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Nouvelle route et château de lumière

Fil narratif entretissé de : vélo et territoire – Judith Butler, « Dans quel monde vivons-nous ? » Flammarion 2023 – Myriam Louyest, « La traversée de l’or blanc », Atelier de moulage du Musée Art & Histoire, Bruxelles…

La route déroutée

Il pédale dans, contre, avec le vent, bourrasques et rafales dans les campagnes, portés, poussés vers l’avant, déportés latéralement, l’impression d’un trajet inédit, aléatoire, bien qu’il suive un itinéraire connu par cœur, quasi métabolisé, autant intérieur qu’extérieur, hésitant juste parfois entre différentes variantes, il prend à gauche, au pied d’une colline boisée, là, il sera abrité du vent, ça grimpe raide, à gauche en contre-bas, sous la lumière fouettée du soleil, la surface d’une carrière inondée luit, micas aveuglant, avec quelques ilots noirs, dépouillés de feuillage, juste des épures survolés de canards et cormorans. Après, plus le temps de mater au-delà du guidon, concentré sur l’effort, gestion des muscles et du souffle, un redoux à l’entrée du hameau, un faux-plat en bordure de pâtures vallonnées, puis grimpette en forêt, haute futaie, odeur d’humus, plongée visuelle furtive entre les troncs non alignés, vers des clairières, ou déjà les lisières, ici les espaces « sauvages » sont peaux de chagrin, presque des illusions. Un peu plus d’un kilomètre intense durant lequel il joue à être en montagne, la vraie, tout à la joie de repasser une fois de plus sur cette ascension courte mais bonne. Il soigne et savoure ce « repassage », soit insister sur les trajets qui « performent » sa connaissance intuitive, non rationnelle, du territoire qu’il habite et qui l’habite, que son corps et son imaginaire occupent, plutôt recouvrent, « occuper » ayant une connotation privative pour ne pas dire coloniale. Et puis, la jubilation d’atteindre le haut, une route transversale, sur la crête de la colline, la cime des arbres, agitées par la houle musclée, sur ciel azur où cavalent des colonnes de nuages, des cris de rapaces éparpillés dans l’air tourbillonnant. Il boit goulument à la gourde, avale sa banane. Et puis, envie de se dérouter, de dévaler l’autre versant par une route qu’il n’a jamais empruntée, bien qu’étant passé devant des centaines de fois ! Il se lance et est happé par un toboggan enchanté, lisse, roulant, épousant sensuellement la topographie du mont, le fait basculer dans de l’insoupçonné, ça l’émerveille littéralement. Un tracé en lacets voluptueux, un revêtement confortable, une descente rapide qui évoque le pas d’une vis traversant l’épaisseur de la forêt, versants forestiers « exemplaires », typiques, parfaits, qui donnent envie d’y marcher, s’enfoncer, s’installer, prendre racine, mais le vélo dévale goulument, vorace, plaisir de contrôler la trajectoire, se l’incorporer, avec juste un peu de pression sur les freins à disques, l’air de ne pas y toucher, partagé entre désir de s’abandonner à la jouissance de la descente totale, effrénée et désir de stopper, regarder, photographier, rester sur place. Mais ça passe à la vitesse de l’éclair, ce n’est pas un col de 10 kilomètres, déjà il quitte les arbres, il est à l’entrée du village, manque d’être déséquilibré par une rafale, s’engage dans les petites routes de campagne, au tracé erratique, heureux d’avoir découvert cette nouvelle route, quelque chose de neuf en lui, tout lui semble nouveau, gonflé de l’envie de pédaler avec ça en lui, pendant des kilomètres, avec joie il s’offre au vent de face, pour plusieurs heures, jusqu’à exténuation s’il le faut, petit braquet en rase campagne, ses jambes moulinent serrés comme en pleine ascension d’un col interminable, là-bas, en vraie montagne. Les ruées nuageuses étirent leurs caravanes blanches et grises, impressionnant exode céleste, sentiment d’une fuite vers le nord, le soleil est abondant, sa lumière ne baigne pas le paysage, elle est jetée en toutes directions, émulsionnée, aveugle, fait briller toutes surfaces, routes humides, champs inondés, feuillages usés, toits polis, clochers d’ardoises. C’est hypnotique, il n’a pas envie que ça cesse, tant pis s’il s’épuise. A plusieurs reprises, il traverse des embranchements où il pourrait obliquer, rentrer plus vite chez lui, se mettre à l’abris, s’extirper de la fougue du vent, rude, mais il prend trop plaisir, il persévère. Il ne cesse de se dire « trop heureux » d’avoir en lui un bout de nouvelle route, trop envie de la balader, de la relier à toutes les autres routes qu’il connaît dans ce coin, toutes les routes par lesquelles il sillonne journellement le territoire où il habite, développant une connaissance intuitive, corporelle, organique, poétique, de ce qu’est ce territoire. La lumière est rase à présent, presque apaisée, chaleureuse, la fin du jour approche, elle imprègne les flancs d’un mont érodé, sur sa gauche, sa couverture d’arbres aux couleurs automnales au bout de labours trempés, et par-dessus un pan de nuages d’encre noire, piqueté de points blancs mobiles, infimes ludions brillants, désarticulés, immaculés, vol de mouettes revenant d’avoir exploré les sillons qu’ouvrent les tracteurs et rejoignant leur dortoir aquatique, pas exactement en train de voler, se laissant dériver dans les dernières rafales du jour, en apesanteur, montant, descendant, tourbillonnant, déportées vers leur lointain point de chute, comme lui, depuis des heures pédalant dans la tempête, ses roues ne touchant plus le sol, les oreilles, la tête, le corps empli d’air turbulent, vivifiant. Extase et salutation aux mouettes étincelantes, magistrales. Juste après la colline, il sera chez lui, retrouvera la terre ferme, le calme et, une fois le mouvement arrêté, un bonheur disruptif, explosif, une chamade, une fabuleuse arythmie cardiaque comme un bouquet de fusées dans la poitrine, bonheur de l’avoir fait, pédalé si longtemps avec un vent extrême, aussi exaltant que d’arriver au sommet d’un col mythique.

Nouvelle route : la prise d’empreinte réciproque

Dès lors, ce bout de nouvelle route continue de vivre en lui, comme toujours en train de s’ouvrir à lui, pour la première fois, une rencontre qui le réjouit, pleine de promesse, un événement enfin qui vient contrecarrer la dépression latente. Sonné, par l’effort, par le vacarme des bourrasques et la flagellation éolienne, il brûle en surface. La totalité de son corps et esprit est parcourue d’un fourmillement confortable et sensuel, une infinité de grains qui travaillent à intégrer aux connaissances déjà métabolisées du paysage qu’il habite, les données de la nouvelle route qui conduisent à revoir tout ce qu’il savait jusqu’ici, répertorier autrement toutes les possibilités d’itinéraires, les combinaisons entre les différents aspects et caractéristiques du paysage. Il n’a besoin de nulle autre activité, tout son organisme est occupé. Une sorte de vaste set up, de mise à jour de toutes les données, mais aussi quelque chose de physique, de physiologique, toutes ces cellules effectuant le moulage actualisé de l’enveloppe paysage où il évolue en permanence (que ce soit en réalité ou mentalement).

Enfoncé dans son fauteuil de lecteur (tant d’heures de lecture s’y sont consumées que rien qu’en s’y posant il lui semble y être accueilli par ce qui n’a cessé de lui échapper, de toutes ces lectures, de toutes ces pages écrites, imprimées et qui ne se peut percevoir qu’à travers le fait de les avoir lues, d’avoir cru les lire, essayé de les lire) – le regard vague vers la fenêtre bientôt totalement obscurcie, de ces regards hébétés qui succèdent généralement aux plaisirs intenses, agités et arides avant de muer peu à peu en mer d’huile, bonheur diffus, bruissant depuis le plus profond de la moelle jusqu’aux plus lointains filaments d’être -, il laisse faire. Il est comme allongé sur une table d’opération, sous anesthésie partielle, pendant que l’on visite et s’affaire dans les coulisses de ces organes, ou qu’on y installe divers organes de substitution. Sans aucune intervention réflexive, sans rien de « dirigé » par sa conscience, l’empreinte de ses routes, de ses itinéraires, épousant les formes de ses possibles, s’ajuste, se met à jour. Il n’est rien d’autre qu’un moule en pleine gestation passive (encore faut-il sans cesse nuancer la binarité passive/active, car « affectés par cela que nous cherchons à affecter, il n’existe aucun moyen de distinguer l’activité et la passivité de façon mutuellement exclusive », p.89). Mais tout autant, constatant l’éloignement d’une part de lui-même, en allée, évaporée, comme s’il s’était dispersé au long des routes pédalées sous le vent. Il est alors livré à une entité bien plus vaste qui s’occupe à actualiser méticuleusement l’empreinte de la trace mobile qu’il a essaimé tout au long des chemins parcourus, et à partir de quoi il dialogue avec les différences saillances de son lieu de vie (ce qui y fait saillance pour lui et relève d’un mixte entre la carte objective et la carte subjective), les innombrables points de passage qu’il affectionne, reliés par une sorte de vaste membre fantôme, modulaire, partie prenante de son ancrage fluctuant. Cette double prise d’empreinte, croisée – lui, moulant le paysage transformé, le paysage le moulant tel que transformé par de nouvelles routes -, s’effectue au gré d’une détente totale, tous muscles, tous ses nerfs au repos, sur un petit nuage de bonheur post-effort. 

