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Bons voeux de Bugarach…

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Fil narratif de médiation culturel à partir de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) – Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg) – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – (…)

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Les conditions affreuses de réception de l’art dans les grands musées conditionnent le regard. Le formatent et créent des accidents. D’un détail d’une toile de Raphaël au rocher de Bugarach inséré par Huang Yong Ping chez Kamel Mennour. Des conséquences de « regarder si près ».

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité temporelle, contrastant avec celle des personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières sont des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau, dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien percevoir de ce que leurs pieds écrasent, portés par une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui défile et s’éloigne irrémédiablement, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jallie pour prendre possession du white cube, phagocyter tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me sautèrent à la gorge comme la nature et la vitesse de ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence globale des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Réunies dans une chapelle éphémère, au coeur du pic de Bugarach, les espèces vivantes décapitées par la sixième extinction, attendent la résurrection qu’apportera leurs allié-e-s extraterrestres. 

Sinon, au premier pas dans la galerie Kamel Mennour, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a surgi la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

La tête séparée du corps, signe de purification, l’esprit libéré de la manière! Les animaux ainsi préparés invoquent la transcendance apocalyptique. Arrêt sur image catastrophique. Le monde prêt à basculer dans un n’importe quoi « jérôme-boschien »

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène («poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traversé-e-s par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

La justice terrestre et céleste, à l’approche de l’effondrement climatique, toujours dominées par les « représentations médiévales de l’enfer, des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre »

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

La musique de la fin dans le sillon mort des arbres abattus. Crachouillis funèbre du plantationocène. ce disque-là ne se rejoue pas.

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène/plantatioconène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend la musique, ou plutôt non, son souvenir, ce qui en restait après qu’elle ait été épuisée par le support mécanique de lecture et qu’il ne reste plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, avec une aura singulière unique, elle restait reproductible sous diverses variantes. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas, sillons à voie unique.

Pierre Hemptinne

Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse –  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est?

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Complot sublime des Lettres (lire Pynchon jusqu’au bout)

Thomas Pynchon, « Contre-jour », Roman Seuil, 1206 pages, 2008.

