Archives mensuelles : octobre 2011

Cartographie et endettement (Parenthèses oscillantes, 2)

 

A propos de JR, William Gaddis (Plon 2011), La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato (Amsterdam, 2011), Restless, Gus Van Sant, 159/295 de Lyndi Sales, Codificado : impressâo transparente de Diogo Pimentâo, Contributions d’Alain Bubblex, Geographical Analogies de Cyprien Gaillard, Vidéocartographies : Aïda, Palestine de Till Roeskens, Shadow Sites II de Jananne Al-Ani.

Parenthèses, corps du texte, entropie. – Les reflux qui m’installent entre parenthèses varient quant à leur nature. Ce n’est pas toujours aussi coussindairisé que l’enclave virtuelle et ange gardienne où jouir d’une réceptivité exacerbée, polyvalente et heureuse, à 360° et multi genres (voir article précédent). Il est des parenthèses rudoyantes qui isolent et bâillonnent, ce qui ne revient pas à empêcher de penser et formuler mais en déplace l’action, au cachot, au gueuloir enfoui. On ne se raconte plus d’histoire, dans le sens où, en temps normal, on cherche à inscrire les flux aléatoires des sensations dans une narration instinctive, immédiate où se projeter, s’emparer des choses et se situer par rapport à elles. On constate que n’existe plus l’intention de retenir et donner forme à ce que l’on voit et entend et qui surgissent des murs, des fenêtres, des passants. Au contraire. On laisse aller. Même pas, on continue d’absorber la multitude de signes visuels, sonores et olfactifs non pour construire une représentation des lieux successifs où l’on marche au hasard, mais bien pour démonter tout le perçu, le désagréger et, comme affecté d’un point de côté, plier vers l’abandon, détaché. On entend en soi, quelque part, comme une rivière lointaine qui cascade, un lieu où tout se désorganise, tombe en ruine (et cela inclut tout le romantisme des ruines distillé en si peu de traces), se déconstruit, part en chaos. Une ligne d’horizon où l’on pousse toutes choses que les sens enregistrent, pour qu’elles y basculent et disparaissent, se terminent (et en terminer). Une source bouillonnante d’entropie, au nombril. Ce n’est ni sinistre ni même négatif, pas même assombrissant, ce n’est pas broyer du noir. C’est ouvrir la bonde pour que se détricote l’intertextualité qui m’imbrique au monde et qu’elle s’écoule comme on aimerait parfois s’évacuer en même temps que l’eau du bain. C’est lustral, les énergies s’évadent dans l’hémisphère contraire et se reconstituent. Il faut de ces nettoyages pour repartir, recommencer à penser et désirer que, de cette ligne d’horizon intérieure, réapparaisse autrement, ailleurs, ce qui s’y est englouti. Pourquoi en venir à ressentir ce point d’entropie de manière si organique et puissante, soudainement ? C’est une affection de lecteur, fiction emmêlée au réel. Parce que, depuis des semaines j’évolue dans le roman de William Gaddis et qu’au fil du temps je fais corps – ou je produis un corps gaddis qui double le mien – avec cette musicalité plurielle que relève Jean-Philippe Rossignol dans ArtPress (peut-être est-elle décrite facilement) : « Imaginez un livre qui ferait se croiser Beethoven, Stravinsky, Webern et « We Are the Robots » de Kraftwerk, le groupe allemand de musique électronique. Fermez les yeux et observez bien ce livre à venir. Cette impression puissante que l’écrivain a ressemblé, sur la page, des univers musicaux aussi singuliers, opposés, inventant au fil du temps des associations inédites. Symphonie, trio à cordes, concerto pour clarinette, fugue, sarabande, Requiem. L’ivresse des grammaires s’engendre elle-même, comme Gaddis sait écouter la cadence de la lecture. » Il y a de ça, oui. Une cadence de lecture qui fait éprouver corporellement l’unité cacophonique d’un flux de musiques soit systémiques, capitalistes, idéologiques, soit intimistes, idiosyncrasiques, solitaires ou collectives, dans leurs multiples croisements et décroisements. Dans cette phénoménale collision textuelle du JR de William Gaddis – innombrables écritures qui s’incarcèrent les unes aux autres -, le point central est un fabuleux pôle d’entropie, d’abord ténu, anecdotique puis qui s’élargit de plus en plus et aimante l’ensemble des destinées, des personnages, des objets et des projets. Une chambre, sorte de garçonnière louée dans le haut de la ville qui cumule et les usages et les locataires. Elle héberge, autre nœud déphasé du roman, un compositeur en recherche perpétuelle d’une activité rémunérée qui lui permettrait ensuite de se consacrer pleinement à la musique, Bast. « Mec genre ne le laisse pas commencer je veux dire quand il commence à expliquer genre pourquoi il ne peut pas faire le truc avant d’avoir fait cet autre truc qu’il ne fait pas non plus parce qu’il y a genre quelque chose d’autre qu’il doit faire dès qu’il aura terminé cet autre truc je veux dire tu peux bouger ton pied… ». Il est principalement l’associé involontaire du gosse qui a entrepris, en une préfiguration géniale de hackers du monde boursier et bancaire, de construire un empire financier à partir de rien. Ce bout d’immeuble, cette cabane urbaine et son bric-à-brac s’instituent siège social d’une entreprise bizarre qui semble se baser sur des farces de potaches (un gosse téléphone à des patrons et des avocats en changeant sa voix, en se faisant passer pour un autre), des échanges absurdes, des simulacres de transactions, des rebuts de marché, un jeu d’enfants singeant le monde des affaires des adultes et sur le point de le supplanter. Petit à petit, un courrier monstrueux s’y déverse que personne ne lit vraiment, mais suffit à tracer les contours d’un négoce réel. Les stocks de produits dérisoires ou improbables, pacotilles en provenance de sociétés en faillites rachetées on ne sait comment, s’y accumulent, entrepôt délirant. De cette accumulation bricolée à l’instinct, une fortune réelle émerge – enfin, à la manière dont on parla de la première vague de la nouvelle économie virtuelle, bulle qui se dégonfla brutalement -, mais le siège social, doublé néanmoins d’une suite au Warldorf, reste tel quel, avec la porte hors de ses gonds, l’électricité coupée, la crasse épaisse. Les robinets ne ferment plus, l’eau coule en permanence. Une affaire construite sur le gaspillage, énorme, sur l’énergie du gaspillage, sur l’illusion que, dans ce qui passe et s’échange vite, il y a de l’or à attraper. Supercherie. C’est un capharnaüm et un bordel invraisemblables. Les individus s’y croisent et dialoguent sans fin sans jamais réellement arriver à dire ce qu’ils cherchent à dire et, pourtant, ils se comprennent, se meuvent, viennent, repartent, pollenisent. Dans cet indescriptible désordre qui brouille toute écriture, le compositeur Bast, exploitant les moindres intervalles inactives, parvient tout de même à remplir ses portées, « paraissant écouter comme des bribes de sons s’échappaient de séparations sporadiques de ses lèvres, gribouillant une clé, des notes, un mot, une courbe, continuant à pêcher des pages blanches comme la lumière gelait les feuilles obliques du store, écroulé sans mouvement comme elle réchauffait l’abat-jour crevé et finalement le projetait en ombre, revenant brusquement à lui et au torrent du lavabo avec le slap, slap de la pantoufle en paille de retour pour poser la tasse en balançant la ficelle du sachet à thé… » C’est de ce lieu où rien ne tient à part les déviations désirantes de quelques vies qui se cherchent, déconstruisent des voies toutes tracées et produisant de la destruction, génèrent malgré eux les forces que capitalise la JR Corp., succes story d’un adolescent doué pour magouiller et prendre au mot les mécanismes de la spéculation, grâce ou malgré la compréhension approximative qu’il en a, ce qui lui donne une sorte d’ingénuité du mal. Un lieu d’où rayonne toute la dynamique du roman : « Foutrement malin si vous voulez savoir, pouvait pas arrêter le lavabo alors il a ouvert la baignoire pour répartir toute cette foutue entropie un peu mieux, passez-moi cette bouteille voulez-vous Bast ? » C’est parce que la multiplicité dont je procède ruisselait dans le corps textuel de Gaddis que je me rendis compte, avec une surprise certaine, à quel point j’abritais semblablement un siège social de l’entropie – dont je reconnus la musique particulière de cataracte déséquilibrée au cœur de mon fouillis organique, organologique (on est toujours son corps et déjà l’organe d’autres environnements, paysages, machines, corporéités, technologies et pouvoirs !)