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Nouvelle route et château de lumière

Fil narratif entretissé de : vélo et territoire – Judith Butler, « Dans quel monde vivons-nous ? » Flammarion 2023 – Myriam Louyest, « La traversée de l’or blanc », Atelier de moulage du Musée Art & Histoire, Bruxelles…

La route déroutée

Il pédale dans, contre, avec le vent, bourrasques et rafales dans les campagnes, portés, poussés vers l’avant, déportés latéralement, l’impression d’un trajet inédit, aléatoire, bien qu’il suive un itinéraire connu par cœur, quasi métabolisé, autant intérieur qu’extérieur, hésitant juste parfois entre différentes variantes, il prend à gauche, au pied d’une colline boisée, là, il sera abrité du vent, ça grimpe raide, à gauche en contre-bas, sous la lumière fouettée du soleil, la surface d’une carrière inondée luit, micas aveuglant, avec quelques ilots noirs, dépouillés de feuillage, juste des épures survolés de canards et cormorans. Après, plus le temps de mater au-delà du guidon, concentré sur l’effort, gestion des muscles et du souffle, un redoux à l’entrée du hameau, un faux-plat en bordure de pâtures vallonnées, puis grimpette en forêt, haute futaie, odeur d’humus, plongée visuelle furtive entre les troncs non alignés, vers des clairières, ou déjà les lisières, ici les espaces « sauvages » sont peaux de chagrin, presque des illusions. Un peu plus d’un kilomètre intense durant lequel il joue à être en montagne, la vraie, tout à la joie de repasser une fois de plus sur cette ascension courte mais bonne. Il soigne et savoure ce « repassage », soit insister sur les trajets qui « performent » sa connaissance intuitive, non rationnelle, du territoire qu’il habite et qui l’habite, que son corps et son imaginaire occupent, plutôt recouvrent, « occuper » ayant une connotation privative pour ne pas dire coloniale. Et puis, la jubilation d’atteindre le haut, une route transversale, sur la crête de la colline, la cime des arbres, agitées par la houle musclée, sur ciel azur où cavalent des colonnes de nuages, des cris de rapaces éparpillés dans l’air tourbillonnant. Il boit goulument à la gourde, avale sa banane. Et puis, envie de se dérouter, de dévaler l’autre versant par une route qu’il n’a jamais empruntée, bien qu’étant passé devant des centaines de fois ! Il se lance et est happé par un toboggan enchanté, lisse, roulant, épousant sensuellement la topographie du mont, le fait basculer dans de l’insoupçonné, ça l’émerveille littéralement. Un tracé en lacets voluptueux, un revêtement confortable, une descente rapide qui évoque le pas d’une vis traversant l’épaisseur de la forêt, versants forestiers « exemplaires », typiques, parfaits, qui donnent envie d’y marcher, s’enfoncer, s’installer, prendre racine, mais le vélo dévale goulument, vorace, plaisir de contrôler la trajectoire, se l’incorporer, avec juste un peu de pression sur les freins à disques, l’air de ne pas y toucher, partagé entre désir de s’abandonner à la jouissance de la descente totale, effrénée et désir de stopper, regarder, photographier, rester sur place. Mais ça passe à la vitesse de l’éclair, ce n’est pas un col de 10 kilomètres, déjà il quitte les arbres, il est à l’entrée du village, manque d’être déséquilibré par une rafale, s’engage dans les petites routes de campagne, au tracé erratique, heureux d’avoir découvert cette nouvelle route, quelque chose de neuf en lui, tout lui semble nouveau, gonflé de l’envie de pédaler avec ça en lui, pendant des kilomètres, avec joie il s’offre au vent de face, pour plusieurs heures, jusqu’à exténuation s’il le faut, petit braquet en rase campagne, ses jambes moulinent serrés comme en pleine ascension d’un col interminable, là-bas, en vraie montagne. Les ruées nuageuses étirent leurs caravanes blanches et grises, impressionnant exode céleste, sentiment d’une fuite vers le nord, le soleil est abondant, sa lumière ne baigne pas le paysage, elle est jetée en toutes directions, émulsionnée, aveugle, fait briller toutes surfaces, routes humides, champs inondés, feuillages usés, toits polis, clochers d’ardoises. C’est hypnotique, il n’a pas envie que ça cesse, tant pis s’il s’épuise. A plusieurs reprises, il traverse des embranchements où il pourrait obliquer, rentrer plus vite chez lui, se mettre à l’abris, s’extirper de la fougue du vent, rude, mais il prend trop plaisir, il persévère. Il ne cesse de se dire « trop heureux » d’avoir en lui un bout de nouvelle route, trop envie de la balader, de la relier à toutes les autres routes qu’il connaît dans ce coin, toutes les routes par lesquelles il sillonne journellement le territoire où il habite, développant une connaissance intuitive, corporelle, organique, poétique, de ce qu’est ce territoire. La lumière est rase à présent, presque apaisée, chaleureuse, la fin du jour approche, elle imprègne les flancs d’un mont érodé, sur sa gauche, sa couverture d’arbres aux couleurs automnales au bout de labours trempés, et par-dessus un pan de nuages d’encre noire, piqueté de points blancs mobiles, infimes ludions brillants, désarticulés, immaculés, vol de mouettes revenant d’avoir exploré les sillons qu’ouvrent les tracteurs et rejoignant leur dortoir aquatique, pas exactement en train de voler, se laissant dériver dans les dernières rafales du jour, en apesanteur, montant, descendant, tourbillonnant, déportées vers leur lointain point de chute, comme lui, depuis des heures pédalant dans la tempête, ses roues ne touchant plus le sol, les oreilles, la tête, le corps empli d’air turbulent, vivifiant. Extase et salutation aux mouettes étincelantes, magistrales. Juste après la colline, il sera chez lui, retrouvera la terre ferme, le calme et, une fois le mouvement arrêté, un bonheur disruptif, explosif, une chamade, une fabuleuse arythmie cardiaque comme un bouquet de fusées dans la poitrine, bonheur de l’avoir fait, pédalé si longtemps avec un vent extrême, aussi exaltant que d’arriver au sommet d’un col mythique.

