Archives mensuelles : Mai 2012

Tireurs mélancoliques d’élite

Fredric Jameson, L’inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique. (Editions Questions Théoriques, 2012) – Michal Gabriel, Players, (Beaufort 04) – Anri Sala, 1395 Days without Red, Le Clash, Tlatelolo Clash, (Centre Pompidou) – The Clash, Should I Stay or Should I Go

Comme un insecte ou une fleur pavoisés dans le temps de l’ambre, morts et immortels, je me suis vu pris dans la lumière patinée d’un vieux bistrot. Regardant sans ciller, malgré l’effet aveuglant de contre-jour, au-delà des vitres de la devanture, l’extérieur surexposé, figé, tellement lointain et d’aspect irrespirable, avec lequel je venais de rompre à l’instant en franchissant la porte et prenant place à la table désignée par la serveuse. Où j’avais l’impression d’avoir déjà été assis, autrefois, ailleurs, dans un bistrot semblable, et d’y être resté. Dehors, une rue encombrée d’engins de locomotion à l’arrêt, pétrifiés, apportés là en pagaille par une crue aujourd’hui évaporée. De rares passants dérivent. De temps en temps un visage se colle à la vitre, énorme, étrange, essayant de jauger la qualité de ce qui garnit les assiettes et les verres. Le comptoir, le carrelage, les murs jaunis, les chaises en bois sans âge, je suis du côté des profondeurs, d’une certaine permanence, j’éprouve le sentiment de retrouver un chez moi, une enveloppe, grâce à quelques éléments de décors que j’ai toujours connus, qui m’évoquent divers estaminets où j’ai souvent cherché refuge. Surtout autrefois. De l’autre côté de la porte, c’est le présent, le récit de surface auquel je coïncidais, il y a encore une seconde. Je l’observe errer dans son immobilité, sans moi car je glisse dans la désynchronisation, regagné peu à peu par une pluralité de voix intérieures – cocon cacophonique -, incompatibles avec les lois régissant la surface, mais qui pourtant la font vivre. Je suis un agglomérat de « microrécits d’essence allégorique » (expression de Fredric Jameson) en roue libre qui survolent l’insondable de mon paysage mental, comme les semences de pissenlits, les graines de bouleaux au printemps, au-dessus des champs, des rivières, des collines. Je m’extirpe, en fait, d’une longue réunion de travail où j’ai dû produire du récit de surface, rapprocher des personnes différentes dans un projet commun, organiser une perspective où associer des intérêts divergents, inscrire des actions éloignées les unes des autres dans un processus professionnel prétendant poursuivre un intérêt public, collectif. De ces réunions dont on dit que les enjeux sont importants et où, pour jouer, je me fais violence bien qu’y trouvant un plaisir indéniable, sans doute pervers. Et, bizarrement, je ne peux m’impliquer avec quelque efficacité dans ces ateliers de storytelling professionnels que parce qu’en moi, continuellement, des choses se racontent qui ne pourront jamais intégrer aucune surface, rétives à toute imbrication fonctionnelle. Rétives. C’est pourtant l’énergie archaïque de cette prolifération intime anti-linéaire qui est détournée lors des séances de travail où se synchronisent les parts que chacun investit dans une même histoire, processus commun incluant une dose certaine de baratinage naturalisé par le management. Tiens, le bistrot où je viens de me planquer s’appelle Le Baratin. En franchissant la porte, en me retrouvant dans une atmosphère fraîche et bon enfant, vieillotte et branchée, réactivant la mémoire de nombreux lieux où j’ai ponctuellement aimé me cacher et disparaître –quand je séchais les cours, quand je plongeais mutique dans des cabarets littéraires nocturnes et enfumées, quand je lisais et écrivais solitaire sur un coin de table, stimulé par les sons et conversations de café -, je déclenche la désynchronisation d’avec ce que je représentais en surface, je m’absorbe dans l’écho vrombissant, assourdi, d’un « premier moteur ». L’équivalent, à l’échelle microscopique d’un imaginaire individuel, des « arts premiers ». Une pensée sauvage. « Le niveau fantasmatique d’un texte serait donc comme le premier moteur qui confère sa résonance à tout artéfact culturel, mais qui toujours doit être détourné, mis au service d’autres fonctions idéologiques, et réinvesti par ce que nous avons appelé l’inconscient politique. » (Fredric Jameson, L’inconscient politique. Le récit comme acte socialement symbolique. Éditions Questions Théoriques) Je rejoins un niveau fantasmatique, en deçà de tout artefact, tout détournement, au plus près de la relation magique avec les choses, une histoire de résonances. Je suis pleinement la vieille chaise en bois, l’assiette et la salade de lentilles, le verre de vin rouge, syrah fruitée et épicée, le morceau de pain, la crème caramel maison, les mots banals que je n’entends pas et pourtant sont échangés avec la serveuse, le tableau noir où s’aligne la liste des plats du jour et celui avec la carte des vins, je suis cela, pleinement, strictement, rien d’autre. Je m’imprègne, me diffracte dans l’ambre bistrotière. Comme si je n’avais plus parlé depuis des semaines, si j’ouvre la bouche, je suis inaudible, je bégaie, attardé. Je me retire de toute surface et souhaite de moins en moins y remonter. La perspective d’y retourner me fait même souffrir. Alors, j’imagine d’autres surfaces, inattendues. Je me prête avec moi-même, de manière prospective, à ce jeu qui consistait à regarder plonger les grèbes et à deviner l’endroit où ils allaient rejaillir. Gémissement silencieux que j’évacue en portant le verre à mes lèvres. Je suis le morceau de porc fondant, la simple purée de pomme de terre et cébettes, la pointe de saint-nectaire à point, le beurre fermier, et encore la syrah fruitée et épicée, droite, joviale et néanmoins complexe. Vin de soif, immédiateté structurée, non superficielle. Autant de microrécits en quoi je m’éparpille, éparpillement par quoi je tiens, enfin, la possibilité de me retrouver, me rassembler, récupérer les vibrations du « premier moteur ». Constat que cet « éparpillement » est mon « tenir ensemble », le stade magique où je me sens pleinement déjà « moi », sans être capable de dire en quoi cela consiste, et retenant mon souffle dans l’attente de voir comment tout cela va se fixer. C’est cela, la musique du « premier moteur » que je suis contraint de m’avouer atténuée, feutrée non sans m’émerveiller tout de même de sa persistance. Certes, elle était jadis incomparablement assourdissante, tumultueuse, néanmoins, elle n’est pas éteinte. J’oublie tous les tenants et aboutissants, que bientôt je franchirai la porte en sens inverse, par obligation. Un grand sentiment de liberté à portée. Enfin, non, la liberté n’existe plus, je contemple les restes lointains d’une liberté passée, elle m’enveloppe de sa lumière jaunie, elle me berce, mais elle est passée. Je crois pouvoir la toucher, ce n’est qu’une vue de l’esprit. Un tir précis, mélancolique, me touche d’un impact diffus et dévorant.