Le saut de plage, le sable de vie

Ce qui l’achemine vers des rêveries qui réactivent une activité pratiquée jadis de longues heures, avec acharnement hypnotique, sur l’estran, à la limite du sec et du mouillé, aux franges d’écume de l’infini, dans le vent (aussi, déjà), le soleil et les embruns nordiques : remplir des seaux et des formes de sables, les tasser ni trop ni trop peu, les renverser pas n’importe où ni n’importe comment, au contraire en poursuivant une « idée » et un plan, construire à la pelle, inlassablement, à l’instinct, un paysage de montagnes, vallées, murailles, châteaux, chemins de ronde, tunnels, face à la mer. Transvaser du sable. Lui faire épouser l’intérieur de diverses formes (tours, remparts, donjons, voitures, faunes, flores). Démouler. L’empreinte qui surgit est autant le moulage de l’objet vide, que celle de silhouettes qu’il entretient à l’intérieur, de paysages et architectures intérieurs labiles, qui lui viennent de temps anciens où ses parents lui ont transmis les jeux de sable, par simple immersion dans la matière manipulée, formes de son subconscient qui le poussent à les reproduire, à l’infini, le rendant toujours prêt à les transmettre, à ses enfants puis, plus tard, à ceux qui passent et s’incrustent émerveillé-e-s, ou simplement pour rien, dans le vide, durant le temps de plage désert, son sablier biologique se vidant, peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus vite. Une activité donc inscrite dans ses gènes. Qu’il a perpétuée et entretenue avec ses enfants, puis une fois ceux-ci devenus grands, sans enfants, sans raisons apparentes. Et qu’il ne cesse de revisiter mentalement, de s’y réfugier. Dans ces contrées sauvages éphémères, esquissées par lui-même et pour lui-même, projetant certes les constantes d’une cartographie des profondeurs mentales, mais « révélant » ce que la contrée sableuse ensevelissait, comme si ces formes y étaient enfouies, attendant les œuvres d’une archéologie fictive et éphémère, il aimait par-dessus tout tracer des routes improbables, d’abord à la main, puis à la petite pelle en plastique, les border de constructions moyenâgeuses et y faire passer voitures, camions, motos, cyclistes, en les bruitant, en imaginant progresser vers des contrées magnifiques, toujours reculant, toujours plus loin sur l’étendue de sable. De la paume, ouvrir des possibles, inventer des chemins à travers l’inexploré (qui repousse toujours, ailleurs, malgré son éradication coloniale).

La route du possible, bouffée d’air frais

Une nouvelle route en lui, dans l’ensablement de ses souvenirs, surgissant de là où il pensait avoir déjà épouser toute la cartographie, c’est une perspective inespérée qui s’offre, un espace de possibles éveillant des appétits vierges, tout reste à découvrir, les horizons ne sont pas bouchés, redevenus ouvertures indéfinies. Il reste du vide, aspirant, inspirant, du vide à combler, à partir de quoi créer du « plein », préalable au surgissement d’autres vides d’impensé. « C’était comme si une possibilité était demeurée en dehors du pensable jusqu’à une certaine époque (…), et qu’une fois devenue pensable, elle avait été appréhendée directement comme une possibilité du monde lui-même. » Ce bout de route jusque-là oblitéré « introduit la possibilité que se produisent des événements qui ne ressemblent pas à d’autres, et qui ne pouvaient pas être assimilés à une idée existante du monde. Son ajout change le sens même du monde, car elle ne peut pas être ajoutée comme un simple attribut d’un monde établi : elle le bouleverse et le redéfinit, elle est grosse de la capacité d’exposer le monde dans toute sa nouveauté. » Dans le silence de la soirée, béat, fourmillant, il mesure combien ce genre d’événement, rien de plus que dévaler pour la première fois une route en forêt, « montre soudain que le monde n’était pas connu auparavant, alors même qu’il avait toujours été là, et qu’il servait d’horizon, de cadre et de définition de l’expérience humaine. » (p.104-105) Proximité d’un nouvel élan.

L’atelier de moulage

Il somnole et se dirige vers ce « bout de route » comme s’il s’agissait d’un accessoire perdu de vue, le moule d’un élément de décor dans des réserves, rangé dans des armoires, à partir de quoi le reproduire, le réactiver. Une consistance qu’il s’approprie pour la substituer à du manque, toujours latent, qu’il repousse, qui revient toujours. Il arpente entre veille et songe un lieu peu banal, hors du temps, rarement accessible. Il n’y a été qu’une fois. C’est l’immense atelier de moulages d’un musée d’art et histoire. Un labyrinthe de kilomètres d’étagères, alignées dans la pénombre où dorment des milliers de matrice de bois, vides, aux surfaces usées, tachées de plâtre, sanglées. Mais toujours fonctionnelles, séminales. Y sont, en léthargie, et en creux, une multitude de formes du passé, fragments figuratifs, personnages et objets de l’histoire, représentatifs de la façon dont l’humain a rêvé son monde, ébauché ses mythes, élaboré ses cosmologies, ses légendes, ses rituels, ses dieux et déesses. Là, en pièces détachées. Il y erre avec passion, curieux de tout, il voudrait identifier chacune de ces matrices, il y erre aussi en ruminant la substance de ces phrases d’Emmanuel Coccia lue un jour dans le journal Libération, bien entendu incapable de les citer intégralement, mais pénétré de leur teneur, comme en lien avec ces travées hantées par la statuaire de toute une culture, collection de sarcophages vides du passé : « Tout notre bonheur dépend de notre capacité à faire quelque chose de ce passé qui ne parvient pas à passer. Nous passons notre temps à faire quelque chose de ce que nous avons fait – à construire des rituels et des objets à partir de ces tessons d’existence non digérés et non consommables. » (Libération 9/11/23) Et ce « que nous avons fait » correspond évidemment aux faits et gestes singuliers de sa biographie, mais pas seulement, à tout ce qui a été fait par l’humain, à l’émergence de quoi tout un chacun a collaboré et collabore, même des siècles avant de naître, du fait même d’appartenir à telle ou telle culture, d’être inclus dans l’histoire d’où procède la création de telle forme artistique, de telle esthétique, de tels artefacts et qui s’intègrent à tous les « tessons d’existence » que nous remuons, questionnons, vidons, remplissons, moulons, polissons. Entraîné dans le « faire quelque chose de ce que nous avons fait » implique aussi de perpétuer – et perpétuer n’exclut pas de les inscrire dans un travail critique – les formes où se sont cristallisées les figures clés d’un songe civilisationnel, que les rêves individuels, personnalisés, à leur tour épousent, adaptent, transforment à l’échelle de l’imaginaire intime, du roman individuel. Dans la pénombre de ces informes gestations – accumulation de gangues numérotées, trouées, dont il est impossible de deviner ce qu’elles recèlent -, émerge à un endroit de poussière, un cube de verre lumineux. Jaune soleil. Il contient un fragment de cette pierre blanche, friable, dont l’on fait le plâtre. Une levure crayeuse. On dirait, préservé dans de l’ambre, le principe vivant, sauvage, à l’état brut, de ce qui fonde la mémoire des formes, la force de prélever, archiver, reproduire les traces du culturel. La connaissance par l’empreinte. Un fragment d’énergie originelle. C’est ce principe vivant, puissance potentielle du moulage, qui irradie et colore la masse transparente, constellée de bulles d’air libérée par l’Infini. Il est placé à proximité d’une statue de femme tenant dans les mains un petit dragon. Il jaillit du donjon d’un château (ou en est extirpé par la main maîtresse). La scène révèle une bonne intelligence entre la chimère et le giron féminin, comme si la femme l’accouchait avec bienveillance, s’en portait garante. Une étoffe s’enroule à son bras, vivante, le drapé et plissé effectuant de souples volutes et contorsions que mime le dragon, ou qui le subjuguent, suggérant que la princesse et l’animal sont de même nature.

Le château de verre et l’horizon d’un monde habitable

A l’écart, dans un cagibi où s’entassent les bustes et corps d’une famille royale désuète, moulée dans sa gloire qui semble aujourd’hui obsolète voire toxique, reléguée à jouer les personnages ambïgus d’un monde de fables, vies pathétiques de châtelains et châtelaines oubliés, retrouvailles avec le seau de plage de son enfance, en forme de château-fort, si longtemps enfoui qu’il s’est minéralisé, transformé en verre scintillant, lumineux, irradiant, bien là, irréfutable, posé sur son socle, et en même temps irréel, immatériel, quasi hologramme précieux. Le traverse ce sentiment onirique quand revient en songe un objet perdu depuis longtemps, plus beau que jamais, n’ayant absolument pas vieilli, au contraire, sublimé et portant la promesse qu’avec lui « tout peut s’arranger », aller mieux. Une vision. Faite du sable de la vie qu’il n’a cessé de remuer, tasser dans des formes – phrases, images, sons, goûts, baisers – pour les renverser, en garder des traces, qui se désagrégeaient lentement, érodées par le temps, par la marée de la fin qui ne cesse de monter, érection d’infimes barrages accumulés – sable de phrases, images, sons, goûts, baisers tassés dans les seaux de plage -, érection toujours recommencée, sous d’imperceptibles variantes, sans cesse, et là, soudain, le tout vitrifié en entité symbolique, exemplaire, donnant l’impression d’un souvenir transcendé, d’un trophée paradisiaque, d’une plausible transubstantiation irréversible. Mais au fond, tout autant fragile ? En s’approchant, la matière ne semble pas fixée, assurée, mais assemblant les cristaux troubles de banquises en danger, une glace d’embruns polis, les murailles et les tours semblent prêtes à se volatiliser à la moindre tempête, ou à fondre, si la tentation venait d’y poser le doigt, de prendre l’objet dans les mains, lui imposant une hausse de température inappropriée. Pourtant, s’il était possible de relever le pont-levis, nul doute que l’intérieur réserverait de bonnes surprises : par exemple, dans un tel château de lumière, toutes les couronnes conservatrices et réactionnaires, sont fourrées aux oubliettes. Et depuis le chemin de ronde, entre les créneaux, une vue imprenable et décentrée sur de nouvelles routes, nouvelles possibilités, désenclavant et exaltant l’envie de clamer sans complexe (jusqu’alors seule la droite et l’extrême droite avaient droit à la décomplexion), dans cette illumination contagieuse, « dans quel monde vivons-nous ? », questionnement que l’état tragique dans lequel se trouve le monde décourageait encore d’exprimer, résigné, et pourtant formule préalable à tout processus de changement ! Puis en grimpant plus haut encore, dans la ferveur de l’enfance ressuscitée, à la plus haute tour, la tour de guet de ce jouet transfiguré, reviennent les énergies juvéniles, la joie de s’époumoner « ne vois-tu rien venir » avec le cœur palpitant de plus en plus assuré de distinguer dans le très lointain, les signes fragiles d’un panorama des plus vivifiant, inspirant, où semble germer les signes d’une volonté de rendre à nouveau le monde habitable, une sorte d’esprit, encore vague, qui monte dans les roses et bleutés crépusculaires et murmure : « pour qu’un monde soit habitable pour les humains, nous avons besoin d’une terre prospère, épanouie, où les humains ne soient pas placés au centre. Nous ne nous opposons pas aux toxine environnementales uniquement pour que les humains puissent vivre et respirer sans craindre d’être empoisonnés, mais aussi parce que l’eau et l’air doivent avoir une vie qui n’est pas centrée sur la nôtre. En ces temps d’interconnexion mondiale, et au fur à mesure que nous démantelons les formes les plus rigides d’individualité, il devient possible d’imaginer le rôle amoindri que les mondes humains devront jouer sur cette terre de la régénération de laquelle nous dépendons – et qui a besoin en retour que nous y jouions un rôle réduit, tout à la fois plus attentif et plus conscient. Pour que la terre soit habitable, il faut que nous ne l’habitions pas tout entière, que nous limitions l’étendue de la production et de l’habitat humains, mais aussi que nous sachions ce dont elle a besoin et que nous y fassions attention. » (p.101) Un château de l’enfance hanté par ce monde habitable, brillant comme une luciole d’espoir, ou serti et confit de mélancolie.

