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Le singulier soluble en festival

P’Tit Faystival, samedi 9 juillet 2011, Petit-Fays (Belgique)

Chaque année, le déferlement de chiffres jaugeant le succès des grands festivals sidère. A Glastonburry, 137.500 visiteurs par jour et, au final, une perte de 25 millions d’euros imputée en grande partie aux cachets mirobolants de certains artistes que l’on fait venir pour vendre encore plus de places. Pour Les Vieilles Charrues (de Lou Reed à Pierre Perret), 110.000 billets vendus dès le premier jour de la mise en vente. J’aperçois (de loin) les photos dans les journaux, les reportages à la télévision, je me demande souvent où est la musique, quel est l’espace laissé vacant pour écouter, que voit-on sur ces podiums géants sinon la disparition de la musique, sa dissolution dans le gigantisme ? Des insignes, des codes, un langage morse informant de la disparition de la musique ? N’est-ce pas une écoute par procuration ? Une mise en présence d’appareils musicaux « totalitaires » (référence aux stratégies marketing du 360°), en général tellement connus et médiatisés, tellement calibrés pour parader en des formats énormes – reproduire en surdimensionné une expérience d’écoute domestique et individuelle, écraser par du massif le frisson que l’on a pu ressentir lors d’une écoute privée, et faire croire que ce massif est une dimension supérieure, la vérité de l’expérience musicale -,  que la musique en devient virtuelle, part négligeable. Le vrai danger pour l’audition se situe plus dans cette dimension d’arnaque que dans le volume de décibels. Il n’est plus besoin de vraiment (re)sentir la musique de façon singulière, d’en avoir une expérience personnelle, les vibrations suffisent et celles-ci, les vibrations physiques, se substituent à celles, plus subtiles, que la musique peut faire surgir de l’intérieur. (Même si, rien n’est exclu, ces deux régimes vibratoires peuvent coexister.) Ce serait autre chose, certes tiré de la musique – un produit dérivé-, qui s’offrirait ainsi en spectacle. La valeur des programmations de ces festivals est évaluée à l’aune du succès de foule et des ardeurs de celle-ci. Je m’interroge aussi toujours sur cette fusion simultanée d’un si grand nombre de personnes face au même podium. Je connais, bien entendu, une part des théories qui analysent ces effets de masse (Masse et Critique, E. Canetti), je sais les effets de l’empathie et de tous les adjuvants qui introduisent aux abandons de soi dans l’excitation, répétitive ou nuageuse, d’affronter le mur du son, de le traverser, d’en être traversé, comme on peut se mesurer aux vagues de l’océan. N’empêche, ça n’explique pas tout, ce sont, selon moi, des instants si rares et fragiles que ceux ainsi marqués par l’abandon musical et qui rendent possible la danse, une danse toute relative en ce qui me concerne (mais qui en tient lieu). Il faut que la musique crée un climat de confiance afin que je m’ouvre à elle sans retenue. Elle vient alors se réfléchir, épouser la forme de l’âme qu’on lui prête et qu’elle trouve en nous, cette zone où tout l’être se met à l’écoute, un sentiment de coïncidence miraculeux s’installe comme quand, dans le sentiment amoureux, se dépasse le clivage âme/corps et que l’on se sent pressenti par un corps/âme différent, avec soulagement (une libération). La musique fait corps avec nous, intimement, elle s’amalgame et puis elle emporte tout ça vers l’extérieur, vers le haut, on s’élargit souplement dans tout l’espace, ça y est, ça peut danser. Ce processus étant à l’œuvre chez d’autres, de l’intérieur à nous se mêle à de l’intérieur jailli d’autres émois parallèles. Et c’est le trop fort, le quelque chose se passe, le je ne sais quoi qui germe et pétille dans le sang. Cela vient directement de la musique, ou, par contagion, d’autres personnes dans la foule, à moins que ce soit de nous que part la contagion ? Ces moments d’abandon providentiels ne sont pas non plus indispensables pour qu’un événement puisse être déclaré digne d’intérêt. Je peux trouver qu’une programmation musicale de festival est d’un très bon niveau, y éprouver du plaisir sans pour autant déboucher sur ces bonheurs. C’est un peu ce que j’ai éprouvé lors du dernier P’tit Faystival, globalement un bon cru mais où, contrairement aux années précédentes, je n’ai jamais connu d’instant de grâce. Je suis presque toujours resté à côté, un peu en-dehors avec, toutefois, le sentiment qu’il fallait peu de chose, peut-être qu’en commençant par faire semblant, l’engrenage magique se serait déclenché. Mais refus du leurre.  