Je bifurque alors vers des images de plages. Y a-t-il un espace où je me suis senti physiquement plus libre ? Le corps était sans contrainte, je perdais toute timidité, je jouais, courais, me prêtais à des exercices et à des jeux, m’essayant à des cabrioles que je n’imaginais esquisser dans aucun autre élément. Surtout pas dans la vie normale où ces facultés restaient inhibées. Là, cela semblait naturel, jamais ridicule. Le temps se dilatait. Je pouvais jouer indéfiniment, lancer une balle, la rattraper, plonger dans le sable, sans jamais me lasser, cela devenait ma fonction principale. Durant des heures, essayer de faire la roue. Comme si j’obéissais à quelque démangeaison de l’âme, une possession. Une danse, recherche d’arabesques, selon des figures imposées ou libres, expression corporelle en communion avec les courants de l’eau et du vent dessinant des formes abstraites dans le sable. Dans l’air marin tonique, je devais sentir confusément que cette intense gymnastique cherchait à bouleverser la plasticité de mon corps, l’adapter à la plage, aux vagues, au sel, pour qu’il s’y enracine, s’incruste comme un bernard-l’ermite dans le temps intangible des vacances à la côte. Mort et immortel dans l’extase balnéaire. (Quelque chose de ce genre est raconté dans un roman de Rezvani, je ne sais plus lequel – ce qui m’importe est le dépôt que cette crue textuelle a laissé en moi -, où un personnage s’isole dans un face à face avec la mer, vivant dans des anfractuosités rocheuses, se nourrissant de ce qu’il ramasse ou attrape, tellement longtemps que sa morphologie commence à s’adapter au milieu marin, son corps devient carapace, l’extrémité de ses membres se palme, il s’apprête à reprendre la mer, littéralement, comme retour au milieu originel.)