Nouvelle route : la prise d’empreinte réciproque

Dès lors, ce bout de nouvelle route continue de vivre en lui, comme toujours en train de s’ouvrir à lui, pour la première fois, une rencontre qui le réjouit, pleine de promesse, un événement enfin qui vient contrecarrer la dépression latente. Sonné, par l’effort, par le vacarme des bourrasques et la flagellation éolienne, il brûle en surface. La totalité de son corps et esprit est parcourue d’un fourmillement confortable et sensuel, une infinité de grains qui travaillent à intégrer aux connaissances déjà métabolisées du paysage qu’il habite, les données de la nouvelle route qui conduisent à revoir tout ce qu’il savait jusqu’ici, répertorier autrement toutes les possibilités d’itinéraires, les combinaisons entre les différents aspects et caractéristiques du paysage. Il n’a besoin de nulle autre activité, tout son organisme est occupé. Une sorte de vaste set up, de mise à jour de toutes les données, mais aussi quelque chose de physique, de physiologique, toutes ces cellules effectuant le moulage actualisé de l’enveloppe paysage où il évolue en permanence (que ce soit en réalité ou mentalement).

Enfoncé dans son fauteuil de lecteur (tant d’heures de lecture s’y sont consumées que rien qu’en s’y posant il lui semble y être accueilli par ce qui n’a cessé de lui échapper, de toutes ces lectures, de toutes ces pages écrites, imprimées et qui ne se peut percevoir qu’à travers le fait de les avoir lues, d’avoir cru les lire, essayé de les lire) – le regard vague vers la fenêtre bientôt totalement obscurcie, de ces regards hébétés qui succèdent généralement aux plaisirs intenses, agités et arides avant de muer peu à peu en mer d’huile, bonheur diffus, bruissant depuis le plus profond de la moelle jusqu’aux plus lointains filaments d’être -, il laisse faire. Il est comme allongé sur une table d’opération, sous anesthésie partielle, pendant que l’on visite et s’affaire dans les coulisses de ces organes, ou qu’on y installe divers organes de substitution. Sans aucune intervention réflexive, sans rien de « dirigé » par sa conscience, l’empreinte de ses routes, de ses itinéraires, épousant les formes de ses possibles, s’ajuste, se met à jour. Il n’est rien d’autre qu’un moule en pleine gestation passive (encore faut-il sans cesse nuancer la binarité passive/active, car « affectés par cela que nous cherchons à affecter, il n’existe aucun moyen de distinguer l’activité et la passivité de façon mutuellement exclusive », p.89). Mais tout autant, constatant l’éloignement d’une part de lui-même, en allée, évaporée, comme s’il s’était dispersé au long des routes pédalées sous le vent. Il est alors livré à une entité bien plus vaste qui s’occupe à actualiser méticuleusement l’empreinte de la trace mobile qu’il a essaimé tout au long des chemins parcourus, et à partir de quoi il dialogue avec les différences saillances de son lieu de vie (ce qui y fait saillance pour lui et relève d’un mixte entre la carte objective et la carte subjective), les innombrables points de passage qu’il affectionne, reliés par une sorte de vaste membre fantôme, modulaire, partie prenante de son ancrage fluctuant. Cette double prise d’empreinte, croisée – lui, moulant le paysage transformé, le paysage le moulant tel que transformé par de nouvelles routes -, s’effectue au gré d’une détente totale, tous muscles, tous ses nerfs au repos, sur un petit nuage de bonheur post-effort. 

Le saut de plage, le sable de vie

Ce qui l’achemine vers des rêveries qui réactivent une activité pratiquée jadis de longues heures, avec acharnement hypnotique, sur l’estran, à la limite du sec et du mouillé, aux franges d’écume de l’infini, dans le vent (aussi, déjà), le soleil et les embruns nordiques : remplir des seaux et des formes de sables, les tasser ni trop ni trop peu, les renverser pas n’importe où ni n’importe comment, au contraire en poursuivant une « idée » et un plan, construire à la pelle, inlassablement, à l’instinct, un paysage de montagnes, vallées, murailles, châteaux, chemins de ronde, tunnels, face à la mer. Transvaser du sable. Lui faire épouser l’intérieur de diverses formes (tours, remparts, donjons, voitures, faunes, flores). Démouler. L’empreinte qui surgit est autant le moulage de l’objet vide, que celle de silhouettes qu’il entretient à l’intérieur, de paysages et architectures intérieurs labiles, qui lui viennent de temps anciens où ses parents lui ont transmis les jeux de sable, par simple immersion dans la matière manipulée, formes de son subconscient qui le poussent à les reproduire, à l’infini, le rendant toujours prêt à les transmettre, à ses enfants puis, plus tard, à ceux qui passent et s’incrustent émerveillé-e-s, ou simplement pour rien, dans le vide, durant le temps de plage désert, son sablier biologique se vidant, peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus vite. Une activité donc inscrite dans ses gènes. Qu’il a perpétuée et entretenue avec ses enfants, puis une fois ceux-ci devenus grands, sans enfants, sans raisons apparentes. Et qu’il ne cesse de revisiter mentalement, de s’y réfugier. Dans ces contrées sauvages éphémères, esquissées par lui-même et pour lui-même, projetant certes les constantes d’une cartographie des profondeurs mentales, mais « révélant » ce que la contrée sableuse ensevelissait, comme si ces formes y étaient enfouies, attendant les œuvres d’une archéologie fictive et éphémère, il aimait par-dessus tout tracer des routes improbables, d’abord à la main, puis à la petite pelle en plastique, les border de constructions moyenâgeuses et y faire passer voitures, camions, motos, cyclistes, en les bruitant, en imaginant progresser vers des contrées magnifiques, toujours reculant, toujours plus loin sur l’étendue de sable. De la paume, ouvrir des possibles, inventer des chemins à travers l’inexploré (qui repousse toujours, ailleurs, malgré son éradication coloniale).

