Archives mensuelles : février 2010

La cuisine des maladresses

Introduction. Comme à propos des paysages, revenir au sens de cuisiner !- Le plaisir de préparer ce qu’on appelle un « repas de fête » (moment « exceptionnel » par rapport à la cuisine quotidienne) est lié au fait de préparer de ses mains quelque chose à offrir à des amis. Mais, au-delà, à l’immersion dans un univers où la main se retrouve organe de connaissances, habile à palper d’autres dimensions du vivre et des vivres, du lien entre le corps et l’esprit. Quiconque s’adonne à une activité d’artisanat est sans doute familier de cette correspondance entre la tête et le corps dans le travail. Il y a d’abord la représentation du menu, ça se pense longtemps à l’avance, il faut lire plusieurs fois les recettes, laisser ces lectures techniques se transformer en images, en histoires animées quand l’imagination s’en empare et dessine l’enchaînement de tous les actes qui conduisent à garnir les assiettes, se représentant les métamorphoses successives des matières premières en quelque chose de mangeable dont le modèle a été créé la plupart du temps par quelqu’un d’autre (l’auteur du livre de recettes). Un processus de lenteur durant lequel on « communie » avec l’esprit et la sensibilité, ses aptitudes à goûter et à faire parler les goûts, d’une personnalité éloignée, abstraite, que l’on ne connaîtra peut-être jamais, qui peut très bien être décédée (communication avec les fantômes).  Cette communion s’effectue par le biais de l’analyse, exercice de compréhension des consignes mais surtout passage à l’acte incluant une part d’intuitif. (Dans son dernier livre « Ce que sait la main », Richard Sennet se penche sur la relation à la recette de cuisine, page 245, chapitre intitulé « Instructions expressives »).  – Quelques mots d’un menu type – Il me semble que sont particulièrement instructives les recettes alliant simplicité et long processus. Rien de compliqué en soi, mais du temps, une transformation patiente. Un résultat qui ressemble à un plat ordinaire, proche d’une cuisine de tous les jours, mais une saveur qui a pris le temps de mûrir, un temps inaccessible dans les manières de s’alimenter au quotidien. Pour la première fois, je me suis décidé à réaliser un jus de volaille. J’y avais toujours renoncé faute d’imaginer comment faire, comment contourner la difficulté de n’avoir pas à disposition le matériel requis. Finalement, on bricole. Alors, ça consiste à colorer dans la graisse d’oie plusieurs kilos de viande et os de poulets dans une plaque métallique, en laissant attacher. Puis mouiller d’eau jusqu’à évaporation complète et quand la viande recommence à s’agripper au métal, remettre de l’eau, ainsi plusieurs fois. Vider la viande dans un faitout, détacher à l’eau tout ce qui accroche dans le fond de la plaque, verser dans le faitout ainsi que 4 litres d’eau, laisser cuire plusieurs heures. Ensuite filtrer et, à feu moyen, laisser le bouillon s’évaporer pour conserver 4 ou 5 décilitres. C’est un fond de sauce succulent, qui libère ce que les sucs ont de plus goûteux. Parfumé de quelques morceaux de truffe et versé sur un morceau de poisson cuit le plus simplement pour respecter au mieux la qualité du produit, par exemple un turbot saisi à la poêle et fini au four, bien arrosé, il réussit au mieux ce mariage du complexe et du naturel. Quelque chose de similaire dans la réalisation du hachis Parmentier associant de la joue de bœuf et purée de topinambour. La joue a mariné 24 heures dans du Madiran avec une garniture aromatique et des épices. Elle est ensuite saisie dans la graisse, pendant que le vin est flambé. Elle est ensuite recouverte du vin et de fond de veau, remise au four à basse température pour au moins 8 heures. Le liquide (2 litres) doit réduire en fond de sauce de deux ou trois décilitres monté au beurre au moment de servir. Les étapes de ces préparations lentes sont entrecoupées par la confection des différents éléments du dessert : biscuit rond (sans farine) au chocolat, glace à la truffe, autre biscuit à la poudre de cacao, sauce au chocolat… – L’importance des imperfections et de la maladresse. – On travaille à ses fourneaux en s’appliquant, en interprétant, d’abord dans sa tête, le texte de la recette, et en le lisant ensuite avec le corps entier. Durant l’élaboration de la recette (elle est inventée par un tiers, mais pour l’exécuter, il faut se mettre en état de la recréer, elle doit re-venir de soi), on s’est forgé une représentation idéale, parfois influencée par la photo d’un livre !  Or, au cours de la réalisation, je suis sans cesse confronté à une foule de petits détails qui ne correspondent pas à la théorie, la matière ne se comporte pas forcément comme prévu ! Tout en faisant les choses du mieux possible, je prends conscience que les imperfections s’infiltrent et altèrent l’objectif escompté. Ça peut décourager, en même temps c’est cette relation à l’imperfection qui est stimulante, excitante. C’est en réagissant à l’instant, intuitivement, pour solutionner une part au moins de l’imparfait qui vient gauchir le projet, que j’ai l’impression de m’approprier la recette, d’en faire quelque chose qui m’appartient, mais aussi d’apprendre quelque chose, sur la cuisine et sur moi. Richard Sennet (« Ce que sait la main ») étudie aussi l’importance de l’imperfection et de l’échec dans les processus cognitifs des artisans, dans l’élaboration des technologies, des savoir-faire (et donc de la pensée). Ce qu’il faut lier aussi à la nécessité de laisser agir la maladresse pour dynamiser le social, faire bouger l’institutionnel. En effet, dans « la Revue Internationale des livres & des idées », Yves Citton consacre un remarquable article à faire converger le contenu de trois livres : Michel Vanni pour « L’Adresse du politique », « Topographie de l’étranger de Bernhard Waldenfels et « Saccages. Textes de 1978-2009 » de GX Jupitter-Larsen. Pour une théorie et une pratique de la maladresse qui agit comme une bouffée d’air frais : « Eloge de la maladresse. Agir sur les brèches, toujours en retard sur l’urgence des requêtes et en avance sur une compréhension suffisante de la situation, cela condamne nécessairement à faire des gestes maladroits. « La maladresse est le moteur du changement », en ce que c’est à travers elle que passent les déplacements et les décalages qui reconfigurent et redirigent les frayages institutionnels – avec à chaque fois des risques de « dérapages », « d’écarts de langages », « d’effets secondaires » immaîtrisés. Au lieu de subir comme une malédiction (ou dans la honte) la précipitation, l’incertitude et la mal-adresse inhérentes à toute réponse, Michel Vanni nous invite à « revendiquer cette maladresse » comme un antidote à l’arrogance commune aux détenteurs de pouvoir ».  – De quoi la cuisine est le creuset, citation de Richard Sennet évoquant Lévi-Strauss. – « Le métier fondateur, à ses yeux, est la cuisine plutôt que la poterie, le tissage ou la menuiserie, mais la logique du changement, dans son idée, vaut pour tous les métiers. Il présente le changement comme un triangle culinaire, un « champ sémantique triangulaire, dont les sommets correspondent aux catégories du cru, du cuit et du pourri ». Le cru est le domaine de la nature, telle que la trouvent les humains : la cuisine crée le domaine de la culture, de la nature métamorphosée. Dans la production culturelle, observe Lévi-Strauss dans une formule célèbre, la nourriture est à la fois « bonne à manger » et « bonne à penser ». Par quoi il entend, littéralement, que cuisiner des aliments engendre l’idée de chauffer à d’autres fins ; les gens qui partagent des morceaux de cerf cuisiné se mettent à penser qu’ils peuvent partager les parties chauffées d’une maison ; l’abstraction « il est une personne chaleureuse », au sens de « sociable », devient alors pensable. Ce sont autant de changements de domaine. Lévi-Strauss aurait pu tout aussi bien penser à l’argile ; comme la viande, elle est bonne à penser. Dans la poterie, l’argile crue est « cuisinée » tant par les outils qui lui donnent la forme d’un pot que par le four, qui assume le travail proprement dit de la cuisson. L’argile cuite est un médium pour fabriquer des images qui créent un récit à mesure que la poterie est façonnée. Ce récit peut voyager, et il peut être échangé ou vendu en tant qu’artefact culturel. Ce que Lévi-Strauss souligne, c’est que la valeur symbolique est inséparable de la conscience matérielle d’un objet ; ses créateurs ont pensé les deux ensemble. » (Richard Sennet, « Ce que sait la main. La culture de l’artisanat. » Albin Michel, 2010) – Médiation culturelle, médiathécaires, péril SNCB, cerveau, couilles et diesel.  – Rappeler à quel point la main est un outil pour apprendre et pour penser, et que c’est le corps, avec tous ses organes y compris le cerveau, qui pense le faire et met en application théorie et héritage technique, devrait contribuer fortement à réduire l’antinomie tête et tripes, théorie et pratique, chaud et froid. Cela conduit aussi à éclairer autrement les rapports entre objectivité et subjectivité (ainsi que les réflexions sur le « fantomal » dans l’art qu’élaborent Didi-Huberman à partir des textes d’Aby Warburg). Ce qui est une question importante pour toute une catégorie de travailleurs culturels que l’on destine à pratiquer la médiation culturelle. Le livre de Sennet est riche aussi d’éclairages sur les apprentissages par le virtuel. Sans chercher à discréditer complètement l’efficacité et l’utilité, en architecture, des programmes informatiques  de conceptualisation en 3D, il démontre à partir d’exemples concrets comment la perte de la pratique du dessin atrophie certaines compétences et connaissances. Garder le contact avec les manières d’apprendre par immersion corporelle dans les terrains de l’expérience, devrait être une obligation pour les dirigeants. Prenons le cas récent de la catastrophe ferroviaire de Buizingen et de la ministre déclarant voulant qu’on lui fasse connaître la réalité à partir de faits concrets. Si elle prenait le train régulièrement – si elle pratiquait les transports en commun dont elle est la ministre – elle n’aurait pas eu besoin de cette étape et des rapports établis par des tiers experts. Experts en chiffres et statistiques à partir de quoi les dirigeants se forgent leur opinion du réel. Du reste, si les politiques étaient régulièrement dans les trains, ils comprendraient « autrement » la situation de la SNCB et les origines de la catastrophe, peut-être l’aurait-ils même prévue, vue venir et auraient pu anticiper. Dans le traitement de cette tragédie, on retrouve ce face à face entre la tête, le pouvoir, et le bas, le peuple qui prend le train. Un traitement difficile à avaler comme si on se trompait d’emblée de procès et de commission d’enquête. Mais l’exploitation dangereuse du clivage haut/bas, tête/tripes, froid/chaud s’illustre à merveille dernièrement par la publicité Diesel (déjà vu d’immenses panneaux à New York, « Smart may have the brains, but stupid has  the balls ») : « les gens bien ont le cerveau, mais les stupides ont les couilles », la formule donnant l’avantage aux « balls » ! Publicité jugée « espiègle et audacieuse » par Le Soir (25/02/10). Tout l’argument – intelligent en soi dans le concept et l’art du racolage au départ de la mode Jackass – est une exploitation lourde de ce que le clivage cerveau/couilles a de plus primaire, rétrograde et contreproductif pour le vivre ensemble. « Stupide » , ici, est ce qui se rapproche du sensible, capable de prendre des risques, de la passion (« écouter son cœur et pas sa tête »), faire la pari de la nouveauté… C’est bien connu, le cerveau ne sent pas, ne prend pas de risque, ne se passionne pas, n’est pas attiré par la nouveauté, n’a même jamais conçu quoi que ce soit de nouveau !! Sous prétexte d’humour, même lourdingue ça marche, la publicité propage une mentalité réactionnaire où rien ne doit bouger, il ne faut surtout pas changer les bons vieux clivages, ce serait trop nouveau et peut-être que la publicité perdrait quelques-uns de ses meilleurs rouages ! Cette pseudo philosophie du « stupide », présentée ainsi, est lamentable, condamnable comme un acte qui tire la pensée vers l’arrière ! Rien à voir avec la pensée de la maladresse, avec l’art de l’imperfection dans lequel tête, cœur et corps collaborent pour apprendre, créer, dépasser les clivages stériles. (PH)