Quels sont les défauts qui m’ont refroidi ? Je dirais, avant tout, un défaut général de pensée. Pour qu’une musique crée la sensation exceptionnelle qu’elle s’adresse particulièrement à vous, elle doit être rigoureusement pensée (pas d’adresse sans cela). J’ai eu plusieurs fois l’impression qu’entre le choix du matériau musical choisi, l’impact recherché auprès de tel public et, en fonction de cela, quelle mise en forme donner au matériau (quelle esthétique), il y avait beaucoup de flottement, des hésitations, voire des errements qui consistent à rester entre plusieurs choix possibles, chevaucher plusieurs solutions, essayer tout et son contraire sous prétexte, qu’aujourd’hui, l’éclectisme peut donner réponse à tout. Si j’en parle, ce n’est pas pour déprécier tel ou tel artiste mais parce que, peut-être, le défaut dont il s’agit renseigne sur un défaut plus générique qui ronge un grand nombre de musiques actuelles (et dont la seule issue serait l’outrance festivalière). Hormis, ici ou là, quelques travers dû à l’immaturité, ce défaut n’est peut-être pas imputable précisément à une faiblesse des musiciens, c’est peut-être le symptôme d’une difficulté de ces musiques, populaires, sommées d’être originales mais de plaire à un grand nombre et immédiatement, à résoudre leur problématique (dans le sens de l’évacuer). Difficulté amplifiée par le fait que, souvent d’un bon niveau technique, ces musiciens ont des possibilités très étendues qui encouragent le jonglage approximatif (mais pouvant bluffer) et que, vu souvent leur jeunesse, ils ont une culture très mélangée et marquée par le mixage. On entend beaucoup de choses dans ces musiques, beaucoup de mélanges et d’influences, mais où se posent-elles, que tranchent-elles ? C’est le cas du trio Teme Tan, globalement de bonne tenue, bon guitariste, un ensemble bien balancé, un emballage qui évoque Keziah Jones, enjoué, tressautant. Et après ? Où veut-il en venir ? Je suis incapable de répondre – à part solliciter un battement de pieds ou d’autres parties du corps, de manière un peu creuse -, et du coup, comment pourrais-je suivre cette musique, m’y accrocher ?  Plus complexe (et passionnant), le cas de The Family Elan. Un trio de musique folk, puisant souvent dans une tradition bien réelle dotée d’un passé (une authenticité) et s’orientant vers un « ailleurs temporel » qui se détacherait de toute racine. Le choix se porte souvent sur un héritage (me semble-t-il) proche des Balkans. Ils réussissent des plages entêtantes mais, dans l’ensemble, ils semblent hésiter quant à la tournure qu’ils veulent donner à la chose. La rythmique folk est accentuée, parfois caricaturalement, comme si c’était la seule manière de conférer de l’universalité à ces structures anciennes, de les faire passer du local au global sans fioriture (d’élargir leur audience), pouvant être dansées par tout le monde et plus uniquement par ceux qui connaissent les pas de cette tradition. C’est un peu lourd (voire martial, mais pourquoi pas renvoyer des termes un peu dur pour forcer la pensée !?), mais, il faut être juste aussi, le trio distille, par ailleurs, bien des finesses, notamment par le bouzouki habile dans les entre-deux de répertoires, la fusion avec la rengaine reprise et la distance ironique dans l’art de l’accommoder, et explosif dans ses parties psychédéliques (trop courtes, trop expédiées). Etant donné les sonorités utilisées, la résurgence des anciens Three Mustapha Three est difficilement évitable. Or, avec ce groupe légendaire, on peut dire que le projet était pensé : que signifie utiliser un répertoire