La route du possible, bouffée d’air frais

Une nouvelle route en lui, dans l’ensablement de ses souvenirs, surgissant de là où il pensait avoir déjà épouser toute la cartographie, c’est une perspective inespérée qui s’offre, un espace de possibles éveillant des appétits vierges, tout reste à découvrir, les horizons ne sont pas bouchés, redevenus ouvertures indéfinies. Il reste du vide, aspirant, inspirant, du vide à combler, à partir de quoi créer du « plein », préalable au surgissement d’autres vides d’impensé. « C’était comme si une possibilité était demeurée en dehors du pensable jusqu’à une certaine époque (…), et qu’une fois devenue pensable, elle avait été appréhendée directement comme une possibilité du monde lui-même. » Ce bout de route jusque-là oblitéré « introduit la possibilité que se produisent des événements qui ne ressemblent pas à d’autres, et qui ne pouvaient pas être assimilés à une idée existante du monde. Son ajout change le sens même du monde, car elle ne peut pas être ajoutée comme un simple attribut d’un monde établi : elle le bouleverse et le redéfinit, elle est grosse de la capacité d’exposer le monde dans toute sa nouveauté. » Dans le silence de la soirée, béat, fourmillant, il mesure combien ce genre d’événement, rien de plus que dévaler pour la première fois une route en forêt, « montre soudain que le monde n’était pas connu auparavant, alors même qu’il avait toujours été là, et qu’il servait d’horizon, de cadre et de définition de l’expérience humaine. » (p.104-105) Proximité d’un nouvel élan.

L’atelier de moulage

Il somnole et se dirige vers ce « bout de route » comme s’il s’agissait d’un accessoire perdu de vue, le moule d’un élément de décor dans des réserves, rangé dans des armoires, à partir de quoi le reproduire, le réactiver. Une consistance qu’il s’approprie pour la substituer à du manque, toujours latent, qu’il repousse, qui revient toujours. Il arpente entre veille et songe un lieu peu banal, hors du temps, rarement accessible. Il n’y a été qu’une fois. C’est l’immense atelier de moulages d’un musée d’art et histoire. Un labyrinthe de kilomètres d’étagères, alignées dans la pénombre où dorment des milliers de matrice de bois, vides, aux surfaces usées, tachées de plâtre, sanglées. Mais toujours fonctionnelles, séminales. Y sont, en léthargie, et en creux, une multitude de formes du passé, fragments figuratifs, personnages et objets de l’histoire, représentatifs de la façon dont l’humain a rêvé son monde, ébauché ses mythes, élaboré ses cosmologies, ses légendes, ses rituels, ses dieux et déesses. Là, en pièces détachées. Il y erre avec passion, curieux de tout, il voudrait identifier chacune de ces matrices, il y erre aussi en ruminant la substance de ces phrases d’Emmanuel Coccia lue un jour dans le journal Libération, bien entendu incapable de les citer intégralement, mais pénétré de leur teneur, comme en lien avec ces travées hantées par la statuaire de toute une culture, collection de sarcophages vides du passé : « Tout notre bonheur dépend de notre capacité à faire quelque chose de ce passé qui ne parvient pas à passer. Nous passons notre temps à faire quelque chose de ce que nous avons fait – à construire des rituels et des objets à partir de ces tessons d’existence non digérés et non consommables. » (Libération 9/11/23) Et ce « que nous avons fait » correspond évidemment aux faits et gestes singuliers de sa biographie, mais pas seulement, à tout ce qui a été fait par l’humain, à l’émergence de quoi tout un chacun a collaboré et collabore, même des siècles avant de naître, du fait même d’appartenir à telle ou telle culture, d’être inclus dans l’histoire d’où procède la création de telle forme artistique, de telle esthétique, de tels artefacts et qui s’intègrent à tous les « tessons d’existence » que nous remuons, questionnons, vidons, remplissons, moulons, polissons. Entraîné dans le « faire quelque chose de ce que nous avons fait » implique aussi de perpétuer – et perpétuer n’exclut pas de les inscrire dans un travail critique – les formes où se sont cristallisées les figures clés d’un songe civilisationnel, que les rêves individuels, personnalisés, à leur tour épousent, adaptent, transforment à l’échelle de l’imaginaire intime, du roman individuel. Dans la pénombre de ces informes gestations – accumulation de gangues numérotées, trouées, dont il est impossible de deviner ce qu’elles recèlent -, émerge à un endroit de poussière, un cube de verre lumineux. Jaune soleil. Il contient un fragment de cette pierre blanche, friable, dont l’on fait le plâtre. Une levure crayeuse. On dirait, préservé dans de l’ambre, le principe vivant, sauvage, à l’état brut, de ce qui fonde la mémoire des formes, la force de prélever, archiver, reproduire les traces du culturel. La connaissance par l’empreinte. Un fragment d’énergie originelle. C’est ce principe vivant, puissance potentielle du moulage, qui irradie et colore la masse transparente, constellée de bulles d’air libérée par l’Infini. Il est placé à proximité d’une statue de femme tenant dans les mains un petit dragon. Il jaillit du donjon d’un château (ou en est extirpé par la main maîtresse). La scène révèle une bonne intelligence entre la chimère et le giron féminin, comme si la femme l’accouchait avec bienveillance, s’en portait garante. Une étoffe s’enroule à son bras, vivante, le drapé et plissé effectuant de souples volutes et contorsions que mime le dragon, ou qui le subjuguent, suggérant que la princesse et l’animal sont de même nature.