Retour sur paysages

Après avoir vu, à la dérobée, non loin du sinistre, les débris d’un wagon voyageur écrabouillé entassés dans un wagon bâché, l’émotion ne se libère que quelques minutes plus tard, relevant les yeux du journal, face à un paysage archi connu (mais que j’aime bien, qui garde, dans cet environnement hyper construit, un côté « sauvage »), éclairé d’un soleil vespéral inattendu. Effet souriant. Le lendemain, secoué en reconnaissant dans une photo de victime, un homme que je côtoie depuis des années tous les soirs  dans le même wagon, j’aurai le même type d’éclair en sortant d’une lecture et regardant les étendues cultivées du Nord de la France, juste une ferme au loin, l’ombre de forêt sur la ligne d’horizon, quelques entrelacs de chemins… Effet de rejet. Je ne finirai jamais d’essayer de me dire ce qui se passe face au paysage… Exprimer ce que déclenche un paysage, décrire ce qu’est un paysage me semble depuis toujours important tout autant qu’une tache impossible. Comme les dessins sur le sable que la vague suivante efface, ou plutôt emporte avec elle. Que ce soit face à la nature ou face à des peintures. Ça me semble important parce que l’on pense et on ressent, selon moi, de manière abstraite, en composant à l’intérieur des sortes de paysages. Des géographies abstraites inspirées des choses vues et ressenties. Et cela avant que l’on revienne s’y promener en cherchant à les décrypter, à les peindre avec les mots, à explorer ce qu’ils inspirent, ce qui nous lie à leurs configurations. Quand je lis, regarde un film, écoute une musique, avant tout, la réception de l’œuvre donne lieu à la naissance d’un paysage sur les plaques sensibles du cerveau. Pour autant, décrire un paysage, ce n’est pas raconter tout ce que l’on voit devant soi, tous les éléments qui composent un décor et comment ils forment un tout. La plupart du temps nous sommes dans des paysages sans que cela ne déclenche quoi que ce soit de remarquable. Ce sont des enveloppes, des environnements. Être face réellement à un paysage, c’est ressentir un saisissement. Le décor peut-être complètement familier, banal, enregistré des milliers de fois par les yeux ou, au contraire, être exceptionnel, jamais encore vu, venant s’imprimer sur un espace vierge de la sensibilité. Mais les impressions, dans l’un et l’autre cas, sont les mêmes. Un paysage n’est pas uniquement les éléments d’un coin naturel, mais aussi une temporalité, une conjonction entre l’extérieur et des états intimes. Cela vient à l’improviste et frappe comme l’éclair avant même que l’œil puisse identifier les détails. Souvent, cela surgit quand je relève les yeux d’une lecture, sortant d’un livre formel ou d’imagé quand le regard bascule et s’extirpe d’une méditation intérieure, du ressassement quotidien (l’enveloppe entre dedans et dehors). Soudain il y a un paysage qui file, révélé. Ce sentiment d’être devant un lieu étranger que l’on a connu antérieurement, l’empreinte vaste d’un autre monde embrassé ailleurs, autrefois, ou prémonition du futur. (Dans les expériences du fantomal, passé présent et futur se mélangent, nous a expliqué Aby Warburg.) C’est valable autant devant un paysage déjà connu qu’un horizon inconnu. Devant le déjà connu, cette impression se formera assortie du sentiment de ne l’avoir jamais bien vu, de reconnaître enfin son vrai visage. Cette expérience peut être exaltante quand le paysage ainsi ouvert se pare de vertus positives, accueillantes, il tend les bras. On pourrait y vivre. Quelques fois, il apparaît plutôt comme un paysage dont on se trouve exclu, rejeté, ou perdu, on n’y reviendra pas, il faut aller voir ailleurs. Ou c’est un signe que l’on n’est pas fait pour vivre. Face aux peintures, ces sensations peuvent être aussi vives que dans la nature, on se trouve en arrêt dans un musée face à une toile paysagiste. Des fenêtres happent et font monter les larmes aux yeux. La sensation est aussi vaste que devant une étendue réelle embrassée du regard et de toute la respiration.  C’est la vision globale, même plutôt de loin, avant même de distinguer vraiment l’agencement que le peintre a construit, une machine à faire remonter tout l’inconscient face au paysage, souvenirs et fantômes de lieux où l’on a vécu heureux, lieux d’où l’on a été expulsé, lieux que l’on voudrait atteindre pour tout oublier, simplement être sans plus aucune autre question. Dans cette toile de Breughel, ce n’est pas tellement le thème champêtre développé au premier plan, c’est l’étendue à gauche, une immensité indescriptible et pourtant détaillée, se perdant dans la brume. Point de fuite. Dans cet autre paysage hollandais, ce sont les contrastes de lumières dans leurs mouvements, une alternance éternelle reflétée dans les arbres les collines, et ensuite ce centre ensoleillé, chemins dans des herbes aplaties en tous sens, intrications, tumultes herbeux du chemin où se croisent de petits personnages. Parce qu’après on plonge dedans, on cherche les microscopiques vies cachées dans ce monde de peinture pour s’y accrocher, essayer de rentrer. En fait, ces représentations « mimétiques », qui fascinent par leur « fidélité » à la réalité naturelle, ne sont probablement que des représentations du vide, car, face à un paysage qui procure la foudroyante sensation du sublime, ce qu’il me semble entrapercevoir est le visage du vide, sa nature. Une brève communion avec le vide, sous une espèce regardable, le vide fondement essentiel du vivre (au même titre que le silence dans la musique). Quand on parle de « paysage » pour décrire le fonctionnement de certaines musiques, ou les effets qu’elles peuvent communiquer, sans doute parle-t-on de leur manière originale d’organiser ce vide, d’en donner une représentation perceptible, écoutable, acceptable…  (PH)

