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Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Pairi Daiza, le zoo, l’économie écocide.

Préalable narratif :

Si le monde est de plus en plus couturé de conflits, marmite prête à exploser, le découragement et les forces déclinantes l’éloignent de ses combats directs… Mais dans sa retraite, des rages le reprennent, voire en pleine nuit, et c’est le retour des insomnies, comme au bon vieux temps… Il ne peut s’empêcher par exemple, régulièrement, d’en revenir à une entreprise qui durant de longues années lui a pourri la vie de promeneur, colonisant de plus en plus une série de paysages familiers… Pairi Daiza, un zoo, avec un marketing d’enfer axé sur la défense de la nature, carrément, un marchandising dingue, notamment de tout ce qui touche de près ou de loin le panda, à croire qu’ils l’avaient inventé, le panda… Ce genre de fleuron capitaliste qui, une fois dans votre décor, ne vous lâche plus, vous bouffe le crâne… Dès qu’il se souvenait de la manière dont, au fil des années, ils avaient envahi et bousillé toute une région, la colère revenait, des mots, des phrases, des images, des arguments, un réquisitoire, des projets de lettres, d’articles, destinés à la poubelle dès le lever du soleil, car à quoi bon… mais quand même…

« Il y a longtemps, je me promenais régulièrement au parc de Cambron-Casteau, désuet, hors du temps, réconfortant. Une enceinte, un reste d’abbaye, des pelouses, un étang, une tour presque en ruines, quelques arbres magnifiques, le tout niché dans une région de pâtures et de champs traversés par la Dendre, de bosquets, petits vallons préfigurant la région des Collines, aux frontières picardes, pas loin des Hauts de France.. Puis est venu Paradisio. C’était dommage, une irruption inquiétante, mais au moins le projet s’était avéré bien dimensionné, relativement respectueux du site. Il semblait tenir compte des existants locaux, humains, non-humains. Mais aujourd’hui ? Je suis toujours promeneur régulier dans cette région et Pairi Daiza est une agression permanente, physique et psychique, comme de se sentir expulsé d’un paysage ou dépossédé des rêveries que l’on y a cultivées.

Que produit réellement Pairi Daiza ? Manifestement, à première vue, en son centre une artificialisation impérialiste du vivant (un camp) et, tout autour, des hectares dévitalisés, morts, une prolifération de surfaces zombies. Et là, c‘est l’emballement, ce qui s’érige est effarant. L’extension jadis mesurée, prudente, avance sans vergogne, à visage découvert. Décomplexée. Une architecture monumentale achève de dénaturer le site historique, phagocyté. C’est tellement démesuré, laid, énorme, vain, dérisoire que l’on se demande comment est-il possible d’obtenir un permis de construire pour pareille monstruosité. Ca n’encourage pas à faire confiance à nos institutions. Surtout que cela se passe en pleine conscience de ce que signifie l’anthropocène. Alors que se multiplient les appels pour réinventer de toute urgence les relations entre humains et non-humains, on laisse s’édifier là une usine de marchandisation outrancière de la nature où une faune de plus en plus exotique est exploitée pour gonfler les plus-values de quelques actionnaires. Il barre l’horizon, on ne voit plus que lui, insolent, un temple à la gloire de l’écocide, violent et aveugle à son anachronisme.

En effet, cette construction pharaonique a toutes les caractéristiques de ce que les auteurs du manifeste « Héritage et fermeture » appelle des technologies obsolètes à peine nées, mortifères. Dans le sens où elles sont tellement en désaccord avec les enjeux climatiques et environnementaux auxquels nous devons faire face, qu’il faut quasiment déjà programmer leur déconstruction. Devant un tel faste absurde, insensé, à contre-courant de ce qu’il conviendrait de construire dans le cadre d‘un devenir sobre de l’humanité, on ne peut que penser devant ce qu’assemblent ces grues et machines : mais comment feront-ils pour démonter tout ça, bientôt ? Et d’être gagné par le sentiment d’un énorme gaspillage révoltant, cynique, bafouillant toute idée de commun et d’esprit civique.

Pairi Daiza, production d’hectares morts. La biodiversité du sol (importante) n’a aucune chance…
Pairi Daiza, productions d’hectares morts… la biodiversité du sol, importante, n’a aucune chance (du reste, elle n’a rien d’extraordinaire pour un zoo…)

une diplomatie digne de l’ancien monde

Le plus étonnant est que, selon les articles qui en rendent compte, les débats concernant l’irrésistible extension de cet empire, singulièrement la création d’une nouvelle route, s’inscrivent toujours dans une logique antérieure à l’anthropocène. Une logique de vieux monde. Comme si les rapport du GIEC n’avaient toujours pas été publiés. Rien n’a changé, le capitalisme est la référence et doit naturellement triompher, parce qu’il est le principe de base de notre système économique actuel. C’est marche ou crève. Tout au plus convient-il que des concessions soient faites aux collectifs défenseurs de l’écologie, pour calmer les esprits et désarmer l’opposition. Le philosophe Grégoire Chamayou a très bien décrit, dans son livre « La société ingouvernable » les principes de cette stratégie définie dans les années 70 par les grandes multinationales désemparées par les premiers boycott d’activistes environnementaux. C’était simple : il suffisait de parler avec eux, de faire quelques petites concessions et au final, de faire quand même ce qui était prévu. Cela est établi par l’analyse scientifique des nombreuses archives d’entreprises, courriers, procès-verbaux de conseil d’administration, etc.  Et entretemps, grâce à cette « diplomatie » jamais remise en question, le capitalisme garde le cap, avance et poursuit son œuvre néfaste de destruction de l’environnement, en prônant un soi-disant « dialogue ».