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

Le télescope dans la porcelaine

Nuit/van den Bergh

Fil narratif à partir de : « Nuit » de Dominique Van den Bergh – Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard 2016 – Jean-Luc Moulène, Ce fut une belle journée, Galerie Chantal Crousel – Jean-Jacques Wunenburger, L’imagination géopoïétique, Editions Mimésis 2016 – Betty Tompkin, Fuck Painting, 2011 – Lucie Picandet, Elanseigne, Galerie Nathalie Vallois – Hong Sang-soo, Un jour avec, un jour sans, 2015 … Faulkner, La Ville, La Pléiade, …

Nuit/van den Bergh

La petite robe médium en sa Voie lactée. Désir de tout ce qui manque, mû dans le cosmos. Femme qui s’éclipse en porcelaine. Les corps hors d’eux-mêmes.

C’est une météorite de fine porcelaine blanche, placée sous vitrine, qui attise sa convoitise. La petite planète repose dans un écrin transparent. Un ovni placé en chambre de quarantaine. Il convoite cet objet-là, comme si sa vie en dépendait tout à coup, bien qu’il ne l’identifie pas instantanément et soit incapable de déterminer ce que signifie convoiter cela, à quoi cela l’engagerait ? Un porte-à-faux sensoriel. Est-ce un objet naturel, un artefact, du design industriel, de l’artisanat sauvage ? Il se laisse embraser par une convoitise générale, indéfinie, profonde et hétérogène, de tout ce qui vient à manquer et qu’il est impossible de répertorier dans une liste de choses matérielles, concrètes. Le registre de tout ce qui manque cosmiquement et qui ne se possède jamais. Ce qui donne lieu à une recrudescence en flèche de sa vulnérabilité, dardée dans le vide, sans réponse, sans solution. Il ramène son attention vers l’objet. La porcelaine, de façon animale, est retournée et montre son ventre, un écran rond. On pourrait croire qu’il s’agit d’une télévision avec une image fixe neigeuse, envoyée de très loin, d’ailleurs, immobile, juste grésillante. Les contours des choses et objets sont rendus indistincts par les impacts d’un infime grésil brillant. Peut-être est-ce le genre d’image médiumnique qui surgit, incertaine, quand on essaie de convoquer quelqu’un de disparu au centre d’une sphère de cristal, et qu’on l’y distingue incertain et lointain se mouvant en des espaces inconnus, dont l’accès nous est incompréhensible. C’est une femme qui surgit, de dos, vêtue d’une robe légère, robe d’été claire. Comme lorsque l’on regarde de vieux albums photographiques, et qu’il est difficile d’identifier, à partir des traits enfantins et adolescents, les adultes que l’on connaît pourtant bien. La silhouette lui est familière, sans qu’il puisse la reconnaître précisément. Elle est fragile, incertaine, déséquilibrée. Ce n’est pas qu’elle trébuche, mais l’assise de son pied droit se dérobe, et tout le corps amorce un chancellement. Vraie chute, feintise ou danse improbable ? C’est qu’elle est soudain mue par une force qui se substitue à ses muscles et à ses mouvements volontaires, force qui la dépasse, l’englobe. Elle est juste happée par un courant, un vent puissant. Elle est aspirée littéralement vers le ciel nocturne. La robe fuselée s’apprête à se déployer en parachute ascensionnel. Proximité soudaine avec la chair lumineuse de la voie lactée, la tête dans les étoiles. Ou, dans un climat de fête estivale, lampions et feux d’artifices, d’où elle s’éloignerait un peu ivre, soudain auréolée d’un nuage de lucioles qui l’accueillent et lui ouvrent un accès lumineux vers l’origine de l’ivresse et ses sources permanentes. Hélée, aspirée par l’admiration pour ces firmaments étoilés. Le sol est meuble, fleuve nuageux de courants et contre-courants, d’élans vers la mer et de remontées crémeuses vers la source, garni de buissons mollusques aux valves ouvertes, leurs laitances marines faisant la roue. Et, comme sur un tapis mouvant, ascensionnel, elle est soulevée par de grandes rosaces minérales, rouages fossiles des puissances telluriques qui rêvent, qui montent vers les cieux. L’empreinte de plantes et bêtes fantastiques qui ont grandi au cœur de la roche et qui se révèlent à son passage, la saluent, astres de diamant se libérant de leur gangue. Il a devant lui – de même nature en plus poignant que l’image noir et blanc du premier homme sur la lune – une femme qui s’apprête à s’éclipser. Enlevée. Ou bien fabrique-t-il cette image d’enlèvement qu’il aime tant, qui correspond à son besoin d’une messagère qui fasse navette entre lui et l’ineffable ? Dans un air de féerie, elle se fond dans un tout, dans un imaginaire où elle ne cessera d’être présente, de revenir, mais comme par inadvertance, sans mesurer la dimension en laquelle elle bascule. Et à cet instant, la femme figurée sur la porcelaine ne fait qu’une avec celle qu’il ne cesse de faire revenir en lui, son dernier grand amour. Tout ce qui l’entoure, là sur l’image, relevant autant de ce qu’il a toujours deviné et vu en elle, ou senti se déposer en lui et élargir son espace intérieur quand elle l’enveloppait de désirs, n’est-ce pas encore déjà sa corporéité dans tout son déploiement ? « Les corps sont toujours, en un sens, en dehors d’eux-mêmes, explorant ou parcourant leur environnement, étendus et même, parfois dépossédés par les sens. » (J. Butler) ». L’image représente de la sorte son corps à elle tel qu’il venait s’accomplir et se perdre en lui, selon le mécanisme de l’abandon mutuel, amoureux. « Si nous pouvons nous perdre dans autrui, ou si nos capacités tactiles, motiles, haptiques, visuelles, olfactives ou auditives nous comportent au-delà de nous-mêmes, c’est parce que le corps ne reste jamais à sa propre place, et que le sentiment du corps se caractérise plus généralement par cette dépossession. » (Judith Butler, p. 263)

Le temps et l’espace où il s’est perdu dans autrui. Le lieu du rapt. Fenêtre ouverte sur ce que brasse l’inconscient collectif. Il est engagé dans une relation chorale depuis la nuit des temps.

S’éloignant, frayant un passage à travers l’au-delà d’elle-même qu’elle avait sécrété pour leur rencontre, qu’elle a puisé partiellement en lui. « C’est donc par là, ainsi, par ce passage, qu’a lieu ce rapt des corps avec lesquels j’ai joui, qui ont disparu, et avec lesquels je ne cesse de vivre, au présent, de faire surgir du présent ? ». C’est à l’instant où elle disparaît que la totalité de l’espace qu’elle occupe et suscite, vaste traîne ou auréole, ou plus exactement l’entièreté de l’espace dont elle procède, qui lui permet continuellement d’apparaître et de surgir, lui est révélé, à travers une brèche momentanée dans le temps, une déchirure de l’opacité par laquelle il aperçoit la touffeur cosmique qu’elle lui offrait en partage. Cette perspective paysagère constituait le repère occulte qui l’aidait à se situer à l’aveugle dans le vivant, le fil poétique érigé, comme l’aiguille d’une boussole pointant vers l’aimant dissimulé et se déplaçant. Et qu’importe si ce paysage peut ressembler à deux sexes interpénétrés, presque abstraits, représentation des failles telluriques, cordillères sous-marines, mouvements reptiliens des plaques tectoniques émotionnelles, sur lesquelles se joue stabilité et instabilité. Qu’importe parce que ce n’était pas le sexuel qui primait. Une force magnétique cachée qui opérait sur lui seul, l’imminence d’une autre relation à l’espace, où se ressourcer, retrouver de l’air pur et l’inspiration pour emprunter d’autres morphologies bifurquées. « Une spatialité non conceptualisable, non identitaire, qui rend compte de l’espace espaçant et pas seulement de l’espace espaçé, et qui légitime à côté d’une approche abstraite et scientifique logico-géographique, une approche imagée, poétique, onirique même. » (J.J. Wunenburger, p.29) Ce qu’une sorte de spiritisme lui dévoile comme ce qui entoure le corps, qui est peut-être aussi ce que tissent les souvenirs, est en outre une fenêtre sur ce qui, à travers l’histoire personnelle et sa mémoire géologique, s’ouvre, recueille, transforme et transmet ce qui relie un être singulier à une histoire plus large, celle de toutes les images mentales singulières brassées en un seul inconscient collectif. L’impression que telle personne lui adresse des messages jamais entendus, et en miroir, la sensation qu’il en va de même pour ce qu’il émet comme signaux adressés à l’autre, forge la conviction de s’engager dans une histoire passionnante, unique, chorale, depuis la nuit des temps. Et qui le concerne depuis ces origines indiscernables, bien qu’elle pourrait se passer de lui, ce qui ne l’empêche pas de l’aspirer dans sa finalité sans fin comme si cela allait de soi. C’est ainsi que la fiction du vif l’intègre. Au quotidien, tout cela est perceptible, déterminant et émoustillant, mais reste codé, masqué.

Porteurs, porteuses de messages inaccessibles… qu’est-ce que ça fait ? La mémoire de l’espèce.

En lui tournant le dos, en s’éloignant dans un déséquilibre qu’allument et attisent les feux de la nuit, elle lui rend tout cela soudain lumineux. « Nous sommes donc porteurs de messages qui ne nous sont pas accessibles. C’est dans cet héritage que se trouve, par exemple, la mémoire de l’espèce, d’un peuple ou d’une famille, qui font partie du substrat d’où émerge tout souvenir. » (M. Benassayag, p.147)

Après la rupture: vivre vraiment ensemble, en imagination! Dernier baiser et dynamique de course en avant.

