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Couleurs tuméfiées, vitalité promise (Miriam Cahn)

Fil narratif à partir de : Miriam Cahn, « Ma pensée sérielle », Palais de Tokyo – Georges Didi-Huberman, « Brouillards de peines et de désirs », Minuit 2023 – Baptiste Morizot, « L’inexploré » Wildproject 2023 – diverses bactéries…

Il pressent un cheval de Troie bactérien dans un de ses organe. Il ne sait pas encore précisément lequel. Cet organe et l’envahisseur bactérien, d’une certaine façon, bon ménage, façonnent un écosystème qui convient à leur union et rêvent de coloniser tout l’organisme, par le sang. C’est une présence sans nom, – plutôt une métamorphose impensée de soi –, tant qu’aucune analyse médicale ne vient identifier l’intrus. En tout cas, cela bouleverse ses affects à fleur de peau. Les déracine, les chahute, les déporte. Un brouillard imbibe l’épiderme, égare les notions d’intérieur et d’extérieur, d’ici et là-bas. D’abord rien d’autre qu’une fièvre de chien. Rejet intense de toxines. Pourtant, le tonus global est optimiste, il s’exalte même. Peut-être est-ce une exaltation de possession, dopé qu’il est de se sentir élu par des visiteurs-teuses venues d’ailleurs, étrangères, générant une vague d’énergie surnaturelle qu’il croit d’abord pouvoir domestiquer, et par là augmenter sa puissance, avant de douter, suspecter lentement mais sûrement que cette force intrusive se substitue à sa vitalité propre, purement et simplement. La remplacer, la transformer en quelque chose de tout autre. Ce qu’il ne voit même pas vraiment poindre d’un mauvais œil. Plutôt intrigué. Suspens dont il est l’enjeu.

Plus d’enveloppes mais des frissons

Se promenant, des jeux de lumières et couleurs qui, d’ordinaire, l’émeuvent, le touchent – à chaque fois, « événements » neufs – ne lui font plus ni chaud ni froid, ils sont là, simplement. Ce n’est pas qu’il soit blasé. Il les voit sans les ressentir en lui. Sans les reproduire en lui, les sentir entrer en lui. Il se souvient de l’émotion que cela suscitait, un an avant, à la même époque (ce sont des jeux de lumière saisonniers, liés à l’état de la végétation naissante à cette période de l’année, aux luminosités typiques de ce passage de l’hiver au printemps). Là-bas, sur la ligne des labours, un saule d’un jaune juvénile, fébrile, à peine né, vif et vagissant sous le spot du soleil, transfiguré sur une nuée noire de giboulée orageuse, dont il recevra le grésil un peu plus tard. Plus exactement, il est pris dedans, il est fondu dedans. Il est l’extérieur qu’il regarde. Il ne ressent plus les choses depuis un intérieur à partir duquel établir une distance, une différence, prélude à la jouissance esthétique (où l’on reçoit de quelque chose/quelqu’un, où l’on donne à quelque chose/quelqu’un). La barrière-philtre s’est estompée ainsi que la porosité quelle organisait, la porosité étant aussi un mode d’échange, d’interrelation, de transit assumé entre les choses et soi. 

Il n’a plus d’enveloppe, où qu’il soit, il a froid, sans cesse, il tremblote, il est parcouru de frissons, d’infimes vaguelettes lui hérissent le bas du dos (comme de sentir ses poils se dresser face au danger). Il est secoué, ses dents s’entrechoquent un peu, dès qu’il bouge, ou se déplace au jardin, se traîne un peu sur la route, dès qu’il change de position dans le fauteuil. Pour endiguer le gouffre des frissons – il lui semble qu’il pourrait y disparaître –  il accumule les couches, chemisette en mérinos, chemise, pull, premier polaire, second polaire, robe de chambre, plaid. Rien n’y fait. Au moindre déplacement, il se découvre partiellement, le froid lui inflige comme une décharge électrique. A chaque miction maladive, intempestive, dans le seau qu’il garde près de lui, douloureuse et rougeâtre (« ah, ça recommence, faut que je me fasse conduire à la pharmacie, en bas »), il s’éparpille dans le dehors glacial, doit patienter de longues minutes avant de retrouver, sous ses multiples couches, une température stable, à lui. Il n’a plus besoin de penser, de lire, de commenter, il lui suffit de regarder ce qu’il a sous les yeux, sentir ce qu’il ressent. Le monde est le grouillement qui l’affecte.

C’est une sorte d’immédiateté tremblante, intranquille, qu’il doit aux invisibles bestioles qui le violentent, sans intention de nuire, du simple fait qu’elles existent et ont trouvé la porte d’entrée. Ce ressenti physiologique – où la singularité des faits de son histoire s’estompe, se dilue, plus rien n’étant retenu – exhume une imagerie baignée de teintes instables, pas abouties, pigments débiles et fébriles. 

Racines et fosse commune

Flux de couleurs fraîches, d’une fraîcheur tuméfiée, rongée par un cancer omniprésent. Elles lui reviennentdes peintures de Miriam Cahn, vues il y a des années au Palais de Tokyo.

La silhouette soudainement illuminée d’un arbre, dressée comme une ampoule fragile, vaporeuse, sentinelle éphémère, presque sans attache, s’envolant, fuguant au ciel, échappée d’un lieu où l’on réprime les éclosions. Un autre arbre au feuillage pâle, s’évapore peu à peu dans une atmosphère indifférente, ses racines puisant une sève sanglante, une lave défoliante envahissant tronc et branchage. Le feuillage pâlit. Comment vivre, s’épanouir, quand ses racines plongent dans l’humus sanglant, absorbent le jus des innombrables mortes par violente, racines fouillant la fosse commune des féminicides  ? Comment s’échapper et rester arbre ?

 Il y a aussi cette vallée verdoyante, juste un halo gazeux, instable, un mirage au pied de montagnes à la neige grise, sillonnée d’une trainée rougeâtre, l’arête des pics sanglante, voilà, l’obstacle insurmontable, le cirque rocheux qui enferme et condamne tout espoir de passer de l’autre côté, d’atteindre le bleu, d’ailleurs si hautain, si idéal qu’il en est inhumain, menaçant, indésirable. L’image placée à côté : dans une atmosphère sombre, dense, cieux et terre opaques, ténébreuses, une maison transparente, refuge qui ne protège de rien.

Une image d’avance (comme on dit un temps d’avance)

Il se souvient avoir eu du mal à se fixer devant telle ou telle image. Cela bougeait. Ce qu’il devait saisir glissait de l’une à l’autre, le regard ne se posait pas, avait l’impression que le sens d’une image se trouvait dans la suivante, ou la précédente ou celle qui n’était pas encore là, en train de se faire. Un mouvement irrépressible à la fois vers la profondeur étouffante et vers un horizon où respirer, reprendre haleine. Cela tenait peut-être à la manière dont travaille l’artiste telle qu’elle l’évoque lors de diverses interventions dont un portrait publié par Libération (12/04/23) : « Tous les jours de toute la vie, l’incontournable plasticienne suisse se lève vers 11 heures, lit la presse internationale, puis réalise une œuvre à la beauté redoutable et la violence infinie. Trois heures maximum, qu’il s’agisse d’un petit dessin aux couleurs phosphorescentes ou d’une toile de cinq mètres à la craie noire. Jamais d’esquisse. Une fois l’œuvre terminée, elle la retourne contre le mur ou la roule dans un casier soigneusement numéroté, et ne la regardera plus. » C’est ce qui fait qu’aucune peinture n’est une œuvre en soi, avec un début et une fin, mais est le fragment d’une discipline, d’une pratique journalière, pour essayer de capter ce qui ne peut se fixer à l’intérieur d’un cadre statique. Ce qui compte est cette « routine » dans la quête d’images en prise avec le problème abyssal de la société, de la civilisation, celui de l’oppression des un-es par les autres, banale, innervant la tension sexuelle inscrite au cœur de la gouvernance du monde, depuis la nuit des temps, depuis l’organisation de la domination d’un sexe sur un autre. Au cœur d’un régime inégalitaire, la peur doit régner quelque part. Arrêter de produire les images qui ramènent à la surface les symptômes de cette malveillance systémique serait comme de n’avoir jamais dessiné ou peint le moindre tableau (ce n’est pas une thématique que l’on traite juste une fois, cela n’aurait pas de sens). Quelques petits écrans, dans l’exposition, révèlent le tempo inlassable, infatigable de cette dynamique répétitive, obsessionnelle, de montrer la contagion de la violence dans la formation de toute image du monde, petite ou grande, gangrène iconique.)

Couleurs stressées, porosité

Beaucoup de surfaces avec des couleurs qui n’en sont (presque) pas. Comme avortées, ou prématurées, sous l’effet d’une terreur soudaine, d’un trauma non seulement indéfinissable mais « normal », « banal ». Des couleurs sombres, inabouties, profondeurs mouvantes, entrailles telluriques. Ou à peine régurgitées, vives, à peine « posées », volatiles, un peu aigres, salies. Couleurs longtemps couvertes, encavées et qui suintent, vaguement éblouies, ne savent même plus qu’elles sont couleurs, nouées comme on parle de tripes noueuses dans l’angoisse et le stress de ce qui est advenu, de ce qui vient. 

(Ce sont ces couleurs qui lui reviennent, fumées lointaines, brumes éparses, taches insistantes, vapeurs stagnantes, d’abord comme générées par son infection, comme si les bactéries faisaient circuler des fragments d’entrailles teintées à la façon des toiles de Miriam Cahn, réveillant des atmosphères, des formes, des scènes. Cela lui revient donc comme des croquis organiques, tapis dans la fibre même de son histoire, et que des courants imperceptibles d’humeurs débusquent, font bouger, s’élever, se répandre, s’échapper, s’évanouir, comme des nuages sur les parois d’une caverne. )

Un climat de violence permanente, pénétrante, étalée et cachée à la fois, avec les côtés fulgurants et hallucinants du passage à l’acte, explicite, cru, et les côtés aveugles, les agencements où s’installe le refus de voir, la résignation des victimes qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, les épaisseurs psychiques qui encaissent, dépourvues, désemparées, éclatées, culpabilisées 

D’étranges tableaux.

Un corps allongé, une dépouille nue, massive, usée, travaillée, malaxée. Décomposée, indistincte. S’il n’y avait un éclairage blafard sur les doigts de pied, sur le sommet chevelu blanc, s’il n’y avait, du flanc, une main livide qui s’extirpait, se désolidarisait, faisait mine de s’éloigner de la charogne étalée sur le dos, rouille et viande saignée, il n’aurait pas vraiment identifier cette silhouette abattue comme celle d’un corps humain. Perdu. Un corps oublié, que personne ne réclamera, impleurable (selon Judith Butler). Comme ces cadavres anonymes gisant dans la poussière des rues en guerre, sacs affaissés, abandonnés, aperçus lors de reportages télé. Exposé à l’abîme sur un catafalque de sable, de limons tourmentés, caressé par des linceuls fuligineuses dérivant au ciel, nuages lourdement cardés. Écrasé par un azur irascible lointain, inaccessible. Dépouille ambigüe, victime ou bourreau exécuté, martyr ou vengeance, n’importe, silhouette de mort violente au cœur des matières originelles du paysage, d’où partent les récits. Il y a là quelque chose qui pense par l’image en train de se faire – ce travail quotidien de l’artiste, bien régulé, structuré, discipliné, déclenche une pensée par l’image – , s’enchaînant à d’autres à venir, en gestation, et qui met en échec la volonté de savoir clairement, objectivement, avec des mots d’emblée à disposition, ce que l’on voit sur la toile. Il s’y est arrêté justement parce qu’il ne savait pas ce qu’il y avait, là, ce que ça montrait. « … une pensée par images qui, sans doute, permet de n’avoir pas à distinguer une fois pour toutes telle chose de telle autre, tel corps de tel autre, telle matière de telle autre » comme l’écrit Didi-Huberman. »  (p.36) D’ouvrir ainsi des espaces de redéfinition des choses. Et le fait de buter dans l’incompréhension partielle face à ce qui est dessiné et peint, de n’avoir pas su ce que c’était, de ne le savoir toujours pas, l’entraîne dans une pensée labile, imagée, en tous sens. Et si au lieu d’un mort, d’un corps fini, achevant d’expirer tous ses fluides, toutes ses atmosphères psychiques s’exhalant peu à peu, il y avait là, bien plutôt une larve, un mort-chrysalide, en devenir (qui expliquerait que, de la masse vaporeuse avachie, surgisse une main déjà formée, des pieds qui ressemblent à des pieds, membres revenants) ? « Les matières sont dites indistinctes parce qu’elles sont pensées comme poreuses. Et elles ne sont si souvent poreuses que parce que domine en elles un principe dynamique de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses (en tant que métamorphoses et diffusions de liquides dans l’air ambiant). » (p.36) Ce corps, oui, infuse et diffuse, dans le limon, le nuageux, l’azur brut , engagé dans une transmission, trouble. Quelque chose de tabou. (Genre le géant/maître mort qui continue à inspirer la peur).

Des images distillent le malaise.

Tapis volant sur abîme violent

Deux êtres couchés sur la même couche, à distance l’un de l’autre, repoussés. Tétanisés, l’un par la menace ou l’attaque subie. L’autre par l’agression perpétrée ou la jouissance prise à soumettre l’autre, violenter par nature. Le corps mâle est grand. Le corps femelle est petit. Cela ne signifie pas qu’il y ait un adulte et un enfant (comme auraient tendance à le croire des citoyen-nes d’extrême droit qui ont accusé l’artiste de pédopornographie, comme l’a cru l’ancien élu RN qui a finalement vandalisé l’œuvre, dans un besoin malsain de trophée muséal, où implanter leurs idées violentes).Dans leur immobilité, ils sont entourés des gestes fantômes qui viennent d’avoir lieu ou qui vont se décharger. Du côté mâle, ce sont des secousses qui démultiplient l’appareil musculaire, hydre redoutable. Du côté femelle, ce sont des défaillances spectrales qui liquéfient et amputent les membres, paralysent. Le drap sur lequel ils gisent est imprégné des humeurs aigres, avariées qu’exsudent les corps dans la possession forcée (« tiens, ça ressemble aux teintes de mes urines épaisses et rouges, avant l’oxydation », se dit-il). Mais ce qui l’avait surtout frappé est que ce drap ne recouvre pas le matelas d’un lit, d’une couche ordinaire, il semble flotter, légèrement transparent et, de part et d’autre, sa surface laisse apparaître, le vide, le ciel, révélant une situation aérienne, celle d’un tapis volant. Le conte de fée vire au cauchemar. Ce grand tableau est jouxté par un dessin plus petit, portrait funéraire du mâle tourmenté sur sa couche, et un autre, placé plus haut, lucarne où se pourlèche un hybride mammifère-oiseau, repus de sang. 

(Sanguinolence qui le renvoie une fois de plus à ces urines, accumulées dans le seau, rougeâtres, brunâtres, jaunasses, fétides. La fatigue le gagne, houle irrésistible, amplifiant le désir de replis, de cocon, de multi-couches. Mirage d’un repos illimité. Le sang dans l’urine évoque une confusion des canaux intérieurs, plus rien n’est séparé, une confusion règne. Une métamorphose intérieure faite de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses. L’hybridité le gagne. Bien que tassé dans son fauteuil, engoncé sous les couvertures, la peau humide de suées, il ne tient plus en place, métaphoriquement, le vague à l’âme lui donne le tournis. Le cœur n’est plus à sa place, devenu entité vaporeuse qu’il partage avec les bactéries qui l’envahissent… il se sent glisser vers des fonds inconnus, c’est pas désagréable, malgré une menace sournoise qui s’insinue, retrouvera-t-il, quelque part, son « je », ou est-ce déjà trop tard ? 

« Si je ne peux descendre au village, téléphoner au pharmacien, qu’il me monde des antibiotiques… je ne passerai pas commande par PharmAmazone… négocier les antibiotiques, sans prescription, ffft… » 

Situation métamorphique, protéiforme

Fièvre aidant, l’exaltation latente s’obstine à vivre, à l’échelle personnelle, une aventure universelle, passionnante, selon laquelle « l’évolution des lignées de vivants passe par une chimérisation lors de laquelle des espèces différentes entrent en symbiose pour produire de nouvelles formes de vie. » (p.30) Se sentir le siège d’émergence possible d’une nouvelle forme de vie, ça intrigue, ça excite ! Dans la confusion, il est envahi par des temps anciens, primordiaux, résurgences des débuts immémoriaux (ceux-là sur lesquels la civilisation occidentale a voulu établir sa propriété), carrément, où les forces mythiques décidaient de la forme du monde que l’humain allait explorer et bâtir, « le moment où les êtres de la métamorphose prolifèrent », avant l’assignation de quelque statut que ce soit. C’est, en quelque sorte, le retour en lui d’un pareil  « temps mythique ». Qu’est-ce, à vrai dire ? « Or, si l’on se souvient du temps mythique tel qu’il est décrit dans les ouvrages d’anthropologie, en première approximation, il s’agit d’un temps d’avant le temps, dans lequel les êtres sont encore indistincts. Les formes de vie ne sont pas encore séparées. Les animaux ne sont pas encore distincts des humains. C’est une situation métamorphique, protéiforme. Une situation dans laquelle les êtres ne sont pas encore individués. Et conséquemment, on n’a pas encore de statut précis à leur donner, et surtout, les relations qu’on entretient avec eux ne sont pas encore stabilisées. On ne sait pas quels rapports on peut entretenir avec eux.» (p.31) Déstabilisé, gagné par une constitution floue, protéiforme, sans plus aucune distinction entre lui et ses hôtes bactériens, glissant d’un côté vers la fin et, de l’autre, vers un renouveau inédit. Au fur et à mesure, tout de même, affecté par l’affaiblissement, c’est surtout la peur qui le gagne. Plus le temps passe, jouant en faveur de l’envahisseur, ses défenses immunitaires s’avouent peu à peu vaincues – réalisme qui ne se dit pas encore tel quel à la conscience -, il pressent sa défaite. Quel est le degré de métamorphisme qu’un organisme peut supporter sans passer de l’autre côté du réel qui était le sien jusqu’alors ? Et c’est exactement cette peur spongieuse qui crée une familiarité aigue avec les couleurs et les images de Miriam Cahn, lui permettant de les comprendre mieux que jamais. (Alors qu’il en est à chercher la sortie de secours, « si je descends au bistrot du hameau, je trouverai sûrement de l’aide, on me conduira chez un toubib, à l’hôpital ? … Téléphoner à mon ancien docteur pour une ordonnance urgente ? Se souvient-il de moi ?  … parlementer sera épuisant, trop…  Ne reste-t-il pas quelques médicaments, dans une caisse, mais laquelle, où ? … pas la force d’entreprendre des recherches » … Avant d’être gagné par une nouvelle phase de calme lucide où ressasser les couleurs et images de Miriam Chan, s’en souvenir du mieux possible, l’aide, au fond, à se préserver.)

Chute et Nativité

La chute. Une femme, un enfant. Nus, éprouvés. La femme n’a pas l’apparat souple et romantique, morbide triomphant, d’Ophélie. C’est un corps usagé (dans le sens « on en a fait usage, sans ménagement »). Le cou est translucide, la tête presque détachée. Les yeux clos. Pourtant, il n’est pas certain qu’elle soit morte. Le bébé n’a rien d’un nouveau-né tout lisse, tout neuf, innocent. Lui aussi semble déjà avoir dégusté. Entrejambe rougeâtre. Deux être jetables. Sombrent-il dans les abysses aquatiques et ce que l’on voit qui les surplombe, est-ce la surface de l’eau, irisée de taches, trace de sang, luminescence verte qui expire. Souvenirs de palpitations. Ou bien sont-ils expulsés du ciel et tombent-ils dans la nuit sans fin ? La texture qui les entoure, bleue orageuse, chargée, a quelque chose de cosmique, d’aurore boréale brouillée, c’est une chute sans fin dans l’espace, c’est une sorte de chute violente initiale, la première, comme à l’origine du monde, une sorte de big-bang, depuis toujours, ces corps jetables initiaux, paradigmatiques, chutent, ne cessent d’inventer le vertige, d’ouvrir la voie vers l’abîme inimaginable. Une nativité inversée. Mélange de glauque et de féérie qui prend à la gorge, fait tourner aigre toute une tradition de jolies images sur la Vierge et l’enfant (par exemple). En haut à droite, une toile plus petite, un insomniaque livide, nu, sur fond printanier barbouillé, exerce sa vision latérale, exorbitée, tente de surprendre la présence indéfinissable qui ne cesse de le suivre, comme son ombre, qui lui pèse telle une menace. Âme pas tranquille.

Lisière de vitalités salvatrices

N’empêche que, dans le mouvement qui le poussait d’une image à l’autre, dans le vaste espace – trop grand – du Palais de Tokyo, cherchant dans la répétition de la rencontre avec une image nouvelle, le sens arrêté, du moins complété, de cette peinture en train de se faire, ce qui l’avait marqué était l’affirmation d’une vitalité malgré tout, et la volonté de chercher comment donner à cette vitalité la force d’une libération. Un imagier de la vitalité malgré tout. A la manière dont Achille Mbembé explique que les savoirs accumulés par les êtres persécutés sont ceux-là même dont le monde a besoin pour trouver des solutions face au désastre climatique (dont est responsable l’homme blanc extractiviste, porté par l’ontologie naturaliste, celui-là même dont Miriam Cahn peint l’essence violente, multiforme.)

“La vitalité en général ne devrait-elle pas, désormais, être pensée sous l’angle d’un devenir et d’un sortir, toujours à reconduire, à réactiver, à redanser ? C’est-à-dire d’un émouvoir et d’un réémouvoir capables de fragiliser toutes nos assises, de déplacer toutes nos stases, de critiquer tous nos jugements ? Ne devrions-nous pas sortir en permanence, c’est-à-dire renaître à chaque fois ? »  (Didi-Huberman, p.468) N’est-il pas temps, en effet, de « fragiliser toutes les assises » du monde actuel, de sa violence systémique exercée à l’encontre des autres, des fragiles, des femmes ? N’est-il pas temps d’en finir, de « sortir », de « sortir en permanence » d’un système destructeur pour semer le réémouvoir désarmant, puissant, fait d’une multitude de renaissances, vécues par le plus grand nombre (comme on dit), un temps de grâce, un temps mythique pris en charge démocratiquement, avec un horizon égalitaire ? Oui, il avait bien pensé à quelque chose ainsi, il y a des années, en ruminant ce qu’il avait entrevu dans les toiles de Miriam Cahn (attaquée ensuite par l’extrême droite). Au-delà du sombre et du cru, il y avait entraperçu les lueurs d’une vitalité à venir, en tout cas, potentielle, dansante, encore atteignable, à l’époque où la peintre, chaque jour, peignait de telle à telle heure, telle un métronome d’espoir…

Pierre Hemptinne

A l’affût de ce qui fuit

Fil narratif à partir de : l’été 2022/dérèglement climatique – Christopher Whool, galerie Hufkens – bout de fer sur la route – Hubert Lucot, A mon tour, P.O.L. (2022) – Fondation Vuitton – Simon Hantaï – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï -Yves Citton, Altermodernités des lumières, Seuil 2022 – Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Raisons d’Agir 2022 – Sculpture de Luc Navet – vélo et chute —-

Bien que sous le dais des branches, sans bouger, l’ombrage ne rafraîchit plus. S’il se réfugie là, c’est par habitude, c’est l’ancien abris contre les canicules, à présent lieu où communier, avec l’arbre, dans le stress hydrique, être ensemble. Des ruelles étroites du hameau qui mènent jusqu’à la forêt, si proche, quasiment sans transition, descendent parfois des effluves humides. Peut-être juste des souvenirs de fraîcheur, des haleines, des hallucinations. Il n’écoute ni ne regarde les informations, mais elles zèbrent l’air de leurs messages anxiogènes, colportées de bouche à oreille sur les marchés, devant l’étal d’un boucher ambulant, alertes aux incendies un peu partout, sécheresse et suffocation généralisée, il suffit de rejoindre quelque promontoire dégagé pour apercevoir les fumées, dans les garrigues, les vignes, les forêts, jusque très loin vers le littoral. Il y a toujours bien dans le champ de vision un pan de colline calciné, vestige des ravages précédents. (Pourtant, un Ministre de l’intérieur avait promis d’activer une parade imparable : engager plein de « gendarmes verts », ainsi, c’est chouette, quel que soit le fléau, la logique répressive est la solution.) Tout le monde est sur le qui-vive, des outils, une brouette remplie de sable, un seau toujours à portée de main, une valise avec le strict minimum à emporter. Les témoignages se multiplient sur les dégâts causés à la biodiversité, marine et terrestre, inexorables, ne laissant que peu d’espoir. Amputation des possibles. Soudain, les gens touchent du doigt, dans leur réel, ce qu’annoncent les scientifiques depuis belle lurette, que le politique s’est efforcé de dédramatiser systématiquement, et ça fait tilt ! Vivre tétanisé. 

Oiseau rhombe

A deux mètres de lui le rhombe silencieux d’une sitelle se matérialise sur un tronc squameux, sortie de nulle part, entreprend d’ausculter l’écorce ; un écureuil surgit de l’herbe rousse, l’aperçoit et saute sur le tronc (la sitelle s’envole), poil hérissé, queue agitée, signaux d’alarme et colère, puis grimpe, l’étudie sous toutes coutures, de branche en branche, diversifiant les points de vue. Ce n’est pas la première fois. il fait le mort, il fait ça très bien, il s’y croit même. L’écureuil s’affranchit et repasse près de son fauteuil, se glisse sous le buisson où il sait trouver une vasque d’eau fraîche. Plus loin, entre fleurs séchées et arbustes assoiffés, émerge une pierre sculptée par un ami d’enfance, pièce qui l’accompagne depuis longtemps, brute, à peine façonnée, bouchardée. Sa silhouette douce lui donne l’allure d’un nuage juste posé, matériau dématérialisé. Sa plasticité évoque la longue relation de l’humain à la pierre, façonnage des premiers outils qui, à leur tour, au gré de leur évolution, façonnèrent la matière grise. Ses allures vaguement phalliques rappellent la prégnance de cet organe sur l’histoire relationnelle de l’homme au reste du vivant.  En même temps, c’est un crâne, c’est l’encéphale sans cesse modelé par son environnement (selon le jeu des ombres et lumières, la pierre posée sur son support, ne cesse de changer, tantôt ronde, tantôt animée de creux comme ces taches sombres aperçues de loin à la surface de la lune. Et puis, nantie d’un cratère, elle est creusée pour récolter l’eau de pluie, faire office de baignoire à oiseaux, suggérant que cette entité humaine, le cerveau, pourrait s’imaginer un devenir utile à la biosphère, à l’autre, parfaitement intégré aux enjeux du vivant. Et ils s’en donnent à cœur joie, iles oiseaux, ls défilent et, au-delà d’assouvir la soif, ils jouent sur les « berges » providentielles, se plongent, s’aspergent, se chassent l’un l’autre, socialisation. Il reste des heures ainsi à infiltrer la vie animale qui l’effleure, le tolère, inclusive. Son activité principale. 