C’est un rappel de cette liberté mélancolique sur la plage qu’éveille un groupe de joueurs figés dans le sable. Le jeu est dispersé, les joueurs s’éloignent de son épicentre ou y reviennent après une longue pause. Arrêt de jeu sifflé pour quelle faute ? Le temps ludique de lutte vient-il de se disloquer ou va-t-il reprendre ? Ce sont des sculptures du tchèque Michal Gabriel (Beaufort 04, De Panne). Ils ont joué tellement longtemps que leurs corps se sont adaptés à leur passion exclusive, les bras se sont allongés, transformés en battes ou raquettes, immenses, traînant au sol. Ils sont stoppés dans leurs poses qui conservent la souplesse, l’ondoiement altier des corps épanouis dans la gratuité du jeu, instruits de l’énergie ludique cosmique qui les anime et les rapproche de la perfection corporelle mythique, celle appréciée des dieux et des héros. Ils n’existent plus que pour cela. Ils n’ont pas d’autre vie. Leur espace mental est aussi cette musculature sculptée et déformée. En parfaite adéquation avec le sable, les vagues, le vent, le sel, le vide marin. Par cela même, il est difficile de dialoguer directement avec eux, ils sont dans une autre dimension, la parole doit transiter par d’autres canaux, trouver d’autres accroches. Leur peau est totalement striée, empreinte d’une musique tant intérieure qu’extérieure, intersection où elles se rencontrent, s’imbriquent (leur surface évoque celle des microsillons). Arabesques rituelles, boucles celtiques, tourbillons védiques, et labyrinthes de stries sans début ni fin épousant les paysages musclés. Ces corps sont couverts d’une texture dont on ne connaît plus l’origine, une trame peignée qui ne s’interrompt nulle part. Ils sont burinés de « formes esthétiques ou narratives », à fleur de peau. En passant les doigts sur cette surface de lignes, je ressuscite un geste oublié, souvent effectué pour résoudre des jeux graphiques consistant à démêler le parcours de plusieurs fils emmêlés. Je n’y parvenais jamais d’un simple regard, je devais regarder avec le doigt. En même temps, quand je l’effleure, la surface des lignes chatouille, résonne, chante faiblement, maladroitement, comme le squelette d’une chanson dans une boîte à musique, quand la manivelle n’a pas encore assez de vitesse. Puis une mélopée fluette, cristalline. Echo de vagues qui se succèdent, échouent, se relèvent. Probablement que ces lignes corporelles, suivies du doigt en fermant les yeux, me conduiraient au plus profond d’une autre matière textuelle absorbée, mugissante en moi, celle de Moby Dick et de ce fantastique indigène pêcheur de cachalot, au corps nu complètement décoré de tatouages et de scarifications, allégorie corporelle du texte qui l’engendre. (Je regarde et fait chanter l’écorce des joueurs et j’entends et je revois les contorsions enfantines, les écritures corporelles insouciantes de mes jeux sur la plage.) Ce langage gravé résout symboliquement, à la surface charnelle, les contradictions toujours renaissantes entre la magie et la raison, le déchirement entre le désir de se situer utilement à l’intérieur d’un espace social bien défini et celui de s’échapper en un grand tout cosmique, présocial, au sein des constellations magiques qui auraient le pouvoir de rebattre les cartes. Contradictions toujours renaissantes, esthétiquement et narrativement, si l’organisation sociale et politique n’a pu correctement en organiser les termes dans ses lois. Alors, symboliquement résolues par le fait d’être représentées, figurées, gravées sur la peau, interface entre soi et l’univers. Les tracés cosmologiques sur la peau, se ramifient comme un texte fantasmatique, matrice graphique où se loger, un filet imaginaire qui assigne au corps une place expliquée, juste, située dans l’univers, ce que les institutions et les organisations sociales ne parviennent pas à déterminer.