-, et que ce siège traitait directement les perceptions du monde extérieur, avant même que je ne puisse envisager construire quoi que ce soit avec ce qui de la vie dérivait en moi. C’était somme toute apaisant comme lorsque je campai la dernière fois au bord d’une rivière – le flux ininterrompu n’est pas uniforme, il est fait de courants contraires, les cailloux, les branches, les accidents des berges incorporent d’inlassables contrariétés dans le chant de l’eau -, n’était la détresse renvoyée par le décor urbain. – La dette personnalisée. — Les rues de la ville, en-dehors des zones économiques puissantes, ne respirent jamais la paix, la pauvreté affleure partout ainsi que l’incompréhension de ce qui arrive et le mépris pour le sort subi. C’est le décor d’un endettement incommensurable et occulte et, en arpentant ces lieux dans un état d’esprit gagné par l’entropie interne et transformé en éponge provisoirement dépouillée de libre arbitre, juste avaler machinalement, on en vient à coïncider avec le portrait de l’homme perdu dans sa dette que Maurizio Lazzarato présente dans « La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. » (Editions Amsterdam, 2011). Essayant de démasquer l’hypocrisie et le cynisme politiques actuels, l’auteur prend la mesure démente de l’endettement des Etats souverains, que l’on nous présente comme un moment de crise, mais qui est bien systémique, relevant d’un système délibérément choisi, anti-démocratiquement. L’assujettissement des Etats aux banques qui leur prêtent de quoi gérer l’intérêt des prêts consentis précédemment résulte bien d’un choix idéologique, néolibérale, et non d’un accident. C’était prévisible, c’était écrit, c’était même voulu. Les plans de rigueur qui en découlent visent à démanteler ce qui subsiste de l’Etat Providence, les services publics, les politiques sociales (culpabiliser le sans emploi et le traiter comme un délinquant qu’il faut suivre). Sans oublier que c’est toujours les vivres des politiques culturelles publiques et de la recherche désintéressée que l’on réduit en premier, affaiblissant les capacités de résistance, de penser des itinéraires bis. Le tableau, même aussi sommaire, révèle bien comment cette gestion délirante de la dette publique poursuit un objectif clair : maîtriser au mieux la production des subjectivités au sein de la population. C’est le bio-gouvernement de Foucault mais à un niveau que lui-même n’envisageait pas. Souvent, dans mes errances urbaines, j’atteins une sorte de nausée, je peux me sentir perdu, fragilisé par ce qui me traverse à seule fin d’alimenter la source d’entropie, ce foyer d’antiproduction, de gaspillage qui génère une part de l’énergie nécessaire à continuer – expérience qui rappelle un besoin inné de négativité -, il n’y a rien où se raccrocher si ce n’est cette culpabilité larvée, sournoise, par laquelle on endosse le rôle de l’endetté. Nous sommes dirigés par l’économie de la dette. « Si les mnémotechniques que le gouvernement néolibéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilation, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et l’esprit la « culpabilité », la peur et la « mauvaise conscience » du sujet économique individuel. Pour que ces effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité de l’usager fonctionnent, il faut sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain). » Et s’installe un système où la production est sur le même pied que la destruction, ce qui est illustré par le nucléaire, par l’industrie qui produit des biens de consommation et la pollution, l’agriculture intensive qui nourrit et empoisonne, et « le capitalisme cognitif détruit le système « public » de formation à tous les échelons ; le capitalisme culturel produit un conformisme qui n’a pas d’égal dans l’histoire ; la société de l’image neutralise toute imagination, et ainsi de suite. » Ce binôme production/destruction que Deleuze et Guattari conceptualisent en antiproduction, force d’autodestruction indispensable au nouveau capitalisme  « L’antiproduction se charge de « produire le manque là où il y a beaucoup trop », c’est-à-dire que la croissance (le « trop ») est une promesse de bonheur jamais réalisée, ni réalisable, puisque l’antiproduction se charge de produire le manque dans n’importe quel niveau atteint par la richesse d’une nation. »  – Le chemin des crêtes. – A certains moments de déréliction où, à l’échelle de son propre fonctionnement on se trouve hésiter entre production et construction, interpréter la vie ou céder à sa source interne d’entropie, dans des phases déchirantes d’empathie avec les signes de pauvreté et de colère qui sourdent des murs, des façades, des trottoirs, des fenêtres, des gouttières, on se sent endetté « cosmiquement », sali par ce système de la dette colossale et sans issue dans laquelle le politique nous a engagés et nous rend complices de tous les empoisonnements de la planète, du corps et de l’esprit. Les restes d’affiches témoignant du récurrent simulacre démocratique, élections ou autres sollicitations à donner son avis, claquent comme de la provocation, surtout dans certains quartiers – ceux où le pouvoir envoie aujourd’hui des « patrouilleurs », le terme évoque bien la guerre civile -, et foutre la haine. Encore heureux quand elle se contente de chanter comme ce dessin poème sur le M.U.R. Pour ne pas sombrer complètement dans cette disgrâce d’endetté qui remplace les anciennes promesses du progrès, je ne peux opposer, dans un premier temps, que des émotions ponctuelles, qui raniment un peu la fierté d’être humain et que procurent des rencontres, des œuvres, dessinant un chemin de crêtes par où respirer. Il y a ainsi des sanctuaires oubliés toujours capables de régénérer. Ils rappellent certaines propriétés dont nous étions dotés et que la dette recouvre de son avilissante anxiété. Dans le roman de Gaddis, à un moment donné, le compositeur Bast, énervé, secoue le morveux JR qui ne sait faire qu’une chose, penser aux mille manières de produire et reproduire du fric, prototype exemplaire d’antiproducteur, et veut l’acculer à entendre une musique : « C’est ce que j’essaie de, écoute tout ce que je veux que tu fasses c’est d’arrêter de penser à ces déductions de cinq cents ces actifs matériels nets pendant une minute pour écouter un morceau de grande musique, c’est une cantate de Bach la cantate numéro vingt et un de Johann Sebastian Bach bon dieu J R tu ne comprends pas ce que j’essaie de, de te montrer qu’il existe une chose comme comme, des biens incorporels ? ce que j’essayais de te dire cette nuit-là le ciel tu te rappelles ? en revenant de cette répétition cette impression de, de pur émerveillement dans le Rhinegold tu te rappelles ? » Restless de Gus Van Sant nous prend la main pour un bouleversant retour sur soi-même, où reprendre toute la mesure intransigeante de l’incorporel qui nous a construit –notre point de départ d’amour – et nous est indispensable à vivre, même recouvert par des couches et des couches de calculs et procédures, même renié et trompée tous les jours. Les larmes qui acclament silencieuses le film ne sont pas que compassion pour l’amour si beau et éphémère, sans lendemain et regardant la mort dans les yeux, des deux adolescents Annabel et Enoch. Cet amour qui ne calcule rien, qui donne tout malgré les obstacles et sourit à ce qui va le détruire demain – ce qu’il crée est éternel -, nous en avons été capables, nous sommes passé pas loin, il nous en reste quelque chose, qu’en avons-nous fait, qu’en faisons-nous ? Au moins une provision d’incalculabilité, d’innocence et de virginité qui inspirent des géographies imaginaires, des territoires d’expériences inexplorés où déjouer la main mise sur nos subjectivités par la dette universelle que le politique a contractée pour nous et contre nous. C’est une de ces géographies fragiles que représente 159/295 de l’artiste sud-africaine Lyndi Sales, assemblage de papier, images pieuses, cartes à jouer, papier jos chinois, baguettes de bambou, fil et bobines de coton. Une fine membrane colorée, enjouée et colorée – s’envole-t-elle ou se pose-t-elle en messagère d’un autre monde ? –, constituée de 159 petits cerfs-volants. À mes yeux qui, la veille, ont dévoré le film de Gus Van Sant avant de s’y noyer, cette structure m’évoque instinctivement ce que le film suggère sans montrer (et pour cause), comment les âmes d’Annabel et Enoch, séparées par la mort terrestre, se renouent après une transition indéterminée entre ciel et terre et s’unissent en quelque chose d’immatériel, capable de voler et de traverser les âges et les matières. L’œuvre de Lyndi Sales en forme de Phoenix chatoyant évoque « les 159 personnes du vol n° 295 de South African Airlines tombé dans les abysses de l’Océan indien en 1987 et connu par la suite sous le nom de Helderberg ». Apparemment très éloigné de cette atmosphère délicate, quelque chose de