L’affût, l’écriture

Il se souvient, adolescent, une épreuve scout d’affût dans la forêt, impliquant de rédiger un compte-rendu du vu et entendu, prise de conscience de la manière dont on se rapproche des autres vies, discret, camouflé dans leur territoire. L’expérience en elle-même – disparaître, regarder, écouter – et la suite, en effectuer un compte-rendu écrit, l’avait fortement marqué. Le fait qu’écrire, raconter et décrire ce qui emplissait une durée déterminée d’attention, amplifiait le vu-entendu-senti, comme s’il s’agissait d’une archéologie mentale d’un instant, l’écriture exhumant une part importante de ce qui n’avait été que pressenti, révélant même ce qui n’avait pas été vu – à la limite de la fiction parce que découvrir grâce à l’écriture ce que le cerveau a enregistré, à l’insu de la conscience,  insinue un doute : n’est-ce pas invention ? Comme de se repasser un film au ralenti et d’y voir surgir ce qui s’est vraiment passé. Cela même lui avait fait l’effet d’une libération. Une perspective s’ouvrait. De quoi faire quelque chose de sa vie. Il n’a cessé de mettre à l’épreuve cette découverte, rechercher, donner forme à ce que la mémoire ensevelit sans qu’il le sache, exhumer les dimensions du vécu qui échappe au ressenti instantané, reconstituer l’existence non-sue, la traquer, à partir d’intuitions, de correspondances, de mélancolies indicatives qu’éveillent d’autres incidents, d’autres vécus, d’autres expériences esthétiques. Explorer les plis, le visible et le caché qui est la structure du visible. Aujourd’hui, le périmètre de son action se réduit de plus en plus, il exerce sa passivité-absorbante au sein de ce qui l’entoure. Papier buvard. Organisme sténopé. Sa position la plus courante correspond à cette première expérience d’affût en forêt, mais désormais planqué dans la futaie confuse de sa vie bruissante. Qu’il remue, ressasse, recommence à l’infini, en plein air, toujours sur le seuil de la bâtisse, en pleine porosité (qui entraîne une sorte d’ivresse comme quand l’air s’engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes d’une voiture roulant à vive allure donne le tournis). Frôlé par les ailes et les poils, bercé par les toc-toc de l’écureuil au travail, récoltant les noisettes et les conditionnant pour entrer dans ses stocks, sa rêverie bifurque, se demande s’il n’aurait pas dû tenir un journal. N’aurait-il pas, là, maintenant, un matériau mental conférant plus de consistance à ce qu’il a vécu et du coup plus apaisant ? N’aurait-il pas mieux répondu à ses pulsions précoces de graphomane, les canalisant dans quelque chose d’utile ? 

Il en avait eu l’intention, il y a quelques années, avait été à deux doigts de se lancer, c’était en lisant – tardivement, soit – Hubert Lucot dont venait de paraître le dernier livre posthume, « A mon tour ». Titre magique, sur la ligne singulière que trace toute vie, pointant l’instant où cette singularité rejoint la finitude universelle, rend l’âme et se fond dans le tout.

Journal perdu

« Le bouleversement Hubert Lucot : ne devrais-je pas, aussi, entamer un « journal », cristalliser dans un style, un souffle, en quoi écrire est indissociable de toutes mes autres fonctions vitales , au quotidien ? Réussir cette objectivation de ma singularité, au moins, dans une pratique patiente au long cours ? Rien à voir avec un projet éditorial, la recherche d’un « produit » qui justifierait de démarcher un éditeur, plutôt pour l’exercice, la discipline. C’est très compliqué de « trouver » le style d’une écriture journalière. Suffit pas de raconter ce qui arrive au jour le jour, ce que l’on retient. C’est cela qui me fascine et me rend accroc dans « A mon tour », lu trop vite pour cette même raison : la force et la justesse du style, son rythme, sa recherche de ce qu’est le fil d’écriture essentiel pour lui, au centre de tout, enfin, pas une essence, un faire, un tissage des différents plans d’un vécu qui forcément, au départ, sont disparates, appartiennent à des temporalités, des géographies, des causalités disjointes. Sa volonté de devenir écrivain forgée très tôt, il a réussi à créer un style qui lui ressemble, qui au fil des années, le garde fidèle aux premiers désirs d’écrire, et à l’ambition. Dans un autre volume, antérieur, il déclare, face au sable et à ce qui s’y efface : « Je rêve de la trace suprême, que mon écriture accomplira ». J’ai eu aussi ce rêve, qui m’a fait quitter l’ornière scolaire. Puis, par constat d’échec, révision raisonnée des premières impulsions, attrait pour d’autres devenirs ? Ca s’est transformé en autre chose. Peut-être l’attrait du sans trace ? Mais j’aime renouer avec ce rêve, ça me parle comme on dit, via l’écriture de Lucot, un « faire tenir ensemble » magique qui, dans le cas d’un journal de maladie, s’engage à ne rien taire, des épreuves et dégradations, et de ce jeu de pressions, laisse fuser des éblouissements (un alliage imprévisible de souvenirs et de présents, courts-circuits de mélancolie et de joie intérieure ressuscitée). Ma situation n’a aucune similitude avec son dossier médical, dieu merci, mais quand même, son exemple avive le besoin d’un travail d’écriture pour « exorciser » ou mieux, « m’habituer à », « vivre avec, au mieux ». Avec quoi ? La présence de plus en plus familière de la fin qui se rapproche. Les interrogations sur « la suite », quelle forme va-t-elle prendre ? Ecrire un journal, entretenir l’illusion de « laisser quelque chose », subterfuge. Fasciné par l’énergie de Lucot à finir une œuvre – c’est-à-dire à l’avoir en soi, savoir exactement ce qu’il faut produire pour qu’elle ait, au moins un temps, vu de l’extérieur, l’aspect de quelque chose de fini – , la porter jusqu’au bout, le dernier souffle. Dans pareille situation de souffrance, je pense que ce serait le cadet de mes soucis, j’abdiquerais. Faut quand même y croire, au sacré de la créativité, pour fournir une telle énergie, s’imposer une telle discipline. Mais, soit, oui, ça aide, ça doit aider, surtout quand, comme chez Lucot, ça donne des « précipités » stylistiques, fascinants, seuls à même, je pense, de traduire l’état d’un cerveau, d’un psychisme, d’un organisme, en train d’encaisser une telle succession d’analyses et d’interventions thérapeutiques lourdes. Happé dans la machine d’une transformation irréversible. Quand je dis « état », je pense aux multiples adaptations des fonctions cérébrales connues et inconnues, pour rester capable de donner forme à ce qui persiste, retenir, comprendre, maintenir un récit. Ce que rend possible l’acquisition d’un important capital culturel, ça ne vient pas tout seul, ces « précipités » magiques. L’auteur évoque, allusivement, régulièrement comment il s’est constitué ce bagage culturel, investissement et discipline. Sa culture picturale par exemple – incarnée par plusieurs amitiés avec des peintres de qualité – il la doit à la découverte des reproductions en cartes postales. Et je me revois à Bruxelles, rue Saint-Jean, avec deux amis, écumant les casiers d’une boutique spécialisée dans ce genre de cartes postales. Les murs couverts de petits tiroirs en bois, un classement par siècles et par ordre alphabétique. Nous restions des heures, feuilletant les images, attendant que ça fasse « tilt ». Nos moyens étaient limités, nous sortions avec peu de cartes. Personnellement, ça n’a pas structuré une connaissance de l’histoire de la peinture, ça a favorisé certaines formes de curiosité, de boulimie. J’ai même l’impression que j’ai avancé en évitant tout ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’un capital, quel qu’il soit, plus ou moins formalisé, homologué, restant dans quelque chose d’informel, courant après ce qui fuit. Ecrire comme Hubert Lucot, au plus près de ce qui, en principe, décourage tout projet, toute projection de soi dans l’avenir, écrire même au sortir d’un scanner, d’une perfusion, c’est sauvegarder le plus longtemps possible une « beauté » du vivre, du faire, ne pas se laisser morceler par les gestes médicaux, les inscrire dans un fil, composer avec. C’est proche aussi d’un sacrifice de soi, cette débauche de désintéressement pour que subsiste la littérature, dans une forme pure, supérieure, en faisant corps avec ce sacré, antidote magique au cancer. Je suis particulièrement ému par son refus de la rhétorique du combat avec la maladie. Il ne se bat pas, il compose avec, et avec tous les intermédiaires, corps médical, machines, technologies, médicaments, substances. « Je ne suis pas un djihadiste, je ne me bagarre pas. Je prête le flanc aux médications, l’oreille aux explications rassurantes. » Et puis, découlant probablement d’une stratégie de résistance aussi, le dispositif de trajets incessants en tram et bus, garder le contact avec la ville qu’il aime, sillonner le corps urbain, graver toujours mieux les souvenirs qu’éveillent les lieux, entretenir les bonnes ondes, maintenir vivaces les itinéraires aimés, sa géographie intime. Et l’ensemble tourné vers l’entretien et la captation des plaisirs, des joies accessibles – infimes et insondables à la fois. Tel enchaînement de bus. La chaleur d’un lainage. La lumière sur un parc. Une ambiance clinique soudain onirique. « Le 46 survient, je goûte les fraîcheurs que des sentiers roux ouvrent dans le bois de Vincennes. » « mon siège dans le 88 m’a donné bien-être ; la traversée de mon vieux quartier, le même bonheur que lors du trajet en ambulance Pompidou-Cochin ». J’ai lu en regardant les trajets effectués sur un plan des bus et métros parisiens, en localisant, sur une carte, les rues mentionnées, certaines que je connaissais bien, avec évocation d’enseignes que je visualise encore très bien. Oui, le fait que ce soit aussi la relation d’une intimité avec Paris, ça m’a agrippé, je me suis très tôt projeté dans cette ville, restes de romantisme adolescent, lieu où j’imaginais un jour rencontrer les êtres qui me comprendraient, me reconnaîtraient, du temps où je correspondais avec d’obscures revues de poésie, puis une ville que j’ai arpentée pour observer ce qu’est, à fleur de peau, la vie culturelle d’une grande cité.»

Méfiance et entrelacs, fil de fer et galerie

Puis, dans un contexte où la société s’abîmait dans la crise climatique, il a eu une grande méfiance à l’égard de tout cette activité artistique, événementielle, liée à un contexte d’extractivisme capitaliste appliqué à la moindre « créativité » humaine, conduisant à ce que, comme l’écrit Didi-Huberman en une parenthèse percutante, l’art « autonome » se retrouve phagocyté par les industries culturelles. 

Il se souvient d’une longue sortie à vélo, de longues heures au pédalage soutenu, hypnotique, baigné d’endorphine, transcendé par le second souffle, ivre de la relation exosomatique avec la machine « parfaite », filant hors sol, la tête non pas vide – contrairement à ce que l’on dit souvent – mais pleine autrement, livrée à un profond set up de tous ses patrimoines, affectifs, culturels, cognitifs, procédant à un réagencement de ses ressources, tirant parti de cet instant où l’organisme en plein effort n’est plus qu’énergie parmi les autres énergies du paysage, du monde, peut-être dans ces instants où l’enveloppe s’évanouit, l’être s’avoue-t-il enfin sans complexe principalement holobionte. Et, la tête dans le guidon, un truc au sol le happe. Pas prévu. Il lui faut quelques minutes pour affermir la volonté de savoir ce que c’est, qu’a-t-il vu, ça lui a fait l’impression de quelque chose qui l’attendait, l’allure d’un truc perdu et enfin retrouvé. Il freine, redescend sur terre, demi-tour, revient à la recherche de ce qui a frappé son attention. 

« Ah, oui, j’adore », c’est un entrelacs de vieux fils de fer, rouillés. Une main ouvrière ou bricoleuse l’a sans doute entortillé – sans penser qu’il la façonnait pas n’importe comment, à la manière d’une signature non réfléchie – puis jeté sur la route où de nombreuses roues, autos, motos, poids-lourds, l’ont martelé sur le macadam, graviers et ciment délité. L’environnement est celui d’une berge bétonnée, une darse industrielle, un peu en friche, avec de rares péniches, des camions, des transvasements de matériaux. J’ai un faible pour ces objets entre « rien » et « art », objets-frontières. Il y a une conjonction de lieux et circonstances qui fait que celui-ci m’a interpellé à ce point. Peu de jours avant,  j’ai vu ce « genre de chose » dans une exposition de Christopher Whool dans une galerie classe (Hufkens). Pas le même décor qu’ici. Cette galerie bien en vue a investi une part de ses plus-values dans une rénovation architecturale bluffante. Un ancien hôtel de maître transformé de l’intérieur en ce que serait, précisément, une demeure de maître d’aujourd’hui. Tout en bêton lisse ou brut, un formidable agencement de volumes épurés, une science de l’éclairage et de la respiration des espaces emboîtés sur plusieurs étages, des entrailles au firmament, le tout parfaitement pensé pour sublimer l’exposition et la rencontre avec des œuvres d’art. Une cathédrale, un mausolée, une merveille. 

Capital symbolique et spéculation

Mais alors que l’ensemble des œuvres présentées avec soin, agencées de façon optimale devrait m’enchanter – photos d’aridités absconses dans le désert texan, peintures de formes subjectivées en tissus tumoraux de ce qui fait image, épatantes sculptures de fils de différentes tailles -, rien, peu d’émotion, l’habitude de ce genre de situation aidant juste à un ressenti raisonné. La curiosité s’ankylosait, perdait l’envie d’investiguer, d’aller vers les œuvres, ce qui prédominait était une sorte d’exhibition froide, parfaite, d’apparition plutôt, apparition instrumentalisant la magie artistique, l’air de dire « voyez comme je ne cesse de prendre de la valeur, rien qu’en restant là, sous vos yeux, à ne rien faire ». Le formidable agencement architectural donnait alors l’impression de se promener dans les coffres souterrains d’une immense banque spirituelle. D’où une frustration que l’inégal entrelacs de fils aperçu depuis le vélo, en sa trajectoire magique, promettait fugacement de compenser, justifiant le freinage, l’arrêt, pied à terre.

Au Palais

Combien de déconvenues de la sorte n’a-t-il pas connues ? Il se souviendra toujours, se dirigeant en pleine canicule, vers un « geste architectural » fantasque, du genre que l’on verrait bien dans un décor de science-fiction, entre cathédrale ésotérique et vaisseau spatial en visite éphémère, posé en lisière d’une forêt elle-aussi déjà en grand stress hydrique. En ce temple prestigieux il va retrouver les œuvres de Simon Hantaï, rassemblées pour le centenaire de sa naissance. Profitons des anniversaires. Il avait découvert ce travail de toile-couleur-plis, dans les années 90, un article de presse avait attiré son attention sur le fait qu’une galerie montrait, de façon exceptionnelle, l’état des recherches de cet artiste qui s’était retiré du monde de l’art, en avait fui le marché. Il avait été attiré par ce positionnement politique et curieux de découvrir ce qu’il en résultait, esthétiquement. Mais plus il approche du palais prodigieux, hors normes, plus il est perplexe. Quel décalage avec le souvenir qu’il a conservé des toiles fascinantes, dépouillées de tout éclats ostentatoires ! Et il se souvient d’une note de bas de page de Didi-Huberman, dans le livre « Etoilements », fruit d’un échange long et substantiel avec l’artiste, rencontres, conversations, courriers. Cette note, rappelle que toute la démarche de l’artiste, son choix de l’isolement et de processus lents correspondent à la conviction que « donner à voir des tableaux ne soit ni les donner en spectacle, ni les mettre en vente ». Il aura erré dans la fondation Vuitton, subjugué par l’excellence logistique et ergonomique des espaces, par la perfection atteinte dans l’art de donner les peintures en spectacle, justement, tellement bien qu’on n’y pense pas sur le moment, ça en jette, ça envoie à fond. Pas possible de trouver mieux ailleurs. Puis, finalement, une grande vacuité. Malgré, au prix d’un effort constant, avoir réussi à maintenir, ténue, la relation à cette exploration du pliage de l’image mentale, de son épaisseur fuyante, d’un soi réticulé dans le vide en étoilements infinis, en recherche de ce qui s’imprime sur les faces cachées de tous les motifs de la pensée, visualiser ce que la conscience ne parvient jamais à vraiment fixer, restant focalisée sur la surface apparente des plis qu’elle prend pour le réel. En effet, dès qu’il se représente quelque chose, intérieurement, il lui semble saisir la face évidente, allant de soi, de quelque chose que, provisoirement, il peut déballer, ce déplis engendrant de l’invisible, de l’insu, de l’inaccessible, laissant l’impression que penser consiste, par l’obligation d’équilibrer la pensée par un contrepoids, à produire de l’impensé. La dimension allant de soi étant une construction sociale, la manière dont un schème mental devient collectif par inculcation naturalisée, penser, réellement, consiste à réussir à saisir ce que le plis pris par cet allant de soi met de côté, en-dessus, ou simplement minorise. C’est ça que le travail mental cherche à capter en pliant, dépliant, pliant, dépliant, ses tissus de mémoire, d’idées, de concepts, d’images, de sons. Face au toile de Hantaï, il voit l’agencement de ce visible et invisible tenter de s’instituer, de travailler ensemble, ça lui permet de mieux sentir son corps, tel qu’il est, « un organisme d’enversements et de doublures, de strates et de conversions, de plissements et de contacts. Un lointain dedans : mais il travaille à même le support, à portée de main » (p.118)

Holobionte dans le champs

Dans la chaleur, sous les branches, il suit les déplacements d’un pic épeiche. D’un tronc à l’autre. Descendant, montant, tournant. Comme ces jouets qu’on active en tirant sur une ficelle. Allure d’automate. Disparaissant, reparaissant. Le rythme des coups de becs. Exploratoires, en recherche. Ou précis et efficaces quand une nourriture est disponible sous le bois. Silencieux ou sonores, percussifs. Il suit le mouvement de l’oiseau comme on lit une phrase en développement. Bien-être. Soudaines somnolences. Le réveille le cri des loriots ou des huppes comme lancé par son rêve, venant de lui. Il reprend un livre. Lu et relu. A différents moments de sa vie. Les compréhensions et incompréhensions se superposent. Pourquoi prend-il toujours autant de plaisir, comme si cela lui donnait des clefs pour avancer, de lire la description pointue des mécanismes de champs  ? « Du fait que le système de schèmes de pensée qui est pour une part le produit de l’intériorisation des oppositions constitutives de la structure du champ comme espace des prises de position possibles socialement instituées et ainsi constituées en thèses différentes et antagonistes, est inscrit dans les cerveaux de l’ensemble des participants (sous forme notamment d’oppositions fonctionnant comme principes de classement ou, mieux, de vision et de division, de marquage, de découpage et de cadrage), ce transcendantal historique procure une forme d’objectivité dotée de la nécessité transcendante des évidences partagées, c’est-à-dire admises universellement (dans les limites du champ) comme allant de soi. » (Bourdieu, « Microcosmes », p.255)  Puis il revient à ces instants qu’il ne voit plus venir, ravissements en de courts endormissements, denses, précédés pourtant par de courts instants où ses neurones émettent une sorte de drone envoûtant. Ces syncopes bienveillantes accentuent son sentiment d’être holobionte, cela lui procurant alors un étrange bonheur (disparaître progressivement dans un grouillement de bactéries offre une perspective qu’une rupture brutale). Autant d’instants où la peur de mourir est masquée par la conviction, politique, chaleureuse de « n’être plus seul », « expression empruntée à Edouard Glissant, le fait de « consentir à n’être plus un seul » (consent not to be a single being), (…) formule d’une socialité première (quoique nullement primitive), qui nous fait naître ensemble avant même toute préoccupation d’être ensemble. La néoténie – le fait pour le petit humain de devoir vivre plusieurs années sous la protection et l’éducation d’autrui avant d’être capable de subvenir à ses seuls besoins – semble constituer une faiblesse de l’individu, précocement exposé aux risques de l’existence. Mais elle fait en réalité sa force, en constituant sa puissance à travers un tramage collectif excédant largement toute ressource individuelle. Consentir à n’être plus un seul implique de défaire les illusions individualistes en réinsérant toujours ce que « je » peux dans le tissu de ce que « nous » faisons, les uns par rapport aux autres. Cela implique de savoir ce que l’on doit aux esprits des ancêtres qui nous ont précédés, comme aux esprits des descendants qui nous survivront et par lesquelles nous nous survivrons… » (Yves Citton « Altermodernités des Lumières »). 

Chutes et absence progressive

Chaque fois qu’il pique une tête dans un court sommeil, profond, et qu’il revient en sursaut de ces lointains, il revoit les « trous noirs » de ces quelques chutes à vélo. Il lui en reste des cicatrices, de lointaines douleurs aux pouces, aux poignets, des frayeurs.

« La chute de vélo. Un geste incontrôlé, un choc, une perte de maîtrise, la bécane à terre – un tout harmonieux homme-machine jeté désarticulé au sol comme on jetterait une poignée de dès, stop ou encore ? – brutalement, je heurte le bêton, glisse. Me relève en jurant, une voiture passe en ralentissant à peine, écrase le bidon qui roulait sur la route. Connard. Je ne suis pas loin du domicile. Je rentre faire un autre bidon. J’en profite pour désinfecter les plaies. Superficielles, mais quand même, peau bien râpée, cuissard et maillots déchirés. Pas de désinfectant doux, va pour l’alcool qui pique. Pas trop zélé. J’ai connu, enfant, le mercurochrome qui fait hurler. Je lave, je me change, j’aperçois mon visage dans la glace, tiens, pâle, très, blanc comme un linge. Je repars, pédale 80 kilomètres, sans forcer, au soleil. Tout semble se remettre en place, rien d’anormal dans les mécanismes. La nuit, je m’y attendais, mon organisme étant familier de ces réactions, fièvre et abondante suée, lit trempé. Encore la nuit d’après, la suivante, et la suivante… Pendant plus d’une semaine. Un choc dans la tête ? Dans le mental ? Qu’ai-je vu dans le vide dans la chute? Ces fractions de seconde d’absence complète. Ca va très vite, ces mini-crash, pas le temps de pérorer, mais je me souviens avoir été traversé par le genre de pensée, « ça y est, ça m’arrive, c’est mon tour ? ». »

PH

Le retour du baiser en son contretemps

Fil narrarif à partir de : œuvres de Solange Pessoa et Judith Watson (« Réclamer la Terre/Palais de Tokyo) – Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux, José Corti 2022 – Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Éditions de Minuit 2021 – La société qui vient, sous la direction de Didier Fassin, Seuil 2022 – des souvenirs, des extraits d’autres lectures…

C’est un dimanche, sans doute – son organisme est certes désaffilié du fil calendaire dominant, mais quelque chose dans l’atmosphère, moins de rumeurs de moteurs affairés, échos lointains de cloches et de jeux d’enfants, un relâchement général du flux tendu bruitiste, lui rappelle ce qu’étaient les dimanches –, une vacance, un trou temporel. Le début de soirée est très doux, le déclin du soleil presque imperceptible, transcendant délicatement la mélancolie du crépuscule. Comment fait-il, par où passe-t-il pour revêtir, par en-dessous, les feuillages, les branches, les troncs de fines feuilles d’or ? Ses faisceaux alanguis, où dansent poussières et pollens, viennent tapoter écorces, rameaux, limbes, nervures, pétioles, les moulant dans sa lumière, avec précision. La finitude du jour en est presque figée dans cet écrin, mordoré certes, funéraire aussi, immuable fugitivement, dont les éclats patinés se réverbèrent sur sa peau. Le dessus des feuillages, la face des troncs et branches tournée vers l’est, d’un vert olive très sombre.

Il vient d’avaler une collation frugale, un peu soignée, seul, avivant le souvenir des anciennes commensalités festives, ces repas où l’on marquait d’excès les anniversaires, les événements marquants. Il n’avait jamais imaginé un jour être au-delà de ces célébrations, ou plutôt, dans une célébration ininterrompue, banalisée, en simultanéité constante avec tout ce qu’il a à célébrer, parce que fouillant sans cesse ses souvenirs, étonné de voir déjà la fin se préciser. 

L’aventure des sens : que signifie sentir, voir, écouter? Souvenir des musiques humaines, retour sur le métier de l’écoute (en médiathèque)

La température est juste agréable sur la peau nue, même pour un vieux cuir usé, estompant la séparation entre interne et externe, elle aussi métamorphosée par les feuilles d’or. Les oiseaux entretissent leurs chants, appels, répons, soliloques, dialogues, gammes répétées, improvisations risquées qui pourraient presque faire croire que les menaces de sixième extinctions sont pure complotisme, mais il sait que ce qu’il entend n’est précisément qu’un reste de profusion, exhibition de vestiges. La portion congrue. Jouissant de ce concert, il sait qu’il tend l’oreille vers autre chose que les airs joués et les signaux répétés. Ce qu’il y a entre et derrière. La disparition invisible, inaudible, pesante. « C’est toute une aventure du sens et des sens qu’il faut donc reconsidérer : l’aventure de ce que c’est que voir, entendre, sentir dans un monde abîmé, et de ce que l’effort de parole peut y faire. Car la perception elle-même, à l’ère des extinctions devient une épreuve douteuse, un peu louche. Une extinction par exemple ça se voit mal ; la disparition peut être discrète, ça s’en va sur la pointe des pieds, et le manque n’est qu’à la mesure des attachements qu’on entretenait. » (Macé) Il retrouve, avec les oiseaux, tant au niveau de leurs partitions communes que leurs improvisations individuelles – et donc autant de traces de subjectivités -, le sens de l’écoute longtemps exercé professionnellement, essayant au cours de longues heures quotidiennes, durant des décennies, à comprendre les musiques des humains, pas tellement celles qui inondent les ondes et tuent tout questionnement sur la musique, mais celles, venues de partout, minoritaires, maintenant ouverte l’interrogation : pourquoi la musique, qu’est-ce que ça dit, et comment, selon quelles idées, quelles pratiques, quels récits, quelle ténacité à envoyer des signaux pour tester et rendre plausible un territoire de résonances, éveiller la plus grande diversité d’échos d’interrelations réconfortantes ? Qui est là autour de moi, qui me répond, avec qui et quoi continuer, « faire tenir » quelque chose, à partir du son ? Une communauté d’humain et non-humain s’exprime dans l’inquiétude des cris musicaux pratiqués par les corps et esprits.

Tenir ensemble : le baiser revenant

Tout le jardin exhale une fraîcheur d’exception – pas habituelle, donc, pas au rendez-vous à l’identique chaque jour à la même heure, mais qui semble être unique, singulière, propre à cet instant précis -, végétale, florale, ventilée discrètement par les êtres de plumes affairés, qui prend possession de lui, l’imbibe petit à petit, plutôt, l’apaise tout en avivant de façon bienveillante, et inattendue, les intranquillités systémiques si bien résumées par la philosophe : « Bref, comment un vivant réussit à « tenir ensemble » est devenu une question ouverte » (Stengers), ouverte indéfiniment en ce qui le concerne, ayant fabriqué un confort relatif à éviter d’envisager qu’elle puisse se clore ! Du coup – et il serait passionnant de justifier de façon précise ce qui précède à ce qui suit, de quelque chose dans l’air à quelque chose en bouche – il a décidé d’en finir avec un vieux fond de gin et une bouteille de tonic périmée à capsule rouillée… A la première gorgée de gin tonic, le pétillement de l’amer fruité conjugué au parfum de genièvre accélère l’osmose avec l’organisme pluriel du jardin et lui rappelle de façon très vive un baiser long échangé à Bruxelles, sur une petite place ombragée, presque villageoise, avec un ultime amour. Plutôt qu’un rappel, il y replonge, en revit le flux. Écrire les choses en termes d’évocation et de correspondance entre un  ressenti présent et une émotion passée relève de la paresse narrative : c’est prendre l’option facile d’une saveur qui en réveille une autre, par hasard ; cela ne correspond probablement pas à la réalité ; il avait en réserve un vieux Tonic et un fond de Gin ; son cerveau en était bien informé et savait qu’en buvant le cocktail gin-tonic, il revivrait le baiser amoureux, charnel et passé, excitant et décuplant l’impression d’être  embrassé par le « trou de verdure » où il s’oublie («l’écrin , au couchant, provisoirement funéraire, intemporel ») ; dès lors, tout le système nerveux a construit et rendu lancinant, irrésistible le désir d’avaler cette boisson, ce philtre, d’inonder les papilles de saveurs amères et toniques. Pour revivre une de ses dernières illuminations charnelles, ressusciter ses amours.