Pourtant, il semble que depuis lors, l’urgence de changer de politique à l’égard de l’environnement s’est drôlement manifestée ! La destruction de la biosphère, la perte de biodiversité, la crise climatique ont cessé d’être des menaces abstraites, ou d’être couvertes par le vacarme des climato-sceptiques, et que l’on s’accorde, au moins eu niveau des mots, sur la nécessité de préserver la nature, de cesser le saccage et, pour ce faire, de changer de système économique. Il semble que les dernières catastrophes naturelles, les canicules, les dérèglements concrets ont convaincu le plus grand nombre. Pourtant, les expert-e-s sont de plus en plus désespérés par l’inactivité politique. Comme le révèle un article récent du Monde, de plus en plus de scientifiques en appellent à la désobéissance civile. A l’instar de la biogéochimiste américaine Rose Abrammoff, 35 ans : « Devenue relectrice du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 2019, elle a pris conscience de l’ampleur de la catastrophe écologique : le maintien « politiquement impossible » du réchauffement climatique à 1,5 °C, les points de bascule « de plus en plus probables », la dégradation des écosystèmes. « Ce fut un choc », se souvient-elle. » (Le Monde, 28/01/23) Il semblerait que du côté des responsables de Pari Daizai et de leurs interlocuteurs politiques, le choc ne se soit pas encore produit.

Pire, étant donné le principe même du zoo – exploiter le vivant dans tous les sens du terme : le non-humain que l’on enferme, l’humain dont on trompe la sensibilité et le besoin d’émotion -, on peut considérer que les investissements effectués pour étendre sans cesse la zone d’influence, augmenter continûment l’audience et les adeptes, ont une fonction de prosélytisme au service de l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola afin que se perpétue sa domination au nom de la modernité , conçue comme ce qui a légitimé et orchestré la destruction systématique de notre lieu de vie : « J’ai appelé naturalisme cette façon d’inférer des qualités dans les choses car elle a d’abord pour effet de nettement dissocier dans l’architecture du monde entre ce qui relève de la nature, un domaine de régularités physiques prévisibles puisque gouvernés par des principes universels, et ce qui relève de la société et de la culture, soit les conventions humaines dans toute leur diversité instituée. Il en résulte une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule immense des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive, dissociation inouïe qu’aucune autre civilisation n’avait envisager de systématiser de la sorte. »

A noter aussi que le montant nécessaire à construire une nouvelle route – dans un pays où il n’en manque pas, de routes- fait débat. C’est peut-être même le seul aspect vraiment mis en question, sur lequel obtenir des concessions, des aménagements, la décision de tracer un nouvel accès étant implicitement jugé incontournable. Au final il s’agira d’argent public – « nos impôts » – investi pour permettre à top manager, à une équipe de marketing et à quelques actionnaires avides d’atteindre leurs objectifs de rentabilité exponentielle. Un classique du néolibéralisme : affaiblir la puissance publique mais en profiter. On pourrait imaginer que ce modèle ne soit plus acceptable pour le politique, une fois bien intégrée la nécessité d’adapter nos modes d’existence à l’urgence climatique. Bien sûr, ce n’est pas simple de rompre avec les vieilles habitudes. Et il faudrait que soient prises des initiatives structurelles, systémiques pour modifier le marché de l’emploi, ses finalités, ses ressources, afin de ne plus à subir le chantage à l’emploi de pareilles entreprises cyniques, destructrices de biodiversité. Finalement ce sont elles qui définissent la « valeur travail » !

Pourquoi en effet faut-il s’écraser parce que Pairi Daiza a décidé d’atteindre trois millions de visiteurs. Pourquoi en déduire qu’évidemment, alors, cela justifie une nouvelle route, pensons-la pour nuire le moins possible aux riverains, pour intégrer quelques ajustements et réflexions des bourgmestres et collectifs opposés. Bien entendu, le parcours actuel occasionne des nuisances importantes pour les habitant-e-s des entités traversées par le charroi. Mais ajouter un contournement, un autre tracé, ne va pas supprimer les décibels des files de voiture ni éliminer la pollution atmosphère des gaz d’échappement. Sans compter que les nuisances évoquées ne concernent pas que les villages proches (Gages…) mais tous ceux que traversent la route Nimy-Ath, Jurbise, Lens…  Il serait préférable de changer radicalement de logique.

Il est temps d’avoir le courage politique et de considérer qu’au nom des intérêts d’un privé, il n’est plus admissible qu’un bien commun – un paysage, un patrimoine rural – subisse la pression d’une marchandisation maximale. Pourquoi accepter cette ambition de trois millions de visiteurs qui viendront essentiellement- on le sait – en voitures, générant une empreinte carbone monstrueuse, bien en phase avec cet esprit de l’exploitation du vivant caractéristique du zoo. Et les innombrables panneaux solaires ne changeront rien à cette empreinte carbone désastreuse. Pourquoi, en bonne gestion écologique, ne pas limiter le nombre de visiteurs, en établissant un seuil de soutenabilité du milieu naturel concerné. Pourquoi est-il impossible d’indiquer à une entreprise privée que son projet et ses ambitions doivent être dimensionnés aux impératifs écologiques du lieu où elle vient pratiquer un extractivisme sans scrupule au profit de ses actionnaires ? Cela semble pourtant relever du bon sens, d’une gestion en bon père/bonne mère de famille : consciente du tournant climatique, soucieuse de prendre les mesures qui préservent la biosphère, espérant léguer quelque chose de vivable aux générations futures…