semblable m’effleure en poussant la porte de la galerie Schleicher + Lange, environnement blanc et gris, presque médical, une atmosphère de rareté, juste quelques discrètes interventions qui attestent toutes du désir d’entretenir un contact ténu avec l’immatérialité qui donne sens aux techniques du dessin, l’indéfinissable qui conduit les gestes à extraire des matières, papier, graphite, des traces, des indices de vie qui nous regardent, éclats de miroirs. Des presque rien dont l’explication conceptuelle peut sembler soit irrémédiablement tordue, soit renouant avec une simplicité désarmante et écarquillée du faire au sein d’un trop plein maladif, revenant à des presque rien illuminés, petits gestes livides de passion artistique exsangue. Extrait du feuillet : « frotter, avec un fragment de plastique d’emballage de feuilles, un dessin au graphite. Le fragment en question est devenu la pièce Codificado – impressâo transparente (2011). Ses doigts y laissent une empreinte par la pression du frottage sur le plastique transparent où les informations techniques et commerciales, en noir sont imprimés. Côte à côte se trouvent donc les empreintes des doigts et le code barres, deux sortes d’informations codées portant la trace identitaire du sujet et de l’objet. » Comme j’aime les passages du coq à l’âme, j’aimerais une fois trouver les mots pour expliquer pourquoi, la vue d’ensemble de cette galerie occupée par le travail de Pimentâo et celle de la vitrine poussiéreuse du restaurateur de tableaux, certain jour et compte tenu probablement de dispositions précises à définir, me font le même premier effet. Par des chemins différents, l’un semé d’invisible à rendre visible et l’autre par une métaphore involontaire indique des lieux où soigner ses relations à l’image (la société de l’image neutralise l’imagination, voir plus haut)– Des cartes et des bombes. – Ne pas se laisser assigner dans un territoire d’endetté à qui l’on dit qu’il n’y a rien d’autre à explorer que les pulsions consuméristes, mais à rebours, revisiter les cartographies, ouvrir les champs topographiques, pas mal d’artistes s’y attachent, ouvrant des possibles ou construisant des dispositifs critiquant tout ce qui enferme et clôt la compréhension de nos espaces de pensée. C’est le cas d’Alain Bublex (Galerie Vallois) qui se livre à une discipline de voyageur frondeur et met à l’épreuve le discours des nouveaux urbanistes qui construisent le Grand Paris au « long des voies du ERE et des lignes de tramway ». Il donne ainsi un visage aux nouveaux territoires impersonnels de la ville, selon un protocole rigoureux. Chaque jour, en pratiquant de manière serrée les horaires des transports en communs, il visite plusieurs gares, « nouveaux points de centralité de la métropole », et en photographie les abords, jamais plus d’une demi-heure, le temps de repartir dans une autre direction avec le train ou tram suivant. L’exposition présente les plans d’interventions, schéma des voies ferrées et, par jour, les points d’intervention ainsi que le résultat photographique de ces explorations, sans ordre préétabli. « Pas de non-lieux, seulement des lieux communs, lieux de l’expérience partagée, de la quotidienneté, mais aussi des lieux de banalité » (Raphaële Bertho, texte de la galerie). Néanmoins, ce travail sur la banalité, par la vitesse d’exécution et l’accumulation de clichés crée une sérialité « qui fonctionne comme un dialogue entre les parcelles d’un territoire souvent considéré comme éclaté. La stratégie mise en place aboutit à un panorama à la fois fidèle et surprenant : une forme urbaine affleure à la surface des flux. » Il y a des choses à voir, des esthétiques, des dynamiques, des mouvements même dans ces lieux considérés comme non remarquables, qui ne seront jamais visités par les touristes affluant à Paris, et l’étude de ces nouvelles topographies urbaines est importante, il s’agit de ne pas abdiquer notre droit de regard sur la fabrication des environnements périphériques. — Cyprien Gaillard, prix Marcel Duchamp 2010, expose à Beaubourg ses Geographical Analogies, une centaine de vitrines où plonger, fragments kaléidoscopiques de nos ruines et atlas, dans un agencement de 9 polaroïds. Des paysages célèbres ou anonymes, des ruines quelconques ou historiques, des végétations hantées et des banlieues quelconques, des monuments et des détails architecturaux banals, des colonnes de Buren et des entrées de grottes, des têtes préhistoriques et un urinoir. « Parfois évidents, les rapprochements sont aussi souvent secrets » (guide du visiteur). C’est l’alliage entre évidences et secrets qui conduit le visiteur à attribuer, devant chaque agencement, les neufs fragments polaroids à un seul territoire homogène fantasque, paysages monstrueux faits de vestiges intangibles et d’actualités fugaces, géographie traversant plusieurs temporalités, dramatiques et labiles. Et l’on sent bien alors que, mentalement, nous sommes tapissés d’un semblable atlas en 3D aussi fantaisiste et saugrenu où prédominent les « rapprochements secrets ». – C’est de manière sidérante que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, fait apparaître la construction de topographies individualisées à la fois comme résultat d’une pression annihilante et comme moyen de la contourner. Chemins réversibles. Il a demandé à quelques habitants du camp Aïda à Béthléem de raconter leurs trajets quotidiens contrariés par les dispositifs d’enfermement et les contrôles de sécurité, machine de guerre israélienne qui les dépossède de leurs territoires et de leur identité. On entend les témoins invisibles raconter quelques-uns de leurs parcours quotidiens pendant que, sur un écran, une main dessine le plan de leurs pérégrinations absurdes, dessins de tortures infligées au corps et à l’esprit, cartographie de maladies mentales inoculées par la vexation militaire. Et, en même temps, tracé obstiné d’une résistance opiniâtre souterraine. « Car ces Palestiniens, quels que soient leur âge, leur sexe, leur culture, racontent toujours, très simplement, prosaïquement, sans que jamais la colère n’affleure, à quoi ressemble une journée de leur vie justement privée de toute liberté. Comment, pour rendre visite à un membre de la famille, pour aller à un rendez-vous amoureux, pour circuler entre le domicile et le lieu de travail, tout est conçu par l’armée israélienne pour transformer ces voyages minuscules qu’implique le quotidien en parcours d’obstacles, d’humiliations et de retards. Et ce qu’ils esquissent pour témoigner de leur quotidien le plus banal, en tant que civils, prend étrangement la forme de plans de bataille, de notations d’ordre stratégique. » (Jean-Yves Jouannais, Topographies de la guerre, catalogue d’exposition). – Dans son film Shadow Sites II, Jananne Al-Ani survole en avion des énigmes géographiques. Il est difficile de déterminer avec certitude s’il s’agit de sites militaires camouflés, de vestiges archéologiques révélant dans le paysage l’empreinte de desseins guerriers, de réserves ennemies de nourritures camouflées dans les reliefs du sol, de marques extraterrestres sur l’immensité désertique, d’enclaves industrielles ultra-secrètes, de stries agricoles agencées pour communiquer avec l’armée de l’air. La beauté de ces vues aériennes subjugue et, pour peu que l’on se souvienne de l’analyse par Farocki des images prises pendant la guerre au-dessus des camps, on regarde cette beauté avec une défiance toute paranoïaque. Et dans la situation déréalisante de vol aérien où l’on se trouve face à l’écran, le regard accompagne avec ivresse le mouvement de la caméra qui, ayant une fois cadré et fixé un motif intriguant et louche, plonge vers lui avec détermination, à la vitesse d’une bombe se rapprochant de son objectif. Le regard est dans la bombe, le regard s’attend à exploser/explosé, regarder égale détruire. Dans le film, l’impact ne se produit jamais, disons qu’il reste en suspens, cut. Dans les parenthèses des mauvais jours, c’est un peu ainsi que je survole les paysages codés que les émotions – en provenance de souvenirs, de présences tenaces, de manifestations dans la rue ou d’œuvres d’art exposées en galeries ou musées -, impriment dans mes territoires de brouillard, dessins à déchiffrer que le regard cherche à percuter pour y fusionner avec un mystère qui ne cesse de me parler. (Disparition dans les abysses d’un Océan). Percuter. Comme cette mappemonde en béton que Jean Denant défigure en la martelant sauvagement, superposant à la représentation dominante du monde une géographie d’impacts et de blessures, mise entre parenthèses rudoyantes de l’occidentalicentrsime. (PH)

Parenthèses oscillantes

(retravaillé le 16/10/2011)