C’est un écho de cela – une vallée impalpable, un lieu de passage intangible, une transmutation où la part physique du relationnel se laisse submerger par sa part immatérielle, la matrice insaisissable qui la rend possible, cet engloutissement étant compensé par l’émission de messages subliminaux confirmant une perspective de rendez-vous télépathiques éternels–, qui le frappe dans la dernière scène du film «Un jour avec, un jour sans »  de Sang-soo Hong. Un réalisateur célèbre, en déplacement pour donner une conférence dans un festival, croise et aborde une jeune fille avec laquelle il va tuer le temps, et flirter un peu cyniquement. Il s’installe néanmoins entre eux toutes les conditions pour que naisse une histoire d’amour dont ils découvrent les germes une fois que, grâce à l’alcool, ils se livrent l’un à l’autre leurs sentiments confus, déjà imbriqués, mélangés. Il doit avouer finalement être marié et père, ne pas pouvoir renoncer à sa famille, et la quitte en lui disant que désormais sa vraie vie sera celle qu’il vivra, mentalement, avec elle, en imagination. Ce n’est peut-être que baratin d’un dragueur imaginé pour les besoins du film, mais, en regardant sidéré cette scène, il se dit que c’est exactement ce qui lui est arrivé, même si la situation factuelle et les mots pouvaient différer. Les deux êtres glissent, se séparent irrémédiablement, et pourtant génèrent le fantasme d’une union qui va vivre sa vie, entité qui se logera en chacun de leur cerveau. Du coup, des fragments de ces deux cerveaux vont former un autre cerveau commun, délocalisé, s’implantant dans le cosmos, hors de leurs organismes individualisés. Ils échangent entre ravissement et effroi le genre de regards bouleversants qu’ont dû se jeter Orphée et Eurydice, se perdant mais sachant que cette perte les scelle dans un amour infini, inaltérable. Au plus fusionnel, à l’instant où la tension insupportable d’une vulnérabilité exacerbée fait exploser leurs regards. Il reconnaît dans cet échange de perte et de don, la glissade qui l’emporte, sorte de course en avant sans issue, inaugurée lors d’un baiser qui devint le dernier, ultime étreinte, lointaine, dont il n’aperçoit plus que l’ombre, les contours partiels, erratiques. Course en avant qui devient presque sans objet, inscrite au cœur de ses cellules, dès la naissance, à la manière d’une extase sans cause dont il suivrait les ondes matérielles, pour oublier, se précipitant toujours plus avant, attiré par le déséquilibre et le lâcher prise, tout ce qui décentre, « ce qui s’exprime par le concept de runaway brain, par lequel certains chercheurs tentent d’exprimer la dynamique de course en avance qui est celle de l’évolution neurologique ». (Note p.217, Sloterdijk).

La fuite en avant et la quête du fragile, une chance. Fracturer le dualisme. Terrain vague cosmique. La rupture amoureuse, la perte se transforment en exploration des interdépendances

Devenu amateur d’art par besoin compulsif d’objets transitionnels, non pas pour anesthésier mais transformer ses manques et pertes en énergies, en secousses vivifiantes, il traque tableaux, sculptures, installations, performances célébrant, même à leur corps défendant, la perte comme retrouvailles, et l’inverse aussi, les deux de plus en plus indifférenciées. Ce sont des images paradoxales, pas totalement voulues, où s’ébauchent les forces qui sapent dualismes et antinomies. Icônes où la perte représentée comme état d’âme, conjonction de paysages internes et externes, équivaut au mystère d’une vulnérabilité fondatrice. « La vulnérabilité nous implique dans ce qui est au-delà de nous et fait pourtant partie de nous : elle constitue une dimension centrale de ce nous pouvons provisoirement appeler notre incarnation. » (J. Butler, p.186) La vulnérabilité, qui est fragilité et angoisse, est ainsi ouverture d’une chance. Et plonger dans cette vulnérabilité énigmatique au cœur de l’être, la laisser remonter en surface, le conduit de plus en plus à appréhender le nombre incalculable de choses dont il dépend pour vivre, et qui se nourrissent aussi de lui, au passage, bien qu’il ignore selon quel procédé il pourrait subvenir, même aléatoirement, aux besoins de quelque entité vivante ou non-vivante que ce soit. Il a l’intuition de devoir fausser compagnie aux héritages et traditions qui s’acharnent à définir ce qu’est ou devrait être le spécifiquement humain, « car il va sans dire que les humains sont aussi des animaux et que leur existence corporelle elle-même dépend de systèmes de soutien qui sont à la fois humains et non-humains.(…) Nous n’avons plus besoin de formes idéales de l’humain. Ce dont nous avons besoin, en revanche, c’est de comprendre l’ensemble complexe de relations sans lesquelles nous n’existerions pas du tout – et d’en prendre soin. » » (J. Butler, p.259) Avec comme conséquence qu’une part de lui reste en suspens hors de toute coquille, déborde de son organisme et de toute protection, sans abris, exposé hors de toute incarnation, ressentant certes en ce poste avancé de lui-même à quel point la vie ne peut se tisser qu’en instaurant des connexions avec d’autres. Ce décentrement nerveux se situe dans le vide, dans le terrain vague cosmique, là où s’effectue l’interdépendance entre toutes les vulnérabilités pour produire ensemble une vie vivable. Il y est partiellement échoué comme sur une plage abandonnée, ne voyant rien venir, ne le souhaitant peut-être pas vraiment.

Prototypes intuitifs. Relations de soin. Echapper au « propre » de l’homme. Esquisser l’esthétique des intrications entre humains et non-humains.

Ce sont des concrétions du travail mental pour liquider les formes idéales de l’humain et s’immerger dans l’urgence des relations complexes de soin, façonner des nœuds de communication entre tous les systèmes de soutien, qu’il devine poindre dans certains bricolages d’artistes. Peut-être sans qu’ils aient intégré cela dans leurs pratiques de manière délibérée. La création a toujours été considérée comme préfigurée par des espaces intériorisés, en correspondance avec des architectures cachées du monde, mais souvent englués dans une compréhension anthropocentriste du monde, représentant l’homme en réplique du démiurge créateur. De plus en plus, les courants créatifs, critiques, faussent compagnie à ce programme. Apparaissent des formes matricielles de ce qui peut-être deviendra art, mais ne l’est pas encore et ne s’affichera jamais comme le propre de l’homme. Que du contraire, il s’agit désormais de brouiller ce « propre ». Ce sont des reflets et préfigurations d’une intrication nécessaire entre humain et non humain, et qui n’étaient pas prévisibles, inscrits dans aucune sorte d’écriture sacrée prémonitoire. Peut-être même que toute science et texte religieux ont tourné le dos à cette évidence, y voyant le problème à résoudre par l’invention d’un dieu. C’est surtout dans les esquisses, les ébauches, les premiers jets, les modelages primaires de quelques intuitions assemblées, élaborations brutes se gardant de toute finition, gestes arrêtés qui montrent leurs articulations, leur vulnérabilité, conservant tout leur potentiel d’objets pouvant provoquer déraillements et bifurcations de la pensée, basculer d’un sens à un autre, déraisonner. Il se forme ainsi, dans le flux des activités humaines, individuelles et collectives, comme au fond du lit des rivières charriant cailloux et bouts de bois, des objets transitionnels que veinent les frontières entre plusieurs mondes. Ils sont polis par les ressassements qui préludent à l’œuvre qui vient, essayent d’en préfigurer les formes et l’esthétique, délimitent le volume et l’espace qui pourra l’accueillir, cernent l’empreinte de son devenir, la trace qu’elle laisse en remontant lentement à la surface et agrégeant les possibilités de son être. Pièces chues d’une autre cosmogonie. C’est ce que lui racontent certains artefacts, certes assemblés par la main humaine, où la patte de l’artiste est même très présente dans sa singularité, mais qui s’apparentent aux objets ramassés tels quels, au bord des chemins, fruits d’une longue élaboration aléatoires où se croiserait une sélection tant naturelle qu’artificielle. Un mixte de matériaux naturels, de résidus archéologiques de vies humaines, morceaux de prothèses, mentales ou physiques, organes végétaux et animaux, sédimentation de rebuts. Sculptures naturelles et sophistiquées échouées sur les rivages imaginaires, de Jean-Luc Moulène, par exemple. Si ses pièces abouties, lustrées par l’achèvement presque mythologique de leur morphologie inclassable – elles semblent toutes issues de civilisations perdues dont elles seraient l’unique vestige, l’unique pièce d’un puzzle culturel à reconstituer – sont bien tributaires de ce genre de processus d’hybridation des sources et des faire, c’est surtout les pièces d’atelier, les prototypes intuitifs qui irradient cette énergie originelle.

Etre flotteur dans le brouhaha synaptique. Objets dépourvus de finition qui rendent perceptibles les multiples forces, tensions et dépressions qui façonnent cœur et entrailles, tout à la fois terrestres, aériennes, aquatiques, végétales, minérales, animales, cérébrales, intestinales

Il tombe en arrêt devant une masse irrégulière de petits galets pris dans un ciment grossier. Il y devine la forme d’un poing fermé. Une masse d’osselets. Et ça convoque toute une série d’objets similaires, une véritable famille qui rapplique, qu’il est dès lors impossible de congédier. Main gantée tranchée, morceaux d’armures démantibulés, paluches d’un Golem bricolé. Mais aussi boules de déjections animales, tubes en sable et coquilles de crustacés broyés, matières mixtes malaxées distraitement en jouant dans la terre ou à la plage, et débouchant sur des formes de l’informe, qui palpitent entre les mains nues, embryons de réflexions libérées, joyeusement invertébrées, antérieures à tous langages, vierges. Des concepts objets qui, malgré leur matérialité, ne se laissent pas circonvenir, roulent toujours au-delà des mots. Comme ce que pétrissent les doigts au fond des poches, poussières, fragments de cartons, brins de ficelles, tickets pliés jusqu’à l’usure, charpie de mouchoir, miettes de biscuit – qu’il ne se souvient pas avoir grignotés–, poils, ongles, petites peaux, confettis organiques, un presque rien foisonnant et hétérogène qui ne tient presque pas de place entre les doigts mais qui, dans la tête, l’agrégation d’éléments hétérogènes jouant à la manière d’une levure, gonfle en espace fécond illimité. Ce qui forme, mentalement, un outil de méditations et pensées, plutôt une sorte de filet pour attraper de la matière à penser. Infimes balises qu’il sème ainsi en s’enfonçant dans son esprit, à la manière d’un Petit Poucet, pour retrouver le chemin, le début de sa pensée. Quelques pincées de semences qu’il triture, mains au fond des nasses de tissu, comme on égrène un chapelet, sans début ni fin. Une rumination qui accompagne d’un murmure fertile l’examen d’autres pièces de l’atelier Moulène. Cela peut être l’accouplement improbable entre un bout d’os terrestre et un exosquelette marin, fémur et coquillage emboîtés en un sceptre énigmatique. Ou une boule à facettes préhistorique, bancale, un peu écrabouillée, faite de silex tranchés, révélant en dessous d’une gangue granuleuse leurs centres rugueux et soyeux, parcourus de micas scintillants. Miroirs opaques tournés vers tous les trous noirs de la matière, les points indistincts, indéfinis. Qu’importe. Surtout, ce sont des objets dépourvus de finition qui rendent perceptibles les multiples forces, tensions et dépressions qui les façonnent au cœur d’entrailles, tout à la fois terrestres, aériennes, aquatiques, végétales, minérales, animales, cérébrales, intestinales, métaphysiques. Et ce que génèrent les bactéries de tous ces objets traversant en météorites ses univers intérieurs, percutant au passage les reliefs solides et surfaces liquides des paysages constitués par tous les sédiments du vécu, c’est une grande multitude d’Elanseignes de toutes formes, ces « animaux mentaux aux bois synaptiques » découverts par Lucie Picandet, une faune proliférante, indomptable, incontrôlable, garante de la plasticité des grands gouffres mouvants en son centre de gravité insondable. À la manière de singes parcourant les cimes de lianes en lianes, de branche souple en branche souple transformée en ressort, les « animaux mentaux aux bois synaptiques » sillonnent sa forêt vierge intérieure et y projettent les pointillés de chemins de sens, facultatifs, certains s’estompant très vite, d’autres reliant en toile d’araignée plusieurs spots organiques autour desquels une pensée pourra allumer quelque lumière, au fil du temps, au gré des vestiges qui viendront s’y laisser prendre. Brouhaha, cavalcade synaptique dans laquelle il baigne, provoquée par toutes les perceptions qui l’électrisent, qui lui évoquent ces secondes durant lesquelles il jouait au bouchon au gré du fleuve, plié et roulé comme un fœtus dans le courant mosan, entendant le monde, aquatique, terrestre et aérien lui parvenant sous formes d’ondes brutes, libéré de la véracité du milieu le berçant, perdu dans le grand univers et égaré au sein de son cosmos le plus intime, les deux coïncidant, provisoirement. Aussi longtemps que le permet sa capacité à vivre sous l’eau sans respirer. S’expulsant alors du fleuve, gueule ouverte, râlant, presque déchiré, hébété, suffisamment déporté par le courant pour ne pas instantanément reconnaître le lieu d’émergence et, une fraction de seconde, donner corps à la fiction d’un surgissement de l’autre côté. Les bruits du monde entendus ainsi sous l’eau, jadis, l’environnent à nouveau, par la modulation d’acouphènes presque permanents, vrombissements, ronflements, aigus, sourds, ronds, réguliers, saccadés.