Le château de verre et l’horizon d’un monde habitable

A l’écart, dans un cagibi où s’entassent les bustes et corps d’une famille royale désuète, moulée dans sa gloire qui semble aujourd’hui obsolète voire toxique, reléguée à jouer les personnages ambïgus d’un monde de fables, vies pathétiques de châtelains et châtelaines oubliés, retrouvailles avec le seau de plage de son enfance, en forme de château-fort, si longtemps enfoui qu’il s’est minéralisé, transformé en verre scintillant, lumineux, irradiant, bien là, irréfutable, posé sur son socle, et en même temps irréel, immatériel, quasi hologramme précieux. Le traverse ce sentiment onirique quand revient en songe un objet perdu depuis longtemps, plus beau que jamais, n’ayant absolument pas vieilli, au contraire, sublimé et portant la promesse qu’avec lui « tout peut s’arranger », aller mieux. Une vision. Faite du sable de la vie qu’il n’a cessé de remuer, tasser dans des formes – phrases, images, sons, goûts, baisers – pour les renverser, en garder des traces, qui se désagrégeaient lentement, érodées par le temps, par la marée de la fin qui ne cesse de monter, érection d’infimes barrages accumulés – sable de phrases, images, sons, goûts, baisers tassés dans les seaux de plage -, érection toujours recommencée, sous d’imperceptibles variantes, sans cesse, et là, soudain, le tout vitrifié en entité symbolique, exemplaire, donnant l’impression d’un souvenir transcendé, d’un trophée paradisiaque, d’une plausible transubstantiation irréversible. Mais au fond, tout autant fragile ? En s’approchant, la matière ne semble pas fixée, assurée, mais assemblant les cristaux troubles de banquises en danger, une glace d’embruns polis, les murailles et les tours semblent prêtes à se volatiliser à la moindre tempête, ou à fondre, si la tentation venait d’y poser le doigt, de prendre l’objet dans les mains, lui imposant une hausse de température inappropriée. Pourtant, s’il était possible de relever le pont-levis, nul doute que l’intérieur réserverait de bonnes surprises : par exemple, dans un tel château de lumière, toutes les couronnes conservatrices et réactionnaires, sont fourrées aux oubliettes. Et depuis le chemin de ronde, entre les créneaux, une vue imprenable et décentrée sur de nouvelles routes, nouvelles possibilités, désenclavant et exaltant l’envie de clamer sans complexe (jusqu’alors seule la droite et l’extrême droite avaient droit à la décomplexion), dans cette illumination contagieuse, « dans quel monde vivons-nous ? », questionnement que l’état tragique dans lequel se trouve le monde décourageait encore d’exprimer, résigné, et pourtant formule préalable à tout processus de changement ! Puis en grimpant plus haut encore, dans la ferveur de l’enfance ressuscitée, à la plus haute tour, la tour de guet de ce jouet transfiguré, reviennent les énergies juvéniles, la joie de s’époumoner « ne vois-tu rien venir » avec le cœur palpitant de plus en plus assuré de distinguer dans le très lointain, les signes fragiles d’un panorama des plus vivifiant, inspirant, où semble germer les signes d’une volonté de rendre à nouveau le monde habitable, une sorte d’esprit, encore vague, qui monte dans les roses et bleutés crépusculaires et murmure : « pour qu’un monde soit habitable pour les humains, nous avons besoin d’une terre prospère, épanouie, où les humains ne soient pas placés au centre. Nous ne nous opposons pas aux toxine environnementales uniquement pour que les humains puissent vivre et respirer sans craindre d’être empoisonnés, mais aussi parce que l’eau et l’air doivent avoir une vie qui n’est pas centrée sur la nôtre. En ces temps d’interconnexion mondiale, et au fur à mesure que nous démantelons les formes les plus rigides d’individualité, il devient possible d’imaginer le rôle amoindri que les mondes humains devront jouer sur cette terre de la régénération de laquelle nous dépendons – et qui a besoin en retour que nous y jouions un rôle réduit, tout à la fois plus attentif et plus conscient. Pour que la terre soit habitable, il faut que nous ne l’habitions pas tout entière, que nous limitions l’étendue de la production et de l’habitat humains, mais aussi que nous sachions ce dont elle a besoin et que nous y fassions attention. » (p.101) Un château de l’enfance hanté par ce monde habitable, brillant comme une luciole d’espoir, ou serti et confit de mélancolie.

Pierre Hemptinne

Gravitation et peaux nues

Fil narratif à partir de : Likoké, restaurant à Les Vans (Ardèche) – Hélène Toulouse, Dialogues, Galerie Noëlle Aleyne – John DeAndrea, Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois – Didi-Huberman, Aperçues, Editions de Minuit 2018, etc.

Esthétique et gastronomie, moules frites ou moambe, bibliothèque de saveurs

Il est dommage qu’elles appartiennent au circuit du luxe, ces petites choses intrigantes, théâtrales, blotties et épanouies dans des assiettes très amples. Elles ravissent le regard, au centre de l’arène de porcelaine, font saliver, et une fois démantelées par les couverts, morcelées dans la bouche, surprennent le palais qui retrouve confusément d’anciennes saveurs et contrées, découvre de nouvelles capacités à sentir ce qui lui échappait jusqu’ici, et salive en voyant s’ouvrir les portes de saveurs infinies, absolues, sans cesse renouvelées, combinées, faisant exploser toute crainte du de routine, de répétition du même, toute idée de limitation du goût. Il pioche dans une impalpable bibliothèque de saveurs, aux fins fonds du cerveau, là où le système nerveux s’enfouit dans d’inextricables ramifications, pour identifier et raconter ce qu’il est en train d’avaler. Il se trouve ainsi sur la piste de sensations, en partie connues, presque issues de lui et en partie inédites, étrangères, migrantes sans frontières et inouïes, qui convoquent les autres sens – ouïe, toucher, vue, odorat -, avant de plonger vers l’indistincte digestion qui ramène tout à l’utilité de la subsistance. L’attention se focalise sur la chaîne de la transformation, il transforme ce qu’il mange, en nourritures terrestres autant que spirituelles, il est transformé par ce qu’il mange, par ce que lui inspirent les saveurs de ce qu’il ingurgite. Ce qu’il se raconte pour essayer de cerner tout ce qu’évoquent les saveurs qui défilent, se composent l’une l’autre, interagissent avec l’appareil sensoriel qui les décode, fait partie intégrante de la dévoration. L’ingestion physiologique des aliments va de pair avec l’ingestion psychique, spirituelle, de leur esthétique déclencheur de récit. Ainsi cette sidérante moule frite à la belge, sculpture miniature qui magnifie un plat populaire, abondant, consommé en grandes casseroles, en une représentation minimaliste, condensée, juste une essence, joyeuse et rare. Une parure rituelle, énigmatique. Il doute, d’abord, qu’elle soit comestible. La manière précise, maniaque, dont tous les éléments sont imbriqués, incluant comme élément de décor une référence aux œuvres de Broodthaers, évoque une fascinante mécanique à remonter dans les imaginaires culinaires. Ou encore, la représentation épurée d’une moambe, un plat réputé pour sa lourdeur festive, un peu frustre, qu’il associe à des repas de famille bien arrosés de bière, remuant des souvenirs coloniaux, agités dès lors et suivis de digestion difficile. Le cuisinier – comme lui, d’origine d’une famille belge coloniale, comme l’indique le nom du restaurant – a su en exprimer une légèreté cachée, un hamburger de poule à l’huile de palme comme centre de gravité, posé sur un jus d’épinard à la crème (en remplacement du manioc), surmonté de galettes croquantes d’arachide, de banane plantain, garniture traditionnelle de ce plat africain. Pour lui, contempler ces miniatures culinaires, infimes et précieuses, métaphores de précision se suffisant à elles-mêmes, qui représentent des mondes complexes en expansion continue, qu’il s’agisse de tout ce qui se trame autour d’un plat populaire ou des réminiscences coloniales et familiales, encourage d’autres manières d’appréhender les réalités, de réfléchir des traces et des attachements de goûts, de dessiner les mondes dans lesquels il se glisse  – qui se glissent en lui par morceaux – sans jamais en avoir une vision globale. Et puis tout cela se transforme en textures dans la bouche, mais textures qui parlent et chantonnent en se désagrégeant, l’image est détruite, mâchée, mais se reconstruit autrement ailleurs. L’image n’existe plus, n’est plus sous les yeux, et pourtant elle fait partie de nous comme jamais. S’alimenter, physiologiquement et spirituellement, c’est participer à un vaste transit matériel et iconique, et jamais cela ne lui est autant perceptible que confronté à ce genre de cuisine créative, presque détachée de la fonction nourricière.