L’origine du monde au rayon X

Fabrice & Julien (alias Zoom) collent au mur une image politique. L’intention est d’attirer l’attention, en zoomant une particule visuelle tellement prégnante et banalisée qu’on ne la voit même plus – une image ayant scandalisé à l’époque et aujourd’hui totalement inoffensive, quasiment effacée par la surenchère de gros plan et d’explicite -, sur le flux d’images qui bombardent le cerveau en permanence, toutes poussières iconiques se voulant absolument essentielles, à l’exclusive de toutes les autres, issues en droite ligne de l’image première, originelle, de « l’origine du monde », du tout premier big bang télévisuel. L’intervention consiste à reproduire grandeur nature une reproduction de « L’origine du monde » dénichée sur Internet, à simplifier les nuances de manière à faire ressortir une trame plus robotique, à rendre perceptibles la structure pixellisée – ce maillage en pixels étant la marque technologique d’une contamination audiovisuelle plus intense et aussi rapide que l’éclair, traversant les corps sans qu’ils s’en rendent compte -, et à reproduire le tout en mosaïque sur le mur. Cette mosaïque est constituée de carrés de fromage, jambon et pain emballés de cellophane, la toison cachant le sexe en imitation (je crois) de chocolat. Un choix de matériaux soulignant que les images se bouffent envers et contre tout, avec ou sans appétit. Politique du gavage.– Je me suis d’emblée souvenu d’un autre travail sur « L’origine du monde », effectué par une classe du « 75 » (école d’art bruxelloise). Le professeur (Jean-Pierre Scouflaire) avait soigneusement découpé une reproduction de l’œuvre en parcelles géométriques égales qui faisaient « disparaître » la vue d’ensemble et son identité. Chacun se retrouvait avec un fragment abstrait sans possibilité de « reconnaître », de comprendre de quel tout il provenait. Il était alors demandé aux élèves d’interpréter ou reproduire, dans la technique de leur choix, ce qu’ils voyaient sur leur morceau d’image en fonction de la compréhension qu’ils en avaient. Ces fragments étaient ensuite assemblés, reprenaient leur place dans le plan initial, et étaient censés reconstituer l’image originale ! Bien entendu, le résultat n’avait rien d’une copie conforme, ne ressemblait pas à la toile de Courbet ! Il s’agissait d’une œuvre plurielle, faite d’images différentes sans raccord harmonieux, et pourtant, d’une certaine manière cela restait « L’origine du monde ». C’est une toute autre politique de l’image. Elle invite à une dynamique créative, à travailler les images, à s’emparer des bribes, particules et pixels, les transformer, les interpréter. Le danger étant de laisser en l’état un flux saturant, sans réagir, sans contre-proposition, sans appropriation singulière, ou de sen tenir à une dénonciation. Cette proposition en milieu scolaire se situant du côté de l’optimiste déchanté : quel que soit l’envahissement des images extérieures, il est toujours possible de détourner, déplacer, recréer des parcelles personnelles, de préserver de petits espaces où créer, respirer. En rendant étrange ce qui nous colle à la peau et au cerveau à force d’une trop grande familiarité (ne respectant même plus l’élémentaire espace privé imaginaire !). (PH)   Autre BlogGustave Courbet en médiathèque

Le labyrinthe d’écrans en abîme!

Kerren Cytter (Tel Aviv, 1977), exposition Frac Ile-de-France, Le Plateau

Que subsiste-t-il, après deux semaines, d’une exposition que l’on a traversée, dubitatif ? Il ne faut pas gratter pour repêcher des sensations, des images, certains surnagent en force. Les réminiscences ne sont pas négligeables. Mais sur le moment, j’ai eu l’impression de « passer à côté », de ne pas trouver les bons fils, la bonne attention. Sans doute est-ce toujours une question de temps : dans ces cas-là, il faut s’obstiner, rester, s’imprégner pour en avoir le cœur net. Une complexité très ramifiée des images et récits projetés sur écran m’a quelque peu égaré. Si, en lisant Aby Warburg, on ne peut qu’avoir l’esprit attiré par l’hétérogénéité de l’art, la part importante du fantomal, ce que cet historien a ainsi soulevé est une manifestation de l’hétérogène non voulue, passée dans les savoir-faire, les manières de penser et reflétant un travail inconscient de la composition qui puise dans différentes époques, héritages, pratiques et les fait « jouer » à la manière des mécanismes de l’inconscient. Associations, déplacements, inversions…  Dans le cas d’un art comme celui de Kerren Cytter – et cela vaut pour de nombreux artistes modernes -, l’hétérogénéité est recherchée, construite ou, plutôt, très exactement, elle est le matériau de base. Je ne me trouve plus dès lors face à une œuvre à la surface de laquelle je vois « revenir » des signes, des symboles ou des marques d’autres temps, d’autres cultures ou d’autres techniques avec leurs historicités propres, mais face à une fabrication d’hétérogène complexe, artificielle, qui cherche à égarer, en tout cas qui multiplie les faux-fuyants, les fausses pistes. Il y a par rapport à cette découverte de l’importance de l’hétérogénéité de l’art, quelque chose de similaire à ce qui s’est passé avec la psychologie : par exemple, la littérature a créé des personnages qui, étudiés par les psychologues, ont permis les avancées de cette science. Ensuite, des écrivains de seconde zone se servent de cette science pour fabriquer des personnages, leurs caractères, leurs mobiles, leurs actions, leurs déviances. Il y a une part d’inévitable : puisque la part composite des expressions artistiques est de plus en plus chargée, au fur et à mesure que le temps et les expériences ajoutent des couches géologiques ! – Kerren Cytter intervient d’emblée sur l’espace d’exposition. Par des textes imitant les pages explicatives des musées mais qui ne clarifient rien. Au contraire, ce sont des commentaires qui désorientent. Dans les différentes salles, les écrans où sont projetés les films (en général assez courts) donnent l’impression de se répondre, de contenir chacun une part d’énigme, de devoir être superposés comme un palimpseste. Sur le premier écran est projeté « Four saisons ».. Dans un appartement quelconque, une femme vient se plaindre du bruit que fait son voisin. Il est dans son bain, écoute de la musique assez fort. Elle est dans une démarche d’étrangère (voisine) et entre pourtant comme si elle était chez elle. Faites d’incongruités, de coq-à-l’âne, la conversation est celle entre un homme en chair et une revenante probablement tuée par le même gaillard. Leurs mouvements dans l’espace assez exigu, la lumière oscillante, les reliefs d’un gâteau de fête, on dirait un rituel qui les envoûte comme s’ils rejouaient les préludes à la scène du meurtre. Le tourne-disque figure un objet décisif de ce pacte avec l’autre monde qui leur ouvre la possibilité de revivre, répéter l’instant fatal de leur passion mortelle. Féerie malsaine. À certains moments, des commentaires off parlent de quelque chose ressemblant à l’importance sociale de l’architecture. Mais c’est approximatif, comme les textes explicatifs sur les murs. Fausse piste.  – En face, et en alternance, une scène symétrique, « il s’est passé quelque chose », autre passion, autre face-à-face, il y a tromperie démasquée, retournement des rôles, un pistolet dans le tiroir, coups de feu. Décompositions d’une scène banale sans doute vue telle quelle dans de nombreuses productions. Montée sous différents angles, différents rythmes… Le film suivant est un remous, une intrication de femmes et d’hommes dans un appartement bourgeois, c’est agité et classiquement survolté, on est dans l’intime car la plupart des personnages sont en déshabillés voire à moitié nus. Entre le vaudeville et le drame, le chœur antique témoignant de l’inconstance des sentiments et le règlement de compte à la Festen. Une sorte de ballet travaillant sur les gestes et attitudes sentimentales entre hommes et femmes, individualisme et esprit de groupes face à la rupture à consommer. – Dans une autre salle, trois écrans semblent montrer la même scène. Cette impression est renforcée par le fait que la bande-son correspond aux trois images. Il y a un effet qui perturbe l’attention, qui la morcelle. En restant, ça devient évident : c’est la même scène mais dans une variante selon chaque écran. L’issue diffère. L’autre impression très forte est de connaître cette scène, même plus, de l’avoir déjà connue, d’avoir été dans ce type de cuisine, d’avoir été impliqué dans ce genre de dialogue, nulle doute, ça appartient à ma mémoire ! Celle-ci, probablement, était émoussée et n’a pas directement reconnu l’origine de ce déjà-vu : « Répulsion » de Polanski. Le dernier film sur grand écran est, lui aussi, déroutant. En le regardant plusieurs fois, c’est clair : il s’agit d’une action partagée entre une représentation théâtrale sur scène, face au public, et ce qui se déroule entre comédiens dans les coulisses. C’est filmé de manière assez heurtée, tout près des personnages, dans la bousculade des gestes, des interventions. On le regarde plusieurs fois sans être certain qu’il s’agisse du même film : les conclusions ne sont pas les mêmes. Tantôt il y a un meurtre, tantôt non ! L’esthétique est assez proche de Cassavetes. La représentation se poursuit alors que c’est le mélodrame en coulisses (pouvant déboucher sur un meurtre). Chassé-croisé compliqué entre réel, fiction, sentiment vrai, sentiment feint, visage authentique, visage grimé… Un autre diptyque, « A la recherche de frères », dont chaque partie est projetée dans des salles différentes, histoire de jouer sur le trouble de la ressemblance, est un hommage au cinéma italien des années 60, particulièrement à Pasolini. Des personnages désoeuvrés errent dans des lieux écartés, périphériques, désaffectés, parlent de sexualité, de politique… Chaque film est presque similaire. Le jeu des citations et référencement est subtil, « savant », personnellement je n’en ai capté, sur l’instant, que les plus évidents. D’écrans en écrans – chacun révélant une facette de l’œuvre mais aussi en occultant d’autres ! – la quantité de codes mélangés, habilement, est impressionnante : cinéma de genres différents, grands classiques, théâtre, culture musicale (le son très important, le sillon primordial), série télévisée, série B, styles de réalisateurs précis… La construction de ces références, tuilées, fascine et décourage en même temps, ça fait un peu carapace, jeu d’initié, ça brasse plein d’images connues, assimilées, culture populaire que l’on ne relève même plus et qui se trouve organisée en quelque chose d’hermétique, recréant une étrangeté. Cette culture visuelle banale, répandue partout, ce bouillon de culture cinéma et télévisuel, soudain ne se laisse plus prendre, se referme. Son fond de familiarité devient comme toxique. J’ai eu le sentiment de me retrouver à l’extérieur des images, d’une culture actuelle de l’image. Une des raisons pour lesquelles il m’en reste quelque chose, deux semaines après ! (PH) – Autre avis, article de la revue Mouvement –  Vidéo « Untitled » –

