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Boîte noire entre lignes amies et ennemies

Fil narratif à partir de : Selva Aparicio, At Rest, Beaufort 24 (Nieuwpoort) – Jef Meyer, Untitled, Beaufort24 (Middelkerke) – Didier Fassin, Anne-Claire Defossez, L’exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière », Seuil 2024 – Lucy+Jorge Orta, Gazing Ball : reflective dialogue, Beaufort24, Middelkerke – Georges Didi-Huberman, La fabrique des émotions disjointes, Minuit 2024 – Joëlle Léandre (solo), Zurich Concert, 2023

Pensée bêton, pensée bunker. L’imaginaire du littoral inséparable de ses vestiges de guerre, des jeux d’enfants qui y défendaient des frontières

C’est un Lego de bêton, brut de décoffrage, abandonné dans le sable. Tombé du ciel. Ou accidentellement décroché de la grue qui s’apprêtait à l’encastrer dans la grande muraille de building érigée face à la mer, rempart immobilier, ferme, radical et cupide, entre le sauvage et le civilisé. Un module de l’artificialisation démente et continue de la côte belge. Une cellule de la pensée bêton toujours conquérante. Chue. Abandonnée. Neutralisée. Ou est-ce un piège ? A la base, une ouverture ogivale, basse. La franchir plié en deux, c’est, pour lui, pénétrer dans un caisson mémorial. Les bruits extérieurs sont filtrés, amortis, non pas occultés mais réduits à l’essentiel, juste ce qu’il convient d’entendre. Il y règne une pénombre de cellule spartiate, survivaliste même. lL lumière vient d’en haut, spirituelle. Hors du temps. Entrailles où se replier durant la grande catastrophe. Attendre que ça passe. Dès qu’il s’y accroupit, la posture ravive d’innombrables souvenirs. Et d’abord, cette évidence ahurissante : l’idée de littoral a toujours été associée, en lui, à celle de bunker, héritage de la guerre et de ses vestiges. Quelle pollution mentale ! Toutes les heures qu’il a passées à jouer dedans, malgré les interdictions, à explorer ces décombres guerrières, lui reviennent. Se défendre, en imagination, contre l’ennemi, résister, lutter pour qu’il ne puisse envahir notre territoire. Tenir coûte que coûte. Incroyable comme jouer à la guerre a toujours consisté, pour lui en tout cas, à (se) raconter des histoires, par-là s’inculquer les récits héroïques où chasser l’agresseur relève de l’ordre vital. A se graver dans la tête les logiques patriotiques de territoires ancestraux, à faire passer en soi toutes les variantes de la démarcation entre eux et nous. 

La tour de guet, partout, malgré du bleu optimiste

C’est aujourd’hui, par le geste artiste de Jef Meyer, une tour de guet sommaire, légèrement de guingois, qui rappelle l’obligation dogmatique d’ériger un mur contre les autres, le besoin labellisé vital de fortification protectrice. La frontière est désormais, justement, partout, selon les États et leurs incantations populistes contre les flux de migrations soi-disant illégales, cultivant les dérogations à l’espace Schengen au nom de la lutte anti-terroriste et anti-grand remplacement. Dès lors, de façon sournoise, chacun est sommé d’y apporter son bout de rempartd’architecture de veille, de prouver par là le bon choix identitaire. A l’entrée, une niche où se tenir, s’abriter, se remplir de son rôle, se glisser dans la peau d’un veilleur, habituer ses sens. Un escalier étroit. En haut, un poste d’observation. Tourné vers les flots. Ces flots où meurent des milliers de migrants, cherchant désespérément, obstinément et légitimement, une terre d’accueil. Une fois grimpé là-haut, devenu vigie, de quelle nature sera le regard porté vers la frontière marine ? Le cas échéant se tournera-t-il vers le cri d’alarme ou l’impulsion à porter secours ? Quelle chanson ? Verra-t-il poindre un autre danger plus grand, plus imminent ? 

Serait-ce un modèle personnalisable de tour de guet, mis en démonstration sur la plage, en essais libre pour tous les vacanciers, pour jouer au garde-frontière bénévole, susciter des vocations !? Ils pourront ensuite l’acquérir, la faire couler chez eux, d’une seule pièce dans un moule portatif, au milieu de leur jardin ou au pied de leur immeuble. De cette manière, universaliser l’identité de garde-frontière, sans cesse vigilant quant à ce qui peut et ne peut pas s’y passer. Tout cela, tout de même, fabriqué dans un matériau qui participe au saccage des ressources naturelles (l’empreinte carbone du bêton est colossal et il est consomme du sable qui se raréfie). Les logiques frontalières, répressives, sont en phase avec les pulsions extractivistes, l’économie qui exténue la nature, même combat !

Cela pourrait être aussi, se dit-il après coup, longtemps plus tard d’ailleurs, un abris sommaire pour l’étranger échoué, quel qu’il soit, se reposer dans le sable sec de la chambre d’en bas, et puis en haut inspecter les environs, voir où il a échoué, prendre de premiers repères, s’orienter. Ca lui effleure l’esprit, un reste de penchant optimiste, mais franchement, ça ne saute pas aux yeux !) Même si finalement, engagé dans l’escalier étroit, principalement, ce qui l’illumine et qu’il retient, est une formidable flaque d’azur dense, libre, une arabesque bienveillante remplie de bleu, inespérée, libérant un désir d’ascension, rompant avec le sinistre de ce qu’évoque l’ouvrage.

Chasse à l’homme, tous collabos ? Quand le désir et le plaisir de traquer supplantent les lois

Le sinistre de l’ouvrage est inséparable de la politique migratoire actuelle. C’est exhiber sur la plage, moulée à même l’inavouable des fantasmes d’insécurité, la tour de garde, le mirador de chasse que, de façon latente, le pouvoir place au centre de son appareil mental, cheval de Troie d’une société occidentale xénophobe qu’il inocule en chaque citoyen. Par le fait qu’en permanence, soi-disant la protection de la société civile nationale, aux frontières de l’Europe, réelles et fictives, d’autres humains sont persécutés, humiliés, refoulés, renvoyés dans l’indigence meurtrière. « Le renforcement du contrôle aux frontières européennes se fait au prix d’un aveuglement sur les violations des droits, les sévices exercés et les violences perpétrées. L’externalisation de la lutte contre l’immigration dans des pays aux régimes autoritaires est en réalité l’achat de la répression des exilés hors de vue pour les nations européennes. Enfin, la condamnation des passeurs fait porter sur eux seuls la responsabilité des drames provoqués par la multiplication des obstacles à la circulation en exonérant les pays qui les dressent à leurs frontières. » (p.189) Il n’a cessé de se demander jusqu’à point il lui était possible de résister à la contamination, omniprésente, à la peste qui gangrène les esprits, cette sorte d’unanimité de plus en plus sacrée contre l’étranger, ce bon sens délirant qui ne cesse de répéter qu’il faut « faire quelque chose contre la migration illégale », dans quelle mesure échappe-t-il encore à la complicité – la collaboration – avec la chasse à l’homme organisée, institutionnalisée, systémique, au postes frontières de l’Europe ? Chasse à l’homme que tout le monde sait être menée, sans le savoir, parce que c’est le prix à payer pour la tranquillité, pour préserver l’ordre établi (selon la propagande de Frontex). Car, le discours officiel a beau seriner que ce qui se passe n’est rien d’autre que l’application des lois, « cette lecture strictement rationnelle laisse toutefois échapper une dimension particulière, émotionnelle, de ce qui se passe en montagne lorsqu’un agent se cache pour surprendre des exilés, qu’il les éblouit de sa lampe, qu’il leur court après, qu’il les attrape, qu’il les conduit au poste-frontière. Il y a plus que de la satisfaction du devoir accompli, il y a, dans l’action elle-même, une forme de jouissance qui peut conduire, chez certains, à des violations de leur déontologie et même de la loi par des brutalités, des insultes, des menaces. Comme l’écrit Grégoire Chamayou, « si l’action policière trouve sa justification principale dans le respect de la loi, ce qui l’anime en pratique, c’est tout autre chose : le désir et le plaisir de la traque, par rapport auxquels la loi apparaît comme une entrave à son plein épanouissement ». » (p.204)

Un refuge, près de la ligne de front, un espace de soin dans le tumulte des passions, avec Selva Aparicio

Koolhof wandelpad. C’est là qu’il se transporte en pensée chaque fois que les angoisses embrouillent lignes de vie et lignes de mort, amies et ennemies, au point qu’il ne semble plus y avoir de lendemain. Là, le nœud des émotions laisse affleurer librement son écheveau complexe, entre nature et culture, passé-présent-futur, se rend disponible pour la pensée, fait coïncider action de raisonner et contemplation du paysage. Une pièce d’eau. Berges et roseaux secs de la saison passée. Au loin une idée de passerelle. A gauche, un pont de brique sur un bout de canal. Un talus couvert d’arbres si tendres et immatériels en ce début de printemps. Feuillage de gouttelettes de vert lumineux, liquide, soufflées par le vent, agglutinées aux branches. Et l’infini des polders. (Hier, il a pédalé des heures dans ces polders, en pleine tempête, concentré et accroché à son guidon, peinant à rester en équilibre, haletant, avalant les rafales, dévorant des yeux les horizons lumineux traversés d’ondées violentes et, aujourd’hui, balayant du regard ces étendues, alors que le calme d’après tempête s’installe,, il a l’impression de regarder ce qu’était son intérieur à lui, hier, éperdu pédalant, infini. De la même manière que dans les paysages d’arrière-plan des peintures flamandes, il lui semble contempler les confins de son espace mental, jusqu’aux lointains où il se fond dans l’ailleurs et où l’ailleurs se glisse en lui. Expérience vécue selon une variante moderne dans un parc à Middelkerke, avec la boule-miroir placée en l’air par les Lucy et Jorge Orta, où s’apercevoir infime dans le paysage de l’entre ciel et terre.) 