Apparition nervalienne, ravissement faulknerien. Une serveuse magique. Bouleversé de gratitude. L’œil en phase avec l’offrande gratuite du monde

La même hébétude le berce de longues heures dans ce café aux allures de temple urbain, hors du temps, sol et colonnes de marbres, dévorant du regard, incrédule, les déplacements d’une jeune serveuse dont la beauté n’éveille même pas du désir, mais une stupeur, une désorientation. Une apparition qui rime avec commotion et qu’il ambitionne de muer en toutes sortes de divagations nervaliennes. Tellement il aimerait perdre tête et raison. Une jeune prêtresse, manifestement venue d’ailleurs, fine et souple comme un roseau libre, une elfe dotée néanmoins de hanches, fessiers rebondis et d’une abondante poitrine. Une immense chevelure épaisse, ruissellement de serpents sur ses épaules, copeaux d’ébènes brillants et, sous les mèches, de grands yeux de biches attentifs, interrogatifs. La bouche charnelle, grenat, les pommettes rondes, de neige. Trop poupée de porcelaine. Trop fille irréelle. Elle glisse en tous sens, jamais au repos, plateau vide ou lourdement chargé, de table en table. Sans effort apparent malgré ses poignets et chevilles graciles toujours sur le poing de céder. Une tunique d’un blanc aveuglant laisse ses bras nus énergiques. Les jambes moulées dans des bas chair finement nacrés crépitent légèrement d’électricité statique. À certains moments et à certains endroits, bien campée sur ses pieds, le plateau métallique déposé vertical entre ses pieds comme un astre laiteux, concentrée pour encoder une commande dans l’appareil électronique posé sur la table et vers lequel elle se penche, entraînée par le poids des cheveux et de la poitrine, les rayons de soleil traversant les fenêtres viennent la saluer, caresser l’intérieur de ses cuisses incrustées d’invisibles mailles réfléchissantes. Une sorte d’éblouissement infini se produit, chaque cuisse se mirant symétriquement, chaque surface de chair parée miroitante se reproduisant à l’infini dans le miroir en vis-à-vis. On dirait de ces brouillards givrés traversés de soleil où les myriades de gouttelettes en suspension scintillent les unes dans les autres. Les miroirs fuselés du télescope charnel sont tournés vers le giron céleste, scrutent l’origine du monde. Son œil s’engouffre là sous la robe sans rencontrer autre chose qu’une atmosphère douce et irisée, un firmament vierge de soie phosphorescente. L’image parfaite de ce qui le happe et vers quoi il engage de plus en plus ses ruminations, depuis qu’elles se substituent aux échanges avec la disparue, image d’une finalité sans fin, une hallucination. Est-il le seul à surprendre ce tableau et à tomber en adoration, gaga ? « C’était plutôt qu’il y avait en elle trop de ce que peut contenir un seul corps de femme quel qu’il soit : trop de blancheur, trop de féminin, trop peut-être de pur épanouissement, je ne sais pas ; si bien que la première fois qu’on la voyait on était bouleversé de gratitude du seul fait d’exister et d’être un mâle au moment et au lieu mêmes où elle respirait et puis, l’instant d’après et à jamais par la suite, on était pris d’une sorte de désespoir à la pensée qu’aucun mâle à lui seul ne serait jamais capable d’être à sa hauteur, de la conserver et de la mériter ; d’un chagrin éternel, parce que jamais à l’avenir on ne se contenterait à moins. » (Faulkner, La ville, p.6) Il reste là, il regarde à vide. Sans intention. Ce qu’il peut identifier dans la grâce de la jeune fille ne l’intéresse que parce que ça lui fait prendre conscience de ce que dégageait de surhumain celle qu’il a perdue. Dans la joie de la rencontre et de l’action, ça ne pouvait pas être capté et engrangé lucidement. Ça sort à présent après une longue incubation. Ça lui est dévoilé là, par une messagère ignorant tenir ce rôle, ingénue, elfe échevelée, ça lui revient en divers arrières goûts, comme un vin dont le corps et la texture ne révèlent de quoi ils sont la métaphore que longtemps après l’ivresse, quand l’esprit réactive, réchauffe les jouissances dont il n’a pas encore assez isolé les différentes composantes. Il revient les boire, doté d’autres manières de sentir, comme dépaysées, hors du corps seul ou de l’intellect seul. Des facultés qui ne tiennent pas qu’à lui, qui flottent dans la zone d’interdépendance, qu’il convoque, greffe provisoirement à son appareil sensible, volatile. Et il reste là, hypnotisé par les allées et venues de la serveuse irréelle – virtuelle? IA? hologramme? – dont les sillages à la fois déterminés et hésitants, tricotés par les chevilles presque tordues sur les hauts talons, tracent une lisière, l’orée fantomatique d’un autre monde. Ce chaloupement si caractéristique des filles qui s’envolent pour rejoindre lucioles et étoiles filantes. « Lorsque nous parvenons à atteindre cet instant rare où notre œil est en phase avec l’offrande gratuite du monde, nous sommes soudain dans un état de ravissement, qui dans toutes les sagesses constitue la forme la plus proche de l’extase divine. » (Wunenburger, p.276) Juste peur qu’on ne l’embarque pour voyeurisme radicalisé, alors, dissimulant.

Pierre Hemptinne

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Vacillations du mycélium et fille de l’air

Vacillation/Fille de l'air

Fil narratif à partir de : une course à vélo – un passage de chevreuils – Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, 2009 – Claude Simon, Leçon de choses – Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie – un dessin d’Emelyne Duval gravé en tête et entêtant –  des champignons au jardin – …

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Pédalage et transe. Métamorphose du corps-cycliste en chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses fonctions de symbolisation, son bagage culturel, son roman familial, l’activité cérébrale délocalisée, multipliée, chosifiée

Une route de campagne déroule un long faux plat sinueux au macadam lisse et brillant. Ruban serpentin qui s’hérisse, se rétracte, suinte ou se gonfle comme une peau batracienne au contact du caoutchouc des pneus. À gauche, le fossé surmonté de buissons touffus et d’orties abondantes ourle les restes d’une forêt incluant le panache de quelques beaux hêtres survivants. À droite, l’accotement herbeux récemment fauché caresse les pieds de longues rangées de maïs très haut, alignement rigoureux et sauvage, dont les formes lui évoquent autant l’enfance congolaise – silhouettes tropicales, allures des personnages aux sagaies représentés dans certaines aquarelles colonialistes, habitude de la famille de griller des épis de maïs au jardin, « comme au Congo » -, que l’Antiquité et ses armées épiques en armures décorées de tiges et plumets. Il pédale depuis des heures, concentré, attentif aux signaux qu’émet son organisme et au bruit de la mécanique, à l’affût du moindre accroc technique, vigilant à la fatigue sournoise, dosant les ressources musculaires et pulmonaires pour tenir une vitesse honorable, soutenue (qui peut s’avérer dérisoire compte tenu de ses ressources musculaires compar&es à d’autres champions). Refusant la greffe d’écrans qui objectivent rythmes cardiaques, état de la tension, capacités pulmonaires et combustion caloriques, il préfère l’artisanat du décryptage à l’aveugle, scrutant au profond de sa matière les indicateurs physiologiques du moteur organique et psychique, entre subjectivité et analyse raisonnante, ânonnant du perçu. Toujours dans un entre-deux troublant entre corps réel et corps imaginaire, viande et symbolique, dure réalité et projection fantasmatique. Et il rentre dans cette transe du cycliste solitaire, vertige de l’équilibre, fragilité de l’être où il jouit d’une force inattendue, réserve de puissance qui semble tout mettre à sa portée, illusion d’invincibilité masquant l’excessive vulnérabilité, un rien pouvant causer défaillance ou chute fatale. Il se demande ce que tout cela est en train de fabriquer, ce pédalage, cette débauche calorique, ce ressassement cérébral garant de l’engagement physique total, cette transe de toutes les cellules qui l’extirpe de lui-même, le jette en exil en lui-même, ce travail acharné des articulations pour assurer fluidité des mouvements et pénétration de l’air, matrice aérienne dont il avale le vent et le vide pour le muer en matière psychique et corporelle, flirtant avec la sensation d’avancer dans l’inconnu, le dehors, transformant ce qu’il est en quelque chose de lointain, d’imprévisible, que la langue balbutiante dans le silence tente d’organiser, doit chaque fois retrouver, renommer, « sculpter l’air atmosphérique et lui confier des significations » comme écrit Pierre Bergounioux parlant du langage (chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses chimies de symbolisation). Dans l’exercice enragé de pédaler et de réfléchir en hyperventilation, tout l’être s’engage, impliquant toute l’antériorité du corps, ce qui le préfigurait, les premiers sédiments ainsi que tout ce qui lui a échappé, la longue traîne de la perte qui joue par ailleurs un rôle si important dans la sensibilité, dans le fait de sentir les choses. Comme une remise en jeu provisoire de ce qu’il est ou croyait être et qui s’apparente, vulgairement, ni plus ni moins aux formules consacrées et banales souvent utilisées par les sportifs, écouter son corps, aller au bout de soi-même, flirter avec ses limites… Et il éprouve bien quelque chose qui ressemble à ça. Son activité cérébrale se délocalise dans toutes les autres parties corporelles et se morcelle, miroir volant en éclat vers un stade antérieur ou au-delà. Il ressent comme délivrance un effet de dématérialisation et, dans la foulée de cette fuite des corporéités, il distingue ce qu’il croit être un état de la matière avant la matière – enfin, cette matière du langage – et prête à être touchée vraiment.