La foi d’une tueuse en série.

Flannery O’Connor, « Œuvres complètes », Quarto/Gallimard, 2009, 1220 pages

En parcourant la biographie de Flannery O’Connor (1925-1964) ce qui frappe en premier : rapidement l’emprise sur sa vie de la maladie et la manière dont elle en fait une part d’elle-même ; son attachement à Dieu et l’Eglise protestante et la conscience inquiète qu’elle a que cela la différencie des grands écrivains qu’elle admire ; sa fièvre travailleuse jamais tranquille, toujours en quête d’un nouveau atelier d’écriture pour perfectionner sa main et son style, écrivain continuellement dans une posture apprenante. En avançant dans la lecture de ses nouvelles (« Les braves gens ne courent pas les rues »), on s’enfonce lentement dans un océan de turpitudes ordinaires, immense et délicieux, pervers. L’écriture est à la fois serrée et fluide, abstraite et spirituelle tout en déroulant le récit sur la page à la manière d’un projecteur de cinéma sur l’écran. Elle donne à voir de manière incroyable. Essentiellement la vie dans le Sud profond des Etats-Unis, le travail sur les plantations, la cohabitation raciale, la répartition des rôles entre blancs et noirs, l’attrait pour la ville, le dénuement, la concupiscence, l’interprétation personnelle des lois, le terrain vague de la civilisation, la misère et la foi. Les personnages ne sont jamais campés à partir de leur psychologie, non, elle construit leur épaisseur naturelle en les décrivant dans leurs actions, leurs gestes, leurs dégaines, leur manière de tenir un outil, de conduire une machine agricole, de tenir le volant d’une bagnole, de traire une vache. Ou en les situant dans un paysage, l’intérieur d’une cuisine, assis dans la cour d’une ferme. Ou en train de parler, restituant les patois, les déformations, les langages imagés du quotidien… Il y a un formidable travail documentaire sur ce qu’était la vie rurale à l’époque. Et puis, en fin de chaque nouvelle, la plume ayant posé ses marques et ses pièges sur un territoire humain et surhumain bien délimité (incluant donc les affaires des hommes en lien avec celles de « dieu »), elle se raidit, serre les rets de sa broderie implacable, émet en quelques propositions courtes et rapides une sorte de déclic évoquant un revolver que l’on arme, et elle tire à bout portant. Rares sont les textes se terminant sans victime dont le sort fatal inattendu laisse sans voix. Inattendu parce qu’on ne s’attend pas – en tout cas, pas moi – à une telle capacité à imaginer et mettre en scène le mal d’une telle manière, je veux dire dans un style et un genre littéraires qui ne lui semble pas dédié, qui cherchent aussi bien à montrer, décrire autre chose, le mal n’étant qu’un moyen,! La manière impavide quelques fois de décrire le carnage le plus impitoyable qui soit, sans essayer de comprendre, simplement en décrivant froidement ces logiques à l’œuvre, ces logiques inexplicables et inconciliables, celle d’un tueur désaxé et celle d’une famille égarée sur un chemin de campagne, préfigure certains traits du cinéma de Tarentino. La foi en Dieu est impliquée dans tous les textes pour le meilleur et pour le pire. Souvent le pire. Comme s’il y avait là quelque chose de puissant que l’homme s’inocule sans vraiment le comprendre et qu’entre ses mains, Dieu et la foi ne pouvaient que mal tourner. Curieusement alors, pour cette croyante, la foi est tordue en ses textes comme pôle de perdition. Ainsi, l’histoire de cet enfant élevé dans une famille intellectuelle non croyante, confié une journée à une domestique de couleur, il découvre un monde insoupçonné, sa gardienne d’un jour le conduisant au bord d’un fleuve où officie un prêcheur pratiquant des conversions et des baptêmes, en clamant que la vérité se trouve au fond de l’eau, que l’immersion transforme, donne une nouvelle vie. Il rentrera chez lui avec une fièvre de vérité inextinguible qui le conduira de lui-même à plonger dans la matrice fluviale. « Il plongea encore et cette fois le courant qui l’attendait le prit dans sa longue main souple, et le tira vivement vers le large et les profondeurs. Sur le moment il fut paralysé par la surprise, mais comme il savait qu’il allait vers son but et qu’il y allait vite toute peur et tout ressentiment l’abandonnèrent. » Evidemment, ce sont les méandres du récit, la quantité de « couleurs locales », de détails et d’épaisseurs elliptiques qui égarent le lecteur, le rend impuissant à deviner la chute, tout occupé à assimiler les informations très riches sur les vies décrites et à goûter l’aisance élégante des phrases et des images. Le raffinement de l’écriture contraste à merveille avec la bassesse des instincts des personnages. C’est le colporteur minable, poussiéreux, marchand de bibles, le pauvre qui excite la compassion, incapable de gagner sa vie autrement, un peu étroit du ciboulot. C’est l’occasion de dresser le portrait « ethnologique » de ces ambulants et, à partir de là, des maisons où ils entrent, de l’accueil qu’on leur réserve, de la manière dont on les regarde et écoute. Et ce, dans un premier temps, selon une visée « scientifique », une portée de témoignage historique. On est dans le documentaire, le collectage. Jusqu’au cas particulier que tisse la nouvelle et où l’errant marchand de bible se révèle un monstre implacable, calculateur, mû par la recherche de plaisirs pervers qui n’ont rien à voir avec les écritures saintes. Le schéma est plus ou moins le même avec l’histoire de ce vagabond qui s’installe dans une femme tenue par une vieille femme et sa fille attardée. Magnifiques pages sur la condition du vagabond se vendant au passage dans des fermes, se faisant payer son travail par l’hébergement et la nourriture. Mais le vagabond a aussi une idée derrière la tête, du genre se tailler avec la voiture dont la vieille ne se sert plus, dût-il pour se faire, gagner la confiance de la fermière en épousant son handicapée de fille, facile à larguer ensuite dans n’importe quelle station service, sur la route… – Le paon et le tatoué. –  O’Connor avait un attachement singulier pour les oiseaux et un amour particulier pour les paons. Ceux-ci interviennent dans le décor de la nouvelle « La personne déplacée » où il est question d’une famille juive rescapée des camps de la mort qu’un curé vient placer dans une exploitation agricole. L’homme religieux, soucieux d’aider ses protégés à se refaire une vie, devient avant tout fascinés par ces oiseaux devant lesquels il tombe en arrêt  chaque visite (on pourrait croire que c’est la seule chose qui, dorénavant, l’intéresse). « Le paon s’arrêta à un pas derrière elle – sa queue, un scintillement d’ors et de verts et de bleus, était levée juste assez pour ne pas toucher terre. Elle se déployait de chaque côté comme une traîne et sa tête, posée sur un long cou bleu flexible comme un roseau, était rejetée en arrière, comme s’il concentrait son attention sur quelque objet lointain, indiscernable à d’autres yeux que les siens. » «  – Si vraiment magnifique ! dit le prêtre. Une queue semée de soleils ! » et il s’avança sur la pointe des pieds et observa le dos de l’oiseau, là où commençait le resplendissant dessin vert et or. Le paon se tenait immobile comme s’il venait de descendre de quelque hauteur inondée de soleil, pour leur apparaître ainsi qu’une vision radieuse. Le visage sans grâce du prête s’inclina au-dessus de l’oiseau et s’empourpra de plaisir. » L’extase de l’homme de dieu le fait passer pour un maboul, les gens de la campagne étant présentés comme insensibles à cette beauté, un paon c’est un paon, une bestiole, une bouche à nourrir… Dans la nouvelle « Le dos de Parker », du recueil « Mon mal vient de plus loin », on retrouve quelque chose de semblable : un mécréant noceur, attiré inexplicablement par