Sur un mur, constellation de peintures, paysages qui remontent des entrailles de terre, table d’interprétation du monde (Hélène Toulouse)

Ce qu’ouvrent ces subtiles constructions gastronomiques, évocations, suggestions, finalement, n’est pas très loin de la stupeur qui le saisit face à un mur où une galeriste a installé une constellation de toiles d’Hélène Toulouse. Il y est passé devant, au matin, indifférent. Puis, plus tard, au cours de la journée, un déclic, du moins un doute. L’envie de revoir ce qu’il en est, juste pour confronter deux moments, au cas où. Il se hâte, il lui reste peu de temps avant le train avec lequel il doit quitter la ville. Il revient dans la galerie et reste planté devant le mur quelques minutes, l’œil vaquant au hasard, sans pensée, sans intention précise. C’est une collection de crépuscules, sombres ou radieux, un ensemble de rivages les plus divers, intérieurs, extérieurs, urbains, paysans, terriens ou cosmiques. Quand le regard les balaie dans un sens, il lui semble être attiré par autant de perspectives pleines de promesses ; dans l’autre sens, soudain, c’est plutôt l’impression de limites infranchissables qui prédomine. Et ainsi, l’ensemble palpite, les luminosités s’échangent et se marient entre les toiles, varient, circulent. Plus exactement, des fragments de rivages, des prélèvements, des précipités. Des fragments de lignes d’horizon, grossies, brouillées, redevenant mondes en soi, paysage à part entière, infini. Un rectangle de grisailles avec, entre deux eaux, de légères fumigations blanchâtres, bouillonnement de fines écumes ou vapeurs vagabondes, qui signalent là, la rencontre de courants divers déchirés par d’invisibles récifs. Presque semblable à première vue et pourtant devenant totalement différent, un plan liquide calme, mort, entre gris et vert, avec au centre un reflet gris argenté, abrasif, flaque calcaire mal grattée, l’ensemble entouré de noir implacable. Sur une fine bande grise et ocre, irrégulière, incertaine, le corps imposant d’un talus, opaque, surmonté de fines broussailles à contre-jour, et au-delà un défilé bleu neigeux aquatique ou céleste. Un mur végétal étiré comme la masse musclée, tendue d’un animal sombre, occulte un ciel verdâtre, pas très pur, bordé d’un immeuble flou et, là au milieu de nulle part, une ligne jaune vif, mèche solaire ou phares de voitures. Simplement du rouge sang, presque coagulé, contaminé par une atmosphère anthracite, plombée, aux limites de la respiration. Prairie marécageuse ou fleuve charriant boues et algues arrachées par la crue, vert bouteille, olive, vagues et crêtes de chairs blafardes, sales, et fine berge sombre hérissée contre un ciel blanc gris, crayeux et crémeux. Un promontoire d’or, champ de blé mur presque en lévitation, surplombant l’estran de sable gris marbré de rose, reflets du soleil levant, et les flots beiges, indistincts, lointains, miroitant. Des dégradés fuligineux, des nuanciers géologiques, des gouffres marouflés presque monochromes, sans fin, toujours cadrés dans leur réplique hors-champs, là où, dans un détail, un gros plan, se joue la rencontre entre le connu et l’inconnu, où ils s’échangent, se confondent, brouillent les cartes, jamais le paysage sublime en tant que tel, mais sa trame générique, étoupe contagieuse, le genre de points de fuite vagues où, toujours, face aux spectacles des lumières et couleurs naturelles, son regard s’est abîmé, enlisé, engouffré pour essayer de s’épancher totalement dans l’environnement, ses yeux buvards absorbant ces instants magiques, troublants, précis et insitués, sans bords. Il les retrouve peu à peu, à tâtons, devant ce mur constellé de toiles, et il lui semble que la remontée en mémoire de tels instants diffus, épars, parfois enracinés ou complètement hors sol, pourrait se poursuivre sans fin et met en place une table d’interprétation du monde, enfin, de sa place à lui dans le monde. « A la fin de l’année 1991, un poète recopie quelques lignes d’un discours sur la méthode prononcé par lui quatre ans plus tôt : « Je travaille sur une table. J’y jette, à plat, une collection aléatoire d’objets de mémoire, qui restent à formuler. Au fur et à mesure que s’élaborent les formulations, des relations logiques (non causales) peuvent apparaître. Tel est le dispositif de base qui permet la mise au jour d’éventuelles connexions logiques. Alexandre Delay parle des pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment à la surface des champs. Ces relations logiques (de l’ordre du langage) forment entre elles des réseaux imprévisibles, inouïs. C’est là que « soudain, on voit quelque chose », qu’un autre sens surgit, même à propos d’anciennes choses. A ce moment-là, un énoncé devient possible. Je dirai même qu’il s’impose avec la force de l’évidence. » (Didi-Huberman, Aperçues, Editions de Minuit) Il lui semble aussi, fouillant les images devant lui et la manière dont elles font chœur, parlent ensemble, échangent leur nature, se complètent l’une l’autre, qu’il est en train de fouiller, chercher à l’aveugle des objets à même une chair informelle, sans âge, entre lui et la vie. Il attribue à cette chair les caractéristiques de celle en laquelle s’incarnait, en certaines heures, en certaines circonstances imprévisibles, son amour et qu’il a aimée, caressée, embrasée, pénétrée. Les trames peintes, les reflets métamorphiques, les paysages et rivages de ses expériences amoureuses qui apparaissent en sa mémoire comme ces pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment à la surface des champs. Il touche quelque chose de cela, mais pas directement, par allusions, à travers un jeu de filtres qui contribue à ce qu’il y ait redécouverte, possibilité de rencontrer autre chose.

