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Corps laineux, clito et pages-miroirs (avec Caroline Achaintre)

Fil narratif tissant : souvenirs d’œuvres de Caroline Achaintre – Catherine Malabou, Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, Rivages 2020 – gelée de coing – Ola Tokarczuk, Sur les ossements des morts, Libretto 2020 – Philippe Jaccottet, Truinas, le 21 avril 2001 – Œuvres de Joao Freitas, Marc Bluchy, Serena Fineschi, Elise Peroi, Roger Remacle…

Histoire du face à l’oeuvre. Les archives d’un parcours personnel, sur un ordinateur. Ce qu’elles évoquent, leur inscription dans la mémoire. Les images vues forment un humus.

Son vieil ordinateur a bien voulu, encore une fois, s’allumer, malgré son obsolescence avancée. Vrombissant, chauffant. Dans la fraîche clarté laiteuse et cristalline du printemps que forent les trajectoires précoces et erratiques de bourdons, il y parcourt les milliers de photos prises « face aux œuvres » au cours des trente dernières années. Son attention est flottante, autant balayant le paysage que butinant les images qui défilent, dans un sens puis dans l’autre, lentement ou en accéléré, à la manière dont on cherche des indices de « quelque chose » dans un ensemble de prises de vues qui pourraient contenir, de façon fortuite et résiduelle, des informations sur « ce qui s’est passé ». La plupart du temps, il est devenu incapable d’attribuer les œuvres photographiées à des noms d’artistes. La mémoire en défaut. Tout s’est transformé en motifs abstraits. Mais il reconnaît, parfois après un effort de mémoire conséquent, que ces images racontent des expériences esthétiques qu’il a réellement vécues et lui tapissent l’intérieur. C’est son humus. Dans le déroulé automatique – un peu machinal, lié au moment de la journée où l’organisme peine à se réveiller pour de bon, à rassembler ses esprits et, avec l’âge, chaque jour, il lui devient difficile d’émerger complètement à l’état de veille, chaque fois, un petit bout est abandonnée à la nuit, à la petite mort -, un certain motif hirsute, sauvage, retient peu à peu son attention. Des créations qu’il a croisées plusieurs fois, à plusieurs années d’intervalles, en des géographies différentes, Montpellier, Paris, Bruxelles – le logiciel archive les photos avec dates et localisations et lui rappelle ainsi ces multiples occurrences  – mais évoquant tout autant des formes croisées en-dehors du monde de l’art, dans les champs avec ses pailles, ses foins et ses épouvantails, dans les forêts habitées de silhouettes suggestives, dans les fièvres amoureuses, charnelles et spirituelles. 

Les laines d’Achaintre, sauvages. Silhouettes évoquant la vie dans les cosmologies parallèles. De fil en aiguille, ces corps laineux lui rappellent les rêveries sur les tapis de l’enfance, le corps de l’amante et ses ondes souples.

Des ruissellements de laine, à même les murs de la galerie, presque incongrus, insurrection contre l’espace rituel, mondain, aseptique, de l’art contemporain, un affleurement de peaux et pilosités sauvages emmêlées, comme un clapotement d’eau d’écume et algues dans certains trous de roche, lors des marées montantes. Cela ressemble aussi à des trophées, des fourrures non identifiées, dont il est impossible d’identifier l’appartenance à un corps, à une espèce, à un vivant, et pourtant là, manifestant la force de silhouettes animales. De ces ombres que l’on voit courir au loin entre les arbres, au clair de lune, qui font frémir, « ais-je bien vu ? ». Des dépouilles d’abominables et sympathiques créatures des cavernes, d’ermites des bois profonds. Défroques étalées au mur, comme les cuirs et fourrures dans un atelier de tanneur, toujours animées des êtres qui s’en couvraient pour, semblables à nous, mais dans des cosmologies parallèles, continuer à danser autour de grands feux inextinguibles, au fond de clairières inaccessibles, leurs ombres continuant à tourner furtivement dans nos imaginaires. De vastes encoignures de mousses et lichens, des flaques d’émulsions végétales et minérales. Des traits, des découpes, des trous laissent deviner, tapies dans les touffes, l’existence d’un visage, une identité qui observe d’entre les fils et les touffes. De la même manière que les arbres, les branches, les roches, les talus s’animent, certaines heures, de traits anthropomorphes. Cela évoque les tapis épais de ses lointaines maisons de famille où il jouait, se roulait, trouvant enfouis parmi les motifs géométriques des portes dérobées vers des mondes où s’échapper, se soustraire au réel, disparaître du radar des adultes, sol mousseux où il enfouissait le visage. Cela convoque ensuite, par rebonds, les souvenirs des manières dont se lover, s’enrouler, se disperser entre les bras de son amante, contre sa nudité, se frotter de toutes parts à ses formes fermes et liquides, là et l’emportant ailleurs – le décentrant -, se dérobant et le dérobant à son réel, non pas pour la stricte excitation corporelle, frontière soudaine érigée aux limites extrêmes de son corps avec la possibilité de migrer en d’autres entités, mais parce que le principe vivant de cette femme – son métabolisme, le fait qu’elle était ce brassage de tout ce qui entretenait son souffle de vie, ses interdépendances hétérogènes très riches – engendrait sans discontinuer un imaginaire de métamorphoses dynamiques entre animaux, humains, plantes, cailloux, terre, objets, traces accumulées de la vie sur terre, via ce qu’en saisissent l’oralité sans début ni fin, les encyclopédies et leurs stratégies narratives systématiques, les livres de contes au fil des siècles. Un imaginaire qu’elle racontait, dessinait, écrivait, exportait en lui. Son corps laineux aussi, lianes de cheveux sans racines ni pointes, ondes souples du milieu, filant, vif argent et serpents, sur les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, recouvrant l’abîme brillant où il souhaitait choir, vers l’inconnu précédé des broussailles entretenues des aisselles et du bas-ventre, rases et drues, florales animales.

Ces corps laineux, totems fameux, dressent un monde fabuleux à partir du rien, du trou auquel le mâle dominant a associé la femme. Cet imaginaire échevelé, sans âge, invite à rompre, magiquement avec les absurdités écrites sur le sexe féminin.

Les vastes sculptures tissées, à la fois très élaborée et très sommaires, évidentes et fuyantes, fortes et inconsistantes, fabriquées autant que trouvées, lui parlent comme autant de doudous dont s’envelopper pour sentir palpiter tout ce qui échappe, rassembler le poids de l’épars, la force de l’enfoui. Ce qui file. A tel point que dans ces anatomies laineuses – quand il s’en approche, il voit plus qu’une profondeur turbulente de crinière – il renoue avec le point de surprise originaire – en plus diffus, « laineux » précisément – quand, au plus près de «l’origine du monde » que lui révélait sa première amoureuse, tels les pages ouvertes d’un livre inépuisable, conditionné par des siècles de discours masculins sur le manque et l’absence caractérisant le sexe féminin, il était, en quelque sorte surpris par la consistance ramifiée, complexe, déroutante, pleine de personnalité charnelle, pas du tout un trou standard ! Un entrejambe paysage plutôt que troué, comme l’écrivit lamentablement un fameux philosophe existentiel, un paysage infini où, si il y a manque et absence, c’est de ne pas correspondre aux description et assignations patriarcales, culture et tradition qui empêchèrent la pensée du plaisir, et les cheminements y conduisant, de seulement prendre en compte la jouissance féminine et ce qu’elle déclenche comme pensée de soi et d’autres, se trouvant alors face à cette étendue s’imaginant que devait s’y produire un désir en miroir du sien et sentant, immédiatement, que quelque chose clochait, sans pouvoir discerner de quoi il retournait (sans « être équipé pour » dirait-on de façon pédante, mais intéressante). De manière non voulue, inconsciente, se trouvant l’héritier d’un savoir sur le sexe et le plaisir ayant occulté les liaisons entre organes sexuels féminins, capacités cognitives et production du symbolique, savoir incorporé à son insu, incluant les mécanismes et stéréotypes qui servent à nier chez la femme la possibilité d’une identité spécifique du plaisir, déterminé par ses expériences et ses organes. Jean-Paul Sartre, évoqué par Catherine Malabou dans son ouvrage « Le plaisir effacé. Clitoris et pensée » : «L’obscénité du sexe féminin est celle de toute chose béante : c’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous, affirme Sartre ; en soi la femme appelle une chair étrangère qui doive la transformer en plénitude d’être par pénétration et dilution. Et inversement la femme sent sa condition comme un appel, précisément parce qu’elle est « trouée ». » Et puis Lacan, noyant le poisson dans son phallus, et donnant ses consignes à Dolto chargée de s’exprimer, lors d’un congrès psy,  sur la sexualité féminine : «Pas de deuxième sexe, pas de parole spécifiquement féminine, rien à dire du clitoris et du vagin, suprématie du phallus : tel est le carcan dans lequel, d’emblée, Dolto est prises. » (p.58)) Discours masculin dont les cellules se propagent spontanément dans tous les organismes mâles, programmés dès lors à reproduire ces affabulations dans leur métabolisme et perpétuer les privilèges d’une position avantageuse.

Masques pubiens. Obscénité. Carnaval de la béance.

Les vastes masques pubiens, à la fois informes et individualisés (ils portent tous un prénom), tantôt bienveillants, tantôt inquiétants, moquent en un carnaval goguenard tous les préjugés et théories brutales conduisant à croire et faire croire que : « L’obscénité du sexe féminin est celle de toute chose béante ». Ces choses bien fournies, denses, consistantes, avec leur part indéfinissable et incurablement énigmatique, se réapproprient l’obscène et la béance. 

Les sorcières ruisselantes, tissées, accompagnent ensuite autrement les peines, les douleurs, les deuils. Elles réconfortent, donnent du sens à la mort du poète, et du père.

Cela mais aussi, au-delà, ces silhouettes laineuses, résurgentes, sorcières ruisselantes, parures de deuil dont se couvrir pour rejoindre ses morts, que peigne le chagrin définitif avec certaine grâce, voire un réconfort paradoxal, du genre que l’on peut éprouver, lors de certaines funérailles du fait des mouvements et déplacements, autour de la tombe, de ce qui frémit à la surface du groupe (à peine, juste là, groggy) rassemblé pour l’ultime adieu, pareil à une brise ridant une eau d’étang, recueillant ce qui ne s’éteindra pas du défunt, le dernier souffle continuant à inspirer et à vivre dans ceux et celles qui l’aimaient. Ainsi ce qu’il relut, le soir où il apprit la mort de Philippe Jaccottet, une description de l’enterrement du poète André du Bouchet à Truinas, dans une « absence totale de cérémonial », ce qui, écrit-il, fait « même apparaître du désordre, du désarroi, un sorte de gaucherie devant la mort. » Quelque chose de « sauvage » en définissant ainsi le sauvage : «ce qui est tout au fond, le sans apprêt, l’assise retrouvée, le sol sur lequel on ne vacille pas ». Il se souvint que, ce soir-là, le peu de temps entre les retrouvailles avec les créatures de Caroline Achaintre et la relecture de ce passage de Jaccottet suscita et cristallisa un jeu de correspondances très denses, cruciales.C’est bien ce sauvage-là qu’il sentait tapi dans les esprits laineux l’invitant à se laisser désarmer, s’abandonner aux plaisirs cachés, à rebrousse-poil, du désordre, du désarroi, de la gaucherie. Cette gaucherie propre aux rêvasseries enfantines sur tapis. Il se souvient qu’aux funérailles de son père, elles-aussi sans cérémonial dans le cimetière villageois, sans pierre tombale spécifiquement assignée, dans l’effort pour ne pas désespérer et rester digne de celui qui croyait avant tout au vivant, grâce aux échanges informels avec les proches et à l’intensité des souvenirs heureux qui remontait dans les larmes, il avait aussi exactement ressenti ceci, comme un dernier don du défunt : « Tout était avivé, ce matin-là : la sensation de la réalité du monde, de la merveilleuse réalité du monde dans un moment de rencontre des contraires ; et le sentiment de la chaleur humaine, d’une, oui, je le répète , d’une « noblesse d’âme » qui rayonnait dedans et dehors, sous le ciel de neige comme sous le toit de la maison. » Ce sentiment d’un réel éclairé et avivé, préparé par un « ballet » silencieux et informel autour du cercueil, reliant la couleur du ciel, un bout de nature, les corps en présence, leur côté « interdit », ces mouvements spécifiques des humains au cimetière, les pas alentis et précautionneux, le besoin de sentir ce qui relie toutes ces présences. « Le froid, la boue, les rochers éboulés, le verger en fleurs ; mais aussi ces deux chevaux couleur de bois, immobiles ; et les gens qui marchaient là, et ce sentiment naïf qu’ils étaient tous des amis, ou auraient dû l’être, à cause d’une aimantation commune qui les orientait vers la fosse, et vers la maison. Et cet autre sentiment, en moi du moins, encore plus étrange, qu’il n’y avait pas de vide, pas d’absence, que le cercueil seul était vide, en quelque sorte. Je vais même risquer ceci qu’il n’y avait pas exactement de tristesse, en moi du moins ; une émotion à la fois très calme et très intense, mais pas de déchirement, pas de révolte. (Je suis bien obligé de dire, comme j’ai toujours essayé de le faire, ce que moi j’ai ressenti: rien d’autre.) » (p.1297)

Les sorcières réconcilient et fortifient de nombreux gestes « secondaires ». La compagnie d’un arbre, les soins échangés avec lui, les gestes de la taille, de la cueillette, de la confiture, tracent un territoire, qui n’est pas celui omniscient du mâle dominant.

Les images défilent toujours sur l’ordinateur, aléatoirement. L’appétit s’est déclaré – signe que tout son organisme est enfin pleinement revenu à l’état de veille -, il s’est tranché une épaisse tartine et a déniché au fond d’un frigo, un ultime pot de gelée de coing, mordorée, souvenir d’un arbre totem de son ancien jardin, quitté depuis. Sans doute le nouveau propriétaire l’a-t-il abattu pour ranger plus de voitures. Pincement au cœur. C’est un gros bocal rempli d’ambre souple. Il s’étonne de la découvrir aussi bien conservée, intacte, jeune, évoquant une part échappée de lui-même et transformée en une substance immortelle, immatérielle. Sa couleur, sa luminosité mélancolique, ses parfums discrets et subtils conservent le temps long des échanges avec l’arbre, au long des cycles saisonniers, la contemplation des bourgeons, feuilles, fleurs, esquisses de fruits, coings lourds, peaux jaunes et duveteuses, les tailles, le ramassage des feuilles mortes ; la première apparition d’un cognassier, dans son enfance, superbe, immense, cachant le mystère des fruits parfaits et incomestibles au fond d’un verger abandonné, sauvage ; l’explication venue bien plus tard en lisant la description de l’arbre fleuri dans la posée de Jaccottet ; le film de Victor Erice, El Sol Del Membrillo, l’achat et la plantation de « son » cognassier , sa croissance ; la préparation annuelle de la gelée, fruits découpés, marmite, cuisson, macération, les mains pressant le linge d’où suinte le jus, la pulpe récoltée pour la pâte de fruits, la cuillère en bois creusant un vortex dans le liquide où fond le sucre, les fumigations lors de l’ébullition agitant d’innombrables besoins inassouvis de quiétudes odorantes, la louche pour remplir les bocaux ébouillantés, la joie quand la gelée tombée sur le plan de travail « prend » instantanément… La liste de ce qu’évoquent l’arôme et la couleur de la gelée pourrait être interminable, à la manière des descriptions de territoire selon l’approche de Bruno Latour. Tous ces gestes répétés au fil des ans, chaque automne, toutes les images et sensations accompagnant ce temps des confitures de coings, pris dans l’ambre redécouverte. Plus exactement, quelque chose hors du temps, le « penser à rien » que rendaient possible la compagnie de l’arbre (et ses visiteurs réguliers, les oiseaux, les insectes, les parasites), la transformation des fruits immangeables en nectar à tartiner grâce aux gestes jamais assurés, endossés maladroitement, imitant manières de faire observées quand sa mère s’activait aux fourneaux, sa grand-mère ou sa tante…L’ambre matérialise dans le bocal tous ces « hors du temps », moments d’échappatoires, apnée de l’imaginaire, immersion en un vide régénérateur immanent, substantifique moelle de sa vie intérieure. « Pour les gens de mon âge, les lieux qu’ils ont aimé, auxquels ils ont appartenu, n’existent plus. Les endroits préférés de leur enfance et de leur jeunesse, les villages où ils passaient leurs vacances, les parcs aux bancs inconfortables où fleurissaient leurs premières amours, les villes d’antan, les cafés, les maisons… Tout cela n’existe plus. (…) Je n’ai plus d’endroit où retourner. » (O.Tokarcyuk, « Sur les ossements des morts ») D’où le replis sur sa terrasse-radeau surfant sur la canopée de ses vies car, enfin, ce n’est jamais « une » vie, c’est d’emblée un flux de vies multiples dont soi-même on se trouve être un brin.