Alors que notre époque voit se multiplier l’attribution du statut personne morale à des entités naturelles – fleuve, montagne, plaine, forêt -, on peut « admirer » dans le chantier colonial de Pari Daiza les bonnes vieilles habitudes de dénier au vivant tout droit à la parole. Ce qui correspond bien, encore une fois, à la vocation même du zoo. Pourtant, heureusement, comme partout où frappe ce délire capitaliste, il y a des collectifs qui se forment, contribuent à inventer une diplomatie originale, en représenta tant les humains que les non-humains qui forment le paysage agressé (Mouvement pays vert et collines). Bien entendu, les rôles étant prédéterminés, souvent, ils font office de David (en plus, au pays d’Ath…). Que peut-on rêver de mieux pour Pairi Daiza ? Que l’on donne autant de millions à ce collectif que pour construire une route de plus : cela leur permettra de mener une occupation de terrain réellement écologique, respectueuse. Que l’on offre à Extinction Rebellion  quelques abonnements à Pari Daiza. Que l’on puisse rêver à une zad qui encerclerait le « parc animalier » et contribuerait enfin à un réel basculement vers un autre imaginaire, une autre économie, une réinvention des relations humains et non-humains. Et cela attirerait du monde, donnerait lieu à une activité citoyenne d’initiation à vivre autrement, mais sans avoir besoin d’attirer des millions de personnes (le modèle économique étant tout autre), sans avoir besoin de bétonner des hectares, d’ajouter une route parmi tant d’autres. Investir dans un plan culturelle ambitieux serait judicieux aussi, en mobilisant tant les associations d’éducation permanente que les organisations naturalistes, des écologues pédagogues, des guides nature : son objectif serait de rendre une vraie rencontre avec la nature plus désirable, pour le plus grand nombre, que les représentations artificielles orchestrées par des zoos. Du coup, on élargirait la possibilité d’un boycott efficace des manifestations ludiques de l’économie écocide, tout bénéfice pour les objectifs de « nouvelle société », adaptée au dérèglement climatique, décarbonée… »

Pierre Hemptinne

Références :

Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire » La fabrique éditions, 2018

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, « Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement », éditions divergences, 2021

Philippe Descola, « Les formes du visible », Seuil, 2021

Vacillations du mycélium et fille de l’air

Vacillation/Fille de l'air

Fil narratif à partir de : une course à vélo – un passage de chevreuils – Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, 2009 – Claude Simon, Leçon de choses – Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie – un dessin d’Emelyne Duval gravé en tête et entêtant –  des champignons au jardin – …

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Pédalage et transe. Métamorphose du corps-cycliste en chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses fonctions de symbolisation, son bagage culturel, son roman familial, l’activité cérébrale délocalisée, multipliée, chosifiée

Une route de campagne déroule un long faux plat sinueux au macadam lisse et brillant. Ruban serpentin qui s’hérisse, se rétracte, suinte ou se gonfle comme une peau batracienne au contact du caoutchouc des pneus. À gauche, le fossé surmonté de buissons touffus et d’orties abondantes ourle les restes d’une forêt incluant le panache de quelques beaux hêtres survivants. À droite, l’accotement herbeux récemment fauché caresse les pieds de longues rangées de maïs très haut, alignement rigoureux et sauvage, dont les formes lui évoquent autant l’enfance congolaise – silhouettes tropicales, allures des personnages aux sagaies représentés dans certaines aquarelles colonialistes, habitude de la famille de griller des épis de maïs au jardin, « comme au Congo » -, que l’Antiquité et ses armées épiques en armures décorées de tiges et plumets. Il pédale depuis des heures, concentré, attentif aux signaux qu’émet son organisme et au bruit de la mécanique, à l’affût du moindre accroc technique, vigilant à la fatigue sournoise, dosant les ressources musculaires et pulmonaires pour tenir une vitesse honorable, soutenue (qui peut s’avérer dérisoire compte tenu de ses ressources musculaires compar&es à d’autres champions). Refusant la greffe d’écrans qui objectivent rythmes cardiaques, état de la tension, capacités pulmonaires et combustion caloriques, il préfère l’artisanat du décryptage à l’aveugle, scrutant au profond de sa matière les indicateurs physiologiques du moteur organique et psychique, entre subjectivité et analyse raisonnante, ânonnant du perçu. Toujours dans un entre-deux troublant entre corps réel et corps imaginaire, viande et symbolique, dure réalité et projection fantasmatique. Et il rentre dans cette transe du cycliste solitaire, vertige de l’équilibre, fragilité de l’être où il jouit d’une force inattendue, réserve de puissance qui semble tout mettre à sa portée, illusion d’invincibilité masquant l’excessive vulnérabilité, un rien pouvant causer défaillance ou chute fatale. Il se demande ce que tout cela est en train de fabriquer, ce pédalage, cette débauche calorique, ce ressassement cérébral garant de l’engagement physique total, cette transe de toutes les cellules qui l’extirpe de lui-même, le jette en exil en lui-même, ce travail acharné des articulations pour assurer fluidité des mouvements et pénétration de l’air, matrice aérienne dont il avale le vent et le vide pour le muer en matière psychique et corporelle, flirtant avec la sensation d’avancer dans l’inconnu, le dehors, transformant ce qu’il est en quelque chose de lointain, d’imprévisible, que la langue balbutiante dans le silence tente d’organiser, doit chaque fois retrouver, renommer, « sculpter l’air atmosphérique et lui confier des significations » comme écrit Pierre Bergounioux parlant du langage (chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses chimies de symbolisation). Dans l’exercice enragé de pédaler et de réfléchir en hyperventilation, tout l’être s’engage, impliquant toute l’antériorité du corps, ce qui le préfigurait, les premiers sédiments ainsi que tout ce qui lui a échappé, la longue traîne de la perte qui joue par ailleurs un rôle si important dans la sensibilité, dans le fait de sentir les choses. Comme une remise en jeu provisoire de ce qu’il est ou croyait être et qui s’apparente, vulgairement, ni plus ni moins aux formules consacrées et banales souvent utilisées par les sportifs, écouter son corps, aller au bout de soi-même, flirter avec ses limites… Et il éprouve bien quelque chose qui ressemble à ça. Son activité cérébrale se délocalise dans toutes les autres parties corporelles et se morcelle, miroir volant en éclat vers un stade antérieur ou au-delà. Il ressent comme délivrance un effet de dématérialisation et, dans la foulée de cette fuite des corporéités, il distingue ce qu’il croit être un état de la matière avant la matière – enfin, cette matière du langage – et prête à être touchée vraiment.

