonction d’un projet de vie, lié à l’identité, à l’accomplissement ; le mouvement contraint désaccomplit les individus, les prive d’eux-mêmes.) Il y a un accent catastrophiste dans la pensée de Virilio qui, personnellement, m’a lassé. Mais ses idées, ses formulations sont fortes et stimulantes, elles sont indispensables à penser une bonne part des altérations majeures du monde actuel. Les installations sont conçues par Virilio et scénographiées par des artistes et architectes américains (Diller Scofido + Renfro et Mark Hansen, Laura Kurgan et Ben Rubin). La première rassemble un grand nombre d’écrans, au plafond, tête en bas, où défilent des images journalistiques, essentiellement des extraits de journaux télévisés sur des catastrophes écologiques entraînant destruction de l’habitat et exodes, des migrants qui tentent de franchir les barrières qui les séparent de pays plus riches, des centres où l’on parque des réfugiés politiques, des clandestins à la dérive vers d’improbables terres d’accueil… L’impression que donne ce rassemblement d’images de nos organes d’information est saisissante : cela ne ressemble en rien à des images constituant un discours d’information et d’explication, mais plutôt à une multitude d’écrans de surveillance tendus vers les populations épargnées mieux nanties et qui surveilleraient ainsi les dangers grouillant aux frontières poreuses de leurs zones sécurisées, menaçant l’intégrité de leur territoire situé dans la bonne partie de la planète. La deuxième installation rassemble une impressionnante série de données sur les mouvements forcés de populations et leur impact sur l’équilibre global de la planète. Un vaste écran en demi-cercle, une énorme terre quasiment en 3D qui tourne sans cesse. Après chaque passage une série d’informations statistiques apparaissent dans une mise en scène infographiste magistrale, presque artistique (une classe visitait l’exposition : durant les films de Depardon, attention relative perceptible n’empêchant pas la valse des sms, des apartés, là, avec cette installation, leur intérêt était très remonté !). La montée des eaux : nombre de villes dont le devenir est aquatique, le dire est une chose, mais le visualiser grâce à ces représentations cartographiques en est une autre, l’imagination est frappée et intègre mieux l’importance du danger. Flux de populations générés par les conflits, depuis les années 90, chaque pixel en déplacement représente 10 personnes, et l’on voit la complexité progressive de ces mouvements ; les transferts d’argent des personnes déplacées vers leurs pays d’origine, tous les trajets sont visualisés, les quantités aussi, énormes, supérieures aux aides fournies par les états développés aux pays en développement. Les rythmes de croissance et décroissance démographiques, les changements de la balance entre population rurale et urbanisée, des chiffres qui s’affolent, donnent le tournis, au son de ces plaquettes qui tournent dans ces écrans annonceurs des gares et aéroports. Des chiffres monstrueux qui nous mettent sur le départ. Lequel ? (PH) – Lire le texte de Ph. Delvosalle sur « Profils paysans« . Présentation de Depardon par C. Mathy. Depardon, filmographie en prêt.

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