traditionnel, comment le présenter, comment inventer un folk imaginaire, comment le jouer, toutes ces questions, quand on écoute les Mustapha, on sait qu’elles ont été posées et ont trouvé des réponses intelligentes, sensibles, voire raffinées (même si ce n’est pas ça avant tout que l’on écoute, ça aide l’écoute à se sentir en confiance, ça confère une qualité à l’écoute). Vu l’abondance de musiques et la concurrence entre groupes, genres, musiciens, la dévalorisation de la musique (téléchargement, festivals monstres), les facilités de production et le niveau de virtuosité plus étendu, c’est comme s’il n’était plus nécessaire de se poser les questions qui doivent précéder l’expression. Plus nécessaire et plus le temps, l’appareil critique qui doit accompagner la création, en pleine déliquescence, ne s’intéresserait du reste que très peu à ça, vous serez jugé sur vos entrées aux concerts, vos quantité de téléchargement (pirates ou non), vos CD vendus (circuit commercial ou alternatif). On y va, on verra après, il suffit de savoir jouer, d’avoir une petite idée, on peut remplir la scène, occuper l’espace sonore, faire danser. (Moi, je peux pas.) – Rien à voir en soi,  mais le contraste involontaire est maximum et forcément instructif, avec le duo indien (Partha Bose & Arup Sen Gupta) qui joue de la musique savante indienne. Là, tout est pensé et précis, et de longue date. On ne jette pas au public une musique en lui disant elle est faite pour vous, venez danser (comme le disait explicitement le premier groupe) mais le commentaire introductif est sans ambiguïté : cette musique existe telle quelle depuis toujours, approchez là pour ce qu’elle est et apprenez à l’écouter comme elle le souhaite. Et en prime, le blabla, toujours agaçant même en version indienne, sur l’essence même de la musique, le message d’amour qu’elle apporte à l’univers. (Fuck, malgré le plaisir que j’ai à entrer dans ce répertoire.) Avec Vic Godard, c’est encore différent. Musicien doué et intelligent, Vic Godard est un ancien, un témoin. C’est une rareté précieuse pour les connaisseurs qui connaissent à fond l’histoire du punk anglais. Pour les autres, moins au fait des péripéties et du rôle indispensable des seconds couteaux dans le rayonnement d’un mouvement d’art (ou autre), ignorant son histoire, cela peut sembler un revival nostalgique, balayant un spectre assez large d’influences. De la nostalgie, au cœur même de cette énergie particulière, et qui peut rappeler à certains la rage de la fin des années 70, le début des 80, il y en a énormément. Le guitariste – vestige vivant qui a côtoyé/tutoyé les vraies légendes de premier plan, Sex Pistols, Clash -, a beau perpétuer l’énergie viscérale de ce qui nous brûlait dans ces années là, avec quelques flamboyances irrésistibles – tient, ça n’a pas bougé, c’est intact, c’est toujours là -, à la longue, l’ensemble échappe difficilement au goût de naphtaline. Il y a eu un déplacement et cette musique en paraît un peu autiste, passéiste, dépolitisée. Mais, l’écoute peut y trouver beaucoup de richesse : il y a de quoi se livrer à un travail d’archéologie punk remarquable de raffinement et loin de moi l’idée de nier l’importance de ces témoins qui permettent de réentendre et de voir comment ça se faisait, comment ça continue à le faire, ce que ça devient. La dernière partie du programme de ce festival rural qui n’a pas peur de juxtaposer des genres différents – non par souci d’éclectisme racoleur mais pour donner des contenus d’écoute plus organiques -, était consacrée aux affreux Hugo Sanchez & DJ Athome qui prennent possession de la scène, platines analogiques, numériques, sampler. A l’image des deux corps énormes et difformes qui s’activent et houlent en saccades, cascades de plus en plus souple, le mixage qui démarre est abrupte, un contre-mixe, comme on dirait un contre-feu, un contre-langage. Quelque chose qui contrarie et contrecarre l’écoute. Je pense à du Food for Animals aux angles plus arrondis, plus sensuels. Là, là, ça pourrait (presque) venir. Mais suis-je dans de mauvaises dispositions : après un quart d’heure, le bénéfice des secousses revêches, la construction toute jaculatoire et sale des musiques morcelées, remises en organismes monstrueux instables, impossible à saisir et immobiliser, ce bénéfice s’estompe, disparait sous le systématisme un peu autoritaire du flow techno. Uniforme transi. Tant pis. Le festival reste pour moi un rdv incontournable. (PH) – Le site du festivalArticle sur édition précédente