Pédalage et excitation protéiforme, au pays de tout ce que le langage ne parvient pas à saisir et que l’organisme métabolise pourtant, hors frontières

Les frontières de son corps, en sueur et en tension maximale, surfaces de plus en plus perméables, labiles, absorbant tout le visible et l’audible, l’invisible et l’inaudible, rêvent d’accéder à d’autres morphologies, d’autres désirs, gagnées par une érotique maximale archaïque, non canalisée, «érogénéité qui semble définie comme la vacillation entre parties du corps réelles et imaginées » (J. Butler, p. 71). Toujours, en ces instants, il entrevoit la somme des contraintes, des conditionnements, filigrane têtu de toutes ses sédimentations, ingérence de l’extérieur, s’infiltrant par les ramifications de la symbolisation. Chaque symbolisation introduit un cheval de Troie, qu’il s’approprie, détourne à son profit, plus ou moins, mais surtout, quoi qu’il fasse, le détermine, nomme à sa place (les voix qu’il entend) son rôle de sujet sexué. Être ainsi performé par la loi, les discours qu’il croit les siens et ne sont que répétitions prévues par ce qu’il est, dans les situations qu’il traverse. « Pour que le discours se matérialise en un ensemble d’effets, il doit lui-même être compris comme un ensemble de chaînes complexes et convergentes au sein desquelles les « effets » sont des vecteurs de pouvoir. » (J. Butler, p.191) Son rythme cardiaque accéléré prend possession de cette excitation protéiforme, « cette sorte d’absence ou de perte, comme ce que le langage ne parvient pas à saisir, mais qui pousse le langage sans cesse, en vain, de le saisir, de le circonscrire. Cette perte intervient dans le langage comme un appel ou une exigence insistante qui, tout en étant dans le langage, n’est jamais entièrement constitué de langage. » (J. Butler, p.79) Recommencer quelque chose, une vie, s’emparer de la capacité de se renommer. Et il revient aux premières phrases d’une préface de Judith Butler, qui le fascinent : « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensées simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils « étaient ». Je perdais constamment le fil du sujet. Je m’avérais rétive à toute discipline. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’appréhender. » (Judith Butler, Ces corps qui comptent, Editions Amsterdam, 2009, p.11)

Passage de chevreuils, messagers d’une biodiversité massacrée, traversée d’une mélancolie animale infinie