son contraire, s’amourache et épouse une mégère bigote. Parker est animé d’une fascination semblable à celle qu’éprouvait le prêtre pour la parure de l’oiseau, mais pour les tatouages, révélation qui le frappa adolescent, dans une foire : « L’homme, petit et trapu, marchait de long en large sur l’estrade, en faisant rouler ses muscles, si bien que les animaux, les fleurs et les hommes qui s’entrelaçaient sur sa peau semblaient s’animer d’un mouvement spontané et subtil. Parker fut submergé par une émotion inconnue ; soulevé comme le sont certains au passage au drapeau. » Confronté à son insensible épouse, Parker imagine de jouer au paon pour la séduire et l’émouvoir vraiment, par la beauté de sa peau : « Une inspiration confuse, obscure, se fraya lentement un chemin jusqu’à sa conscience. Il imagina un tatouage dorsal auquel Sarah ne pourrait résister – un tatouage religieux. Il songea tout d’abord à un livre ouvert, avec, dessous, ces simples mots : SAINTRE BIBLE ; un verset authentique serait inscrit sur la page. » Transi, le paillard repenti disparaît plusieurs jours pour s’imprimer une ultime image. Il choisira l’image impossible, le visage sacré par excellence, manière de sentir dans ses chairs le frisson de ce qui personnifie la foi de sa Sarah. L’œuvre du tatoueur, après deux journées de travail, était redoutable : « L’artiste l’empoigna par le bras et le poussa entre les deux miroirs. « Maintenant, regardez », dit-il, furieux qu’on fît si peu de cas de son travail. Parker regarda, blêmit et s’éloigna. Les yeux du visage aperçu dans le miroir continuaient de le fixer – immobiles, impérieux et cernés de silence. » Au bar, son tatouage stupéfie, jette le trouble. Mais Sarah ne verra rien d’autre qu’idolâtrie méritant le bâton… La beauté des paons et des peaux tatouées se réserve à quelques initiés. – – L’imagination inépuisable et raffinée de la violence. – Quand Flannery O’Connor décrit une bande de jeunes noirs de la ville qui vient glander à la campagne, dans la propriété où l’un d’eux est né et a connu ses plus belles années d’enfance, elle organise une formidable confrontation raciale et de classes sociales. La description de la bande, ses comportements, sa mentalité, son absence d’avenir et le sentiment de n’être chez eux nulle part, ce qu’ils racontent de leur désoeuvrement en ville, tout nous est familier et peut nous sembler actuel. Jusqu’à la manière dont le feu se déclare. Le recueil « Mon mal vient de plus loin » contient de sidérantes histoires de charité et de compassion qui tournent mal. Des délinquants, boiteux ou nymphomanes, tournent en dérision les bons sentiments dont les mécanismes se grippent  et se retournent contre les « justes ». La violence des rapports raciaux est traitée dans la complexité du quotidien, et en fonction des évolutions : comme dans cette histoire où le fils a honte de la manière maternelle, infantilisante dont sa mère traite les noirs qu’il y a peu elle considérait comme des sous-êtres. Dans le bus, il la provoque en cherchant la familiarité avec les noirs. Là aussi, ce que l’on peut prendre comme les bons sentiments du fils vont embrouiller la situation et conduire à un désastre imprévisible. Ce faisant, ces récits restituent d’une manière incroyable le racisme ordinaire des Etats-Unis dans les années 50-60, bien au-delà des clichés. Et l’auteur, fondamentalement, au niveau de son engagement en écriture – dans la vraie vie, il en était peut-être autrement – semble croire que la violence ne peut que renaître de ses cendres (mais est-ce un ressort pour écrire, pour son imagination, pour construire des mécanismes narratifs, s’imaginant devenir meilleur écrivain en inversant sa foi en dieu en une affinité avec le diable ?). C’est ce qui ressort de façon implacable, avec une conclusion qui abasourdit et des accélérations fulgurantes, de son roman « Et ce sont les violents qui l’emportent ». Un grand-père un peu simple, fêlé, se considère comme prêcheur, élu par dieu pour porter sa parole. Il kidnappe un de ses petits-fils, Tarwater, pour l’élever dans les préceptes du seigneur. C’est-à-dire sans éducation aucune, à l’écart de toute civilisation, sans école, juste les champs, la distillerie et quelques sermons. À la mort du vieil homme, Tarwater, se rendant compte de tout ce dont on l’a privé, est envahi d’une incommensurable haine, pour tout et tout le monde. Il personnifie la haine. Il se réfugie chez un oncle instituteur avide de sauver l’enfant. Mais on ne récupère pas un monstre, il poursuit sa trajectoire de destruction, avec des actes insoutenables qui se veulent des gestes de rédemption (je vous ai prévenu, on n’est pas dans la psychologie). L’oncle est un peu sourd et utilise un appareil acoustique. Voici la description partielle d’un instant fatidique : « Il se pencha le plus possible, les yeux clignés, mais il ne put rien voir. Le silence le troublait. Il ouvrit son appareil acoustique, et aussitôt sa tête s’emplit du bourdonnement continu des criquets et des grenouilles. Il chercha à distinguer la barque dans les ténèbres, mais il ne put rien voir. Il attendit. Puis, un instant avant le cataclysme, il empoigna la boîte de métal de son appareil comme s’il crispait la main sur son cœur. Le silence fut brisé par un hurlement sur lequel il ne pouvait se méprendre. » Et pour nous convaincre qu’O’Connor ne simplifie pas l’étoffe sensible des personnages : « Il attendit que commençât la douleur aiguë, la blessure intolérable à laquelle il avait droit afin qu’il pût n’y pas faire attention, mais il ne sentait toujours rien. Il restait debout à la fenêtre, la tête vide, et ce fut seulement lorsqu’il eut bien compris qu’il n’y aurait pas de douleur qu’il perdit connaissance. » Et pendant ce temps, Tarwatter devient un sombre électron vide, ressassant ses ressentiments envenimés, vénéneux. Exécrant son grand-père et en même temps cherchant les signes du ciel qu’il lui a promis. Ceux-ci viendront au bout de la nuit effroyable, au milieu de la faim, de la soif, de la terreur, de l’abandon, de la douleur, de ces états seconds où l’intangible balaie matière et raison : « Il se jeta à plat ventre sur le sol et, la face dans la poussière de la tombe, il entendit le commandement : « VA AVERTIR LES ENFANTS DE DIEU DE LA VITESSE TERRIBLE DE SA MISERICORDE. Les mots étaient aussi silencieux que des graines qui s’ouvriraient une à une dans le sang. »  Cette manière de qualifier la manifestation de la révélation fatidique par laquelle la folie du grand-père se perpétue et continuera à dérégler les esprits de tous les êtres qui seront sensibles aux prêches de Tarwater est formidable : « Les mots étaient aussi silencieux que des graines qui s’ouvriraient une à une dans le sang. » Et cette vocation est vraiment présentée comme une malédiction, la longue marche d’un monstre allant semer dans l’humanité ces graines d’obscurantisme. Ecrivain, Flannery O’Connor s’inspire de ce qu’il y a de plus profond et mystérieux en elle, la foi religieuse qui lui donne aussi la force de supporter sa vie de malade condamnée, mais c’est pour y puiser de redoutables tableaux de l’enfer qu’elle brode avec un style précis et pointu, avec la jouissance d’une tueuse en série.  Les chemins de la grâce sont piégés et basculent en damnation. – – Illustration. – Bien qu’aucune de ce genre ne figure dans les textes de Flannery O’Connor, en voyant au MoMA cette vue de New York, de jeu de balle contre un mur (Ben Shahn, « Handball », 1939), j’ai pensé à la manière de l’écrivain, à sa force d’évocation capable de rendre vivantes de semblables scènes. Cela pourrait être le cas de pas mal de peintures américaines que l’on connaît mal… (PH) – Un autre point de vue – Flannery O’Connor a inspiré John Huston pour « Le Malin » –