C’était un baiser revival. Baiser d’amants qui se retrouvent après un long éloignement et, tout en échangeant des nouvelles sur leurs réalités – s’informer de ce qu’ils sont devenus – évoquent leurs illuminations passées, avec reconnaissance réciproque, élucidant ce qui à l’époque n’avait pas été perçu, ébauchant ce qui aurait pu advenir si ceci ou cela avait été perçu autrement, explicitant ce qu’ils en conservent, mesurant ce qui continue à vibrer. Une joyeuse autopsie sans tabou. Et, au moment de se quitter après cette parenthèse, de retrouver chacun-e leur trajectoire éloignée l’une de l’autre, rarement alignées, à l’instant de s’embrasser, l’improbable les saisit, de l’ordre de l’accident de parcours. Aucun des deux n’a de penchant pour le réchauffé, ni ne calcule pour arracher à l’autre une compensation, une gâterie. La page est tournée même s’ils continuent à en réciter quelques passages, de temps en temps. Cependant, à peine leurs lèvres s’effleurent pour un salut intime mais conventionnel, qu’une réplique lointaine, douce mais irrépressible, de leur coup de foudre initial, les soulève depuis le nombril, les déséquilibre et les jette dans les bras l’une de l’autre pour un bouche à bouche tendre et affamé. Oui, un bouche à bouche, parce que la fougue de l’étreinte dissimule à peine sa dimension de soin, le manque d’oxygène extirpé du déni, enfin avoué et qu’eux seuls peuvent combler, étant les seuls porteurs de l’air frais mutuellement compatible, du principe vital dont a besoin l’autre. 

Chair genièvre, nue, ruissellement, ouverture du contre-temps

Ce qu’émule les gorgées de gin-tonic, à travers son corps alangui dans l’étreinte végétale du jardin, ce n’est pas seulement l’attraction de la chair genièvre, nue, que sa langue explorait dans le cou tendu vers lui, ni le mystère pétillant de la langue mêlée à la sienne conduisant à ne plus reconnaître ce qui appartient à soi et à l’autre, mais surtout, dans cet instant imprévu, impossible, les mains affolées de pouvoir reprendre ce qui leur manquait tant, ce « plus que précieux » qui leur avait échappé, la sensation d’un ruissellement fondateur, magique, la bonne nouvelle éphémère d’une source réanimée qui se remet à couler de façon irrépressible et qui fait un bien fou. Ses mains caressant le visage aimé, joues, mentons, pommettes, front, yeux, paupières, lèvres, nez, puis s’égarant dans la longue chevelure, revenant par la nuque, le cou, à nouveau éperdues sur le paysage-visage, palpitant, tantôt évanoui, tantôt matérialisé dans le vide de façon irréelle. Fasciné par la force vivante. Obstiné à en imprimé les formes dans ses paumes, à la manière d’un masque mortuaire de son désir le plus beau. Visages et lévitation. Cela, surtout, continue à agir en lui, constitue un événement toujours en cours. Un ruissellement. C’était comme si ses paluches avaient trouvé le truc pour retenir, en leur creux, l’eau vagabonde ou le sable inconstant, inventant une forme hospitalière magique (enivrante comme l’idée du vol quasi perpétuel des martinets, hyper actifs ou somnolents, mais toujours fendant les airs). Un visage léger et puissant, tout en matière-oiseau, aérien et en mouvement depuis la nuit des temps (le peuple des oiseaux comme survivance du temps des dinosaures). Recueillant ému la douceur lumineuse de ce visage, ses doigts jonglent avec la beauté sauvage et indomptable du vol-martinet. Le ruissellement des énergies de leur étreinte submergeait le cerveau, la moindre de ses fibres. De lointaines régions de son être – dont il n’avait plus de nouvelles, auxquelles il avait renoncé – sortaient de l’ankylose, ranimées par un courant libéré. Alors il se pressait contre elle, elle contre lui, là sur le trottoir animé, lui, du côté « monsieur », percevant pleinement les questions de différence d’âge (ne refoulant pas le « on va encore voir un vieux qui s’offre une plus jeune »), à travers l’immanence de leurs formes se cherchant, ventres, hanches, dos, épaules, fesses, cuisses, seins, pectoraux, cuisses – des sexes aussi, bien entendu, pas censurés, sans rien de catégorique, peut-être est-ce dû à l’âge, pas de rôles préfigurés à jouer, les sexes comme pôles polymorphes de quelque chose à inventer. « iI faut une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa » (Engels/Stengers). Des sexes au service du besoin d’énergie potentielle commune – le tout comme l’arrière-pays du visage-paysage caressé, moulé en ses paumes où affluent à nouveau les sensations de « quand il était amoureux », chaque plis, dans leur plasticité, restituant le temps écoulé depuis le coup de foudre initial et mesurant, par intuition, tout ce qui avait altéré sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle. La surprise d’y constater quelque chose à eux et devenu intangible – une part d’eux intouchée par la séparation et comme vivant sa propre vie. Le temps long (à l’échelle humaine) qui venait de s’écouler dans la séparation, chacun dans son monde à soi, avait après coup, soudain, la saveur d’une durée partagée secrètement et dont les molécules se reconnaissaient, fusionnaient. Fébrilement. La surprise, donc, déclencha un baiser improbable – à contre-temps. « Or le contretemps est une forme avant tout : une forme de temps. (…)  C’est l’irruption d’une singularité dans le ballet réglé des mesures ou des tempi prévisibles. Il creuse le rythme, lui donne profondeur voire vertige et, en même temps, il révèle le rythme. Il est révolte en tant que temps inouï mais, aussi, ré-volte en tant que temps retrouvé, retourné à sa condition native. » (Didi-Huberman, p.538) Cherchant à ne plus quitter ce contretemps exaltant, ils lâchaient des mots pour inscrire le baiser en un cycle annuel, rituel, ils parlaient – paroles hachées, comme en dormant, transis – d’en faire un rite de printemps. Une fois par an, ils se retrouveraient là pour s’embraser, sans raison, sans but, sauvages. Enfin, ils ouvrirent la possibilité d’un tel rite, ils ne figèrent rien. Cela n’aurait eu aucun sens. Juste une hypothèse, mais qui donne des ailes. (Et qui ne resta pas totalement sans suite.)

Le baiser et la disparition

C’est tout l’entrecroisement de son territoire mental et matériel, réel et rêvé qui s’en trouvait régénéré et bouleversé. Ce qu’il avait cru fini, terminé, recommençait, mais se révélait n’avoir pas cessé de continuer,sous d’autres formes, sous les radars. Avec ce baiser il tombe dans une faille où son histoire est à réécrire, où la maîtrise à exercer sur son vécu relève autant de la fiction, de la créativité qu’il dégage des occurrences entrecroisées, que du réel proprement dit, en tant que tel, qui jouerait les lois de la nature. Son cheminement aurait donc pu être autre. A un moment donné, sa vie aurait pu prendre une bifurcation. Que se serait-il passé ? Que serait-il devenu ? Quelle autre fertilité, avec ses pratiques et connaissances spécifiques, l’aurait façonné ? Et comment ? Avec quel visage ? Quel corps ? Un flot de questions forcément sans réponse, sans regret, sans aigreur, sans noirceur – frôlant quand même l’ombre du « aurais-je raté ma vie » ? -, ressenti plutôt comme nécessaire, donnant du relief au vécu, à ce qui reste à venir (peu). Du coup, s’emballe le goût à s’inventer d’autres histoires, relançant l’obsessionnelle machine à calculer, à mesurer, quelle vie ais-je eu ? valait-elle la peine ? ais-je été correct ? « Je sais aussi qu’en avançant en âge les occasions de deuil ont toutes les chances de se multiplier. On peut y devenir insensible. On peut y devenir de plus en plus sensible au contraire. On peut se trouver devant les deux réactions à la fois, selon les moments. (…) Ainsi ais-je raisonné. S’obstiner à vouloir chasser ces ombres serait bête. Il faut faire avec. Il faut s’en servir pour éloigner l’idée qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il n’y a plus de temps. Ou, au contraire, de l’idée qu’il n’y a presque plus de temps, tirer l’énergie de son emploi productif, même s’il est dérisoire au regard de la disparition. » (Roubaud, p. 1345). 

Tirer l’énergie de son emploi productif, se situer sonorisent, à la manière des oiseaux

Il revit ses enfouissements insatiables dans sa chevelure, s’y délestant de la contrainte d’être tenu en une forme arrêtée, perdu dans les ondes sensuelles, communiant avec et pressentant d’innombrables façons de ramper dans le réel, l’imaginaire, se métamorphoser. Déjà, lors des premières fois, des années et des années en amont. Mais là, dans ce revival, encore plus éperdu. A la recherche du passé. Voulant croire plus que de raison à la force du contretemps. Confronté à la manifestation d’un désir qu’il avait, jusque-là, tout lieu de croire éteint et qui recommençait. Mais transformé, différent. Plus large, plus diffus, plus tourné vers une quelconque possession, érection n’étant plus associé à pénétration par le signe =, mais d’abord dialogue avec toutes les composantes du territoire commun, tel qu’il vibrait contre lui et contre elle, entre eux. A nouveau son corps à elle entre ses bras, le sien dans ses bras à elle, et il reprend pied en effet territorialement. L’effritement est freiné. Rien à voir avec un territoire à dominer. Le territoire – qu’ouvre la clairière de leurs corps enlacés – est en ensemble d’éléments disposés dans l’espace et le temps, connus et inconnus, avec lesquels il cherche à entrer en relation, il leur parle, leur envoie des signaux, en reçoit, et c’est ça qui lui permet de se situer, enfin, de laisser poindre la croyance d’être situé, quelque part. Mais ce n’est jamais acquis définitivement, il faut sans cesse recommencer, inlassablement envoyer des signaux, en recevoir, intégrer, renvoyer. Travailler à ce que quelque chose « tienne ensemble », un quelque chose avec lequel développer des liens de solidarité, pour « tenir ensemble » soi-même. Et ce travail s’effectue, à l’aveugle, au jugé, avec des textes, des morceaux de musique, des empreintes de visages, des animaux, des horizons, des lumières naturelles aimées, des bouts de paysage, des saveurs, des efforts physiques, familiers, des peurs, des silences, des fragments de mémoire, des corps attirants ou repoussants, des restes de jouissance, des réussites, des échecs, des techniques, des outils de jardinage, des ustensiles de cuisine, des mécaniques-prothèses telles que le vélo, des fleurs, des points d’eau, des ombrages, des chemins… Exactement comme chantent les oiseaux. Exactement comme chez les humains les pratiques qui s’apparentent aux chants des oiseaux. Dont on a, à tort, longtemps réduit la signification à une fonction de « contrôle » du territoire, d’affirmation de propriétaire, incluant parade et possession sexuelle. Mais non, le territoire est ce qui donne envie de chanter, est un thème qui inspire répétition et improvisation, donne du sens au chant, se laisse par lui intégrer dans le monde de l’oiseau, participe à son langage, devient langue. « Voilà le genre de choses que « dit » en effet l’oiseau. Sans doute pas l’information qu’il communique à d’autres de son espèce, encore moins le message qu’il profère à notre intention, mais ce que sa propre tenue dans le monde vivant formule, énonce : les lignes qu’elle émet, réalise et dépose dans ce monde.  « Voilà comment l’oiseau se situe ». Se situe, c’est-à-dire fabrique une situation sonore. » (p.373) 

Dans la cathédrale des cheveux, l’ombilic du désir, de l’entre-capture soyeux des corps

Moduler l’expression de sa « tenue dans le monde ». Que fait-il d’autre ? Fermant les yeux sous les branches d’érables chargées de fruits, mêlées à celles d’un marronnier exubérantes de fleurs jaillies en cascade – les feuilles d’or pâlissant, tirant vers l’argent, bientôt l’étain bleuté – avalant une autre gorgée de gin-tonic un peu tiédi, revivant le labyrinthe des cheveux soyeux, circonvolutions de fils. Rien à voir avec un fouillis, un désordre. Pas juste une histoire de frou-frou émoustillant les sens. C’est comme de plonger sous l’eau, d’échapper au présent, de percevoir les sons de surface désormais lointains, symbolisant une rupture, un « larguer les amarres », et de s’enfoncer dans une forêt d’algues douces, matricielles et de découvrir qu’elles s’agencent en architectures mystérieuses, variées, proposant différentes remontées, ouvrant différents accès à des profondeurs temporelles autrement inaccessibles. Construction ondulantes, immersibles, immersives et dont l’agencement rend possible la survie prolongée dans l’élément aquatique. Ailleurs. Et c’est en lui, c’est en elle. Une entre-capture de leurs rêves et projections respectives. L’emboîtement de tous les troubles vécus à chaque abandon en sa toison – y sollicitant l’oubli, la traversée lustrale vers un autre devenir – dessine les formes d’un art de vivre à déchiffrer, cabalistique, à la manière de ces vestiges de civilisation dont il est malaisé d’établir les tenants et aboutissants, les usages, les portées symboliques. Ca le conduit, quelque part en sa mémoire, vers des images archivées d’une œuvre de Solange Pessoa. Et il se souvient que face à cette œuvre, il y a près de vingt ans, il avait vaguement imaginé ce qu’il aurait pu tissé – ce que son inconscient avait probablement tissé à son insu – comme chemin ombilical, au fur et à mesure qu’il s’éloignait du noyau de ses fusions amoureuses, nouant à l’infini les mèches de cheveux soyeux de son amante, multipliées à l’infini par l’imaginaire. Chaque jour quelques mèches, quelques nœuds. Restant noué à elle mais s’éloignant, s’effaçant. Chaque jour configurant ainsi leur territoire évolutif. Un ombilic cathédral traversant les temps, désormais sans début ni fin, rétrospectif et prospectif, rythmant un héritage, comme il est du travail de rythme dans le chant des oiseaux, « eux qui entendent, s’entendent, écoutent le paysage, le rythment, prennent peut-être plaisir à chanter, et ouvrent au-devant d’eux, au-devant de nous, de tous, tout un monde sonore… » (p.368). Tous ces cheveux assemblés en partition graphique, évolutive, de l’événement que fut leur interpénétration, hein, sans cesse changeant, mais poursuivant sa route, son cheminement arabesque et reptilien, agrégeant d’autres éléments et événements qui, au fil de son déroulement, lui font écho. Quand il rencontre et arpente la cathédrale capillaire de Solange Pessoa : « mon dieu, exactement ça, comment ça bouge toujours en moi, nourri par moi, certainement, mais sans volonté particulière, sans contrôle, comment ça m’enveloppe ». Et l’artiste : « Mes œuvres révèlent des dynamiques de mouvements discontinus et inquiétants. Elles émergent de la métamorphose, de l’élan et de flux. Je n’ai aucun contrôle sur ces forces et j’admets avoir un faible pour les régions et les profondeurs inconnues. Mais rien n’est prédéterminé par la nature ni par les civilisations anciennes ni par les mémoires intemporelles. » ( Palais 33, p.81)

Peau contre peau, membranes abyssales, vivantes, fluctuantes.

L’expérience d’enlacer son territoire de vie, de sentir et revoir en un instant tout ce qui compte pour lui – proche et inaccessible, acquis et délétère, reliant l’intérieur de ses cellules à la vision panoramique, cosmique, et mêlant l’immuable au « juste de passage »-, en tenant contre lui cette femme de sa vie, en se pelotonnant contre elle, en faisant chair commune, il ne l’exprime, en lui, qu’en fresques visuelles. Il ne pourrait la traduire qu’en fresques. Les mots défaillent et ne sont justes que par leur défaillance. Dont il convient d’établir l’équivalent topographique pour voir de quoi il retourne.  Cela pourrait ressembler à certains dessins-peintures-collages d’Emelyne Duval dans lesquels il lui semble évoluer tout en courant, animalement, de caresse en caresse, d’attouchement en attouchement après une onde électrique qui chamboule des visions de mythes, de stéréotypes, de contes et légendes bien connus. Il pense aussi aux cartographies, autant oniriques que littérales, poétiques que politiques de Judy Watson. Des motifs graphiques, aperçus comme au fond de l’univers, comme des nouvelles venues de régions jusque-là jamais aperçues, et qui pourtant ressemblent aux fulgurances émotionnelles qui relient leurs deux corps, illustrent ce qui va et vient entre leurs systèmes nerveux, leurs imaginaires qui s’accordent, cherchent à n’en faire qu’un. Regarder cela leur dilate les sens. Il aimerait que ces motifs soient tatoués sur leurs peaux de façon vivante, bougeant, colonisant leurs épidermes. Ce sont des œuvres qui ont une dimension de palimpseste, le fond ressemble à de la peau, justement. Une peau alliant plasticités nuageuse, fluviale et calcaire. Révélant des iconologies précaires, à bouillonnement bactérien, laissant présager un grouillement civilisationnel inexploré, mais filtrant peu à peu, par accidents et contretemps, dans nos représentations. Des apparitions. Des cicatrices tant liées à des parcours individuels que blessures à l’échelle de la biosphère. Intersections. Les matériaux utilisés par l’artiste ont une histoire, une texture historielle, sont choisis pour leur relation à ce qui les transforme. Les tissus « ont été suspendus dans la forêt vierge, exposés aux éléments, et avant cela, laissés à tremper dans des jarres à teinture écologique ou encore piétinés dans la boue. » (Palais 33/Judy Watson) C’est ce qui fait que le regard n’est pas arrêté par le fond de l’image. Il n’y a pas de fond. Juste des ouvertures. Ce sont des membranes abyssales, vivantes, fluctuantes. Elles ne referment rien. Elles filtrent, font communiquer ce qui se manifeste de part et d’autre de leur tissu. On dirait les confins marouflés du système solaire. La planète vue de très haut ou, à l’opposé, par en-dessous, de très bas. C’est très familier et complètement inconnu. Ces surfaces insaisissables sont parcourues de tracés hydrauliques, constellations de flux qui drainent les existences, les portent vers d’autres rivages, tout en les préservant en un même bassin d’habitudes où expérimenter des ancrages fluides, pluriels. En elles transfigurent les cicatrices de l’histoire coloniale comme hantant à jamais l’infini éther, gravées à mêmes les voies lactées (ici, en Australie, la persécution des Aborigènes). Et en leurs strates, à l’instar de parchemins qui prédisent depuis des siècles une catastrophe imminente selon une écriture explicite et pourtant toujours non déchiffrées, les indications statistiques, globales et locales, de l’effondrement climatique. Et eux, se rejoignant en un contretemps providentiel – peut-être leur dernière baiser – ils flottent dans cette vaste imagerie qui remonte aux origines tout en laissant surgir des émulsions symboliques qui attisent l’énigme du futur. Le réel inobservable en train de se dessiner. Là-dedans, leur étreinte intime échappe provisoirement à la finitude et vogue en apesanteur. Tout ce qui concerne la destruction du lieu de vie traverse leurs êtres et se grave sur leurs corps, machine pénitentiaire de Kafka (une seule et même condamnation commune reproduite sur les corps individuels, la faute de quelques-uns – les riches, les dirigeants – endossées par tous). S’agissant du territoire que leurs sentiments ouvrent et remuent, où mettre en partage leurs vies singulières avec ce qui les environne, ils savent devoir d’emblée se défaire des tropismes coloniaux hérités de leur éducation et culture. S’informer de cet héritage et veiller, dans les moindres gestes, à s’en défaire, est une règle de vie juste, par où la réussir. Et les fleuves, les rivières, leur cours, leurs embranchements, leurs confluences et delta, c’est là, vers çà et avec ça qu’ils exercent « une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa », tout ce qui les irrigue, dont l’ampleur les intimident, de même que la fragilité et la charge d’entretenir et préserver l’interaction.

Du baiser en son contre-temps à l’occupation du territoire, défense du vivant

En restant coi dans un coin de nature qu’il abandonne à l’ensauvagement, observant une sorte de momification progressive de lui-même – ponctuellement embaumé de feuilles d’or dans l’écrin végétal du couchant – restant, simplement, à classer des souvenirs  qui ne se laissent pas facilement assignés à un ordre linéaire, en extirpant ce qu’ils contiennent de l’« universel » de l’homme blanc colonial, de l’hétérosexuel ordinaire, soupesant des potentiels, reconsidérant l’aventure du sens et de ses sens, celle qui le dépasse et dans laquelle il a barboté sa vie durant, tout cela aidant, sans autre forme de procès, il se livre à une occupation passive d’un micro-territoire. Le peu de connectivité numérique qu’il conserve lui a permis de s’inscrire dans un réseau, un maillage de lieux qui entendent résister à un usage destructeur de la terre. Il allume quelques fois son écran – rarement – et va y contempler la carte « interactive de la région, du pays, du continent, de la planète où sont représentés par des points lumineux toutes ces micro-occupations politiques/poétiques/écologiques de lieux. « Depuis le début du XXIème siècle, l’occupation est devenue pour certains militants un moyen, voire une fin, en vue de contester les décisions d’acteurs (collectivités locales, État, firmes du secteur privé) qui prétendent aménager le territoire et prescrire les usages légitimes de l’espace. (…) L’occupation des lieux perçus comme menacés vise donc non seulement à bloquer l’avancement desdits projets, mais aussi à porter la critique contre ce qui en condense la possibilité : le capitalisme, l’exploitation maximaliste des ressources et des espaces, l’exclusion des populations riveraines et/ou les plus modestes des lieux comme de la décision, la financiarisation de l’économie, la déconnexion d’avec les besoins essentiels, le déni du vivant. Le mouvement hostile aux « GPII » (Grands projets inutiles et imposés) sous la bannière duquel se rangent de nombreux contestataires permet d’unir des luttes souvent localisées et dispersées contre des projets certes différents, mais dont l’intérêt collectif et la légitimité politique sont fortement discutés. » (p.1017 – Stéphanie Dechézelles)

Une fois le site ouvert sur son vieil ordinateur, avec la connexion aléatoire de ce coin reculé, l’image apparaît lentement, brumeuse, les points occupés apparaissent peu à peu, sur la carte, comme les étoiles au crépuscule, clignotent faiblement. Un pétillement. Celui du tonic avec le gin. Amer fruité et chair genièvre. Celui du baiser. Bouche à bouche. A l’échelle de la planète, constellation de micro-contretemps, chants d’oiseaux et rythme stellaire du contretemps. Baiser du contretemps.

Pierre Hemptinne

L’échouage dans le déjà-vu

Fil narratif à partir de : une librairie fermée – « Imaginer Recommencer. Ce qui nous soulève 2″, Georges Didi-Huberman, Minuit 2021 – Tarek Anoui et Danh Vo chez Chantal Crousel, novembre 2021….

C’est à l’occasion d’une sortie dans une grande ville où il n’avait plus mis les pieds depuis des années… Revenir sur ses pas. Ces rues et trottoirs, places et façades, métro et berges appartenaient à ce passé qui ne reviendrait plus, chair désormais inatteignable de son parcours. Mais, bien que se connectant désormais très sporadiquement à Internet, il profitait quelques fois des largesses d’agences de voyage, billets offerts « à prix cassés » via des mailings sauvages. Il eut ainsi l’opportunité de retrouver ces lieux qu’il avait tellement fréquenté, en vrai et en pensée, et qui n’étaient plus, essentiellement, qu’espaces archivés, souvenirs. « Pourquoi pas », se dit-il, « ne pas recommencer brièvement ces errances, comme si, littéralement, j’en étais encore à nouer et dénouer mes pulsions chaotiques, à l’affût d’occasions d’enrichir émotions, perspectives, avide de trouver des portes à franchir pour réaliser quelque chose, devenir ». Dans cette action d’errer, il démontait et remontait le désir de vivre, de construire un récit, l’enroulant comme un ressort imaginaire qui, en se déclenchant, le propulserait vers l’inespéré, ressort bricolé en compilant et compressant des images-aspirations. Après tant d’années, l’espérance d’un futur s’étant fort amenuisée, il y revenait en fantôme, à la fois humer ce qui n’existait plus, ce qui ne reviendrait plus de sa vitalité antérieure, à la fois rencontrant de nouveaux stimulants inattendus, des mélancolies déclenchant d’improbables envies de recommencement, retricotant les itinéraires obstinés du flâneur qu’il fut, jeune, cherchant des passages vers ce qu’il avait rêvé d’atteindre et qui n’étaient qu’intuitions agitées, images sans origine, sans fin. En a-t-il trouvé, est-il passé quelque part ? S’il existe des vues de ces probables passages, ce sont celles des tables où il mangeait seul, oublié et heureux dans les bruits et odeurs de la salle, écoutant les conversations, savourant la formule de midi, délassant jambes et pieds sous la table, s’enivrant lentement de quelques verres de vin, un livre comme compagnie, des bribes lues entre les bouchées, un crayon pour souligner et noter, de nouvelles idées qui germaient, de nouvelles envies, à l’entrecroisement des ruminations du passé, des phrases lues, des tentatives de se deviner au futur, des saveurs séduisant les papilles, des parlotes autour de lui, leurs images, leurs musicalités.