Ce lieu, à la limite de Nieuwpoort et de la plaine de l’Yser, est devenu un refuge, un espace de soin, grâce à l’installation de Selva Aparicio, pièce de métal, monumentale mais pas trop, – on dirait de loin juste un écran de rouille à franchir pour renouer avec la consistance de l’invisible -,  où viennent s’articuler les éléments particuliers de ce territoire de mémoire, pour en extraire une résonance pluriverselle, ouverte. C’est pourquoi ce panorama, en principe limité, semble sans fin, comme mis en abîme. Là, sur le pont et continuant sur le talus caché par la végétation, s’étire un vestige traumatique, une ligne de front effroyable, cicatrice des hécatombes de 14-18. Redoutable spécimen de frontière séparant/aimantant les forces ennemies. Où se mesurer, en découdre, prouver qui est le plus fort. Une ligne transformée en pèlerinage mémoriel et ruminer toutes les facettes du « plus jamais ça ». Une ligne dont chacun découvre porter en lui un bout de cicatrice, marque de ce que l’on ne veut plus voir revenir. Plus jamais le patriotisme à la con, plus jamais le nationalisme guerrier, plus jamais les expansions impérialistes ! A côté, un havre de paix s’est implanté, une réserve naturelle, célébration des vertus réparatrices de la nature, dès lors que les énergies humaines s’emploient à la protéger plutôt qu’à la détruire. Déjà ainsi, à travers les différentes temporalités – histoire humaine, histoire géologique -, s’entrecroisent en ce site lignes de mort et lignes de vie. 

Boîte noire rouillée où s’enchevêtrent lignes de vie et lignes de mort

En ce croisement, en arrivant, désormais, un cube de métal sans âge, fondu dans le décor, aveugle et hermétique, sorte de boîte noire du destin de l’humanité, capte le regard. Rien d’intrusif, une présence engendrée par les humeurs du lieu. A l’approche, elle s’ouvre au verso comme un coquillage, se révèle triptyque aux panneaux couverts de nervures accidentées, marquées ou effacées, multidirectionnelles. Palpitantes ou léthargiques. 

L’artiste a moulé les paumes d’habitant-e-s de la région (Nieuwpoort), les a coulés soigneusement dans de petits pavés de bronze. Autant de petits saint-suaires de mains où s’imprime ce qu’elles ont empoigné de la vie, caressé, ouvragé, lâché. Bonheurs et malheurs. Il y a quelque chose d’art mortuaire en ce que ces dessins, stylisés, évoquent ce qui perdure, ne se décompose pas, ce qui, des disparus, reste, marque, se transmet, et affirme qu’il est important de se souvenir de tous et toutes, de garder les traces de chaque existence. Chaque vie compte. Mais enfin, il ne s’agit pas uniquement de gestes techniques d’une sculptrice. Principalement, avant tout, c’est un engagement relationnel. Une procession de rencontres. Ce n’est pas rien de solliciter un tel don de soi, pas rien de confier ainsi son empreinte à une artiste, qu’elle l’emporte et l’intègre à un monument public, l’intègre à un commun de la mémoire des choses. Savoir que ses lignes de main seront désormais exposées, conservées, scrutées et lues par quiconque passe devant, s’assied et médite, c’est quelque chose, c’est entrer en contact avec toutes sortes d’inconnu-e-s, à distance. Toutes ces paumes recueillies par Selva Aparicio, avec leurs lignes de vie et de mort, s’exposent côte à côte, puzzle, patchwork de vies réelles ou fantômes. Paysage fouillis. Territoire de stigmates. 

Un lieu où s’émouvoir, le monde ouvert autour de soi, gravé tel au creux des mains

Un banc permet de s’assoir et d’écouter le chant silencieux des paumes mêlé à celui, changeant, du vent dans les roseaux secs, les jeunes feuilles d’arbre, frisant la surface de l’eau. Chant éphémère. Un lieu d’émotion. Où toujours se demander si l’on est réellement sorti de la guerre, comment en finir une fois pour toute avec la guerre. De l’émotionnel qui agite, sème le désordre dans les affects, soulève les savoirs. Sur le banc épuré – liturgique – , entouré du chœur des paumes, revenir aux racines du s’émouvoir. « S’émouvoir consiste donc bien à être mû ou à se mouvoir hors de soi. C’est se déplacer hors-je par la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. Un ça plus fondamental en face de quoi notre moi va devoir s’expliquer. Or que se passe-t-il lorsqu’on sort de soi-même ? On se retrouve ailleurs. On arrive en territoire d’altérité. On pénètre en région de dissemblance. On rencontre un autre, ou de l’Autre. Ou plusieurs autres, ou tous les autres. Ou le monde entier ouvert autour de nous. S’émouvoir devient alors, littéralement parlant, se commouvoir. » (p.13) Près de ce canevas de paumes – aux jointures disjointes, les pavés-paumes s’ajustent difficilement l’un à l’autre, chacun rigoureusement singulier bien que le même -, c’est bien un autre ou de l’Autre qui le pénètre, plusieurs autres, tous les autres qui le rend perméable au tangible et intangible dont le mélange n’a cessé de donner consistance à son souffle. Ému, il sort de lui. Alors, il peut les toucher. Il cherche à les lire, deviner des destins, comment la vie a pesé pour graver tel dessin dans la chair, comment la vie a esquissé dans ces graphiques mystérieux la préfiguration d’un futur, de ce qui vient. Ces lignes, on les dirait initialement reliées en cursive et ensuite bouleversées par un coup de vent, un coup de sort, d’où la tentation de les déchiffrer, de retrouver leur message original. Les renouer les unes aux autres. Reliant le terrestre et le céleste. Chaque paume est différente, unique, bien que manifestement de même famille. On dirait pourtant que les carrés du patchwork sont mélangés, – à la manière des pièces de ces petits jeux que l’on doit réussir à remettre en ordre pour révéler un motif unique -, et attendent un agencement qui réuniraient toutes ces lignes manuelles un une seule ramification de traits, convergente. C’est une impression, une projection. La seule toile homogène est celle-là, faite de différences éprouvées, de poussées, d’arrêts, de mini-chaos bord à bord.

Plus jamais ça, compromis par le spectacle cynique organisé aux frontières, Frontex en maître d’oeuvre

Un havre d’exception assiégé, rattrapé par un environnement politique où les chantres du « plus jamais ça » s’emploient à activer la ligne de front partout et tout le temps. A la ranimer, à la faire pousser dans chaque tête et chaque corps électoral. Tous se présentent comme les scénaristes géniaux du spectacle de la frontière : bien que les migrations en cours soient légales et devraient être prises en charge, selon toutes les conventions internationales, il s’agit de les affubler de tous les signes apparents de l’illégal, du désordre, de l’intrusif, de la menace Pour cela, promulguer des lois qui rendront la vie impossible et mettront en danger ceux et celles qui sont contraints à partir de chez eux, à cause de la violence politique, la persécution de régimes autoritaires, l’extrême pauvreté due à la guerre ou au changement climatique. Ces lois promulguées par des pays riches, souvent responsables de la déstabilisation qui poussent ces personnes à fuir, visent à ce qu’ils aient avoir peur d’être repérés, pris. Les filmer dans cet état de bêtes traquées convoitant nos rivages, perdus en montagne, en détresse en mer., voilà l’image des migrations à faire circuler. Les politiques et les médias ont ainsi de quoi matérialiser, de façon factice, la preuve d’une menace. « (…) En France, les exilés qui le souhaitent ne peuvent solliciter l’asile à la frontière, ce qui les oblige à tenter de passer par la montagne en se dissimulant, ce qui visibilise leur irrégularité. Quant aux policiers, les chiffres modestes, bien qu’artificiellement surestimés, de non-admission dont ils font état mettent en lumière leur travail et légitiment, puisque les passages continuent, de nouveaux effectifs, mais ils prennent garde d’invisibiliser leurs pratiques de poursuites et d’embuscades. Il y a ce qu’on exhibe et ce qu’on escamote. Plus généralement, aux frontières de l’Europe, alors que les exilés tentent de se rendre invisibles pour continuer leur périple les autorités cherchent au contraire à les visibiliser en les agglutinant derrière des grillages et des murs, en les montrant dans des embarcations surchargées et dans des camps suroccupés. Et les forces de l’ordre, à commencer par Frontex, visibilisent leur surveillance des frontières, ce qui leur permet chaque année d’obtenir des moyens supplémentaires, tout en occultant leurs pratiques illégales de refoulement. » (p.216)

Lignes de la main. Signal d’alarme. Radicelles d’espérance fragiles face à la peste brune. La fabrique de l’infra-vie.

Il caresse les paumes. Son doigt suit le cheminement de chaque ride comme si chacune recelait la possibilité de sortir du labyrinthe de la catastrophe faisant signe pour alerter, signifier qu’en dépit du calme apparent de la société de consommation, les temps présents se sont replacés à l’intérieur de la guerre, à l’intérieur de la destruction elle-même. Le monument est ouvert comme un grand livre, un vaste récit disséminé en la réserve naturelle bordant la ligne de mort 14-18, gorgée de chair à canon. Le murmure de toutes ces mains anonymes alerte sur les dangers délétères, ceux qui effacent et broient les lignes de vie, et s’applique à transforme ce paysage en clairière ressourçante, où revigorer des racines d’espoir, à partir de quoi les sens renouent avec la croyance que la paix est possible, que l’on peut s’y engager. Cela impliquant que chaque vie est importante, chaque existence est à valeur égale avec les autres, chaque vie est pleurable comme l’écrit Judith Butler. Pourtant, au-delà de cet enclos pacifique, l’atmosphère politique souffle allègrement les germes de peste brune, en toute respectabilité, via les responsables européens fiers de leur « politique migratoire », impliquant de fabriquer à grande échelle une classe d’individus condamnés à l’infra-vie, faisant comprendre à tous les autres que la persécution de ces « envahisseurs » est le prix à payer pour vivre tranquille, avec l’illusion d’être épargné par la guerre et le changement climatique. Histoire de mouiller tout le monde, tout un chacun, à l’insu de son plein gré. « (..) Il ne s’agit pas d’une forme de vie réduite au simple fait de vivre, voire à la seule vie physique, car l’infra-vie reste une vie sociale. En parlant d’infra-vies, nous voulons insister sur ces situations où les violences maintiennent les femmes et les hommes à la frontière entre le vivant et le non-vivant, où la vie sociale se trouve déqualifiée par les humiliations et les privations, où l’exercice du pouvoir est tellement sans limite que la vie physique peut se trouver supprimée, que ce soit par un militaire irascible, un passeur sans scrupules ou un politicien confiant dans le bien-fondé de son idéologie xénophobe qui expulse des exilés en les abandonnant dans le désert ou qui soustrait les naufragés au secours des navires humanitaires. » Et adossé aux mains creusées, ravinées, il se représente ce que signifie de vivre une infra-vie : « C’est porter tous ses biens dans un petit sac à dos pour courir plus vite, se cacher dans les bois pour éviter les contrôles d’identité et les dénonciations, gravir des montagnes pour franchir une frontière, traverser la mer et des rivières sans savoir nager, voyager sur l’essieu d’un camion ou l’attelage d’un wagon, se blesser les mains en escaladant des barbelés et se fracturer une cheville en sautant d’un mur, subir les agressions sexuelles de policiers, de passeurs ou de compagnons de route, s’exposer à être battu, volé, dévêtu, humilié par des policiers – et tenter encore et encore jusqu’à réussir à passer. » (p.349) Tout cela est en train de se produire, fourmille, pendant qu’il médite adossé aux paumes qui clament en langage des signes : plus jamais ça.