Le temps autour de la tombe, ce qu’il enseigne. Attrait croissant pour les tissus où toutes les traces exposent leur effritement, écaillement, mises en mémoire, en attendant d’être récupérées, fortuitement, de resurgir en conversation, interprétation d’un songe, écriture d’une lettre, réflexion distraite. Comme sous le métier à tisser.

Tandis qu’il mord dans le pain couvert de gelée et trempé dans le café, il revient à ses pensées matinales et se dit qu’une des sensations décrites par Jaccottet dans cette scène d’enterrement, n’a cessé de l’accompagner, de vibrer au coin de toutes ses sensations, depuis au moins la réelle découverte de la mort. Moment difficile à dater. Il s’agit du « sentiment d’un réel éclairé et avivé, préparé par un « ballet » silencieux et informel » que le poète situe entre les personnes rassemblées près de la tombe, mais qu’il peut transposer entre lui et les choses environnantes, proches, son présent et les images du passé, sa chair et celle des absentes. Une légère palpitation constante correspondant aux flux du sablier, dans un sens, dans un autre, ses pensées obsessionnelles, les idées et traces sans cesse remuées, auscultées, questionnées, toujours plus vivaces. Avec toujours le sentiment de la perte, d’être en train de creuser la séparation entre lui et ce qu’il aime, d’un deuil s’exprimant dans les gestes les plus ténus, ordinaires. A quoi ça tient ? A quoi je tiens encore ? Cela le conduit à affectionner un genre d’oeuvres qui lui parlent de ça, qui lui montrent la réalité de ses tissus sensibles, intérieurs, où s’échangent et s’agrègent tout ce que charrie le vivant cellulaire qu’il est capable de capter et ce qui, de cet incorporé en lui, est transformé en chaire symbolique, matière première brute des idées, pensées, créations, rêves, croquis, poèmes à venir, dès lors en gestation indéfinie. Des tissus où toutes les traces exposent leur effritement, écaillement, mis en mémoire, en attendant d’être récupérées, fortuitement, et de resurgir dans une conversation, l’interprétation d’un songe ou d’une peinture, l’écriture d’une lettre, une réflexion distraite… Même quand la surface, macérée dans le vide, semble redevenue presque vierge, transparente. Tels les papiers récoltés et transformés de Joao Freitas, affiches, feuilles de journaux, enveloppes, emballages, linges altérés par la pluie, le soleil, les poussières. Ils ont leur histoire, leur consistance propre. Ils ont appartenus à d’autres personnes, gardent la trace des usages dont ils furent l’objet, de ce qui leur furent confié puis déçu et retiré, ont glissé dans les dimensions de l’inutile, voies de garages où s’amorcent les processus de décomposition. Puis, ils ont pris, comme des buvards l’influence des éléments, de la météo, du temps qui passe, des humeurs cosmologiques. Ils ont changé de teinte dans l’oubli, perdus leurs pigments, gagné des auréoles (discrètes, elles-aussi décolorées). Ils sont imprégnés d’une esthétique d’abandon et de « messages d’au-delà » sans origine ni destination. Revenus du néant, signes épars flottant après un naufrage inexplicable. Là. L’artiste les reprend, met en évidence les trames et dessins estompés qui s’y sont révélés (la part sensible de tout papier qui capte et réagit aux humeurs atmosphériques), gratte, déchire, découpe, ajoute l’un ou l’autre trait d’encre ou de crayon. Il s’y efface aussi, en quelque sorte, ses interventions presque imperceptibles, jeu avec l’invisible. Et ainsi, les «dégâts du temps » ont un jour commencé à se marquer à la surface de ses souvenirs. Il a d’abord paniqué. A présent, yeux mi-clos, il aspire à ce qu’intérieurement, la moindre archive de ce qu’il a traversé et vécu soit altérée de la sorte. Non pas détruite, mais devenue indéchiffrable. Il les ramassera en pensée à la manière de papiers emportés par le vent et trempés, maculés, séchés. Ce qui était consigné – mots, images, sons – n’y sera plus directement détectable. Mais toujours « ressentis » comme ces objets dans les rêves qui ne ressemblent à rien de connu et dont on sait pourtant de quoi ils parlent et qui se cache derrière l’indescriptible ainsi que le message qu’ils s’évertuent à nous faire passer. Mutiques et éloquents. Des feuillets couverts d’une granularité aux nuances infinies, des plus radieuses aux plus sombres et étouffantes, des plus solitaires aux plus envahies par toutes sortes d’autres existences. Il les examinerait comme on questionne les résidus oniriques. Sa vie n’aurait-elle été qu’un songe, n’en resterait-il qu’une accumulation d’impressions ne permettant pas de départager le réel de l’irréel ? Il jouerait avec ces tissus flottants comme cette artiste maniant avec art le métier à tisser, tramant les failles, les accidents, les oublis, les  résurgences, composant le sous-bois infini de la pensée. Il se dit qu’alors, il trouverait une paix substantielle, stable et durable. 

La page blanche toujours où mordre le vide, frôler le plus intime du vivre, sa langue presque disparue

Pour se représenter le nouveau stade de sa situation biochimique et les échanges qui seraient désormais les siens avec tout ce qui l’entoure – ainsi qu’avec l’épaisseur insaisissable de son humus mémoriel -, il s’attarde aux photos retrouvées de feuilles blanches où Marc Buchy a « impressionné » – sculpté -, ses apprentissages d’une langue indigène en voie de disparition. Ne sera-t-il pas toujours occupé à chercher sa langue pour exprimer ce qu’il est, pour exister, mais de plus en plus proche de l’extinction, le seul à se comprendre  (à écrire la langue de son intimité)? Et encore ces autres pages-miroir où une jeune artiste, Serena Fineschi, a gravé des morsures. Mordre la page blanche, aura-t-il fait autre chose, pour marquer ces lisières vives quoique incertaines où « il peut arriver que s’entretissent le visible et l’invisible, les choses de la nature, les bêtes, les êtres humains, vivants et morts, et leurs paroles, anciennes ou nouvelles, ainsi que le chagrin et une espèce de joie. Alors, ayant frôlé du plus intime de soi, si fragile qu’on puisse être, si débile qu’on puisse devenir, quelque chose qui ressemble tant au plus intime du mystère de l’être, comment l’oublier, comment le taire ? » (Ph. Jaccottet) Mordre la page blanche – comme quelques fois on se griffe ou se mord, sous l’effet d’une émotion trop forte, marquant l’épiderme de dessins éphémères d’où le sang s’est retiré -, oui, aura-t-il fait autre chose ?

Pierre Hemptinne

Lignes fragiles, expérience esthétique des vulnérabilités

À propos et autour de : Home, Toni Morrison, Christian Bourgois, 2012 – Le consentement meurtrier, Marc Crépon, cerf 2012, TRACK, parcours artistique du S.M.A.K. (Gand)

Home, de Toni Morrison, c’est l’ossature d’une maison en lignes de crêtes relationnelles entre un frère et une sœur, depuis l’enfance fusionnelle, la séparation due aux aléas de la guerre et du désir, les retrouvailles pour conjurer le mal qu’on leur a fait. Ils n’ont eu que cela, leur relation, pour résister, se construire quelque chose, un vague chez soi, en étant dépourvu de tout, de confort, de considération, d’affection, d’avenir. Un lieu quasiment inexistant où pourtant revenir en bêtes blessées pour se cacher des prédateurs, pour se reconstruire à l’endroit où ils pensaient n’avoir laissé aucun souvenir d’enfance attachant, en s’avouant réciproquement, sans discours mais organiquement, rituellement, leurs déchéances respectives comme aliénation imposée. Gagner un lieu, à partir de rien, le constituer à partir de ce qui, battu et humilié, ne se laisse plus faire, s’accroche à une liberté têtue, une sourde ligne de défense. Cela démarre avec un attouchement qui, sans explication, apaise et stabilise un peu de vie, est le seul point d’accroche, l’ébauche d’un foyer consolateur. « … Cee se mit à trembler. Franck posa une main sur son crâne et l’autre sur sa nuque. Ses doigts, tel un baume, firent cesser les tremblements et le frisson qui les accompagnait. » Cette force dans les doigts du frère, qui calme et protège la sœur, est générée par ce que la sœur instille au cœur du frère : « … elle a été une ombre la plus grande partie de ma vie, une présence marquant sa propre absence, ou peut-être la mienne. Qui suis-je sans elle – cette fillette mal nourrie aux yeux tristes qui attendaient ? » Enfants noirs ravagés par le ségrégationnisme dans une société hantée par les démons de l’eugénisme et la fabrication de chair à canon. L’écrivain n’exalte en rien ce lien d’amour, ce qui l’intéresse est même plutôt de montrer qu’il peut constituer un piège dans lequel, en cherchant une auto-protection, on s’enroulerait pour perpétuer l’assujettissement. Au contraire, il faut s’en dégager ou en tout cas le transformer, ne pas en dépendre, être soi, aller vers sa force singulière et c’est ainsi que le personnage féminin est conduit jusqu’à ce que la souffrance, la destruction subie, lui ouvre les yeux et la rende assez forte pour s’affranchir de l’apposition des mains fraternelles et répondre au « Allons petite. Ne pleure pas » par : « Pourquoi ? Je peux être malheureuse si je veux. Ca, tu n’as pas à essayer de le faire partir. Ca ne doit pas partir. C’est juste aussi triste que ça doit l’être et je ne vais pas fuir la vérité uniquement parce qu’elle fait mal. » Ce qui les marque dans leur chair, sans gloire, et qui découle de la manière dont ils se débattent dans les rets acérés, vicieux, d’une société raciste, nous rappelle de manière très vive, parce que les exemples de racisme ne manque pas dans notre actualité (« Le débat sur l’identité nationale a libéré la parole raciste », A. Jalubowicz, président da la LICRA dans Libération), combien la ligne est fragile qui nous sépare de la discrimination. C’est toujours à portée, cela laisse une inquiétude permanente, on n’en est pas quitte. Le plus horrible est de contempler à quel point il peut sembler facile, normal, aux êtres les plus innocents de contribuer à l’instauration de régime de terreur, de privation d’humanité. C’est cette facilité, toujours probable, qui perturbe et que nous rappelle le philosophe Marc Crépon : « … les systèmes éducatifs les plus stricts et les plus répressifs n’ont jamais eu de mal à s’accorder aux violences extrêmes appelées par les autorités auxquelles la population qu’ils forment se sent soumise par principe. Il n’a jamais semblé illégitime aux enfants des maîtres blancs, élevés dans le respect de la religion (mais aussi, il est vrai, de la propriété), que les esclaves des plantations familiales soient maltraités, mutilés ou mis à mort. » (Marc Crépon, Le consentement meurtrier). Cette ligne fragile, barbelée, sur laquelle s’enferrent et se tortillent le frère et sœur du roman de Toni Morrison – avant de réussir leur exorcisme – est parcourue du courant de ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » d’innombrables personnes. Cette ligne invisible, que l’on croit régulièrement extirpée, dont la haute tension traverse pourtant sans cesse le monde civilisé, fait qu’à tout moment, quelque part, ce monde civilisé voire raffiné retombe dans ses errements guerriers, s’accommode de la famine qui règne à la surface du globe sacrifiant en masse des êtres humains.

Ce sont ces lignes que rend viscéralement perceptibles le roman lapidaire de Morrison dans le trajet chaotique de deux individus se débattant avec les poisons inoculés par un système culturel, éducatif, civilisationnel qui, dès leur naissance, les a mis à mort, les a rongés de l’intérieur, a placé en leur for intérieur la force destructrice de leur ennemi de naissance . Un système qui est le parfait envers du nôtre, mais comme figure toujours possible. D’ailleurs le nôtre a été tel que celui-là, il n’y a pas si longtemps, à l’égard d’une autre catégorie d’êtres humains, pas les noirs mais les juifs, ou encore les gitans.  « D’où vient la force qui permet à la vie de se retourner contre la vie ? Et celle qui conduit à l’abdication de tout ce qui rendait possible l’élargissement de la vie comme vivre-avec ? D’où vient que, pour peu que les autorités militaires, politiques et/ou religieuses l’autorisent ou qu’elles le favorisent, plus rien ne retient ces mêmes hommes et ces mêmes femmes de commettre, même si c’est malgré eux (mais que signifie ce « malgré » ?) « des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité, dont la possibilité eût été tenue pour inconciliable avec leur niveau de culture » (S. Freud). » (Marc Crépon) C’est cette force toujours tapie que Toni Morrison nous renvoie à la figure. Mais ses deux personnages ne font pas que s’en sortir dans une rédemption naïve. Ils ne peuvent le faire qu’en se retrouvant le théâtre violent où la problématique des pulsions se trouve dépassée en eux au prix de multiples blessures. Ils s’en arrangent, par défaut, et trouvent une voie dans laquelle s’engager de manière à empêcher au maximum le (re)basculement du mauvais côté de la ligne pulsionnelle, à interrompre le flux qui veut que la violence reçue se nourrit de celle qu’elle génère. Elle, passée entre les mains d’un médecin dévoué au suprématisme blanc, se retrouve éviscérée, privée de la faculté d’enfanter, voire de trouver un compagnon d’amour. Lui, acculé à faire la guerre en Corée, y a été confronté à ses pires instincts, aussi monstrueux que ceux dont il a subi les outrages au plus profond de sa structure mentale. Ils prennent pied dès lors dans l’ébauche d’un système culturel, plus exactement ce qui précède le système et en est la condition, un état sentimental partiel, variable, lacunaire et temporaire, mais à même de contrecarrer toute licence violente, en eux et vers les autres. Ils choisissent disons à l’aveugle d’aller vers une vie qui peut s’avérer meilleure. Se donnant du soin, ils découvrent la faculté de soigner d’autres déshérités, ne seraient-ce que leurs mânes tourmentées. Ainsi, ils se découvrent une vie intérieure à s’approprier, à faire leur, vraiment. Un équilibre bricolé résultant du face à face, de l’empoignade violente avec les bas instincts, ce que l’éducation traite par l’évitement autoritaire, par l’illusion que ce combat serait derrière nous, déjà réglé, qu’il serait dépassé résolu.

« Pour le dire d’un mot, le renoncement à la satisfaction des pulsions, de quelque tradition qu’il soit hérité, ne protège que de façon très partielle, très variable, très lacunaire et très temporaire de la prolifération de consentements meurtriers à laquelle l’histoire semble vouer l’humanité sur tous les continents. En réalité, la fragilité est double. Elle tient d’abord au fait que ce qui est acquis est réversible et que la part de l’inné est beaucoup plus faible que nous ne nous rassurons à le penser. L’éducation, en effet, ne se contente pas de nous interdire de satisfaire nos pulsions ; elle consiste aussi à en minimiser, quand ce n’est pas les nier, l’existence et la puissance. » (Marc Crépon, ibid.)

L’écrivain ne présente pas ses personnages comme ayant échappé au mal et s’installant dans le bien jusqu’à leurs derniers jours, représentant une fois de plus, en trompe-l’œil paradisiaque, la possibilité humaine d’atteindre un tel état du bien éternel. Au contraire, abîmés, tremblants, à peine établis dans un repos relatif où ils s’accommodent de leur désarroi, ce qu’ils laissent transpirer, est bien l’effroi face à l’irrémédiable réversibilité du bien et du mal dont ils ont été témoins, qu’ils ont subis, qu’ils reconnaissent en eux. Pour l’avoir approchée et exercée partiellement, concernant le frère notamment l’arme à la main, ils restent, dans leur chair, habités par cette « terreur au spectacle de la violence sans limite dont sont capables les individus, une fois que ces mêmes institutions les ont libérés de l’interdit du meurtre. C’est un fait qui ne se laisse pas récuser : rien ne nous désoriente davantage que les effets produits par cette libération. Car pour qu’ils soient récurrents, si répétitifs et semblent indéfiniment reproductibles, pour que le mal et la cruauté ne paraissent plus se distinguer autrement que par leur terrible « banalité », il faut que l’objet de cette libération – qui est un plaisir/désir de destruction – n’ait jamais déserté la vie. Voilà ce que nous sommes contraints d’admettre – et, chaque fois, c’est notre conviction dans la réalité d’un rapport évolutif, progressif à la possibilité du mal et de la cruauté, notre foi dans sa résorption ou son éradication, grâce à l’éducation, la culture, la civilisation, la religion, les arts ou les lettres, qui s’en trouvent ébranlées : « il n’y a aucune éradication du mal ». (Marc Crépon, ibid.) Les deux personnages de Morrison ont dorénavant cette sagesse : ils savent que ce « plaisir/désir de destruction ne déserte jamais la vie ». Et pour preuve que ces pulsions peuvent toujours opérer un renversement, arrêtons-nous sur cette phrase de Richard Millet, inspirée par son expérience guerrière au Liban et que Libération rappelle dans un portrait du personnage controversé : « Qui ne s’est jamais battu à l’arme automatique ignore tout du chant de la kalachnikov ou du M16 et de la danse qu’ils suscitent, dans laquelle le fait de tuer peut donner, hors de toute cruauté, au cœur de l’action, une jubilation singulière » (Libération, 6 septembre 12) C’est particulièrement troublant parce que les mots mettent le doigt sur un plaisir des armes, une jouissance qui fait presque passer au second plan la réalité meurtrière de cette danse et que l’on peut être certain que beaucoup s’y reconnaîtront, que ce plaisir est vécu par beaucoup qui portent les armes, que certains les portent même pour l’éprouver, le vérifier, et que l’on imagine aussi, dans certaines circonstances, ne pas pouvoir s’empêcher de ressentir quelque chose de similaire.