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C’est une des briques de la rentrée littéraire brandie unanimement comme événement majeur par la critique. Je pense qu’aucun critique littéraire n’avait pu en parler en se basant sur une lecture complète ! (Je sais, on peut très bien « parler des livres que l’on n’a pas lus », une thèse qui tient compte des théories de Gérard Genette, pour qui un livre ne commence pas au premier mot de la première ligne ; avant de l’ouvrir on en sait déjà quelque chose, par une chronique, par le titre, la couverture qui parle déjà du contenu et prédispose l’esprit à sa lecture, cette prédisposition stimulée aussi par des liens entre ce qu’évoque ces éléments mis en avant du nouveau livre et d’autres choses déjà lues. On circule d’un texte à l’autre, on crée ainsi des passerelles, des continuités de sens, des réseaux textuels. Pour peu que l’on soit lecteur un peu expérimenté, tout texte appartient à un ensemble et un nouveau livre est forcément déjà connu par certains de ses aspects, il correspond toujours à une attente, aussi diffuse soit-elle.) Pourtant, je dirais que dans le cas de genre de littérature, s’exposer à la durée qu’elle propose est presque « obligatoire », c’est vraiment à une expérience temporelle qu’elle invite. Ce n’est pas (j’y reviendrai, j’espère) par une construction particulière du récit impliquant une analyse singulière du monde et un style original que ce livre peut se distinguer. Mais par une immersion prolongée dans une pratique d’écriture idiosyncrasique qui permet à l’auteur de recracher sa « matière monde », le poids insupportable que le destin du monde fait peser sur sa machine nerveuse. Une écriture thérapie. Lors de sa parution, j’ai épluché une bonne partie des chroniques littéraires, toutes incluant les éléments clefs du dossier de presse : auteur fantôme, personne ne sait qui il est, etc… Art Press présentait une synthèse laborieuse du récit (mission inutile). Libération optait pour une voie originale : « voilà, disait l’article en substance, un livre déjà culte dont les fanatiques, quand ils en parlent entre eux, révèlent surtout à quelle page ils ont en arrêté la lecture ! Et de prendre l’exemple d’un arrêt de lecture à la page (disons) 173, et allons voir ce qu’il se passe à cette page et autour d’elle. »  J’ai lu 4 des livres précédents de Thomas Pynchon, je sais qu’ils m’ont fait forte impression mais serais incapable d’évoquer leur contenu ! Je suis attiré par la continuation de son travail en découvrant, par exemple, les affinités revendiqués entre son écriture, son imaginaire et certains musiciens rock (Sonic Youth, entre autres). Le lire reviendrait ainsi à instruire les modes narratifs de certaines musiques rock actuelle. Je n’ai pas lu le livre collectif sur Thomas Pynchon mais ce que j’ai pu lire de plus intéressant sur lui se trouve dans « La totalité comme complot » le premier chapitre d’un livre de Fredric Jameson traduit aux Prairies Ordinaires. Notamment ceci à propos de Vente à la criée du lot 49 (dont soudain, je me souviens très bien !) : « L’inventivité représentationnelle de ce roman réside dans le fait que le complot se trouve assimilé au média lui-même, ici au service postal, où la contradiction entre propriété privée et production sociale se trouve re-dramatisée par le biais de la réapparition énigmatique de systèmes « privés » de livraison de courrier. Mais le récit de Pynchon tire moins sa force de la technologie futuriste des médias contemporains que du fait qu’il les dote d’un passé archaïque. » Et plus loin : « En effet, ce récit, qui cherche à contaminer ses lecteurs, mais aussi à doter le présent d’une culture de la paranoïa impalpable mais généralisée, suscite une inquiétude de mauvais augure… » Un trait qui me semble constitutif du style et de l’entreprise de Thomas Pynchon et exploité ad nauseum (1206 longues pages) dans Contre-jour ! Une telle somme, on la traîne durant pas mal de semaines, surtout quand lire n’est pas la seule occupation, et forcément on ne peut en parcourir toutes les pages dans une disposition égale : certains jours, la lecture est calme, consciencieuse, d’autres difficile, lecture endormie, l’attention chancelle, les yeux se ferment, d’autres encore elle est particulièrement perspicace, palpitante, extralucide, avant de traverser des chapitres d’ennuis mal identifiés… Donc, je n’ai, bien entendu, pas toujours pu garder le fil scrupuleusement, surtout qu’il était déjà, au départ, fort embrouillé et j’ai bien conscience de me prononcer en fonction d’éléments lacunaires. J’ai dénombré au moins 130 noms de personnages. Chaque nom est soigneusement inventé