Et puis, descendant une rue, depuis un parc et la façade un théâtre où il avait rêvasser sur un banc à regarder promeneurs et promeneuses  puis à lire les affiches des spectacles à venir – comme on glisse des frondaisons d’un arbre, le long de l’écorce du tronc vers les racines – il arrive devant une librairie-carrefour. Elle avait toujours été un point de passage obligé de ses promenades parisiennes. Et ila le choc d’apercevoir les vitrines complètement vides, poussiéreuses. Instantanément, affectivement, afflue en lui l’image de maisons ou de magasins pillés, mis à sac ! Il y avait là, avant, des étalages circonstanciés et engagés, de la poésie à la politique, qui n’avaient cessé de lui inspirer des lectures. Il y avait vu des sélections toujours senties et pointues, régulièrement actualisées, toujours aiguillon d’itinéraires critiques dans l’environnement social, politique, esthétique. Il achetait peu dans cette boutique, n’étant là qu’en promeneur léger, mais scrutant les vitrines, il découvrait des titres, prenait note d’ouvrages à lire, absolument, plus tard. Parfois, quand même, il entrait, faisait l’acquisition de quelques livres urgents. Il se souvient avoir eu chaque fois une conversation intéressante avec la vieille dame , descendant lentement l’escalier étroit puis attentive derrière son comptoir. Ou remontant dans les réserves chercher un ouvrage à recommander. Elle ne vendait pas des livres, à proprement parlé, elle alimentait le travail de lecture des unes et des autres, elle parlait de ce qu’on avait lu, de ce qu’on lisait, de ce qu’on lirait, l’objet livre étant juste un moyen, un outil. C’est du moins ainsi qu’il la percevait. Et à présent, la librairie était sombre, vide, éteinte, débranchée. Sur la porte, collé de l’intérieur, un papier rédigé de la main de la vieille dame, informant qu’elle est malade et regrette de ne pouvoir accueillir ses lecteurs et lectrices. Puis l’avis de décès, l’invitation à un dernier hommage. Ensuite, toute une série de témoignages, post-it ou autres formats, collés de l’extérieur, messages de regrets et remerciements, tristesses et condoléances, évocations de moments de grâce vécus dans cette librairie et dont l’âme avait un talent fou, non algorithmique, de mettre en relation les désirs de devenir « lecteur pour de bon » avec les textes susceptibles d’indiquer les meilleurs horizons, c’est-à-dire ceux des possibles, des émancipations et des bifurcations potentielles, ceux qui éclairent sans épuiser le mystère. Bien sûr, il n’était pas un habitué, il n’habitait pas cette ville. Mais il eut les larmes aux yeux en lisant tous ces avis et ex voto (collections de petits miracles dus à la lecture au quotidien). Pourtant, elle était déjà bien âgée, il y a longtemps, du temps où il fréquentait encore Paris assez régulièrement ! Il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle soit morte. Il était frappé que ce décès puisse lui sembler s’être produit tout récemment. Il venait d’avoir lieu. Il était touché dans son être obstiné de lecteur, ce en quoi il consistait principalement et fournirait, du reste, une jolie épitaphe : « il fut lecteur ». C’est-à-dire toujours soucieux de se réinventer, d’entretenir dans sa subjectivité une capacité de réinvention que n’importe quel autre pourrait aussi mobiliser, qui pourrait s’investir en de plus vastes expériences, en commun, de réinvention du monde. Espérer malgré tout. « Comprenons qu’il faut s’attacher, pour réinventer notre expérience, à lire malgré tout :  c’est une façon de lier les humains entre eux et de les soulever contre la misère politique des subjectivités (qui revient aussi à la misère subjective des politiques). Chaque fois qu’on lit pour de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans l’ordre du lien, du désir, de la pensée. (…) Comme Warburg, mais dans un sens plus urgent et radical encore, Benjamin fut un grand lecteur de temps : un lecteur malgré tout, qui savait percevoir les testaments cachés dans la « micrologie » des documents qu’il élisait avec génie pour mieux les lire et les relier avec patience. »  (p.175) En avait-il passé du temps dans les couloirs du ministère de la culture, de bureau en bureau, de hiérarchie en hiérarchie, de réunions en réunion, avec ses cahiers, son ordinateur portable, sa philosophie, ses notes de travail, ses budgets, ses phasages, ses feuilles de route, ses études de public, ses recommandations, ses études de public et de territoires pour convaincre les autorités de lui confier la création d’un centre de ressources dédié à la « lecture pour de bon », individuelle et collective, et lecture de toutes les images, qu’elle soient écrites, sonores, numériques, visuelles, plastiques… Que de temps perdu près des machines à café, revoyant et adaptant ses « slides », et puis, une fois introduit dans tel ou tel bureau, à radoter, à l’assaut du labyrinthe mental des fonctionnaires, impavides, se heurtant sans cesse à la barrière des idiomes : « nous ne comprenons pas vraiment où vous voulez en venir ». De part et d’autre de la table, on ne parlait pas la même langue. A un point tel qu’il se crût devenu idiot, incapable de manier sa langue maternelle, impuissant à énoncer la moindre idée transmissible. II consulta son médecin, fut mis longuement au repos et en analyse.

Quelle est encore, après ça, après cet épuisement à avoir essayé quelque chose, la force d’imaginer et de relier, d’entretenir l’illusion de pouvoir recommencer ? Oh, pas recommencer toute sa vie, bien entendu, mais initier des bouts de recommencement, ici ou là, sur tel ou tel fragment, rester en contact avec du recommencement, potentiel. Maintenir de la vie malgré son état d’échoué, dans son implication persévérante, au jour le jour, de lecteur et d’écrivant. Comment, pris dans le fatras de tous les éléments de l’échouage, sur une île de plus en plus réduite, renouer des fils de lectures, relancer l’imagination dans sa fonction de rendre possible des liens ? Il se plonge alors souvent dans les souvenirs d’une époque  – après les tentatives au ministère – où il endossa, furieusement, la peau d’un conférencier-militant-modeste. Un peu par hasard. Sur base de quelques publications confidentielles, il avait été invité par un atelier d’écriture à présenter son activité d’écrivant anonyme et à raconter la mécanique de son imagination, précisément, lui, écrivain raté, inconnu. Il avait alors entrepris de cartographier systématiquement son écologie subjective, l’univers enchevêtré de ses relations – avec des gens vivants, des disparu-e-s, avec des objets, des livres, des œuvres d’art, des plantes, des animaux, des saveurs – en tant que « nécromasse noétique » au sein de laquelle il vivait comme un ver de terre. Cette nécromasse, en partie personnalisée, en partie intégrée aux « communs de l’imagination » de l’humanité, il avait simplement contribué, comme tout un chacun, à l’oxygéner, à la renouveler, humblement, dans des périmètres réduits. Il avait été surpris de constater combien ce récit un peu brut séduisait et intéressait. Excitait l’envie d’en entendre plus. Peut-être précisément parce qu’il n’était pas un écrivain connu, reconnu ? Peut-être aussi parce qu’il donnait du sens et du prix au temps que chacun-e passe à imaginer, contrairement aux considérations répandues qui considère ce temps de l’imaginaire comme activité perdue, voire égoïste. Soudain, c’était utile pour soi, pour les autre. Cette invitation à parler l’avait complètement surpris et reprendre la parole avait exigé de lui une fameuse remise en condition. Il était en fin de carrière, son institution, ses supérieurs, ses collègues avaient veillé à ce que rien de ce qu’il avait appris au cours de sa vie ne trouve véritablement à s’exprimer, à se légitimer dans un partage. A la limite, de temps en temps, des accusés de réception polis. Et soudain, on s’intéressait à tout ce qu’il avait accumulé dans sa tête. On voulait que ça en sorte., que ça vienne stimuler la compréhension du monde, à l’échelle de quelques vies individuelles, au niveau de petits groupes de mise en commun. Faire circuler ce genre de connaissance intuitive qui aide à se réinventer, à se projeter en avant. Parce que le monde, désormais, n’offrait que peu de perspective, engoncé dans la crise climatique et la sixième extinction. Soudain, tout ce qu’il avait appris et théorisé en termes de médiation culturelle, les façons de s’emparer des sources de l’imagination pour mieux les répartir au sein des couches sociales et amplifier les possibilités d’agir sur le monde, soudain, cela intéressait quelqu’un. Venez nous en parler, s’il vous plaît ! Et il avait été encore plus surpris de l’empathie qui s’était installée avec son auditoire, de l’écoute attentive, des questions passionnées, des courriers qui suivaient, le remerciaient, lui confiaient des expériences, sollicitant des conseils, proposant des contrats de consultances. Voilà qu’à l’orée de la retraite, une nouvelle vie s’ouvrait à lui. A partir de là, il s’était plu à multiplier l’exercice, démarchant d’autres ateliers, des clubs de lecture, des centres culturels, des confréries du récit et de la narration, des cliniques de l’imaginaire, des écoles d’art, des maisons de retraite, des ateliers sauvages de rituels narratifs. Le bouche à oreille amplifiait le flux des invitations. Cela était devenu une nouvelle forme d’errance, sur le tard,  de salle en salle, de comité en comité, jamais de grandes foules, quelques dizaines ou une centaine de personnes passionnées, avides d’écouter et d’échanger. Une manière de faire autopsie et archéologie de son sentiment d’échec – « depuis mon premier jour il me semble avoir été voué à l’échec , malgré, souvent, la joie des options choisies »-  et forcément lui-même se retrouvant lové dans les poupées russes de l’échouage à l’infini, en échangeant avec d’autres individus présents au conférence, se reconnaissant en lui et différant à la fois. Et peu à peu, dans cet exercice de la parole – soutenue par un powerpoint en forme de cadavre exquis de citations d’auteurs, photos d’œuvres et de nature, extraits musicaux,  – il se réconcilia avec l’inachèvement fondamental de son existence, du fait de son enchevêtrement avec d’autres existences inachevées, toutes replacées, pourrait-on dire, dans la généalogie séculaire de cet inachevé, génétique  ! Une sorte de famille, quoi ! En exposant et explorant, en direct, face au public, les tenants et aboutissants, réels et fantasmés, de cet inaboutissement, il en tirait alors une force de proposition. Les premières fois, il s’appliquait à suivre un plan scrupuleux, des notes précises, linéaires. Avec la répétition des séances, le plan devint du par cœur. il glissa petit à petit vers la performance. Le stress était toujours au rendez-vous, le tract, la peur de tomber à court, le bec dans l’eau. Sur son ordinateur, sur sa table, il rassemblait des « outils », le matériel hétéroclite lui permettant de raconter, de monter et remonter tout son vécu, ce vécu qui, grâce à cet exercice, ne cessait de se révéler de plus en plus pluriel, submergeant, ressemblant de moins en moins au tracé d’une biographie claire et nette, à la maîtrise d’un trajet raisonné. La parole, le récit qu’il débitait semblait parler de moins en moins de lui mais de tout ce qui le traversait, ce qui l’avait modelé – et il faisait surgir, pour lui-même, les principes d’une mise en forme vitale dont il n’avait jusque-là jamais pris conscience. Il perfectionna le support de ses conférences. Il encoda dans son ordinateur près d’un millier d’extraits sonores et musicaux (il écuma sa discothèque et les plateformes de streaming, il sélectionnait surtout ces instants où la chanson démarre, prend corps, où la composition appareille vers ailleurs, soulève l’auditeur), plusieurs milliers de phrases ou bouts de phrases qu’il avait soulignées lors de sa vie de lecteur (il passa des jours et des jours à parcourir sa bibliothèque, fouillant les livres, repêchant des phrases qui l’avaient étonné, excité, questionné, des mots et des formules à chaque fois donnant l’illusion qu’une compréhension nouvelle s’ébauchait), des milliers de photos d’œuvres d’art prises lui-même lors de visites dans les galeries et musées du monde, œuvres qu’il était incapable désormais d’attribuer à qui que ce soit ais en quoi il reconnaissait des formes et des couleurs qui l’avait décontenancé et décentré, à tout cela il ajouta d’autres milliers de photos des paysages traversés, des présences des êtres qui lui avaient fait connaître les différentes formes d’amour et d’amitié, les présences animales et végétales qui le soutenaient au quotidien, lui offraient l’assistance d’un milieu.  Au début de chaque conférence, un algorithme sélectionnait un ou plusieurs documents de chacun de ces répertoires et les associait en constellation. A partir de là, il brodait, il recherchait et exhumait ce qui l’avait lié à ces choses et à quoi elles le liaient. Il découvrait sa vie, exhumait le vivant tel qu’il avait palpité en lui, de l’organique mêlé à d’autres organismes, symboliques et charnels. Voilà à quoi il avait toujours voulu que serve la médiation culturelle : à en finir avec la distinction, au sein de l’homme, entre la part organique, intégrée à la nature, et la partie culturelle, « civilisée », au-dessus de la nature. Dans ses conférences, il mettait à sac, en jubilant, le dualisme à l’origine de la destruction de la nature. De quoi encourager la bifurcation tant attendue. Il improvisait. A tâtons, d’abord craintif. Lui, mutique au long de toutes les journées que Dieu fait, l’inapte au bavardage, le taiseux maladif, prenait de l’assurance devant son public, il trouvait le fil, les bons enchainements, le jeu des correspondances le prenait, le guidait, il partait à l’aventure, se métamorphosait en orateur. Il décollait. A ce moment, il voyait les yeux pétiller devant lui, les oreilles s’agrandir, les bouches s’entrouvrir comme s’apprêtant elles-aussi à raconter ce qu’elles ignoraient encore. Il vivait une sorte de transe s’exposant à des chutes abruptes, des fins sans queue ni tête. Mais précisément, il aimait ça, et s’était rendu compte que c’était attendu, comme marque du non-calculé, de l’absence de manipulation dans ses conférences. Du reste, il en avait terminé avec le principe de la conclusion. Il confiait à son minuteur électronique la tâche de lui indiquer quand son temps de parole était échu. Il s’arrêtait net. Alors, il y avait un silence, on se regardait, on se frottait les yeux et on riait. Le tract était toujours au rendez-vous, avant la première parole. Toujours à cet instant il pensait à Bernard Stiegler sur scène. Sa voix particulière d’ouverture, posant les thèmes  philosophiques comme un musicien indien. Installe les clés de son raga. Puis la voix prenait de l’assurance et c’était parti. Toujours la peur que le cerveau ne suive pas, tombe à court, perde sa faculté à flairer les correspondances. Le tract se muait en adrénaline. Et puis une fois, cela se produisit, bien avant le terme de la causerie. Il était enfoncé profondément dans le dédale de son récit, loin, exalté par une confusion entre passé, présent et futur, entre ce qui venait de lui, de sa subjectivité et ce que d’autres existences y greffaient. Soudain, il ne sut plus ce qu’il était en train de dire, incapable de se situer dans les images et les mots de son débit, impuissant à identifier le lieu et le temps où il se trouvait. Il resta interdit, paniqué, ne reconnaissant ni la salle, ni le public, ni le jour, ni l’année. Tout ce que portait jusqu’à présent son récit, tout ce que celui-ci charriait, soudain indisponible, absent, reparti dans un tourbillon. Invisible et silencieux. Un blanc. Il s’éveilla et, en bégayant, entreprit de décrire la panne qui venait de se produire. Il eut peur de ce malaise. En même temps, cet accident l’excita, quelque chose d’imprévu jaillissait du récit même. L’accident restait en embuscade. Il multiplia les conférences espérant avidement que se reproduisent de telles pannes parce qu’elles procuraient un étrange bonheur, loin de tout, une merveilleuse suspension, celle d’une mécanique cassée, rompue, escamotée, mais qui va resurgir ailleurs, à un autre moment. Ce qu’il racontait s’apparentait de plus en plus à de la fiction. Il dérivait. Ca sortait du lit de ce qu’il avait écrit, ça n’appartenait plus vraiment à ce qu’il avait vécu, mais c’était ce qu’il était en train de vivre, à l’instant, ce que la vie en tout es organes était en train d’écrire, oralement, en direct, sur scène. D’imaginer, invoquant désormais ce qui allait venir, continuellement, recommençant à décrire ce que son imaginaire avait ouvert et lui ouvrait encore comme possibles, explorant toutes les pistes de digression, d’échappées. Et à force, piétinant, radotant. Il prit peur et effraya les autres, n’allait-il pas un jour disjoncter pour de bon et rendre l’âme lors d’une de ses prestations de plus en plus hachées et frelatées ? Il lui en reste un fameux vacarme, lointain, résidus de transe dont il essaie, depuis sa retraite silencieuse, d’extraire des formules, des images, des échanges, hanté par les visages qui écoutaient, les voix qui l’interpellaient, se glissaient dans sa trame verbale, les yeux qui entraient en contact. Brouhaha inspiré, hétérogène, qu’il fouille à la manière d’un archéologue remuant délicatement un lit antique de tessons de poteries.

Parallèlement, il eut des sensations similaires, des absences – dans le sens d’être enlevé, transporté ailleurs par des forces inconnues, masquées, puis remis à sa place – mais à vélo. Dans l’enchevêtrement des chemins qu’il parcourait inlassablement, en tous sens, jour après jour, décrivant des cercles, des ellipses tout autour de sa maison et de son jardin, depuis des années, mimant, en somme, l’enchevêtrement mental des motifs qu’il ne cessait d’égrener, de parcourir, d’écrire, à la recherche d’un apaisement spatio-temporel. « Cette expérience de l’enchevêtrement est tout en même temps visuelle, spatiale, émotionnelle et temporelle. L’entrecroisement des chemins, c’est au bout du compte l’anachronisme des temps : c’est l’inquiétance fondamentale mais, aussi, la fécondité principale du temps à l’œuvre. » Soudain, le nez dans le guidon, concentré sur la cadence des jambes, jetant de temps à autre un coup d’œil circulaire, il ne sut plus où il était, il ne reconnaissait ni les champs, ni les arbres, ni les talus, ni les maisons, ni le tracé de la route, ni le macadam, ni le ciel, ni les nuages, ni la météo. Il avait été téléporté sur une autre trajectoire. Perdu. Un vertige, une nausée, il allait s’arrêter, sortir son téléphone, appeler (qui ?). C’était atroce et excitant. Un ouragan lui vidait les neurones. Un tourbillon balayait tout ce qu’il avait sous les yeux. Était-ce la fin, gouffre ultime ou passait-il dans le champ magnétique de forces tourbillonnantes remettant à zéro toutes ses traces, sa mémoire, son bagage et le tournant vers un mystérieux recommencement ? Pourtant il savait que ce qu’il éprouvait était irrationnel. Il n’avait pas quitté ses circuits routiniers, il était passé là des centaines de fois. Justement, comme si à force d’y revenir, tout s’effaçait, s’usait. Il n’empêche, le « blanc » le faisait paniquer. Il ne reconnaissait rien et c’est précisément cela, comble de l’étrangeté, qui l’envahissait d’un déjà vu béant. Comme si une force impérieuse l’avait dévié pour qu’il se trouve dans ce no man’s land du trop connu pour un rendez-vous fixé depuis toujours avec quelque chose ou quelqu’un de non identifié. Que se passait-il au niveau de son cerveau ? Quelles entités cherchaient à en prendre possession, à l’en éjecter ?  « Il y aurait des occasions, des lieux où s’entrecroisent plusieurs voies du temps, plusieurs voix de notre histoire. C’est là qu’adviennent les sensations de déjà-vu. En chacun de ces lieux, écrit benjamin, « on pressent qu’on devra un jour y aller chercher quelque chose d’oublié ». ce qu’il appellera dans un autre fragment d’Enfance berlinoise, « un coin prophétique où il semble que tout ce qui en réalité nous attend encore est déjà passé ». » (p.512) Désemparé, il continua en roue libre, craignant de basculer, perdre l’équilibre, fermant les yeux, avec l’ultime sensation d’avoir dépassé irrémédiablement le carrefour où il aurait dû bifurquer. Chaque fois, ça le prenait pas surprise, aucun signe avant-coureur, et chaque fois, cela devenait plus grave. Quelques fois, il dît sonner à une porte, arrêter le tracteur d’un fermier, s’enquérir de l’endroit où il se trouvait. Puis, tout redevenait normal, par enchantement, les désarrois se muaient en délices. Juste les jambes encore un peu flageolantes d’avoir traversé un danger terrible. Il ne se retrouvait pas entier, d’emblée. D’abord, il flottait, disséminé. Une sorte de squelette-ouïe très étendu, flottant, captant des sons proches, lointains, d’aujourd’hui, d’hier. Et il tendait l’oreille, écoutait comme on fait après le passage d’une tempête, histoire de vérifier que les repères sonores d’une relative normalité prennent le dessus, rassurant à l’individu quant à sa place parmi la narration bruitiste d’un monde immédiat, bienveillant. Écouter, longtemps, fut l’essentiel de son ancien métier. Un organe et un sens forcément aiguisés. 

S’il devait se représenter les nervures organiques qui le tiennent ensemble, cela ressemblerait à certaines installations sonores qui captent et rendent perceptibles les vibrations intimes des matériaux et des vies minimales, à l’instar, par exemple, des dispositifs de Tarek Atoui. Des ramifications. Des circuits dont il est impossible de définir, à partir de ce qui y entre au point A, ce qui en sortira au point B. Ca circule. Ca crée de nouvelles ondes mais aussi ça subit l’entropie, ça intègre la dissipation, la perte. Le bassin d’une fontaine, en pierre taillée, brute. Une vasque de verre. Un seau en métal. Une céramique sans âge. Une cymbale sur un bac en plastique ou un abreuvoir minéral. Une caisse claire, des objets automates à remonter, qui vibrent sur la peau tendue. De l’eau qui coule ou simplement affleure, perle. Des capteurs scotchés au creux des matières et objets – façon stéthoscope sur la peau, glissant sur la cage thoracique protégeant le soufflet  vital et ses arythmies-, des câbles qui courent, se rejoignent, se tressent. Des fluctuations cosmiques. Des platines, des microsillons et leurs gravures de visions musicales du monde. En principe quiconque peut décider d’écouter tel ou tel disque, voire apporter ses propres plaques qu’il aurait envie de voir et entendre interagir avec l’installation, se greffer, via sa discophilie, sur le circuit déjà multiple. De tout cela, une rumeur indistincte, discrète, qui évoque cette espèce de brouhaha constant, diffus, ténu, qu’il garde dans l’oreille, de la même famille que l’océan audible au fond du coquillage. Ou cette sorte de continuum apaisant et exaltant que l’on capte en marchant longtemps dans les bois et les champs, un léger torchis sonore qui assemblent les vibrations de l’air, tant audibles qu’inaudibles, les ondoiements de feuillages, le ruissellement des eaux de surface ou souterraines, les imperceptibles éboulis de pierre et de terre au passage des multiples corps invisibles – conséquents ou infimes. Les pièces de Tarek Atoui puisaient une force particulière de voisiner avec les œuvres de Danh Vo, silencieuses. Un Christ en bois du XVI siècle, coupé en deux, fourré dans une valise industrielle en métal, entrouverte. Un morceau de mémoire collective, historique, dans un bagage individuel à roulettes. L’héritage culturel voyage, franchit les frontières temporelles et leurs échelles de valeur, se transforme au fil des appropriations. Outre le commerce illicite d’objets d’arts –rappelant le marchandage dont fait l’objet les pièces à conviction de tout pseudo-enracinement culturel et religieux – cela évoque aussi ces fameuses valises de magiciens qui y découpent une femme enfermée, produisant de médusantes illusions : celles d’un corps manifestement scié, là sous les yeux, mais que l‘on sait toujours entier, ailleurs, dans la vraie vie mise de côté. De même que Tarek Atoui relie les vibrations de ce que l’on n’entend pas, choses du passé et objets du présent interconnectés, Danh Vo organise des sculptures qui conjoignent présences immémoriales et corporéités actuelles, silhouettes universelles et membres fétiches singularisés, comme provenant d’une même chair. Des marbres antiques, suggestifs ou exemplatifs des canons masculinistes, s’associent aux moulages en bronze des jambes de son partenaire. Un bloc de marbre brut jouxte des fragments figuratifs, incluant des formes fantomatiques ou reste nu, seul, simplement patiné par le temps, suaire minéral et en 3D des siècles écoulés. Le tout, posé ensemble, rassemblé ou attendant des déménageurs. Les morceaux de statues tronquées ne tiennent pas par elles-mêmes. Elles se dressent dans des coffrages sommaires en bois de construction, mobilier de démonstration et de protection, sortes d’échafaudages qui évoquent les structures mentales par lesquelles on aspire les images du passé, pour les remettre à flot, les maintenir en surface, les restaurer. Formes d’existences naufragées, échouées hors de l’oubli, miraculées. L’échaudage, ainsi, est peut-être la partie principale, la syntaxe plasticienne qui prime. L’artiste recourt aussi au réfrigérateur, mausolée portatif où pendent jambes et pieds du même partenaire, suspendus dans le vide intemporel, évoquant ceux d’un crucifié, d’un corps cultivé, adoré. Le frigo est aussi l’outil où l’on conserve ce que l’on projette de manger, de s’incorporer. Le rapprochement de ces différents matériaux et témoignages, réels et oniriques, concrets et intangibles, communs et exceptionnels, révèle que, tel qu’il nous traverse, «  le temps n’est lui-même qu’un entrelacs, un nœud d’anachronismes ou, plus généralement, d’hétérochronies » et crée des convergences au sein du disparate, rapproche celui qui regarde des phénomènes de la « coalescence, donc l’impureté, des divers modes d’appréhension du monde » et tout le perçu face à ces entrelacs fait qu’il se sent « porté, emporté par des latences, c’est-à-dire des sous-jacences actives, des possibilités temporelles, ces mouvements de l’être-à qui sont les mêmes mouvements mêmes du désir» (p.415), entretenant l’illusion (valise à découper l’objet du désir !) que recommencer reste de l’ordre du possible. Si pas pour lui-même, pour d’autres, c’est une énergie commune.

Pierre Hemptinne

Jardins clos et charognes fleurs

Fil narratif à partir de : Un cerisier en fleur – Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, Museum Hof Van Busleyden à Malines – Gabi Martinez, Les défenses, Christian Bourgois  – Libération, interview de Claire Marin auteure de Rupture(s) – Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir, Les Éditions de Minuit, 2019…

Rongé par la perte de sens, la gangrène du burn out

La souffrance au travail fait son œuvre de cellule en cellule, de neurone en neurone, de fibre musculaire en fibre musculaire, installe un imperceptible bourdon. Un grésillement à vide d’appareillages électroniques sous tension. Un bruit qui, entendu dans des lieux de concert alternatifs, après les prestations, quand le matériel est comme laissé à lui-même, ou dans des galeries accueillant des installations sonores et que le dispositif dysfonctionne, lui a toujours semblé agréable, consistant, du moins, intéressant. Bien entendu, il ne s’est pas rendu compte que ça se propageait. En principe, le nom de ce mal-être laisse croire qu’il reste circonscrit à certains lieux, certaines configurations. C’est censé rester confiné entre les quatre murs du bureau où l’on « gagne » sa vie, comme on dit, et où les germes polymorphes de ce fléau choisissent de s’infiltrer dans tel ou tel esprit. En fait non, sa propriété, justement, est de contaminer petit à petit tout ce qui travaille dans un organisme. Cette souffrance devient pleinement elle-même quand elle réussit à s’étendre, à phagocyter le temps du non-travail, à aliéner toute activité, intellectuelle, manuelle, le travail de vivre. Cet imperceptible bourdon anxieux étouffe dans l’œuf une série de plaisirs immédiats, habituels, cycliques. Il se sent progressivement coupé des répétitions qui le maintenaient, jusqu’ici, en forme, pas closes sur elles-mêmes, mais procurant le matériau capable d’assurer une constance dans le mouvement. C’est donc une perturbation intrigante, déstabilisant les processus de fabrication, par les méninges, par les synapses, des éléments de conviction indispensables pour s’orienter, se donner un sens. Une sorte de dégénérescence précoce qui intériorise, personnifie et amplifie les impacts néfastes, mortifères de tout ce qui, dans la situation économique et politique du monde, engendre une monstrueuse épidémie de perte de sens. « Je ferme les yeux, disposé à étudier les synapses neurones à l’oeuvre en cette même seconde en moi. Je distingue un flux captivant. Des ambres et des bleus très intenses dans lesquels se connectent frénétiquement des dendrites microscopiques proposant un sens au corps qui les contient, ce corps qui, pour le monde extérieur se résume en Camillo Escobedo. Moi. Je suis un état neurobiologie en perpétuelle recréation. Je me suis construit à force de me répéter. C’est en quoi consiste un être vivant, non? Nous sommes une répétition perpétuelle. Certains adorent la routine en soi, mais moi, aujourd’hui, je recommence à ne plus supporter la mienne. Il y a trop longtemps que je résiste à ce qui se passe sous cette peau. Que je résiste à moi-même.» (Gabi Martinez, Les défenses, page 511)

Face au printemps, traverser les deuils, retrouver l’intimité florale telle quelle

En fin d’une première journée chaude, les pieds nus dans l’herbe haute restée douce et fraiche, il est allongé dans une chaise longue et contemple son cerisier fleuri. Un verre à la main. Car il est de retour. Il se dit que c’est magnifique, que chaque année il est émerveillé par cette floraison. Sauf qu’après quelques minutes, il se rend compte que pour la première fois, cette année, cet émerveillement est plus théorique que vraiment ressenti dans sa chair. C’est une sorte de souvenir. Une commémoration. Depuis plusieurs semaines il admire le printemps qui transforme la nature, mais formellement, sans que cela ne lui procure les exaltations irrépressibles des autres années. Oui, l’âge, les deuils, sans doute, émoussent aussi les sentiments ? Au contraire, les deuils devraient aviver les émotions fasse au renouveau des arbres !? Puis, son regard se perd dans cette boule blanche de coraux floraux perdus dans l’immensité d’azur. Il distingue de petits mouvements erratiques, noirs. Des bourdons qui butinent. Il entend alors leur légère musique. Il se concentre pour mieux voir, mieux entendre. Il respire un parfum profond, subtile, presque complètement éventé, et pourtant puissant dans sa discrétion. Alors se recrée une sorte d’intimité avec l’arbre, une relation qui réactive le passé, les émotions partagées des saisons précédentes, plutôt, il lui semble se tenir au bord de l’intime du cerisier. Elle est à nouveau disponible, cette intimité avec le cerisier fleuri. Ce parfum d’intimité florale, générique, lui rappelle la proximité de son corps à elle, quand il n’était qu’une promesse, un corps étranger, loin d’être réellement fusionné au sien, juste quand il humait à l’approche du cou, de la nuque, le haut du chemisier déboutonné, les senteurs lointaines, profondes, ondoyant délicatement. A la manière dont les muguet encensoirs, cachés, hantent le jardin, un jour venteux, quand les bourrasques déstructurent les effluves, embruns olfactifs, gouttelettes odorantes, dispersées, agitées, sans origine connue, partout et nulle part et renvoyant à l’unicité générique d’un parfum annuel. Parfum qui s’est déjà incarné, pour lui. Corporéité fantasmatique. Ce signal spécifique le paralyse, à l’instant où il subsiste entre elle et lui une distance incompressible, que le rapprochement est incertain, la conjonction juste une hypothèse, que le corps ne livre pas ses fragrances de manière distincte et précise, différenciée, mais libère juste un halo qui permet de deviner, d’appréhender les caractéristiques enivrantes de ce qui pourra se respirer au plus proche. Et qui sera tout autre, beaucoup plus singulier, et aura fait disparaître les effluves initiales, originelles.