C’est le réseau de ces lignes fragiles, avec ou contre lequel des sociétés s’organisent en érigeant des lois et des systèmes de transcendance, dont celui de l’art, que les installations du parcours artistique TRACK, dans la ville de Gand, vont chercher, font jaillir en questionnement dans le tissu urbain. Parcours d’art sous-titré a contemporary city conversation. Ce sont des œuvres, pour la plupart, peu visibles en elles-mêmes, pour elles-mêmes, mais qui apparaissent dans la ville parce qu’elles y reconstituent, en des points précis, l’empathie avec le tissu de relations qui les engendrent. Relations entre les domaines politiques, démographiques, sociologiques, économiques, historiques, artistiques et qui posent la relation esthétique non plus comme adoration du beau mais comme processus de compréhension du monde impliquant la déconstruction de certaines vérités officielles. La culture basée sur le règne du Beau ayant démontré sa grande aptitude à régresser vers des régimes de terreur, de plus en plus d’artistes proposent d’autres protocoles esthétiques à expérimenter. Plus résistants. Le parcours artistique pensé par le SMAK invite majoritairement des artistes sensibilisés à ce que Marc Crépon appelle des géographies de la vulnérabilité, « dont la carte recoupe celles de la famine, de la misère, des guerres et des épidémies, des violences politiques et de l’oppression. Nul ne devrait contester que le tracé de ces frontières, les lignes qui séparent la richesse de la pauvreté, la faim de l’opulence, l’accès aux soins du défaut de médication, l’instruction de l’analphabétisme, les « démocraties » des dictatures et des régimes policiers sont la « réalité » de notre monde. » (M. Crépon, ibid.) C’est cette réalité que le SMAK soumet à l’examen de nombreux dispositifs esthétiques, au cœur de la ville, enquête qui se trouve désignée comme ce qui doit permettre de penser un avenir à la ville.

Gand, belle dans l’aura de son passé, n’est pas dépourvue d’arrogance. Son cœur apparaît au détour d’une rue, sous les branches de quelques arbres, en improbable embouteillage d’églises et de bâtiments prestigieux, symboles architecturaux de l’ordre et de l’autorité matériels et spirituels, absolus. On pense à ces constructions jouets rapprochées jusqu’à l’absurde par un enfant qui cherche à ériger un lieu inviolable, une cité hermétique, une forteresse inexpugnable, monstrueuse et dérisoire à la fois. Mais c’est bien en ce centre impressionnant – à tout le moins intimidant -, dans l’hôtel de ville, qu’est exposé le résultat de la démarche locale du collectif mexicain Tercerunquinto dont les membres ont fait recopier à la main, par des habitants de Gand en situations précaires, tous les articles de la Constitution belge. Faire sentir par la main qui écrit la relation aux droit et devoirs qui définissent le sens de l’intégration mais aussi, découvrir par cet acte de connaissance scripturale, la fragilité d’accueil de cette législation dominante, habitée par une identité nationale à défendre. Ce texte délimitant le territoire mental d’une Nation, création fictionnelle, dans cette version interprétée à la main où se nouent diverses langues et calligraphies singulières reflète bien les contours d’une géographie vulnérable au centre de la mondialisation, de la complexité moderne de la notion d’Etat. Chaque écriture raconte la facilité ou la difficulté de rentrer dans le rôle que veut lui assigner le texte législatif. La vulnérabilité de tous ceux et celles qui ne sont sous le couvert d’aucune Constitution spécifique, qui doivent s’adapter à celle du territoire où ils passent. Chaque écriture recopiant les articles de la Constitution situe l’intervenant plus ou moins dedans, plus ou moins dehors. Selon la langue utilisée, le style, la netteté, l’aisance de l’écriture ou la calligraphie maladroite, on devine les origines différentes, de cultures diverses, de nivaux sociaux inégaux qui se succèdent dans cet exercice de copie. Et au fur et à mesure que l’on tourne les pages, lisent des bribes de la Constitution belge ainsi interprétée, ces écritures étrangères s’appliquant à correspondre à la lettre qu’elles incarnent, font naître l’étrange sentiment que ce qu’elles cherchent à atteindre est une part de ce qui me constitue,  tellement ces « textes fondamentaux qui déterminent la forme de gouvernement d’un pays » (Petit Robert) et que je serais bien en peine de citer me semblent alors familiers, ingérés, me gouvernant. Un tel texte de loi s’affirme en frontière labyrinthique, arbitraire, entre les êtres d’ici, intégrés dans le pays, gouvernés par lui, et les extérieurs, qui cherchent à y entrer.

Sur les pelouses de l’abbaye Saint-Bavon en ruine, Mircea Cantor a installé une maison traditionnelle roumaine en bois. Comme tombée du ciel. Effet étrange de télescopage, on voit de suite que cette maison n’est pas d’ici. L’objectif n’est pas de reconstruire à l’identique une maison traditionnelle étrangère – et rappeler que les émigrés doivent s’adapter à un habitat différent du leur, ne portent pas leur maison sur le dos, qu’ils font circuler aussi des savoir-faire rarement valorisés -, mais d’établir un agencement relationnel entre des lieux, des techniques, des problématiques d’immigration, de rapports entre pays riches et pays pauvres. « Cantor fait démonter une petite maison en bois typiquement roumaine et l’a fait reconstruire par des ouvriers roumains. » (TRACK, texte du guide du visiteur) Cette cabane est décorée d’un motif traditionnel sculpté dans le bois, des lignes de vie assez robustes, droites, diagonales, croisées, comme protégeant le logis et ses habitants, conjurant le mauvais sort. En outre « Cantor a également retiré le toit de la maison, lui ôtant ainsi sa fonctionnalité. » Il n’y a plus de vie à protéger à l’intérieur de la maison, celle-ci étant désacralisée à l’instar des ruines de l’abbaye qui l’accueillent. La maison est désormais plus une sculpture évoquant un lien ancien, mis en péril par le déplacement économique des populations, entre lieu de vie et ligne de vie. La biodiversité qui pousse, spontanément ou encouragée, dans les vestiges de l’abbaye, ainsi que trois ruches installées là et qui vivotent en rappelant l’avenir incertain des abeilles et donc le nôtre interfèrent avec le rayonnement de la baraque en bois, accentuent l’impression de fragilité de toute demeure. Pas très loin, le thème de la cabane est décliné par Tadashi Kawamata (Favela for Ghent, 2012). Dans un bassin de virage (on entend par là, je suppose, un plan d’eau aménagé pour que les péniches puissent manœuvrer, amorcer leur virage) cerclé d’un vaste rond-point routier où la circulation ne semble jamais cesser de croiser ses destinations, il fixe au ras de l’eau une rangée d’abris en bois bricolés avec des matériaux de récupération, un bidon ville lacustre pour ceux qui n’ont nulle part où trouver une raison sociale d’exister. L’installation est située en face de la gare, « lieu où émigrés et réfugiés entrent dans la ville et se réunissent les SDF » (TRACK, guide du visiteur). Le premier coup d’œil sur cet alignement courbe, entraperçu au loin sous le pont, pour un ancien gamin amateur de cabanes, est exaltant, son ingéniosité d’enclave urbaine sauvage ravit. Le rappel de ces petites maisons décalées où l’enfance pouvait échapper à la réalité, retarder l’inéluctable entrée dans le monde adulte, plante son aiguillon nostalgique. Pour avoir une vue panoramique, il faut grimper en haut de deux miradors. On découvre alors la dimension sinistre de cet habitat précaire, rejeté, niché, esseulé, incorporé à la ville sans en être vraiment, condamné à une situation de parasite. La situation de vulnérabilité est accentuée encore par le fait que plusieurs de ces cabanes se sont effondrées dans l’eau.

Juste un angle, ou une profusion de lignes de craie à même les bâtiments, c’est ce qu’a entrepris Bart Lodewijks pour toute la durée de TRACK (plusieurs mois). Ces faisceaux de droites que l’on repère sur la brique, devant lesquelles on ne s’arrête qu’une fois qu’une certaine régularité insistante dans leur tracé fait soupçonner une démarche particulière et dont le sens n’affleure qu’à partir du moment où leur découverte conduit à regarder en les reliant plusieurs façades, plusieurs lieux de vies, nous induisent à déceler des suites logiques, des associations à l’intérieur du périmètre urbain ou, au contraire, des manques, des angles morts. Ces droites font émerger des reliefs et des perspectives imaginaires. Elles reflètent l’immersion de l’artiste dans le quotidien des habitants et son infiltration dans l’esthétique de ces logis alignés. Durant des mois, il opère sur leurs maisons, y apposant son échelle. Cette pratique de surligneur sauvage ne se développe qu’à être parlée, devenant sujet de conversation ordinaire, commentée et consentie par les personnes du quartier. Tous ces dessins font ressortir, comme les portées d’un chant bruissant dans les briques, un immense besoin de lignes de fuite. Le regard de l’artiste sur le quartier change et fait changer le nôtre. Là où prédominait l’impression de pauvreté et de destinées sans relief, sans rien à montrer, il détecte un potentiel important de rêve et d’échappées dont il se fait l’arpenteur. Ce que traduit ces stries de vies, perspectives vides, abandonnées à leur sort mais rompant l’à plat monotone des façades.

C’est, de même, un principe de lignes de fuite qu’organise la bibliothèque de Massimo Bartolini, avec ses rangées de livres prolongeant des vignes de l’abbaye Saint-Pierre (Bookyards, 2012). C’est un coin de verdure enchanteur, on descend vers la bibliothèque en traversant un verger en bonne santé, aux arbres chargés de fruits. Des groupes, des couples, des solitaires sont couchés dans l’herbe, pique-niquent, bouquinent ou font la sieste à côté d’un livre ouvert. De l’autre côté du verger, sur le coteau en face, les rayonnages de livres rencontrent le vignoble (planté au Moyen-Age, restauré dans les années 70). Cette implantation en plein air symbolise le principe de la bibliothèque qui est d’ouvrir la vie, de lui destiner les horizons les plus larges, de lutter contre le confinement des savoirs. C’est la plus belle manière de manifester qu’une bibliothèque peut accueillir tout le monde, qu’il n’y a pas de barrières. Cette apparition d’une bibliothèque dans la nature, vivante, poussant et développant ses casiers de livres selon la même force qui préside à la croissance des arbres, des herbes et des fleurs, rappelle que la diffusion des savoirs dépend, tout comme les fruitiers et le vignoble, de la pollinisation, de la manière dont les amateurs la butinent donc, des processus de vendange et de récolte et, enfin, du traitement que l’ont fait subir aux fruits de la récolte. Tout cela, pour une fois, s’effectue aux yeux de tous, dans un cadre verdoyant où la séparation entre culture et nature est comme un mirage. (La majorité des ouvrages étant en néerlandais, je n’ai pu me faire une idée de ce qui était proposé comme littérature.)

C’est par contre à l’archéologie d’une somme de savoirs populaires qui ne se trouve que peu dans les livres que se dédie Pilvi Takala : la colombophilie. Ayant découvert que récemment cette tradition, vivace en Flandre orientale mais aussi dans plusieurs régions de Wallonie, elle en explore les us et coutumes en se concentrant sur la notion de pigeons perdus. Si l’investissement important que représente le travail pour obtenir de bons pigeons de compétition est motivé par la possibilité de gains – il y a pour les pigeons de sinistres maquignons comme pour les chevaux ou tout autre animal utilisé à des fins de compétitions lucratives -, il se nourrit aussi d’une part importante de rêve, voyager dans l’espace par l’intermédiaire de ses oiseaux que l’on a élevé soi-même, à qui on a donné comme adresse vitale sa propre adresse, survoler par son intermédiaire d’immenses territoires où il serait tellement normal de se perdre et réussir à exploiter l’incroyable sens de l’orientation de ses coulons. Et d’une certaine manière, selon un transfert relevant de la totémisation, se sentir doté du même don mystérieux que son animal. On sait la fierté des colombophiles chaque fois que leurs champions reviennent au bercail, chez eux. Néanmoins, soit qu’ils ne soient pas assez matures, soit qu’ils soient victimes de divers accidents ou distractions, une quantité importante de pigeons s’égarent chaque année. Chaque pigeon perdu est une parcelle de rêve égaré. Pilvi Takala a apposé dans la ville une série d’avis de disparitions : Lost Pigeons, avec description du volatile manquant et un numéro d’appel. Chaque témoignage aboutissant à ce numéro est intégré à une installation sonore dont l’essentiel est un dialogue de l’artiste avec un colombophile. Mais si l’œuvre implique une authentique rencontre avec la tradition colombophile, les affiches « pigeons perdus » ne peuvent qu’établir un parallèle avec la grande quantité d’humains qui disparaissent, tous les jours, enlevés dramatiquement ou échappant à tout radar sans explication, simplement évaporés dans leur désir impérieux de changer de vie. Tous les trous que laissent les êtres chers disparus sans que l’on sache où, s’ils sont morts ou vivants, qu’il s’agisse d’humains ou de non humains, tracent la carte des vulnérabilités de notre présence au monde.

Les gisants de Michaël Borremans égarent le sens historique et la prétention de savoir de qui l’on descend. Non pas à propos de nos propres ancêtres familiaux, mais de ceux, nobles, royaux, notables dont les dépouilles et les portraits exposés en de multiples lieux publics confortent une vision officielle, génétique, de l’histoire. Autant de représentations qui attestent et même assènent l’essence supérieurement noble de ceux qui ont assumé la charge de nous gouverner. Dans une demeure à la façade élégante – classée mais à l’intérieur abandonné, en décrépitude -, le peintre a placé dans un cube de verre les bustes en bronze d’un couple énigmatique. Semblables à nous mais chus d’une autre sphère. Comme les restes profanés et oubliés d’une lignée anormale, si proche de nous, « un fragment figé d’une époque indéfinie » (guide du visiteur). Le mélange de difformité et de noblesse dans la physionomie de ces visages endormis, l’harmonie mélancolique entre monstruosité et élégance racée semble tellement véridique, ne pouvant avoir été moulée que sur des êtres véridiques, dégagent d’étranges rêveries légèrement malsaines, tournées vers d’autres généalogies, réactivant le phantasme de fondements historiques parallèles, d’une consanguinité maudite, refoulée. (Comme ces histoires tenaces de personnalités cachées, au sein des grandes familles dirigeantes, et qui seraient la conséquence d’un sang malade, d’une hérédité viciée, d’une faute morale propre à affaiblir la légitimité d’un pouvoir et ternir le respect que lui vouait tout un peuple.) Si cette princesse semble tout entière comateuse, coulée le plomb d’une matière rêveuse, de l’oreille de son prince coule du sang, comme si le contact avec notre atmosphère lui avait été insupportable, crevant ses tympans à mort.