Quand surgit à gauche, après un tremblé des buissons et les secousses de quelques majestueuses ombellifères séchées sur pied – témoins fossiles de saisons déjà mortes -, au bord des talus, l’arrière-train encore recouvert par le plissé des feuilles et branches, un groupe de quatre chevreuils pétrifiés dès qu’ils le voient. Leur posture gracile et stressée, mimant l’invisibilité et cherchant à annuler le mouvement qui les a jetés à découvert (pris dans leur chair du désir de rembobiner le film), les apparente aux antilopes des mêmes aquarelles coloniales, éparses dans les intérieurs familiaux. Mais surtout leur regard l’embrasse, le balaie, le renverse, comme s’ils le connaissaient et avaient une requête à transmettre, un signal. Avant de prendre la seule décision plausible, plonger vers le macadam et lui couper la route en quelques bonds, sans le quitter des yeux, frôlant la roue avant du vélo à tel point que ses doigts nus sortant des mitaines auraient pu toucher leur pelage ras, magnétique. Après coup, émerveillé et ébranlé, il a la conviction qu’il les a percutés, collision sans choc, leur animalité s’ouvrant à lui, l’absorbant. Il a traversé les chevreuils. Il les voit, comme en rêve, démembrés puis s’échapper à la manière dont certains films montrent des âmes quitter leurs enveloppes terrestres, un dédoublement fantomatique, une forme restant à terre et l’autre, estompée, s’élevant dans les airs. À peine réels donc, furtifs et inquiétants, ils se faufilent entre les maïs, dont les premiers rangs sont agités d’un frémissement de rideau théâtral, et disparaissent. Évanouis, ni vus ni connus, tu as rêvé. Ces derniers temps, roulant silencieux dans la campagne, il est de plus en plus souvent témoin de passages intempestifs d’animaux (encore) sauvages dérangés par l’extension des zones habitées, l’érosion des parties boisées. Animalité exilée à l’intérieur même de territoires de plus en plus exigus. Apparitions qui parlent de disparitions alarmantes, handicapantes. « Depuis quelques dizaines de millénaires et avec une accélération effrayante depuis moins d’un siècle, Homo sapiens a éliminé les espèces les plus proches de lui en termes de parenté évolutive ou d’adaptation : hier, les autres hommes ; aujourd’hui, les grands singes, nos frères d’évolution. Cela se retourne déjà contre notre espèce puisque les autres peuples dits « autochtones » ou « traditionnels » disparaissent avec leurs écoumènes, leurs langues et leurs cosmogonies. Aujourd’hui, notre succès évolutif efface toute la diversité biologique et culturelle issue de notre histoire naturelle. (…) À force de croire que nous ne sommes pas des êtres de nature, nous continuons de la dévaster et devenons les artisans de notre fin, après avoir été les seuls responsables de notre solitude ontologique. » (Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie, p. 284) Mais, il ne sait exactement pourquoi, cette fois-ci le bouleverse comme jamais. Il soupçonne une sorte de mise en scène, de rendez-vous accidentel arrangé avec l’intention de lui délivrer un message. Arrangé par qui, par quoi ? Mains au guidon, il reste longtemps enrobé dans ces yeux sombres et veloutés des émissaires chevreuils, pris dans cette essence insaisissable, rattrapé par la lumière noire par excellence de ce qu’il tente de saisir, de dire, raconter, et ne se peut. Ces yeux de biches immenses qui rejaillissent, insondables spéculaires dont les rives s’écartent au fur et à mesure qu’il y plonge, chaque fois qu’il prend, pénètre un corps amoureux, quelle que soit la partenaire, ce glissement de soi entre les lèvres qui lui égare et éclate les chairs et les organes, brouille les pôles, et fait sourdre dans les regards cette immense mélancolie de l’éternité animale dont il procède, au sein de laquelle n’être qu’étincelles microscopiques.

Toujours sur le vélo, d’une part avec Judith Butler, prise de conscience d’un morcellement organique, bien huilé, libérant les formes de projection de soi et, d’autre part avec Claude Simon, revivant les phrases où s’abreuver de laitance charnelles, l’ensemble formant un espace de liberté

Sur le revêtement ravagé, nef goudronnée s’effaçant entre les futaies clairsemées, levant les yeux vers les brumes étirées au sommet des arbres et des poteaux électriques, bouleversé par la coulée chamoisée des pelages au creux de son chemin, il voit remonter d’autres images de chair dont cet extrait de texte, tatoué en lui, se réveillant chaque fois qu’il en heurte une évocation, directe ou détournée, explicite ou implicite : «la coulée de chair laiteuse aux contours imprécis dans l’obscurité, marquée d’une lune sombre par la large aréole » suivi de « Il se penche brusquement et l’engloutit dans sa bouche. » (C. Simon, Leçon de choses, p.605 Gallimard/Pléiade). Ce fantasme d’engloutissement de laitance lunaire le dévore, lui fait secréter une apparition féminine, projeter une icône lumineuse dans le ciel (tant astronomique que psychique, voûtes confondues), empruntant la forme de ces fuseaux lumineux qui balaient les nuages à proximité de certaines grandes boîtes de nuit, et vers quoi rouler, approcher sans jamais l’atteindre une fille de l’air ou bonne étoile qui recule autant qu’il avance. Une forme en lui. Et, comme dans la scène décrite par Claude Simon où – lui revient le goût fulgurant et fondant de la coulée laiteuse bien lunée -, la pression du but sexuel rend les organismes excessivement attentifs et perméables à tout ce qui jouxte leur idée fixe, sensibilité exacerbée aux bruits, lumières, mouvements, à l’unisson de leurs cœurs et pulsions – avec un effet simultané d’intensification et d’éparpillement -, ses sens excités flairent et fantasment des présences cachées dans les marges de ce qu’il éprouve. « Elle renverse la tête dans un gémissement tandis qu’il l’étouffe sous sa bouche. Le chant puissant des grenouilles relègue à l’arrière-plan le crissement continu des criquets. Quand parfois le premier s’interrompt, la vaste stridulation resurgit, étale pour ainsi dire, sans bornes, comme le bruit même du silence, de la nuit. » (C. Simon, Leçon de choses, p. 605). Baigné de l’écume de la transe sportive, où toutes ses « parties du corps », bien que convergeant en des mouvements harmonieux, « se dégagent de tout sens commun, s’arrachent les unes aux autres, vivent chacune leur vie, deviennent le site d’investissements fantasmatiques qui refusent de se réduire à des sexualités singulières » (Butler, p. 146), il observe le vacillement de ses projections fictionnelles, refusant la fixité des normes narratives, aspirant à flotter dans sa pleine fragilité imaginaire, retour vers les moments vierges, de nouveaux récits de soi, de nouvelles manières de nommer ses désirs. Mais comment ?

Charnelle et lunaire, apparition d’une figure de femme, dans les airs, entre Vierge Marie et Vénus; la regarder équivaut à toucher la matière mouillée, viscérale et cervicale, de l’au-delà, tandis que chute une espèce de Zeus. Souvenir d’un dessin d’artiste.