Humpty Dumpty & La Sélec à L’Eden

Le poster. C’est Daniel Daniel qui a réalisé le poster de La Sélec N°9. Il a reçu des colis de CD et DVD contenant toutes les musiques et tous les films sur lesquels les rédacteurs étaient en train de plancher. En déballant ces paquets, sons et images se sont envolés dans son intérieur comme autant de bestioles étranges, inattendues, intempestives, ne restant pas en place… (« La Sélec, disait un journaliste dans l’émission « Le monde est un village,, ça tire dans tous les sens ».) Pour les rattraper, éviter qu’elles prolifèrent librement partout ou, plus embêtant, qu’elles se cassent ailleurs, il fallait s’en emparer, par l’oreille, les yeux, les sens. Il les a poursuivies comme l’on fait pour une chasse aux papillons, image peut-être brutale (sauf à penser cette chasse à la manière de Georges Brassens) mais la collection d’insectes a constitué une méthode utile pour découvrir, connaître le vivant. Il a usé de cette méthode pour identifier chaque musique et chaque film, en capter une image qui la représente au mieux, et les ranger épinglées dans une boîte entomologique en tentant une classification. Voilà une belle méthode, entre artisanat et science du vivant, pour organiser un déboulé déroutant de contenus culturels qui ne tiennent pas en place. Il faut en fixer une idée, risquer une première taxinomie. On fait tous plus ou moins pareil, en rattachant ce que l’on reçoit de nouveau à ce que l’on connaît déjà un peu, en cherchant des familles, en esquissant une collection… La soirée. La Sélec en soirée s’associait à une soirée consacrée au label Humpty Dumpty à l’Eden (Charleroi). En ouverture, le trio K-Branding. Ce sont des segments sonores sans réel début ni fin. Ça surgit ici et ça s’esquive là-bas. Mais « avant » et « après », « en-dessous » et « au-dessus », ont autant d’importance, ça sonne dans ce que les musiciens jouent au présent, c’est dans le volume (la spatialisation). Les différents segments ne se suivent pas comme une suite de morceaux. Ils se superposent, s’imbriquent. Il y a une trame, une construction, une intention formalisée, rigoureuse et projetée. Mais la musique se constitue de l’énergie qui fait tenir ensemble les parties assemblées. De l’énergie pure organisée – ritualisée –  par le saxophone, le guitariste, le batteur. J’ai vu/entendu dans le genre des assauts plus puissants (God, Chamaeleo Vulgaris…), mais ça fait du bien de voir un jeune groupe aller dans cette voie, jouer cette liberté, sans carcan, sans début ni fin. (Lire texte de Yannick Hustache). Carl enchaînait et, en même temps qu’il réglait le son, son monde de cartons, colorés, décolorés, carnaval permanent fatigué, envahissait la scène. Le set démarre sec, montant vite en régime dans une rudesse secouée que l’on ne peut totalement prévoir à l’écoute du CD. Ni slam, ni rap, ni chanson à texte, Carl déballe ses textes dans les écarts énergétiques entre ces différents manière de dire et chanter, s’en inspire mais file dans une direction personnelle. La plupart des textes sont ceux du CD, on les reconnaît, la diction permet de les comprendre, de suivre le flow articulé d’images et de sens, et pourtant tout semble surgir à l’instant, s’écrire à l’instant sur scène, il les recrache selon une spontanéité vibrante, accroc. Violon, trompette, électro, la conception est fine, intelligente, mais la manière de jouer est heurtée, appuyée, rentre dedans, un peu crade, crapuleuse, avec présence décalée. Ils jouent à crin et à cran. Les mots catapultent le privé et le public, l’intime et le familier, la recherche de tangentes dans un monde où tant de forces – télévision, médias, Internet, l’air qu’on respire – nous disent ce qu’il faut être, comment rêver et comment jouir, où tant de vacuités envahissent nos désirs et pensées. Carl rejoue en sueur et sang l’actualité du superficiel et du fond, de l’apparence et de l’essentiel, à couteaux tirés. Un superbe chaos fluide, cru et speed, alternant crash et évasion mirifique, une respiration. Laissant derrière elle un massacre d’envahisseurs ternes et tenaces – le tondeur de pelouse, le toutou colporteur – , qui se relèvent aussitôt et contaminent tout ce qu’ils touchent, s’installent dans le mental. D’où la dureté du flux et des balancements de la techno garagiste, du bon cambouis sonore, pour décrocher les tiques de la modernité marchande (tout autant les tics et les TOC). (Lire chronique du CD) Une belle soirée dont je n’ai vu qu’une partie… (PH) – Le sommaire de La Sélec 9Label Humpty Dumpty, interview L’Eden


L’erreur humaine a bon dos

Il vaudrait la peine d’analyser toute la production de discours et d’images autour de la catastrophe ferroviaire de Buizingen. Depuis le voyeurisme malsain (la presse) jusqu’à l’expert qui tente de dépassionner, ce qui est certes nécessaire, mais ressemble parfois aussi à une manière de noyer le poisson : « on vit dans une société du risque, il faut prévoir le plus possible, mais le zéro danger n’existe pas, une erreur humaine est toujours possible, il reste une part d’imprévisible et il faut attendre les résultats de l’enquête… » (entre autres, Marc Uyttendaele sur la RTBF). Et tous ces discours, des plus bas aux plus élevés, quoi qu’on puisse en penser, facilitent le deuil, le « partage d’émotion »… Mais c’est justement parce que nous vivons dans une société du risque et que nous le savons que ce genre de catastrophe ne devrait plus être possible parce que relevant d’une « catégorie » contre laquelle il est possible de se prémunir. Peut-être, justement, les responsables (directeurs, administrateurs) n’ont-ils pas suffisamment pris la mesure de ce qu’implique de vivre dans une « société du risque » ? Sinon, comment expliquer la non-utilisation des budgets prévus pour la sécurité, la lenteur pour installer les systèmes de protection efficaces (pas joli d’orienter la polémique sur l’Europe) ?Les gestionnaires de pareilles entreprises peuvent-ils faire l’économie de lire des bouquins essentiels comme « La société du risque » d’Ulrich Beck ? Ce sont tout de même ces penseurs-là qui leur donnent les paramètres contextuels par rapport auxquels ajuster leurs politiques, décisions, investissements, management, culture d’entreprise, ressources humaines… Comment penser un plan stratégique cohérent pour la mobilité, pour une entreprise de chemin de fer, sans partir des penseurs qui pensent la vitesse aujourd’hui ? Au lieu de ça, les priorités restent définies par tout ce qui est lié au rendement, au profit, à la gestion libérale. Les politiques ont aussi leur responsabilité dans cet état de fait. – Résultat de l’enquête. – Il faut attendre les résultats de l’enquête, dit-on de toute part, mais on distille les termes de « erreur humaine », comme pour y habituer les esprits. Indubitablement, une enquête aboutie objectivera des faits, des enchaînements d’actions, la mécanique factuelle de l’accident. Mais, même si les directeurs de la SNCB sont convoqués au Parlement, cela donne l’impression que les réponses se trouvent dans le périmètre du choc, de l’horreur. Il est étonnant que, pour beaucoup, rien ne peut être compréhensible sans que cette enquête soit menée à terme. Comme si la réalité de la SNCB était quelque chose à reconstituer, qu’ils ne la connaissaient pas de près. (Marc Uyttendael, même défenseur du service public et de sa logique de non profit, ne doit pas passer beaucoup de temps dans les trains). Et nous avons alors un bel exemple de coupure entre la connaissance du terrain par les usagers et tous ceux qui attendent l’enquête, qui ont besoin de ces investigations pour comprendre le réel d’où procède cette catastrophe. Mais pour les navetteurs qui passent des heures quotidiennement dans les trains, il y a tout de même des signes qui ne trompent pas, des évidences : depuis des mois – depuis des mois -, tous les jours – tous les jours -, les navetteurs entendent de multiples annonces : trains supprimés ou fortement en retard pour problèmes techniques, automotrices en panne, personnel manquant, problème de signalisation… Tous les jours, sans exception (et encore aujourd’hui, concernant le train pour Gand de 17h51 à la gare Centrale…). Les habitués ont découvert avec stupeur que bien souvent la SNCB ressortait ses vieilles rames. Combien de fois, entre navetteurs, entendant toutes ces annonces catastrophiques, catastrophistes, n’avons-nous pas échanger quelques mots, partager notre inquiétude : « toutes ces pannes, de machines, de signalisation, ce n’est pas rassurant, un jour ça finira en accident » ? Toutes ces annonces sur un timbre monocorde, monotone, fatigué – je suppose que les acteurs de ces voix doivent se blinder, se blaser pour ne pas sentir le comique tragique de leurs sketches à répétitions, pour s’épargner l’angoisse que dégagent leurs propos alarmistes – toutes ces annonces ne sont-elles pas explicites, criantes de vérité, symptômes imparables, sinistres de prémonition ? Ne sont-elles pas hurlante de la culpabilité de tout un système qui oblige un personnel à gérer un flux continu de pannes, de suppression, de retards, de dysfonctionnement, et de conduire ce flux de micro accidents jusqu’à l’indifférence, « même plus la peine de réagir, ça ne sert à rien » ? Et prendre du recul pour analyser ce que signifie, dans sa globalité, le surgissement de la catastrophe ne signifie pas disculper les directeurs de la machine infernale. Pourquoi, au nom de la nécessité de dépassionner, serait-il indécent, vulgaire, déplacé de demander la démission de responsables incapables de sentir que leur gestion préparait le terrain de la catastrophe ? L’enquête aura ses conclusions, mais l’état de la SNCB favorisant l’émergence de la collision, augmentant les possibles catastrophistes, il était perceptible depuis longtemps, les navetteurs y sont plongés tous les jours, c’est un air qu’ils respirent, qu’ils ressassent, c’est une dose de stress quotidien.  (PH)