Les oratoires portatifs de Berlinde : bricolage sacré et soins polychromes

La contemplation de cette floraison-monde, les images intérieures qu’il y projette et s’y égarent, se multiplient, se conjuguent et s’épanouissent, mais aussi les souvenirs qui s’en trouvent revigorés, ressuscités, les tentatives d’y retrouver l’exercice de ses adorations originelles, l’immersion dévote dans cette cosmologie de fleurs, lui rappellent les « jardins clos »  du Museum Hof van Busleyden de Malines. Sortes d’oratoires portatifs, de petites chapelles privées, nomades. Une boîte en bois, de tailles variables. Les panneaux ouverts, à gauche et à droite, présentent des peintures religieuses, scènes de la Bible, portraits de saints et saintes. La partie centrale, elle, est un décor magique qui déclenche la surprise, l’admiration et une adoration inconditionnelle pour le tout qui s’offre ainsi au regard. Un fouillis magique ordonné, constitué au fil d’une patience infinie, incommensurable. Mais, un « tout ». Il faut s’y arrêter, habituer le regard à la surabondance de choses à voir et à identifier, pour commencer à séparer les parties du tout. Il y voit avant tout un cosmos de fleurs et d’objet trouvés, fruits secs et fragments d’os, pierres et coquillages, poussières terrestres et célestes, billes de verre et cristal, parchemins et bouts de reliques. A foison, en profusion. Impossible de tout embrasser. C’est une grotte merveilleuse, insondable. Et, là, en lévitation, des personnages saints polychromes, vierges, crucifiés, apôtres, évêques, anges ou autres saints. Les fleurs, en fait, sont de soie et ont été patiemment confectionnées par des religieuses. Chacun de ces jardins clos a exigé plusieurs années de « bricolage sacré», une véritable dévotion. L’effet est que la méditation orientée à priori vers les figures principales de la religion, se diffuse, s’élargit, embrasse le « tout » et attribue, intuitivement, par adoration instinctive, non raisonnée, la puissance des envoyé-e-s de Dieu à ce qui organise et donne sens au tout, au cosmos entier. La débauche de détails, avec une certaine dimension de gratuité, organise la distraction. On en a plein les mirettes, il faut bien dire. L’esprit butine cette immensité de petites choses, jusqu’à la transe. L’esprit est d’autant mieux capté, prisonnier, qu’il l’est par la bande, par le canal de la dissipation. La contemplation dévie et se dédie à la description mentale la plus fidèle des éléments infinis des jardins clos, procède à l’énumération virtuelle scrupuleuse de tout ce qui compose le décor enchanteur et consolateur – l’esprit entame bien un répertoire méthodique puis s’enlise, ne suit plus, et reste dans le vague, suspendu, fourmillant – et c’est de cette façon que l’être n’est plus qu’attention sans reste, prière absolue, une fois que le dévot, abîmé dans l’adoration, convoquant tous ses neurones miroirs, a reproduit à l’identique le décor qu’il a sous les yeux et qu’il s’en tapisse l’intérieur du corps, de tous ses organes, de tout son être mimétique. C’est un dispositif fabuleux qui a voulu rendre présent l’immatériel chant d’amour divin et aboutit à d’étranges objets de confusions charnelles. Des panoramas troubles d’extases et douleurs mystiques intériorisées, autoérotisme flamboyant, refoulé. Comme la télé, bien plus tard, rendait le monde accessible depuis le salon, ces meubles religieux représentaient une infinitude toujours à portée, sous la main, dans la maison. On en ouvrait les portes comme on ouvre une fenêtre pour se repaître d’horizons dégagés, de vallées sans limites, de monologues interdits avec soi-même. Aussi et autrement comme, à certains âges, dans certains moments, on désire se faufiler dans une grande armoire, s’y enfermer sous les robes et les manteaux suspendus, dans l’obscurité et l’infini matriciel. Se cacher, se dissoudre dans la multitude des ombres et alors voir tellement, tellement tout ce qui échappe les yeux ouverts dans la vie active de tous les jours. Comme aime faire le chat, en s’y faisant oublié, surgissant bien plus tard, quand on commence à se demander où il a bien pu passer et qu’il semble avoir vécu de longues heures agréables, incroyables, on ne saura jamais où.

Au bout du jardin, quand l’oeil fouraille les dépouilles

Mais il faut garder la bonne distance avec ce merveilleux ordonnancement du monde, juste planer dans tous ces éléments éthérés, interconnectés selon une seule et même énergie divine, un seul et même aimant. De ces autels qui aident à croire au ciel, rayonne une exaltation diffuse, essentielle, un léger bourdon grisant de même nature que ce qui s’échappait du cerisier en fleurs, mais éternel. Si on se laisse tomber dans ces tapis enchanteurs, et que l’on en décortique les composants, on en tire le sentiment d’un subterfuge, d’un réseau d’illusions, et choir au-delà, traverser et découvrir l’autre côté de la fable – parce que la splendeur de ces jardins clos couvre le réel d’une psalmodie fabuleuse, trompeuse. Le principe unificateur de ces totalités n’est pas le fluide divin inventé par l’homme – fluide qui n’existe pas. Mais alors, quoi ? Un ensemble d’autres forces et énergies, autant vitales que destructrices. L’envers du décor est tout autant fantastique, un fantastique d’un autre ordre. Vastes civières de bois brut mises à la verticale où s’étalent des figures de passion, passées, boursouflées, floraisons giganteques et difformes, en saillies, silhouettes usées de crucifixions intériorisées ( à la manière de ces munitions qui pénètrent les corps et n’éclatent qu’ensuite, au cœur des entrailles). Si les jardins clos aspirent au cœur d’une myriade d’infimes détails et égarent l’esprit dans la démesure sans borne, infinitésimale, voici le mouvement inverse, des présences gigantesques qui forcent l’attention à un élargissement démesuré pour saisir leur silhouette globale et, ensuite, l’égarement dans une innombrable diversité de textures, fragments, éléments, toujours plus petits au fur et à mesure que l’œil fouraille les dépouilles. Les jardins clos malinois et les œuvres de Berlinde de Bruyckere cohabitent avec bonheur et douleur. Bien que d’aspects totalement étrangers les uns aux autres, on peut « suspecter » que ces objets d’époques différentes, aux finalités divergentes autant que leurs esthétiques respectives le laissent supposer, parlent de choses assez proches, emmêlées. Envers et revers ? Ciel et terre ? Une puissance d’étrangéification – qui transforme en étrange tout ce que l’on connaît de soi, des autres – se dégage des échanges entre les choses exposées. Elles sont rassemblées dans un sous-sol bunkérisé au design de salle de coffres de banque symbolique, look d’art contemporain où entreposer des formes artistiques devant défier le temps, survivre aux générations exterminées à la surface de la planète.

La rupture, naissance et fin, saut dans l’existence, traversée de fosses communes

Chaque fois que l’attention quitte un jardin clos, attiré par un des panneaux spectaculaire de l’artiste contemporaine, bien que pataugeant dans des matériaux narratifs reliées par voies détournées, même rivales, c’est l’expérience de la rupture, fondatrice de vie, qui s’avive. « Libération : Vous écrivez que nous sommes des êtres rompus et fragmentés. La rupture est presque inévitable… Claire Marin : Nous commençons tous par une rupture, la naissance. Nous sommes séparés d’une unité, d’une fusion. Tout au long de la vie, on traverse des brisures, on ne s’en rend compte que rétrospectivement, quand des blessures d’enfance ressurgissent à l’occasion d’une rupture adulte. Je crois que c’est la première chose à intégrer : nous sommes constitués de multiples petites ruptures intimes, nos existences sont discontinues. » On dirait, dans les floraisons de soie, que des insectes folâtrent depuis toujours. Y fait front une monstruosité entomologique. En s’y retrouvant confronté, marchant vers cette chose, il songe à des gestes d’enfant, ramasser une mante religieuse morte et la déposer dans une boîte, un cercueil de fortune, lui offrir une dernière demeure respectueuse. Voici, c’est la même chose, mais dilatée, démesurée, en gros plan impressionnant. L’excroissance difforme accentue les parties effritées, les fragilités qui se révélèrent mortelles et mettent en évidence le fait que cet être, finalement, était mal conçu pour vivre. Une sorte d’Alien inadapté, d’une extrême solitude. Ce qu’il resterait d’un sans-abris mort sur le plancher pourri d’un squat, retrouvé des mois après le décès, déjà bien dévoré par les rats. Allant d’un objet à l’autre, des pièces rares, atypiques du XVIème siècle, aux créations sans âge de l’artiste contemporaine, errant fasciné dans cet espace qui relie l’ensemble des images exposées, il ne fait que revivre cette conjonction entre blessures d’enfances et ruptures d’adulte, telle qu’elle s’est installée et fermente dans sa biographie singulière. Circulant dans le bunker, sans cesse, il repasse la frontière franchie il y a longtemps, mais réactualisée à chaque déplacement mental ou physique entre interface de dévotion religieuse et dispositif insolite de démystification, entre un monde expliqué par la foi chrétienne transmise d’en haut et un monde dépouillé de toute explication, révélé tel quel. A cru. Le fouillis floral qui enjolive le magnétisme sexuel omniprésent explose en gros plans. Voici une grande silhouette christique déposée sur son brancard de fortune, vertical. Papier peint usé sur planches. Le papier peint évoquant des pièces de maisons oubliées, hantées par des vies disparues. La silhouette anthropomorphe est faite d’une couverture élimée, effilochée, pliée, dépliée, beige, avec un pan ouvert, gris rosâtre, évoquant de la peau, l’intérieur de viscères. Et il pense soudain à Georges Bataille évoqué par Didi-Huberman : « Nul mieux que Bataille, sans doute, n’aura exprimé la valeur transgressive du désir en tant que puissance de soulèvement. Il est significatif, par exemple, que dans L’Alleluiah, texte écrit en 1947, il ait pu décrire les actes sexuels à travers des gros plans visuels – « conjonctions de guenilles nues des sexes, ces calvities et ces antres roses » »… Un grand lys séché, bruni. Cette figure christique aplatie, faisant penser à ces présences-absences de corps endormis roulés dans des couvertures, en plein espace public, a des allures de guenilles sexuelles, de sexe féminin exploité, usé, exténué. De corolle abusée, de métaphore vidée de tous ses sens. La forme lui évoque aussi certaines photos de torturés d’Abou-Ghraib, prisonnier debout sur une caisse, recouvert de toiles et connecté à des fils électriques. Entre les différentes œuvres, il se sent reconduit aux flux mystérieux des désirs, du désir partout, épars, avant même qu’il ne puisse s’en approprier des bribes, les transformer en désirs personnels. Du désir. A l’orée du désirer sans fin, déstabilisant. Il revit de multiples façons les va-et-vient entre innocence et obscénité, se rappelle les premières secousses infligées à ses désirs innocents, et cela perturbe la perception claire de l’âge qu’il a. Il se perçoit très ancien, sans âge, couturé de toutes parts.  « Libération : Comme un tako-tsubo, un choc cardiaque, le syndrome du cœur brisé… Claire Marin : Exactement. La rupture se vit dans le corps. Elle nous fait parfois vieillir prématurément, on se rapproche de la rupture finale. C’est également une expérience de la temporalité. Là, on sent bien le temps : il n’avance plus alors que le monde autour s’accélère. La lenteur de la rupture est une forme de torture. »  Entre les univers fleuris permanents, hors du temps, reflets du paradis éternel, et les sculptures de « fins de vie », d’organismes terminés, hors d’usages mais, par leur idiosyncrasie macabre, racontant tout ce que fut la vie qui les a modelés, métamorphosés, depuis ce qu’ils étaient au sein de ces éternités paradisiaques pré-humaines jusqu’à la métamorphose terminale, marcher, circuler entre les interprétations qui naissent, se croisent, s’amalgament ou s’excluent, convoquent des sensations passées et interpellent le futur, c’est épouser les forces contradictoires d’un monde de déchirures. C’est être immergé dans une mobilité métamorphique, imperceptible autant que radicale, dont il ne contrôle rien. Il peut juste être attentif à ce qui se produit, aux conséquences, aux impacts. Dans les jardins clos, corolles de tissus, bouts d’os, brindilles, matelas d’illusions. Voici, scapulaire en trois dimensions et surdimensionné, quelques restes d’une vie, un bois gravé qui évoque une prothèse attachée à un autre membre atrophié, déposé sur une peau racornie à la fourrure mitée dont il est difficile de déterminer ce qui correspond à l’extérieur et à l’intérieur, sorte de bas-ventre dépiauté. L’ensemble repose sur une couverture fleurie, matelassée, crevée, brûlée. Des vestiges exhumés de fosses communes. « Libération : Après une rupture, il est illusoire d’imaginer redevenir celui qu’on était avant… Claire Marin : La rupture nous fait basculer, elle est un saut dans l’existence. Il y a une sorte de dislocation, de l’inédit. Le propre des ruptures, c’est qu’elles sont toujours inimaginables, impensables. Certaines entraînent une réévaluation de notre existence. Au début, c’est un vide, angoissant et douloureux, car on a l’impression d’être soi-même vide. » C’est ce vide qui remplit l’espace de l’exposition et qu’il lui plaît d’explorer. Ici, pense-t-il peut-être, quelque chose pourra foudroyer le mal-être au travail ? Enfin, il n’a pas le choix, ça le saisit, il doit s’y débattre. Rencontre avec la dislocation, en général, au prisme des dislocations biographiques singulières, réactivées, rencontre avec, d’une certaine manière, l’inimaginable, l’impensable essentialisés. Esquisse d’une archéologie d’une vie disloquée. Une érotique trouble. Cette immémoriale pulsion à souligner les ressemblances entre la morphologie de certaines fleurs et celle des organes génitaux animaux, humains. Jusqu’où cela se ramifie dans l’inconscient, cet étrange nouage de ce qui symbolise le pur, le gratuit, l’innocent – la fleur – et de ce qui est perçu comme mû par l’intérêt monomaniaque, porteur de « double sens », d’intentions cachées, dissimulées, l’instinct sexuel ? Pavoisé dans sa boîte de planches tapissée de bandes de cartons, de papiers peints crasseux, de bandes de tissus plâtrés, un superbe organe de dysfonctionnement, un cœur d’inadapté, l’exhibition d’une étrange pathologie, incompatibilité entre la fonction première du muscle cardiaque, pulser le sang et la vie, et ces autres attributions, siège de l’amour, du désir, l’organe fleur par excellence. Le voici échoué dans ses contradictions, inerte.

Fleurs viscères, charniers anthropomorphes, traces de mort dans le désir

A l’intérieur d’une autre de ces constructions de planches – que l’on assemble en vitesse, dans des contextes de catastrophe, en récupérant les pièces d’un plancher effondré, pour déplacer des victimes sans cela intransportables -, un collage de papiers peints délavés, sans doute a-t-il subi l’humidité prolongée de logis non chauffés. Il évoque le souvenir presqu’effacé des jardins clos. Juste quelques fleurs dans une vapeur lointaine. Il y a des déchirures où se lisent des fragments de journaux jaunis. On y parle de « charité publique » ? « Des SS » ? Sur ce brancard, un accouplement floral, deux irruptions reliées par un faisceau de tissus, de nerfs et ligaments tordus, convulsionnés. Des fleurs viscères. Des entrailles au sein desquelles des pivoines, ou des hortensias, phagocytant l’identité sexuelle, la fermentation des désirs au long des tripes, captant l’imaginaire érotique obsessionnel, auraient germé, poussé, grossi, atteignant des dimensions géantes, énormes tumeurs faisant exploser leur enveloppe charnelle. Les corolles, fanées, décolorées, brunies, pourries, séchées, minéralisées – tout en même temps, mais selon des strates enchevêtrées – sont faites de draps imbibés d’humeurs, de jus, de sang, de pus et sueurs, et en charpies, de pétales agglutinés et broyés, l’une d’elle a une configuration plutôt vulvaire, et l’autre abrite une protubérance plutôt phallique, et tout cela continue à resplendir à travers l’esthétique de charogne unique, phénoménale, en pleine assomption. « Libération : La rupture aurait sa sexualité spécifique, un désir débordant qui, loin d’être le signe d’un élan vital, serait plutôt un moyen de poursuivre le massacre… Claire Marin : Il reste une trace en nous de la violence vécue, subie, qui a été intériorisée, s’est engrammée, une trace de la mort dans le désir sexuel. Des malades témoignent de cette frénésie sexuelle retrouvée, comme un défoulement. Il arrive que la sexualité soit envahie par quelque chose de l’ordre de la violence sans que ce soit totalement une agression à autrui. Cette frénésie sexuelle est peut-être de l’ordre de l’oubli de soi (…), c’est aussi un moyen de ne plus souffrir. » Mais plus que tout, ce qu’il en tire de salutaire est le cheminement, la mise en cheminement abyssal, déclenché par les interprétations et réminiscences tissées entre jardins clos et organes monstrueux exhumés des charniers, célébrés en merveilles de métamorphose. Tant qu’il chemine, il se transforme, échappe un peu aux assignations, garde l’espoir de recoudre l’une ou l’autre déchirure, rééquilibrer ses énergies vitales et mortifères, ramasser les morceaux de la disparue, fils de soie et vestiges macabres dont il fabrique son jardin clos, protecteur, travail de bien-être.

Pierre Hemptinne

Gravitation et peaux nues

Fil narratif à partir de : Likoké, restaurant à Les Vans (Ardèche) – Hélène Toulouse, Dialogues, Galerie Noëlle Aleyne – John DeAndrea, Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois – Didi-Huberman, Aperçues, Editions de Minuit 2018, etc.

Esthétique et gastronomie, moules frites ou moambe, bibliothèque de saveurs

Il est dommage qu’elles appartiennent au circuit du luxe, ces petites choses intrigantes, théâtrales, blotties et épanouies dans des assiettes très amples. Elles ravissent le regard, au centre de l’arène de porcelaine, font saliver, et une fois démantelées par les couverts, morcelées dans la bouche, surprennent le palais qui retrouve confusément d’anciennes saveurs et contrées, découvre de nouvelles capacités à sentir ce qui lui échappait jusqu’ici, et salive en voyant s’ouvrir les portes de saveurs infinies, absolues, sans cesse renouvelées, combinées, faisant exploser toute crainte du de routine, de répétition du même, toute idée de limitation du goût. Il pioche dans une impalpable bibliothèque de saveurs, aux fins fonds du cerveau, là où le système nerveux s’enfouit dans d’inextricables ramifications, pour identifier et raconter ce qu’il est en train d’avaler. Il se trouve ainsi sur la piste de sensations, en partie connues, presque issues de lui et en partie inédites, étrangères, migrantes sans frontières et inouïes, qui convoquent les autres sens – ouïe, toucher, vue, odorat -, avant de plonger vers l’indistincte digestion qui ramène tout à l’utilité de la subsistance. L’attention se focalise sur la chaîne de la transformation, il transforme ce qu’il mange, en nourritures terrestres autant que spirituelles, il est transformé par ce qu’il mange, par ce que lui inspirent les saveurs de ce qu’il ingurgite. Ce qu’il se raconte pour essayer de cerner tout ce qu’évoquent les saveurs qui défilent, se composent l’une l’autre, interagissent avec l’appareil sensoriel qui les décode, fait partie intégrante de la dévoration. L’ingestion physiologique des aliments va de pair avec l’ingestion psychique, spirituelle, de leur esthétique déclencheur de récit. Ainsi cette sidérante moule frite à la belge, sculpture miniature qui magnifie un plat populaire, abondant, consommé en grandes casseroles, en une représentation minimaliste, condensée, juste une essence, joyeuse et rare. Une parure rituelle, énigmatique. Il doute, d’abord, qu’elle soit comestible. La manière précise, maniaque, dont tous les éléments sont imbriqués, incluant comme élément de décor une référence aux œuvres de Broodthaers, évoque une fascinante mécanique à remonter dans les imaginaires culinaires. Ou encore, la représentation épurée d’une moambe, un plat réputé pour sa lourdeur festive, un peu frustre, qu’il associe à des repas de famille bien arrosés de bière, remuant des souvenirs coloniaux, agités dès lors et suivis de digestion difficile. Le cuisinier – comme lui, d’origine d’une famille belge coloniale, comme l’indique le nom du restaurant – a su en exprimer une légèreté cachée, un hamburger de poule à l’huile de palme comme centre de gravité, posé sur un jus d’épinard à la crème (en remplacement du manioc), surmonté de galettes croquantes d’arachide, de banane plantain, garniture traditionnelle de ce plat africain. Pour lui, contempler ces miniatures culinaires, infimes et précieuses, métaphores de précision se suffisant à elles-mêmes, qui représentent des mondes complexes en expansion continue, qu’il s’agisse de tout ce qui se trame autour d’un plat populaire ou des réminiscences coloniales et familiales, encourage d’autres manières d’appréhender les réalités, de réfléchir des traces et des attachements de goûts, de dessiner les mondes dans lesquels il se glisse  – qui se glissent en lui par morceaux – sans jamais en avoir une vision globale. Et puis tout cela se transforme en textures dans la bouche, mais textures qui parlent et chantonnent en se désagrégeant, l’image est détruite, mâchée, mais se reconstruit autrement ailleurs. L’image n’existe plus, n’est plus sous les yeux, et pourtant elle fait partie de nous comme jamais. S’alimenter, physiologiquement et spirituellement, c’est participer à un vaste transit matériel et iconique, et jamais cela ne lui est autant perceptible que confronté à ce genre de cuisine créative, presque détachée de la fonction nourricière.

Sur un mur, constellation de peintures, paysages qui remontent des entrailles de terre, table d’interprétation du monde (Hélène Toulouse)

Ce qu’ouvrent ces subtiles constructions gastronomiques, évocations, suggestions, finalement, n’est pas très loin de la stupeur qui le saisit face à un mur où une galeriste a installé une constellation de toiles d’Hélène Toulouse. Il y est passé devant, au matin, indifférent. Puis, plus tard, au cours de la journée, un déclic, du moins un doute. L’envie de revoir ce qu’il en est, juste pour confronter deux moments, au cas où. Il se hâte, il lui reste peu de temps avant le train avec lequel il doit quitter la ville. Il revient dans la galerie et reste planté devant le mur quelques minutes, l’œil vaquant au hasard, sans pensée, sans intention précise. C’est une collection de crépuscules, sombres ou radieux, un ensemble de rivages les plus divers, intérieurs, extérieurs, urbains, paysans, terriens ou cosmiques. Quand le regard les balaie dans un sens, il lui semble être attiré par autant de perspectives pleines de promesses ; dans l’autre sens, soudain, c’est plutôt l’impression de limites infranchissables qui prédomine. Et ainsi, l’ensemble palpite, les luminosités s’échangent et se marient entre les toiles, varient, circulent. Plus exactement, des fragments de rivages, des prélèvements, des précipités. Des fragments de lignes d’horizon, grossies, brouillées, redevenant mondes en soi, paysage à part entière, infini. Un rectangle de grisailles avec, entre deux eaux, de légères fumigations blanchâtres, bouillonnement de fines écumes ou vapeurs vagabondes, qui signalent là, la rencontre de courants divers déchirés par d’invisibles récifs. Presque semblable à première vue et pourtant devenant totalement différent, un plan liquide calme, mort, entre gris et vert, avec au centre un reflet gris argenté, abrasif, flaque calcaire mal grattée, l’ensemble entouré de noir implacable. Sur une fine bande grise et ocre, irrégulière, incertaine, le corps imposant d’un talus, opaque, surmonté de fines broussailles à contre-jour, et au-delà un défilé bleu neigeux aquatique ou céleste. Un mur végétal étiré comme la masse musclée, tendue d’un animal sombre, occulte un ciel verdâtre, pas très pur, bordé d’un immeuble flou et, là au milieu de nulle part, une ligne jaune vif, mèche solaire ou phares de voitures. Simplement du rouge sang, presque coagulé, contaminé par une atmosphère anthracite, plombée, aux limites de la respiration. Prairie marécageuse ou fleuve charriant boues et algues arrachées par la crue, vert bouteille, olive, vagues et crêtes de chairs blafardes, sales, et fine berge sombre hérissée contre un ciel blanc gris, crayeux et crémeux. Un promontoire d’or, champ de blé mur presque en lévitation, surplombant l’estran de sable gris marbré de rose, reflets du soleil levant, et les flots beiges, indistincts, lointains, miroitant. Des dégradés fuligineux, des nuanciers géologiques, des gouffres marouflés presque monochromes, sans fin, toujours cadrés dans leur réplique hors-champs, là où, dans un détail, un gros plan, se joue la rencontre entre le connu et l’inconnu, où ils s’échangent, se confondent, brouillent les cartes, jamais le paysage sublime en tant que tel, mais sa trame générique, étoupe contagieuse, le genre de points de fuite vagues où, toujours, face aux spectacles des lumières et couleurs naturelles, son regard s’est abîmé, enlisé, engouffré pour essayer de s’épancher totalement dans l’environnement, ses yeux buvards absorbant ces instants magiques, troublants, précis et insitués, sans bords. Il les retrouve peu à peu, à tâtons, devant ce mur constellé de toiles, et il lui semble que la remontée en mémoire de tels instants diffus, épars, parfois enracinés ou complètement hors sol, pourrait se poursuivre sans fin et met en place une table d’interprétation du monde, enfin, de sa place à lui dans le monde. « A la fin de l’année 1991, un poète recopie quelques lignes d’un discours sur la méthode prononcé par lui quatre ans plus tôt : « Je travaille sur une table. J’y jette, à plat, une collection aléatoire d’objets de mémoire, qui restent à formuler. Au fur et à mesure que s’élaborent les formulations, des relations logiques (non causales) peuvent apparaître. Tel est le dispositif de base qui permet la mise au jour d’éventuelles connexions logiques. Alexandre Delay parle des pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment à la surface des champs. Ces relations logiques (de l’ordre du langage) forment entre elles des réseaux imprévisibles, inouïs. C’est là que « soudain, on voit quelque chose », qu’un autre sens surgit, même à propos d’anciennes choses. A ce moment-là, un énoncé devient possible. Je dirai même qu’il s’impose avec la force de l’évidence. » (Didi-Huberman, Aperçues, Editions de Minuit) Il lui semble aussi, fouillant les images devant lui et la manière dont elles font chœur, parlent ensemble, échangent leur nature, se complètent l’une l’autre, qu’il est en train de fouiller, chercher à l’aveugle des objets à même une chair informelle, sans âge, entre lui et la vie. Il attribue à cette chair les caractéristiques de celle en laquelle s’incarnait, en certaines heures, en certaines circonstances imprévisibles, son amour et qu’il a aimée, caressée, embrasée, pénétrée. Les trames peintes, les reflets métamorphiques, les paysages et rivages de ses expériences amoureuses qui apparaissent en sa mémoire comme ces pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment à la surface des champs. Il touche quelque chose de cela, mais pas directement, par allusions, à travers un jeu de filtres qui contribue à ce qu’il y ait redécouverte, possibilité de rencontrer autre chose.