Toucher les paumes moulées, scruter comment elles témoignent d’une destinée, d’une façon de s’accrocher aux choses, ou de les transmettre à autrui, de maintenir une dignité du vivre, lui évoque le fait qu’être condamné à « ces infra-vies n’est pas une soumission. C’est une résistance. En osant ce néologisme, nous pourrions dire que, quand bien même on est « indignifié » par les États et leurs agents, et par tous ceux qui tirent profit de cette situation, on s’efforce cependant, tant qu’on le peut et autant qu’il est possible, de conserver sa dignité. Un détail est à cet égard significatif. C’est le souci de leur apparence que maintiennent femmes et hommes comme un défi aux conditions de leur périple. » (p.349)

Les paumes tournées vers le vide, espérant être enfin entendues, crient aussi leur impuissance, chacune affichant la marque des efforts à essayer, à l’échelle micro, à rendre le monde meilleur, en vain. Des paumes en errance, en attente du paradis sur terre. Toujours en attente d’une vie qui ait du sens.

Le gâchis et la dignité.

« Très souvent, dans nos conversations avec les exilés, ils nous disaient leur sentiment de gâchis, d’années de vie perdues, de temps qui s’était écoulé comme une interminable parenthèse que personne ne voulait refermer pour eux. » En effet, la politique migratoire est aussi une « politique de l’attente » comme « mode généralisé de gouvernement des exilés ». « On attend ans un camp ou dans une prison, on attend de l’argent ou bien un document, on attend de se rétablir après s’être fait tout voler par des policiers ou de se reconstruire après avoir été blessé par eux. On attend dans un lieu hostile ou bienveillant, à la merci de bandes armées ou sous la protection de travailleurs humanitaires. On attend parce qu’on n’a pas de papiers, ou bien parce qu’on a des papiers mais qui n’autorisent pas à étudier ou travailler. L’oisiveté forcée conduit certains à s’enfoncer dans les addictions les plus accessibles ou les moins coûteuses, d’autres à s’en remettre à l’assistance d’organisations charitables, toutes et tous à risquer de se voir privés de leur autonomie. (…) Cette infra-vie, c’est ainsi l’invisible et silencieuse déprise de sa propre vie, contre quoi les exilés doivent au quotidien mobiliser une énergie et une persévérance considérables. » (p.350)

Frontière et contrebasse, nager avec bonheur dans l’étrangeté et l’altérité, puissance du fragile et délivrance

Il y a des musiques qui brassent, racontent et vont à contre-courant de toutes ces forces de déprise du vivant. Des musiques que cela enrage et au profond de cette rage font jaillir une poésie rédemptrice. Par exemple, l’immense phrase musicale de Joëlle Léandre qu’elle reprend, prolonge, corrige, bifurque, altère, concert après concert, enregistrement après enregistrement, année après année, depuis des décennies déjà. Où à bras le corps elle enlace l’émotion qui met hors de soi, à la rencontre de l’Autre, des autres, tous les autres rejeté derrière toutes les frontières imaginables. La contrebasse ronfle, ample, gonflée d’hospitalité inconditionnelle. Elle élargit l’espace pour accueillir tout le monde. Plus c’est étrange, mieux c’est. Plus se multiplient les relations d’étrangeté, mieux c’est. Exercer le pouvoir aujourd’hui semble consister à inventer des frontières, compartimenter, enfermer l’étranger.)Mais voilà, Joëlle Léandre et sa contrebasse ne sont pas du côté du pouvoir, mais de l’émotion, de la puissance de l’impouvoir, qui précède lois et pouvoir, qui survole au-delà, au travers. Comme dans ce concert enregistré en février 2023. La musicienne a 72 ans. Quelle énergie incroyable dans ce corps à corps avec l’instrument-colosse. Quelle complicité humaine, organique, organologique ! Là, elle ouvre toutes les frontières, avec fougue, elle accueille tout l’ailleurs, elle nage dedans, explore les flots étrangers, se laisse déporter, transporter, comme en une ligne de chant continue, plus exactement comme seule manière que puisse subsister et se multiplier dans le monde des lignes de chant continue, des lignes de vie, pour résister aux lignes de mort du pouvoir et de ses politiques migratoires. Cachalot égayé dans le « hors-je » de l’émotion, jouant et jouissant « dans la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. » Cordes frottées, pincées, frappées, elle ouvre grand les vannes de l’humanité que les États s’acharnent à assécher avec l’aide de Frontex, les enclos sont proprement baratés, moulus, elle libère l’inconnu, avec largesse et humour, les ondes des autres, de tous les autres, du monde ouvert, en une fougueuse assomption, un rayonnement qui réchauffe. Où se perdre, se cacher, pour renaître avec l’autre, avec de l’autre. Ténèbres tumultueuses, puis pluies d’étoiles, écume et épiphanies légères. « Dans un désordre de fuites et de résurgences » (JC Bailly), d’attaques, de révolte, de désespoir, de rédemptions, de passion, de beaucoup d’amour pour toutes les vies fragilisées, l’archet tressant des tangentes où fragile devient force, chance pour tous et toutes, malaxant les communs de l’imaginaire, en lignes de vie réinventées, buissonnantes, partagées. 

Pierre Hemptinne

Le retour du baiser en son contretemps

Fil narrarif à partir de : œuvres de Solange Pessoa et Judith Watson (« Réclamer la Terre/Palais de Tokyo) – Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux, José Corti 2022 – Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Éditions de Minuit 2021 – La société qui vient, sous la direction de Didier Fassin, Seuil 2022 – des souvenirs, des extraits d’autres lectures…

C’est un dimanche, sans doute – son organisme est certes désaffilié du fil calendaire dominant, mais quelque chose dans l’atmosphère, moins de rumeurs de moteurs affairés, échos lointains de cloches et de jeux d’enfants, un relâchement général du flux tendu bruitiste, lui rappelle ce qu’étaient les dimanches –, une vacance, un trou temporel. Le début de soirée est très doux, le déclin du soleil presque imperceptible, transcendant délicatement la mélancolie du crépuscule. Comment fait-il, par où passe-t-il pour revêtir, par en-dessous, les feuillages, les branches, les troncs de fines feuilles d’or ? Ses faisceaux alanguis, où dansent poussières et pollens, viennent tapoter écorces, rameaux, limbes, nervures, pétioles, les moulant dans sa lumière, avec précision. La finitude du jour en est presque figée dans cet écrin, mordoré certes, funéraire aussi, immuable fugitivement, dont les éclats patinés se réverbèrent sur sa peau. Le dessus des feuillages, la face des troncs et branches tournée vers l’est, d’un vert olive très sombre.

Il vient d’avaler une collation frugale, un peu soignée, seul, avivant le souvenir des anciennes commensalités festives, ces repas où l’on marquait d’excès les anniversaires, les événements marquants. Il n’avait jamais imaginé un jour être au-delà de ces célébrations, ou plutôt, dans une célébration ininterrompue, banalisée, en simultanéité constante avec tout ce qu’il a à célébrer, parce que fouillant sans cesse ses souvenirs, étonné de voir déjà la fin se préciser. 

L’aventure des sens : que signifie sentir, voir, écouter? Souvenir des musiques humaines, retour sur le métier de l’écoute (en médiathèque)

La température est juste agréable sur la peau nue, même pour un vieux cuir usé, estompant la séparation entre interne et externe, elle aussi métamorphosée par les feuilles d’or. Les oiseaux entretissent leurs chants, appels, répons, soliloques, dialogues, gammes répétées, improvisations risquées qui pourraient presque faire croire que les menaces de sixième extinctions sont pure complotisme, mais il sait que ce qu’il entend n’est précisément qu’un reste de profusion, exhibition de vestiges. La portion congrue. Jouissant de ce concert, il sait qu’il tend l’oreille vers autre chose que les airs joués et les signaux répétés. Ce qu’il y a entre et derrière. La disparition invisible, inaudible, pesante. « C’est toute une aventure du sens et des sens qu’il faut donc reconsidérer : l’aventure de ce que c’est que voir, entendre, sentir dans un monde abîmé, et de ce que l’effort de parole peut y faire. Car la perception elle-même, à l’ère des extinctions devient une épreuve douteuse, un peu louche. Une extinction par exemple ça se voit mal ; la disparition peut être discrète, ça s’en va sur la pointe des pieds, et le manque n’est qu’à la mesure des attachements qu’on entretenait. » (Macé) Il retrouve, avec les oiseaux, tant au niveau de leurs partitions communes que leurs improvisations individuelles – et donc autant de traces de subjectivités -, le sens de l’écoute longtemps exercé professionnellement, essayant au cours de longues heures quotidiennes, durant des décennies, à comprendre les musiques des humains, pas tellement celles qui inondent les ondes et tuent tout questionnement sur la musique, mais celles, venues de partout, minoritaires, maintenant ouverte l’interrogation : pourquoi la musique, qu’est-ce que ça dit, et comment, selon quelles idées, quelles pratiques, quels récits, quelle ténacité à envoyer des signaux pour tester et rendre plausible un territoire de résonances, éveiller la plus grande diversité d’échos d’interrelations réconfortantes ? Qui est là autour de moi, qui me répond, avec qui et quoi continuer, « faire tenir » quelque chose, à partir du son ? Une communauté d’humain et non-humain s’exprime dans l’inquiétude des cris musicaux pratiqués par les corps et esprits.