Cet onirisme morbide de Borremans n’a rien à voir avec cette autre manière de secouer l’histoire : abandonner une vieille bécane décrépite contre un arbre dans un parc public, chargée de vieux sacs de charbons de bois. D’ailleurs, est-ce une œuvre ? Beaucoup, en arrivant devant, doutent, consultent vivement leur guide TRACK qui, heureusement, clair et bien rédigé, donne tout de suite les clés. Une fois de plus, cette installation (Spectres) serait anecdotique sans la géographie de vulnérabilité qu’elle suggère, convoque, géographie historique du passé colonial belge qui met en doute la version officielle d’un de ces points d’orgue dramatique, l’assassinat de Lumumba. Sven Augustijnen a voulu retrouver en vain l’arbre contre lequel le leader africain a été abattu. Ce lieu n’existe pas, il est effacé, comme si on ne voulait donner aucune chance à la mémoire de s’en souvenir. Probablement cet arbre d’exécution a-t-il servi à fabriquer du charbon de bois, la raison économique supplantant le sens de la mémoire. Cela participe de la « violence des effacements » dont parle Marc Crépon à propos de la visite de Gustav Anders à Hiroshima, 16 ans après la bombe. « Les cadres de la mémoire (les musées, les récits officiels, les journées du souvenir) avaient été organisés, prescrits, mis sous contrôle ». Face au sentiment de cet effacement, l’artiste ou le témoin après-coup active son imagination pour réintroduire une trace, créer un lieu ou objet de consécration enrayant la mécanique de l’oubli banal. C’est donc avec du charbon de bois prenant une valeur symbolique – celle de représenter la tentative de réduire en cendres le tronc qui reçut l’impact des balles et le sang de la victime -, dont l’artiste charge le vélo vétuste comme d’un fardeau pesant et encombrant, « transporté à la Congolaise ». C’est, encore et enfin, ce n’est pas pour rien que ce vélo est appuyé , mais selon une connaissance sensible de cette géographie des vulnérabilités telle quelle se projette dans nos cadres de vie ordinaires, y passant de plus en plus anecdotiques, inaperçus. L’œuvre spectrale de Sven Augustijnen se situe « à proximité de la statue du petit Maure », « cette statue noire surplombant une rocaille artificielle date de 1888 et évoque une époque de l’Histoire belge où le Congo était encore la chasse gardée de Léopold II. Le ‘Petit Maure’ représente le jeune Sakala, ramené en Belgique en 1884 par le pionnier Lieven Van de Velde. » (Guide du visiteur)

Plus loin, dans le même parc de la Citadelle, Leo Copers a installé son cimetière de musées. Un ensemble de pierres tombales,sobres et magnifiques, portant comme inscriptions funéraires les titres et initiales de quelques célèbres institutions muséales. Rapport à la mort, rapport aux musées, à la mémoire, au parc arboré qui caresse si bien ces tombes. Ces édifices signalant la ligne réversible, facilement franchissable, séparant mémoire et oubli, organisent un lieu de réflexion sur l’ensemble des déformations dont peuvent faire l’objet ce dont il faut se souvenir et orienter les pratiques du souvenir vers une discipline du soin et de l’attention ou au contraire vers une sorte de consommation valant « violence des effacements ». L’artiste entend nourrir une critique du musée qui « s’est transformé au cours de la dernière décennie d’un mausolée plongé dans le silence en un parc d’attractions pour la participation de masse et le tourisme culturel. » (TRACK, Guide du visiteur) Cette image très simple et forte suffit à convaincre qu’il faut repenser et déplacer l’expérience esthétique au monde. Ce que permet d’expérimenter l’essentiel de TRACK, en proposant, par l’art, de penser autrement tous les défis du vivre-avec que doit affronter une politique urbaine. Penser autrement le monde, et ses ruptures masquées, passées à la trappe, cela implique que, même subjugué par la beauté historique d’une ville opulente, élégante telle que Gand, on se laisse tarauder par des ritournelles du genre  Search and Destroy, comme l’inscription géante que Mekhitar Garabedian appose contre la façade de la Maison des Bouchers, symbolisant la splendeur architecturale de la ville. Destroy and Search est le titre d’un morceau célèbre des Stooges et le nom d’une « stratégie militaire pendant la guerre du Vietnam » (TRACK, guide du visiteur) ! Il est remarquable de constater après coup, que les quelques œuvres que j’ai retenues de ce parcours artistique délimitent et questionnent le territoire de cette dialectique du Destroy and Search/Search and Destroy qui instrumentalise une part important du marché des expériences esthétiques et qu’il conviendrait de dépasser. Ce que rend possible la pluralité d’influences relationnelles convergeant dans les installations de TRACK, évitant les points de vue unilatéraux et leur appel aux émotions béates.

« Autant dire que, à supposer que l’on s’attache à penser le monde autrement, cette autre pensée du monde ne saurait advenir sans une analyse critique, sinon « déconstructive », de ces pseudo-vérités, celles-là même qui font croire aux uns et aux autres, à tel peuple ou telle communauté, que les blessures et les morts n’ont pas le même prix de part et d’autre des lignes discursives, imaginaires, visuelles et télévisuelles que ces vérités construisent. Car, en premier lieu, il y va toujours, chaque fois, d’une censure. Les « géographies de la vulnérabilité » sont la résultante culturelle et politique de ce qu’il est interdit de montrer, de dire, d’expliquer ou tout simplement d’interroger. Elles procèdent d’un travail de l’opinion qui porte autant sur l’exigence que sur la forclusion de la reconnaissance. » (Marc Crépon, ibid.) C’est donc bien au dévoilement de ces géographies de la vulnérabilité, non pas comme réalités extérieures dont nous serions exempts, mais comme nous traversant et nous impliquant inévitablement, que travaille une initiative comme celle du SMAK. L’expérience esthétique conduisant à une prise de conscience et à l’examen de savoir si nous souhaitons que notre sensibilité collabore et consente ou non au voilement de ces géographies honteuses. (Pierre Hemptinne)  – TRACK

                          

Au bord du trou, les commencements

À propos de l’exposition Ainsi soit-il, Collection Antoine de Galbert, extrait. (Musée des Beaux-Arts de Lyon) – Œuvres d’Alexander Schellow à la Biennale de Lyon – Georges Didi-Huberman, Atlas ou le Gai Savoir inquiet (Minuits, 2011) – Pierre Bourdieu Sur l’Etat, Cours au Collège de France 1989-1992 (Seuil, 2011 – Annie Ernaux, Ecrire la vie (Gallimard, 2011

Une silhouette à peine campée, fléchie, mains à la taille et pieds écartés, contemple une tâche remuée, un bout de terrain éventré, retourné. L’entrée d’un terrier ? En fait un trou, pas n’importe lequel, celui qu’elle vient de creuser avec, immanquablement, l’idée d’un quelque chose de personnel, un poids intérieur, à y ensevelir. La fosse s’ouvre à la fois en empreinte et matrice d’une charge mentale, image du quelque chose à porter en terre, la forme vide révélée de ce dont le fossoyeur amateur fait le deuil et qu’il accompagnerait bien dans le repos. C’est une tombe ouverte dans les champs, le terrain est en pente, peut-être les flancs sauvages d’une colline. Le trait clair du manche de pelle est posé entre le noir du monticule et celui de la béance comme le symbole de la soustraction. Un fragile édifice de branches graciles, presque rien, l’esquisse d’un monument, une intention cultuelle. La tête de l’homme mesure l’abîme, elle sonde, elle égrène des chiffres dans le vide. Sa posture respire aussi l’hésitation, est-ce cela le passage vers l’au-delà, cet informe accueillant, cette cache inoffensive dans une matière meuble où le vif ne se distingue pas de l’inerte ? Et la réaction atmosphérique qui se produit du fait d’avoir ainsi foré la terre, bouleversant la répartition entre cellules matérielles et poussières fantomales, brouillant les pistes entre haut et bas, est-ce normal? Comme si le fer de l’outil, d’un coup trop profond et brutal, avait rompu une canalisation, une séparation entre les mondes du dessous et du dessus. Il a ouvert une brèche dans le sol et du vide obscur, opaque, une présence reflue – ou une neige d’infimes présences déterrées s’envolent -, une force diffuse, une grande légèreté paradoxale, particules solides du monde d’où l’on ne revient pas se révélant plus aériennes que l’air, avides de revenir. Une sorte d’inversion de la gravité a lieu. Des centaines de globules blancs envahissent le paysage qui, de fait, en est criblé, mangé. Le personnage lui-même est piqué, traversé de taches claires, saisi, déjà mis dans le trou. L’image de l’homme qui a creusé une tombe – la sienne ? – en pleine nature, loin de l’ordonnancement des cimetières, est un tableau de désagrégation, de mélange. Le paysage, à y regarder de plus près, est totalement granuleux et lacunaire, feutré de blanc, absorbé ou plutôt uni au trou noir de la tombe. La dissémination des flocons efface les bords, les contours, confond les différents éléments de la scène dans une même végétation poreuse, un cadre de vie qui s’estompe. Ce n’est plus seulement la tombe qui est lieu de passage, mais tout ce qui l’entoure, le paysage n’est que rideau floconneux entre l’ici et l’ailleurs dans lequel flotte la silhouette d’un homme, ravie et désemparée. (La tombe, Lucien Pelen, 2010, Collection Antoine de Galbert)

Cette matière de rideau, on la dirait copiée des peintures de Roman Opalka, séries de chiffres peints à l’huile sur des toiles toujours de même dimension. Méticuleusement blanc sur noir, radicalement, en une monotonie sublime qui fait mal aux yeux, au point qu’hypnotisés, ils voient le blanc basculer en noir vice-versa, tantôt cette ligne d’horizon arithmétique en positif, tantôt en négatif. Broderie inframince. Qu’est-ce qui prime, le fond ou l’inscription, comment les distinguer ? Dans une deuxième partie de sa vie et au-delà du million, à chaque nouvelle œuvre, Opalka ajoutait 1% de blanc dans le noir jusqu’à superposer du presque blanc sur du blanc. Comme l’homme qui creuse son trou à flanc de montagne, dans le rien, le peintre se glisse et s’oublie dans les nombres que l’homme interpose entre lui et l’infini. Il neutralise, en l’extirpant de son abstraction, l’illusion du tout calculable, épuise dans une esthétique de la lente disparition, la rationalité symbolique des nombres et des mesures, fait œuvre d’évanouissement dans le temps qui passe, en pleine légèreté répétitive de l’être, dans l’oubli de soi que dispense le geste d’un vivre opposé à tout comptage. Quand on s’approche de ces toiles, les chiffres grouillent sur le grain grossier de la toile, déformés, ils sont l’ombre d’eux-mêmes, les pores bégayant d’une peau tannée, treillis de lignes de fuites brouillées, réseaux anarchiques de synapses déformés, fouillis de circuits électroniques fondus dans la porosité entre mondes intérieurs et extérieurs, matérialistes et spirituels, temporels et intemporels. Quand je cours face à une tempête de neige, les yeux plissés envahis de flocons impossibles à dénombrer qui s’engouffrent en frappant et agglutinant cils et paupières, fondent et sont aussitôt remplacés par d’autres, j’entrevois les choses ainsi, confondues dans des trames changeantes de zigzags, rapides ou figées, des présences moléculaires instables. Il me semble alors que mes souvenirs et images mentales elles-mêmes ne sont plus issus du dedans mais revenant dans la bourrasque extérieure de pixels, affleurant dans le paysage envahi de globules blancs et noirs qui se bouffent entre eux, renaissent des uns des autres, composent des motifs abstraits ou figuratifs vite effacés, resurgissant, clignotant. Je suis dans la matière de ce rideau.

C’est une autre manière d’appréhender les vibrations de ces frontières où grésillent à part égale apparition et disparition que de s’arrêter devant le travail d’Alexander Schellow (Biennale de Lyon). Quelque chose de la fin et quelque chose de l’origine se touchent, court-circuitent et dansent ensemble, forment autre chose. Comme la silhouette dans la photo de Lucien Pelen sonde la fosse creusée à son image, l’artiste allemand remue les angles morts de la mémoire, ce qu’elle enregistre machinalement et que l’on ne sollicite jamais pour ne pas encombrer la conscience d’images jugées par avance ordinaires, une masse d’images inabouties, bâclées, sur laquelle pourtant, par réaction inconsciente, se fonde et s’ajuste la nature de notre relation au visuel, notre volonté de voir et regarder ceci plutôt que cela. Comme un passé caché, une généalogie enfouie. Dans une production pointilliste obsessionnelle, Alexander Schellow tente de donner corps aux images informelles qui s’impriment involontairement, toutes ces choses que l’on voit sans voir parce qu’elles constituent notre environnement banal, il les arrache à l’oubli, pouvant tout aussi bien les y reléguer au moindre faux mouvement et cela dans un exercice constant, une discipline du souvenir forcé. Contre l’inculcation occulte de lois qui décident pour nous de ce dont il faut se souvenir. Cet éparpillement monstrueux des choses vues est rassemblé dans Storyboard, en cours d’élaboration depuis 2001, près de 2500 dessins au feutre sur papier transparent. L’artiste reproduit, de mémoire, ce qu’il a vu dans la rue, autour de lui, sur le trottoir, les façades, les devantures, les piétons, les parkings, les balcons, les fenêtres, les toits, les arbres, les mobiliers urbains, les véhicules, le ciel… Des constellations de visions. Chaque dessin est lui-même une constellation de données sociologiques, économiques, érotiques, technologiques, urbanistiques, politiques. Certains sont d’une précision photographique, décalqués, d’autres absolument amnésiques, juste une constellation de points dans le vide, pourtant placés à leur place, c’est ce que l’on pressent, mais que rien n’a pu venir associer, remplir. Je pense à ces jeux où il faut relier d’un trait des points noirs éparpillés, numérotés, pour voir ce qu’ils cachent. On dirait les cases régulières d’une BD réticulaire, dépourvue de centre, sans début ni fin, les cartes mélangées de tout ce que l’on ne cesse de voir et que la mémoire range ou dérange pour altérer et dérouter le sens de la lecture – régulièrement le remettre à zéro -, un dédale à travers lequel se forge une manière de regarder bien à soi, de croquer le réel. Ces vignettes de l’immédiat rejoignent certains passages du Journal du dehors d’Annie Ernaux, par exemple, à titre d’échantillon : «Lumières et moiteur de Charles-de-Gaulle-Etoile. Des femmes achetaient des bijoux au pied des escaliers mécaniques parallèles. Dans un couloir, il y avait écrit sur le sol, dans un emplacement délimité à la craie : « Pour manger. Je suis sans famille. » Mais celui ou celle qui avait marqué cela était parti, le cercle de craie était vide. Les gens évitaient de marcher dedans. »

Les dessins de Schellow se veulent plus désincarnés, proches d’une production psychique mécanique, exercice de vaine objectivation des contours et des enchevêtrements des choses et des vies qui nous encadrent et façonnent nos cartographies intérieures. Comment fonctionne la mémoire, qu’est-ce qu’elle retient, efface, rejette, transforme, répète, comment compte-t-elle le temps dans son sablier d’images, c’est ce qui est mis à l’épreuve sur le long terme, d’année en année, dans ce projet de témoignage artistique. Sans doute qu’au début du projet, Alexander Schellow était incapable de se souvenir avec assez d’acuité de ce qu’il avait vu pour le restituer mimétiquement, sans doute inventait-il plus qu’il ne reproduisait fidèlement. Il lui a fallu développer une attention particulière, apprendre à fixer le paysage social anodin et son apparente inconsistance dans un appareil de lecture et de décodage affûté. D’exercice en exercice, muscler, coordonner un talent spécifique pour tracer la structure des cellules qui composent l’inconsistance iconique du décor passe-partout avec leurs composantes urbanistiques, environnementales, sociales, ménagères, conflictuelles, solitaires… L’artiste explique comment il a organisé cette entreprise de remémorisation, en notant et datant les trajets effectués, forgeant un vocabulaire approprié à l’aide de supports de mémoire diversifiés, bricolés. Il trace alors des intervalles inédits entre lui et cette réplique intériorisée du dehors qui reste généralement inexprimé, insaisissable parce que trop familier, collés à la peau (comme les chiffres d’Opalka sur la toile). Cela est très instructif parce qu’il rend compte de l’effort à accomplir et structurer pour voir réellement, interroger et en extraire une connaissance, le monde proche de tous les jours, cela même qu’il nous est incapable d’appréhender parce que nous y sommes trop immergés, nous en faisons partie. On voit ainsi, au cœur d’une démarche artistique soucieuse d’élucider une part de la relation au réel, une problématique bien connue des sociologues qui doivent en tout premier lieu, pour constituer leur sujet d’étude, se défaire de modes de pensées induits par les relations qu’ils entretiennent avec ce qu’ils se proposent d’étudier. Commentant la relation particulière qu’il entretient avec la phrase de Virginia Woolf, les idées générales sont des idées de général, Pierre Bourdieu explique : « J’ai dû faire un travail théorique pour déconstruire, dans ma tête de jeune ethnologue débutant, l’idée de plan. Je faisais des plans de maisons, de villages ; je ne savais pas que je faisais un acte de général. Le fait de penser cet acte comme un acte de général m’a permis de me libérer de ce que cela impliquait, de ce que cette construction très particulière m’empêchait de voir, à savoir que les gens ne se déplacent pas selon des plans mais selon des itinéraires, comme disent les phénoménologues ; ils évoluent dans un espace hodologique, un espace de cheminement. » (Pierre Bourdieu, Sur l’Etat).