Le labyrinthe en tête et la télé vide

Dans la ville froide (11 février 10), la polysémie des images collées, dessinées sur les murs, ne cesse de répercuter, malgré le gel, l’hétérogénéité de l’art fait dans la rue, la rue où se mêlent les cultures, où se mélangent les images, se déforment les codes, les signes, les symboles…  Une nouvelle version du masque à gaz, soignée, un peu là comme appareil intellectuel, filtrant les idées virales malsaines, idées reçues contagieuses éparpillées dans l’air saturé. – Étonnant, même si ça devient banal, ces concentrations en certains endroits, certains murs, certains ensembles de pignons surmontant des surfaces commerciales fermées, de graphes, dessins, collages, graffitis. À mitrailler pour éplucher ensuite en zoomant, sur écran. La diversité des techniques, des styles, des « écoles », est impressionnante, bribes d’histoires éclatées, proliférantes. – Le personnage nu prisonnier de sa bouée, condamné à flotter entre deux eaux, à regarder l’affichette qu’on lui colle sous les yeux : « que fait la police ? » (Probablement une série, mais pas déniché les autres). – Remarquable, cette grande installation constituée de deux images collées aux deux angles d’un carrefour, comme en recto verso, les deux facettes d’une même errance ou absence ou pensée qui tourne dans le vide, sans plus pouvoir se reprendre : d’un côté, un homme nu assis dans une architecture de livres empilés, la télécommande à la main, face à une télévision vide ; de l’autre, un crâne ouvert, un visage interdit et à l’intérieur un labyrinthe où déambule un homme qui lit, avec lequel l’homme au crâne ouvert a perdu le contact direct (un autre intervenant l’a orné d’un cœur rouge). Inscription : « c’est assez bien d’être fou », signé Zoo Project (lien vers photo, infos et vidéos) – En pochoir, ce petit lanceur de cocktail Molotov, gestuelle classique, déterminée, désespérée – silhouette dont l’approximation bien travaillée réunit un profil révolutionnaire, une allure hooligan, une élégance de sport snob -, la bombe toutefois ressemblant à un bouquet, floraison. – Plus décoratif peut-être, les papiers de Glita Grrl, portrait de jeunes filles d’aujourd’hui, félines urbaines, pouvant associer dans une même icône, les signes d’un multiculturalisme contemporain, les codes de nouveaux tribalismes, des allures de beauté antique… (PH)