Pendules touchés, concert touchant

La Sélec 16, argument et concert – Ce que toucher veut dire. – La Sélec, magazine de médiathèque très manuel – il faut détacher les pages, retirer l’agrafe pour déployer le poster d’artiste  – , consacre une bonne partie de son numéro 16 à l’importance du toucher, de la matière et du bricolage, comme disposition à remettre en jeu les connaissances assimilées, symbolisées et bien intégrées au métabolisme des conventions artistiques. La main – toucher, renouer avec une connaissance tactile des choses -, la matière – tout matériau qui se présente comme texture inconnue, à redécouvrir, à comprendre -, le bricolage – action de tâtonner, chercher à faire fonctionner ensemble des éléments à priori hétérogènes, expérimenter de nouvelles manières de faire, interagir avec les éléments -, il y a dans ce périmètre de prospection et action un champ très large de pratiques qui réinventent, favorisent l’émergence de nouvelles combinaisons entre choses déjà connues, agencent autrement connaissance formelle et mémoire informelle. Toucher/Matière/Bricolage : c’est entretenir la faculté de ne rien figer dans les langages conventionnels, rester disponible pour tester d’autres dispositifs, d’autres techniques, d’autres langues. C’est revenir aux sources où l’on ne sait encore rien et où l’on essaie de nommer ce que l’on voit, ce que l’on sent et les relations que l’on établit entre ce qui se ressemble ou se différencie. C’est rappeler que la « main » est aussi importante que ce que l’on appelle, en langage courant, le cerveau, qu’elle en fait partie et qu’il faut rester à l’écoute de ce qui circule comme flux informationnels entre ces organes, histoire de ne pas se coincer dans un développement univoque. L’objectif est d’enrichir et faire évoluer la sensibilité des systèmes conventionnels, pas de les supprimer, ils sont bien trop utiles car ils ont photosynthétisés une part phénoménale de notre histoire. Le mieux est d’être attentif à leur plasticité imparfaite et à leur potentiel d’évolution, leur aptitude à recevoir et se modifier, au lieu de les considérer nantis d’une perfection rigide et autoritaire. Le bricolage ne signifie pas faire table rase de ce que l’on sait, mais consiste à oublier ce que l’on sait, désapprendre les codes et les formalisations de la sensibilité, réintroduire l’incertitude, la possibilité de formes inédites. Pour recommencer à inventer ce que l’on savait déjà. Ce qui s’effectue en conservant tune part importante de ce que l’on déconstruit. Prendre des risques, essayer. Ce sont des tentatives artistiques favorables à l’invention de nouveaux instruments et de techniques hors-pistes. Les territoires s’élargissent, les zones de l’expression artistique croissent et tissent des liens avec tout ce qui les entoure. N’importe quelle matière ou technologie – soit du concret, soit du spirituel -, peut alors rentrer dans l’organisme de l’œuvre, devenir résonante, stimuler la relation au monde, exciter le sens interprétatif. L’amateur d’art ne l’est qu’à exercer son sens de l’interprétation et, pour l’essentiel, c’est ce que l’on appelle les « pratiques culturelles », rien à voir avec par exemple, « télécharger » au lieu d’emprunter un CD.  