Tenir ensemble : le baiser revenant

Tout le jardin exhale une fraîcheur d’exception – pas habituelle, donc, pas au rendez-vous à l’identique chaque jour à la même heure, mais qui semble être unique, singulière, propre à cet instant précis -, végétale, florale, ventilée discrètement par les êtres de plumes affairés, qui prend possession de lui, l’imbibe petit à petit, plutôt, l’apaise tout en avivant de façon bienveillante, et inattendue, les intranquillités systémiques si bien résumées par la philosophe : « Bref, comment un vivant réussit à « tenir ensemble » est devenu une question ouverte » (Stengers), ouverte indéfiniment en ce qui le concerne, ayant fabriqué un confort relatif à éviter d’envisager qu’elle puisse se clore ! Du coup – et il serait passionnant de justifier de façon précise ce qui précède à ce qui suit, de quelque chose dans l’air à quelque chose en bouche – il a décidé d’en finir avec un vieux fond de gin et une bouteille de tonic périmée à capsule rouillée… A la première gorgée de gin tonic, le pétillement de l’amer fruité conjugué au parfum de genièvre accélère l’osmose avec l’organisme pluriel du jardin et lui rappelle de façon très vive un baiser long échangé à Bruxelles, sur une petite place ombragée, presque villageoise, avec un ultime amour. Plutôt qu’un rappel, il y replonge, en revit le flux. Écrire les choses en termes d’évocation et de correspondance entre un  ressenti présent et une émotion passée relève de la paresse narrative : c’est prendre l’option facile d’une saveur qui en réveille une autre, par hasard ; cela ne correspond probablement pas à la réalité ; il avait en réserve un vieux Tonic et un fond de Gin ; son cerveau en était bien informé et savait qu’en buvant le cocktail gin-tonic, il revivrait le baiser amoureux, charnel et passé, excitant et décuplant l’impression d’être  embrassé par le « trou de verdure » où il s’oublie («l’écrin , au couchant, provisoirement funéraire, intemporel ») ; dès lors, tout le système nerveux a construit et rendu lancinant, irrésistible le désir d’avaler cette boisson, ce philtre, d’inonder les papilles de saveurs amères et toniques. Pour revivre une de ses dernières illuminations charnelles, ressusciter ses amours.

C’était un baiser revival. Baiser d’amants qui se retrouvent après un long éloignement et, tout en échangeant des nouvelles sur leurs réalités – s’informer de ce qu’ils sont devenus – évoquent leurs illuminations passées, avec reconnaissance réciproque, élucidant ce qui à l’époque n’avait pas été perçu, ébauchant ce qui aurait pu advenir si ceci ou cela avait été perçu autrement, explicitant ce qu’ils en conservent, mesurant ce qui continue à vibrer. Une joyeuse autopsie sans tabou. Et, au moment de se quitter après cette parenthèse, de retrouver chacun-e leur trajectoire éloignée l’une de l’autre, rarement alignées, à l’instant de s’embrasser, l’improbable les saisit, de l’ordre de l’accident de parcours. Aucun des deux n’a de penchant pour le réchauffé, ni ne calcule pour arracher à l’autre une compensation, une gâterie. La page est tournée même s’ils continuent à en réciter quelques passages, de temps en temps. Cependant, à peine leurs lèvres s’effleurent pour un salut intime mais conventionnel, qu’une réplique lointaine, douce mais irrépressible, de leur coup de foudre initial, les soulève depuis le nombril, les déséquilibre et les jette dans les bras l’une de l’autre pour un bouche à bouche tendre et affamé. Oui, un bouche à bouche, parce que la fougue de l’étreinte dissimule à peine sa dimension de soin, le manque d’oxygène extirpé du déni, enfin avoué et qu’eux seuls peuvent combler, étant les seuls porteurs de l’air frais mutuellement compatible, du principe vital dont a besoin l’autre. 

Chair genièvre, nue, ruissellement, ouverture du contre-temps

Ce qu’émule les gorgées de gin-tonic, à travers son corps alangui dans l’étreinte végétale du jardin, ce n’est pas seulement l’attraction de la chair genièvre, nue, que sa langue explorait dans le cou tendu vers lui, ni le mystère pétillant de la langue mêlée à la sienne conduisant à ne plus reconnaître ce qui appartient à soi et à l’autre, mais surtout, dans cet instant imprévu, impossible, les mains affolées de pouvoir reprendre ce qui leur manquait tant, ce « plus que précieux » qui leur avait échappé, la sensation d’un ruissellement fondateur, magique, la bonne nouvelle éphémère d’une source réanimée qui se remet à couler de façon irrépressible et qui fait un bien fou. Ses mains caressant le visage aimé, joues, mentons, pommettes, front, yeux, paupières, lèvres, nez, puis s’égarant dans la longue chevelure, revenant par la nuque, le cou, à nouveau éperdues sur le paysage-visage, palpitant, tantôt évanoui, tantôt matérialisé dans le vide de façon irréelle. Fasciné par la force vivante. Obstiné à en imprimé les formes dans ses paumes, à la manière d’un masque mortuaire de son désir le plus beau. Visages et lévitation. Cela, surtout, continue à agir en lui, constitue un événement toujours en cours. Un ruissellement. C’était comme si ses paluches avaient trouvé le truc pour retenir, en leur creux, l’eau vagabonde ou le sable inconstant, inventant une forme hospitalière magique (enivrante comme l’idée du vol quasi perpétuel des martinets, hyper actifs ou somnolents, mais toujours fendant les airs). Un visage léger et puissant, tout en matière-oiseau, aérien et en mouvement depuis la nuit des temps (le peuple des oiseaux comme survivance du temps des dinosaures). Recueillant ému la douceur lumineuse de ce visage, ses doigts jonglent avec la beauté sauvage et indomptable du vol-martinet. Le ruissellement des énergies de leur étreinte submergeait le cerveau, la moindre de ses fibres. De lointaines régions de son être – dont il n’avait plus de nouvelles, auxquelles il avait renoncé – sortaient de l’ankylose, ranimées par un courant libéré. Alors il se pressait contre elle, elle contre lui, là sur le trottoir animé, lui, du côté « monsieur », percevant pleinement les questions de différence d’âge (ne refoulant pas le « on va encore voir un vieux qui s’offre une plus jeune »), à travers l’immanence de leurs formes se cherchant, ventres, hanches, dos, épaules, fesses, cuisses, seins, pectoraux, cuisses – des sexes aussi, bien entendu, pas censurés, sans rien de catégorique, peut-être est-ce dû à l’âge, pas de rôles préfigurés à jouer, les sexes comme pôles polymorphes de quelque chose à inventer. « iI faut une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa » (Engels/Stengers). Des sexes au service du besoin d’énergie potentielle commune – le tout comme l’arrière-pays du visage-paysage caressé, moulé en ses paumes où affluent à nouveau les sensations de « quand il était amoureux », chaque plis, dans leur plasticité, restituant le temps écoulé depuis le coup de foudre initial et mesurant, par intuition, tout ce qui avait altéré sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle. La surprise d’y constater quelque chose à eux et devenu intangible – une part d’eux intouchée par la séparation et comme vivant sa propre vie. Le temps long (à l’échelle humaine) qui venait de s’écouler dans la séparation, chacun dans son monde à soi, avait après coup, soudain, la saveur d’une durée partagée secrètement et dont les molécules se reconnaissaient, fusionnaient. Fébrilement. La surprise, donc, déclencha un baiser improbable – à contre-temps. « Or le contretemps est une forme avant tout : une forme de temps. (…)  C’est l’irruption d’une singularité dans le ballet réglé des mesures ou des tempi prévisibles. Il creuse le rythme, lui donne profondeur voire vertige et, en même temps, il révèle le rythme. Il est révolte en tant que temps inouï mais, aussi, ré-volte en tant que temps retrouvé, retourné à sa condition native. » (Didi-Huberman, p.538) Cherchant à ne plus quitter ce contretemps exaltant, ils lâchaient des mots pour inscrire le baiser en un cycle annuel, rituel, ils parlaient – paroles hachées, comme en dormant, transis – d’en faire un rite de printemps. Une fois par an, ils se retrouveraient là pour s’embraser, sans raison, sans but, sauvages. Enfin, ils ouvrirent la possibilité d’un tel rite, ils ne figèrent rien. Cela n’aurait eu aucun sens. Juste une hypothèse, mais qui donne des ailes. (Et qui ne resta pas totalement sans suite.)

Le baiser et la disparition

C’est tout l’entrecroisement de son territoire mental et matériel, réel et rêvé qui s’en trouvait régénéré et bouleversé. Ce qu’il avait cru fini, terminé, recommençait, mais se révélait n’avoir pas cessé de continuer,sous d’autres formes, sous les radars. Avec ce baiser il tombe dans une faille où son histoire est à réécrire, où la maîtrise à exercer sur son vécu relève autant de la fiction, de la créativité qu’il dégage des occurrences entrecroisées, que du réel proprement dit, en tant que tel, qui jouerait les lois de la nature. Son cheminement aurait donc pu être autre. A un moment donné, sa vie aurait pu prendre une bifurcation. Que se serait-il passé ? Que serait-il devenu ? Quelle autre fertilité, avec ses pratiques et connaissances spécifiques, l’aurait façonné ? Et comment ? Avec quel visage ? Quel corps ? Un flot de questions forcément sans réponse, sans regret, sans aigreur, sans noirceur – frôlant quand même l’ombre du « aurais-je raté ma vie » ? -, ressenti plutôt comme nécessaire, donnant du relief au vécu, à ce qui reste à venir (peu). Du coup, s’emballe le goût à s’inventer d’autres histoires, relançant l’obsessionnelle machine à calculer, à mesurer, quelle vie ais-je eu ? valait-elle la peine ? ais-je été correct ? « Je sais aussi qu’en avançant en âge les occasions de deuil ont toutes les chances de se multiplier. On peut y devenir insensible. On peut y devenir de plus en plus sensible au contraire. On peut se trouver devant les deux réactions à la fois, selon les moments. (…) Ainsi ais-je raisonné. S’obstiner à vouloir chasser ces ombres serait bête. Il faut faire avec. Il faut s’en servir pour éloigner l’idée qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il n’y a plus de temps. Ou, au contraire, de l’idée qu’il n’y a presque plus de temps, tirer l’énergie de son emploi productif, même s’il est dérisoire au regard de la disparition. » (Roubaud, p. 1345). 