Femmes nues, hyperréalisme de l’abîme désirant

Quelque temps après, et oubliant alors le train à prendre, exactement comme il y a longtemps, dans sa jeunesse, il lui était arrivé de laisser filer l’heure, flânant et se grisant dans le sillage de passantes magnifiant les flux de la grande foule, attendant une improbable conjonction – dont pourtant l’immanence le tenait en haleine -, il aperçoit au bout d’une impasse, des fenêtres éclairées, une porte ouverte, des femmes nues, immobiles, statufiées. Une performance ? Une répétition ? Une provocation ? Les coulisses d’un spectacle ? L’appel est irrésistible, l’incitation au voyeurisme le fouette incommensurablement, comme si se trouvait là la quintessence de ce qui excite tout voyeur, tout et rien à voir. La femme nue, totalement soumise mais insaisissable, incompréhensible, insondable. Il s’engage et rien ne vient s’interposer. Il traverse un atelier où sont alignés sur des planches des dizaines de moulages de bustes, visages aux orbites vides, dépersonnalisés. Pourtant, ce sont les empreintes d’individus réels, capturées, peut-être même encore en vie, quelque part. Cela ressemble aux silhouettes qui le hantent, au fond de la mémoire comme des mannequins inertes coulés au fond d’un étang ou entassés dans un hangar sombre, personnes connues autrefois, côtoyées, fréquentées, mais vidées de toute substance, tombées dans l’anonymat. Ces bustes attendent un traitement qui les ressuscitera d’entre les morts, à la manière de créatures artificielles, robots et autres golems. Parmi elles, justement, une tête a entamé le processus de renaissance, son âme, ses couleurs, ses lèvres, ses yeux, ses cheveux, ses fossettes expressives reprennent formes et couleurs vivantes. Elle est prête à être transplantée sur un corps d’emprunt, de passage.

L’accès est libre, ouvert à qui veut. Il avance perturbé. Les émois caractéristiques d’une imminente révélation artistique, comme il en a souvent connus avant d’entrer dans une exposition très attendue se mêlent à ceux qu’il éprouvait en approchant des quartiers de prostitution où, adolescent se vivant maudit, il allait quelques fois errer, dévorant des yeux les filles en vitrines. Confusion. Il est au seuil de la galerie, les corps nus ne vacillent pas. Vont-ils se mouvoir dès qu’il aura franchi la porte, l’irruption d’un inconnu servant de déclic ? Jouer imperceptiblement dans l’espace et ensuite s’emparer de lui ? Ils semblent respirer et, en même temps, ils ont la rigidité de cadavres récents, d’humains frappés par une mort éclair, instantanée, dont l’organisme n’a pas encore pris la mesure, se maintenant comme vifs dans la mort. Ils conservent la couleur de la vie, en surface, presque un vestige attendri, un adieu coloré, irrigué de souvenirs. Il hésite. Il pense à des femmes taxidermisées par un tueur en série, maniaque qui les disposerait ensuite de manière à constituer des scènes énigmatiques. Alors, des relents d’érotisme morbide le saisissent. Il est par ailleurs familiers des désirs qui perdurent, par rituels, au-delà du décès ou disparition de l’objet désiré, excitation qui persiste malgré la mort ou la disparition, désir entretenu obsessionnellement au cœur même du physique escamoté, persistance d’une proximité charnelle virtuelle, dans l’absence et le manque. Derrière le comptoir, une jeune femme l’accueille d’un bonjour franc et engageant, lui tend un feuillet explicatif, se tient à sa disposition pour de plus amples informations. Surtout, ces yeux féminins, affûtés, le regarde dévorer des yeux les femmes nues. (Les espaces d’art ont banalisé le fait de regarder des représentations de femmes nues, au filtre des expressions esthétiques, mais dans ce cas-ci, l’aspect réaliste des sculptures ne manque pas de brouiller le jeu.) Troublé, presque somnambule, il dégaine son appareil photographique. Il va mitrailler. Ce sont des inconnues mais dans leurs poses, leurs gestes figés, leurs silhouettes, il pressent des formes connues, déjà vues, classiques. Où ? Quand ? Des livres d’art ? Des musées ? Le bras tragique sur la tête. Le pied posé à l’arrière de la cheville courbée. Le pas suspendu avec élégance. La méditation esseulée, éperdue. La femme rejetée, tétanisée. Il lui est impossible de préciser. Mais, oui, ce sont des attitudes rendues familières par des siècles de sculpture, de peinture, de théâtre pensé par l’homme (masculin). Ces femmes plus que présentes renvoient à des figures conventionnelles de l’art. Plus exactement à des manières d’être dans lesquelles les hommes ont organisé la représentation du corps des femmes, son répertoire de poses. Ce qui installe une sorte de mise en abîme : des siècles de peinture à représenter la femme en créant des archétypes de déhanché, de démarche, d’abandon étiré, de tête sous l’arche d’un bras plié. Toutes ces postures symboliques codifiées par l’art enferment la femme dans un langage pictural de la beauté, sorties du marbre et de la toile, extirpées du musée et naturalisées alors par des femmes prises dans le cours dominant des sentiments, des flux émotionnels par lesquels elles sont formatées (jusque dans les romans-photos). Et puis, cette naturalisation est restituée dans l’espace d’art par un moulage hyper-réalistes à même les corps modelés, malaxés par une tradition picturale. Prises sur le vif. Empreintes corporelles prélevées à même les corps de vraie femmes, alors même que, sans en avoir conscience, elles coïncidaient avec des personnages de sculptures, peintures, théâtre, assujetties aux fantasmes du mâle définissant les rôles, les attitudes, les génuflexions, les retenues, les tensions dramatiques, les attentes oisives. Cette exposition a alors quelque chose de célébration macabre, de roman policier tordu, attestant que le dressage des corps (féminins) par l’art (masculin) était presque parfait.