Et c’est à partir de souvenirs de chair et de lune, dans les textes lus et les expériences vécues, de bruits et images périphériques aux gémissements passés, qu’il reconstitue une présence dont il souhaite se remplir. Il s’invente l’apparition d’une visiteuse familière, mais qui se serait costumée, déroutante, ancienne amoureuse déguisée en jeune déesse, transportée dans les airs. Le ruissellement de ses cheveux s’échappe d’une coiffe en partie phrygienne – en partie casque de jeune pucelle en croisade, ou bonnet traditionnel andin, l’approximation des contours croisant et brouillant les références -, surmontée de deux plumes, clin d’œil aux parures des squaws peaux-rouges, évidemment, mais dont le plissé intérieur évoque autant des oreilles que des vulves. Le visage a cette rondeur ronronnante, éclairante, que confère l’amour reçu et donné, légèrement bouffi de fatigue extravagante, gonflé comme une levure qui monte, voile visionnaire voguant. C’est comme si, des archives complexes où sa mémoire compulse des figures tronquées, des profils estompés, des vues partielles de plusieurs images d’aimées, créant de leurs particularités saillantes un paysage psychique accueillant, protecteur, portraits inachevés, en gestation, ou décomposés, soudain, une figure complète, miraculeusement plus vraie que nature, se levait des brumes du souvenir, faisant l’effet d’une pleine lune à son comble, ultime. Comme peuvent apparaître bouleversante, connue et pourtant tout autre, révélée, la tête d’une amante posée sur l’oreiller de plumes, au lendemain d’une première nuit d’amour. Elle est un croisement fluvial et aérien entre plusieurs métaphores féminines, avec des allures de Junon dont les fluides professent de nouvelles dynamiques de mariages entre les gens, les choses, les objets ; des côtés de Diane chasseresse ayant renoncé à la chasse, privilégiant son goût irradiant pour inciter aux passages d’un monde à l’autre, faire circuler le sens entre univers clos, favoriser les liaisons entre sauvagerie et civilisation, culture et nature. Impulsion que renforce l’espèce de torsion festive qui anime le bassin sous les plis d’étoffe, et le mouvement presque rotatoire des jambes. La tunique sommaire, courte, flottante, est garnie sur l’abdomen de vestiges cuirassés, lanières de cuir et métal, vague rappel d’une aptitude guerrière dénouée. Les seins sont exposés, surtout le droit, le cou orné de colliers jouets, osselets, bonbons, cailloux enfilés et exposant en pendentif la forme d’un cœur découpé à l’emporte-pièce dans une larme laquée d’encre noir. On dirait un pétale. Au bout de ses bras nus, cerclés de lierre tressé, de fleurs ou de coraux, les mains ne serrent aucune arme, arc à flèche ou autre. Rien qui délie la vie de ses attaches. Elles sont plutôt les anneaux vivants à travers lesquels coulisse un long corps sinueux d’anguille ou boa, à la sexualité indéterminée, multiple, et qui danse horizontalement comme la ceinture du monde. C’est un animal d’intérieur, sorti provisoirement du corps de sa maîtresse pour prendre l’air et être caressé, reptile moulé dans les replis du corps féminin, l’utérus labyrinthe mais aussi l’intestin deuxième cerveau, et il danse comme une liane de la connaissance, exhibant le mode de pensée de la fille de l’air. Il se faufile entre les jambes et, à la moindre alerte, il retournera dans ses niches organiques. Une jambe est nue, sans aucun apprêt, aussi leste que celle d’une bergère anonyme. L’autre plus arquée et stylée, cheville ceinte d’un bijou indien, duvet d’épervier et coquillage, évoque une écuyère mythologique. Le rhizome sinueux qu’elle tient en main – danses serpentines du fleuve Amour – se termine d’un côté par une petite tête de furet et de l’autre, au loin, par des anneaux et tortillons sensuels, nœud illogique et boucles d’infini, sur lesquels repose momentanément une vache sacrée, déesse de la maternité. L’animal ondulant personnifie la puissance d’enlacement de cette ménade songeuse, surprise juste avant ou après la crise bacchanale, et déroulant ses serpentins à travers l’avalanche de signes, il est en outre le moyen de locomotion qu’utilise la belle pour voguer dans l’espace. Leur attelage rappelle le mouvement des balançoires ou l’utilisation de ces boudins gonflables que l’on enjambe pour flotter et barboter en piscine. En prenant du recul, il imagine que cette fille aérienne dérive dans une pluie stellaire, lente et multidirectionnelle, de symboles dépareillés, fragments de mythes en mutation, de cosmogonies éclatées. Ni gauche, ni droite, ni haut, ni bas et ni bords, elle flotte dans cette profusion bactérienne du rêve, choses qui passent et auxquelles, selon le récit qu’elle tisse ou qui se tisse de par les fantasmes extérieurs qu’elle capte, elle va se fixer, lancer une ancre, tout en continuant à flotter et dériver. Occurrences disséminées dans une fresque surréaliste, dépourvues de tout enracinement si aucune histoire humaine ne les agrège en son récit, sans lesquelles nous n’aurions aucune chance de tisser une consistance. Fragilité bouleversante de ces symboles ludions qui remplissent un vaste éther immémorial, une éternité de culture et qu’il a l’impression de tenir tous recueillis en une seule petite pelote humide et palpitante, instable, quand il prend une cervelle d’animal au creux de la main, cervelle si proche de la sienne, pense-t-il, fraîche et nue, sanguinolente, qui ne semble pas encore morte, mais en attente de se reconnecter, et qui continue, là dans ses mains, à palpiter, rêver, penser, souffrir, aimer, ruminer, glissant lentement dans une autre vie où elle poursuivra, sous d’autres formes, toutes ces activités poétiques du cérébral. Cela équivaut à toucher de la matière mouillée d’au-delà. Où vogue la fille de l’air. Dans le même ciel, tête-bêche par rapport à la fille, comme dans les cartes à jouer, la statue d’un mâle aux organes extériorisés, chute, espèce de Zeus mal dégrossi, joyeusement défenestré, fétiches et talismans battant la campagne. On dirait que son plongeon disperse divers fluides, vésicule biliaire giclant, prostate laminée, viscères algues. L’espace est quadrillé d’aigle protecteur, de cygne aux ailes déployées, de bélier licorne, hibou sur couronne royale remise en jeu (plus de roi désigné), chacal portant la bague de l’union entre vie et mort, homard scorpion, triton, tête de Pégase, hydre à sept tête avec enfant potelé à son pi, étoiles de ciel et de mer, sextant et proue de navire, chevelure méduse, organes vagabonds tranchés giclant, gourdin courgette à la surface marbrée de voie lactée, bouquet d’achillées séchées brandi dans une poigne virile. Des hommes et femmes nus, perdus dans cette immensité, comme au début du monde, se prélassent au jardin d’Eden ou explorent les abords d’une roche métaphorique. Là au milieu, la fille est en pleine assomption amoureuse et renvoie, songeuse et semi ironique, à toute l’iconographie religieuse de l’ascension de la Vierge ou à certaines naissances de Vénus, mais détournée dans une forme d’affranchissement de la loi dictant les bonnes identifications sexuelles. Elle vogue vers un nouveau monde à découvrir.