Tirer l’énergie de son emploi productif, se situer sonorisent, à la manière des oiseaux

Il revit ses enfouissements insatiables dans sa chevelure, s’y délestant de la contrainte d’être tenu en une forme arrêtée, perdu dans les ondes sensuelles, communiant avec et pressentant d’innombrables façons de ramper dans le réel, l’imaginaire, se métamorphoser. Déjà, lors des premières fois, des années et des années en amont. Mais là, dans ce revival, encore plus éperdu. A la recherche du passé. Voulant croire plus que de raison à la force du contretemps. Confronté à la manifestation d’un désir qu’il avait, jusque-là, tout lieu de croire éteint et qui recommençait. Mais transformé, différent. Plus large, plus diffus, plus tourné vers une quelconque possession, érection n’étant plus associé à pénétration par le signe =, mais d’abord dialogue avec toutes les composantes du territoire commun, tel qu’il vibrait contre lui et contre elle, entre eux. A nouveau son corps à elle entre ses bras, le sien dans ses bras à elle, et il reprend pied en effet territorialement. L’effritement est freiné. Rien à voir avec un territoire à dominer. Le territoire – qu’ouvre la clairière de leurs corps enlacés – est en ensemble d’éléments disposés dans l’espace et le temps, connus et inconnus, avec lesquels il cherche à entrer en relation, il leur parle, leur envoie des signaux, en reçoit, et c’est ça qui lui permet de se situer, enfin, de laisser poindre la croyance d’être situé, quelque part. Mais ce n’est jamais acquis définitivement, il faut sans cesse recommencer, inlassablement envoyer des signaux, en recevoir, intégrer, renvoyer. Travailler à ce que quelque chose « tienne ensemble », un quelque chose avec lequel développer des liens de solidarité, pour « tenir ensemble » soi-même. Et ce travail s’effectue, à l’aveugle, au jugé, avec des textes, des morceaux de musique, des empreintes de visages, des animaux, des horizons, des lumières naturelles aimées, des bouts de paysage, des saveurs, des efforts physiques, familiers, des peurs, des silences, des fragments de mémoire, des corps attirants ou repoussants, des restes de jouissance, des réussites, des échecs, des techniques, des outils de jardinage, des ustensiles de cuisine, des mécaniques-prothèses telles que le vélo, des fleurs, des points d’eau, des ombrages, des chemins… Exactement comme chantent les oiseaux. Exactement comme chez les humains les pratiques qui s’apparentent aux chants des oiseaux. Dont on a, à tort, longtemps réduit la signification à une fonction de « contrôle » du territoire, d’affirmation de propriétaire, incluant parade et possession sexuelle. Mais non, le territoire est ce qui donne envie de chanter, est un thème qui inspire répétition et improvisation, donne du sens au chant, se laisse par lui intégrer dans le monde de l’oiseau, participe à son langage, devient langue. « Voilà le genre de choses que « dit » en effet l’oiseau. Sans doute pas l’information qu’il communique à d’autres de son espèce, encore moins le message qu’il profère à notre intention, mais ce que sa propre tenue dans le monde vivant formule, énonce : les lignes qu’elle émet, réalise et dépose dans ce monde.  « Voilà comment l’oiseau se situe ». Se situe, c’est-à-dire fabrique une situation sonore. » (p.373) 

Dans la cathédrale des cheveux, l’ombilic du désir, de l’entre-capture soyeux des corps

Moduler l’expression de sa « tenue dans le monde ». Que fait-il d’autre ? Fermant les yeux sous les branches d’érables chargées de fruits, mêlées à celles d’un marronnier exubérantes de fleurs jaillies en cascade – les feuilles d’or pâlissant, tirant vers l’argent, bientôt l’étain bleuté – avalant une autre gorgée de gin-tonic un peu tiédi, revivant le labyrinthe des cheveux soyeux, circonvolutions de fils. Rien à voir avec un fouillis, un désordre. Pas juste une histoire de frou-frou émoustillant les sens. C’est comme de plonger sous l’eau, d’échapper au présent, de percevoir les sons de surface désormais lointains, symbolisant une rupture, un « larguer les amarres », et de s’enfoncer dans une forêt d’algues douces, matricielles et de découvrir qu’elles s’agencent en architectures mystérieuses, variées, proposant différentes remontées, ouvrant différents accès à des profondeurs temporelles autrement inaccessibles. Construction ondulantes, immersibles, immersives et dont l’agencement rend possible la survie prolongée dans l’élément aquatique. Ailleurs. Et c’est en lui, c’est en elle. Une entre-capture de leurs rêves et projections respectives. L’emboîtement de tous les troubles vécus à chaque abandon en sa toison – y sollicitant l’oubli, la traversée lustrale vers un autre devenir – dessine les formes d’un art de vivre à déchiffrer, cabalistique, à la manière de ces vestiges de civilisation dont il est malaisé d’établir les tenants et aboutissants, les usages, les portées symboliques. Ca le conduit, quelque part en sa mémoire, vers des images archivées d’une œuvre de Solange Pessoa. Et il se souvient que face à cette œuvre, il y a près de vingt ans, il avait vaguement imaginé ce qu’il aurait pu tissé – ce que son inconscient avait probablement tissé à son insu – comme chemin ombilical, au fur et à mesure qu’il s’éloignait du noyau de ses fusions amoureuses, nouant à l’infini les mèches de cheveux soyeux de son amante, multipliées à l’infini par l’imaginaire. Chaque jour quelques mèches, quelques nœuds. Restant noué à elle mais s’éloignant, s’effaçant. Chaque jour configurant ainsi leur territoire évolutif. Un ombilic cathédral traversant les temps, désormais sans début ni fin, rétrospectif et prospectif, rythmant un héritage, comme il est du travail de rythme dans le chant des oiseaux, « eux qui entendent, s’entendent, écoutent le paysage, le rythment, prennent peut-être plaisir à chanter, et ouvrent au-devant d’eux, au-devant de nous, de tous, tout un monde sonore… » (p.368). Tous ces cheveux assemblés en partition graphique, évolutive, de l’événement que fut leur interpénétration, hein, sans cesse changeant, mais poursuivant sa route, son cheminement arabesque et reptilien, agrégeant d’autres éléments et événements qui, au fil de son déroulement, lui font écho. Quand il rencontre et arpente la cathédrale capillaire de Solange Pessoa : « mon dieu, exactement ça, comment ça bouge toujours en moi, nourri par moi, certainement, mais sans volonté particulière, sans contrôle, comment ça m’enveloppe ». Et l’artiste : « Mes œuvres révèlent des dynamiques de mouvements discontinus et inquiétants. Elles émergent de la métamorphose, de l’élan et de flux. Je n’ai aucun contrôle sur ces forces et j’admets avoir un faible pour les régions et les profondeurs inconnues. Mais rien n’est prédéterminé par la nature ni par les civilisations anciennes ni par les mémoires intemporelles. » ( Palais 33, p.81)

Peau contre peau, membranes abyssales, vivantes, fluctuantes.

L’expérience d’enlacer son territoire de vie, de sentir et revoir en un instant tout ce qui compte pour lui – proche et inaccessible, acquis et délétère, reliant l’intérieur de ses cellules à la vision panoramique, cosmique, et mêlant l’immuable au « juste de passage »-, en tenant contre lui cette femme de sa vie, en se pelotonnant contre elle, en faisant chair commune, il ne l’exprime, en lui, qu’en fresques visuelles. Il ne pourrait la traduire qu’en fresques. Les mots défaillent et ne sont justes que par leur défaillance. Dont il convient d’établir l’équivalent topographique pour voir de quoi il retourne.  Cela pourrait ressembler à certains dessins-peintures-collages d’Emelyne Duval dans lesquels il lui semble évoluer tout en courant, animalement, de caresse en caresse, d’attouchement en attouchement après une onde électrique qui chamboule des visions de mythes, de stéréotypes, de contes et légendes bien connus. Il pense aussi aux cartographies, autant oniriques que littérales, poétiques que politiques de Judy Watson. Des motifs graphiques, aperçus comme au fond de l’univers, comme des nouvelles venues de régions jusque-là jamais aperçues, et qui pourtant ressemblent aux fulgurances émotionnelles qui relient leurs deux corps, illustrent ce qui va et vient entre leurs systèmes nerveux, leurs imaginaires qui s’accordent, cherchent à n’en faire qu’un. Regarder cela leur dilate les sens. Il aimerait que ces motifs soient tatoués sur leurs peaux de façon vivante, bougeant, colonisant leurs épidermes. Ce sont des œuvres qui ont une dimension de palimpseste, le fond ressemble à de la peau, justement. Une peau alliant plasticités nuageuse, fluviale et calcaire. Révélant des iconologies précaires, à bouillonnement bactérien, laissant présager un grouillement civilisationnel inexploré, mais filtrant peu à peu, par accidents et contretemps, dans nos représentations. Des apparitions. Des cicatrices tant liées à des parcours individuels que blessures à l’échelle de la biosphère. Intersections. Les matériaux utilisés par l’artiste ont une histoire, une texture historielle, sont choisis pour leur relation à ce qui les transforme. Les tissus « ont été suspendus dans la forêt vierge, exposés aux éléments, et avant cela, laissés à tremper dans des jarres à teinture écologique ou encore piétinés dans la boue. » (Palais 33/Judy Watson) C’est ce qui fait que le regard n’est pas arrêté par le fond de l’image. Il n’y a pas de fond. Juste des ouvertures. Ce sont des membranes abyssales, vivantes, fluctuantes. Elles ne referment rien. Elles filtrent, font communiquer ce qui se manifeste de part et d’autre de leur tissu. On dirait les confins marouflés du système solaire. La planète vue de très haut ou, à l’opposé, par en-dessous, de très bas. C’est très familier et complètement inconnu. Ces surfaces insaisissables sont parcourues de tracés hydrauliques, constellations de flux qui drainent les existences, les portent vers d’autres rivages, tout en les préservant en un même bassin d’habitudes où expérimenter des ancrages fluides, pluriels. En elles transfigurent les cicatrices de l’histoire coloniale comme hantant à jamais l’infini éther, gravées à mêmes les voies lactées (ici, en Australie, la persécution des Aborigènes). Et en leurs strates, à l’instar de parchemins qui prédisent depuis des siècles une catastrophe imminente selon une écriture explicite et pourtant toujours non déchiffrées, les indications statistiques, globales et locales, de l’effondrement climatique. Et eux, se rejoignant en un contretemps providentiel – peut-être leur dernière baiser – ils flottent dans cette vaste imagerie qui remonte aux origines tout en laissant surgir des émulsions symboliques qui attisent l’énigme du futur. Le réel inobservable en train de se dessiner. Là-dedans, leur étreinte intime échappe provisoirement à la finitude et vogue en apesanteur. Tout ce qui concerne la destruction du lieu de vie traverse leurs êtres et se grave sur leurs corps, machine pénitentiaire de Kafka (une seule et même condamnation commune reproduite sur les corps individuels, la faute de quelques-uns – les riches, les dirigeants – endossées par tous). S’agissant du territoire que leurs sentiments ouvrent et remuent, où mettre en partage leurs vies singulières avec ce qui les environne, ils savent devoir d’emblée se défaire des tropismes coloniaux hérités de leur éducation et culture. S’informer de cet héritage et veiller, dans les moindres gestes, à s’en défaire, est une règle de vie juste, par où la réussir. Et les fleuves, les rivières, leur cours, leurs embranchements, leurs confluences et delta, c’est là, vers çà et avec ça qu’ils exercent « une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa », tout ce qui les irrigue, dont l’ampleur les intimident, de même que la fragilité et la charge d’entretenir et préserver l’interaction.