Les murs du musée où affleurent les dessins de Schellow ont des allures de rideau mouvant, d’abîme clinique dans lequel flotte le désordre – ou le plan dérangé – des images, comme des micro-plaquettes d’imaginaires dans l’inconscient, empilées, superposées, défiant toute logique. L’artiste reconstitue méticuleusement les points de repère les plus récurrents de tous ses itinéraires coutumiers – on est bien dans l’imagier quotidien -, dans une précision et une accumulation qui se brouillent réciproquement et décourage toute vision générale de ses cheminements. Il faut chercher ailleurs. Il instaure, dans la génétique même de ces mages, une égalité entre la part d’oubli, de disparition de ce que l’on a vu et vécu, et les traits noirs tatoués qui retiennent par cœur ce qui donne du cachet au cadre de vie, les deux sont utiles, se renforcent, fonctionnent ensemble. Et c’est ce qui fait que le blanc de ces dessins est particulier, il ne semble pas faire corps avec le support et être plutôt une idée de blanc, une sorte d’absence amniotique, un vide volatile prélevé dans ces laitances indistinctes, vaguement douloureuses et à quoi correspond ce dont on ne se souvient pas et qui pourtant, on le sait, on le sent, se trouve stocké là, une tombe en soi, essentielle et qui finit, avec le temps, par nous envelopper. Ce mur d’images est prolifération. Je pense à la texture élastique des crépines, ces fines enveloppes viscérales utilisées en cuisine. Ramassées en boules, elles semblent d’envergures réduites, mais lorsque l’on déploie délicatement leur film transparent parcouru de ramifications graisseuses, la surface qu’elles peuvent recouvrir est impressionnante, donne l’impression d’avoir entre les doigts de l’illimité. De la même manière, ce film de mémoire, plus il s’étire sur le mur, comme le suaire transparent où s’imprime tout ce que le cerveau retient, plus les images anonymes qui se trouvent prises ou spontanément générées dans ses rets apparaissent programmées pour une accumulation sans fin, se conjuguant en collections délirantes de tout ce que les sens humains scannent dans leur immanence compulsionnelle, même dans la distraction et l’absence, révélant l’énorme complexité de l’empreinte sociale du monde sur l’imaginaire local.

C’est une prolongation et une intensification dramatiques – voire une perfection morbide -, de cette fascination pour la mémoire, confluence de disparitions et apparitions, affleurement et engloutissement simultanés, qui subjugue dans le film d’animation  Sans Titre (fragment). Voici la présentation qu’en fait le guide du visiteur (Biennale de Lyon) : « L’artiste enregistre les nombreuses visites qu’il fait à une femme de 96 ans qui vit à Berlin dans une clinique pour patients atteints d’Alzheimer. Après chacune de ses visites, Schellow reconstitue minutieusement dans son atelier tous les mouvements subtils du visage de cette femme, révélant dans la durée le lien indéfectible qui se crée entre le modèle et l’artiste. Ainsi, l’œuvre de Schellow défie inlassablement sa propre mémoire et le processus habituel de la conscience qui rejette à jamais dans l’oubli tous les détails d’une vie. » La vieille dame n’a plus de mémoire opérationnelle, maîtrisée, elle est comme déconnectée de ce qui la constitue. Sa mémoire est bien toujours là – comme information, il s’agit d’un bien matérialiste -, mais en énergie qui se volatilise dans la nature comme l’eau et l’électricité lorsque leurs câbles et conduits sont rompus.  Le témoin, l’artiste plasticien, comme on cherche où s’ensevelir dans une matière lisse – une place vierge, un lieu sans histoire – enregistre et reconstitue en un film d’animation pointilliste, hésitant, fluctuant, au ralenti, les soubresauts de ce visage aux abois, ridé, marqué, paysage palimpseste de 96 années parcheminées, fatiguées. Toutes les expressions d’une physionomie singulière, creusées, sculptées, conservant à même les tissus la trace tavelée, piquée des crises entre réel extérieur et aspirations intérieures, ce masque gravé de joies et bonheurs fanés, plaies et déceptions cicatrisées, rides d’amertume, fossettes régulant équilibres et déséquilibres entre soi et les autres, continue de les produire par habitude, sans plus en comprendre le sens, toujours vivant mais désincarné, toujours animé du principe universel de vie mais sans « je ». Il joue son répertoire humain, une survivance, ballet des tics et particularismes qui resteront dans la mémoire de ceux qui l’ont connu comme ce qui le distinguait et le distinguera toujours des autres. Ce qui reste après décomposition totale. Et la démarche de l’artiste, recueillir et retenir dans les multitudes dessins nécessaires à la réalisation d’une animation un visage se vidant de sa mémoire, est aussi palpitante et désespérante à regarder que la tentative désespérée d’apporter, au creux de ses mains, l’eau indispensable au voyageur mortellement déshydraté. Donner un visage à qui ne contrôle plus son apparence, qui ne sait plus à quoi il ressemble et ne se reconnaît plus, rassembler en une image impérissable – pour la projeter dans la mémoire d’innombrables visiteurs de musées et d’expositions -, l’agonie lente d’une physionomie désormais sans ressources pour se maintenir à flot et régénérer son image, c’est dessiner sur du sable, s’attaquer à ce qui n’a pas de représentation possible, l’effacement progressif, la régression imperceptible vers le rien. Et ce fourmillement où une présence s’esquive et s’ébranle vers sa fin – mouvements de mouchoir agité en adieux saccadés -,  puis redevient visage, en un flux respiratoire chancelant, émouvant, image repoussée dans les limbes puis reprenant forme et venant s’échouer sur l’écran, retrouvant la face avant de s’effondrer en de nouvelles dépressions et de repartir vers le hors champs, est exactement de même texture que ce que je vois dans les peintures d’Opalka ou semblable à la mêlée des globules noirs et blancs qui brouille le paysage d’un creuseur de tombe à flanc de montagne.

Annie Ernaux a consacré des pages émouvantes à décrire sa mère malade (Alzheimer) s’amenuisant, et pourtant toujours elle à part entière, sa mère, dans un hospice pour vieilles personnes démentes. « Les cheveux épars, les mains qui se cherchent, la droite serre la gauche comme un objet étranger. Elle ne trouve pas sa bouche, à chaque tentative, le gâteau arrive de biais. Le morceau que je lui mis dans la bouche retombe. Il faut que je le glisse dans la bouche. Horreur, trop de déchéance, d’animalité. Les yeux vagues, la langue et les lèvres suçant, sortant, comme le font les nouveau-nés. J’ai commencé à la coiffer, j’ai arrêté parce que je n’avais pas d’élastique pour attacher ses cheveux. Alors elle a dit : « J’aime quand tu me coiffes. » Tout a été effacé. Coiffée, rasée, elle est redevenue humaine. Ce plaisir que je la peigne, l’arrange. Je me suis souvenue qu’à mon arrivée sa voisine de chambre lui touchait le cou, les jambes. Exister, c’est être caressé, touché. » (A. Ernaux, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Ecrire la Vie, Gallimard, 2011)

Curieusement, la reconstitution patiente et poignante d’un visage flottant – traque de ce qui se substitue à la personnalité dans l’évanouissement de la coïncidence entre chair et esprit -, en osmose avec les mécanismes qui rongent ses connexions entre présent et mémoire, l’exilant de tout ancrage concret dans le temps et le transformant de plus en plus en témoin dépassé, en décomposition – celle-ci n’étant rien moins que le retour à un matériau brut, vierge, disponible pour d’autres formes du vivant-, me ramène vers la surprise que me causa une peinture du XIXème siècle vue dans les collections du Musée des Beaux Arts de Lyon, Scène dans une chapelle en ruines de Fleury Richard (1777-1852). La chapelle est dévastée, envahie par la végétation, mais est loin d’être désacralisée, elle semble toujours autel d’intercessions entre mondes différents, lieu de conversations entre le visible et l’invisible, il suffit de voir comment l’espace délimité par les murs abîmés est irradié d’une lumière romantique, venue d’ailleurs. Au sol, une jeune femme, évanouie, terrassée par une émotion trop forte, ou endormie ou morte, il est difficile d’en décider mais l’affaissement est récent car le corps est encore souple, alangui. Ce n’est pas une paysanne et elle ne se trouve pas là par hasard, elle y est venue appelée, par une voix intérieure ou pour un rendez-vous secret en bonne et due forme. Puis, surtout, il y a cette chose surprenante à même la toile, une tache blanche, un trou, je crois d’abord qu’il s’agit d’une défectuosité, un morceau de peinture délité, effacé. Mais non, c’est la forme fantomale d’un galant un genoux à terre, prince ou chevalier, près de la dépouille. Un vide, un ectoplasme agité de particules. Apparition, disparition ? Est-il en train de se matérialiser pour exaucer la jeune femme en syncope, voire la ressusciter et la libérer d’un sortilège ou bien s’esquive-t-il en fumée pour fuir l’irréparable qu’il aurait commis, soit volontairement, soit accidentellement? Vient-il ou fuit-il ? Enlève-t-il l’âme de la jeune fille pour vivre fusionnés ailleurs, dans l’incorporel, ou lui insuffle-t-il de quoi s’unir en une nouvelle espérance terrestre ? Cela ne peut être un rêve car sa canne, son manteau et son chapeau, bien réels, gisent au sol, à l’avant plan droit. L’ensemble baigne dans une lueur qui rend tout possible et encourage les interprétations fantastiques de ce qui se passe dans cette chapelle.

Le peintre Fleury Richard s’est spécialisé dans les clartés magiques des cloîtres et monastères et cela lui vaut de figurer par le biais de sa peinture Intérieur du château Bayard en compagnie d’œuvres éclairées du XXe siècle dans l’exposition Ainsi soit-il (Musée des Beaux Arts de Lyon). Elle s’y trouve en résonance avec 10 tubes de néon au hasard N°4 de François Morellet et la vidéo Reflecting Sunset de David Claerbout, lente trajectoire d’un coucher de soleil dans les vitres d’un building, filmée en noir et blanc. De ces trois œuvres différentes par les époques, les courants d’art concernés et les médiums utilisés jaillissent des luminosités singulières qui se différencient et s’apparentent, faisant fi des anachronismes et incompatibilités technologiques. Le néon rouge envahit brutalement le château peint en 1808, l’éclat éblouissant de l’astre dans les vitres urbaines se retrouve dans les filaments incandescents du néon et c’est le même soleil couchant qui illumine l’intérieur moyenâgeux Le visiteur se situe à l’intersection de plusieurs faisceaux, esthétiques, lumineux, temporels, au cœur d’une réaction chimique qui lui fait regarder autrement la sculpture de néons, la vidéo et la peinture de 1808. C’est toute la magie de cette sélection de pièces issues de la collection d’Antoine de Galbert, un vrai collectionneur d’art, chercheur passionné procédant par affinités électives comme valeur refuge de l’homme sensible, à mille lieux des hommes d’affaires qui financiarisent l’art en moyen diversifié d’amplifier leurs fortunes. Même si la nature des créations prospectées par Antoine de Galbert est moins hétéroclite que celle reflétée dans les fameuses collections de Goethe ou dans les compositions de l’atlas de Warburg, les collections qui en résultent sont riches en hétérogénéités qui ouvrent complètement les possibilités de lectures. Puisant dans les multiples avatars de l’art contemporain et de l’art brut ainsi que dans certains types d’art ethniques et populaires, sans restriction géographique ou temporelle, elles n’en produisent donc pas moins ce que Didi-Huberman accorde à « l’espace épistémique et esthétique goethéen », soit « quelque chose comme un affolement des classifications : une profusion de mouvements transversaux qui a pour effet de déclasser chaque bout de collection lorsqu’il se trouve mis en relation avec celui d’une autre collection. » et c’est ce qui fouette l’imagination du visiteur, dans le labyrinthe arrangé de ces œuvres disparates du point de vue de leur singularité exacerbée mais toutes porteuses d’échos, de questions et réponses qu’elles s’échangent et adressent au visiteur dans une « allure de déclassement généralisé en quête d’autres affinités, d’autres façons de classifier, d’autres façons de construire les ressemblances. » (Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet) Toute collection et toute exposition ne devraient exister que pour entretenir ce salutaire affolement des collections gardiennes des connaissances bien rangées sur l’art. Alors, le visiteur trouve pleinement une place qui lui revient, et même si le collectionneur et la commissaire de l’exposition ont eux-mêmes disposés beaucoup d’indices, il n’y a jamais de parcours surdéterminé, de pédagogie infantilisante comme ce que l’on trouve la plupart du temps dans les audio-guides, il reste une multiplicité d’intervalles de liberté, dans cet affolement des classifications, jubilatoire, pour se mettre en quête d’autres affinités, d’autres façons de sentir et réagir aux fils qui se tissent entre les œuvres.La proximité de la Croix de Jan Fabre (scarabées sur fils de fer) avec les reliquaires des XVIII et XIXème siècles est naturelle, il y a dialogue, et ce grouillement boschien de carapaces pourrait avoir des airs de famille avec notamment l’énorme objet hybride gorgonesque de Peter Buggenhout (Gorgo), une statuette du Mali de Kafilegeledio Senufo faite de bois, textile enduit, plumes et éléments végétaux ainsi qu’avec la surface tourmentée, croutée et nauséeuse de La grande terrible d’Eugène Leroy. Les Distorded Nudes de David Lynch (2004), la Distorsion N°45 d’André Kertesz (1933), le buste percé d’un Saint Sébastien soigné par sainte Irène dans une toile d’Antonio de Bellis (vers 1640), mais aussi le Gisant de Dieter Appelt et La Poupée de Hans Bellmer tiennent compagnie à la toujours impressionnante sculpture de Berlinde De Bruyckere, Aanéén [Vers un], être difforme dont l’origine reste pour moi irrésolue, œuvre de mystère (heureusement), corps atrophié par sa douleur, martyrisé pour son unicité car je ne peux le comprendre que comme le résultat de longues tortures, une vie obligée de se torde, d’épouser morphologiquement la forme de ses convulsions confusions mentales. Et accrochées non loin, deux toiles du Musée des Beaux-Arts, font écho à cette anatomie bouleversée, absurde parce que, dans certaines circonstances extrêmes, il ne serait possible de s’adapter que par métamorphose absurde, invivable. D’une part un corps nu et puissant, déformé par l’effort désespéré pour sauver un vieillard des flots tumultueux (Une scène du Déluge, 1826-1827, Jean Désiré Court) et d’autre part, dans Bacchanale de Louis Cretey (vers 1686-1690), une créature vaguement monstrueuse tétant une intrigante beauté, nue dans des draps qui ressemblent à des flots ou des fumées célestes. Ce ne sont que quelques rares exemples des lectures et trajectoires qui se tissent, rien qu’à les regarder, entre les 80 œuvres d’Ainsi soit-il, donnant l’impression d’accéder à de nouveaux regards, nouvelles compréhensions, guidé par l’esprit d’un collectionneur « affranchi des normes traditionnelles de l’histoire de l’art ». En créant cet effet de renouvellement du regard, le plaisir que provoque ce genre d’exposition tient à l’effacement des repères linéaires avec lesquels on vient, généralement, vérifier que l’on comprend l’art, jauger son niveau de culture en défilant devant des œuvres alignées. Là, tout s’efface, j’oublie, je m’oublie, je redeviens matière vierge traversée de multiples sentiments et impressions contrastées. Je patauge, je n’ai plus de certitude, je ne sais plus ce que je vois, l’espace muséal est débanalisé, je ne sais plus qui je suis tant la quantité d’illuminations extérieures que je dois comprendre et parvenir à transformer en information pour le « moi » est un vrai déluge. Et il ne s’agit pas de l’accumulation des informations pour chaque œuvre individualisée, mais de ce qui travaille entre elles, le réseau de correspondances qui remet à neuf la relation à l’art. L’excitation d’un commencement comme quand, toute proportion gardée, un coup de foudre balaie toutes les classifications intérieures, ouvre toutes les portes de la mémoire et de notre genèse, et laisse entrevoir la possibilité de corriger le poids déterminant de certaines de nos histoires pour dégager l’espérance d’un présent réorienté. Ainsi soit-il est un espace de possibles et pour ne pas en rester au registre de l’émotion, parce que l’enjeu est tout autant du côté des connaissances, j’établis un lien avec ces propos de Pierre Bourdieu : « Le retour à l’incertitude attachée aux origines, à l’ouverture des possibles qui est caractéristique des commencements, est extrêmement important pour débanaliser. Je ne fais que mettre un contenu réel sous la notion de rupture qui veut dire précisément : cesser de trouver évident ce qui ne devrait pas l’être, cesser de considérer comme ne faisant pas problème ce qui devrait faire problème. Pour débanaliser et pour surmonter l’amnésie des commencements qui est inhérente à l’institutionnalisation, il est important de revenir aux débats initiaux qui font apercevoir que là où il nous est resté un seul possible, il y en avait plusieurs avec des camps accrochés à ces possibles. Ceci a des conséquences très graves du point de vue de la philosophie de l’histoire que l’on engage quand on raconte une histoire. Dès qu’on raconte une histoire linéaire, on a une philosophie de l’histoire ; cela a des conséquences très importantes du point de vue de ce qu’il faut chercher quand on est historien, de ce qu’il faut considérer comme un fait du point de vue de la construction de l’objet. L’histoire est linéaire, c’est-à-dire à sens unique. » (P. Bourdieu, Sur l’Etat, Seuil, 2011)