Femmes nues, hyperréalisme de l’abîme désirant

Quelque temps après, et oubliant alors le train à prendre, exactement comme il y a longtemps, dans sa jeunesse, il lui était arrivé de laisser filer l’heure, flânant et se grisant dans le sillage de passantes magnifiant les flux de la grande foule, attendant une improbable conjonction – dont pourtant l’immanence le tenait en haleine -, il aperçoit au bout d’une impasse, des fenêtres éclairées, une porte ouverte, des femmes nues, immobiles, statufiées. Une performance ? Une répétition ? Une provocation ? Les coulisses d’un spectacle ? L’appel est irrésistible, l’incitation au voyeurisme le fouette incommensurablement, comme si se trouvait là la quintessence de ce qui excite tout voyeur, tout et rien à voir. La femme nue, totalement soumise mais insaisissable, incompréhensible, insondable. Il s’engage et rien ne vient s’interposer. Il traverse un atelier où sont alignés sur des planches des dizaines de moulages de bustes, visages aux orbites vides, dépersonnalisés. Pourtant, ce sont les empreintes d’individus réels, capturées, peut-être même encore en vie, quelque part. Cela ressemble aux silhouettes qui le hantent, au fond de la mémoire comme des mannequins inertes coulés au fond d’un étang ou entassés dans un hangar sombre, personnes connues autrefois, côtoyées, fréquentées, mais vidées de toute substance, tombées dans l’anonymat. Ces bustes attendent un traitement qui les ressuscitera d’entre les morts, à la manière de créatures artificielles, robots et autres golems. Parmi elles, justement, une tête a entamé le processus de renaissance, son âme, ses couleurs, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux, ses fossettes expressives reprennent formes et couleurs vivantes. Elle est prête à être transplantée sur un corps d’emprunt, de passage.

L’accès est libre, ouvert à qui veut. Il avance perturbé. Les émois caractéristiques d’une imminente révélation artistique, comme il en a souvent connus avant d’entrer dans une exposition très attendue se mêlent à ceux qu’il éprouvait en approchant des quartiers de prostitution où, adolescent se vivant maudit, il allait quelques fois errer, dévorant des yeux les filles en vitrines. Confusion. Il est au seuil de la galerie, les corps nus ne vacillent pas. Vont-ils se mouvoir dès qu’il aura franchi la porte, l’irruption d’un inconnu servant de déclic ? Jouer imperceptiblement dans l’espace et ensuite s’emparer de lui ? Ils semblent respirer et, en même temps, ils ont la rigidité de cadavres récents, d’humains frappés par une mort éclair, instantanée, dont l’organisme n’a pas encore pris la mesure, se maintenant comme vifs dans la mort. Ils conservent la couleur de la vie, en surface, presque un vestige attendri, un adieu coloré, irrigué de souvenirs. Il hésite. Il pense à des femmes taxidermisées par un tueur en série, maniaque qui les disposerait ensuite de manière à constituer des scènes énigmatiques. Alors, des relents d’érotisme morbide le saisissent. Il est par ailleurs familiers des désirs qui perdurent, par rituels, au-delà du décès ou disparition de l’objet désiré, excitation qui persiste malgré la mort ou la disparition, désir entretenu obsessionnellement au cœur même du physique escamoté, persistance d’une proximité charnelle virtuelle, dans l’absence et le manque. Derrière le comptoir, une jeune femme l’accueille d’un bonjour franc et engageant, lui tend un feuillet explicatif, se tient à sa disposition pour de plus amples informations. Surtout, ces yeux féminins, affûtés, le regarde dévorer des yeux les femmes nues. (Les espaces d’art ont banalisé le fait de regarder des représentations de femmes nues, au filtre des expressions esthétiques, mais dans ce cas-ci, l’aspect réaliste des sculptures ne manque pas de brouiller le jeu.) Troublé, presque somnambule, il dégaine son appareil photographique. Il va mitrailler. Ce sont des inconnues mais dans leurs poses, leurs gestes figés, leurs silhouettes, il pressent des formes connues, déjà vues, classiques. Où ? Quand ? Des livres d’art ? Des musées ? Le bras tragique sur la tête. Le pied posé à l’arrière de la cheville courbée. Le pas suspendu avec élégance. La méditation esseulée, éperdue. La femme rejetée, tétanisée. Il lui est impossible de préciser. Mais, oui, ce sont des attitudes rendues familières par des siècles de sculpture, de peinture, de théâtre pensé par l’homme (masculin). Ces femmes plus que présentes renvoient à des figures conventionnelles de l’art. Plus exactement à des manières d’être dans lesquelles les hommes ont organisé la représentation du corps des femmes, son répertoire de poses. Ce qui installe une sorte de mise en abîme : des siècles de peinture à représenter la femme en créant des archétypes de déhanché, de démarche, d’abandon étiré, de tête sous l’arche d’un bras plié. Toutes ces postures symboliques codifiées par l’art enferment la femme dans un langage pictural de la beauté, sorties du marbre et de la toile, extirpées du musée et naturalisées alors par des femmes prises dans le cours dominant des sentiments, des flux émotionnels par lesquels elles sont formatées (jusque dans les romans-photos). Et puis, cette naturalisation est restituée dans l’espace d’art par un moulage hyper-réalistes à même les corps modelés, malaxés par une tradition picturale. Prises sur le vif. Empreintes corporelles prélevées à même les corps de vraie femmes, alors même que, sans en avoir conscience, elles coïncidaient avec des personnages de sculptures, peintures, théâtre, assujetties aux fantasmes du mâle définissant les rôles, les attitudes, les génuflexions, les retenues, les tensions dramatiques, les attentes oisives. Cette exposition a alors quelque chose de célébration macabre, de roman policier tordu, attestant que le dressage des corps (féminins) par l’art (masculin) était presque parfait.

Des milliers d’heures de pinceau pour faire revenir à la vie la disparue, inlassablement, maintenir l’épiderme vivant

Toute cette peau nue l’attire, maladivement, il a du mal à obéir au rituel « oeuvres fragiles, ne pas toucher ». Il étudie de près le grain, la pigmentation, est-ce de l’authentique, du satin incarné ? Ce qui l’excite n’est pas tellement d’être si proche de femmes nues, sans défense, dociles comme les filles d’un bordel. C’est cela, elles personnifient toute l’histoire de l’art comme un long envoûtement des femmes sommées de correspondre aux attentes des hommes. Intéressant, en pleine dynamique #Me Too (l’initiative d’exposer ces œuvres n’ayant rien à voir avec ce mouvement, juste une coïncidence qu’il trouve intéressante à noter, mais effleure-t-elle l’hôtesse de la galerie ?). Ce qui le branche particulièrement, c’est autre chose, une intimité énigmatique qui s’installe, un secret bien gardé par ces corps, une empathie peut-être malsaine, ou vicieuse, qu’il veut cerner. C’est à même la peau, dans l’épaisseur moite du derme peint, en même temps à côté, au-dessus. Comme la proximité d’une chose procréée par ses soins. Comme d’effleurer une créature engendrée par lui, pour lui. Pas ce qu’il a sous les yeux, mais passant par ce qu’il dévore et détaille sans scrupule, se livrant une fois de plus à une leçon d’anatomie invraisemblable, le rapprochant de quelque chose qu’il caresse en son intérieur, pierre angulaire de sa sensibilité, de son maintien dans l’intérêt pour la vie. Quelque chose se passe vie les neurones miroirs. Ces femmes immortalisées ressemblent à une matière, un tissu qu’il génèrerait sans cesse en lui pour continuer à aimer ce qu’il a perdu. Ces épaules nues et la chevelure. Ces mains qui étreignent l’enfant. Le ventre et le bassin étalés et presque tordus dans l’imploration muette, couchée. Des gros plans presque paysages, des images qu’il peint sans cesse sur les parois de ses galeries internes, dans le style des petites toiles d’Hélène Toulouse. Une information captée dans le feuillet distribué par la femme qui l’a accueillie le met sur la piste :  c’est le temps, le soin infini qu’il a fallu à l’artiste pour restituer cette impression réaliste. Car il sait, il sent à présent qu’il s’agit de peinture sur des moulages de corps. C’est le pinceau obsessionnel, inlassable, qui a réinsufflé une vie enluminée à ces corps, par petites touches de ses poils. Chaque « œuvre » a exigé un processus de près de mille heures (d’où la rareté de cet artiste né en 1941). Ce qui l’excite est donc bien ce temps minutieux passé à peindre, à restituer cette impression de peau vivante, et c’est bien plus que la restituer : c’est la posséder absolument. C’est ce temps palpable et dément dans lequel la femme s’englue telle une proie exhibée. Il imagine que pour obtenir ce résultat, il faut  s’absorber totalement, corps et âme, dans la matière à imiter, l’épiderme féminin, s’y perdre, s’y noyer, se dissoudre dans le mystère de son « essence », capter la singularité de sa carnation. C’est le fidèle miroir des efforts incessants qu’il produit lui-même, d’une toute autre manière, dans son imaginaire, pour maintenir l’absente vivante en lui, physiquement toujours désirée, intacte, comme une prisonnière qu’il entretient, nourrit, soigne, lave, habille, déshabille, dans sa tête. Le moulage de la femme qu’il a tellement désirée subsiste dans ses fibres nerveuses, il lutte pour lui conserver une apparence désirable, éviter qu’elle rejoigne les formes évidées, désincarnées, digérées. Sans cesse, il la peint et repeint mentalement, passe et repasse son pinceau pour que les teintes restent vives, fraîches, parfumées, par petites touches. Refaisant mentalement des gestes qu’il lui semble avoir déjà fait, pour de vrai, quand ses caresses parcouraient les formes et la peau, épousant les moindres plis, photographiant les nuances de grain, de plasticité, de teintes, à la manière de pinceaux minutieux, affairés presque archéologiques sur une future dépouille, qui enregistrent ce qu’ils doivent reproduire, dont ils doivent faire une copie de sauvegarde pour n’être jamais totalement séparés, quoi qu’il puisse arriver, de ce qui, dans l’instant, semble être la seule raison de vivre, l’étendue du corps étreint étant, finalement, un absolu à définir, à représenter, au même titre que chaque modèle nu dans l’atelier d’un artiste.

Pierre Hemptinne

Un rossignol entre la falaise et la morgue

Librement inspiré de : Iris Hutegger, Ceci n’est pas un paysage, Galerie Jacques Cerami – Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l’apparition, 2, Editions de Minuit, 2013 – Berlinde De Bruyckere, Il me faut tout oublier, la Maison Rouge – Michel Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Flammarion, 2014 – José Maria Sicilia, L’instant, Galerie Chantal Crousel…

carton invitation galerie J. Cerami

carton invitation galerie J. Cerami

En train, le long d’un fleuve, retrouvailles avec des paysages d’enfance et les rêveries qu’il y semait, et qui ont depuis lors, germé dans le vide

Le train, sorti de la ville, longe un fleuve. Somnolent suite à une mauvaise nuit, accablé par la fermentation chuintante d’un gros rhume, il regarde vaguement par la vitre, affalé sur la banquette. Progressivement inondé par le paysage fluvial, comme si imperceptiblement une digue entre intérieur et extérieur s’était effacée, ses sens engourdis pétillent au ralenti, sans forcément reconnaître quelque chose de familier ou de plaisant, mais respirent un oxygène euphorisant, sournoisement psychédélique, glissant dans un état sans étanchéité stricte entre les formes qui se rencontrent, qu’elles soient solides ou fluides, matérielles ou mentales. Des conditions d’étranges empathies s’installent. Quelque chose vient. Il est titillé par « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer » (Michel Bitbol). Un picotement lumineux. Il contemple la berge de l’autre côté, et le versant de la vallée qui la domine, à la manière d’une conscience qui, en route vers sa dernière demeure, allongée dans un drone, s’attarderait au-dessus de régions antérieures, jadis connues, rendues inaccessibles par l’écoulement du temps, essayant de se retrouver, de se voir comme il y était jadis. Survoler son passé. Et il voit sans voir. Pendant toutes les années de l’enfance, tous les dimanches après-midi, il s’est retrouvé blotti dans la voiture familiale, roulant sur cette route, là-bas, de l’autre côté, au flanc de cette vallée, dont il éprouve à nouveau le poids, l’enveloppement. Il reconnaît ces flancs, du moins leur ombre, leur silhouette, leur texture, mais aussi une sorte de fil narratif entremêlé aux creux et reliefs, doublé d’une couture personnelle que lui-même y a appliquée, répons à la configuration rythmique des lieux tels qu’aperçus depuis le hublot de la voiture. Chaque fois, c’était un trajet de bonheur. Il essayait de survoler en pensée l’anatomie générale des coteaux et rochers le long desquels l’auto effectuait son rituel dominical. Le regard par la vitre, grimpant. Rideau opaque des falaises abruptes, forêt déboulant jusqu’au macadam, troupe drue des troncs verticaux sur la pente raide, armée immobile camouflée, passage aéré à chaque petite vallée perpendiculaire, aperçu alors des crêtes éloignées, garnies d’un alignement rigoureux de grands arbres, silhouettes emplumées surveillant les va et vient de la vallée. Une cadence, ses variantes, ses suspens. À ce qu’il voyait de mosan, il substituait des images de canyons déserts, inhospitaliers, avec ses sentinelles indiennes menaçantes, il se racontait des histoires. Chaque fois qu’il apercevait, avec une surprise jamais démentie, au sortie du même virage, le toit de la même maison dans une clairière verte, élevée, sorte de mini alpage tombé du ciel ou, à l’embouchure d’une rivière, l’inamovible église grise hermétique avec sa sacristie sinistre et tarabiscotée, entourée d’un vaste enclos grillagé peuplé de daims, son regard jetait dans ces lieux autarciques, sans chemin d’accès, comme suspendus dans d’autres dimensions, une petite graine d’imagination qui y réinventait le vivant, de A à Z. Un chapitre bégayant à chaque passage. Il se projetait dans des existences loufoques adaptées à ces décors pittoresques détachés du réel. Il inventait, fictionnait, multipliait la possibilité de ses avatars, une sorte de refuge.

Surgissement d’une falaise séminale, dedans dehors, paroi de moelle épinière, d’où s’élance le visible, hors de lui, qu’il décrit spontanément dans le style d’Iris Hutteger, où il découvre encore la mince feuille d’or du chant rossignol (José Maria Sicilia)

Et soudain, la vue est bouchée, il scrute au microscope une paroi grise, avec des taches, des mousses, des touffes incolores, une sorte de matière fondue, suif ou cire. Un immense iceberg de moelle molle surgissant du brouillard, contre lequel il s’écrase lentement, y pénétrant, faisant corps avec. Irréel. C’est qu’ont surgi dans les brumes les falaises grises, érodées, fatiguées, immenses et en même temps un peu dérisoires, falaises jouets, mêlant la perception réelle d’un adulte qui les trouve désuètes et celle intacte de l’enfant à jamais impressionné par leur majesté sauvage. Il a l’impression qu’une taie lui couvre les yeux, une bâche s’est abattue et enveloppe le wagon, c’est comme s’il perdait la vue ou qu’une autre vision prenait le contrôle de la sienne, emportée par le surgissement d’une image, disséminée vers d’autres manières de voir, à inventer. En tout cas, doutant d’avoir encore les yeux tournés vers l’extérieur, en face des trous. Quelque chose en lui s’est-il révulsé ? Et en même temps, comme un arrêt, le train s’est-il englué dans la même masse gommeuse ? S’est-il assoupi et rêve-t-il ? Est-ce bien la surface de rochers opaques et lumineux, lisses et rugueux, qui lui obture le regard, que ses paupières se lèvent ou s’abaissent ? Ouverts ou fermés, ses yeux fixent la même paroi. Pas de différence. Adéquation, coïncidence. Il est jeté, déversé dans le paysage. Ou il est béance qui aspire toutes les images du monde, eau cinématographe happée par le trou d’un évier. Après que le train se soit extirpé de l’effet paralysant de la falaise, il réalise que ce qu’il a vu se dresser là de l’autre côté de l’eau, devant lui – et déjà disparu de par la vitesse sur les rails – était ni plus ni moins un morceau de son imagerie mentale, un bout de son imaginaire, un rocher en matière cérébrale qui se reconstitue neurologiquement, monumentalement, chaque fois qu’il pense à ce paysage ou que se réactivent les sensations éprouvées lorsqu’il y voyageait, chaque dimanche réglé comme du papier à musique. Et chaque fois comme si toute sa consistance neuronale était cette falaise. Stupeur de voir un fragment de son paysage mental se dresser ainsi, immense, aux yeux de tous, sur les bords du fleuve (au cinéma, cela évoquerait le genre «Attaque de la moussaka géante »). Mur intérieur d’escalade spongieux où, depuis des décennies, il pratique l’ensemencement et l’enracinement de lui-même, par petits modules hétérogènes. C’est ainsi que la paroi de moelle est parsemée d’autres matières rapportées, sédimentées, petits pans de couleurs, marbrures de lichens neuronaux, cristaux de lignes brisées, rubans effilés, petits papiers volants piqués ou épinglés, tissus déchirés et cousus à même la surface accidentée, petits drapeaux décolorés plantés dans des zones difficiles à atteindre, là où l’on ne s’aventure qu’une fois, par défi, pour tester ses limites. Mais rien ne s’est fixé du premier coup, tant pour épingler, coudre ou planter. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois, ce qui laisse des traces, des perforations, des éclats (comme la trace d’impacts de balles dans le crépi de maisons mitraillées), des lambeaux qui se détachent et chutent lentement, forment des surplombs, des grottes. Chaque incrustation ou altération comme une collection de pense-bêtes. Des points  de symbiose. Et si, face à cette surface dressée, il revit une expérience originelle, reconduit ainsi aux premières années de son récit de vie poétique, approchant ce que les phénoménologues appellent une expérience pure – une confrontation qui lui permettrait « de se réenraciner dans le simple fait d’être qui ne cesse d’éclater comme expérience consciente, et d’en faire un nouveau point de départ » (M. Bitbol, p. 244) -, ce qui le soulage est, au contraire, que ce visage de montagne qui le scrute est plutôt un environnement d’impuretés offrant plein de possibilités d’inventions et de trajets d’escalades inédits – des accroches traçant des chemins divers – et qu’il y voit la grisaille tramée de toute image se formant en lui. Un écran lui évitant précisément d’en revenir à la chose « en soi » (l’audible, le visible, le sensible) pour mieux se préoccuper des « adhérences, ces impuretés » qui « donnent précisément à l’image sa puissance de multiplicité, son exubérance, sa force de potentialisation » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143), sa source d’énergie : « Cette énergie n’est jamais « pure », toujours elle adhère à quelque chose dans l’histoire et, donc, ne se dissipe pas purement et simplement, mais survit sous une autre forme, comme vestige, reste, lacune, symptôme, hantise, mémoire inconsciente. Certes, l’image détone et l’image brûle : mais l’explosion, qui nous assourdit un temps, nous fait aussi écouter toute chose, après coup, dans l’harmonique même de sa force destructrice, mais la combustion nous laisse  pour longtemps avec un goût de cendre dans la bouche. » (Didi-Huberman, Phalène, p.150) Il reste en attente toujours de ce qui peut fuser des anfractuosités de la roche, exciter les facultés transformistes entre faits extérieurs et intérieurs – du solide devenant fluide, de l’aérien pesant, du lointain proche, de l’invisible visible  -, c’est-à-dire prospecter d’autres manières de sentir et vivre : « Ce qui nous bouleverse dans une image n’est pas qu’elle atteigne « le visible en soi » mais, au contraire, qu’elle fasse fuser le visible hors de soi – en le fragmentant, en reconnectant autrement les fragments – pour autre chose, une autre façon de voir, de parler, de penser, d’écouter, de se mouvoir dans l’espace. » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143) Les émanations de cette falaise forgent un voisinage propice aux passages entre éléments, aux stratégies de change. C’est dans ces parages, faisant corps avec la muraille de roches grises, qu’il se sent happer des images, des fragments, matériaux propices à se composer autrement, se camoufler, migrer en d’autres peaux, et suscitant « la fusion assumée de chaque chair vivante avec quelque essence générique comme celle d’une espèce totémique » (Michel Bitbol, p. 306). Ou attrapé par des images à travers lesquelles des chairs vivantes absentes cherchent une fusion avec des parties totémiques de lui-même, enfouies. Des choses passent, fusent, le traversent et changent de nature, laissant en lui le modelage de leur mouvement éclair. Ciel déchirant de mélancolie, alchimique, crépitant. De la même manière que les travaux saisissants de Sicilia, exposés récemment à la galerie Chantal Crousel, transcriptions cartographiques de chants d’oiseaux, rien de moins que des partitions graphiques. Parchemins synesthésiques. Il regarde, il lit ces tapis ornés de trilles dessinés, mandalas dus au «savoir-faire calligraphique des traces laissées par un temps échu » (M. Bitbol, p.309) – temps à écouter et à graver en soi les airs ornithologiques -, et il les entend, leurs fréquences, leurs colorations, ça fredonne en lui. Ou mieux, dans cet ensemble d’œuvres regroupées sous le titre L’instant, celle, pour lui absolument fascinante, frappante comme s’il voyait se matérialiser hors de sa poitrine un frisson cardiaque au timbre cristallin, pièce d’armure qui épouse la configuration onirique et charnelle d’une mélodie de rossignole, fine feuille d’or moulant dans le vide la contorsion poétique des sons. Un rossignol, à un moment précis, un chant unique. Turbulence sereine, révélation d’un organe caché, articulation étrange entre l’immatériel et le matériel, le sacré et le profane, le sans valeur et l’inestimable. Insaisissable bijou sans prix. À toucher, écouter, regarder, caresser, s’introduire ? Prêt à s’évanouir ?

De sa falaise de l’enfance, devenue chiasme visuel, pierre philosophale de sa manière de voir, d’intérioriser les paysages, aux techniques alchimiques d’Iris Hutteger pour capter et broder les montagnes reflétées en elle

Il referme les yeux pour revoir la falaise, façade alpestre de change. « De quel côté de mes paupières se trouve-t-elle ? », pense-t-il dans une mutation sensible de sa conscience que l’on pourrait appeler, avec Michel Bitbol, un « chiasme visuel ». « Si désormais la sensibilité ne se réduit plus à « informer » le sujet sur ce qui se passe dans un milieu séparé de lui, et si elle parvient au lieu de cela à transfixer la frontière entre eux, alors se fait jour une entière réciprocité des rôles entre le regardé et le regardant. » (M. Bitbol, p. 357) Et il voit resurgir la physionomie précise de la falaise tutélaire de son enfance, omniprésente dans sa relation à l’espace imaginé à gravir pour atteindre ses propres terres, dans de multiples occurrences, comme dans ce petit dessin de Tacita Dean où de vastes circonvolutions nuageuses, cervelle de ciel tourmentée, immense éponge rongée, flamboyance de coraux nuages s’élèvent sur un alignement de pyramides minérales, désert de sel abrasif. C’est donc devenu une sorte de paysage générique à partir duquel il empreinte tous les autres. Et il repense au travail d’Iris Hutteger, plus exactement il se perçoit comme travaillant les images qu’il engendre à la manière de cette artiste suisse. Elle photographie les horizons montagneux de son pays. Elle saisit uniquement la roche, les pics, les massifs, les forêts, les glaciers, les causses, jamais d’habitation, de présence humaine. Des paysages vides. Des sortes d’archétypes. Etendues natives génériques. Elle utilise un appareil ordinaire, la technique de prise de vue n’est pas fondamentale. Ce sont des paysages avec lesquels elle est née et a grandi, elle en est imprégnée. À la limite, elle ne les voit plus. C’est sous peau, dans ses gènes. Même, quand elle les photographie, elle ne les voit plus, elle sait qu’ils sont là, immuables. Elle les photographie à l’aveugle pourrait-on dire, elle sait intérieurement comment ils sont, où ils se trouvent, d’instinct, elle sait en cadrer ce qui la touche ou simplement la concerne. Parce qu’ils sont en elle, elle les a dans sa visée intérieure. Ce sont les couches archéologiques de son mental, de son histoire. À scruter ces réalisations, il a toujours eu l’impression qu’elle en était tapissée. En les immortalisant avec son petit appareil photo non numérique – qui va forcément intégrer des défauts, ne pas rendre possible le rendu le plus fidèle -, c’est comme si elle se photographiait l’intérieur, tournée vers ses abîmes, ignorant ce qu’elle peut ainsi capter. La photo est le début d’un processus expérimenté – à chaque fois expérience neuve – en vue de matérialiser dans des gestes, des techniques et des représentations à malaxer, ce qui la lie aux paysages qui l’ont bercée, qui l’ont moulée comme le linceul le corps prêt à glisser vers l’au-delà. Recherches de traces fondatrices. Repérages d’itinéraires affectifs enfouis, engloutis. Ce qui, points magnétiques comme décochés du squelette montagneux omniprésent, la fixe et la coud dans les dédales de son imaginaire minéral. Le paysage non comme reflet de la nature, mais comme « expérience », création de « réelle image de fiction » (propos de l’artiste). Fixation et coutures qui délimitent aussi une aire de liberté, d’évasion. Certainement sous le coup d’une intuition, répétée à chaque nouvelle œuvre, elle commence par manipuler la pellicule pour en effacer les pigments et obtenir une image livide en miroir des ombres crevassées de ses entrailles, tant cérébrales qu’ombilicales. Décolorer l’image, la rendre exsangue, albinos, maladive, comme ses organismes trop longtemps privés de lumières, légèrement phosphorescents. On dirait des physionomies nues apparaissant à la surface d’un douillet drap de cendres fines, encore tièdes après une nuit de lente consumation. Paysages fantomatiques flottant, sublimés dans leur rémanence, délicatement gravés par frottement à même des icebergs de pierre ponce, à la dérive. Et, dans certains plis de vallées, sur les alpages, les éboulis de roche ou les arêtes monolithiques, des pointillés, des duvets, jaune, vert tendre, violet, gris sur gris, blanc, rouille. Presque une prairie de graminées agitées par le vent. Une mousse de myosotis épousant les surplombs. Bourre soyeuse de pétales ruisselant des entailles calcaires. Herbes folles qui dansent et ourlent les pics. Il crut d’abord soit à une hallucination – discerner par suggestion les teintes manquantes -, soit à des restes de couleurs, entrelacs de fines écailles polychromes. Mais vu de près, il constata que ces taches ressortaient, tissées, fils repliées sur eux-mêmes, trames soyeuses, toiles d’araignées, reliefs finement matelassés. Une imperceptible renaissance, tiens, là ça revient, ça repousse, ça reprend des couleurs. Un médiateur choisit cet instant pour s’approcher et lui expliquer : « C’est une technique qui échappe au registre photographique pour rejoindre des pratiques qui consistent à transformer des matières premières par l’usure. Jusqu’à ne garder que le visage translucide des choses ». Alors, il se rappelle ses expériences de patience, précoces et avortées, quand il voulait imiter les enfants africains, réalisant des bagues dont la surface polie lui semblait infiniment précieuse et rare, en frottant concentriquement, inlassablement, des noyaux de fruits contre une pierre pointue. L’action répétitive, routinière, contrastait avec l’effet de rareté qui en découlait, et, dans la dimension hypnotique du geste court et rapide, se tournant et retournant sur lui-même, l’impression d’aspirer l’esprit du noyau de fruit, à proportion de la chair s’évaporant dans le frottement. Dans cette action se sentir autant machine, mécanisme primaire que métabolisme poétique, organe à conceptualiser. Établissant un parallèle avec le procédé de l’artiste, il l’imaginait agir ainsi pour que les couleurs du paysage se retirent de l’image et irriguent son sang. Transfusion. Les faire migrer dans ses circuits d’ondes vitales. Ce qu’il imaginait ainsi le résultat d’une intervention manuelle pour retirer la couleur – parce que littéralement, ce qui apparaît sur la photo semble avoir été opéré, retourné, charcuté dans chacun de ses pixels, et donc comme traumatisé – résulte d’une opération beaucoup plus simple : « j’agrandis les négatifs sur papier photo en noir et blanc».