Pédalage et excitation protéiforme, au pays de tout ce que le langage ne parvient pas à saisir et que l’organisme métabolise pourtant, hors frontières

Les frontières de son corps, en sueur et en tension maximale, surfaces de plus en plus perméables, labiles, absorbant tout le visible et l’audible, l’invisible et l’inaudible, rêvent d’accéder à d’autres morphologies, d’autres désirs, gagnées par une érotique maximale archaïque, non canalisée, «érogénéité qui semble définie comme la vacillation entre parties du corps réelles et imaginées » (J. Butler, p. 71). Toujours, en ces instants, il entrevoit la somme des contraintes, des conditionnements, filigrane têtu de toutes ses sédimentations, ingérence de l’extérieur, s’infiltrant par les ramifications de la symbolisation. Chaque symbolisation introduit un cheval de Troie, qu’il s’approprie, détourne à son profit, plus ou moins, mais surtout, quoi qu’il fasse, le détermine, nomme à sa place (les voix qu’il entend) son rôle de sujet sexué. Être ainsi performé par la loi, les discours qu’il croit les siens et ne sont que répétitions prévues par ce qu’il est, dans les situations qu’il traverse. « Pour que le discours se matérialise en un ensemble d’effets, il doit lui-même être compris comme un ensemble de chaînes complexes et convergentes au sein desquelles les « effets » sont des vecteurs de pouvoir. » (J. Butler, p.191) Son rythme cardiaque accéléré prend possession de cette excitation protéiforme, « cette sorte d’absence ou de perte, comme ce que le langage ne parvient pas à saisir, mais qui pousse le langage sans cesse, en vain, de le saisir, de le circonscrire. Cette perte intervient dans le langage comme un appel ou une exigence insistante qui, tout en étant dans le langage, n’est jamais entièrement constitué de langage. » (J. Butler, p.79) Recommencer quelque chose, une vie, s’emparer de la capacité de se renommer. Et il revient aux premières phrases d’une préface de Judith Butler, qui le fascinent : « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensées simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils « étaient ». Je perdais constamment le fil du sujet. Je m’avérais rétive à toute discipline. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’appréhender. » (Judith Butler, Ces corps qui comptent, Editions Amsterdam, 2009, p.11)

Passage de chevreuils, messagers d’une biodiversité massacrée, traversée d’une mélancolie animale infinie

Quand surgit à gauche, après un tremblé des buissons et les secousses de quelques majestueuses ombellifères séchées sur pied – témoins fossiles de saisons déjà mortes -, au bord des talus, l’arrière-train encore recouvert par le plissé des feuilles et branches, un groupe de quatre chevreuils pétrifiés dès qu’ils le voient. Leur posture gracile et stressée, mimant l’invisibilité et cherchant à annuler le mouvement qui les a jetés à découvert (pris dans leur chair du désir de rembobiner le film), les apparente aux antilopes des mêmes aquarelles coloniales, éparses dans les intérieurs familiaux. Mais surtout leur regard l’embrasse, le balaie, le renverse, comme s’ils le connaissaient et avaient une requête à transmettre, un signal. Avant de prendre la seule décision plausible, plonger vers le macadam et lui couper la route en quelques bonds, sans le quitter des yeux, frôlant la roue avant du vélo à tel point que ses doigts nus sortant des mitaines auraient pu toucher leur pelage ras, magnétique. Après coup, émerveillé et ébranlé, il a la conviction qu’il les a percutés, collision sans choc, leur animalité s’ouvrant à lui, l’absorbant. Il a traversé les chevreuils. Il les voit, comme en rêve, démembrés puis s’échapper à la manière dont certains films montrent des âmes quitter leurs enveloppes terrestres, un dédoublement fantomatique, une forme restant à terre et l’autre, estompée, s’élevant dans les airs. À peine réels donc, furtifs et inquiétants, ils se faufilent entre les maïs, dont les premiers rangs sont agités d’un frémissement de rideau théâtral, et disparaissent. Évanouis, ni vus ni connus, tu as rêvé. Ces derniers temps, roulant silencieux dans la campagne, il est de plus en plus souvent témoin de passages intempestifs d’animaux (encore) sauvages dérangés par l’extension des zones habitées, l’érosion des parties boisées. Animalité exilée à l’intérieur même de territoires de plus en plus exigus. Apparitions qui parlent de disparitions alarmantes, handicapantes. « Depuis quelques dizaines de millénaires et avec une accélération effrayante depuis moins d’un siècle, Homo sapiens a éliminé les espèces les plus proches de lui en termes de parenté évolutive ou d’adaptation : hier, les autres hommes ; aujourd’hui, les grands singes, nos frères d’évolution. Cela se retourne déjà contre notre espèce puisque les autres peuples dits « autochtones » ou « traditionnels » disparaissent avec leurs écoumènes, leurs langues et leurs cosmogonies. Aujourd’hui, notre succès évolutif efface toute la diversité biologique et culturelle issue de notre histoire naturelle. (…) À force de croire que nous ne sommes pas des êtres de nature, nous continuons de la dévaster et devenons les artisans de notre fin, après avoir été les seuls responsables de notre solitude ontologique. » (Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie, p. 284) Mais, il ne sait exactement pourquoi, cette fois-ci le bouleverse comme jamais. Il soupçonne une sorte de mise en scène, de rendez-vous accidentel arrangé avec l’intention de lui délivrer un message. Arrangé par qui, par quoi ? Mains au guidon, il reste longtemps enrobé dans ces yeux sombres et veloutés des émissaires chevreuils, pris dans cette essence insaisissable, rattrapé par la lumière noire par excellence de ce qu’il tente de saisir, de dire, raconter, et ne se peut. Ces yeux de biches immenses qui rejaillissent, insondables spéculaires dont les rives s’écartent au fur et à mesure qu’il y plonge, chaque fois qu’il prend, pénètre un corps amoureux, quelle que soit la partenaire, ce glissement de soi entre les lèvres qui lui égare et éclate les chairs et les organes, brouille les pôles, et fait sourdre dans les regards cette immense mélancolie de l’éternité animale dont il procède, au sein de laquelle n’être qu’étincelles microscopiques.

Toujours sur le vélo, d’une part avec Judith Butler, prise de conscience d’un morcellement organique, bien huilé, libérant les formes de projection de soi et, d’autre part avec Claude Simon, revivant les phrases où s’abreuver de laitance charnelles, l’ensemble formant un espace de liberté

Sur le revêtement ravagé, nef goudronnée s’effaçant entre les futaies clairsemées, levant les yeux vers les brumes étirées au sommet des arbres et des poteaux électriques, bouleversé par la coulée chamoisée des pelages au creux de son chemin, il voit remonter d’autres images de chair dont cet extrait de texte, tatoué en lui, se réveillant chaque fois qu’il en heurte une évocation, directe ou détournée, explicite ou implicite : «la coulée de chair laiteuse aux contours imprécis dans l’obscurité, marquée d’une lune sombre par la large aréole » suivi de « Il se penche brusquement et l’engloutit dans sa bouche. » (C. Simon, Leçon de choses, p.605 Gallimard/Pléiade). Ce fantasme d’engloutissement de laitance lunaire le dévore, lui fait secréter une apparition féminine, projeter une icône lumineuse dans le ciel (tant astronomique que psychique, voûtes confondues), empruntant la forme de ces fuseaux lumineux qui balaient les nuages à proximité de certaines grandes boîtes de nuit, et vers quoi rouler, approcher sans jamais l’atteindre une fille de l’air ou bonne étoile qui recule autant qu’il avance. Une forme en lui. Et, comme dans la scène décrite par Claude Simon où – lui revient le goût fulgurant et fondant de la coulée laiteuse bien lunée -, la pression du but sexuel rend les organismes excessivement attentifs et perméables à tout ce qui jouxte leur idée fixe, sensibilité exacerbée aux bruits, lumières, mouvements, à l’unisson de leurs cœurs et pulsions – avec un effet simultané d’intensification et d’éparpillement -, ses sens excités flairent et fantasment des présences cachées dans les marges de ce qu’il éprouve. « Elle renverse la tête dans un gémissement tandis qu’il l’étouffe sous sa bouche. Le chant puissant des grenouilles relègue à l’arrière-plan le crissement continu des criquets. Quand parfois le premier s’interrompt, la vaste stridulation resurgit, étale pour ainsi dire, sans bornes, comme le bruit même du silence, de la nuit. » (C. Simon, Leçon de choses, p. 605). Baigné de l’écume de la transe sportive, où toutes ses « parties du corps », bien que convergeant en des mouvements harmonieux, « se dégagent de tout sens commun, s’arrachent les unes aux autres, vivent chacune leur vie, deviennent le site d’investissements fantasmatiques qui refusent de se réduire à des sexualités singulières » (Butler, p. 146), il observe le vacillement de ses projections fictionnelles, refusant la fixité des normes narratives, aspirant à flotter dans sa pleine fragilité imaginaire, retour vers les moments vierges, de nouveaux récits de soi, de nouvelles manières de nommer ses désirs. Mais comment ?

Charnelle et lunaire, apparition d’une figure de femme, dans les airs, entre Vierge Marie et Vénus; la regarder équivaut à toucher la matière mouillée, viscérale et cervicale, de l’au-delà, tandis que chute une espèce de Zeus. Souvenir d’un dessin d’artiste.

