À propos de nos relations aux images et aux appareils photographiques (instruments pour devenir touriste d’images à plein temps), rencontré une scène intéressante dans « Bruit de fond » (1985) de Delillo. Deux personnages entreprennent d’aller voir « La grande la plus photographiée d’Amérique », relique du passé et image d’une authenticité toujours désirée. Voici comment ça se passe : « Un homme, dans une sorte de guérite, vendait des cartes postales et des diapositives, des vues prises du monticule. Nous nous plaçâmes près d’un bosquet d’arbres pour observer les photographes. Murray garda longtemps le silence en gribouillant des notes dans un petit calepin. « Personne ne voit la grande » dit-il finalement. Cette affirmation fut suivie d’un long silence. « Dès qu’on a vu les pancartes signalant cette grange, ça devient impossible de la voir. » Il se tut de nouveau pendant un long moment. Aussitôt que des gens – appareil en bandoulière – quittaient le monticule, ils étaient immédiatement remplacés par d’autres. « Nous ne sommes pas ici pour enregistrer une image, nous sommes ici pour en consolider une. Chaque photographe renforce le mythe. Sentez-vous ça, Jack ? Un flot d’énergie sans nom. » De nouveau un silence prolongé. L’homme dans sa guérite vendait ses cartes postales et ses diapositives. « Accepter d’être ici est d’une certaine manière une capitulation spirituelle. Nous ne voyons que ce que les autres voient. Les milliers de personnes qui sont déjà venues ici et les milliers qui viendront dans l’avenir. Nous acceptons de percevoir les choses d’une manière collective. Et c’est cette acceptation qui donne sa couleur à ce que nous voyons. D’une certaine manière, c’est une expérience religieuse, comme l’est forcément toute forme de tourisme. » Encore un moment de silence. « Et voilà, ils prennent des photos de photos en train d’être prises. » Il se tut un long moment. Nous pouvions entendre le cliquetis incessant des obturateurs et des leviers servant à faire avancer les films. « Comment était cette grange avant qu’elle ne soit photographiée ? dit-il. A quoi ressemblait-elle, en quoi était-elle différente des autres granges, qu’avait-elle de commun avec ses soeurs ? Nous ne pouvons répondre à ces questions parce que nous avons vu les pancartes, parce que nous avons vu les gens prendre toutes leurs photographies. Nous ne pouvons échapper au mythe. Nous en faisons partie. Nous sommes ici et maintenant. » Cela apparemment le rendait follement heureux. » Il y a beaucoup à dire sur cette scène, d’abord rappeler qu’elle se passe dans les années 80, avant le raz-de-marée des appareils numériques. Ensuite souligner l’importance du dispositif qui remplace la chose à voir et se substitue à l’expérience critique du regard et débattre du caractère religieux que le personnage prête à cette expérience de vision collective (s’agit-il réellement d’une dimension collective ?)… Nous ne sommes pas obligé de partager le point de vue exalté de Murray ! Mais je mettrais en parallèle cette scène d’un roman avec un extrait de l’étude que Didi-Huberman consacre à Harun Farocki et d’abord cette citation de l’artiste, fondamentale pour situer son intervention sur la « matière image » : « Aujourd’hui (…) quiconque installe une caméra, où que ce soit, ne devrait plus trouver dans le sol que les trous laissés par les trépieds de ceux qui l’ont précédé. Quand on braque, aujourd’hui, sa caméra vers quelque chose, ce n’est plus guère à la chose elle-même que l’on est confronté, mais plutôt aux images concevables ou déjà en circulation qui existent d’elle dans le monde. » Image d’images comme Delillo mettait en scène des photographes photographiant des photos déjà prises. Et l’historien d’art embraie alors sur les propos de l’artiste : « Voilà pourquoi nous sommes presque mis en demeure de regarder le monde en produisant, non pas ses images, mais ses images d’images : des images dialectiques pour comparer entre elles, par montage, différentes images d’une même situation du monde. Images pour commenter d’autres images. (…) Les images dialectiques produites par Harun Farocki font ainsi lever des dialogues, des confrontations, des collisions d’images contre images. Tant il est vrai que la comparaison n’est pas un exercice de tout repos : comparer, n’est-ce pas comprendre le conflit que toute image est susceptible de faire exploser au contact d’une autre ? Et n’est-ce pas une voie, parmi d’autres, pour comprendre et pour refendre la violence même de notre monde ? » Et d’abord la violence même quotidienne de ce tourisme d’images envahissant, « ce flot d’énergie sans nom » tout à fait à même de capter les pulsions, de les transformer en court-circuit du désir. Ce travail dialectique est sans cesse à inventer pour retrouver de quoi l’image est l’image (comment était la grange avant d’être « la plus photographiée d’Amérique »), pour résister à cette expérience spirituelle du tourisme d’images au quotidien qui vient remplacer tout autre dimension spirituelle. Les médiathèques sont des endroits où l’on conserve une quantité énorme d’images (films, livres, musiques enregistrées). De ces images dont s’inspire le tourisme, qui alimente le tourisme. La pratique culturelle à initier en médiathèque est bien basée sur la dialectique, sur ce travail de comparaison : non plus mettre en circulation des images dans leur support de mémoire, mais des comparaisons d’images, soit « faire parler » la mémoire, « faire parler » les collections des médiathèques, éviter une exploitation touristique de leurs images innombrables. Ce sont les fruits d’un long travail (jamais fini) d’interprétation comparative que les médiathèques doivent « prêter » à leurs usagers (selon des formes et des produits à inventer, à donner, partager et/ou à vendre)… (PH)
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