Sous le drap. – Au lieu de se lever, se voiler la tête du drap léger, refluer loin de l’inéluctable actualité du jour, se réinventer en petits riens qui barbotent dans une pénombre douce, un grouillement informel dénué d’intention. C’est fuir toute pulsion à s’inventer une destinée remarquable ou ruminer la revanche d’une situation décevante, non, juste les limbes, se vautrer dans l’indécis, l’indécidable, l’inutile. Le plaisir infime et si infini – luxe insolent -, d’être déconnecté, débranché, libéré de la tension des projets et obligations perforant toutes cloisons entre intérieur et extérieur, ne laissant aucune parcelle intime réellement préservée, close, en jachère. Retrouver en soi l’inactuel et le non-situé dans la volupté de faire le mort et rêvasser qu’une bouture de soi, vierge, prolifère, régénère des tissus, des pensées. Se prélasser dans la représentation vague de cette prolifération de soi, un fourmillement amibien, une force indistincte, invertébrée, recolonisant le corps et l’esprit sans but particulier. Planer dans l’abstraction de soi. A deux sous les draps cela peut encore être plus troublant, les particules vagabondes pouvant transiter d’un organisme à l’autre et se mélanger, former des organes hybrides imaginaires, des articulations flottantes brouillant les genres, sans même que les corps se touchent et obéissent à un quelconque dessein conscient. Moi masculin, tel de mes organes féminisés s’agence avec tel de tes organes féminins et ils inventent une partie d’un autre genre, ou telle source de masculinité masculine va fusionner avec tel flux masculin féminin chez toi, et ainsi de suite, pour un grand mélange (une chienne n’y retrouverait pas ses petits). C’est ce déménagement qui nous rend habitable par l’autre. Et quand cela va jusqu’à désorienter les perceptions de soi et de ce qui nous entoure, comme si un corps étranger avait pris partiellement les commandes de nos pensées et émotions – nos organes se combinant avec ceux d’un autre être physiquement absent mais toujours au cœur de nos pensées -, dans ces instants où nous échappons aux contraintes en nous livrant à des actes gratuits, du temps pour rien, – rien d’autre que se promener dans une ville où personne ne sait que nous y sommes, juste se déplacer pour regarder, humer, lire, écouter -, c’est comme si, où que nous allions, nous restions à deux sous le drap en une sorte de rêve éveillé, mis entre parenthèses. On ressent autrement, on ne relie pas tout ce que l’on voit à du déjà connu, on ne cherche pas à prolonger les sillons déjà acquis antérieurement ni à poursuivre des idées en cours, on largue cohérence et rationalité, on renoue avec un regard balbutiant. Tout semble détouré, détaché, disponible, flottant et poreux et l’on juge de tout en tant que multiple, assemblage de personnalités ébauchées, individu qui se cherche ou superpose ses différents états, confond ses âges, active d’anciennes identifications avec des paysages, des objets ou des animaux qui l’ont éduqué, lui ont, plus d’une fois, permis de respirer et de vivre. Jusqu’à se trouver face à un mur envahi par la représentation naïve et intrusive du regard innocent sur la vie, démesurée (M.U.R) et si familière, remontant de l’intérieur. Ordinairement, cette image molle aurait vite été balayée, on aurait déploré ce street art illustratif et gentil. Il y a contraste par rapport à un affichage précédent, au même endroit. Deux images publicitaires détournées, une femme et un couple épanouis dans leurs simulacres de cuisines où un cochon mort et sanguinolent, étalé à terre ou pendu à un croc d’abattoir, rappelait la brutalité refoulée et faisait apparaître les figurants quelconques et interchangeables d’un langage pub – la pub qui tue-, hilares, comme de possibles bouchers sanguinaires. En outre, le couple, vantant l’art des partages simples, s’articule de part et d’autre d’une superbe saucisse élastique et phallique, gode alimentaire qu’agite la femme par-dessus son épaule et que l’homme s’apprête à gober, dans un joli décalage de genres, suggéré, caricaturé. Mais néanmoins,   s’infiltrant sous le drap, le visage angélique touche et remue, il fait regretter un certain coup d’oeil intransigeant que l’on ne sait plus porter sur le réel, un regard entier dans son incompréhension, candeur exorbitée qui accuse par essence le pitoyable monde adulte. Par ce jugement qui surprend – apprécier une image banale (mais c’est tellement fréquent les jugements impurs) -, on vérifie que l’on est en train de glisser entre deux eaux ou naviguer en eaux troubles, susceptibles de dissociations cognitives et émotives, d’instabilité. – Parenthèses et abstraction. – Jusqu’aux retrouvailles avec la peinture de Bruno Perramant, History of asbtraction III, Composition n°3 : les aveugles, un ensemble de toiles réalisées entre 2000 et 2011. Elles sont disposées par le peintre dans un geste qui pose une relecture – voire une re-peinture -, de son travail en lui appliquant des perspectives d’interprétation. L’effet est plutôt suffoquant. Car, alors que je me sentais végéter agréablement dans un état proche de ce que l’on savoure sous le drap, écran d’ouverture aux imaginations moléculaires régressives (indispensable pour garder le contact avec l’avant, le nouer au présent et au futur), ici, le drap devient instrument de torture, escamotage radical des êtres, étouffoir. Il saisit, il prend l’empreinte et la fige. On n’en sort plus. Des individus féminins et/ou masculins, isolés ou appareillés, cachés par des foulards, des nappes, des couvertures qui, peut-on imaginer, leur ressemblent – mais qu’est-ce que cela signifie dans ce genre de situations brutales figurées par le peintre ? Que ces étoffes ont été arrachées aux effets personnels des victimes, qu’elles leur collent à la peau comme on peut dire d’un vêtement qu’il a toujours été là sur le corps qu’il vêt ? – sont poussés, dirigés, emportés par des ombres militarisées, impersonnelles dans une grisaille totalitaire. Des troupes anonymes, affairées dans un enfer laiteux, dirigent des vies vers une abstraction sans retour. Fabrique de fantômes (et les fantômes sont toujours là, font partie de notre quotidien, nous connaissons tous des personnes qui ont ainsi été déportées). Le drap –membrane identitaire évoquant les tissus claniques écossais – se referme comme un piège, scellé. L’extase douce amère que l’on goûte sous le linge épousant le visage comme un suaire (qui sent la lessive et la sueur refroidie) –  on s’imagine mort et l’on se représente la vie d’après, sans nous, comme si nous en recevions des bribes d’images en direct, à l’instant même, par le biais de molécules égarées dans le futur et qui seraient équipées de caméras nous envoyant des signaux  -, ce plaisir qui tient à la dimension momentanée (parenthésales), soudain, vire au cauchemar du définitif. Le jeu de régression vire à l’exécution lente et à l’extermination à petit feu. Sans retour. Plus question d’en sortir, le drap efface l’être ou les êtres qu’il recouvre, il s’y colle, en devient la peau aveugle. Puis, comme dans les numéros de prestidigitations, quand le corps a été complètement éclipsé, téléporté dans une autre dimension, le linge qui le masquait et en a épousé les plis, reste au sol, masquant la disparition. Un souffle subsiste, s’attarde, des lueurs aussi. Dépouille de substitution agitée par l’âme évaporée dont il a moulé le dernier souffle, des moignons de gestes, des secousses de membres, des angoisses plâtrées, avant le calme plat, la résignation. Qui n’est pas pour autant irrémédiable puisqu’elle peut s’apparenter au contour jaune ultra mince d’une robe esquissée, de même nature, là jetée au sol, que le petit pan de mur jaune, par lequel une vie correspondance avec l’au-delà et l’indicible peut être réinsufflée au présent.  