Les crimes de Thatcher

Steve McQueen, « Hunger », 2008, VH0430

De quoi s’agit-il ? L’horrible méfait d’une dame de fer. – « Prison de Long Kesh, Irlande du Nord, 1981. » Les prisonniers de l’IRA mènent le combat pour obtenir le statut de prisonnier politique en lieu et place du rang de criminel. Ce serait une reconnaissance de leur lutte et l’accès à des conditions d’incarcération plus respectables. Bien entendu, la Dame de Fer n’entend rien concéder à ces terroristes dangereux, valoriser en quoi que ce soit ces vulgaires assassins… – Horreur et esthétique, une mise en scène plastique. Dans cette histoire, ma conviction est faite et ma sympathie va d’emblée vers les victimes, elle n’a pas besoin d’être orientée, éreintée ou manipulée. Par contre, revenant sur les faits – on oublie vite les horreurs qui nous ont indignés, leur succession et surenchère finissant parfois par décourager de s’intéresser, de s’impliquer et d’abandonner l’indignation – elle peut avoir besoin de se donner une représentation plausible de ce qui s’est passé à l’intérieur de cette prison. Il me semble que le réalisateur se donne un point de départ similaire. (Je ne m’attache dans cette chronique qu’à l’examen de certains reproches « d’exagération » qui ont été formulés à l’encontre de ce film lors de sa sortie en salle). Steve McQueen ne fonce pas tête baissée dans l’exaspération scénographique de l’opposition entre matons et taulards, jouant du répulsif et de l’empathie, installant un face à face manichéen favorable aux marchands de mouchoirs et exploiteurs de violences latentes. Ce n’est pas son registre, il pose un autre type d’examen. Il imagine le climat régnant là-dedans, il reconstitue les situations avec leurs codes divers, leur inhumanité exceptionnelle mêlée à une technologie banalisant l’enfermement et la torture, il essaie de se représenter aussi l’état d’esprit des prisonniers, leur discipline de résistance faite de petits gestes, petits trafics, leur rôle de combattant auquel s’accroche l’espoir d’en sortir, de faire avancer une cause, mais aussi de restituer la présence des lumières, des formes, des sons, des silences, des ombres, des contre-jours, toute cette esthétique de la prison qui a peut-être conduit certains à penser que McQueen esthétisait pour émouvoir davantage. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une esthétisation superficielle et manipulatrice, plutôt d’une révélation de ces « marqueurs » singuliers par lesquels on se souvient à jamais d’instants qui ont marqué une ou plusieurs vies (ici, beaucoup). Un traumatisme ne peut se réduire au seul impact central, il vient percuter en conférant à toutes les particules de ce moment, matérielles et immatérielles, tous les détails périphériques de cet instant choquant, une valeur exceptionnelle : c’est leur lecture plurielle qui permet de raconter ce qui s’est passé, d’en établir l’archéologie, de saisir toute la portée de l’événement, la profondeur avec laquelle il aura marqué les corps et les esprits. La mémoire ne fonctionne pas autrement qui remplace souvent l’essentiel du refoulé par un fragment comme désolidarisé et dont, parfois, il faut des années pour éclaircir la portée. C’est bien un refoulé que Steve McQueen veut faire ressortir, qu’il met en scène et filme, en tressant son récit visuel de fragments qui font symptômes, cristallisent dans une apparence partielle – un objet, un mur graphé de merde, un grillage abîmé, une taffe, la lumière particulière du parloir, le bruit des cartes d’identités que l’on retire de leur cadre, signe qu’il va se passer quelque chose où l’institution pénitentiaire préconise d’oublier jusqu’au nom de ces « terroristes », – toute la tension dramatique de cet enfermement. Le cinéaste se concentre sur un fil plutôt sobre, cette étrange frontière où se joignent matons et prisonniers, démarcation instituée par une loi, par une règle. Il filme les gestes qui les mettent en contact, par lesquels chacun « fait son métier », réalise son job : le gardien tente de faire respecter la loi, le prisonnier de faire avancer la cause pour laquelle il se retrouve enfermé, la cause d’un peuple dont il est le « paramilitaire ». Cela donne une série de gestes, spontanés, parfois très techniques, stratégiques, qui s’accrochent les uns les autres, mais selon des énergies très différentes : d’un côté l’énergie est celle du désespoir, de l’autre elle a le poids statique d’une redoutable logistique… La part de recontextualisation est limitée (pas d’archives, de documents d’époque, de reconstruction de ce qui se passe autour de la prison, pas d’acteurs interprétant les « grands » qui faisaient l’histoire…). En privilégiant le huis clos, McQueen coupe court à l’ampleur empathique que dégagerait d’emblée l’alignement des données historiques. Le seul soutien populaire qu’il montre, c’est dans le générique, une manifestation de femmes – des mères, des épouses, des amies – qui martèlent le pavé.  – Ça commence comme ça.– Avec les premières images on suit un civil, silencieux, trempant ses mains blessées dans l’eau claire – impossible de deviner à ce stade le sens exact de ces plaies, il les contemple, il semble les ressentir comme une marque dont il est victime  – se scrutant dans un miroir, puis déjeunant, sortant de chez lui, vérifiant si sa voiture n’est pas piégée avant de démarrer – et l’on comprend que ces gestes sont répétés tous les jours, font partie de la routine – sa femme derrière les tentures, figure d’angoisse, se demandant si c’est pour aujourd’hui, quand cela va-t-il surgir…  N’a-t-il pas tous les aspects d’un enfermé, d’un être en cellule d’isolement, en sursis, le genre de condamné en liberté provisoire? En fait, il bosse à la prison et il n’incarne pas le gardien qui éprouve de la pitié pour ses victimes, de la honte pour son rôle. C’est plus complexe. Sans se rapprocher de la cause ennemie, que du contraire, ce qui se passe dans cette prison lui pèse, lui empoisonne la vie, il est saturé de dégoût, pour lui, les autres, le pouvoir. Il a la gueule de quelqu’un qui ne supporte plus son job. Ce que l’on a vu en ouverture est une déclinaison de thèmes classiques (renvoyant à diverses mythologies ou grandes pièces du répertorie classique) : comment se laver les mains d’un crime indélébile, commis au nom d’une autorité qui vous dépasse ? Comment parvenir encore à se regarder dans le miroir quand on en vient presque à se faire horreur au nom du devoir accompli ? Rien n’est dit, ça se voit, Steve McQueen montre. Il est avant tout un plasticien de l’image. Quelques scènes courtes, quelques gestes, quelques mouvements, quelques regards solitaires en vase clos, sans la moindre emphase, la force de suggestion est puissante. Un style qu’il a forgé dans ses installations vidéos. Cette force est libérée par l’esthétique, le soin apporté à l’image, au rendu des matières, aux gestes, aux codes et à la chair des gestes. On dit que dans les états de perturbation intense, de chocs, l’œil enregistre les détails, les altérations de la matière qui prennent comme l’empreinte de ce qui est en train de se passer. Ce sont les oiseaux qui entendent venir la tornade avant tout le monde. Le canari qui prévient du coup de grisou. C’est l’eau de l’évier qui se trouble, se couve d’un voile terne, comme l’eau d’un regard qui s’éteint, la chemise mouillée du maton qui trempe dans le crime de l’Etat. On est au cœur d’une monstruosité qui travaille, malaxe, fait transpirer jusqu’aux témoins inanimés.  Après être entré dans le quartier de sécurité en suivant le flic, on y revient en suivant le protocole d’une nouvelle incarcération. Le nouveau condamné  sait très bien qu’il est un soldat rejoignant un commando enfermé, il ne vient pas strictement purger sa peine mais continuer la lutte sur un autre terrain. La guérilla se déplace. Il sait ce qu’il doit dire, ce sont des consignes quasiment apprises par cœur, en liberté, quand l’éventualité d’être pris et incarcéré fait l’objet de préparation, voire d’entraînement : il faut revendiquer le statut de prisonnier politique, refuser de porter la tenue de prisonnier criminel pour être fiché comme récalcitrant, et, à partir de là, rejoindre les autres, nu, emportant une simple couverture. Tous les prisonniers de l’IRA mènent une grève des couvertures et de l’hygiène. Il en découvre la réalité, ce que ça donne vraiment au niveau du cachot : merde étalée sur les murs, tinette bouchée, vermines… C’est dans ce décor que doit s’organiser, très vite, la résistance des organismes : préserver des rêves, capter des informations extérieures, rivaliser d’ingéniosités pour « passer », lors des audiences au parloir, de quoi écrire, de quoi faire sortir des témoignages, recevoir des consignes politiques, des conseils. – La ligne de front– L’action des prisonniers fait sans cesse bouger les lignes. On ne peut les empêcher de faire la grève de l’hygiène, mais en même temps l’institution carcérale ne peut tolérer des prisonniers couverts de crasses. Il faut organiser des nettoyages de force. Les scènes sont certes violentes, mais quiconque aura déjà donné le bain à un enfant qui n’en veut pas et fait sa crise, mesurera la difficulté de l’entreprise. Les gars de l’IRA sont costauds et n’entendent pas se faire récurer. Forcément, contraints par les ordres supérieurs, les matons y vont sans douceur, en profitant pour se défouler contre ces prisonniers qui les empêchent de se la couler douce, qui les oblige à se sentir des salopards, leur font perdre leur sang-froid. L’établissement ne peut tolérer que les cellules restent bouchées, couvertes de détritus, peintes d’excréments : l’administration a dû ainsi trouver des solutions, organiser des services de désinfection, de nettoyage énergique au carsher… Le pouvoir ne peut accepter des moments de rébellion, il faut y mettre bon ordre, faire venir des troupes, organiser une ratonnade, éprouvante, dégueulasse, mais faisant craquer des nerfs dans le camp de l’ordre aussi. La seule à garder son calme : Thatcher dont, dans le silence de la réclusion, on entend quelques messages radiophoniques, fermes et suaves, presque exquis. C’est là que se concentre toute la vraie violence insoutenable du film. – La Passion – La lutte patine, une première grève de la faim collective a échoué.  La presse commence à se désintéresser de l’affaire. Cet emprisonnement cesse de pouvoir être utile à la cause de l’IRA. Bobby Sands et ses acolytes entendent alors donner une nouvelle tournure, plus radicale, à leur action : tous les quinze jours, l’un deux entamera une grève de la faim au finish. C’est une décision pivot. Elle donne lieu au seul vrai dialogue, long, de tout le film. Dans le parloir. Face à face entre Bobby Sands et un prêtre, conseilleur et contact avec l’organisation de l’IRA… La décision des prisonniers est inébranlable. Il ne s’agit pas d’une invention de scénariste. Cette décision, en connaissance de cause, a réellement été prise et appliquée méthodiquement par ces prisonniers. On bascule alors dans une fascination comportant certainement des dimensions morbides : cette détermination à donner sa vie, à mourir pour une cause, un idéal, un rêve, cette dimension sacrificielle est stupéfiante. Cette grève de la faim est filmée de manière très médicale, dépassionnée, en suivant « objectivement » les effets de la privation totale de nourriture, la dégradation progressive des corps et des facultés mentales, la diminution de la vie, la décomposition qui s’installe. À quoi fait face la gestion rigoureuse, flegmatique par l’appareil carcéral : le corps est soigné pour ses blessures, le prisonnier doit continuer à être lavé dût-il être porté jusque la baignoire, les draps changés, on installe un matelas spécial pour soulager les escarres, une cage métallique pour empêcher que les draps ne blessent la peau (sur les os)… Il y a toute une esthétique du corps mourant de sa passion, christique, offrant son calvaire, qui fait penser, par exemple, au travail de la plasticienne Berlinde De Bruyckere. Toute notre culture visuelle et plasticienne est traversée par les représentations d’un corps supplicié, mourant pour les autres. En voici un « avatar » moderne qui rappelle que ce n’est pas le dernier exemple et que le Christ n’a probablement pas été non plus le premier. Offrir sa vie pour en sauver d’autres, action qui rythme l’histoire de l’homme, comme si cet acte extrême était seul capable de débloquer certaines situations, d’ouvrir des portes, des issues, des avancées… Inévitablement, lorsque les derniers moments approchent, le cerveau bat la campagne, son activité se tourne vers le sentimental, gagné par des hallucinations, images des êtres proches, pensées qui volent vers ce qu’il y a de plus cher, irrémédiablement perdu, images d’échappées. Mais c’est sans violons. Dans la fièvre des dernières forces, visions fugitives, des présences fantomatiques qui soutiennent, des ombres qui réconfortent. L’adieu des parents est tout aussi sobre. Des parents qui, depuis le début, ont accepté l’engagement « militaire » de leur fils. Ainsi, à tour de rôle, selon le plan annoncé, sans fléchir, 9 prisonniers vont se laisser mourir, seront assassinés par le gouvernement de Margaret Thatcher. Comment reprocher à ce film, plutôt dépouillé, d’en faire trop !? Alors qu’il met en suspens toutes les dimensions « partisanes » et se concentre sur ce que l’on inflige à la vie, sur le peu de valeur accordée au vivant par régime occidental moderne, pas en des siècles reculés, en 1981, par des responsables encore en vie même si la principale perd la mémoire, tiens! Comment représenter ce qui s’est passé en évacuant la dimension insupportable de ce fait historique ?  (PH) – Chronique d’une installation vidéo de McQueenBioDernière expo Marian Goodman New York

Le bon conseil de Valentin(e)

« faites l’amour, pas les magasins », pochoirs, Bruxelles 2010