Et c’est à partir de souvenirs de chair et de lune, dans les textes lus et les expériences vécues, de bruits et images périphériques aux gémissements passés, qu’il reconstitue une présence dont il souhaite se remplir. Il s’invente l’apparition d’une visiteuse familière, mais qui se serait costumée, déroutante, ancienne amoureuse déguisée en jeune déesse, transportée dans les airs. Le ruissellement de ses cheveux s’échappe d’une coiffe en partie phrygienne – en partie casque de jeune pucelle en croisade, ou bonnet traditionnel andin, l’approximation des contours croisant et brouillant les références -, surmontée de deux plumes, clin d’œil aux parures des squaws peaux-rouges, évidemment, mais dont le plissé intérieur évoque autant des oreilles que des vulves. Le visage a cette rondeur ronronnante, éclairante, que confère l’amour reçu et donné, légèrement bouffi de fatigue extravagante, gonflé comme une levure qui monte, voile visionnaire voguant. C’est comme si, des archives complexes où sa mémoire compulse des figures tronquées, des profils estompés, des vues partielles de plusieurs images d’aimées, créant de leurs particularités saillantes un paysage psychique accueillant, protecteur, portraits inachevés, en gestation, ou décomposés, soudain, une figure complète, miraculeusement plus vraie que nature, se levait des brumes du souvenir, faisant l’effet d’une pleine lune à son comble, ultime. Comme peuvent apparaître bouleversante, connue et pourtant tout autre, révélée, la tête d’une amante posée sur l’oreiller de plumes, au lendemain d’une première nuit d’amour. Elle est un croisement fluvial et aérien entre plusieurs métaphores féminines, avec des allures de Junon dont les fluides professent de nouvelles dynamiques de mariages entre les gens, les choses, les objets ; des côtés de Diane chasseresse ayant renoncé à la chasse, privilégiant son goût irradiant pour inciter aux passages d’un monde à l’autre, faire circuler le sens entre univers clos, favoriser les liaisons entre sauvagerie et civilisation, culture et nature. Impulsion que renforce l’espèce de torsion festive qui anime le bassin sous les plis d’étoffe, et le mouvement presque rotatoire des jambes. La tunique sommaire, courte, flottante, est garnie sur l’abdomen de vestiges cuirassés, lanières de cuir et métal, vague rappel d’une aptitude guerrière dénouée. Les seins sont exposés, surtout le droit, le cou orné de colliers jouets, osselets, bonbons, cailloux enfilés et exposant en pendentif la forme d’un cœur découpé à l’emporte-pièce dans une larme laquée d’encre noir. On dirait un pétale. Au bout de ses bras nus, cerclés de lierre tressé, de fleurs ou de coraux, les mains ne serrent aucune arme, arc à flèche ou autre. Rien qui délie la vie de ses attaches. Elles sont plutôt les anneaux vivants à travers lesquels coulisse un long corps sinueux d’anguille ou boa, à la sexualité indéterminée, multiple, et qui danse horizontalement comme la ceinture du monde. C’est un animal d’intérieur, sorti provisoirement du corps de sa maîtresse pour prendre l’air et être caressé, reptile moulé dans les replis du corps féminin, l’utérus labyrinthe mais aussi l’intestin deuxième cerveau, et il danse comme une liane de la connaissance, exhibant le mode de pensée de la fille de l’air. Il se faufile entre les jambes et, à la moindre alerte, il retournera dans ses niches organiques. Une jambe est nue, sans aucun apprêt, aussi leste que celle d’une bergère anonyme. L’autre plus arquée et stylée, cheville ceinte d’un bijou indien, duvet d’épervier et coquillage, évoque une écuyère mythologique. Le rhizome sinueux qu’elle tient en main – danses serpentines du fleuve Amour – se termine d’un côté par une petite tête de furet et de l’autre, au loin, par des anneaux et tortillons sensuels, nœud illogique et boucles d’infini, sur lesquels repose momentanément une vache sacrée, déesse de la maternité. L’animal ondulant personnifie la puissance d’enlacement de cette ménade songeuse, surprise juste avant ou après la crise bacchanale, et déroulant ses serpentins à travers l’avalanche de signes, il est en outre le moyen de locomotion qu’utilise la belle pour voguer dans l’espace. Leur attelage rappelle le mouvement des balançoires ou l’utilisation de ces boudins gonflables que l’on enjambe pour flotter et barboter en piscine. En prenant du recul, il imagine que cette fille aérienne dérive dans une pluie stellaire, lente et multidirectionnelle, de symboles dépareillés, fragments de mythes en mutation, de cosmogonies éclatées. Ni gauche, ni droite, ni haut, ni bas et ni bords, elle flotte dans cette profusion bactérienne du rêve, choses qui passent et auxquelles, selon le récit qu’elle tisse ou qui se tisse de par les fantasmes extérieurs qu’elle capte, elle va se fixer, lancer une ancre, tout en continuant à flotter et dériver. Occurrences disséminées dans une fresque surréaliste, dépourvues de tout enracinement si aucune histoire humaine ne les agrège en son récit, sans lesquelles nous n’aurions aucune chance de tisser une consistance. Fragilité bouleversante de ces symboles ludions qui remplissent un vaste éther immémorial, une éternité de culture et qu’il a l’impression de tenir tous recueillis en une seule petite pelote humide et palpitante, instable, quand il prend une cervelle d’animal au creux de la main, cervelle si proche de la sienne, pense-t-il, fraîche et nue, sanguinolente, qui ne semble pas encore morte, mais en attente de se reconnecter, et qui continue, là dans ses mains, à palpiter, rêver, penser, souffrir, aimer, ruminer, glissant lentement dans une autre vie où elle poursuivra, sous d’autres formes, toutes ces activités poétiques du cérébral. Cela équivaut à toucher de la matière mouillée d’au-delà. Où vogue la fille de l’air. Dans le même ciel, tête-bêche par rapport à la fille, comme dans les cartes à jouer, la statue d’un mâle aux organes extériorisés, chute, espèce de Zeus mal dégrossi, joyeusement défenestré, fétiches et talismans battant la campagne. On dirait que son plongeon disperse divers fluides, vésicule biliaire giclant, prostate laminée, viscères algues. L’espace est quadrillé d’aigle protecteur, de cygne aux ailes déployées, de bélier licorne, hibou sur couronne royale remise en jeu (plus de roi désigné), chacal portant la bague de l’union entre vie et mort, homard scorpion, triton, tête de Pégase, hydre à sept tête avec enfant potelé à son pi, étoiles de ciel et de mer, sextant et proue de navire, chevelure méduse, organes vagabonds tranchés giclant, gourdin courgette à la surface marbrée de voie lactée, bouquet d’achillées séchées brandi dans une poigne virile. Des hommes et femmes nus, perdus dans cette immensité, comme au début du monde, se prélassent au jardin d’Eden ou explorent les abords d’une roche métaphorique. Là au milieu, la fille est en pleine assomption amoureuse et renvoie, songeuse et semi ironique, à toute l’iconographie religieuse de l’ascension de la Vierge ou à certaines naissances de Vénus, mais détournée dans une forme d’affranchissement de la loi dictant les bonnes identifications sexuelles. Elle vogue vers un nouveau monde à découvrir.

Observer jour après jour les champignons au jardin, donne des clés pour interpréter certaines oeuvres d’art, lire la constellation de toutes les choses qui le touchent et formant le mycélium dont sa vie dépend

L’irruption soudaine, inattendue, à différents endroits du jardin, de champignons, en bouquet, en ligne, en arc de cercle cassé, en ronds de sorcières, lui rappelle la manière dont les éléments de ce dessin ont bourgeonné dans son imagination. Son esprit, dans un moment d’égarement, imagine même que ces champignons surgissent là parce qu’il s’est autant perdu imprégné de ce dessin, relation de cause à effet fantasque. Cela le surprend autant que la proximité impromptue des chevreuils sur la route, en plein jour, frôlant sa roue avant. De la matière charnue, de formes diverses, informe et en mouvement, d’une consistance insondable comme celle des yeux de biche, les teintes des cuticules du même velouté un peu poisseux, d’une première apparence poignante, brillante, puis abîmée, lacunaire, happée par le vide. L’ensemble est une célébration de l’informe et, par ce fait même, de formes en devenir, en mouvement. Presque animale. C’est une variante de la « coulée de chair laiteuse ombrée du passage d’une aréole lunaire », variante éparpillée dans l’herbe, constellation incontrôlable, rattachée à une force cachée, un flux enseveli. Sous le chapeau et son intérieur charnu, l’hyménium, en livre suspendu de lamelles crues où attendent les spores, présente des architectures fantasques, parfois plissées, alvéolées, faites d’aiguillons ou de tubes. Et définir de quelle forme est le chapeau relève déjà de l’exploit : ogival, mamelonné, en forme de pétale, de casque, de cloche, de bouclier doté d’un centre proéminant… Les différentes caractéristiques, au premier abord évidentes, sont de moins en moins tranchées dès lors que l’examen se prolonge. Les contours nets sont rares, l’accouchement de ces choses situées entre plusieurs genres – l’amibe, le végétatif – a été difficile, de nombreux accidents ont déformé la matière. Et, essayant de s’y retrouver, de fixer des noms sur des formes, il s’égare dans les ramifications, il perd le lien entre le nom et ce qu’il nomme, le mot et la chose. Il nage. La marge du chapeau est-elle lisse, ondulée, serrulée (en dents-de-scie) ou pectinée (en dents de peigne) !? Petits lutins ou ovnis mi chair mi poisson parachutés dans les mousses. Un parfum subtil d’humus, profondeur astrale des sous-bois, comme à l’intérieur de cuisses émues dès qu’il en approche les narines. Gravitant autour de ces corps, son corps est perturbé à l’intérieur de ses frontières, il se pense de plus en plus difficilement, happé par des signes qui le déportent hors de son orbite. « Les identifications sont multiples et contradictoires, et il se pourrait que les individus que nous désirons le plus fortement soient ceux qui reflètent d’une façon dense ou saturée des possibilités de substitution multiples et simultanées, chaque substitution étant porteuse du fantasme de recouvrement d’un objet d’amour primaire perdu – et produit – à travers l’interdit. Dans la mesure où une multiplicité de tels fantasmes peut venir constituer et saturer un site de désir, il s’ensuit que nous ne sommes pas placés devant l’alternative de soit nous identifier à un sexe donné soit désirer quelqu’un d’autre de ce sexe ; d’une façon plus générale, nous ne constatons pas que l’identification et le désir soient des phénomènes mutuellement exclusifs. » ( J. Butler, p. 109)  Ce sont des intrus insolites – gnomes – qui s’esquivent vite car, quelques heures après l’apparition dans l’herbe ou les aiguilles de pin, au plus tard le lendemain, la décomposition commence, l’effacement est en cours, l’affaissement, la pourriture orgiaque. Les couleurs ternissent, les tissus se relâchent, montrent de nombreux accrocs, les chapeaux suintent du gluant, la chair se dessèche, se brise, révèle ses alvéoles vides, pillées, inertes. Quelques jours après, plus rien. Sans qu’il s’agisse de disparition ou de mort, mais bien d’effacement provisoire, en accéléré et en attente de nouvelles saisons et de renaissance. C’est une palpitation dans l’air et les herbes, exactement ce qu’il éprouva en voyant débouler les émissaires chevreuils, si près de sa trajectoire cycliste, presque touchés, traversés. La partie visible s’est effacée, rentrée sous terre.