Dans cette exposition qui rompt le sens unique, libéré du linéaire, submergé par l’oubli, agité par la résurgence de savoirs que j’ignorais être à ma portée, quand je regarde ce que cela me fait à l’intérieur, je vois d’abord ce paysage de Kassia Knap, une table dressée, la révélation d’une fenêtre, le paysage par excellence que je scrute à travers tous les autres, et qui n’est jamais fixé une bonne fois pour toutes, à l’instar du travail intérieur viscéral qui s’effectue en moi pour devenir, selon de multiples variantes déterminées par les humeurs, une synthèse de tous ces paysages où j’aimerais me rouler à jamais – à l’instar de cette silhouette qui creuse son trou dans son paysage -, et ressemblant aux draps de lits chiffonnés et imprégnés, empreintes des mouvements et fluides de corps qui rêvent, s’angoissent, s’unissent, se désunissent, étouffés dans le linéaire ou expansifs dans le champ des possibles. Puis, au-delà de ce paysage, je vois un abîme qui bouge comme un diaphragme, des chutes d’étoiles qui s’éteignent, le théâtre d’une totale dissolution de ce que je croyais être selon une interprétation linéaire de ma génétique culturelle – et tous les jours, à toute heure, on nous reconduit au linéaire -, une sombre laitance informe. Je suis muet, je n’ai plus un mot. Puis, une pluie d’étincelles, des impacts, des points blancs et noirs, un fourmillement, des structures fantomatiques affleurent, des constellations, des objets et visages émergent, là peut-être le mien. Comme dans l’animation où Alexander Schellow dresse le portrait d’une vieille dame atteinte d’Alzheimer, je vois en moi ce flux respiratoire chancelant, émouvant, images repoussées dans les limbes puis reprenant forme et venant s’échouer sur l’écran, retrouvant la face avant de s’effondrer en de nouvelles dépressions et de repartir vers le hors champs. Sauf qu’ici, hélé par les œuvres, les affinités qu’elles éveillent, à chaque flux et reflux, quelque chose reste de ce côté-ci de la conscience, pour une reconstruction rapide de soi, exaltée par cette disponibilité vérifiée des (re)commencements. (PH)

Lien vers Musée des Beaux-Arts de Lyon – Lien vers le site d’A. Schellow – Richard Fleury – 

               

Cartographie et endettement (Parenthèses oscillantes, 2)

 

A propos de JR, William Gaddis (Plon 2011), La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato (Amsterdam, 2011), Restless, Gus Van Sant, 159/295 de Lyndi Sales, Codificado : impressâo transparente de Diogo Pimentâo, Contributions d’Alain Bubblex, Geographical Analogies de Cyprien Gaillard, Vidéocartographies : Aïda, Palestine de Till Roeskens, Shadow Sites II de Jananne Al-Ani.

Parenthèses, corps du texte, entropie. – Les reflux qui m’installent entre parenthèses varient quant à leur nature. Ce n’est pas toujours aussi coussindairisé que l’enclave virtuelle et ange gardienne où jouir d’une réceptivité exacerbée, polyvalente et heureuse, à 360° et multi genres (voir article précédent). Il est des parenthèses rudoyantes qui isolent et bâillonnent, ce qui ne revient pas à empêcher de penser et formuler mais en déplace l’action, au cachot, au gueuloir enfoui. On ne se raconte plus d’histoire, dans le sens où, en temps normal, on cherche à inscrire les flux aléatoires des sensations dans une narration instinctive, immédiate où se projeter, s’emparer des choses et se situer par rapport à elles. On constate que n’existe plus l’intention de retenir et donner forme à ce que l’on voit et entend et qui surgissent des murs, des fenêtres, des passants. Au contraire. On laisse aller. Même pas, on continue d’absorber la multitude de signes visuels, sonores et olfactifs non pour construire une représentation des lieux successifs où l’on marche au hasard, mais bien pour démonter tout le perçu, le désagréger et, comme affecté d’un point de côté, plier vers l’abandon, détaché. On entend en soi, quelque part, comme une rivière lointaine qui cascade, un lieu où tout se désorganise, tombe en ruine (et cela inclut tout le romantisme des ruines distillé en si peu de traces), se déconstruit, part en chaos. Une ligne d’horizon où l’on pousse toutes choses que les sens enregistrent, pour qu’elles y basculent et disparaissent, se terminent (et en terminer). Une source bouillonnante d’entropie, au nombril. Ce n’est ni sinistre ni même négatif, pas même assombrissant, ce n’est pas broyer du noir. C’est ouvrir la bonde pour que se détricote l’intertextualité qui m’imbrique au monde et qu’elle s’écoule comme on aimerait parfois s’évacuer en même temps que l’eau du bain. C’est lustral, les énergies s’évadent dans l’hémisphère contraire et se reconstituent. Il faut de ces nettoyages pour repartir, recommencer à penser et désirer que, de cette ligne d’horizon intérieure, réapparaisse autrement, ailleurs, ce qui s’y est englouti. Pourquoi en venir à ressentir ce point d’entropie de manière si organique et puissante, soudainement ? C’est une affection de lecteur, fiction emmêlée au réel. Parce que, depuis des semaines j’évolue dans le roman de William Gaddis et qu’au fil du temps je fais corps – ou je produis un corps gaddis qui double le mien – avec cette musicalité plurielle que relève Jean-Philippe Rossignol dans ArtPress (peut-être est-elle décrite facilement) : « Imaginez un livre qui ferait se croiser Beethoven, Stravinsky, Webern et « We Are the Robots » de Kraftwerk, le groupe allemand de musique électronique. Fermez les yeux et observez bien ce livre à venir. Cette impression puissante que l’écrivain a ressemblé, sur la page, des univers musicaux aussi singuliers, opposés, inventant au fil du temps des associations inédites. Symphonie, trio à cordes, concerto pour clarinette, fugue, sarabande, Requiem. L’ivresse des grammaires s’engendre elle-même, comme Gaddis sait écouter la cadence de la lecture. » Il y a de ça, oui. Une cadence de lecture qui fait éprouver corporellement l’unité cacophonique d’un flux de musiques soit systémiques, capitalistes, idéologiques, soit intimistes, idiosyncrasiques, solitaires ou collectives, dans leurs multiples croisements et décroisements. Dans cette phénoménale collision textuelle du JR de William Gaddis – innombrables écritures qui s’incarcèrent les unes aux autres -, le point central est un fabuleux pôle d’entropie, d’abord ténu, anecdotique puis qui s’élargit de plus en plus et aimante l’ensemble des destinées, des personnages, des objets et des projets. Une chambre, sorte de garçonnière louée dans le haut de la ville qui cumule et les usages et les locataires. Elle héberge, autre nœud déphasé du roman, un compositeur en recherche perpétuelle d’une activité rémunérée qui lui permettrait ensuite de se consacrer pleinement à la musique, Bast. « Mec genre ne le laisse pas commencer je veux dire quand il commence à expliquer genre pourquoi il ne peut pas faire le truc avant d’avoir fait cet autre truc qu’il ne fait pas non plus parce qu’il y a genre quelque chose d’autre qu’il doit faire dès qu’il aura terminé cet autre truc je veux dire tu peux bouger ton pied… ». Il est principalement l’associé involontaire du gosse qui a entrepris, en une préfiguration géniale de hackers du monde boursier et bancaire, de construire un empire financier à partir de rien. Ce bout d’immeuble, cette cabane urbaine et son bric-à-brac s’instituent siège social d’une entreprise bizarre qui semble se baser sur des farces de potaches (un gosse téléphone à des patrons et des avocats en changeant sa voix, en se faisant passer pour un autre), des échanges absurdes, des simulacres de transactions, des rebuts de marché, un jeu d’enfants singeant le monde des affaires des adultes et sur le point de le supplanter. Petit à petit, un courrier monstrueux s’y déverse que personne ne lit vraiment, mais suffit à tracer les contours d’un négoce réel. Les stocks de produits dérisoires ou improbables, pacotilles en provenance de sociétés en faillites rachetées on ne sait comment, s’y accumulent, entrepôt délirant. De cette accumulation bricolée à l’instinct, une fortune réelle émerge – enfin, à la manière dont on parla de la première vague de la nouvelle économie virtuelle, bulle qui se dégonfla brutalement -, mais le siège social, doublé néanmoins d’une suite au Warldorf, reste tel quel, avec la porte hors de ses gonds, l’électricité coupée, la crasse épaisse. Les robinets ne ferment plus, l’eau coule en permanence. Une affaire construite sur le gaspillage, énorme, sur l’énergie du gaspillage, sur l’illusion que, dans ce qui passe et s’échange vite, il y a de l’or à attraper. Supercherie. C’est un capharnaüm et un bordel invraisemblables. Les individus s’y croisent et dialoguent sans fin sans jamais réellement arriver à dire ce qu’ils cherchent à dire et, pourtant, ils se comprennent, se meuvent, viennent, repartent, pollenisent. Dans cet indescriptible désordre qui brouille toute écriture, le compositeur Bast, exploitant les moindres intervalles inactives, parvient tout de même à remplir ses portées, « paraissant écouter comme des bribes de sons s’échappaient de séparations sporadiques de ses lèvres, gribouillant une clé, des notes, un mot, une courbe, continuant à pêcher des pages blanches comme la lumière gelait les feuilles obliques du store, écroulé sans mouvement comme elle réchauffait l’abat-jour crevé et finalement le projetait en ombre, revenant brusquement à lui et au torrent du lavabo avec le slap, slap de la pantoufle en paille de retour pour poser la tasse en balançant la ficelle du sachet à thé… » C’est de ce lieu où rien ne tient à part les déviations désirantes de quelques vies qui se cherchent, déconstruisent des voies toutes tracées et produisant de la destruction, génèrent malgré eux les forces que capitalise la JR Corp., succes story d’un adolescent doué pour magouiller et prendre au mot les mécanismes de la spéculation, grâce ou malgré la compréhension approximative qu’il en a, ce qui lui donne une sorte d’ingénuité du mal. Un lieu d’où rayonne toute la dynamique du roman : « Foutrement malin si vous voulez savoir, pouvait pas arrêter le lavabo alors il a ouvert la baignoire pour répartir toute cette foutue entropie un peu mieux, passez-moi cette bouteille voulez-vous Bast ? » C’est parce que la multiplicité dont je procède ruisselait dans le corps textuel de Gaddis que je me rendis compte, avec une surprise certaine, à quel point j’abritais semblablement un siège social de l’entropie – dont je reconnus la musique particulière de cataracte déséquilibrée au cœur de mon fouillis organique, organologique (on est toujours son corps et déjà l’organe d’autres environnements, paysages, machines, corporéités, technologies et pouvoirs !)-, et que ce siège traitait directement les perceptions du monde extérieur, avant même que je ne puisse envisager construire quoi que ce soit avec ce qui de la vie dérivait en moi. C’était somme toute apaisant comme lorsque je campai la dernière fois au bord d’une rivière – le flux ininterrompu n’est pas uniforme, il est fait de courants contraires, les cailloux, les branches, les accidents des berges incorporent d’inlassables contrariétés dans le chant de l’eau -, n’était la détresse renvoyée par le décor urbain. – La dette personnalisée. — Les rues de la ville, en-dehors des zones économiques puissantes, ne respirent jamais la paix, la pauvreté affleure partout ainsi que l’incompréhension de ce qui arrive et le mépris pour le sort subi. C’est le décor d’un endettement incommensurable et occulte et, en arpentant ces lieux dans un état d’esprit gagné par l’entropie interne et transformé en éponge provisoirement dépouillée de libre arbitre, juste avaler machinalement, on en vient à coïncider avec le portrait de l’homme perdu dans sa dette que Maurizio Lazzarato présente dans « La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. » (Editions Amsterdam, 2011). Essayant de démasquer l’hypocrisie et le cynisme politiques actuels, l’auteur prend la mesure démente de l’endettement des Etats souverains, que l’on nous présente comme un moment de crise, mais qui est bien systémique, relevant d’un système délibérément choisi, anti-démocratiquement. L’assujettissement des Etats aux banques qui leur prêtent de quoi gérer l’intérêt des prêts consentis précédemment résulte bien d’un choix idéologique, néolibérale, et non d’un accident. C’était prévisible, c’était écrit, c’était même voulu. Les plans de rigueur qui en découlent visent à démanteler ce qui subsiste de l’Etat Providence, les services publics, les politiques sociales (culpabiliser le sans emploi et le traiter comme un délinquant qu’il faut suivre). Sans oublier que c’est toujours les vivres des politiques culturelles publiques et de la recherche désintéressée que l’on réduit en premier, affaiblissant les capacités de résistance, de penser des itinéraires bis. Le tableau, même aussi sommaire, révèle bien comment cette gestion délirante de la dette publique poursuit un objectif clair : maîtriser au mieux la production des subjectivités au sein de la population. C’est le bio-gouvernement de Foucault mais à un niveau que lui-même n’envisageait pas. Souvent, dans mes errances urbaines, j’atteins une sorte de nausée, je peux me sentir perdu, fragilisé par ce qui me traverse à seule fin d’alimenter la source d’entropie, ce foyer d’antiproduction, de gaspillage qui génère une part de l’énergie nécessaire à continuer – expérience qui rappelle un besoin inné de négativité -, il n’y a rien où se raccrocher si ce n’est cette culpabilité larvée, sournoise, par laquelle on endosse le rôle de l’endetté. Nous sommes dirigés par l’économie de la dette. « Si les mnémotechniques que le gouvernement néolibéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilation, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et l’esprit la « culpabilité », la peur et la « mauvaise conscience » du sujet économique individuel. Pour que ces effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité de l’usager fonctionnent, il faut sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain). » Et s’installe un système où la production est sur le même pied