C’est ce que rappelle Fredric Jameson à propos de l’étude des peintures corporelles conduites par Lévi-Strauss. Ainsi à propos des dessins des Caduveo : « Il faudra en définitive interpréter l’art graphique des femmes caduveo, expliquer sa mystérieuse séduction et sa complication au premier abord gratuite, comme le fantasme d’une société qui se cherche, avec une passion inassouvie, le moyen d’exprimer symboliquement les institutions qu’elle pourrait avoir, si ses intérêts et ses institutions ne l’en empêchaient. » (Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Poche) Pour Jameson, les travaux de Lévi-Strauss, « nous donnent à voir le spectacle de peuples dits primitifs qui, déconcertés par la dynamique et les contradictions de leurs formes d’organisation tribale, encore relativement simples, projettent des résolutions décoratives ou mythiques de problèmes qu’ils ne sont pas capables d’articuler sur un mode conceptuel. Mais si c’est le cas de sociétés précapitalistes, et même prépolitiques, alors cela ne sera-t-il pas encore plus vrai pour le citoyen de la Gesellschaft moderne, confronté aux grandes décisions constitutionnelles de la période révolutionnaire, à la dissémination d’une économie fondée sur l’argent et un marché qui annihile les traditions, à ces personnages collectifs changeants qui s’opposent à la bourgeoisie (tantôt une aristocratie en ordre de bataille, tantôt un prolétariat urbain), aux grands fantasmes des différentes formes de nationalisme devenus de quasi-« sujets de l’histoire » d’un type assez différent, à l’homogénéisation sociale et à la constriction psychique liées à l’essor de la ville industrielle et de ses « masses », à la soudaine apparition des grandes forces transnationales du communisme et du fascisme, puis à l’avènement des super-Etats et au déclenchement de la grande rivalité idéologique entre capitalisme et communisme, qui, non moins passionnée et obsédante que celle qui, à l’aube de la modernité, avait animé les guerres de religion, marque la tension finale de notre village désormais global ? » (F. Jameson, L’inconscient politique.)

Sensation d’être descendu sous la surface et d’observer du fond d’un bistrot la surexposition du présent. Caresser l’épiderme gravé de joueurs statufiés et entendre autant que voir la ligne de fracture, courant des temps primitifs jusqu’à la modernité avancée, des contradictions constitutives de la pensée humaine, résolues fragilement en projections graphiques ou textuelles. Se rappeler les infatigables incantations puériles pratiquées dans le sable, pour que le temps s’arrête. Un enchaînement de passages que j’emprunte forcé, en tout cas par la force des choses, sans liberté d’arrêter ou de changer quoi que ce soit aux règles, puisque l’avant et l’après déterminants ne nous appartiennent pas. En quoi consiste l’expérience de vivre.