Qu’est-ce qui circule entre ces images de Bruno Perramant ainsi agencées qui fait qu’elles interagissent, que tout est dans tout ? Pourquoi ce chien couché ressemble-t-il à la flaque de tissu qu’il semble veiller comme la tâche qui aurait englouti son maître et qui doit un jour ou l’autre le réengendrer (fidélité animale à l’image) ? Et ce chien équivalent à cet astre abstrait, trou noir dans la couleur ? Et ce livre ouvert sur les ténèbres géométriques évoquant la chute dans l’infini des personnes étouffées sous les draps ? D’un drap à l’autre, d’une forme drapée à l’autre, des différences s’expriment. Ces personnes invisibilisées par les pouvoirs occultes d’une guerre permanente aux points les plus voyous du globe, ne sont pas tout à fait de même nature que la forme anonyme, complètement voilée de rouge (sauf les souliers noirs, expressifs), assise sur un banc à côté de sa valise à roulettes, partiellement avalée par l’étoffe, enfoncée dans le corps de cette présence mystérieuse. Corps caché, bagage encastré, banc, ombre, ça tient ensemble. C’est à la faveur de ce glissement que l’on apprécie à quel point toutes ces formes voilées expriment des nuances, ont de la personnalité, traduisent une individualité irréductible, comme si ces vies fondues gardaient dans leur cire informe la trace de leur unicité. Sous le corps ainsi emballé, se repliant dans un simulacre de chez lui, le banc ne semble avoir que deux pieds, à l’avant du tableau, l’autre côté du siège se perdant dans la décoloration du fond, la stabilité de l’ensemble reposant sur l’ombre, consistante. Même quand elle n’est pas représentée matériellement, il y a souvent un dialogue avec l’ombre qui porte, dans les toiles de Perramant (selon moi). Voici l’homme-tente, le nomade total pétrifié. Que cache-t-il finalement ? Quelqu’un de défiguré, décorporéifié à force d’être exclusivement dehors (enfin, dans « notre » dehors, celui de tous les abrités, les nantis de la binarité dedans/dehors, dans notre dehors il se couvre d’un intérieur), exposé à tous les regards, tous les jugements dépréciatifs, errant, sans replis, sans aucune protection ?  Puis, j’y pense, « il » ou « elle ? Le genre est indistinct, l’homme-femme-tente, le/la nomade total(e) pétrifié(e). Ou un autre genre ? Au premier balayage visuel, on y voit une victime, la statue du sans-abri éternel, effacé par le manque de lieu personnel (au point de n’être plus nulle part), déformé par la perte radicale d’intimité, n’étant plus que le drapé de ses propres tissus labourés de solitude et de honte, sans extérieur et intérieur, sans enveloppe et contenu, juste cette immanence voilée, redoutable. Inquiétante, menaçante ? Mais la forme telle qu’elle est peinte est puissante, rayonnante d’une corporéité qui n’a rien de misérable, rien d’abattu, le rendu pictural est charnel et animé d’un mouvement, oscillant. Presque lumineux. Le peintre a ce commentaire intrigant : « Avec un peu d’humour, on pourra voir un Léviathan du pauvre sous une simple couverture rouge, un jeu d’enfants en somme ». L’envers de ce qui se passe quand on s’immerge sous le drap : vu du dessous, tout le monstrueux de la vie se désagrège, mais vu du dehors, le jeu d’enfant qui consiste à deviner ce qui se cache sous la couverture requalifie la présence/absence en cachette possible de Léviathan du pauvre. On est bien impliqué dans l’ambivalence, on en est producteur. Monstre marin ou ange maudit, Léviathan gueule ouverte et porte des enfers est responsable aussi, par ses vigoureux mouvements reptiliens, de l’ondulation des flots. Cette forme voilée peut, certes, être considérée comme un hommage au dépossédé absolu, au sacrifié inconnu, mais aussi, comme le change progressif d’un être en fontaine d’où coulent, aveuglément et par la force même de l’ambiguïté iconique, les ondulations, les oscillations qui disséminent les ondes du monstrueux au sein de l’existence. Ambivalence, s’agit-il d’un personnage incapable d’affronter le jour à visage découvert, privé de toute capacité d’intervention ou d’un enseveli en train de se changer en diable qui n’attend que l’occasion de jaillir de sa cache symbolique ? Cette ambivalence crée un reflux comparable à celui auquel on obéit en se recouchant et tirant le drap, reflux vers une autre perception, sa discrétisation, sa remise en cause, retour à la case du doute fourmillant. Et le regard oscillant retourne vers les autres toiles et prend le contrepied de la première perception. Ces entités humaines couvertes de draps, de tapis de couleurs, de châles personnels, sont-elles des opprimés conduits de force à l’épouvante du secret, ou bien des personnages importants que des gardes du corps surprotègent précieusement dans la grisaille corrosive ? Le jeu de pouvoir de part et d’autre de ces tissus recouvrant de supposées présences est trouble (avons-nous de la compassion ou du plaisir à imposer le drap ?) et ce trouble est intensifié par le rendu voluptueux. Aux fictions représentées se superpose le plaisir de peintre, d’enclore du vivant sensuel dans la texture colorée. Toute cette élaboration lente du « faire » qu’évoque l’artiste dans la notice de l’exposition et qui pigmente d’une autre réalité celle luisant dans la première évidence de l’image. Si des drames se jouent là, j’ai un tel plaisir à en détailler le processus fixé par le pinceau, contempler ce travail de peintre m’enchante tellement que je ne sais plus à quel élément du tableau je réagis prioritairement !? Peut-être est-ce cela même, par essence, que j’attends de la peinture : peindre des tissus, des draps, l’effacement interpellant du sujet, l’appel muet à ce qu’il ressuscite. Les parenthèses s’opacifient.  – De la table à la rue, dedans dehors. –  Manger dans un bistrot de quartier  chaleureux, avec des habitués accueillis comme des amis, des relations qui s’échangent des signes, des propos, de table en table. Le lieu est bourgeois, en opposition avec l’extérieur, plutôt populaire, comme assiégé par les faiseurs de graffitis, de marques et collages, de détériorations. La confrontation entre dehors et dedans est très accentuée, par les commentaires du patron, les coups d’œil portés par la fenêtre, le contraste entre le chaleureux et l’impersonnel. Mais je continue à me sentir autant dedans que dehors, poreux, toujours sous le drap. Attablé solitaire, c’est incroyable comme je capte tout ce qui se dit, je peux suivre plusieurs conversations, enregistrer les gestes, les attitudes, prendre l’empreinte des mimiques, filmer la manière dont cette voisine s’installe à sa table réservée, est soignée par le chef, savoure le vin et les plats comme un moment de rêve, tout entière dans l’instant présent. Ce n’est même plus observer, c’est être dispersé dans les bruits de salle et de cuisine, les couleurs, les vêtements, les mouvements, les coiffures, les titres de livre ou de magazine, les odeurs, la nourriture, les gorgées de vin. Simultanément je peux ressentir, à des niveaux très partiels, infimes, de l’empathie avec telle intonation, de l’intérêt pour une phrase, être alarmé par un son, être piqué d’une répulsion instinctive pour un geste, abîmé par une arrogance, fluidifié par un sourire, transformé et emporté par la musique d’un sourire adressé au vide. Parce que manque qui me constituerait en unité, et que ce manque est une présence de fête, le vin fait fredonner*  les papilles, éveille une ivresse de métaphores où je m’égare corps et âme comme si j’y redéfinissais mon intégrité, je m’éparpille avidement dans tout ce que je peux saisir, agréger, et transformer plus tard en texte. Et ça continue dehors, dans les ruelles, le palais chargé de relents, explosé à retardement par un armagnac Darroze, je m’égare dans un trajet balisé par un squelette apposé sur une feuille de papier journal imbibé de couleur argent, où cela mène-t-il ? Je reviens sur mes pas. Je m’arrête aux pochoirs de genre, plutôt, je m’absorbe dans leurs éventuelles intentions, non exemptes de mauvais goût, le bonhomme qui pisse le plus loin possible en un jet parabole trop parfait pour ne pas être parodique (aucune certitude, tout aussi bien logo macho provocateur, sans complexe que référence à l’injure « je vous pisse à la raie »), « un homme dans mon pieu pas dans ma peau », « Hiroshima dans ta chatte » (particulièrement effrayant, violent, non ?)… Je croise de vieilles couvertures abandonnées dans le caniveau, incroyable comme, à chaque fois, elles évoquent des vies jetées à la rue, chiffonnées immolées, des enveloppes exténuées. Puis un matelas compressé, garni d’un tuyau de plastique, on dirait là aussi le rebut d’une vie, au bout du rouleau, prêt pour la crémation, l’effacement absolu. Et enfin, ceci qui parle vraiment : « j’oscille et vous ? ». Mais oui, bien sûr, exactement, je cherchais le mot. – Le promeneur, a sniper queer et le gode– Durant toutes ces heures de déambulation, dans l’animation des rues, j’étais poursuivi par les phrases d’une snipper dont je suis en train de lire Queer Zones 3, Identités, cultures, Politiques (Editions Amsterdam). Comment résumer le propos (assez éclaté en textes, articles, entretiens) ? Si la France s’empare plutôt récemment de la question du genre, l’enjeu prioritaire reste l’équilibre qu’il convient de maintenir ou renforcer au sein de la binarité masculin/féminin. On en reste aux deux genres qui doivent faire autorité et à partir desquels l’Etat administre le mariage, officialisation de l’amour entre sexes opposés. Marie-Hélène Bourcier, relayant les thèses de communautés homosexuelles et trans radicales, prône la multiplication de nouveaux genres à créer et, surtout, leur politisation, soit revendiquer une reconnaissance officielle pour ce qui ainsi prolifère, notamment, dans et autour des laboratoires BDSM et transgenres. C’est là que s’élaborent selon elle les technologies d’une micro-politique anti-fasciste des corps et des sexes. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde devrait y passer effectuer des stages mais que pour pas mal d’hommes ou de femmes éprouvant des difficultés à s’épanouir hors des puissantes normes de l’hétérosexualité, cela peut être d’une aide précieuse et que de ces pratiques doivent s’organiser des savoirs qui vont déconstruire le regard stéréotypé que le pouvoir hétérosexuel pose sur ces pratiques, les mesurant à son aune, en termes de déviances par exemple voire de pathologies à soigner. Elle engage à diversifier les masculinités et les féminités pour affaiblir la règle hétérosexuelle qui monopolise la place de la « bonne sexualité ». C’est à partir de là qu’elle définit le cadre d’où émergent les devenirs et savoirs minoritaires invoqués notamment par Deleuze et Guattari, mais qu’ils n’ont pas su, selon elle, voir, susciter et soutenir, préférant les incantations gentilles, trop straight. Elle y ajoute bien entendu toute la diversité des études culturelles prenant, avec sérieux, comme objets d’étude, les productions de biens culturels populaires (elle rappelle à juste titre que la télévision a longtemps été considérée comme ne méritant pas l’attention des chercheurs et elle fournit un exemple intéressant qui concerne l’image de Rambo en maso blanc victime du racisme noir, pour le dire vite) pour en finir avec les approches exclusivement tournées vers les œuvres reconnues, classiques, importantes. Investir de la sorte d’autres sujets d’études, que ce soit pour les études culturelles (mais aussi la sociologie, la philosophie) c’est aussi bouleverser une distinction qui genre les bons et les mauvais objets de recherche au profit, généralement, de ce qui est considéré comme la culture dominante, blanche et masculine (l’Association des journalistes professionnels le confirme dans une étude récente : « le monde tel que reflété par la presse quotidienne est un monde d’hommes, blancs, d’âge mûr et cadres. » Ce qui ne peut que justifier les politisations identitaires, communautaires, notamment celles des subcultures genrées). Alors, tout le monde en prend pour son grade avec Marie-Hélène Bourcier, parfois avec outrances et tiques snobs, et si l’on se régale que soient fulminés des « ennemis » de longue date, on rit jaune, quand les projectiles vénéneux atteignent des auteurs qui nous semblaient nécessaires pour s’ouvrir au « minoritaire », au « multiple ». Ceci dit, ne pas se laisser impressionner, le jugement sur une œuvre ou un penseur ne doit pas forcément valoir pour les usages qui en sont faits. Quand elle flingue Lacan, ceci dit, c’est particulièrement joyeux. « Il est facile de prouver que le SM lesbien puis le BDSM queer ont à la fois troublé de l’intérieur l’économie phallique lacanienne et fait d’autres choses que de fétichiser le gode signifiant de la bite pour les filles ou les dick-clit (désigne le clit testosteroné des trans Female to Male dans le vocabulaire genderqueer) à la place des grosses bites. Le nom du père/de l’homme, la masculinité, ne sont pas le privilège des hommes biologiques. Le gode queer n’est pas l’imitation de la bite. Il n’imite aucun original et s’il lui fallait trouver une trace corporelle, la main serait sans doute tout aussi adéquate. Le gode s’ajoute à la bite et s’y oppose tout en en tenant lieu ; il prend « forme de cela même à quoi il résiste et constitue. Tout en s’en distinguant, il l’imite aussi, s’en fait signe et représentant » (Derrida). » A partir de cette image du gode libéré enfin du rôle de substitut phallique (et pour ma part, il y a longtemps que je ne me sens ni impliqué par les scènes de gode, au sens où j’y verrais, l’utilisation d’un objet suppléant le manque de quelque chose que je détiendrais – jamais eu envie de dire, penser ou sentir « mais tiens, j’ai ce qui vous manque » -, ni dérangé par une dimension non naturelle que certains reprochent à ces usages, au nom de la naturalité hétérosexuelle) peut se déconstruire l’autorité psy normante, s’inventer des organologies érotiques déviantes qui ne seront pas pour autant pathologisées, transformant les objets et les normes en autre chose, d’autres possibles. A le pratiquer, on peut sentir qu’il n’est pas une copie d’un organe qui serait l’original, c’est un bel exemple d’organologie entre corps, objets, savoirs. Le gode, ça peut sembler anecdotique, mais étant donné son statut d’organe artificiel proche du phallus et du nom du père, l’examen de ses usages touche aux questions cruciales de la symbolisation. Historiquement, et de manière toujours bien ancrée chez beaucoup, certains sont capables de symbolisation et d’autres non : les hommes oui, les femmes non, les blancs occidentaux oui, les tribus africaines non… Il s’agit d’un partage hiérarchique, autoritaire. Et c’est de cela que parle le fétiche, la fétichisation. Et si le gode a été imposé de manière univoque comme remplaçant du sexe masculin, c’est évidemment pour sa ressemblance avec ce qui symbolise la virilité : or, vient d’être publiée une Histoire de la virilité (ouvrage collectif, 3 volumes, Seuil) qui montre par quel coup de force nous avons tous été assujettis à cette virilité qui n’existe pas. Ce qui libère d’autant mieux la possibilité de voir notamment le gode autrement. Mon intention ici n’est pas d’effectuer une analyse de ce bouquin (qui le mériterait), mais d’indiquer comment son contenu interfère avec un état d’esprit, comment son objet militant radical rejoint des perceptions obtenues par un tout autre cheminement (probablement très straight !), perturbe et exacerbe l’attention aux genres (ou non genre) des choses, des gens, des milieux, des images, des paysages, des nourritures, des draps, des peintures, des couvertures, des trottoirs, des bistrots, des grouillements abstraits, du dehors et du dedans, ce qui mélange et se mélange (sans en passer par un atelier SM). Et cette littérature qui rappelle les dynamiques politiques des minorités sexuelles, dont on ne parle jamais vraiment dans les médias, fait du bien, ça fait osciller en relançant une vigilance à l’encontre de ce qui, de soi, malgré soi, court soutenir l’universalisation de normes dominantes, normales, il faut toujours refaire sur soi l’équivalent du travail d’écriture de la domination masculine, à la Bourdieu, même si ça peut comporter des éléments que d’aucuns jugeront maso. Ça va aller, kom disent les gens. (PH) –  – * à propos de fredonnement. – Bruno Perramant, Galerie In SituAutre article sur Bruno PerramantMarie-Hélène Bourcier Cahiers du genre –



Arrière-saison engagée

À propos de : nature morte sur la table du jardin – De l’engagement dans une époque obscure (Miguel Benasayag, Angélique Del Rey, Le passager clandestin, 2011) –   JR, William Gaddis, Plon, réédition 2011 – Pommes, pommiers, herbes, rosée et Chant d’Automne. – (Version provisoire 4/10/2011)

Les fruits aveuglent (nature morte). – La toile cirée crue de rosée – tapis de gouttes et jamais flaque homogène -, au soleil oblique se transforme en miroir vif-argent. Le regard y verse l’âme avide de brillance anesthésiante, informe et intemporelle, mirage qu’elle appelle de ses vœux, contemplation où s’encalminer, comme on abandonne son front sur des genoux, tout fiévreux de « soleil rayonnant sur la mer » (Chant d’Automne de Baudelaire). Là, rassemblés sur une table de jardin, l’appel irrésistible des scintillements d’argent aux plis et arêtes des vagues qui crèvent pourtant les yeux et celui grisant du macadam liquide et éblouissant où le cycliste, épuisé et robot galvanisé, cherche à disparaître, fondre de l’autre côté. Sur cette flaque chauffée à blanc réfléchissant par miracle « l’été blanc et torride » qui n’est plus qu’un souvenir voire une vue de l’esprit, juste une puissante clarté revenante, des fruits flottent, dérivent soutenus par leurs ombres, eux-mêmes perlés d’humidité vespérale en train de s’évaporer. Le spectacle est éphémère car la chaleur va vite assécher toute la surface miroitante, effacer la vision. S’éloignant de ce point aveuglant, yeux plissés, le regard se pose et erre dans la marée de brins d’herbe étincelants de gouttelettes. Fixer cette multitude de l’herbe illuminée de chapelets anarchiques de perles toutes distinctes redonne, inespérément, une consistance imprévue, multiple et permet de prendre prise, sur soi, sur les choses. Alors que la vague