que la destruction, ce qui est illustré par le nucléaire, par l’industrie qui produit des biens de consommation et la pollution, l’agriculture intensive qui nourrit et empoisonne, et « le capitalisme cognitif détruit le système « public » de formation à tous les échelons ; le capitalisme culturel produit un conformisme qui n’a pas d’égal dans l’histoire ; la société de l’image neutralise toute imagination, et ainsi de suite. » Ce binôme production/destruction que Deleuze et Guattari conceptualisent en antiproduction, force d’autodestruction indispensable au nouveau capitalisme  « L’antiproduction se charge de « produire le manque là où il y a beaucoup trop », c’est-à-dire que la croissance (le « trop ») est une promesse de bonheur jamais réalisée, ni réalisable, puisque l’antiproduction se charge de produire le manque dans n’importe quel niveau atteint par la richesse d’une nation. »  – Le chemin des crêtes. – A certains moments de déréliction où, à l’échelle de son propre fonctionnement on se trouve hésiter entre production et construction, interpréter la vie ou céder à sa source interne d’entropie, dans des phases déchirantes d’empathie avec les signes de pauvreté et de colère qui sourdent des murs, des façades, des trottoirs, des fenêtres, des gouttières, on se sent endetté « cosmiquement », sali par ce système de la dette colossale et sans issue dans laquelle le politique nous a engagés et nous rend complices de tous les empoisonnements de la planète, du corps et de l’esprit. Les restes d’affiches témoignant du récurrent simulacre démocratique, élections ou autres sollicitations à donner son avis, claquent comme de la provocation, surtout dans certains quartiers – ceux où le pouvoir envoie aujourd’hui des « patrouilleurs », le terme évoque bien la guerre civile -, et foutre la haine. Encore heureux quand elle se contente de chanter comme ce dessin poème sur le M.U.R. Pour ne pas sombrer complètement dans cette disgrâce d’endetté qui remplace les anciennes promesses du progrès, je ne peux opposer, dans un premier temps, que des émotions ponctuelles, qui raniment un peu la fierté d’être humain et que procurent des rencontres, des œuvres, dessinant un chemin de crêtes par où respirer. Il y a ainsi des sanctuaires oubliés toujours capables de régénérer. Ils rappellent certaines propriétés dont nous étions dotés et que la dette recouvre de son avilissante anxiété. Dans le roman de Gaddis, à un moment donné, le compositeur Bast, énervé, secoue le morveux JR qui ne sait faire qu’une chose, penser aux mille manières de produire et reproduire du fric, prototype exemplaire d’antiproducteur, et veut l’acculer à entendre une musique : « C’est ce que j’essaie de, écoute tout ce que je veux que tu fasses c’est d’arrêter de penser à ces déductions de cinq cents ces actifs matériels nets pendant une minute pour écouter un morceau de grande musique, c’est une cantate de Bach la cantate numéro vingt et un de Johann Sebastian Bach bon dieu J R tu ne comprends pas ce que j’essaie de, de te montrer qu’il existe une chose comme comme, des biens incorporels ? ce que j’essayais de te dire cette nuit-là le ciel tu te rappelles ? en revenant de cette répétition cette impression de, de pur émerveillement dans le Rhinegold tu te rappelles ? » Restless de Gus Van Sant nous prend la main pour un bouleversant retour sur soi-même, où reprendre toute la mesure intransigeante de l’incorporel qui nous a construit –notre point de départ d’amour – et nous est indispensable à vivre, même recouvert par des couches et des couches de calculs et procédures, même renié et trompée tous les jours. Les larmes qui acclament silencieuses le film ne sont pas que compassion pour l’amour si beau et éphémère, sans lendemain et regardant la mort dans les yeux, des deux adolescents Annabel et Enoch. Cet amour qui ne calcule rien, qui donne tout malgré les obstacles et sourit à ce qui va le détruire demain – ce qu’il crée est éternel -, nous en avons été capables, nous sommes passé pas loin, il nous en reste quelque chose, qu’en avons-nous fait, qu’en faisons-nous ? Au moins une provision d’incalculabilité, d’innocence et de virginité qui inspirent des géographies imaginaires, des territoires d’expériences inexplorés où déjouer la main mise sur nos subjectivités par la dette universelle que le politique a contractée pour nous et contre nous. C’est une de ces géographies fragiles que représente 159/295 de l’artiste sud-africaine Lyndi Sales, assemblage de papier, images pieuses, cartes à jouer, papier jos chinois, baguettes de bambou, fil et bobines de coton. Une fine membrane colorée, enjouée et colorée – s’envole-t-elle ou se pose-t-elle en messagère d’un autre monde ? –, constituée de 159 petits cerfs-volants. À mes yeux qui, la veille, ont dévoré le film de Gus Van Sant avant de s’y noyer, cette structure m’évoque instinctivement ce que le film suggère sans montrer (et pour cause), comment les âmes d’Annabel et Enoch, séparées par la mort terrestre, se renouent après une transition indéterminée entre ciel et terre et s’unissent en quelque chose d’immatériel, capable de voler et de traverser les âges et les matières. L’œuvre de Lyndi Sales en forme de Phoenix chatoyant évoque « les 159 personnes du vol n° 295 de South African Airlines tombé dans les abysses de l’Océan indien en 1987 et connu par la suite sous le nom de Helderberg ». Apparemment très éloigné de cette atmosphère délicate, quelque chose de semblable m’effleure en poussant la porte de la galerie Schleicher + Lange, environnement blanc et gris, presque médical, une atmosphère de rareté, juste quelques discrètes interventions qui attestent toutes du désir d’entretenir un contact ténu avec l’immatérialité qui donne sens aux techniques du dessin, l’indéfinissable qui conduit les gestes à extraire des matières, papier, graphite, des traces, des indices de vie qui nous regardent, éclats de miroirs. Des presque rien dont l’explication conceptuelle peut sembler soit irrémédiablement tordue, soit renouant avec une simplicité désarmante et écarquillée du faire au sein d’un trop plein maladif, revenant à des presque rien illuminés, petits gestes livides de passion artistique exsangue. Extrait du feuillet : « frotter, avec un fragment de plastique d’emballage de feuilles, un dessin au graphite. Le fragment en question est devenu la pièce Codificado – impressâo transparente (2011). Ses doigts y laissent une empreinte par la pression du frottage sur le plastique transparent où les informations techniques et commerciales, en noir sont imprimés. Côte à côte se trouvent donc les empreintes des doigts et le code barres, deux sortes d’informations codées portant la trace identitaire du sujet et de l’objet. » Comme j’aime les passages du coq à l’âme, j’aimerais une fois trouver les mots pour expliquer pourquoi, la vue d’ensemble de cette galerie occupée par le travail de Pimentâo et celle de la vitrine poussiéreuse du restaurateur de tableaux, certain jour et compte tenu probablement de dispositions précises à définir, me font le même premier effet. Par des chemins différents, l’un semé d’invisible à rendre visible et l’autre par une métaphore involontaire indique des lieux où soigner ses relations à l’image (la société de l’image neutralise l’imagination, voir plus haut)– Des cartes et des bombes. – Ne pas se laisser assigner dans un territoire d’endetté à qui l’on dit qu’il n’y a rien d’autre à explorer que les pulsions consuméristes, mais à rebours, revisiter les cartographies, ouvrir les champs topographiques, pas mal d’artistes s’y attachent, ouvrant des possibles ou construisant des dispositifs critiquant tout ce qui enferme et clôt la compréhension de nos espaces de pensée. C’est le cas d’Alain Bublex (Galerie Vallois) qui se livre à une discipline de voyageur frondeur et met à l’épreuve le discours des nouveaux urbanistes qui construisent le Grand Paris au « long des voies du ERE et des lignes de tramway ». Il donne ainsi un visage aux nouveaux territoires impersonnels de la ville, selon un protocole rigoureux. Chaque jour, en pratiquant de manière serrée les horaires des transports en communs, il visite plusieurs gares, « nouveaux points de centralité de la métropole », et en photographie les abords, jamais plus d’une demi-heure, le temps de repartir dans une autre direction avec le train ou tram suivant. L’exposition présente les plans d’interventions, schéma des voies ferrées et, par jour, les points d’intervention ainsi que le résultat photographique de ces explorations, sans ordre préétabli. « Pas de non-lieux, seulement des lieux communs, lieux de l’expérience partagée, de la quotidienneté, mais aussi des lieux de banalité » (Raphaële Bertho, texte de la galerie). Néanmoins, ce travail sur la banalité, par la vitesse d’exécution et l’accumulation de clichés crée une sérialité « qui fonctionne comme un dialogue entre les parcelles d’un territoire souvent considéré comme éclaté. La stratégie mise en place aboutit à un panorama à la fois fidèle et surprenant : une forme urbaine affleure à la surface des flux. » Il y a des choses à voir, des esthétiques, des dynamiques, des mouvements même dans ces lieux considérés comme non remarquables, qui ne seront jamais visités par les touristes affluant à Paris, et l’étude de ces nouvelles topographies urbaines est importante, il s’agit de ne pas abdiquer notre droit de regard sur la fabrication des environnements périphériques. — Cyprien Gaillard, prix Marcel Duchamp 2010, expose à Beaubourg ses Geographical Analogies, une centaine de vitrines où plonger, fragments kaléidoscopiques de nos ruines et atlas, dans un agencement de 9 polaroïds. Des paysages célèbres ou anonymes, des ruines quelconques ou historiques, des végétations hantées et des banlieues quelconques, des monuments et des détails architecturaux banals, des colonnes de Buren et des entrées de grottes, des têtes préhistoriques et un urinoir. « Parfois évidents, les rapprochements sont aussi souvent secrets » (guide du visiteur). C’est l’alliage entre évidences et secrets qui conduit le visiteur à attribuer, devant chaque agencement, les neufs fragments polaroids à un seul territoire homogène fantasque, paysages monstrueux faits de vestiges intangibles et d’actualités fugaces, géographie traversant plusieurs temporalités, dramatiques et labiles. Et l’on sent bien alors que, mentalement, nous sommes tapissés d’un semblable atlas en 3D aussi fantaisiste et saugrenu où prédominent les « rapprochements secrets ». – C’est de manière sidérante que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, fait apparaître la construction de topographies individualisées à la fois comme résultat d’une pression annihilante et comme moyen de la contourner. Chemins réversibles. Il a demandé à quelques habitants du camp Aïda à Béthléem de raconter leurs trajets quotidiens contrariés par les dispositifs d’enfermement et les contrôles de sécurité, machine de guerre israélienne qui les dépossède de leurs territoires et de leur identité. On entend les témoins invisibles raconter quelques-uns de leurs parcours quotidiens pendant que, sur un écran, une main dessine le plan de leurs pérégrinations absurdes, dessins de tortures infligées au corps et à l’esprit, cartographie de maladies mentales inoculées par la vexation militaire. Et, en même temps, tracé obstiné d’une résistance opiniâtre souterraine. « Car ces Palestiniens, quels que soient leur âge, leur sexe, leur culture, racontent toujours, très simplement, prosaïquement, sans que jamais la colère n’affleure, à quoi ressemble une journée de leur vie justement privée de toute liberté. Comment, pour rendre visite à un membre de la famille, pour aller à un rendez-vous amoureux, pour circuler entre le domicile et le lieu de travail, tout est conçu par l’armée israélienne pour transformer ces voyages minuscules qu’implique le quotidien en parcours d’obstacles, d’humiliations et de retards. Et ce qu’ils esquissent pour témoigner de leur quotidien le plus banal, en tant que civils, prend étrangement la forme de plans de bataille, de notations d’ordre stratégique. » (Jean-Yves Jouannais, Topographies de la guerre, catalogue d’exposition). – Dans son film Shadow Sites II, Jananne Al-Ani survole en avion des énigmes géographiques. Il est difficile de déterminer avec certitude s’il s’agit de sites militaires camouflés, de vestiges archéologiques révélant dans le paysage l’empreinte de desseins guerriers, de réserves ennemies de nourritures camouflées dans les reliefs du sol, de marques extraterrestres sur l’immensité désertique, d’enclaves industrielles ultra-secrètes, de stries agricoles agencées pour communiquer avec l’armée de l’air. La beauté de ces vues aériennes subjugue et, pour peu que l’on se souvienne de l’analyse par Farocki des images prises pendant la guerre au-dessus des camps, on regarde cette beauté avec une défiance toute paranoïaque. Et dans la situation déréalisante de vol aérien où l’on se trouve face à l’écran, le regard accompagne avec ivresse le mouvement de la caméra qui, ayant une fois cadré et fixé un motif intriguant et louche, plonge vers lui avec détermination, à la vitesse d’une bombe se rapprochant de son objectif. Le regard est dans la bombe, le regard s’attend à exploser/explosé, regarder égale détruire. Dans le film, l’impact ne se produit jamais, disons qu’il reste en suspens, cut. Dans les parenthèses des mauvais jours, c’est un peu ainsi que je survole les paysages codés que les émotions – en provenance de souvenirs, de présences tenaces, de manifestations dans la rue ou d’œuvres d’art exposées en galeries ou musées -, impriment dans mes territoires de brouillard, dessins à déchiffrer que le regard cherche à percuter pour y fusionner avec un mystère qui ne cesse de me parler. (Disparition dans les abysses d’un Océan). Percuter. Comme cette mappemonde en béton que Jean Denant défigure en la martelant sauvagement, superposant à la représentation dominante du monde une géographie d’impacts et de blessures, mise entre parenthèses rudoyantes de l’occidentalicentrsime. (PH)