comme pour désigner une essence. Le nom/personnage est la plupart du temps éphémère, il déclenche juste ses ondes, son énergie limitée pour propulser l’action un peu plus loin, dans un sens ou un autre. Il y a une poignée de héros qui traversent tout le roman dont, précisément, quelques membres de la famille Traverse qui transmettent les gênes de l’anarchie, le goût de la dynamite – les armes, l’art de l’explosion –au propre comme au figuré- est une obsession de Pynchon, c’était déjà un thème fort de son livre précédent – et traînent, durant les 1173 premières pages, la haine et le désir de vengeance. Venger le Père, l’as masqué du plastiquage « robin des bois », le roi du feu d’artifice lâchement assassiné, est ainsi un des multiples thèmes de ce Contre Jour, la clef de voûte de la parano, ressort de cette imagination littéraire hors du commun et, en quelque sorte, l’énergie qui engendre ce monde hallucinant. Extrait : « « Un toubib vous l’expliquerait sans doute, mais il existe une étrange relation entre les explosifs à la nitro et le cœur humain ». désormais, chaque fois qu’une charge explosait, même hors de portée des oreilles, ça déclenchait quelque chose dans la conscience de Lew… ce fut même bientôt le cas avant que ladite explosion se produisît. Partout. Il contracta rapidement une dépendance à la cyclomite, qu’on pourrait qualifier de zélée. » Il est difficile de caractériser le genre. Thomas Pynchon ne s’enferme dans aucun code précis. Ça commence comme un roman d’aventure pour adolescents du siècle passé (disons « à la Jules Verne »), mais ensuite les genres et les tons se mélangent, feuilleton, science-fiction, fantastique, burlesque, policier… Sans que ça corresponde à la volonté délibérée de construire une forme hybride. Le cerveau de l’auteur semble fonctionner ainsi, traversant des registres différents, puisant dans les forces que chacune de ces conventions met à disposition de son désir de fuir en avant dans son invention romanesque et, aussi, d’une certaine façon, effaçant les traces de son style, de son origine, de son identité littéraire elle-même. Le récit réaliste de la vie dans les villes minières aux USA au début du siècle cohabite avec les histoires d’aéronefs capables d’emprunter les couloirs du temps (le club des Casse-Cous) ou d’autres engins permettant de voyager sous le sable à la recherche de villes mythologiques. « Contre jour » est un fleuve large qui charrie l’ambition d’être « le » roman panoptique qui révèlera le grand complot qui inspire l’univers, agit le monde et régit toute vie humaine. À la surface de ce fleuve délirant, de multiples petits tourbillons, parfois infimes, qui s’imbriquent les uns les autres. Tourbillons téléguidés par une quantité incroyable d’organisations occultes, scientifiques, militaires, politiques, et une masse non moins importante d’électrons libres. Organisations et électrons libres étant indispensables les uns aux autres. « Pera était une ville frontière achevée, un petit état, un microcosme des deux continents, où tous complotaient… » Il y a une légion de ce genre de petites phrases explicites ! Autre part : « Des visiteurs aux dispositions mathématiques avaient prétendu y discerner des motifs récurrents. D’autres, doutant de leur solidité, avaient souvent peut de marcher sur ce réseau argenté… comme si Quelque Chose l’avait construit… Quelque Chose qui attendait… et qui saurait exactement quand l’ensemble devait se dérober sous le visiteur imprudent… » En maints endroits aussi, l’évocation de ce « quelque chose » indispensable à l’architecture dérobante du complot. Ça pullule, sous toutes les variantes ! Les confréries, les sociétés secrètes sont nombreuses, la plus importante étant la S.O.T., les Sectateurs de l’Obscure Tétractys. Les enjeux, dans la narration, sont colossaux et tissés à partir de « fondamentaux » inépuisables (ça participe du recyclage bien compris) : la bonne vieille ville engloutie où l’on découvrira la Vérité enfin, où l’on s’emparera de la Puissance Suprême, où l’on deviendra Eternel… Qui sait !? À moins qu’elle ne soit qu’un site spirituel que l’on accède par l’intérieur ? « Il existe donc une région souterraine encore inconnue, permettant d’accéder à l’Invisible géographie, et –a question mérite d’être posée- pourquoi pas à d’autres sciences ? » Ressources énergétiques et stratégiques.Tout le monde est sur la piste d’une énergie nouvelle qui révolutionnera le monde et donnera l’ascendant sur « l’autre » et sur la piste de « l’arme absolue » Ce faisant, Thomas Pynchon ne se tourne pas vers le futur mais amalgame, superpose toutes les tranches tragiques de l’histoire