Du baiser en son contre-temps à l’occupation du territoire, défense du vivant

En restant coi dans un coin de nature qu’il abandonne à l’ensauvagement, observant une sorte de momification progressive de lui-même – ponctuellement embaumé de feuilles d’or dans l’écrin végétal du couchant – restant, simplement, à classer des souvenirs  qui ne se laissent pas facilement assignés à un ordre linéaire, en extirpant ce qu’ils contiennent de l’« universel » de l’homme blanc colonial, de l’hétérosexuel ordinaire, soupesant des potentiels, reconsidérant l’aventure du sens et de ses sens, celle qui le dépasse et dans laquelle il a barboté sa vie durant, tout cela aidant, sans autre forme de procès, il se livre à une occupation passive d’un micro-territoire. Le peu de connectivité numérique qu’il conserve lui a permis de s’inscrire dans un réseau, un maillage de lieux qui entendent résister à un usage destructeur de la terre. Il allume quelques fois son écran – rarement – et va y contempler la carte « interactive de la région, du pays, du continent, de la planète où sont représentés par des points lumineux toutes ces micro-occupations politiques/poétiques/écologiques de lieux. « Depuis le début du XXIème siècle, l’occupation est devenue pour certains militants un moyen, voire une fin, en vue de contester les décisions d’acteurs (collectivités locales, État, firmes du secteur privé) qui prétendent aménager le territoire et prescrire les usages légitimes de l’espace. (…) L’occupation des lieux perçus comme menacés vise donc non seulement à bloquer l’avancement desdits projets, mais aussi à porter la critique contre ce qui en condense la possibilité : le capitalisme, l’exploitation maximaliste des ressources et des espaces, l’exclusion des populations riveraines et/ou les plus modestes des lieux comme de la décision, la financiarisation de l’économie, la déconnexion d’avec les besoins essentiels, le déni du vivant. Le mouvement hostile aux « GPII » (Grands projets inutiles et imposés) sous la bannière duquel se rangent de nombreux contestataires permet d’unir des luttes souvent localisées et dispersées contre des projets certes différents, mais dont l’intérêt collectif et la légitimité politique sont fortement discutés. » (p.1017 – Stéphanie Dechézelles)

Une fois le site ouvert sur son vieil ordinateur, avec la connexion aléatoire de ce coin reculé, l’image apparaît lentement, brumeuse, les points occupés apparaissent peu à peu, sur la carte, comme les étoiles au crépuscule, clignotent faiblement. Un pétillement. Celui du tonic avec le gin. Amer fruité et chair genièvre. Celui du baiser. Bouche à bouche. A l’échelle de la planète, constellation de micro-contretemps, chants d’oiseaux et rythme stellaire du contretemps. Baiser du contretemps.

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

La fin du jour et ses cristallisations

rideau d'arbres

Fil narratif à partir de : paysages et brumes, William Faulkner, La ville, Gallimard/La Pléiade – Œuvres de Pascal Convert – Catherine Larrère, Les inégalités environnementales, La vie des idées 2017 – Raphaël Liogier, Sans emploi. Condition de l’homme postindustriel, Les liens qui libèrent, 2016 – Didier Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Seuil 2017 – Nadine Hilbert, Gast Bouchet, Stephen O’Malley, Metamorphic Earth, BPS22 …
Convert

Le lecteur en son fauteuil, cerné de givre, aux lisières, son corps glissant dans les phrases et images de Faulkner

Dehors les brumes hivernales amalgament ciel et terre, en une seule ouate marécageuse, avec de rares déchirures dues à des coups de vent venus de nulle part et qui surprennent la lune pleine et brillante dans un bout de ciel nu. Malgré les paupières pesantes que le cerveau abruti par les bêtises d’une journée de travail va bientôt clore, il s’enfonce dans le fauteuil usé qui n’est plus que l’empreinte du corps lecteur s’y consumant ou s’y transcendant jour après jour, les sens en vigie rivés sur le défilé textuel, sans fin. Il n’y a nulle part où aller. La maison est assiégée de rideaux d’arbres givrés, tapisseries de grisailles sans début ni fin. Alignement de troncs nus, certains engoncés dans des cascades de lierre couleur cendre, en étain. Le grillage de la lisière, les interstices de la trame laissent surprendre le déplacement furtif du gibier, chevreuils, faisans, sangliers, renards, lièvres, taches rousses, fauves, grises. Quand il y projette le faisceau lumineux d’une torche électrique, il fait apparaître la circulation erratique, prédatrice, d’étranges billes de verre, jaune, rouges. Des yeux sans corps. Va et vient entre le fauteuil et la tenture de velours qu’il soulève pour scruter, si proche si lointain, le sous-bois giboyeux à la Uccello à peine discernable dans le brouillard. Sans cesser d’errer dans le cheminement total et polyphonique du récit faulknérien. Volupté de s’entraver, s’enliser dans l’une ou l’autre description, captif soudain d’un paysage phrasé qui lui semble venir de lui, quand les mots restituent si bien, dans leur manque natif, mieux qu’il ne pourrait jamais le faire, les dernières lueurs du jour et l’installation progressive de la nuit. Si bien que, ne ressentant plus de distance entre le livre ouvert, ses caractères imprimés et des souvenirs enfouis en lui, le texte et la chair, il revit ou devient ces crépuscules particuliers, enchanteurs, devant lesquels ses regards ont langui tant de fois. Il les a épousés de tous ses pores, désirant s’y pétrifier, s’y cristalliser pour ne plus en sortir, ne plus avoir à penser le reste. Rester là pour être redécouvert bien plus tard sous forme de statue ayant presque l’air vivant, prête à s’animer. Dans ces instants magiques du basculement des astres, où durant un instant désagrégé, ils semblent échanger leurs rôles, leurs matières. Ces instants où il ne cesse de croire que tout reste possible, la célébration de l’extinction fondue dans les préludes exultants du renouveau. « La fin du jour n’est plus qu’une immensité glauque, un vaste et silencieux murmure là-bas au nord-ouest jusqu’au zénith. Pourtant on dirait que la lumière n’est pas retirée à la terre, aspirée vers le ciel pour se perdre dans la fraîcheur de cette verte étendue, mais plutôt qu’elle s’est rassemblée, amassée un instant sans se déplacer encore dans les parties basses du sol, si bien que le sol, la terre même est une nappe lumineuse d’où seule émerge, sombre et immobile, la masse noire des épais bosquets. » Oui, de tels décors libèrent les espoirs irrationnels, il se rend compte à quel point, sans même oser se l’avouer, il s’attend sans cesse à ce qu’elle resurgisse (son amour). « Alors, comme sur un signal, les lucioles –les « mouches de feu », comme disent les enfants du Mississippi – en myriades effrénées, en tous sens, frénétiques, clignotantes ; sans but précis, sans dessein, mais en chœur telles de minuscules et incessantes voix, plaintes ou paroles qui ne seraient jamais apaisées. » Bouche bée devant l’essaim de bestioles, particules d’or cherchant des sites de réincarnation, comme le lancer de nouveaux cycles de vies, éphémères. « Quoique l’extrême bord du couchant ne soit plus vert et que tout le firmament ne soit plus à présent qu’un arc constellé et sans voiles qui tourne lentement, les dernières lueurs du jour réfugiées au creux de la plaine s’étant évanouies, demeure encore une faible lumière diffuse et partout où vous portez vos regards sur ce noir panorama vous distinguez encore, aussi faible qu’un murmure, le pâle éclat aux contours imprécis du cornouiller rendant à la lumière la lumière qu’il a empruntée comme le feraient des fantômes de bougies. » (Faulkner, p.298, 299, 300) Ah ! mon dieu, oui, ce cornouiller luminaire combien de fois ne l’a-t-il pas contemplé et cherché à le décrire, mais où, quand encore, précisément ? En tout cas, avec une telle insistance répétée, à la manière d’un rêve identique qui revient au long d’une vie d’un individu, qu’il se trouve imprimé vif à l’intérieur de ses paupières, silhouette végétale en néon clignotant.