Dans les robes membraniques de Chiharu Shiota

Chiharu Shiota, Home of Memory, La Maison Rouge, jusqu’au 15.05.11

Matériaux, thèmes : procédés ?  – Les installations de Chiharu Shiota à la Maison Rouge présentent des variantes de certains de ses matériaux et thèmes fétiches : des robes blanches démesurées vides et en lévitation, des brouillards de fils noirs qui dispersent le sens, des accumulations organisées d’objets d’une même famille (souvent des fenêtres, ici des valises). (Les allergiques à l’art contemporain y verrait la répétition d’un même procédé mais, au fond, un artiste comme Rodin n’a-t-il pas travaillé souvent les mêmes thèmes et matériaux !?)Fragilité circulatoire. – Dans une vidéo en couleurs, aussi banale (il ne se passe pas grand-chose) qu’onirique (on assiste à un bouleversement organique), on observe une femme nue endormie. Sa respiration, quelques légers spasmes ou soubresauts sont les seules actions involontaires. Elle est emberlificotée dans un réseau de tubes transparents qui dessine une expansion chaotique de son système respiratoire et circulatoire. Les tubes sont vides. Puis ils commencent à se teindre de rouge, c’est le sang qui, progressivement, y gicle, comme soumis à un effet de vases communicants dont nous échappent les tenants et aboutissants. Rêve-t-elle cette prolongation de son réseau d’irrigation sanguine ou est-elle soumise à une expérience poétique/scientifique ? Ou commence et où finit l’influence du sang qui circule en un être et répand ce dont il est fait, ses composants essentiels, sa chaleur, ses humeurs, sa pigmentation, ce qu’il absorbe du monde et transforme en liquide de vie, charriant son oxygène (au propre comme au figuré) dans tous ses organes et tissus et y compris dans les extensions immatérielles, spirituelles (organologiques, relevant de la biopolitique) ? Ce que l’on voit ainsi se teindre de rouge sang est l’ombre réticulaire de l’être, sa zone d’influence et son aura, le territoire qui l’entoure et où il exerce son influence, fait circuler ses fluides, organise les échanges immatériels avec ce qui l’effleure. Mais c’est aussi l’entrelacs, la traîne où chaque être expose toute sa fragilité : ce que j’extériorise ainsi de vital, en de minces tuyaux sans protection, est, forcément, très vulnérable. Il suffit d’un rien pour que se provoque une hémorragie fatale, je dépends de la bienveillance d’autrui. D’autre part, rien ne prouve que le flux sanguin qui irrigue ces artères artificielles ne provient que de la dormeuse, peut-être provient-il de multiples sources, représentant alors comment, au moment du sommeil profond, on se recharge inconsciemment en se connectant de manière plus ouverte à tout ce qui nous entoure et nous nourrit en essences de toutes sortes. – Les robes ambiguës. –  Chiharu Shioto, comme il est dit dans le toujours impeccable petit guide de la Maison Rouge, utilise « souvent des objets prélevés dans son quotidien, objets renvoyant à une dimension humaine, mais surtout à une mythologie personnelle de l’artiste : un piano calciné, des vêtements, des lits d’hôpitaux, des jouets d’enfants, une chaise, … », chacun de ces objets s’inscrivant dans des interventions récurrentes. Ce n’est pas la première fois qu’elle travaille ces robes blanches, difficilement datées, pouvant venir autant de modèles très anciens, dénichés dans de vieux greniers fantasques, que d’un design contemporain effectuant une relecture d’un drapé ancestral. Ces robes sont disproportionnées, symbolisent une féminité fantomatique qui obsède l’artiste dans le sens où elle sait qu’elle ne remplira jamais l’idéalité de ce vêtement. Il semble destiné, dans l’alignement de ses avatars reproduits à l’identique, à une beauté qui n’existe plus, beauté qui exerçait son joug par le passé et dont l’artiste femme doit se libérer, rompre la fascination qu’elle exerce toujours en jouant de sa tradition (origines perdues dans la nuit des temps). En même temps, ces robes qui peuvent sembler magnifiques ont aussi un aspect raide qui rebute, quelque chose relevant de la camisole plutôt que de la robe longue, vêtement de réclusion. Chasubles raides pour rôder dans les couloirs d’un enfermement psychiatrique. L’ambiguïté se situe entre deux interprétations possibles : robe momifiée, qui momifie le féminin, ou robe chrysalide qui pourrait en abriter la jouvence. – Les canaux sympathiques. – Le plus important, dans ces installations, réside en ce qui entoure les objets mis en scène et qui constitue la marque artistique de Chiharu Shiota. Voici ce qui en est dit dans le guide du visiteur : « de monumentaux enchevêtrements de fils monochromes, tendus à travers l’espace, qui perturbent la circulation, comme la vision du visiteur. Ce dernier est rejeté à la périphérie des installations… » Le premier effet est de donner un étonnant coup de projecteur sur l’objet mis au centre du dispositif. Il apparaît dans une netteté paradoxale. Il est avant tout exposé, travaillé pour et dans sa plasticité paradoxale. Mais dès que l’on s’immerge dans l’agencement des éléments associés par l’artiste, ça se brouille. Les contours s’estompent, la fixité de l’image est criblée, le regard court après une vue d’ensemble homogène, cohérente. Mais celle-ci n’est plus atteignable. Les robes sont suspendues dans un impressionnant réseau de toiles d’araignées qui en délocalisent le sens, l’histoire, l’esthétique, les vibrations. Sont-elles tissées à partir des robes vers l’extérieur, l’infini du monde sans bords, ou viennent-elles de cet infini se refermer sur les robes ? C’est indécidable (selon moi). Mais avant tout, cet enchevêtrement de fils exerce son emprise sur le regard et le corps du visiteur. Où est l’œuvre, comment suivre tous ces fils ? Leur multitude de traits multidirectionnels engendrent un brouillard, des zones d’indistinctions, où le matériel est brouillé par l’immatériel, la frontière entre visible et invisible rompue, où l’on n’est plus assuré de ce que l’on voit. À plus d’un endroit, et dans un halo d’effets difficile à arrêter, le regard est encalminé, immobilisé par les rais sombres des toiles d’araignées qui le traversent, engourdi et l’œil transmet au cerveau cet engourdissement contagieux. De cette manière, l’artiste procure à la représentation des objets de sa cosmogonie personnelle, une puissance empathique hors du commun. Elle représente l’œuvre et son mode de contagion. Pour qui et quoi se forme cette empathie : les robes, leur beauté hiératique vidée, leur ligne d’isolement asilaire ou les organismes réticulaires de fils noirs qui les innervent dans l’espace sans fin ? De cette manière, le visiteur est loin  d’être « rejeté à la périphérie » de l’œuvre, il tombe dedans, carrément. Quelque chose de ces fils fait partie de lui. Une part de ces robes se grave en sa mémoire. Ces objets liés à une histoire personnelle, immobilisés sous forme de coques vides, intemporelles, dans les rets d’une mémoire individuelle connectée immanquablement à une autre mémoire, à toutes les mémoires qui cherchent à se rejoindre dans une dimension collective de ce qu’elles conservent (pour le supporter, le porter à plusieurs), ne sombrent pas dans l’universel ordinaire, mais pénètrent chaque histoire individualisée qui s’approche d’eux, lui  faisant assumer une part du fardeau placé au centre des filets de captation.  Et cela rejoint un imaginaire collectif très ancien, archaïque et parfois farfelu, présent dans les fantaisies littéraires et artistiques de nombreuses cultures tout comme dans les développements plus récents de la cybernétique, des sciences de l’information, de l’importance de l’immatériel actif dans nos sociétés numériques. – Toiles, filets, émotions, hydrauliques. – C’est ce qu’étudie Yves Citton dans un livre récent, Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance. Il se penche sur l’œuvre d’un écrivain du XVIIIe siècle, Charles Tiphaigne de la Roche, qui s’est appliqué à décrire la dynamique du monde invisible qui entoure l’activité des hommes – génies, êtres imaginaires, esprits et flux divins –  et en explique l’inexplicable. Tout cela sous formes de tuyaux et canaux par où passent des fluides qui mettent toutes choses en interrelation. Pour lui, le monde est avant tout un ensemble de flux interconnectés, qui se poussent ou se repoussent, préfigurant ainsi la manière dont l’information, aujourd’hui, régit les mouvements dominants de notre économie. Le principe de la toile d’araignée est au centre de cette réflexion. « La toile de l’araignée, le filet de pêcheur fournissent des modèles ce qui fait l’essence membranique de tout être. » Les toiles, les filets qui entourent les objets personnels des installations de Chiharu Shiota matérialisent cette essence membranique de l’œuvre d’art, des êtres et objets qui communiquent à travers elle en fonction de ce qu’ils retiennent ou laissent passer, en fonction de l’investissement émotionnel ou spirituel que l’on produit, dans les parages de l’œuvre, pour la comprendre. Ce réseau de fils stimule les échanges. « Chacun se définit par ce qu’il retient et par ce qu’il laisse passer au sein des flux qui le traversent. Si c’est de la circulation qu’émane toute vie en général, c’est de telle ou telle modalité particulière de filtrage que résulte la forme de vie propre à chaque être. » A propos de cette manière de décrire comment les choses agissent les unes sur les autres, s’interpénètrent et s’altèrent  par les fluides qu’elles diffusent, Yves Citton parle « d’hydraulique sensorielle » : « Une pression extérieure accrue sur la membrane des canaux rétrécit leur taille, force les esprits animaux à se déplacer vers l’endroit où la pression est la plus basse, c’est-à-dire vers le réservoir du cerveau, instaurant ainsi un mouvement de communication de proche en proche qui transmet vers le cerveau l’information du différentiel de pression perçu à l’extérieur du système. » Les robes de Chiharu Shiota sont au centre d’un réseau de canaux par où se diffracte la charge émotive qu’y place l’artiste et par lesquels nous réagissons aux éléments de cette diffraction, affectés que nous sommes d’un engourdissement du regard qui se propage au cerveau (comme l’araignée paralyse sa victime pour mieux la dévorer, l’intérioriser) et nous fait pénétrer dans l’œuvre et ses rets. L’artiste à travers l’œuvre se fraye un chemin jusqu’à nous vice-versa. « C’est bien le phénomène du frayage qui tient ensemble l’imaginaire proposé par Tiphaigne. Ce qui nous apparaissait plus haut comme des tubes ou des canaux s’avère n’être qu’un cas particulier des traces laissées par les contacts entre les êtres. Au-delà des tuyaux à travers lesquels circulent la sève, le sang, les humeurs ou les esprits animaux, le mécanisme du frayage explique l’émergence, le maintien ou l’effacement de toutes les voies (sentiers, routes) empruntées par les divers flux dont se compose notre monde. Dès qu’il y a un différentiel de pression entre deux parties de l’univers, quelque chose pousse et quelque chose passe de l’une à l’autre. Cette poussée et de passage (se) fraient des routes, d’abord imperceptibles, puis de mieux en mieux établies, qui préparent la circulation des poussées et des passages à venir, mais que peuvent toujours venir effacer et reconfigurer de nouvelles poussées plus intenses ou différemment orientées. » Finalement, qu’importe la robe, le piano, le banc, la chaise, le lit d’hôpital, ce ne sont que des objets personnels qui servent d’appâts aux regards qui décochent les fils de l’émotion, en canalisent les fluides à l’extérieur du corps du visiteur comme un réseau de tubes –veines, artères immatérielles, tout un système respiratoire et circulatoire qui se met en action à l’approche d’une œuvre d’art (notamment). Ce qui compte est de faire sentir comment, regardant une œuvre, cherchant à la comprendre, on se retrouve pris dans ce réseau émanant de l’œuvre et que l’on saisit celle-ci dans le réseau de nos émotions, cette rencontre pouvant se décrire en hydraulique émotionnelle faite de poussées et de passages, de frayages que l’on inscrit en nous, que nous inscrivons dans de l’autre. Cette artiste japonaise fait merveilleusement prendre conscience de ce procès. (PH) – Chiharu Shiota, son site Maison RougeYves CittonCharles Tiphaigne de la Roche. –

Juke box et mémoire plastiquée

Deséquilibre stable – Le New Museum qui se veut dédié « exclusivement à l’art contemporain », né d’une initiative privée en 1977 et qui a lentement grandi : au départ, ce n’était qu’une seule pièce sur Hudson Street. Depuis 2007 c’est un bâtiment surprenant sur Bowery, conçu par les architectes Sejima et Nishizawa/SANAA. Empilement de boîtes en déséquilibre, recouvert d’un voile en matériau industriel et orné d’une inscription d’Ugo Rondinone : « Hell, Yes ! » sur le modèle des enseignes voyantes baptisant les attractions de foire. Dans le hall trône un engin qui dépareille gentiment, un juke-box à l’ancienne (avec CD quand même), le juke-box des possibles, collection de chansons soutenant les impulsions à changer le monde, classées par rubriques. Tout visiteur a le droit de choisir la musique qu’il désire ré-entendre, machine à nostalgie. – Vers les galeries de l’étage. – De grands ascenseurs vert pomme conduisent aux galeries supérieures occupées par des créations du suisse Urs Fischer. Exposition à grand spectacle si l’on en croit les rumeurs sur les budgets mis à disposition de l’artiste, pas mal de millions de dollars. Les installations portent des noms comme « Marguerite De Ponty » ou « Miss Satin »… Ce sont des pseudonymes de Stéphane Mallarmé avec lesquels il signait ses rubriques mondaines ou fashion pour divers magazines féminins. Bref échantillon : « Toutefois, elles sont, ces perlures, autre chose depuis quelques soirs, que les jais blancs ou noirs ou que l’acier bleu et blanc prédits par notre Courrier de la Saison : un jais, oui, mais splendide comme toutes les pierres précieuses de la terre assemblées, chatoyant, miroitant, pâlissant, un peu parure de reine de Saba. Ce talisman, sur les robes d’Opéra et de grande Soirée, attire à soi, condense et garde toute la richesse de la Toilette, ainsi que les regards qui s’y portent d’abord. » Quel est le message ? Qu’à partir de produits industriels, de la mode, futilités quotidiennes, bibelots et colifichets, il n’est pas neuf d’en tirer de l’art, que de tous ces signes de la vie marchande, des lignes de fuite intersticielles conduisent droit aux valeurs suprêmes de l’art, du « sans prix », il suffit de déplacer l’esthétique, de retourner le point de vue ? Urs Fischer travaille à partir d’objets banals, le style avec lesquels il les torture, les transmue en oeuvres d’art, changement de valeur. Ainsi de cet ensemble de grands cubes d’acier poli, faisant miroir, aux formats inégaux, et sur lesquels sont collées des photos d’ustensiles, d’outils, de babioles, de nourriture, de vedette (briquet, T-Bone, rouge à lèvre, chaîne, sac en papier, K7, boîtier CD, métronome, …) en quatre dimensions, verso, recto et tranches latérales. On circule au milieu de ces stèles brillantes, clinquantes, se réfléchissant l’une l’autre à l’infini, cimetière de la consommation, éternité du désir de posséder, alignement primitif célébrant la vacuité ultime, immortalité du périssable ? La déambulation est amusante. On sourit aussi à la langue qui jaillit du mur, aux facétieux néons légumes, au piano mauve fondu (dégoulinant de références plastiques, musiciennes…). Au dernier étage, d’énormes masses grises pendent du plafond, cocons informes, éléphants déformés, rochers se transformant en nuages, jeu plastique de contraires : volumes imposants suspendus légèrement, consistance tourmentée dégageant un effet de calme, d’indifférence, beaucoup de place pour pas grand-chose… (Photos sur le site du New Museum et ici ) – Galerie de mémoire. – Au rez, dans l’espace jouxtant la cafétéria, Nikhil Chopra (artiste indien né dans les années 70, à Londres, retourné en Inde, sélectionné pour la biennale de Venise) installe son projet « Memory Drawing IX ». Il s’agit d’une démarche complètement hétérogène, quant aux matériaux, aux techniques (performance, dessin, théâtre, vidéos) et aux temporalités convoquées. C’est l’archéologie d’une tradition du regard, du trait dessiné pour rendre compte du paysage. Nikhil Chopra procède par anachronisme : il invente un personnage d’une époque antérieure, Yog Raj Chitrakar, inspiré d’un grand-père paysagiste. Il en prend le costume et les coutumes contemporains, il se glisse dans sa peau, pour voyager dans le temps et dessiner « aujourd’hui » avec un regard antérieur et une pratique « datée ». Il vit alors en sorte de nomade inter-temporel, manière d’explorer en abîme les dimensions cachées des conditions migratoires, des espaces de colonisations du mental (qui sont toujours et d’abord des chocs entre temporalités différentes), ce souci relié au passé Indien sous domination britannique. Il erre ainsi, dans la rue ou la campagne, sous tente, se lavant, se nourrissant, se coupant les cheveux à l’ancienne, de manière rudimentaire. Il s’installe à l’endroit même où il dessine, en style réaliste, mimétique et sur d’immenses bâches blanches, les paysages (urbains ou campagnards). Qu’il emporte ensuite roulées comme des voiles pour les accrocher dans des galeries ou autres lieux d’exposition. L’exhibition se complète par des vidéos le montrant en action in situ et par les différents objets, meubles, bassines, lit de fortune, rasoir, vêtements, toutes les défroques et objets transitionnels qui lui procurent la faculté de se déplacer dans le temps. Prendre du recul. Voir et montrer par anachronisme. Pour le spectateur, face à cette fiction, il est aussi difficile de démêler les accessoires d’une actualité des éléments remémorés, ce qui relève de la présence ou de l’absence, ce qui émerge de ce qui s’immerge, le refoulé de la résurgence, c’est fait de remous, de contraires qui collaborent, cela semble remonter d’une histoire profonde, d’une volonté de toucher les mobiles qui déplacent les gens et les valeurs, tout en se camouflant en un éparpillement d’anecdotes plastiques, morceaux de brocantes. Cela semble convoquer les souvenirs du visiteur, réminiscences d’une action qui lui échappe et pourtant lui parle. Les objets exposés font écran entre un besoin de se rappeler et un passé dans lequel l’artiste pointe des situations, des complexes qui nous concernent tous : ces instants de migrations, de colonisation, de domination, ces forces qui configurent nos paysages passés-présents et avenir. On dirait les témoignages arrachés à une mémoire restant hermétique, des restes échoués sur le sol de la galerie comme lieu scrutant la surface mémorielle. Il y a là comme une tentative de saisir, dans sa dissolution systémique, l’esthétique de la mémoire comme croisements et noeuds d’anachronismes, intrication de plusieurs histoires et temporalités, explosion de la narrativité parce que la mémoire opère comme le rêve sans respecter la logique du récit. L’artiste plastique l’espace et le transforme en oeuvre d’art, en investissant une part de souvenirs personnels (son passé indien/anglais), une part de la mémoire collective (colonies, mixités, diversité culturelle) et, de cette création éclatée, il organise une mise en scène archéologique et métaphorique. On pourrait décrire son oeuvre en reprenant les termes choisis par Didi-Huberman pour caractériser la manière dont Freud étudie le moment hystérique (comme symptôme paysagiste de divers moments refoulés qui se plastiquent mutuellement en un seul glissement éruptif) :  » En quelques pages seulement des Etudes sur l’hystérie, Freud a cru devoir réunir les motifs  de la stratification géologique, de l’inversion temporelle, de la diffusion concentrique des ondes, de l’enchaînement sinueux, du zigzag que décrit le cavalier aux échecs, des lignes ramifiées en filet, des noeuds et des noyaux, des corps exogènes et des « éléments infiltrants », du défilé obstrué, du jeu de patience, des brins de fil, des traces brouillées ou lacunaires, etc. … »  Archéologie aussi du regard, de la manière dont il dessine, trait par trait, le paysage qui nous relie au passé, le nôtre et celui de l’artiste, rassemblés en agitation dans ses grandes toiles crayonnées. Il y a bien quelque chose d’hystérique au moment de reconnaître la complexité de ce que dispositif réactive, interroge, brouille, obstrue, ramifie, infiltre, lisse ou organise en noyaux…  (Nickhil Chopra avait réalisé une intervention de cet ordre à Bruxelles (Kunstfestival/Brigittines), et des documents éclairants sont archivés : entretien traduit en français, vidéos sur Youtube) – Sida et restroom, routard et connard. – La descente aux toilettes est éclairée par une œuvre lumineuse « silence = death » incluant un triangle rose. L’inscription, poignante, militante et politique, contraste avec celle, badine, de Rondinone (« Hell, Yes), changement d’époque. « Silence – Death » était le slogan qui dénonçait l’inertie des pouvoirs publics face à l’épidémie naissante du sida décimant la communauté gay. Les toilettes sont résolument kitsch, avec un carrelage trop. La librairie est fort intéressante. C’est le genre d’endroit, dans un guide comme celui des Routards, qui est vanté pour son architecture, pris avec des pincettes pour ses propositions artistiques. Trop pointues, trop risquées : en tout cas, ces guides ne veulent pas prendre le risque de conseiller un endroit culturel qui pourrait décevoir, interpeller, interloquer. Il ne faut prendre aucun risque. Du coup, les guides de voyage sont les défenseurs de pratiques culturelles consternantes, conservatrices, ringardes, scandaleuses, rien d’autre que le reflet du mépris touristique pour l’art, ou de la tentation mondiale de rabaisser l’art et la culture au rang d’ incitant à visiter au pas de charge un patrimoine mondial qui mériterait d’autres attentions, d’autres expériences. Ils n’hésitent pas à conseiller des itinéraires d’une journée dans le Metropolitan ! Quel abattage et gavage, quand on sait qu’après deux ou trois heures, l’œil est déjà saturé, capable uniquement de zapper. Il faudrait inventer d’autres guides de voyages, audacieux, proposant de réelles expériences artistiques et encourageant le risque culturel. (PH)  – Autre blog sur l’exposition d’Urs FischerNickil Chopra performance, vidéo