Dans une vidéo d’Anri Sala, je retrouve quelque chose de ce genre, simple et sidérant. Des personnes marchent sur le trottoir. Concentrées, absorbées. Ils ne marchent pas pour le plaisir. Ils ne flânent pas. Ils rasent les murs. Les rues sont lumineuses. Silencieuses. Les pas résonnent. Aux carrefours, ils s’arrêtent, ne bougent plus. Petit à petit, ils concentrent en petits groupes, massés à l’ombre des maisons. Immobiles, gris, sombres, toujours silencieux. Ils partagent une condition commune, mais ne se parlent pas, ne semblent pas paniqués par quoi que ce soit. Il y a peu de circulation. Ils n’attendent pas qu’un feu rouge passe au vert. Ils ne regardent pas à gauche puis à droite. Leur regard scrute l’infini, droit devant. Un profond recueillement. On dirait des désespérés attendant de sauter dans le vide. Au bord du trottoir. Puis l’un s’élance, presque courant, précipité. La caméra le suit, gros plan sur les épaules, souvent elle plonge dans le flou heurté, cadre un espace temps indéterminé avec une silhouette qui s’estompe, flanche, prête à sortir de l’image. Le passage est une question de vie ou de mort, issue incertaine en terrain découvert, il rentre la tête dans les épaules, plie les genoux, bras le long du corps, louvoie légèrement, il ne pense plus à rien, se confie à la chance ou malchance. Le dos rond, ce mouvement voûté, comme je le trouve beau, absolu et mélancolique. Comme un geste volontaire, détaché de tout, un envol aller sans retour, auréolé de « renoncement, de retrait de la vie et de répudiation du monde » (F. Jameson, ibid.) Puis il atteint l’autre rive. Alors, d’autres franchissent le pas, ont senti que c’était l’instant ou jamais de courir le risque, chacun pour soi. Cela se passe à Sarajevo. Les hommes, les femmes vaquent à leurs préoccupations urbaines sous la menace des snipers. L’état d’exception est devenu ordinaire. Enfin, la trouille est complètement intériorisée. Le sniper aussi. Dans ces déambulations au sein d’une guerre invisible et vicieuse, on suit particulièrement une femme qui fredonne un air de musique, pas n’importe lequel, un qui lui taraude l’esprit, chevillé au corps, et qu’elle travaille, déroule comme un fil pour ne pas se perdre, retrouver son chemin, pouvoir revenir en arrière si elle devait rencontrer l’irréparable. Dans certaines circonstances, on chante pour se donner du courage et avancer. Puis, un film projeté en parallèle ou alternance sur un autre écran, nous présente un jeune orchestre en train de répéter une symphonie de Tchaïkovski dans une salle impersonnelle, symbole de la déshérence des politiques culturelles. On reconnaît là, à l’oreille, la chair musicale qui fleurit graphiquement – on l’entend indistinctement quand elle chante, mais on voit la forme que prend sa bouche, mimant le caractère d’un instrument de musique – sur les lèvres de la jeune femme et s’incarne dans l’élan de sa marche, erratique sous la visée des tireurs d’élite embusqués. C’est la partie pour basson de cette symphonie qu’elle épouse de toute son âme pour y puiser la force de franchir les espaces vides, exposés. Si elle fredonne ostensiblement, en mesure, les interventions solistes de son instrument fétiche, quand il s’efface dans la partition, elle éprouve silencieusement la pulsion symphonique, vivement, dans le moindre de ses pas, ça la porte.
Ces deux films, celui dans Sarajevo, celui de la répétition symphonique, s’agencent avec d’autres, plus loin, où règnent d’autres d’errances, désertiques, au cœur d’une ville écrasée de soleil. Impersonnelle. Déambulations sans objet très évident, sans doute pour libérer de cet espace que le réalisateur Anri Sala met à la disposition de l’imagination du spectateur. On tourne autour d’un lieu de socialisation éteint, fermé, la fête est finie, irrémédiablement. Les lendemains ne chantent pas. La torpeur urbaine est secouée par un démarrage sonore saisissant, brusque et bref, comme ceux qui peuvent déchirer les oreilles lors d’un soundcheck. Une attaque survoltée de guitare qui serait imitée, métaphorisée par un autre matériau sonore. Coup de manivelle pleine de distorsion. Un immense larsen céleste de limonaire. Un élan interrompu mais qui connaît des répliques, des échos éparpillés. Le son ne sort pas que de l’écran, il provient de partout. Par contre, sur l’écran, voici un couple qui localise la musique, arrimé justement à un orgue de barbarie dans la rue déserte, poussant la chansonnette. Une chanson, certes, se propage. En d’autres plans, un homme se balade avec une grande boîte blanche sous le bras. Cette chanson, je la connais trop bien, depuis une plombe, le début des années 80. Mais elle a changé, comment s’appelle-t-elle ? Qu’entends-je ? Est-ce l’afflux de souvenirs pêle-mêle qu’elle éveille qui m’empêche de l’identifier clairement, consciemment ? Mais non, voilà, je la remets, elle est simplement déguisée, transposée pour orgue de barbarie. Tout ce qui faisait qu’elle collait à merveille à une époque, avec ses guitares spécifiques, sa batterie, sa voix, se trouve dépaysé, déphasé et pourtant amplifié. Témoin d’un contexte populaire précis, daté, la voici adaptée à une destinée universelle populaire. J’en retrouve toute la criante authenticité et pourtant elle m’échappe. Je la perds, mais j’en ressaisis l’essence comme jamais. Revoici l’homme et sa grande boîte blanche. Là, sur le bord, une toute petite manivelle qu’il actionne et voici la mélodie en entier, délicate, localisée au plus près du flanc du marcheur, fluant cristalline de ses côtes, petite musique têtue, intime et interrogative, Should I Stay or Should I go ? Entre la version originale, conservée intacte dans mon esprit, et celle-ci, mise en boîte pour devenir musique de rue anonyme, il y a un espace dans lequel je plonge à la manière des habitants de Sarajevo traversant les rues, épaules rentrées, m’abandonnant à un tourbillon flou, m’exposant à un tir mortel de mélancolie.
Dans un autre film contigu, on est à Mexico, un périmètre urbain historique, « berceau de la nation mexicaine et lieu de troubles politiques qui demeurent encore aujourd’hui dans la mémoire collective. » (Feuillet de l’exposition) Coup d’œil sur une histoire en panne, société entropique, symbolisée par ses quartiers dortoirs, sans âme, sans avenir, où plus rien ne se noue. Les feuillets perforés pour jouer la chanson des Clash à l’orgue mécanique ont été dispersés. Sans intention particulière, plutôt par accident, ou négligence. La partition est tombée, oubliée, les pages se sont détachées, le vent les a emportées. Et c’est une sorte de hasard –ou la force métaphysique de la chanson qui veut ressouder ses ritournelles en un tout organique – que divers individus de tous âges, hommes et femmes, les retrouvent, les ramassent, s’interrogent : que signifient ces dessins, de quel langage s’agit-il, quel code, quel message, de quel tout est-il une partie, où se trouve le reste, ? Certains s’abritent du soleil avec leur papier, pour essayer de sonder une autre dimension de ce qui les entoure, et la lumière filtrée par les perforations leur fait des peintures faciales, abstraites, géométriques. Des ombres chansonnières. D’autres regardent au travers, comme si ce squelette de chanson allait leur faire voir le monde autrement, et de fait, ils voient le monde urbain se profiler dans les pleins et les vides de la chanson traduite pour machine selon la possibilité d’un rythme désiré. Les carrés et rectangles s’alignent du reste sur le carton comme les fenêtres éteintes ou allumées des façades d’immeubles qui s’allument et clignotent dans la nuit. La collecte et la mise en commun des fragments s’organisent spontanément. Il faut recoller les morceaux de la chanson populaire. Sur sa charrette, un orgue de barbarie est en attente dans un parc. Chacun ou chacune s’en approche, comprend que le bout de papier peut être décodé, lu et chanté par l’appareil et y introduit son bout de manuscrit mécanique pour le transformer en bribe de chanson claironnante. Abrupte. Une série de fragments. Chanson déchirée. Saccadée. Tronçonnée. À chaque fois interrompue, suspendue dans le silence, y répandant sa sève languide, mélancolique, stay ou go. À la fin, toutes les mains se coordonnent pour réparer et conjurer la dispersion, redonner corps à l’air qui les hante, faire jouer les fragments dans le bon ordre, de A jusqu’à Z, rendre à la chanson sa cohérence en la déployant dans toute sa dynamique bien balancée, unique. Dépouille morte et immortelle dont le refrain embaumé fait mouche, tireur d’élite de mélancolie.