Observer jour après jour les champignons au jardin, donne des clés pour interpréter certaines oeuvres d’art, lire la constellation de toutes les choses qui le touchent et formant le mycélium dont sa vie dépend

L’irruption soudaine, inattendue, à différents endroits du jardin, de champignons, en bouquet, en ligne, en arc de cercle cassé, en ronds de sorcières, lui rappelle la manière dont les éléments de ce dessin ont bourgeonné dans son imagination. Son esprit, dans un moment d’égarement, imagine même que ces champignons surgissent là parce qu’il s’est autant perdu imprégné de ce dessin, relation de cause à effet fantasque. Cela le surprend autant que la proximité impromptue des chevreuils sur la route, en plein jour, frôlant sa roue avant. De la matière charnue, de formes diverses, informe et en mouvement, d’une consistance insondable comme celle des yeux de biche, les teintes des cuticules du même velouté un peu poisseux, d’une première apparence poignante, brillante, puis abîmée, lacunaire, happée par le vide. L’ensemble est une célébration de l’informe et, par ce fait même, de formes en devenir, en mouvement. Presque animale. C’est une variante de la « coulée de chair laiteuse ombrée du passage d’une aréole lunaire », variante éparpillée dans l’herbe, constellation incontrôlable, rattachée à une force cachée, un flux enseveli. Sous le chapeau et son intérieur charnu, l’hyménium, en livre suspendu de lamelles crues où attendent les spores, présente des architectures fantasques, parfois plissées, alvéolées, faites d’aiguillons ou de tubes. Et définir de quelle forme est le chapeau relève déjà de l’exploit : ogival, mamelonné, en forme de pétale, de casque, de cloche, de bouclier doté d’un centre proéminant… Les différentes caractéristiques, au premier abord évidentes, sont de moins en moins tranchées dès lors que l’examen se prolonge. Les contours nets sont rares, l’accouchement de ces choses situées entre plusieurs genres – l’amibe, le végétatif – a été difficile, de nombreux accidents ont déformé la matière. Et, essayant de s’y retrouver, de fixer des noms sur des formes, il s’égare dans les ramifications, il perd le lien entre le nom et ce qu’il nomme, le mot et la chose. Il nage. La marge du chapeau est-elle lisse, ondulée, serrulée (en dents-de-scie) ou pectinée (en dents de peigne) !? Petits lutins ou ovnis mi chair mi poisson parachutés dans les mousses. Un parfum subtil d’humus, profondeur astrale des sous-bois, comme à l’intérieur de cuisses émues dès qu’il en approche les narines. Gravitant autour de ces corps, son corps est perturbé à l’intérieur de ses frontières, il se pense de plus en plus difficilement, happé par des signes qui le déportent hors de son orbite. « Les identifications sont multiples et contradictoires, et il se pourrait que les individus que nous désirons le plus fortement soient ceux qui reflètent d’une façon dense ou saturée des possibilités de substitution multiples et simultanées, chaque substitution étant porteuse du fantasme de recouvrement d’un objet d’amour primaire perdu – et produit – à travers l’interdit. Dans la mesure où une multiplicité de tels fantasmes peut venir constituer et saturer un site de désir, il s’ensuit que nous ne sommes pas placés devant l’alternative de soit nous identifier à un sexe donné soit désirer quelqu’un d’autre de ce sexe ; d’une façon plus générale, nous ne constatons pas que l’identification et le désir soient des phénomènes mutuellement exclusifs. » ( J. Butler, p. 109)  Ce sont des intrus insolites – gnomes – qui s’esquivent vite car, quelques heures après l’apparition dans l’herbe ou les aiguilles de pin, au plus tard le lendemain, la décomposition commence, l’effacement est en cours, l’affaissement, la pourriture orgiaque. Les couleurs ternissent, les tissus se relâchent, montrent de nombreux accrocs, les chapeaux suintent du gluant, la chair se dessèche, se brise, révèle ses alvéoles vides, pillées, inertes. Quelques jours après, plus rien. Sans qu’il s’agisse de disparition ou de mort, mais bien d’effacement provisoire, en accéléré et en attente de nouvelles saisons et de renaissance. C’est une palpitation dans l’air et les herbes, exactement ce qu’il éprouva en voyant débouler les émissaires chevreuils, si près de sa trajectoire cycliste, presque touchés, traversés. La partie visible s’est effacée, rentrée sous terre.