Table des matières 16. – Pour illustrer ce propos, un article sur Playboy’s Bend, invention d’un artiste belge (Xavier Gazon) qui s’empare du circuit bending, « court-circuitage et détournement de machines », prisé dans certaines musiques expérimentales et qu’il fait bifurquer vers une forme musicale accessible, séduisante. Tout le monde peut raffoler de ces airs référencés où la vedette est confiée à « de petits claviers, de vieilles boîtes à rythmes et de jouets made in China »… Au cœur des musiques actuelles, il est un territoire pluriel où la matière et le toucher sont toujours en ébullition naissante : c’est le platinisme. L’art de faire de la musique à partir du support enregistré – le vinyle – que l’on manipule, caresse, frotte, « arrange », directement avec la main ou divers outils (comme pour le piano préparé). C’est avant tout une musique d’auditeurs, qui ne survient qu’à partir du moment où l’enregistrement a rendu possible une écoute à domicile, chez soi, au calme et à l’écart de l’espace public, et, ainsi, à intensifier la quantité et la qualité de ce que l’on peut se mettre en tête en guise de matière musicale. La musique entre dans la mémoire d’une manière jusqu’ici inédite, par répétition, elle se grave dans le cerveau, y trace ses sillons sans fin dès lors qu’ils se connectent et font musique avec tout ce qu’ils trouvent dans le cerveau, l’auditeur entretenant alors une relation intime avec les musiques qui correspondent le mieux à son ADN, comme cela n’avait jamais été possible auparavant. Quand le DJ touche la matière d’un vinyle, il touche aussi la trace intacte que cette musique à laisser dans sa matière sensible, sa mémoire, sa sensibilité et il lui applique diverses transformations, altérations, manière de se l’approprier, de la faire sienne, pour que ça devienne « sa » musique, il en change la plastique. C’est une technique qui élabore de nouvelles formes d’écritures musicales, même si elles en restent à un niveau mental, abstrait. La Sélec, dans sa version papier et sur le site de La Médiathèque, consacre un dossier sur le platinisme, de l’expérimental au hip-hop et vice-versa, pour non-initiés… La thématique « toucher/matière/bricolage » est aussi traitée via le cinéma, tant fiction que documentaire, pour fournir des images qui explorent l’univers du geste artisanal et du geste industriel. C’est une manière de montrer comment le geste s’inscrit dans un environnement, en est un élément, une production collective qui fait monde, façonne des cultures, des imaginaires. Ceci en présentant Le geste ordinaire de Maxime Coton d’une part et, d’autre part, Le Tonnelier de Georges Rouquier, Le sabotier du Val de Loire de Jacques Demy et Les métiers du bois de Jacqueline Veuve.  L’approche est complétée par une introduction au cinéma structurel – quand la pellicule devient matière à sculpter -, et en évoquant deux jeux audiovisuels qui réactivent les pulsions du bricolage (Machinarium et Littlebigplanet). – La Sélec en soirée avec Pierre Berthet et Galileo. – Le 30 avril à Liège, dans la Chapelle Saint-Roch, Pierre Berthet était l’invité de la Médiathèque (en partenariat avec le Centre Henri Pousseur) pour une performance musicale illustrant le thème de La Sélec 16 (toucher/matière/bricolage). En première partie, le musicien, percussionniste de formation et grand connaisseur des cloches et autres carillons, donnait une pièce de Tom Johnson, Galiléo, du même nom que l’instrument spécialement inventé pour jouer cette œuvre. Johnson, compositeur minimaliste (1938, Colorado) travaille beaucoup à partir de principes mathématiques qu’il s’emploie à incarner – interpréter  et rendre visibles – dans des écritures et dispositifs musicaux. Galiléo est une sorte de carillon pendulaire, une potence métallique où l’artiste artisan a suspendu cinq pendules, des barres de métal résonnantes, de tailles diverses. Les pendules sont disposés à des hauteurs différentes étudiées en fonction du principe découvert par Galilée qui veut « que le balancement d’un pendule dépend du carré de sa longueur ». Le compositeur a calculé une complémentarité des balancements car ce sont les pendules qui, dans l’air, vont battre la mesure de l’œuvre, lui donner sa pulsion intérieure. La partition détermine d’abord ce rythme, en agençant l’ordre dans lequel faire penduler telle ou telle barre, d’abord deux, puis trois, puis quatre. Ensuite seulement, les « coups » sont définis, leur puissance, leur espacement, l’ordre selon lequel frapper telle ou telle barre. Mais avant tout, c’est le