Quand sur l’écran du téléphone, elle apparaît, et se mêle au texte

Les mains déposent le livre, frottent les yeux durant un long bâillement, et s’emparent machinalement du Smartphone. En quelques manipulations automatiques, elles font venir sur l’écran une série de photos reçues récemment, autoportraits d’une jeune fille qui fixe le vide, l’avenir devant elle, ou un passé enseveli dans le futur, enfin, ce qui vient mêlé à ce qui aurait pu être. Elle, se voulant déterminée autant que désemparée, blessée et sauvage. Du genre, « ok, tu vois, j’y vais, je me suis habituée à y aller seule ». Les yeux embrassant le vague le regarde aussi, lui éparpillé, dans cet indéfini. Elle fixe ce qu’elle espère être un devenir vierge et s’y présente comme une Vénus naissante, nue. Enfin, autant que peut le laisser deviner la photo. Du côté où le bras, probablement, tient l’I-phone en l’air, la rondeur du sein remonte, l’écume d’une vague qui roule et lève, mue par une force lunaire, à moins que ce ne soit le flanc sphérique d’une montgolfière, palpitant d’air chaud et préparant l’envol. Tandis que de l’autre côté, le ballon revenu du ciel et gorgé de mythes célestes, s’épanche mollement dans l’herbe haute d’une prairie perdue, quasiment hors champs. Le sillon entre les seins est évasif, une trace pâle. Enfin, il y a une ligne suggestive, mais il ne fait qu’imaginer les mouvements dissymétriques probables de la poitrine. C’est de la fiction. Et, face à ce dispositif qui montre beaucoup sans rien dévoiler, les doigts s’empressent de tripoter l’écran tactile, caresser par substitution l’interface qui permettrait de pénétrer la photo, de rejoindre la vraie peau à travers son avatar numérique. Ils zooment jusqu’à ce que l’image semble déborder, s’échapper, et que sur l’écran ne subsistent que des taches de pixels flous, surface d’une planète couverte de cratères vides ou morceaux de pelages sauvages entraperçus entre les troncs du sous-bois givré, aux contours de carte géographiques, pays et régions indéfinissables, inaccessibles. En faisant glisser ainsi l’abstraction du visage et de ses articulations au reste du corps, cou, épaules, haut de la poitrine, les rêveries entièrement emportées par ce fragment charnel de tapis volant dérivent dans un épiderme infini et intimement rapproché, survolent le lac des yeux noirs et y découvrent des paillettes mordorées, des plaquettes d’émaux bleu nuit et indigo. Il se souvient de l’exaltation à décrire ce qu’il voyait dans ses yeux à elle, par nature le genre d’objet toujours changeant dans la fixité biologique et fonctionnelle, où affleurent les milles nuances de la subjectivité que teintent les reflets du milieu, défi pour l’exercice du langage et de l’écriture qui s’y confronte à l’inextricable cœur du désir, bégaiement, impossibilité de saisir avec des mots justes, impuissance à se convaincre de la réalité de ce qu’il voyait. Fouillant métaphoriquement le cristal liquide de ces regards à la manière d’un chercheur d’or dans sa rivière. « Son visage était tourné vers moi pour m’observer en-dehors de la pénombre au-dessus du cercle de lumière du haut de l’abat-jour, avec sa belle bouche fendue, aux lèvres pleines qu’elle n’avait jamais peintes, et ses yeux, non pas de ce bleu cru et poudreux des fleurs automnales, mais du bleu des fleurs de printemps, de ce mélange inextricable de glycine, de bleuet, de pied-d’alouette, de campanules et autres. » (Faulkner, « La Ville »)

La soirée perturbée par la journée aliénée au travail, au boulot, au service imposé de la croissance, l’espace privé envahi par le contrôle

Calfeutré dans son cabinet de lecture et écriture, du fauteuil à la fenêtre où il guette les animaux fantastiques du sous-bois giboyeux, il cherche à épuiser, comme un animal en cage, les tensions de l’enfermement. Avant tout, celles du marché du travail. Sans que ça vise précisément les tâches professionnelles réalisées au jour le jour, en conformité avec un contrat signé il y a quelques décennies avec un employeur, de plus en plus abstrait, l’abstraction étant proportionnelle au caractère culturel du métier. Non, pas tellement ça, malgré leur inanité progressive, leur vacuité exponentielle. Plutôt le bombardement incessant de discours moralisateurs et politiques sur le travail, le travailleur, les chômeurs, les profiteurs, les fainéants. Comment ne pas être atteint dans ce qu’il a de plus intime par ces exhortations de gauche comme de droite à travailler plus, toujours plus âgé ? Comment ne pas se sentir attaqué personnellement, dans ses chairs, dans ses neurones, par ce candidat présidentiel français convaincu que le travail c’est la vie, la seule manière de se sentir reconnu et valorisé, digne !? N’avait-il pas délégué aux politiques le devoir de faire avancer la société vers plus de bonheur et de libertés, vers plus de légèreté et moins de soumission, vers moins de travail et plus de temps libre ? N’était-il pas convenu que le temps libre individuel et collectif devienne la réelle richesse d’une société moderne, juste, équitable, prospère ? Pourquoi dès lors ne font-ils pas leur job, eux, pour atteindre ce mieux vivre ? Comment ne voient-ils pas que la production de richesses peut prendre mille et une autres voies qui rendent caduque la fiction du salariat ? Ne s’informent-ils pas ? N’étudient-ils pas ces questions ? Leur cerveau est-il captif, capturé par des puissances qu’ils ne maîtrisent pas ? Ne voient-ils pas que leurs discours sur la croissance et l’emploi génèrent une immense démotivation pathologique ? « C’est la conservation artificielle du travail obligatoire qui pousse la société vers cet état dépressif que nous connaissons aujourd’hui. » (Raphaël Liogier, p.114) Ce chœur tant politique que médiatique qui radote continuellement les chiffres du chômage, la création en trompe l’œil d’emplois anémiques, les indicateurs rachitiques de la croissance, implorant sans cesse des signes positifs du ciel, du futur, installe une chape de plomb, un climat de cynisme qui encourage toutes les formes d’incivisme. Comment peut-on encore tout miser sur la croissance ? Que ce soit de la part d’un responsable politique ou des médias qui s’obstinent à évaluer les projets politiques selon leur impact réel ou imaginaire sur cet indicateur, même pas périmé, mais nocif. Comment oser entretenir cette duperie, ce fétiche ? Comment ne pas se rendre compte que cela sape le moral général parce que tout le monde, même les climato-sceptiques, tout le monde sait que l’on va droit dans le mur avec ce scénario. Et qu’il coupe les ailes à toute faculté à imaginer autre chose. « L’augmentation du PIB repose nécessairement sur une consommation accrue de matières et d’énergie, ce qui entraîne une dégradation environnementale dont les effets ne sont ni complètement connaissables, ni intégralement traduisibles en termes monétaires. Perpétuer ce modèle économique fondé sur la croissance n’est pas seulement une erreur intellectuelle. Cela conduit surtout à aggraver les inégalités environnementales et à perpétuer une forme d’oppression, qui passe par le fait d’imposer le langage de valuation de l’économie pour traduire ce qui fait la valeur de l’environnement. Cette imposition est « une forme d’exercice du pouvoir » qui empêche d’autres langages de valuation de s’exprimer. » (p.66) C’est bien ce qu’il disait, une chape de plomb. Et toute la journée, non seulement à travailler, mais aussi, de manière inconsciente et pleine de salissures invisibles, à défendre son travail, et forcément le défendre contre d’autres, se réjouir d’en avoir par rapport à d’autres qui rament et en sont dépourvus, se réjouir finalement du malheur des autres, de façon détournée, dissimulée, bien évidemment, mais tout ça blesse, abîme, rend complice d’une grande saloperie, d’un grand complot qui nie l’humain et encourage les violences, le chacun pour soi (qui est bien le credo de l’ultra libéralisme, chanté en chœur par toutes les familles politiques mais dont ils n’assument pas les retombées destructrices). Car il y a une sorte d’injonction à jouir de la souffrance de tous ceux et celles qui ne sont pas capables de se trouver un emploi rémunérateur et glissent dans la précarité, l’exclusion. Il y a une injonction permanente à être au diapason de la société dominante qui est une société punitive et non solidaire. Chaque journée est une traversée de cet espace public bombardé, mitraillé, snipé, miné par les tenants délirants du « plein emploi » et de la « croissance », embusqués partout, dont les déclarations péremptoires répercutées par le mille-feuille des médias traversent les corps, transpercent les esprits, trouent les rêves, pourrissent les humeurs. Et cela, par le truchement d’éminents acteurs se parant des vertus du rédempteur courageux, fiers de leur pouvoir déliquescent, courtisant les quelques % les plus riches de la planète. Ayant infesté le mental de toute la société, ils poursuivent chaque laborieux ou désoeuvré des sempiternelles inepties du genre « il faut bien payer les pensions, et pour cela, réformer ». « Le travail est passé frauduleusement pour une richesse à laquelle on devrait avoir droit. Les syndicats se sont appropriés cette inversion caractéristique du monde industriel consistant à faire passer une torture, un mal nécessaire, pour un bien désirable, qu’il faut chérir et défendre précieusement. » (p.103) Au vu des malheurs innombrables, des pathologies lourdes et épidémiques et des suicides que cette idéologie du travail engendre, les responsables politiques ne relèvent-ils pas d’un tribunal des crimes contre l’humanité ? Pouvaient-ils ignorer les répercussions de leurs mots d’ordre aliénants et de la dimension mortelle de cette aliénation ? Non, impossible, trop de recherches, trop de publications sont là pour les éclairer. Ils ne pouvaient pas plus escamoter les navettes éreintantes, le transport des citoyens dans des wagons à bestiaux, assumée par des services publics condamnés aux défaillances, déversant chaque jour des centaines de milliers d’anonymes dans des espaces urbains où ils ne peuvent que croiser des militaires armés, des patrouilles de flics en tous genres, des sirènes de polices continuelles, une sorte d’état de siège permanent qui dit haut et fort le modèle de société clivant, excluant qui s’implante. Employé propre sur lui et à la peau blanche, il n’a pas grand-chose à craindre. Il est du bon côté. C’est précisément le but du dispositif mis en place : faire sentir à qui que soit, de quel côté il se trouve, et qu’il y reste. Mais toute cette façade de surveillance et de contrôle ne lui fait pas oublier ce qu’il devine se passer dans l’ombre, alors même que, passant devant les commandos désoeuvrés, il partage le silence complaisant de la foule, l’assentiment silencieux de tous ceux et celles qui ne font pas partie des plus vulnérables de la population. Le rôle de sécurisation militaire, spectaculaire, justifie en sous-mains une gamme très large d’interventions musclées et banalisées. Car, la fonction punitive de la police, au quotidien « se traduit par le harcèlement, les provocations, les menaces, les humiliations, les insultes racistes, les contrôles indus, les fouilles injustifiées, les contraventions abusives, les menottages douloureux, les interpellations sans objet, les gardes à vue arbitraires, les coups qui ne laissent pas de traces, parfois même l’usage de la torture, toutes ces pratiques documentées étant concentrées sur les segments les plus vulnérables de la population. La banalisation et la normalisation de pratiques punitives extra-judiciaires par les forces de l’ordre sont un fait majeur encore largement méconnu des sociétés contemporaines. » (Fassin, p.54)