L’attrait de l’invisible, qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture-mycélium par quoi il s’invente une présence vacillante

Car surtout, dessous ces apparences et présences, ce qui lui communique excitation et fascination, c’est le travail obscur du mycélium, du réseau vital qui donne du sens à ce qui surgit, ici ou là. Ce qui le relie à la matière, ce qu’il aime convoiter, toucher sous différentes espèces, relève de cet invisible-là. Ce par quoi il perd le fil du sujet et, pourtant, est bien ce qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture par quoi il se raconte, se donne une présence (vacillante). Si, lors de ce couchant, les champignons éclos dans sa pelouse le fascinent autant – comme s’ils étaient l’au-delà de corps le regardant, émissaires du sous-sol -, c’est qu’il dessine en quelque sorte la pulsation de son désir. « Le désir voyage au fil de chemins métonymiques, selon une logique de déplacement, aiguillonné et contrarié par le fantasme impossible de retrouver le plaisir entier d’avant l’avènement de la loi. » (J. Butler, p.107) Cheminement. « Le mycélium possède un grand pouvoir de pénétration et de dissémination dans le substrat. Dix centimètres-cubes d’un sol fertile et très riche en matières organiques peuvent contenir jusqu’à 1 kilomètre de filaments mycéliens d’un diamètre moyen de 10 micromètres. Sa vitesse de développement peut atteindre 1 kilomètre par jour lorsqu’il se ramifie dans des conditions optimales. Sa croissance s’effectue toujours en longueur, et non en épaisseur, afin d’augmenter sa capacité d’absorption. Dans le Michigan, aux États-Unis, des chercheurs ont mesuré un mycélium qui occupait à lui seul une surface de 15 hectares, pesait plus de 100 tonnes et était âgé de plus de 1 500 ans.
En 2000, en Oregon, un mycélium d’Armillari ostoyœ, un champignon géant, mesurant 5,5 kilomètres de diamètre et s’étendant sur une superficie de 890 hectares en forêt a été découvert. Le champignon était vieux de plus de 2 400 ans. » (wikipédia) Ecouter ce mycélium, l’enchevêtrement de sa vie, des mots écrits, des symbolisations reçues, détournées, transformées, tout ce réseau de signifiants et signifiés qui forment le parcours d’un corps, qu’il oublie, qui s’enfouit dans le substrat, cela qui devient l’au-delà du corps vers quoi les nouvelles activités font signe et qui nourrissent le présent, le remplit et le marque d’un manque, mouvements au-delà de ses frontières, toujours vers l’au-delà où dérive la fille de l’air.

Pierre Hemptinne

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Bons voeux de Bugarach…

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Fil narratif de médiation culturel à partir de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) – Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg) – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – (…)

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Les conditions affreuses de réception de l’art dans les grands musées conditionnent le regard. Le formatent et créent des accidents. D’un détail d’une toile de Raphaël au rocher de Bugarach inséré par Huang Yong Ping chez Kamel Mennour. Des conséquences de « regarder si près ».

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité temporelle, contrastant avec celle des personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières sont des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau, dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien percevoir de ce que leurs pieds écrasent, portés par une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui défile et s’éloigne irrémédiablement, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jallie pour prendre possession du white cube, phagocyter tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me sautèrent à la gorge comme la nature et la vitesse de ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence globale des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Réunies dans une chapelle éphémère, au coeur du pic de Bugarach, les espèces vivantes décapitées par la sixième extinction, attendent la résurrection qu’apportera leurs allié-e-s extraterrestres. 

Sinon, au premier pas dans la galerie Kamel Mennour, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a surgi la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

La tête séparée du corps, signe de purification, l’esprit libéré de la manière! Les animaux ainsi préparés invoquent la transcendance apocalyptique. Arrêt sur image catastrophique. Le monde prêt à basculer dans un n’importe quoi « jérôme-boschien »

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène («poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traversé-e-s par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

La justice terrestre et céleste, à l’approche de l’effondrement climatique, toujours dominées par les « représentations médiévales de l’enfer, des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre »

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

La musique de la fin dans le sillon mort des arbres abattus. Crachouillis funèbre du plantationocène. ce disque-là ne se rejoue pas.

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène/plantatioconène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend la musique, ou plutôt non, son souvenir, ce qui en restait après qu’elle ait été épuisée par le support mécanique de lecture et qu’il ne reste plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, avec une aura singulière unique, elle restait reproductible sous diverses variantes. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas, sillons à voie unique.

Pierre Hemptinne

Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse –  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est?

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