moderne. L’industrialisation, l’atome, les guerres mondiales, le colonialisme (Congo belge en tête), les Balkans, les totalitarismes, la Shoa, Hiroshima, Tchernobyl, la guerre en Irak, les menaces sur l’avenir de la planète… « Comme si ce qui se dressait là-bas dans la nuit, derrière les lignes, n’était pas exactement une arme nouvelle et terrible, mais plutôt l’équivalent spirituel d’une telle arme. Un désir de mort et de destruction dans le co-conscient collectif des masses. » Dans l’élaboration de son programme sociologique, Pierre Bourdieu avait comme objectif (entre autres) de combattre les tendances à « expliquer » le monde selon l’esprit du complot. Parce que ça n’explique jamais rien, ça ne dévoile rien, ça ne produit que de l’obscur. De toute façon, autant être prévenu, suite aux sombres menaces qui pèsent sur le monde, « toute la matrice géopolitique allait obéir à une nouvelle série de coefficients, dangereusement invérifiables ». On rentre dans le domaine de l’invérifiable…  Un roman n’a pas forcément l’objectif d’expliquer des processus sociaux, mais il peut contribuer à mieux comprendre certains mécanismes, participer à l’analyse de phases historiques. Ce n’est pas le cas. Le complot et la paranoïa sont l’essence de l’écriture de Pynchon. Psychanalytiquement, ça pourrait se confirmer par le caractère anal de pas mal de sensations décrites comme un sixième sens. Et je ne parle pas de relations homosexuelles, mais de sentir, deviner, cultiver les intuitions par l’appareil sensitif du rectum ! Dans une situation de danger par exemple ou de relations codées : « Cyprian devina une partie de ce qu’il ne disait pas. Après quelques tergiversations psychorectales… ». Au centre magique du roman, il y a un étrange matériau qui, en jouant avec la Lumière, permet de dédoubler le Monde, le réel, les personnalités. Tout est dans la lumière : aussi bien l’arme fatale absolue (Mal) que la solution énergétique pour la planète (Bien), et les savants sont sur les dents. Extraits sur la lumière : page 352, « (…) comment se peut-il que la lumière, cette chose si légère, puisse transmuter des métaux solides ? Ça semble dingue, non ? Ici-bas en tout cas, à notre humble niveau, à ras de terre, voire dessous, où tout est pesant et opaque. Mais considérez les régions supérieures, l’éther luminifère, qui s’insinue partout, comme un médium autorisant ce genre de changement, dans lequel l’alchimie et la science électromagnétique moderne, convergent, considérez la double réfraction, un rayon pour l’or, un pour l’argent, si on veut. » Page 774 : « L’âme elle-même est un souvenir d’un temps où nous nous déplacions à la vitesse et à la densité de la lumière ». Page 1206 : « (…) la lumière est incorporée comme source de puissance motrice –pas tout à fait un carburant- et comme un médium transporteur –pas tout à fait un véhicule- entretenant plutôt avec le vaisseau une relation très proche de celle qu’a l’océan avec le surfeur sur sa planche – un principe emprunté aux tenues éthériques qui transportent les filles de mission en mission (…) ». Structure du roman. Il remonte à bloc le ressort du grand thème d’une nouvelle apocalypse du Bien et du Mal et laissant lentement le mécanisme se libérer, il remplit 1206 pages serrées de circonvolutions délirantes, c’est le format pour se soulager, se vider (momentanément), sans pour autant « dire quelque chose ». Une sorte d’écriture thérapeutique. Il a un plan dans sa tête qui coïncide avec ce qui le pousse à écrire. Il reproduit une sorte de carte qu’il explore, tatouée au fond de son cerveau. Il n’y a pas vraiment de structure esthétique au roman qui signifierait une prise de position « dans l’histoire du roman ». Il travaille sa matière romanesque (son ADN littéraire) à la manière d’un potier la terre sur son tour, les formes, les traits, les styles étant commandés par les pulsions qui partent de ses synapses et impriment des mouvements dans la matière brute. La dynamique globale, en outre, fonctionne un peu sur le principe des improvisations épiques en free-jazz. Il a un cerveau excessivement bien rempli de connaissances très diverses (sciences exactes vulgarisées, cultures, sociologie, géographie, histoire, architecture) et les associations, les correspondances qu’il crée entre tous ces domaines sont souvent surprenantes, là, en brassant de l’archi-connu, il dégage bien souvent de svisions vierges, fortes, il renouvelle de façon conséquente une imagerie universelle. Pas de réelle structure mais quelques thèmes obsessionnels, un projet qui lui permet de construire-vomir sa matière littéraire, construire et reconstruire un labyrinthe de métaphores comme reflet de l’histoire