L’artiste coud l’image à la machine, organologie accidentée, et surgissent alors des régions jusque là ignorée de son corps propre, constellations neurologiques

Tout cela – dénaturer la pellicule photographique, en faire une sorte de paysage au rayon X -bien entendu, n’est que préliminaire. Après, la photo est imprimée sur du carton assez robuste et commence l’acte par excellence, difficile à décrire autant qu’il doit être malaisé à contrôler. C’est avec une machine à coudre qu’elle opère. Le carton est le tissu, le fil utilisé est vert, gris, noir, jaune, bleu pervenche ou bleu nuit, rouille, et elle actionne cette organologie instrumentale pour transpercer la photo, y greffer le graphique de ce que l’image fait palpiter en elle, relier sa chair à ce que montre le carton. Sans patron, sans ligne, à l’instinct. Cela ne peut se faire qu’ainsi. Par un saut dans le vide, à travers la béance entre ce qu’elle ressent physiquement en elle et qu’elle veut fixer, dessiner, coudre, béance que le verbal ne peut combler. Il l’imagine pliée sur la machine, le pied sur la pédale, les mains tenant ferme le carton, de part et d’autre de l’aiguille. Tout le corps engagé, tendu dans « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer ». La navette qui procède par saccades, zigzag, piétinement obstiné, obsédé et qui va, au fond de l’artiste, de ses souvenirs, chercher des brins de couleur pour les piquer sur la photo décolorée. Pas n’importe où. Pas n’importe comment. Elle sait où et selon quel cheminement erratique, dense, parcimonieux, géométrique, elle ressent avec précision quels passages emprunter pour donner forme à ce qui s’articule en elle, par où frayer, mais la machine et la technique pour y arriver, sont immaîtrisables, peu adaptés et introduisent, de ce fait, une large part d’aléatoire. Il se souvient de ses propres tentatives malheureuses à la machine à coudre, ses doigts d’enfant incapables de résister à la vitesse, à l’impulsion soudaine et brutale, et le tissu de se froncer, se mettre de biais, la couture déraillant à travers tout. De quoi garder au creux des mains cette sensation fantastique d’une force jaillissante sauvage, secousse animale se libérant du carcan machinal. Elle fourrage. Dynamique contradictoire qui ressemble au rapprochement textuel « d’enfouissements à extirper » ! Démarrage au ralenti, puis tout s’accélère, s’emballe, « est-ce que la machine comprend avant moi où je veux aller ? », décharge neuroélectrique. L’évidence du côté expérientiel, c’est qu’il y a pas mal de ratés et de cartons jetés. De chutes. Collection de ratures aussi importantes que la constitution d’une suite d’œuvres réussies. Néanmoins, au fil de ses travaux, l’artiste élabore une virtuosité remarquable qui lui permet de restituer les effets de mousses sur la roche, de lichens sur les troncs nus de l’hiver, de végétations alpestres débordant des failles de manière absolument confondante. Le résultat, une fois qu’il y revient pour scruter plus méthodiquement la facture de ces oeuvres, lui évoque ces constellations de taches de couleurs qui attestent d’une activité neuronale, dans telle ou telle zone cérébrale et que l’on relie à telle ou telle activité spécifique. Ce qu’il admire toujours comme les signaux d’une vie sur une planète lointaine si proche et qui sont les «corrélats neuronaux de la conscience, voire les sites cérébraux d’activation et d’inactivation de cette même conscience ». (M. Bitbol, p. 422) Des nouvelles d’une « région jusque là ignorée de mon corps propre ». Tous ces éléments lui donnent l’intuition qu’Iris Hutegger efface systématiquement, au niveau de l’iconographie établie de ses lieux mémoriels, ce qui lui donne trop de présence autonome, et qu’elle cherche ensuite à inscrire, sur le fantôme de ces décors toujours présents mais proches de la page blanche, et selon un automatisme surréaliste de la couture, la carte des corrélats neuronaux que sa conscience suscite dans les sites cérébraux adéquats chaque fois qu’une rémanence de ces paysages vient exciter émotions, souvenirs, mettre en correspondance plusieurs impressions. Signes de ce que son activité spirituelle élabore comme fiction là où les paysages ont laissé leur impact. Constellations neurologiques à partir de quoi elle peut se nourrir de ses environnements matriciels tout en les laissant largement dans les frigos de l’oubli. Elle en suce la moelle. (Autre version graphique du chiasme visuel.)

Berlinde de Bruyckere, résurgences antédiluviennes, morgue chaotique et pleine de délivrances, d’espérances momifiées

La matière ravinée de cette falaise proche de celle des cartons couturés d’Iris Hutegger, ainsi que les énergies magnétiques de surgissement qu’elle génère, n’est pas sans lui évoquer la configuration et la manière dont se manifestent les œuvres de Berlinde de Bruyckere, en général, et plus spécifiquement celles de l’exposition Il me faut tout oublier (à la Maison Rouge). Cela surgit au regard comme un pan d’iceberg se fracassant dans l’eau en hurlant, comme la proue arrachée d’un bateau fantôme, où s’accrocheraient quelques rescapés zombies, dans les creux vertigineux d’une tempête. Une monstration, paradoxalement, de ce qui ne peut s’oublier, que la mémoire ne pourra jamais passer par pertes et profits, témoins antédiluviens de l’oppression de toute déviance. Là, des troncs d’arbres portant la trace dans leur chair, comme des Christ, de toutes les plaies que l’humanité s’inflige depuis toujours pour le triomphe du vrai, du beau. Extirpés d’une vase opaque. Surgissement d’épaves longtemps immergées, énormes gisants massacrés, empaquetés, fracturés, chevaux d’Apocalypses éclopés, fossilisés, remontés des profondeurs comme des bois flottés jetés sur le rivage, venus de nulle part. De régions jusqu’ici ignorées de nos corps propres et pourtant toujours sus. Au premier coup d’œil dans la grande salle blanche : sarcophages vandalisés, rongés par le temps, déposés sur des tréteaux, des corps sans identification pouvant représenter n’importe quelle corporéité blessée, mortifiée, en attente dans une infirmerie ou salle d’opération. Lumière de morgue. Juste après la catastrophe, immémoriale, et toute récente, venant de se produire, bégayante, les victimes en phase terminale ou en attente des premiers soins. Sans issue. Sans rémission possible. Ce sont des troncs ou des colonnes d’étançon, meurtries, écorces tuméfiées. La surface de ces corps tordus est crevassée, sombre, elle a rejeté, exsudé une couche épaisse de cire livide, sorte de pus translucide, croûte lymphatique partiellement écaillée ayant dans ses plis l’apparence de moelle et cette teinte grisâtre de la chair morte avec hématomes et traînées sanguinolentes. En dessous, la chair ossifiée est grêlée, perforée, entaillée. Rongée par les vers. La masse de ces présences est violée par des plaques métalliques rouillées qui contraignent à certaines postures, rentrent de force dans l’aubier, séparent, tranchent, corrigent. Des colliers, des attelles, des serre-joints. De vieilles sangles, des étoffes rigides, emmaillotent, compriment, pansements ou dispositifs de torture. Ces formes exténuées, couturées, qui n’en peuvent plus, supplient muettement qu’on les laisse s’en aller et ont aussi des allures de fœtus, récupérés pour pratiquer des expériences ou juste retirés du formol pour l’autopsie. Témoins de tout le monstrueux proliférant au cœur de l’humain, monstrueux constitués de tout ce qui se réprime, de tout ce qui souffre du hiatus imposé entre d’une part l’obligation de la pureté, de l’avènement de l’absolu de la « chose en soi » et d’autre part l’impureté banale et essentielle de toutes choses, par où circule le vivant créatif au quotidien, débarrassé de la dictature de l’essence. Formes martyres proches du canasson équarris sadiquement, expériences sur plusieurs membres déviants fixés entre eux pour former de nouvelles entités, collection d’anatomies fantastiques persécutées par la volonté de comprendre et d’élucider leur mystère singulier. Et qui flottent, dérivent. La sophistication du traitement infligé à ces troncs – ni d’arbre, ni d’homme, des troncs de vie macchabée – à travers les âges, puisqu’ils sont là depuis la nuit des temps et pris en charge par les générations successives, signale et célèbre comme l’éternité du bourreau. Il plane dans la morgue l’espoir d’une délivrance et le poids d’une fatalité, la révolte et la culpabilité. Ces humeurs mises en contact provoquant étincelles et explosions.

Pierre Hemptinne – Iris HuteggerLa Maison Rouge –  Berlinde de Bruyckere à Venise

Tacita Dean José Maria Sicilia - L'instant - rossignol SONY DSC SONY DSC SONY DSC Iris Hutegger SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC Berlinde de Bruyckere SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC

Jeté dans le fleuve d’un effarement inextinguible.

 Morceaux choisis et commentés pour Walter, 14 mai 2012

À propos de : Péter Nadas, Histoires Parallèles, Plon, 2012 – Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Œuvres II, Folio/Gallimard – Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Staline et Hitler, Gallimard 2012 – Georges Didi-Huberman, Ecorces, Editions de Minuit, 2011 – Stéphane Garin et Sylvestre Gobart, Gurs/Drancy/Bobigny’s train station/Auschwitz/Birkenau/Chelmno-Kulmhof/Sobibor/Treblinka/, Bruit Clair Records 2010 – Marco Maggi, turn left, Galerie Xippas.

De la chute du cours de l’expérience aux musiques actuelles sismographiques

Arrivé à me demander ce qui pourrait constituer une expérience qui me soit propre, que je pourrais léguer d’une manière ou d’une autre, et à me sentir simultanément envahi d’une pauvreté qui serait mienne (1933), je tourne et retourne la fameuse déclaration de Walter Benjamin « le cours de l’expérience a chuté ». Au tournant de l’effroyable guerre de 14-18, il signale par ces mots une rupture dans les modes de transmission de valeurs entre générations. Ayant trempés de près ou de loin dans ce naufrage radical de l’idéal civilisé, comment les anciens conserveraient-ils le droit d’enseigner aux jeunes la voie à suivre pour que l’œuvre humaine se perpétue ? Quel crédit les jeunes accorderaient-ils encore aux anciens et quel avenir peuvent-ils se dessiner, désormais seuls ? « N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. » (W. Benjamin, Expérience et pauvreté). On sait depuis que l’effroyable réalité de 14-18 allait être amplifiée par l’horreur du stalinisme, du nazisme et de sa Solution Finale, des génocides récurrents à différents endroits de la planète, la révélation des exactions coloniales comme présupposé de la globalisation… Walter Benjamin introduit la question de la faillite des esthétiques – inséparables des idéologies -, dont s’emparent des barbares positifs. Ils réinventent tout, partent de rien, créent avec peu de chose – pour devoir le moins possible à ce qui était établi -, pratiquent ingénument l’art de la table rase. Ces langages pluriels, assumant la rupture, tissent peu à peu une expérience revue et corrigée de l’humanité, incluant la mémoire des tueries de masse et intégrant dans la relation sensible aux choses de la vie la prise en compte de « l’inexplicable ». Des esthétiques perturbantes réinventent un nouveau cours de l’expérience. Dans un projet d’article pour la revue Tacet, je développe l’idée que de nombreuses musiques expérimentales prennent l’empreinte et diffusent les ondes de ce choc qui rompit la confiance en la nature de l’homme. Elles offrent d’éprouver la rupture avec l’ordre ancien du monde, en problématisant sans cesse la relation au Beau, en empêchant d’une certaine manière que les eaux dormantes se referment sur les abominations en prétextant un retour sans ombre au Beau antérieur, aux certitudes harmonieuses préalables aux catastrophes du XXe siècle. Des esthétiques qui entretiennent de manière tangible la perception d’un avant et d’un après, sans rejet mais plutôt en dialogue par-dessus l’abîme. Des musiques sismographiques. Qui se veulent telles, de manière délibérée et directe, si l’on songe à des artistes comme Phil Minton, Peter Brötzmann, Fred Van Hove… Mais d’autres aussi, innombrables, issues de générations plus éloignées de l’épicentre destructeur, jouent le même rôle, selon peut-être des intentions indirectes ou obliques, en s’inscrivant dans des démarches secouant les registres du sensible, contraignant l’auditeur à se poser toujours les mêmes questions, « c’est quoi, le beau, l’émotion, après tout ce qui est passé », empêchant que ne se figent des convictions inébranlables, univoques et coulées dans l’airain, foyer probable de suprématies ethnoculturelles toujours prêtes à renaître des cendres du passé. Ce qui caractérise ces musiques est d’être mues par une nécessité et non par une course creuse à l’innovation. Ce questionnement sur le beau devenant source d’un exercice critique diamétralement opposé aux adorations métaphysiques. C’est au jour le jour, dans ce qui travaille le sensible foisonnant et ne cesse de nous confronter à l’altérité, que doit s’entretenir la mémoire et pas uniquement face aux documents et monuments mémoriels ritualisés. Les musiques, les arts sismographes en général, favorisent cette mémoire indirecte dans laquelle on réinvente, on revit à notre façon, on se forge nos propres souvenirs de ce qui subsiste du séisme. Cette relation n’a pas vocation à se substituer à une lecture régulière des documents historiques de la mémoire, mais elle la complémente en nous faisant éprouver, au niveau de nos relations avec le sensible comme bien commun de l’humanité, en quoi l’effroyable de ces événements continue de nous toucher, nous sont proches. C’est de cela dont, dans sa préface au roman A pas d’aveugles de par le monde, parle Aharaon Appelfeld: « Lorsque je l’ai rencontré, Rochman se consacrait totalement à son silence. C’était un mutisme rigoureux, sous lequel bouillonnait sans bruit le désir passionné d’une expression nouvelle. La conviction qu’après l’Anéantissement on ne pouvait plus penser, sentir, ne parlons même pas d’écrire, comme on le faisait auparavant, cette conviction-là ne venait pas chez lui de l’ambition d’innover mais plutôt d’une nécessité et d’une résolution intérieures. »

« la langue française pour ne rien dire »

Cette intuition en ce qui concerne ce qu’il y a à entendre dans les esthétiques expérimentales et que de nombreuses voix conservatrices tendent de nier, délibérément ou par ignorance, (y compris celle de Nancy Huston opposant absurdement l’oeuvre de Paula Rego aux formes multiples de l’art contemporain)  se trouve renforcée par ces propos de Jean-Claude Milner publiés dans Le Monde (25 mai 2012) : « Fondamentalement, la langue allemande ne s’est pas remise d’avoir été la langue du IIIème Reich. La force des écrivains de langue allemande tient à ceci qu’ils s’y affrontent, comme ils s’affrontent aux ruptures de la Fraction armée rouge, à celles de la division et de la réunification. La langue française, elle, ne se souvient de rien. Aucune rupture historique ne la marque, hormis peut-être celle de la révolution française, grâce à Chateaubriand. Et encore. Qui écrit encore comme si Chateaubriand avait existé ? (…) Pour que la langue française persiste, il a fallu faire comme si elle n’avait pas été la langue de la boucherie de 1914 ou de l’effondrement de 1940 ou des guerres coloniales. Mais peu importe la liste des oublis ; elle se résume ainsi : « Rien n’a eu lieu ». La langue française aujourd’hui est faite pour ne rien dire sur rien ; comme, de plus, elle est de moins en moins entendue, s’il arrivait que quelqu’un y dise quelque chose, personne n’en saurait rien. » Ainsi, cette langue est-elle un héritage où il y a énormément à secouer, de place à prendre pour, de sa propre voix, raccrocher le sensible à ce qui « a lieu » et éviter de se trouver pris dans une langue morte.

Phrase fragile, levure intérieure

Dans plusieurs articles précédents publiés sur ce blog, j’essaie de cerner la force plastique d’une phrase intérieure qui soit assurance de se sentir contenu en une cohérence, mais non rigide, délimité mais pas clôt, protégé de l’extériorité mais perméable à l’altérité, encourageant à s’aventurer sans se perdre, assurant toujours une solution de repli. Un processus que je trouve bien exprimé dans un petit ouvrage précieux (dans tous les sens du terme) que Claude Louis-Combet consacre à sa découverte de Huysmans, et particulièrement à sa rencontre avec le personnage niché dans les phrases de Huysmans, Durtal : « Un basculement de l’être avait eu lieu. La face joyeuse du garçon tourné vers la vie s’était remodelée dans le territoire d’une mélancolie riche de tous ses secrets mais fermée sur elle-même et anxieuse, jusqu’au malaise chronique, de son incapacité d’aveu. Les premières tentatives d’expression poétique procédaient de ce fond d’impuissance, encore juvénile, à se livrer pour se délivrer. La phrase qui se cherchait, qui se préparait et s’exerçait et occuperait un jour à peu près tout l’espace intérieur de la vie, se tramait pour l’heure dans le jardin clos de l’être en repli. Et c’était, justement, là, sur ce point d’une intimité essentiellement vulnérable, et toute nouée dans sa résistance aux pressions et incidences du jour, que venait fondre sur moi, en toute urgence de révélation capitale, le rendez-vous avec Durtal. » (Huysmans au coin de ma fenêtre, Fata Morgana, 2012) C’est une levure qui lève pour occuper, à peu près, tout l’espace intérieur. À chacun de conférer à ce processus une caractéristique en accord avec sa sensibilité. Pour moi, il faut que la phrase conserve intact ce point vulnérable, ombilic mouvant, insituable, source d’une quête de la forme jamais aboutie et qui reste pleinement sismographe, au cœur du souffle vital, des ondes de chocs survenues dans les phases antérieures de l’Histoire, transcrites à même le sensible comme bien commun et répercutées, déjà, dans de multiples phrases organisées en livres. Et qui serait le devoir de mémoire au quotidien, en continu, métabolisé, et non plus ritualisé ponctuellement dans le recueillement face aux reliques mémorielles. Pour faire remonter le cours de l’expérience !?

La phrase, entre bouillonnement pré-langagier et la nage vers l’autre rive, expérience des contre-courants

Trouver la phrase, c’est aussi approcher un tourbillon puisque c’est prendre conscience que dans sa dynamique complexe et intime, la phrase s’auto-engendre et se multiple, agrége toute nouvelle chose à dire, nomme sans cesse ce dont nos profondeurs et surfaces font l’expérience en touchant la vie sous ses angles inattendus. La phrase conduit au fleuve d’un texte dont nous impulsons et suivons les courants. Ce que Fredric Jameson, à propos du style de Joseph Conrad, décrit de la sorte : « Dans la perspective du langage, cet auto-engendrement du texte se traduit par un véritable bouillonnement, l’émergence d’une multitude de centres transitoires qui apparaissent pour disparaîtrent aussitôt, et qui désormais ne sont plus tant des points de vue que des sources de langage : dans ce tourbillon, chaque nouveau détail, chaque nouvelle perspective sur l’anecdote fait advenir un nouveau locuteur qui deviendra le centre transitoire d’une focalisation narrative qui le fera bientôt disparaître dans le néant. » (F. Jameson, L’inconscient politique,Editions Questions Théoriques, 2012) Sur la mémoire qui nous est léguée, par notre phrase et notre récit, nous apportons des « points de vue » sensibles qui sont autant de nouvelles « sources de langage », nous prenons le relais.

Ce que je rapproche d’une description de nage, page 873 dans les Histoires parallèles de Péter Nadas, un roman fleuve baroque, sombre, turbulent. Deux personnages adultes se retrouvent dans la résurgence de leur amitié adolescente et traversent un fleuve, au crépuscule. Entre les deux textes s’établit un va-et-vient allant de mes propres expériences d’écriture à celle de la traversée de la Meuse, certes plus étroite que le fleuve du roman, sauf dans mon imagination et ma perception d’enfant. De la phrase au fleuve, la ressemblance s’installe par l’évocation de ce qui bouge, une « masse constamment changeante », porteuse et déséquilibrante, ainsi que le jeu risqué, sans cesse risqué, entre profondeurs et surfaces, où évoluent nos corps.

« On avait l’impression que la rive opposée, rougeoyante dans les derniers rayons du soleil, vers laquelle on se dirigeait en usant toutes ses forces le plus efficacement possible et en contrôlant rigoureusement sa respiration se dérobait, s’éloignant toujours plus loin à une vitesse incroyable. Ils gaspillaient beaucoup d’énergie, quelle quantité ils l’ignoraient, mirent un temps fou à se trouver à la surface infinie de l’eau. C’est la masse constamment changeante de l’eau en surface qui est aveuglante. Les yeux ne peuvent s’accoutumer à tant de mouvements consécutifs et simultanés. Et l’esprit demeure interdit quand il ne peut comprendre ce qui se passe au-dessus des insondables profondeurs. Alors qu’en réalité on devrait se sentir plus à l’aise au milieu du fleuve, où il n’y pas de tourbillon et où il n’y a apparemment rien à faire pour progresser.

On se met à avoir peur et à trembler.

En théorie il ne faut pas regarder devant soi avant d’être assez près du rivage opposé qui s’éloigne à toute vitesse, et moins encore songer à sortir la tête de l’eau.

Ne pas se sentir paralysé par la terreur de l’existence.

Puis chacun s’enquit de la position de l’autre. C’est Mazdar qui semblait avoir pris le plus de risques.

Quand on casse le rythme de ses battements ne serait-ce qu’une seconde en nageant contre le courant, le courant se met à vous repousser, et il devient très dur de redevenir physiquement indépendant de la masse d’eau qui monte des profondeurs du fleuve. » (Péter Nadar, Histoires parallèles, Plon 2012)

Ce roman de Péter Nadas pèse 1135 pages serrées. Arriver au bout est éprouvant et ne suffit pas à clarifier totalement l’architecture du texte. On reste un temps à se demander mais par où suis-je donc passé !? Il faudrait relire. Mélangeant subtilement les époques, le texte reconstitue, à travers les rencontres ou évitements de nombreux personnages, les ruissellements du sang vicié par le fascisme et communisme dans les veines du peuple hongrois. Pour le coup, on sent combien ces germes morbides travaillent une langue. Dans le récit, cela se traduit par une permanence outrancière de la virilité comme guide vital, comme puissance métaphysique violant toute individualité pour l’assujettir à une force idéologique habitée ou vacante mais prête à s’offrir au plus puissant, au plus brutal. « Autrement dit, le physique des gens, leur psychisme, leur manière de penser ou leur tempérament ne trahissent jamais les caractéristiques de leur queue, quand bien même cette queue ne donne pas moins le ton que leur âme ou leur esprit. Bien sûr, je n’aurais su dire ce que par âme on entendait, ou en quoi la queue pouvait bien donner le ton, et le ton de quoi, ni surtout quelles raisons expliquaient sensément l’élémentaire intérêt que les hommes manifestaient envers la queue l’un de l’autre, dès lors qu’ici, ni les femmes ni l’aptitude à procréer n’entraient en ligne de compte. » (Peter Nadas, ibid.) Dans le roman, tous les sentiments sont profondément imprégnés d’adoration ou de détestation phallique, c’est un bouillonnement d’émotions fébriles jamais fixées, toujours prêtes à s’investir selon ce qui exercera l’attraction la plus forte, selon la possibilité d’assouvir son désir de domination ou de soumission. La société entière est phallocentrique, perpétuant sous d’autres formes les utopies nazies, le cauchemar du Lebensdorn. « Il était donc vrai que dans cette nature tout imprégnée de Providence, le principe de sélection naturelle fonctionnait avec une brutalité supérieure à la force de l’amour christique. C’est cette réalité brutale qui ferait émerger de l’insupportable défaite allemande, des années plus tard, une victoire planétaire. Ayant compris cela, ces hommes superbes devinrent à mes yeux comme les membres d’une alliance scellée en secret dans le sang ; l’avenir de la nation pouvait être confié au contenu de leurs bourses. » (Péter Nadas, ibid.). Quand la plus grande part de la production littéraire, grande ou petite, s’ingénie à nous montrer l’intériorité des personnages, à démêler l’écheveau neuronal avec son charroi de délibérations intimes en âme et conscience, ici, ce sont les régions sexuelles qui tiennent lieu de for intérieur, c’est là que ça délibère. La description maniaque des circonvolutions pubiennes – tous les stades de l’érection intempestive, les mille et uns caprices du prépuce, les humidités involontaires, les démangeaisons dont on ne sait jamais si elles sont sublimes ou vénériennes -, tiennent lieu des mouvements d’humeurs influant directement sur l’agissement des individus. Cette prépondérance des bas instincts peut faire basculer toute action dans n’importe quel crime, n’importe quelle soudaine déraison tout aussi bien que dans n’importe quelle bravoure ou sainteté. L’instabilité est totale et il n’y a plus aucune justification censée à quoi que ce soi. C’est le magma pathétique qui commande, aléatoire. C’est cela qui est éprouvant. Il y a ainsi d’interminables confrontations entre les nombreux personnages – quel que soit le contexte ou ce qui les met en contact, amour, amitié, famille, boulot, hasard -, où le texte transcrit scrupuleusement une alternance mécanique, insoutenable, d’empathie et de haine, jamais coordonnées. Ils ne sont que rarement simultanément empathiques ou haineux, mais plus souvent à tour de rôle, décalés, en chiens de faïence, interminablement. La partialité des sentiments et ressentiments est absolue jusqu’à l’absurde, jusqu’à une sinistre désespérance baignée d’un lyrisme radicalement glauque. Si le livre est épais, l’argument est donc relativement mince : tout dans la culotte, le siège de l’être est en dessous de la ceinture. Principe décliné en ses moindres détails infernaux, cauchemardesques, en vue de rappeler, j’imagine, l’élémentaire méfiance viscérale et intellectuelle à cultiver à l’égard de l’étoile du genre sous laquelle on s’accouche jour après jour, surtout si elle se profile en queue de comète.