Je nage dans les mêmes sentiments mélangés en regardant Artiste Ouvrier en train de coller son paysage terrestre extrême, devenant martien à force d’être exténué, survolé par un chef indien assis sur un griffon de science-fiction. Ou, plus douloureusement, quand je dois manipuler une tête de poisson mort, dans le cadre d’une recette de cuisine. Ou, lumineusement, quand je m’extasie sur l’ombre et les reflets jaillissant d’un verre où j’ai réuni un ou deux brins de myosotis et que je me dis que j’aimerais, par-dessus tout, collectionner ce genre d’image, ce serait cela mon être.

Je terminerai par une citation de Joseph Conrad (Typhon) dans une analyse de Fredric Jameson
« … Ici, il faut sans doute assimiler la mélancolie sereine irriguant la passion du collectionneur au geste de renoncement, de retrait de la vie et de répudiation du monde qui, comme l’a montré Lucien Goldman dans Le dieu caché, constituait au XVIème siècle le sens symbolique du jansénisme par cette fraction de classe qu’était la noblesse de robe :

Je respectai l’intensité passionnée avec laquelle il s’absorbait dans la contemplation de ce papillon, comme si, sur l’éclat de bronze des ailes fragiles, sur les veinures blanches, sur les taches somptueuses, il voyait autre chose, l’image de quelque chose d’aussi vulnérable et indestructible que ces velours délicats et inertes dont la splendeur n’a pas été déflorée par la mort.

Pour nous, cependant, la thématique de la « mort » et la rhétorique de la mortalité ne sont ici que le déguisement d’une douleur plus vive, liée à une exclusion par l’histoire ; de la même façon, on doit lire la passion de la collection de papillons comme la fable et l’allégorie de l’idéologie de l’image, et du choix passionné de l’impressionnisme de Conrad – la vocation d’arrêter le vivant matériau brut de la vie, et de le préserver par-delà le temps, dans l’imaginaire, en l’arrachant à la situation historique qui seule donne un sens à son changement. » (Fredric Jameson, L’inconscient politique). – (PH) – Anri SalaMichal GabrielArtiste OuvrierFredric Jameson