de l’humanité, de tous ses traquenards, tous ses vices, toutes ses fulgurances, toutes ses beautés. Ressasser, comme n’importe quel adepte de la Théorie du Complot, une part de génie en plus. Ainsi, parmi la masse importante d’informations qu’il brasse pour donner cette impression de maîtriser toutes les données du passé-présent-avenir (à la manière des siècles passés où l’on pouvait se poser en savant absolu de ce que connaissait l’homme, et ça contribue bien, à l’aspect vieux jeu de l’entreprise littéraire de Pynchon), il y a celles qui a trait aux lieux choisis pour ses actions, son don littéraire de représentation fonctionnant comme Google Earth, a quelque chose de visionnaire! C’est surtout confondant, j’imagine, s’il s’agit de régions que l’on connaît, en ce qui me concerne, toute la partie qui se déroule entre Nieuport et Ypres, Ostende et Bruges (au moment où cette zone devient celle du massacre de la grande guerre, théâtre décisif du devenir européen). Pas tellement la description de parties de villes ou de paysages (ça s’obtient par photos) mais l’impression qu’il donne d’y avoir vécu, au point d’en traduire l’atmosphère, l’âme et qui conduit à penser: « tiens, je l’ai peut-être croisé là, sur la digue d’Ostende, sans le savoir! » (D’autant plus que Thomas Pynchon est un personnage mystérieux, caché). Du paysage réaliste, on passe aussi à l’absurde, ou au fantastique, au burlesque. C’est dans ce périmètre flamand qu’il situe le « musée de la Mayonnaise ». « On était au plus fort du culte de la mayonnaise qui avait déferlé sur la Belgique, et on trouvait à tous les coins de rue de gigantesques spécimens d’émulsion ovo-oléagineuse. » La musique. Thomas Pynchon semble parfaitement connaître la musique. L’évocation du travail de collectage des musiques, sur le terrain, dans les campagnes hongroises, situe les découvertes musicales au même niveau que les grandes innovations des sciences pures susceptibles d’ouvrir de nouvelles dimensions à la vie, transformer la Matière, apporter les Solutions. Le chant diphonique est l’objet de révélations bouleversantes. Des chorales surprenantes, des ensembles d’harmonicas délirants, des duos d’ukulélés… Sans oublier, en exergue, une citation vraiment pas placée là par hasard (la science du complot exclut le hasard), une phrase de Thelonious Monk « Il fait toujours nuit, sinon on n’aurait pas besoin de lumière. » Son écriture -les phrases assemblent leurs propositions, à certains moments, un peu avec une vélocité de guingois, à la manière de Mo,k, avec des arêtes lumineuses- regorge d’images musicales, des manières surprenantes de mettre des matériaux différents en liaison porteuse de sens poétique, des trouvailles pour exprimer ce qui se passe, au cœur de la matière, quand l’émotion inédite entraîne le mouvement, crée quelque chose qui n’existait pas quelques secondes avant. Tropisme du  baiser : « Ils étaient déjà trop près l’un de l’autre pour ne pas se tourner et se fondre dans un baiser aussi fluide que la solution à une énigme. » Spatialisation, du cristal au limon, le déhanchement communicatif d’une ville : « Les lustres, dont les dispositions cristallines étaient réservées à des espaces d’une exquise délicatesse, frissonnaient et carillonnaient comme si chacun était à même de sentir le moindre déhanchement du bâtiment dans le limon vénitien primitif en dessous. » Les dialogues, parfois (voire souvent) presque abstraits, existant par eux-mêmes, véhiculent aussi des formules surprenantes :  « Reef remarqua un jour sur Fulvio ce qui ressemblait à une carte ferroviaire exécutée à force de cicatrices. « Ça vient d’où, t’es passé entre deux lynx qui baisaient ? » ». Ce roman qui sonde les profondeurs des pires catastrophes qui guettent l’homme, se termine très conventionnellement, gentiment, tout le monde se retrouve, tout s’arrange, parents enfants, beaucoup d’enfants en perspective. Ça se termine avec le Désagrément, l’aéronef du club des Casse-Cous qui repart en voyage. Mais tout a changé, on a basculé dans un monde meilleur : « Ses ascensions se font désormais sans effort. Ce n’est plus une question de gravité – c’est une acceptation du ciel. » Bref si-vous-faites-partie-de ceux-celles-qui-ont-lu-le-dernier-Pynchon-en-entier-dites-moi-ce-que-vous-en-pensez!!!!! Playlist intuitive: Monk-Coltrane, « Epistrophy », EM7100/ Ornette Coleman, « Science Fiction », UC5726/ Steve Lacy Solo, « Only Monk », UL0416/ « New York Eye and Ear Control », X 600R/ Borbetomagus, UB6353/ W.Hooker & T. Moore, « Shamballa », UH7643/ Ikue Mori, Robert Quine, Marc Ribot, « Painted Desert », UM8255/

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