La caverne où s’interpénètrent toutes les formes du vivant

Forcément, chaque soir, de retour dans sa niche, il trépigne, épuisé, pas seulement par la concentration qu’exige le travail accompli heure après heure, mais par cette gangrène du corps social qui asphyxie les ressources intelligentes. Secousses nerveuses. Il s’effondre après quelques verres de vin dans une mauvaise somnolence et émerge plus tard, en plein brouillard, secoue sa carcasse, se débat du livre à la fenêtre, du texte imprimé au sous-bois animalier, du livre au smartphone où caresser les images fuyantes d’une amie lointaine au bord de la nudité. Il recherche les anfractuosités. Par exemple, il se souvient d’une troublante parenthèse, après une errance dans une ville ravagée par la pauvreté, où les militaires n’ont même plus rien à protéger, au creux d’un musée. Le coût nécessaire à réaliser l’installation artistique où il s’abrita contrastait violemment avec la dégradation extrême de l’environnement urbain, saleté, laideur des vitrines, magasins de pénurie et d’ersatz, bistrots glauques, sex-shops incongrus. Enfin, bon… C’est une chambre noire. On y entre, caverne parcourue de filaments anarchiques, vif-argent. Au sol, des taches mobiles, fluides. On pense aux lumières d’un jour d’été vu à travers une canopée. Ou les reflets du soleil parcourant l’eau d’une rivière. Plutôt ça, d’ailleurs, des enfants en visite, traverse cette zone en faisant des mouvements de brasse. Ils y sont immergés. Avant de voir distinctement, on entend, on ressent. C’est une musique de drone, musique d’entrailles, une enveloppe de vibrations rauques qui effritent calmement la tranquillité du corps, la rend grouillante d’idées informulées. Six grands écrans projettent des images en noir et blanc. Six écrans capturent des modalités d’écriture du vivant et du mortel. Ce qui prédomine sont les bourrasques de grêles, de gouttes, de flocons, les rafales de pluies ou d’étincelles, les tornades de poussières, de cendres ou d’escarbilles, en pagaille. Aux approches d’un volcan, d’une forge. Mais dans ces myriades de particules se dessinent des formes, des intentions, des structures cachées. Quelque chose se construit. Ou des ruissellements sur des roches, des filets sombres, le sang de la terre. Des masses gazeuses, des sommets montagneux, se dispersent. Des astres symboliques aveuglent la nuit. Des filaments, des vies sommaires des profondeurs, s’agitent, répètent le même geste, à l’infini. Des tressaillements qui agitent des tissus inertes et inertes, humains ou industriels. Le cheminement des flux à travers la matière noire. À quoi répond le cheminement anonyme d’une foule dans une grande ville brouillée. À l’impression de sentir son regard aspiré par le centre de la terre répond les allées et venues d’un ascenseur extérieur qui surplombe la cité avant de plonger. Aux structures humorales de la roche ou des boues utérines s’oppose le survol de quadrillages de structures métalliques, voire un panorama de circuits numériques. Le regard cherche un point de fuite, une perspective, mais n’en trouve point, impossible de déterminer si ce sont des matières à l’agonie ou en train de palpiter de nouvelles vies qui s’inventent à tâtons. Est-ce la terre en train d’agonir, dévisagée, ou se recomposant ? Il faut rester longtemps, il y a des coussins. C’est en boucle, sans fin, le même, mais jamais pareil. Labyrinthique. Il n’y a plus ni dedans ni dehors. À force de regarder ces membranes lumineuses, de les sentir le traverser, l’effet immersif joue à plein, il est difficile de ne pas avoir l’impression qu’elles se fondent avec sa peau. Ce que l’on voit ainsi germer, fermenter, n’est-ce pas ce le vivant qui traverse nos organes ? L’expérience esthétique, diverse, multiple, que procure cette installation fait éprouver l’absence de séparation entre soi (représentant de l’espèce humaine visitant un musée) et toutes les autres manifestations du vivant. Il n’y a plus de séparation. Tout communique. Dans cette caverne, il n’y a pas de centre à chercher, plus d’anthropocentrisme, emporté par les ruissellements, l’homme doit trouver autre chose. Il sort de là, flageolant, content d’avoir été au plus près de ce qu’il convient de voir avant tout, en filigranes de toute actualité, un ruissellement d’écritures informelles, hésitant entre apparition et disparition.

Autodafé à distance, virtuel, à même les neurones, et pétrification de livres organes

Rentrer dans sa cellule, se blottir près de la bibliothèque ne suffit plus à le réconforter de manière assurée. D’ailleurs, il lui semble, certains soirs, que la falaise de livres n’irradie plus comme avant. Qu’il n’en jaillit plus, dès que son esprit se connecte à ce qui fourmille en ces milliers de pages, l’envol de lucioles stimulant en pagaille les idées, les désirs. « Comme sur un signal, les lucioles –les « mouches de feu », comme disent les enfants du Mississippi – en myriades effrénées, en tous sens, frénétiques, clignotantes ; sans but précis, sans dessein, mais en chœur telles de minuscules et incessantes voix, plaintes ou paroles qui ne seraient jamais apaisées. » Quelques fois, même, il n’en émane plus que silence voire désolation gênée, copie de celle qui s’étend partout. L’atmosphère entretenue par la bêtise coupable et lâche des décideurs planétaires a des effets d’autodafé permanent. Des autodafés sophistiqués, transhumanistes, qui n’ont plus besoin d’empiler physiquement les bouquins pour leur bouter le feu. Les livres, le travail de l’esprit imprimé, sont stérilisés dans l’œuf, à distance. Si possible, même, au niveau des traces qu’ils inscrivent dans le cerveau des lecteurs. C’est pourquoi ce qu’il a lu, toujours en instance d’être relu, revivifié, sans cesse ressassé de manière précise ou simplement intégré au métabolisme global de son existence, n’offre plus que peu de recours, ne permet d’amorcer aucun contre-feux ou contre-pouvoir. Ce sont des ressources atrophiées, ce que laissent les livres lus dépérit, se transforme en fragments calcinés. À l’instar des vestiges de bibliothèques de Pascal Convert qui alignent ce qui subsiste, non pas tellement des ouvrages dans le tas de cendres refroidies des bûchers, mais des cerveaux humains qui s’en sont nourris et qui, une fois les textes consumés, s’atrophient, crament à petit feu, pour ressembler à leur agonie. Chaque texte détruit, ce qu’il en reste, est coulé sous vide dans un volume translucide, réplique fantomatique du livre qui en était le support, feuilles de papier, carton, colle, reliure, cuir, encre. Ce qui a été livré à la crémation semble avant tout, ainsi, tout l’esprit et toute la chair qui vivaient dans ce texte, ce que l’auteur y avait introduit, de lui-même, de ses cellules, mais forcément puisant aussi dans de l’esprit et de la chair déjà disponibles et aussi se sédimentant a chair et l’esprit de chaque lecteur et lectrice, les réunissant. C’est pourquoi les résidus des livres fantômes ressemblent à des pétrifications d’organes partagés, feuilletés, composites et pas du tout à des organes individuels. Leur aspect ne témoigne pas d’une fin paisible. Ce sont des agrégats de neurones nécrosés par asphyxie due à un stress trop important, trop constant, arbitraire, irrationnel. (L’organisation mondiale de la santé considère qu’en 2030 le stress sera la cause principale de maladies et de mortalité. Le stress est généré par l’organisation des modes de vie définis par les décideurs économiques et politiques.)

Fouiller la vase, sa vase

Il s’assoupit, il médite, légèrement heureux d’avoir entraperçu le carnaval animalier parcourant le sous-bois. La sauvagerie est restée proche, finalement, il pourra toujours la rejoindre, prendre le maquis, passer de l’autre côté. Rejoindre ces lisières, revêtir une peau de bête. Ses rêveries s’engagent dans le sauvetage de formes intérieures, des formes qui vivent en lui et le rattachent à d’autres vies, d’autres corps. Il plonge et extrait de la vase intérieure les statuettes qu’il aime caresser, explorer tactilement et virtuellement. Jamais définies, sources d’énergies exploratoires. Comment les préserver ? Comment faire pour qu’elles restent toujours là, intactes, hors du temps, toujours disponibles, sources d’envol de lucioles, de surprises et de frayeurs sacrées ? Il lui semble que les formes bien circonscrites dans sa mémoire, qu’il sent même remuer en lui comme des membres intériorisés, vivants, ou comme des locataires se déplaçant dans sa cosmogonie et s’éloignant de plus en plus selon les lois d’expansion de l’univers, doivent faire l’objet d’une opération de sauvetage, de préservation. D’abord fouiller cette sorte de tourbière où gisent ces corporéités complices qui ont révélé sa sensibilité, le constituant littéralement en être sensible. Des instants, des paysages, des œuvres d’art, des amoureuses, des lectures, toutes sortes de choses que la rencontre avec sa lave intérieure ont transformé, cristallisé. Autant de fragments à extraire de la tourbe, nettoyer et couler dans des gangues de protection, avant de les relancer dans la vase. Les transmuter en une matière inaltérable, les protéger du saccage généralisé, préserver ses mannes informelles de la pression iconoclaste ambiante. Tout son attachement pour ces formes de pathos personnelles, en lien avec sa préhistoire, son Antiquité, plongeant dans ses ténèbres, revenant à la surface, à la manière d’un noyé tourbillonnant dans son courant, tout son amour inconditionnel pour elles, se conjuguent alors en un flux solaire-lunaire qui coule et ruisselle, inonde et moule ces silhouettes de l’amour qui le lie au monde, au vivant. À la manière dont le verre en fusion est versé par Pascal Convert à l’intérieur de sarcophage renfermant des objets du passé. Ceux-ci alors voyant leur matérialité originelle fondre et se mélanger avec celle du verre durcissant ensuite en une pâte ferme, sorte de cire compacte, résistante, intemporelle, préhistorique autant que post-naturelle. Mélange de gomme et d’argent. Des flux mouvementés, des moulages des courants tourmentés, ou euphoriques, accidents gais ou sombres, qui ont porté ses expériences, sa somatisation constante du vivant. Les chevelures du temps. Figées, pétrifiées, mais toujours visibles, toujours là, pouvant toujours être reprises, questionnées, ranimées, contribuer à la construction de soi. Tandis que mentalement il fouille la vase, cernant les contours d’une vierge et de sa gangue partiellement éclatée, tissu, grillage, couture, blessures, statue entre deux mondes, deux réalités, ses doigts magnétisés flirtent, réflexifs, avec les pixels d’épiderme à la surface du Smartphone.

Pierre Hemptinne


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