L’attrait de l’invisible, qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture-mycélium par quoi il s’invente une présence vacillante

Car surtout, dessous ces apparences et présences, ce qui lui communique excitation et fascination, c’est le travail obscur du mycélium, du réseau vital qui donne du sens à ce qui surgit, ici ou là. Ce qui le relie à la matière, ce qu’il aime convoiter, toucher sous différentes espèces, relève de cet invisible-là. Ce par quoi il perd le fil du sujet et, pourtant, est bien ce qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture par quoi il se raconte, se donne une présence (vacillante). Si, lors de ce couchant, les champignons éclos dans sa pelouse le fascinent autant – comme s’ils étaient l’au-delà de corps le regardant, émissaires du sous-sol -, c’est qu’il dessine en quelque sorte la pulsation de son désir. « Le désir voyage au fil de chemins métonymiques, selon une logique de déplacement, aiguillonné et contrarié par le fantasme impossible de retrouver le plaisir entier d’avant l’avènement de la loi. » (J. Butler, p.107) Cheminement. « Le mycélium possède un grand pouvoir de pénétration et de dissémination dans le substrat. Dix centimètres-cubes d’un sol fertile et très riche en matières organiques peuvent contenir jusqu’à 1 kilomètre de filaments mycéliens d’un diamètre moyen de 10 micromètres. Sa vitesse de développement peut atteindre 1 kilomètre par jour lorsqu’il se ramifie dans des conditions optimales. Sa croissance s’effectue toujours en longueur, et non en épaisseur, afin d’augmenter sa capacité d’absorption. Dans le Michigan, aux États-Unis, des chercheurs ont mesuré un mycélium qui occupait à lui seul une surface de 15 hectares, pesait plus de 100 tonnes et était âgé de plus de 1 500 ans.
En 2000, en Oregon, un mycélium d’Armillari ostoyœ, un champignon géant, mesurant 5,5 kilomètres de diamètre et s’étendant sur une superficie de 890 hectares en forêt a été découvert. Le champignon était vieux de plus de 2 400 ans. » (wikipédia) Ecouter ce mycélium, l’enchevêtrement de sa vie, des mots écrits, des symbolisations reçues, détournées, transformées, tout ce réseau de signifiants et signifiés qui forment le parcours d’un corps, qu’il oublie, qui s’enfouit dans le substrat, cela qui devient l’au-delà du corps vers quoi les nouvelles activités font signe et qui nourrissent le présent, le remplit et le marque d’un manque, mouvements au-delà de ses frontières, toujours vers l’au-delà où dérive la fille de l’air.

Pierre Hemptinne

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Précarité, merditude et écriture

Le film La Merditude des Choses est beaucoup plus qu’un film burlesque, avec du tragique et du cœur, comme je me l’imaginais en survolant la promotion et liant en diagonale quelques articles de presse (voilà, manque d’attention). C’est un film étonnement juste sur la précarité fondamentale de l’existence, plus exactement qui rappelle cette condition précarité que l’on n’a de cesse d’oublier ou de ne pas voir. Elle est mise en scène sans grandiloquence dans le destin sans gloire d’une famille atypique, soudée par un esprit de clan viscéral, primal. Une bande de grands garçons attardés, inadaptés, squattant la petite maison de leur mère. Ils ont le souci d’affirmer des personnalités fortes, de se montrer vraiment différents (encore l’esprit de clan) et cela les conduit vers des comportements marginaux et de défis à l’égard des bonnes manières. Que ce soit le langage, la manière de passer son temps, les fréquentations, les façons de s’adresser aux autres (elle a du cran l’assistance sociale dans la cage aux fauves). Bidouillages et Cie avec la vie. Le folklore constitue toujours un point d’ancrage social important et d’inspiration, avec ses licences, ses transgressions. Et l’alcool est le référent suprême, plutôt l’ivresse qui procure ce sentiment de vivre autrement, de n’avoir pas peur de l’instabilité euphorique, de libérer une folie qui facilite la vie. Surtout quand le corps encaisse bien et tient debout. Le bistrot est le centre de la sociabilité et centre de créativité débordante : les inventions pour boire toujours plus et donner du sens au fait de boire sont stupéfiantes. De véritables exploits sportifs avec encouragement de la foule, hauts-faits qui sont racontés et augmentent la gloire des buveurs. L’ivresse exalte le courage de vivre autrement et puis ronge et détruit, le corps ne résiste pas, le cerveau s’abîme, avec des sursauts magnifiques. Dans cette famille, les sursauts sont sidérants, truculents, ubuesques, crades et beaux à la fois. Cette saga est racontée par l’adolescent Gunther Strobbe qui vit là près de sa grand-mère, son père facteur alcoolo et ses trois oncles ! C’est ce témoignage du gamin, attaché à restituer ce passé avec lucidité et tendresse, faisant la part des choses entre ce que lui appris cette existence déphasée et ce qu’elle a mis en péril en lui, qui fait prendre conscience de la précarité cruciale de ces êtres et que tout ce qu’ils peuvent faire pour l’oublier, ne pas souffrir de cette précarité (en étant acculé de la regarder dans les yeux, sans issue), ne peut que les conduire à l’augmenter.  Il n’est pas inutile de rappeler comment Judith Butler définit la condition ordinaire de précarité : « Les corps viennent à être et cessent d’être : en tant qu’organismes doués de persistance physique, ils sont soumis à des intrusions et à des maladies qui compromettent leur possibilité même de persister. Il s’agit de traits nécessaires des corps – ceux-ci ne peuvent « être » pensés sans finitude, et ils dépendent de ce qui « hors d’eux » pour se maintenir-, des traits qui relèvent de la structure phénoménologique de la vie corporelle. Vivre, c’est toujours vivre une vie qui d’emblée court un risque et peut être mise en danger ou effacée soudainement du dehors et pour des raisons qu’elle ne contrôle pas toujours elle-même. » Dans cette merditude que montre le film, la finitude et le dehors qui déterminent une perte de contrôle sont dans la bière et sa célébration entre soûlots. Plus loin, Judith Butler évoque la condition sociale du corps et le mécanisme d’individuation qui fait que l’on dépend des autres, de ceux qui nous entourent, directement ou au-delà, connus ou inconnus. « En tant qu’il est quelque chose qui, par définition, cède à la force et au façonnement sociaux, le corps est vulnérable. Il n’est cependant pas une simple surface sur laquelle sont inscrites des significations sociales, mais ce qui souffre et jouit de l’extériorité du monde tout en y répondant, une extériorité qui définit la disposition, la passivité et l’activité du monde. Bien sûr, la blessure est l’une des choses qui peuvent arriver à un corps vulnérable et qui lui arrivent parfois (et il n’y a pas de corps invulnérables), mais cela ne veut pas dire que la vulnérabilité du corps soit réductible à ce qui le rend sujet à la blessure. Que le corps se heurte invariablement au monde du dehors est un signe de l’inconvénient général que constitue une proximité non désirée par rapport à autrui et à des circonstances que l’on ne contrôle pas. Ce « se heurter à » est l’une des modalités qui définissent le corps. Et, pourtant, cette altérité importune à laquelle se heurte le corps est souvent ce qui anime la capacité à répondre au monde. Cette capacité à répondre peut comprendre une vaste palette d’affects : plaisir, colère, douleur, espoir, pour n’en nommer que quelques-uns. » (Ce qui fait une vie). Les capacités de réponse à ce qui de l’extérieur vient les mettre en difficulté, sont relativement limitées chez le père et les oncles de Gunther Strobbe, et les orientent dans des conduites à risques. Mais quand ça devient la dynamique collective du clan, cela revient à se détruire mutuellement, en n’étant plus capable de s’accorder du soin, on ne soigne plus les autres (le père envoyé en désintoxication, jugé incapable de s’occuper de son fils, celui-ci sera placé en internat où il retrouve une scolarité normale). « La raison pour laquelle je ne suis pas libre de détruire autrui – et même les nations ne sont pas, en fin de compte, libres de se détruire l’une l’autre – n’est pas seulement que cela aura des conséquences encore plus destructrices. C’est vrai, sans aucun doute. Mais ce qui est finalement peut-être encore plus vrai, c’est que le sujet que je suis est lié au sujet que je ne suis pas, que nous avons chacun le pouvoir de détruire et d’être détruits et que nous sommes liés l’un à l’autre par ce pouvoir et cette précarité. Dans ce sens, nous sommes tous des vies précaires ». (J. Butler. Ce qui fait une vie). Sans philosopher, la saga de la famille Strobbe illustre le fonctionnement de cette interdépendance destructrice et constructrice. Le fils raconte comment il s’en est sorti, en désirant aller à l’internat pour devenir un écolier ordinaire, et surtout en écrivant, en voulant devenir écrivain et réussissant à le devenir. Sans happy end exagéré et, surtout, sans rejeter d’où il vient. S’il a dû se protéger et rompre d’une certaine manière avec sa famille, il ne la renie pas, il en a beaucoup appris, beaucoup reçu. Et, comme dans le film Precious, histoire d’une jeune fille obèse abusée, c’est le langage et le désir d’écrire, incluant une discipline contraignante, structurante, qui tracent la voie pour traverser une situation destructrice, étouffante. L’occasion de relire Le mot et les choses de Michel Foucault, de mesurer une fois de plus en profondeur comment cette activité de l’imagination qu’est écrire, qui revient à décrire ce que l’on voit et ressent, à nommer des analogies et des ressemblances entre ce qui se trouve en des points différents de l’univers, dedans et dehors, à organiser des nomenclatures de ce qui attire notre attention et de classer, répertorier ce qu’engendre cette imagination, toute cette activité peut se transformer en savoir qui donne la force de résister, se transformer, de faire prévaloir le constructif sur le destructeur, envers et contre la merditude des choses. Vivre, c’est bien de trouver le moyen de l’inverser, cette merditude. Le film réussit à montrer ça, avec justesse. (PH) – La merditude des choses, film de Félix Van Groenigen – Judtih Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Zones, 2010