Des milliers d’heures de pinceau pour faire revenir à la vie la disparue, inlassablement, maintenir l’épiderme vivant

Toute cette peau nue l’attire, maladivement, il a du mal à obéir au rituel « oeuvres fragiles, ne pas toucher ». Il étudie de près le grain, la pigmentation, est-ce de l’authentique, du satin incarné ? Ce qui l’excite n’est pas tellement d’être si proche de femmes nues, sans défense, dociles comme les filles d’un bordel. C’est cela, elles personnifient toute l’histoire de l’art comme un long envoûtement des femmes sommées de correspondre aux attentes des hommes. Intéressant, en pleine dynamique #Me Too (l’initiative d’exposer ces œuvres n’ayant rien à voir avec ce mouvement, juste une coïncidence qu’il trouve intéressante à noter, mais effleure-t-elle l’hôtesse de la galerie ?). Ce qui le branche particulièrement, c’est autre chose, une intimité énigmatique qui s’installe, un secret bien gardé par ces corps, une empathie peut-être malsaine, ou vicieuse, qu’il veut cerner. C’est à même la peau, dans l’épaisseur moite du derme peint, en même temps à côté, au-dessus. Comme la proximité d’une chose procréée par ses soins. Comme d’effleurer une créature engendrée par lui, pour lui. Pas ce qu’il a sous les yeux, mais passant par ce qu’il dévore et détaille sans scrupule, se livrant une fois de plus à une leçon d’anatomie invraisemblable, le rapprochant de quelque chose qu’il caresse en son intérieur, pierre angulaire de sa sensibilité, de son maintien dans l’intérêt pour la vie. Quelque chose se passe vie les neurones miroirs. Ces femmes immortalisées ressemblent à une matière, un tissu qu’il génèrerait sans cesse en lui pour continuer à aimer ce qu’il a perdu. Ces épaules nues et la chevelure. Ces mains qui étreignent l’enfant. Le ventre et le bassin étalés et presque tordus dans l’imploration muette, couchée. Des gros plans presque paysages, des images qu’il peint sans cesse sur les parois de ses galeries internes, dans le style des petites toiles d’Hélène Toulouse. Une information captée dans le feuillet distribué par la femme qui l’a accueillie le met sur la piste :  c’est le temps, le soin infini qu’il a fallu à l’artiste pour restituer cette impression réaliste. Car il sait, il sent à présent qu’il s’agit de peinture sur des moulages de corps. C’est le pinceau obsessionnel, inlassable, qui a réinsufflé une vie enluminée à ces corps, par petites touches de ses poils. Chaque « œuvre » a exigé un processus de près de mille heures (d’où la rareté de cet artiste né en 1941). Ce qui l’excite est donc bien ce temps minutieux passé à peindre, à restituer cette impression de peau vivante, et c’est bien plus que la restituer : c’est la posséder absolument. C’est ce temps palpable et dément dans lequel la femme s’englue telle une proie exhibée. Il imagine que pour obtenir ce résultat, il faut  s’absorber totalement, corps et âme, dans la matière à imiter, l’épiderme féminin, s’y perdre, s’y noyer, se dissoudre dans le mystère de son « essence », capter la singularité de sa carnation. C’est le fidèle miroir des efforts incessants qu’il produit lui-même, d’une toute autre manière, dans son imaginaire, pour maintenir l’absente vivante en lui, physiquement toujours désirée, intacte, comme une prisonnière qu’il entretient, nourrit, soigne, lave, habille, déshabille, dans sa tête. Le moulage de la femme qu’il a tellement désirée subsiste dans ses fibres nerveuses, il lutte pour lui conserver une apparence désirable, éviter qu’elle rejoigne les formes évidées, désincarnées, digérées. Sans cesse, il la peint et repeint mentalement, passe et repasse son pinceau pour que les teintes restent vives, fraîches, parfumées, par petites touches. Refaisant mentalement des gestes qu’il lui semble avoir déjà fait, pour de vrai, quand ses caresses parcouraient les formes et la peau, épousant les moindres plis, photographiant les nuances de grain, de plasticité, de teintes, à la manière de pinceaux minutieux, affairés presque archéologiques sur une future dépouille, qui enregistrent ce qu’ils doivent reproduire, dont ils doivent faire une copie de sauvegarde pour n’être jamais totalement séparés, quoi qu’il puisse arriver, de ce qui, dans l’instant, semble être la seule raison de vivre, l’étendue du corps étreint étant, finalement, un absolu à définir, à représenter, au même titre que chaque modèle nu dans l’atelier d’un artiste.