matinale, globalité homogène, risquait de m’expédier en surf automatique loin de l’ambiguë tristesse de l’arrière-saison et de sa complexité, ce qui aurait empêché de continuer d’écrire. Les gouttelettes fixent, piquent, pétillent, retiennent. Milliers d’yeux. Forcément, je pense au texte écrit récemment, traitant de vagues et d’orgues, où je ne m’approche pas assez de la multiplicité inachevante des gouttes, trop attiré par la vague pleine, aboutie. L’orgue classique (baroque, genre Bach) modélise des complétudes de vagues, sédentaires, références fixes, celui de Guionnet représente des ensembles partiels et accidentels de gouttelettes, franges de vagues, et introduit de la nomadisation dans l’orgue. C’est pourquoi, de cette vision de l’orgue, on passera aisément à l’accordéon (Rüdiger Carl en solo) ou à l’harmonium indien qui sont d’autres déterritorialisations et potentiels nomades de l’orgue total. Précisément, la lascivité aigre de l’harmonium de Zameer Ahmed Khan, ses arabesques phosphorescentes, son tuilage irrégulier de voluptés et d’amertumes bercent idéalement la matière chanson d’automne/Baudelaire  telle qu’elle prend forme en l’âme, la propulse ailleurs, lui donne de l’air, la dépayse et donc l’apaise. Et cette musique engourdit et aveugle à la manière du soleil sur la nappe de rosée, même type de surface. (Chant d’automne : « J’aime de vos longs yeux verts la lumière verdâtre/ Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer/ Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre/ Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer/ Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère/ Même pour un ingrat, même pour un méchant/ Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère/ D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant/ Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !/ Ah ! Laissez-moi, mon front posé sur vos genoux/ Goûter, en regrettant l’été blanc et torride/ De l’arrière-saison le rayon jaune et doux./ ») Poser le front sur les genoux, les paupières tirant un rideau magnétique, aluminium en fusion piquée de points obscurs, crépitement argenté, friture de phosphènes, rideau épais, tenture où s’absorber, rejoindre la luminescence fœtale du giron reposoir. – Dialogues et multiplicités. –  Le tableau d’une infinité de brins d’herbes emperlés de rosée m’évoque d’autre part le flux central du roman JR de William Gaddis, la structure textuelle de cette puissante vague de mille pages de dialogues forcenés, époumonés, bégayés ou jaculatoires. Et contrairement à certains commentaires que j’ai pu lire, on ne s’égare pas du tout dans ce flot, la construction en est rigoureuse et jamais on ne perd de vue qui parle, qu’il s’agisse de têtes à têtes, de brouhahas collectifs, de mélanges de conversations téléphoniques et d’injonctions bureaucratiques, d’aveux conjugaux et de conseils de bourse, de conseils de classe ou de consultations juridiques, de brèves interjections ou dénégations aussi répétitives que stériles, protestations muettes. Il n’y a aucun immobilisme, l’histoire, tentaculaire en ces oralités idiosyncrasiques, progresse en une seule volonté multi-directionnelle, tout avance soudé par les gouttelettes de salive qui bruinent entre toutes ces bouches affairées et qui véhiculent des unes aux autres un peu de la vie et de l’énergie de chaque personnage, participant au même destin, en une seule vague, l’exaltation des valeurs capitalistes et la subversion juvénile des modes d’enrichissement facile (préfiguration des hackers, ici intrusion de pirates dans le logiciel mental de la caste économique dominante), les problèmes de l’éducation et l’introduction de la société du spectacle au cœur de l’école sous prétexte de sensibilisation artistique et, à travers tous ces blabla, la levée maladive d’un fameux cynisme, contagieux, véhiculé par ces milliers de postillons déportés de conversation en conversation. (Selon ce qu’il m’est permis d’en dire après 500 pages. Et, au regard de cette coupe dans une époque américaine, depuis le milieu emblématique de la réussite sociale jusqu’à la fabrication scolaire des profils normés, le livre récent Les émotions démocratiques de Martha Nussbaum, soutenu par la louable intention de restaurer l’enseignement des humanités, paraît vieillot, naïf, prônant un type d’enseignement quelque peu désuet même s’il est dédié à une bonne matière.) – Saturation et aveugle outrance* – Fort à propos (et par hasard), je trouve ce passage où Benasayag et Del Rey, évoquant Leibniz, rappellent que « l’aperception du bruit de la vague (par exemple) est dans l’infinité des « petites perceptions » des gouttelettes qui la compose : or, de ces petites perceptions, nous n’avons pas précisément conscience. Ce n’est que dans l’après-coup que nous reconstruisons le bruit de la vague (sa représentation consciente), donnant en même temps naissance à l’illusion que la conscience était à l’origine de cette représentation. En réalité donc, non seulement la conscience n’intervient que dans un second temps (l’origine de nos perceptions est indissociablement psycho-corporelle, et surtout non consciente), mais encore le contenu de nos représentations conscientes est réduit par rapport à la totalité de ce que nous avions inconsciemment perçu : la représentation consciente n’est qu’une petite partie de la perception corporelle. » Le regard insensé comptant les gouttes de rosés visibles à l’œil nu appréhende l’incalculable qui précède la sensation consciente corporelle, c’est de l’ordre de l’apparition. Ce qui ouvre un espace d’échappée organique, une autre dimension, confusément, se libère, fait un appel d’air. De même, la surface surbrillante qui brûle l’œil – toile cirée, rosée cristalline, soleil tapant et fruits flottants -, représente le trop plein de la sensation, saturation lumineuse, tout ce qui la compose et que la conscience ne capte jamais et ne peut inventorier. Une saturation fulgurante qui immobilise l’être qui la regarde comme les corps dans l’instant du flash qui les immortalise, et dans cette rigidité cadavérique de l’éclair, le par-delà qui jaillit*, on ne pense à rien, on renoue avec ses latences*, on accueille des fibres de renouveau. C’est ce trop plein éclatant – étincelant et aussi tellement opaque puisque, aveuglé de le fixer sans ciller, on ne voit plus que lave sombre marquée de bulles nacrées -, qui représenterait l’énergie où l’écriture puise de quoi arracher aux visions trop globales de l’être, la vie, les autres, les choses, les projets, les problèmes sociaux. En récupérant ce que n’a pu intégrer l’émotion consciente, l’écriture empêche l’élimination des multiplicités qui nous composent et font barrage aux récits uniques, porteurs des infections idéologiques (dont bien des romans, dans leurs trop linéaires narrations, sont nostalgiques). Elle nous conserve une part d’irrationnelle, indispensable pour penser autrement la relation au rationnel. Il n’empêche que ce glacis de magnésium allumé fascine et fait mal à voir. La déflagration de lumière – ou lumière qui se désagrège en poussières et va basculer en ténèbres -, enveloppe d’un halo irréel, vapeurs d’azote liquide, les pommes juste là émergées. Non calibrées, couvertes d’une peau plutôt que d’une pelure neutre, une vraie écorce éprouvée, gravée, scarifiée, vérolée, un organisme-monde qui a déjà fait bon ménage et s’est nourri d’autres organismes avant d’aboutir sur la table. Conséquence du butinage complexe des abeilles à la floraison printanière, la pomme n’a cessé de grandir, en se partageant et se défendant, avec les parasites piqueurs et suceurs, les calamités (pluie, grêle, vent), les coups de froid et la canicule, elle en porte les effets dans sa forme et ses couleurs. Métamorphose que le jardinier observe durant des mois, observations par lesquelles il participe à la vie du pommier, ses fleurs et ses fruits. Sans compter que la pomme est déterminée par le type de soin apporté à l’arbre qui l’engendre, a-t-il été taillé régulièrement et selon ses souhaits, lui a-t-on ménagé assez de lumière ? Elle refuse en tout cas d’être un fruit pur. Et pour aller la cueillir ou la ramasser, c’est bien plus complexe et mélangé en termes d’agir que l’achat d’un fruit au magasin. Il y a les fruits déjà attaqués, tombés et partiellement pourris, que les guêpes, les cloportes, les limaces et les rongeurs grignotent. Le pommier nourrit la faune autour de lui, on le partage. Cette pourriture sent bon.Pour accéder aux branches porteuses, on se hisse sur une échelle, on regarde l’ensemble du jardin selon le point de vue du pommier, on sent par le jardin par ses pores, on se frotte aux plantes qui envahissent son espace, un coin de jardin, ça se partage, les plantes se complémentent, ici les aralias en l’air, les petits fraisiers au pied du tronc. Là aussi, c’est faire l’expérience de la multiplicité que réveille le désir de pommes selon une pensée organique, je ne suis plus là comme le consommateur de pomme, mais un profiteur de l’arbre parmi d’autres et, en croquant la chair sucrée et déchirant la peau légèrement amère, j’aurai tout autant un souvenir de la feuille d’aralia m’effleurant, de son imposante floraison pourpre apparaissant comme un parasite du pommier, une déformation. Même dans une bête situation de ce type, on peut sentir en soi (un frétillement, un soupçon de déséquilibre, un rappel de la peur du vide) une mise en cause de « la coupure anthropologique qui marqua la modernité » (Benasayag/Del Rey). Et avoir envahir de réparer, soigner cette coupure. État d’âme en affinité avec Chant d’automne.  – Tristesse et engagement. – En effectuant les gestes pour atteindre les pommes, en se laissant subjuguer par un plan de rosée incandescente ou en s’éparpillant dans un tapis de brins d’herbes perlés, on soigne sa tristesse, la sienne propre, mélancolie pérenne et saisonnière, qu’avive ou pervertit celle de l’époque même, due à une impuissance à agir caractérisée par la manière dont les contextes politiques posent les problématiques à affronter. Une impuissance fatale à laquelle il est difficile d’échapper (mais pas impossible). C’est de cela que traite le petit livre, précis et efficace, De l’engagement dans une époque obscure (Benasayag/Del Rey, 2011). Bien plus utile et affûté, il me semble, que l’invitation à s’indigner (et après ?). « Rappelons que, à la suite de Spinoza, nous entendons par joie l’augmentation objective de la puissance d’agir et de comprendre dans chaque situation, et par tristesse, sa diminution. » Agir et comprendre en vue de fournir un engagement – une militance – ont été presque toujours associés obligatoirement à la promesse d’une société meilleure, un paradis sur terre, la perfection sociale réalisée. Mais alors que notre civilisation occidentale en a fini avec les grands récits, elle est incapable de susciter ce type d’engagement et ne lui substitue rien de noble, aucune piste sinon accumuler du capital, quel qu’il soit. « Croire de façon volontariste, sans rapport avec la situation présente, en un avenir meilleur, c’est hypothéquer les possibles présents au profit d’un avenir rêvé, seulement voulu, réduit à la représentation consciente : à l’idéologie. » Les appels au réenchantement du monde cherchent souvent à réveiller ce genre de production d’idéologique qui prône la « fin de l’histoire » entendue comme « fin de tout conflit, de toute contradiction, la synthèse finale. Le conflit est identifié au négatif, et l’opacité en quoi la négativité s’exprime est appelée à disparaître à la « fin de l’histoire ». Le monde promis est un monde de stabilité au sens d’un équilibre enfin immuable, coulé dans le béton. Cet équilibre, cette stabilité élevée au rang de but ultime est ce qui justifie d’autre part depuis toujours la recherche d’une « rationalité totale » dans la gestion de l’humain et de la nature. Ce dont se charge aujourd’hui la prédominance de l’économique néolibéral et de ses formes nouvelles de management. Rationalité absolue qui « se révèle un cauchemar » de destruction, un échec monstrueux à l’échelle de la planète et fait resurgir partout du conflit, du négatif que nos sociétés dominantes, globalisées, ne savent comment traiter sinon avec des répressions, des régressions, des enfermements, des expulsions aux frontières, des exaltations identitaires intolérantes, désormais incapables de faire croire en un devenir parfait sur terre, toute complexité évacuée. Il vaut mieux, au contraire, tirer parti du conflictuel et du complexe. « La vie est conflit parce qu’elle est complexe. La société est conflit parce qu’elle est complexe, mais aussi parce qu’elle est vie. L’enjeu consiste à penser la conflictualité sociale en articulation avec la conflictualité biologique, sans pour autant réduire la première à la seconde. Un écosystème est un bon exemple de système biologique complexe, dans lequel le conflit entre les éléments conditionne l’existence d’une totalité organique. Déterminée par la coupure anthropologique, l’ignorance de ce niveau de conflit a produit toutes sortes de catastrophes écologiques : l’utilisation massive de pesticides dans l’agriculture de la deuxième moitié du XXe siècle, par exemple, sous prétexte de protéger les cultures contre les insectes, a éradiqué certaines espèces, modifiant les équilibres naturels en agissant sur la biodiversité. Il faut donc pouvoir articuler la pensée et l’action sociale et culturelle à la complexité biologique. » Les auteurs produisent surtout, en un précis limpide et bien charpenté, une célébration joyeuse de « l’agir sans solution », entendez sans obligation d’attendre d’être convaincu par une solution globale à tout ! C’est réjouissant. Pourquoi et comment agir en laissant fructifier les multiplicités, les minorités deleuzienne, en restant soi-même multiple.La perspective de LA solution globale laisse entendre que nous devrions atteindre une unicité, résultat de nos efforts et condition d’avènement d’une meilleure vie. Encore une fois, c’est probablement cela qui fait le terreau des intégrismes, des intolérances et des violences. Encourageons les « solutions au pluriel, limitées aux territoires dans lesquelles elles fonctionnent, dont l’expansion ne peut que rencontrer une « masse critique » aussi bien dans le temps que dans l’espace. » C’est une tout autre relation au temps et à l’espace, évidemment. « Si toute solution ne peut être que relative à la situation, au temps et à l’espace dans lequel on l’applique, est-ce à dire que toute action est inscrite dans l’éphémère, qu’elle manquerait par conséquent de substance et de réalité ? Notre réponse à cette question est que l’éphémère n’empêche pas l’irréversible. Le temps passe,  « rien ne dure », écrivait Héraclite ; mais que le temps passe n’implique pas le caractère illusoire des choses. L’éphémère n’empêche pas l’irréversible, il en est même la condition. Le temps qui coule, le temps qui dure, ce flux est la réalité même ; la réalité est tissée de flux temporel, de « durée » comme l’appelait Bergson pour la distinguer du temps mathématique, du temps de la montre. Toutes les situations vécues sont tissées de durée, au point que rien ne commence jamais de zéro et que tout agir est, en même temps, une répétition. » Les adeptes des « visions finalistes » se mobilisent dans l’espoir maladif « d’un monde sans souffrances, sans pertes, où seraient rachetés les morts et les vivants » et ne peuvent connaître la joie d’agir en puissance dans pareille conception du flux temporel, sans fin, n’éradiquant jamais ni la complexité ni le conflit comme condition de l’équilibre réel, pas en phase avec le besoin rationnel d’un but final. Et la manière de sortie de ce fantasme d’une conduite rationnelle de la vie humaine, et, en même temps de mieux gérer l’irruption de nouvelles violences qu’engendre le désenchantement serait liée à une manière originale d’associer l’organique et le culturel. « Loin de tout biologisme, une pensée organique du social implique ainsi de faire droit à un niveau propre de conflictualité et de complexité sociale, en l’articulant à la complexité organique. » Bien que recyclant diverses pensées formulées notamment par Deleuze et Foucault, Benasayag et Del Rey propose une nouvelle voie, argumentée, balisée concrètement. « Il s’agit cependant moins pour nous de renoncer à la rationalité que d’évoluer vers une rationalité plus complexe, plus riche, moins linéaire. Une rationalité dans laquelle la question à la fois anthropologique et politique du sacrificiel retrouverait une position centrale. Il va sans dire que nous n’appelons pas à l’exécution de poules sur les places publiques, mais à la canalisation culturelle du négatif sur le plan organique. Il s’agit de renouer avec une pensée et un agir qui acceptent qu’organiquement, il y a et il y aura toujours des pertes, des « maux ». Une rationalité complexe permettrait d’agir et de penser la réalité tout en restant conscient que, dans tout modèle, du non-savoir cohabite avec le savoir, du non-prévisible accompagne le prévisible. » – C’est ce genre de choses que remuent la vision du champ d’herbes (et non la pelouse), myriade de tentacules étoilés de bulles visionnaires ou la toile saturée de lumière cadavérique trouée par quelques fruits à la peau éprouvée par la passion des saisons. (PH) –  * Lire le poème Latences sur le blog Rue des Douradores.De l’engagement … –