Nous sommes à jamais lié aux charniers de l’histoire

Le charnier de l’histoire – de ces événements qui firent irrémédiablement chuter le cours de l’expérience -,   est sans cesse à rouvrir et sonder. Ce charnier épouvantable dont les émanations fomentent la queue partout triomphante dans le roman de Péter Nadas. Même horrifié, par ce qui s’est passé lors de la guerre dite de 40-45, on vit avec quelques idées relativement simples et stables de ce que fut l’Holocauste. Même horrifiés, on s’accommode de quelques images d’Auschwitz, quelques séquences filmées par les libérateurs américains, et de cette clé de compréhension qui résumerait toute l’horreur : une atroce usine de la mort. On croit en général que l’histoire est écrite, les faits fixés, les comptages arrêtés objectivement. Il n’en est rien et le livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, 2012) offre une litanie accablante, aveuglante, du nombre des morts. Les Alliés ont témoigné de ce qu’ils avaient découvert sur la frange ouest de l’épicentre de l’Holocauste. Tout ce qui était plus à l’Est, délivré par l’Armée Rouge, couvert par les versions officielles soviétiques et ensuite rendu inaccessible aux chercheurs et historiens par le Rideau de fer, n’était que peu connu. Ce n’est qu’avec la chute du Mur et l’accès aux archives rendu progressivement possible que les chercheurs ont pu travailler sur ce qui s’est réellement passé. Inévitablement, cela conduit à réviser certaines connaissances. « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort. Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, Treblinka tuait plus vite. Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la grande usine de la mort, la plupart des juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés. » (Terres de Sang. Timothy Snyder). L’historien américain livre un comptage rigoureux – étayé par le plus grand recoupement possible de sources et témoignages -, des politiques d’extermination de masse conduites par les pouvoirs soviétiques et allemands sur un territoire qu’ils se sont d’abord partagé par convention et mis sous leur coupe ensuite à tour de rôle au gré des phases offensives et des débâcles de la guerre. Ce territoire inclut la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, les pays Baltes… Ces exterminations massives concernent les populations locales – pour cause de déplacements, massacres ethniques, classe sociale à éliminer, utopie nazie, paranoïa stalinienne – et l’Holocauste. Les comptes détaillés sont hallucinants. Comme le dit l’auteur de son livre, « A quelques exceptions près, il s’agit ici d’une étude de la mort, plutôt que des souffrances. Son sujet, ce sont les politiques conçues pour tuer, et les populations qui en furent victimes. » Si l’énumération des lieux et des victimes donne tournis et nausées – un fleuve difficile à traverser indemnes, probablement un fleuve sans rive opposée -, cette comptabilité est au service d’une objectivation historique des faits, nécessaire pour dissuader les instrumentalisations de la mémoire, par exemple une exagération chiffrée au service d’un déplacement du rôle de la victime principale (une spécialité russe, notamment). Mais Timothy Snyder n’oublie jamais la dimension humaine, ainsi, à propos des 5,7 millions de Juifs morts dans l’Holocauste : « Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. » Ces 5,7 millions sont une partie des 14 millions de « morts victimes de politiques de tueries délibérées dans les terres de sang », entre 1932 et 1945, sans prendre en considération les morts militaires (lors des combats). Voici, en résumé, la liste : « 3,3 millions de citoyens soviétiques (pour la plupart ukrainiens) délibérément affamés par leur gouvernement en Ukraine en 1932-1933 ; 300.000 citoyens soviétiques (pour la plupart polonais et ukrainiens) exécutés par leur gouvernement dans l’URSS occidentale parmi les quelques 700.000 victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 ; 200.000 citoyens polonais (des Polonais, pour l’essentiel) exécutés par les forces allemandes et soviétiques en Pologne occupée en 1939-1941 ; 4,2 millions de citoyens soviétiques (en grande partie des Russes, Biélorusses et des Ukrainiens) affamés par les occupants allemands en 1941-1944 ; 5,4 millions de Juifs (citoyens polonais ou soviétiques pour la plupart) gazés ou exécutés par les allemands en 1941-1944 ; et 700.000 civils (Biélorusses et Polonais, pour la plupart) exécutés par les Allemands à titre de « représailles », surtout en Biélorussie et à Varsovie, en 1941-1944. » (T. Snyder, Terres de sang.)

Par contraste avec le bilan de ces massacres qui signifient des millions de personnes affamées dans des camps ou exécutées sommairement  au bord des fosses communes, des millions de personnes anéanties dans des wagons ou des crématoires, qu’il est paisible de s’asseoir sur un banc, dans un de nos cimetières, de penser à la vie et à la mort!

Archéologie des camps, autopsie et poésie, photographie du danger

Comment avoir une pensée pour les « 5,7 millions de fois un » ?  Le petit livre de Didi-Huberman, Ecorces, en présente une tentative. Il ne s’agit pas de reconstituer le destin singulier de chaque victime, ce qui est impossible, et n’atténuerait peut-être même pas le caractère abstrait de la numérologie macabre. (« La plupart des livres de témoignage attestent d’une libération de la tension et, paradoxalement, de l’oubli » Aharon Appelfeld, introduction au roman A pas compté à travers l’Europe). Mais en regardant à côté, peut-être. En visitant pour la première fois Auschwitz, Didi-Huberman signale l’importance du hors champs, un pigeon qui se pose entre les grillages et déplace le regard, surtout, ce que sont devenus les arbres, les bouleaux que regardaient aussi les détenus, ainsi que les fleurs qui prolifèrent sur la terre des charniers. Pour Didi-Huberman, le rôle important des grands témoins ne tient pas uniquement aux faits déclarés qu’ils portent à notre connaissance, mais à la dimension par laquelle ils nous touchent, parce qu’ils « nous ont transmis autant d’affects que de représentations, autant d’impressions fugaces, irréfléchies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur style nous importe, en cela que leur langue nous bouleverse. Comme nous importent et nous bouleversent les choix d’urgence adoptés par le photographe clandestin de Birkenau pour donner une consistance visuelle – où le non-reconnaissable le dispute au reconnaissable, comme l’ombre le dispute à la lumière -, pour donner une forme à son témoignage désespéré. » (G. Didi-Huberman, Ecorces, Editions de Minuit, 2011) Ce que l’historien d’art examine là est l’utilisation, par les spécialistes du devoir de mémoire, des 4 photos prises au péril de sa vie par un membre d’un Sonderkommando à Birkenau, pour montrer ce qui se passe concrètement, empêcher que l’horreur ne tombe dans le régime de l’irreprésentable. Or, dans la mise en scène de ces clichés héroïques, non seulement les prises de vues ont été recadrées en privilégiant l’effet de « gros plan », évacuant la place prise par les bois de bouleaux, éliminant surtout ce qui documentait la situation d’où les photos avaient été prises, mais l’une d’elles a été purement et simplement écartée, ignorée, comme ne présentant aucun intérêt, ne montrant rien d’utile. Cette première image était un essai dont le raté révèle les conditions dans lesquelles le photographe opérait : « dans l’impossibilité de cadrer, c’est-à-dire de sortir son appareil du seau où il le cachait, dans l’impossibilité de porter son œil contre le viseur, le membre du Sonderkommando a orienté comme il a pu son objectif vers les arbres, à l’aveugle. Il ne savait évidemment pas ce que cela donnerait sur l’image. (…) Pour nous qui acceptons de la regarder, cette photographie « ratée », abstraite » ou « désorientée », témoigne de quelque chose qui demeure essentiel : elle témoigne du danger lui-même, le vital danger de voir ce qui se passait à Birkenau. Elle témoigne de la situation d’urgence, et de la quasi-impossibilité de témoigner à ce moment précis de l’histoire. » (Didi-Huberman, ibid.) Ce qui a été gommé du cadre des photos attestait que le photographe opérait à l’intérieur même d’une chambre à gaz, parce qu’il était possible, là, de se cacher du mirador et de ses gardes. Il semblerait que cette hypothèse ait fait l’objet de « résistances, tant de colères et d’inférences douteuses ». Pourquoi ? « La réponse tient sans doute dans les différentes valeurs d’usage auxquelles on veut référer l’expression « chambre à gaz » dans les discours tenus, aujourd’hui, sur le grand massacre des juifs européens lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour un métaphysicien de la Shoah, « chambre à gaz » signifie le cœur d’un drame et d’un mystère : le lieu par excellence de l’absence de témoin, analogue si l’on veut, par son invisibilité radicale, au centre vide du Saint des Saints. Il faut dire au contraire, et sans craindre la terrible signification que prennent les mots quand on les réfère à leur matérialité, que la chambre à gaz était, pour un membre du Sonderkommando, le « lieu de travail » quasi quotidien, le lieu infernal du travail du témoin. » (Didi-Huberman, ibid.) Le travail du témoin, aujourd’hui, est bien différent, infiniment moins dangereux, mais il doit se faire, pour que ça continue. Les photographies, même prises au hasard, lors de promenades recueillies sur les lieux de l’Holocauste créent des liens sensibles avec ce qui s’est passé. Didi-Huberman dresse un court inventaire des photos qu’il ramène de là-bas, notamment ces « quelques troncs d’arbres et ces hautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée de fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé de cendres humaines » et il conclut : « Quelques images, c’est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà. » (Didi-Huberman, ibid.)

Le son des lieux de l’holocauste, aujourd’hui, entre nature régénérée et résurgence de l’horreur infinie, terre hantée

Stéphane Garin, preneur de sons et Sylvestre Gobart, photographe, publient un double CD d’images sonores qui s’apparentent à la manière dont Didi-Huberman caractérise ses photos faites « disons, presque au hasard ». Ils ont enregistré une empreinte de lieux emblématiques de la déportation et de l’Holocauste, depuis le camp de Gurs, Drancy et la gare de Bobigny, jusqu’aux camps de concentration et d’extermination, Auschwitz, Birkenau, Chelmno, Sobibor, Majdaneck, Treblinka, tels qu’ils résonnent aujourd’hui. Il y a ainsi, précisément, un enregistrement effectué sur les lieux du crématoire V de Birkenau. Une composition vertigineuse de sons rapprochés, de micro bruits et de flux plus amples, fragments d’un tourbillon entendu de très loin, de l’ordre d’une aura dont il est malaisé de dire si elle est naturelle ou culturelle. Petits bruits qui agrippent l’ouïe, pincent la chair et résonances lointaines, inaccessibles, plus difficiles à déchiffrer. Une musique s’amorce et se désamorce aux jonctions des bruits factuels, ceux que font les pèlerins contemporains ou la faune domestique et sauvage, pittoresque et intemporelle, et des chants profonds de la nature, insituables. Actuels ou fossiles, échos effarés d’hier ? Pas dans les graviers, conversations presque dispersées dans le vent, aboiements lointains, présences de corps, écho de la circulation voisine. Coups erratiques d’un pic dans un tronc mort ou vif, ou chocs d’un outil de cantonnier chargé d’entretenir les lieux ou d’un forestier au travail sous les futaies ? Grésillement et crépitement continus comme de quelque chose qui fermente dans l’humus, gratte les écorces, égrène les cailloux, insectes qui déplacent feuilles et brindilles, creusent les cendres, rongent le sol de la mémoire. On essaie de définir objectivement ce que l’on entend puis le son devient figuratif, abstrait, le subjectif intervient, ce grouillement est aussi celui d’un feu éternel. Surtout, il y a les bouleaux dont parle Didi-Huberman, on les entend, le vent souffle dans leurs ramures grandies. À la fois une marée sylvestre qui emporte l’imagination ailleurs et une barrière écumante, infranchissable, trop haute, trop cinglante, qui enferme . Ces branches et ces feuilles qui dansent figurent un point de fuite diluvien paradoxal, pâle rideau où l’oreille ne sait plus si la gagne une pluie rassérénant ou un brasier inextinguible. Dans l’enregistrement consacré à Treblinka, la forêt est clameur sombre, drue, implacable. Le marcheur en forêt y reconnaîtra d’emblée ces nuées feuillues, presque spirituelles, dont il aime baigner sa solitude randonnée. Mais la prise de son installe une tension inhospitalière et confère une dimension monstrueuse à ces lamentations de branches. La pluie battante, les bourrasques déchaînées, les frondaisons sont secouées en tous sens, fouettées, dilacérées. On entend l’équivalent aérien, tombé du ciel, des tourbillons du fleuve que décrit Péter Nadas, on entend s’entrechoquer, se mêler, s’arracher des unes des autres, les « masses constamment changeantes » du déluge végétal. La tempête est effroyable. Une peur émerge, celle que le nageur connaît quand il s’est éloigné de la plage en présumant de ses forces. Saura-t-il seulement revenir ? Alors, le son de la forêt de Treblinka bascule dans autre chose d’assourdissant. Les arbres tourmentés, torturés rejettent la mémoire affolée, déboussolée par le gouffre qu’ils ont contemplé. Quelque chose qui ne s’oublie pas, que l’on entend partout. Et l’oreille n’identifie plus rien de naturel dans la clameur, mais une machine effroyable, un raz-de-marée broyeur, une immense filature démente qui transforme la chair de vie en cendres de mort, une faucheuse industrielle.

Cette démarche originale en forme de field recording sur le présent des lieux de l’Holocauste rappelle que le devoir de mémoire ne peut se résumer à compulser religieusement les documents témoins, sans y toucher, mais qu’il faut y greffer une relation sensible qui tienne lieu de questionnement, d’engagement, et construise nos propres traces mémorielles de ce qui s’est passé, du cours chuté de l’expérience que nous devons réinventer et remonter. Et en la matière, comme pour tout, le « par cœur » est souvent stérile. Des oeuvres de Garin et Gobart on peut dire aussi : « Quelques images, c’est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà. »

Page blanche, écorce, bouts de chair, jeu de piste

Dans l’exposition de Marco Maggi (turn left, Galerie Xipass, du 12 avril au 26 mai 2012), la vie est un « chemin formé de ramettes de papier format A4 placées à même le sol » (feuillet de la galerie). Une linéarité blanche de papier écrit ou pour écrire, vierge ou imprimé. C’est la première chose à éclaircir quand le regard tombe sur cette installation. Ce blanc dans la masse, strié feuille à feuille sur la tranche, a-t-il déjà pris l’empreinte d’une phrase ou attend-il encore d’en absorber, pour la figer, la masse constamment changeante ? Je me penche et découvre alors, en version monochrome, l’irruption de petits accidents, des blessures qui entaillent le blanc ou des assomptions de calligraphies abstraites qui célèbrent un sens enfoui dans le papier. C’est un jeu de piste fait des signes qui remontent de la profondeur vierge et créent à la surface d’infimes topographies à même l’écorce offerte à l’écriture, « bouts de peau, chair déjà », à la fois jardin et bibliothèque. (PH) –  Marco MaggiStéphane Garin, Sylvestre Gobart,  Bruit Clair Records 2010Présentation Histoires Parallèles de P. Nadas

    

Tourisme d’images, tourisme des pulsions iconiques

À propos de nos relations aux images et aux appareils photographiques (instruments pour devenir touriste d’images à plein temps), rencontré une scène intéressante dans « Bruit de fond » (1985) de Delillo. Deux personnages entreprennent d’aller voir « La grande la plus photographiée d’Amérique », relique du passé et image d’une authenticité toujours désirée. Voici comment ça se passe : « Un homme, dans une sorte de guérite, vendait des cartes postales et des diapositives, des vues prises du monticule. Nous nous plaçâmes près d’un bosquet d’arbres pour observer les photographes. Murray garda longtemps le silence en gribouillant des notes dans un petit calepin. « Personne ne voit la grande » dit-il finalement. Cette affirmation fut suivie d’un long silence. « Dès qu’on a vu les pancartes signalant cette grange, ça devient impossible de la voir. » Il se tut de nouveau pendant un long moment. Aussitôt que des gens – appareil en bandoulière – quittaient le monticule, ils étaient immédiatement remplacés par d’autres. « Nous ne sommes pas ici pour enregistrer une image, nous sommes ici pour en consolider une. Chaque photographe renforce le mythe. Sentez-vous ça, Jack ? Un flot d’énergie sans nom. » De nouveau un silence prolongé. L’homme dans sa guérite vendait ses cartes postales et ses diapositives. « Accepter d’être ici est d’une certaine manière une capitulation spirituelle. Nous ne voyons que ce que les autres voient. Les milliers de personnes qui sont déjà venues ici et les milliers qui viendront dans l’avenir. Nous acceptons de percevoir les choses d’une manière collective. Et c’est cette acceptation qui donne sa couleur à ce que nous voyons. D’une certaine manière, c’est une expérience religieuse, comme l’est forcément toute forme de tourisme. » Encore un moment de silence. « Et voilà, ils prennent des photos de photos en train d’être prises. » Il se tut un long moment. Nous pouvions entendre le cliquetis incessant des obturateurs et des leviers servant à faire avancer les films. « Comment était cette grange avant qu’elle ne soit photographiée ? dit-il. A quoi ressemblait-elle, en quoi était-elle différente des autres granges, qu’avait-elle de commun avec ses soeurs ? Nous ne pouvons répondre à ces questions parce que nous avons vu les pancartes, parce que nous avons vu les gens prendre toutes leurs photographies. Nous ne pouvons échapper au mythe. Nous en faisons partie. Nous sommes ici et maintenant. » Cela apparemment le rendait follement heureux. »  Il y a beaucoup à dire sur cette scène, d’abord rappeler qu’elle se passe dans les années 80, avant le raz-de-marée des appareils numériques. Ensuite souligner l’importance du dispositif qui remplace la chose à voir et se substitue à l’expérience critique du regard et débattre du caractère religieux que le personnage prête à cette expérience de vision collective (s’agit-il réellement d’une dimension collective ?)… Nous ne sommes pas obligé de partager le point de vue exalté de Murray ! Mais je mettrais en parallèle cette scène d’un roman avec un extrait de l’étude que Didi-Huberman consacre à Harun Farocki et d’abord cette citation de l’artiste, fondamentale pour situer son intervention sur la « matière image » : « Aujourd’hui (…) quiconque installe une caméra, où que ce soit, ne devrait plus trouver dans le sol que les trous laissés par les trépieds de ceux qui l’ont précédé. Quand on braque, aujourd’hui, sa caméra vers quelque chose, ce n’est plus guère à la chose elle-même que l’on est confronté, mais plutôt aux images concevables ou déjà en circulation qui existent d’elle dans le monde. » Image d’images comme Delillo mettait en scène des photographes photographiant des photos déjà prises. Et l’historien d’art embraie alors sur les propos de l’artiste : « Voilà pourquoi nous sommes presque mis en demeure de regarder le monde en produisant, non pas ses images, mais ses images d’images : des images dialectiques pour comparer entre elles, par montage, différentes images d’une même situation du monde. Images pour commenter d’autres images. (…) Les images dialectiques produites par Harun Farocki font ainsi lever des dialogues, des confrontations, des collisions d’images contre images. Tant il est vrai que la comparaison n’est pas un exercice de tout repos : comparer, n’est-ce pas comprendre le conflit que toute image est susceptible de faire exploser au contact d’une autre ? Et n’est-ce pas une voie, parmi d’autres, pour comprendre et pour refendre la violence même de notre monde ? » Et d’abord la violence même quotidienne de ce tourisme d’images envahissant, «  ce flot d’énergie sans nom » tout à fait à même de capter les pulsions, de les transformer en court-circuit du désir. Ce travail dialectique est sans cesse à inventer pour retrouver de quoi l’image est l’image (comment était la grange avant d’être « la plus photographiée d’Amérique »), pour résister à cette expérience spirituelle du tourisme d’images au quotidien qui vient remplacer tout autre dimension spirituelle. Les médiathèques sont des endroits où l’on conserve une quantité énorme d’images (films, livres, musiques enregistrées). De ces images dont s’inspire le tourisme, qui alimente le tourisme. La pratique culturelle à initier en médiathèque est bien basée sur la dialectique, sur ce travail de comparaison : non plus mettre en circulation des images dans leur support de mémoire, mais des comparaisons d’images, soit « faire parler » la mémoire, « faire parler » les collections des médiathèques, éviter une exploitation touristique de leurs images innombrables. Ce sont les fruits d’un long travail (jamais fini) d’interprétation comparative que les médiathèques doivent « prêter » à leurs usagers (selon des formes et des produits à inventer, à donner, partager et/ou à vendre)… (PH)

Urinoirs du faux du vrai

Au musée, suite. Un grand classique, les urinoirs hors d’usage au Palais de Tokyo. Je n’y passe pas tous les jours, ni tous les mois, mais je ne me souviens pas les avoir vus dans leur état normal, disposés à remplir leur fonction correctement. C’est hors service ou, quand c’est en service, c’est souvent limite. Étant donné la vocation du lieu (l’art contemporain) et l’histoire conceptuelle de l’urinoir, je pense quelques fois qu’il s’agit d’une démarche duchampienne, sur la longueur. Regardez le soin avec lequel le « Urinoirs Hors Service » est calligraphié, un soin narquois, voire jubilatoire. La disposition des collants rouges pour fixer le papier sur le miroir, la bandelette en plastique, rouge et blanche, tirée de biais à l’instar de ces cordons délimitant l’espace d’un délit possible (n a un soupçon, sans preuve, on vérifie, on cherche, on enquête). Sans doute que, depuis, l’ouverture du palais, la mine déconfite de chaque visiteur qui se retrouve là coincé, la vessie pleine, obligé de faire la queue devant le seul WC homme disponible (ce qui reporte parfois longuement l’instant de délivrance, pensez, un WC pour un espace culturel de cette dimension !), est soigneusement filmée, enregistrée, archivée. Un jour, ça ressortira. – Dans la rue, retour. – En quelque sorte arraché aux lieux publics pour subir une sacralisation artistique, voici l’effigie de l’urinoir, dessiné, stylé, devenu complètement abstrait et conceptuel qui revient se coller au mur. Sur des murs de ruelle où il n’est pas rare de surprendre un pisseur sauvage ou de détecter des relents d’urine. C’est une manière, peut-être, de dire que, une fois passé par la fabrication d’un copyright artistique – capturé, détourné, approprié par une autre économie, symbolique, fonctionnant à la gloire d’un seul homme -, l’objet est inutile, ne veut plus rien dire. Usé. Il est là, en ligne claire, presque page blanche attendant une recréation, de retrouver un vrai usage. Bref, est-ce une image qui sert encore  penser ? Exposé au musée, le vrai urinoir ne pouvait servir à se soulager, et exposé en faux, dans un lieu où l’urgence surgit souvent de pouvoir se vider, il est impuissant à récolter quoi que ce soit. En tout cas, avec celui-ci, personne n’a encore essayé. – Faire le mur. – Poché en grande quantité sur les trottoirs, dans plusieurs quartiers, ce sympathique « Faites le mur », pancarte brandie par un rongeur hippie (est-ce une intervention de Banksy, une référence, un détournement?). Quel mur ? Pour aller où ? Franchir quoi ? Rien n’est explicite et, en l’absence d’un commentaire plus élaboré, le slogan, au-delà de faire sourire, risque de paraître fort passéiste. Faire le mur, c’est une image dans un monde où nous sommes envahis d’images techniques, industrielles. Comme le formule ce penseur cité par Didi-Huberman : « Les images techniques, écrit Flusser, ont pour fonction de libérer magiquement leurs destinataires de la nécessité d’une pensée conceptuelle – en substituant à la conscience historique une conscience magique de second degré et à la faculté conceptuelle une imagination de second degré. » Didi-Huberman pose alors cette question : « Comment, dans cette situation, mettre en œuvre une objection d’images ? Comment construire une alternative au pouvoir des images techniques que les pouvoirs politique instrumentalisent sans relâche à l’encontre de notre bien public ? Comment ouvrir nos yeux, comment réapprendre les images ? » Faire le mur, ce serait construire pareille objection d’images. Citant ensuite Harun Farock dont il analyse les œuvres, il souligne ces propos de l’artiste : « (…) je sais qu’il est impossible de faire exactement le contraire de ce que fait la télé », une constatation qui prend forme après une longue pratique d’objecteur d’images.Confortant ce constat artistique, Didi-Huberman n’en poursuit pas moins l’invitation à aller contre. « Mais il est fort possible – il est nécessaire d’inventer les possibilités – de construire des objets qui la prennent (la télé) à revers, qui l’attaquent de biais, qui adoptent une autre économie, qui obéissent à d’autres règles de la méthode. » Et de proposer d’agir en deux mouvements (pas forcément successifs, linéaires, mais simultanés, en boucle, en tourbillon, en lignes brisées) : désarmer les yeux, réarmer les yeux. Désarmer les yeux : « faire tomber les remparts que l’idée préalable – le préjugé – interpose entre l’œil et la chose. Mettre en pièce le sentiment de familiarité avec toute image, l’impression que « c’est tout vu » et que, par conséquent, ce n’est même pas la peine de regarder. Lazlo Moholy-Nagy, Bertolt Brecht et walter Benjamin appelaient cela un « analphabétisme de l’image » : lorsque les clichés photographiques – ou cinématographiques – ne suscitent chez leur spectateur que « clichés linguistiques », c’est-à-dire lorsque les idées préconçues – les représentations – nous empêchent tout simplement de regarder ce qui se présente sous nos yeux. » Pour ce qui est de réarmer les yeux, l’historien de l’art s’inspire d’un concept développé par Guattari et Deleuze dans Mille Plateaux, celui de « machine de guerre ». « Il faut en somme fabriquer, contre les appareils d’images, d’autres appareils qui leur feront la guerre par le simple fait qu’ils existent, qu’ils fonctionnent et qu’ils transmettent du sens. Opposer au pouvoir des images d’autres images où se libère la puissance du regard : ce pourrait être, en résumé, la tâche que se donne Harun Farocki à chaque nouveau montage. » Et cette tâche, ici définie dans la pratique d’un artiste, elle doit être celle des médiathèques (contre tous les analphabétismes), tirant parti des productions d’artistes tels qu’Harun Farocki, ou développant sur la production artistique catalographiée dans leurs collections, des interprétations qui auront le même effet que le montage artistique (fonctionnant selon des logiques créatives similaires).  Est-ce en ce sens que le gentil rongeur hippie manifeste en brandissant son slogan ? Difficile d’en avoir le cœur net. Toutes ces créations d’images dans la rue, placées très différemment sur le sismographe de la colère sociale, vont-elles dans le sens de stimuler l’objection d’images ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, histoire de faire le mur, le chat et le tigre sont champions. Ils sont intenables, bien que l’un est en voie de disparition (presque aussi conceptuel, bientôt, que l’urinoir). Réapprendre à lire, vérifier l’état de sa vue avec 5 lettres f o l i e… (PH) – Georges Didi-Huberman, Remontage du temps subi. L’oeil de l’histoire, 2. , Editions de Minuit, 2010 – Banksy, faites le mur