Pierre Hemptinne

Paysage bien moulé

Didier Marcel, « Sommes-nous l’élégance », 8 octobre au 2 janvier 2011

Le dispositif a beau être un peu bateau, il fonctionne, – même si c’est à la faveur d’une inattention du cerveau ou faut-il appeler ça une prédisposition maximale où tout peut paraître neuf, imprévu et neuf ? Toujours est-il que durant une fraction de seconde, en découvrant la grande salle de Didier Marcel, composée de rochers moulés (plus vrais que nature), de plusieurs stères de bois alignés, le tout en bordure d’une clôture de TGV imprimée sur le mur, une fraction de seconde, je me suis cru ailleurs (déporté, téléporté). Comme quand on croît s’être trompé de porte, la réalité de ce que l’on trouve dans la pièce ne correspondant pas à ce qu’on s’attendait y trouver et que ça nous semble incongru (indiscret à surprendre). Comme quand des souvenirs étant activés à notre insu par différents facteurs de l’environnement, tout d’un coup, dans un coup de flash dépaysant, on se sent revivre un moment passé dans un lieu jusque-là oublié. À travers l’artificialité totale de l’installation, l’apparition de la nature, la manifestation d’un paysage complet – mais comment est-il entré là ? -, est plutôt bluffante. Je revois des marches en forêt longeant des murs de bois coupés. Plus exactement, sans doute, l’état dans lequel je pouvais me trouver lors d’une marche de ce type, pendant une durée précise, en passant près du rangement de troncs. L’espèce de décoloration due à la blancheur du musée et au matériau utilisé donne cette espèce d’effet flash, lumière blafarde, image figée dans la mémoire, presque morte. La présence du genre de clôture qui sépare les voies ferrées du reste du paysage crée aussi un climat particulier. Du train, on voit souvent les arrières des maisons, le fond des jardins, des zones écartées, fonctionnelles, des bouts de paysage désaffectés, presque des imitations. C’est surprenant, voilà. Pour le reste… La plupart des pièces sont obtenues par moulage, travail d’empreinte, par quoi ces morceaux de nature se rapprochent du monde de l’art. Les troncs d’arbre moulés sont de redoutables copies conformes, fidèles, reproduisant les moindres détails de l’écorce. Mais tout en étant rien d’autre qu’un moulage, une reproduction fidèle, leur ornementation – le dessin, le motif de l’écorce – se transforme en création artistique, les rapproche de la statuaire. Réalisés et érigés dans une blancheur marmoréenne, ils accentuent leur ressemblance avec les colonnes d’un péristyle antique (la comparaison est classique). Ils sont disposés près d’une maquette de bâtiment moderne en ruine, montrant ses entrailles, sa fragilité, alors que les troncs-colonnes se dressent comme des idées inaltérables, éternelles. Impressionnants aussi, les moulages de terre labourée, ici en rouge, et, en association avec un tapis original, constitue un hommage à La charge de la cavalerie rouge de Malevitch. L’artiste a réalisé plusieurs de ces moulages impressionnants, accrochés au mur comme des tableaux, des paysages constitués d’un bout de paysage saisis dans le relief même de ses sillons (là où la main de l’homme, avec ses machines, retourne la terre, transforme, abîme le paysage), autant hommage que blessure, la terre qui se soulève, se contorsionne, grasse, fertile. Eléments de paysage « banals », ordinaires, – terre, roches, troncs -, tels qu’ils se reflètent en nous et recomposent d’autres paysages internes, artificiels. C’est souvent avec ces répliques immatérielles telles qu’elles se trouvent moulées dans notre patrimoine de signes et d’images symboliques (au niveau psychique) que l’on interprète un nouveau paysage, que l’on entre en contact avec les éléments qui le composent. L’empreinte en nous des arbres vus, remarqués, éprouvés, permet un peu d’entendre le langage arbre, à leur contact. (Pour la relation avec les arbres, lire L’orphelin de Bergougnioux.) Entre le réel, l’image psychique, celle-ci extériorisée et matérialisée, moulée à partir d’un original qui lui ressemble, l’espace muséal et le vrai paysage naturel… il y a de quoi s’amuser. Quel est l’original ? Le tronc naturel (le vrai) moulé ? L’idée éternelle de tronc, extirpée de l’inconscient et matérialisée en colonne antique idéale, originelle ? Les cerfs schématiques de La clairière surprennent (on ne s’attend pas à voir surgir la bête d’une silhouette si filiforme et industrielle, mais rien à voir avec l’apparition en chair et en os de l’animal, un dimanche, à l’orée des bois !  Relire aussi le travail de Didi-Huberman sur le processus d’empreinte dans l’art.(PH)

« La ressemblance par contact », G. Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman, « La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte » Editions de Minuit, 2008, 379 pages

Georges Didi-Huberman explore le monde de l’empreinte, les techniques, les savoir-faire, l’imaginaire : qu’est-ce que l’homme a cherché à étreindre en pratiquant le moulage ? « En quoi cette technique, qui d’abord suppose le contact, transforme-t-elle les conditions fondamentales de la ressemblance et de la représentation ? »

Pratiquée depuis la préhistoire jusqu’aux formes les plus actuelles de l’art, la technique de l’empreinte est une sorte d’anachronisme qui permet de développer une archéologie nouvelle de l’art contemporain,

La première partie décortique la place de l’empreinte dans l’art classique. Pratique d’étude incontournable mais rabaissée : le moulage est une pratique mortifère (d’ailleurs utilisée pour les masques mortuaires), alors que l’art, en reproduisant l’empreinte idéale que les choses impriment à même l’imaginaire de l’artiste, donne la vie.

Sur la dialectique féconde que l’empreinte stimule entre copie du réel et création artistique, Didi-Huberman fonde une approche remarquable du travail de Marcel Duchamp trop systématiquement réduit à un seul ready made (l’urinoir), accusé d’évacuer le savoir-faire, de remplacer la main à la pâte par le n’importe quoi.

Or, se concentrant sur les œuvres principales de l’artiste, Didi-Huberman rappelle à quel point il a maîtrisé de multiples techniques pour réaliser ses machines esthétiques hybrides.

Essentiellement, il s’attache à démontrer à quel point Duchamp pousse le génie du moule comme esprit dialectique de l’art, comme outil de connaissance par l’art et comme accessoire de l’érotisme du geste artistique.

Echantillon :

« On ne s’étonnera pas que Marcel Duchamp ait pensé, un jour, à prendre au mot le jeu des multiples mots et des multiples choses réversibles contenues dans chaque moule. Prendre au mot, pour le sculpteur qu’était Duchamp, cela impliquait de s’engager dans une chaîne opératoire assez complexe –elle garde, aujourd’hui encore, une bonne part de son mystère- consistant à mouler une « moule », c’est-à-dire à produire le « moule » d’un sexe de femme. » (A propos de Feuille de vigne femelle)

« Feuille de vigne femelle se présente, à bien des égards, comme un défi lancé à la notion de sculpture. Défi qui passe par la rencontre, érotique et technique, d’une « moule » et d’un « moule ». Défi qui passe par l’hypothèse selon laquelle l’empreinte offrirait, mieux que toute autre, la possibilité de renverser l’objet de la sculpture… »

La sensibilité et la capacité d’analyse sont extraordinaires, les hypothèses audacieuses, les démonstrations remarquables tout autant que la langue précise et si peu jargonnante. C’est un régal. Qui se termine par une « ouverture », au lieu d’une conclusion, intitulée « Sur un point de vue ichnologique » (science des empreintes) où l’on peut lire des choses comme :

« Nous devrions accepter de nous placer devant une sculpture de Donatello, de Rodin ou de Marcel Duchamp, comme devant une empreinte de main préhistorique. Devant une telle empreinte, en effet, nous ne savons rien à l’avance, ou alors nous devons critiquer tout ce que nous savons déjà par un examen toujours plus approfondi du matériau lui-même : l’image formée, le substrat, la nature du pigment, les traces de processus, la situation dans la grotte, etc. (…) le préhistorien peut offrir à l’historien de l’art l’exemple salutaire d’un regard plus désorienté, plus dénudé, mais plus resserré aussi (donc capable de problématisation) sur la teneur matérielle et processuelle des images. »

Luc Lebrun, avec qui j’évoquais ce livre, soulignait à quel point ce genre d’étude innovante et pénétrante manque à l’analyse des musiques actuelles qui utilisent aussi beaucoup des techniques d’empreintes (ne serait-ce que dans les field recordings…)