balancement qui semble dicter les frappes et les sonorités. Pierre Berthet soulignera à quel point il faut percuter sans interférer dans le mouvement, pour ne pas faire ralentir le balancier et désynchroniser les barres. Il insistera sur la difficulté de trouver le temps de relancer les pendules de manière précise, tout en restant dans la pulsation de l’œuvre et en frappant aux bons moments. Il évoquera Galilée qui parlait des mathématiques comme du livre permettant de lire la Nature. « Quand je joue cette pièce, j’ai l’impression de lire le livre de la nature » dira-t-il en introduction. Les pendules sont lancés, le percussionniste les frappe avec fermeté et délicatesse, la polyrythmie s’élabore petit à petit, son après son, et, du fait du mouvement pendulaire des barres et des gestes, elle se matérialise, visuelle. Concentré, passionné, Pierre Berthet fixe l’espace où dansent les pendules, hypnotisé. L’acoustique de la vieille chapelle est idéale. Le musicien sonde l’invisible et ses lois physiques qui régissent la matière, il voit surgir flux et reflux, va-et-vient qui le transporte, heurte ses baguettes de percussionniste. Coïncidences. Chaque son est la rencontre de l’immatériel et du physique, d’une force et d’une inertie, du corps et de l’instrument, d’un invisible et d’un invisible, d’un corps inaudible et d’un corps audible qui fusionnent et tintent brièvement, chaque fois une surprise, une collision. C’est une expérience et un envoûtement résultant de la convergence entre de loi physique et création artistique. Tout a l’air aléatoire et pourtant tout est écrit. Une musique aérienne, fraîche, dense et volatile et qui garde tout son mystère (le compositeur et son œuvre ne sont que des intermédiaires, tout a l’air être mû par des forces invoquées et déclenchées, qui dépassent artistes et intentions musicales). Un ange passe. (En deuxième partie, Berthet présentera une création à base d’aspirateurs, de seaux métalliques, d’eau, de goutte-à-goutte, mais je n’ai pu y assister.) (PH)  – La SélecLe poster de l’artiste, Elodie AntoinePierre Berthet, son sitePierre Berthet, sa discographie en médiathèqueTom Johnson – Tom Johnson, discographie en médiathèque.


Prélude de Parsifal, autour du Graal

Parsifal, La Monnaie, 17 février 2011.

On se sent là ailleurs tout en étant comme jamais impliqué dans un présent, dans un événement perpétuel qu’on ne voudrait plus quitter, là, au bord de la fosse où les musiciens arrivent au travail un à un, ou par groupes d’affinités, selon des horaires établis par famille instrumentiste. Ce spectacle d’une « gestion du temps de travail » très ordinaire dont va cependant jaillir de l’extraordinaire est profond et malicieux. Et puis les échauffements, sporadiques, individuels, de plus en plus groupés, chaotiques, puis progressivement convergents jusqu’à la note (enfin, plutôt une aura) signalant que tout l’organisme de l’orchestre est assemblé, unifié. L’attention est prête, la journée est oubliée. Ce rituel fonctionnel fait vraiment passer la conscience d’un univers à un autre, la prépare en tout cas à entrer (éventuellement) dans une autre réalité. Puis le chef arrive, puis le noir. Le prélude de Parsifal est déroutant. Même s’il est attaché à une écriture ferme et déterminée, même s’il est déclenché par un signe volontaire du chef s’adressant aux musiciens physiquement là dans la fosse, il vient de partout et nulle part, c’est une présence absolue impalpable qui monte et envahit tous les tissus vivants comme un état gazeux. Une membrane vaporeuse, imperceptible mais irriguée de sang qui palpite, miroite et bouillonne entre le magma de l’ultime romantisme et les premières avancées de la modernité. Une masse orchestrale fluide, fantôme, une matière nocturne semi chantante, dont les thèmes brillent en hésitant, très loin sous la voûte étoilée. Ils se plaisent dans l’incertain, à l’état d’idées en gestation. Ce prélude charrie, en son entrée, une certaine quantité de matière non musicale indispensable à l’émergence de la musique. Il libère un envol hésitant de concepts et de formes. Des silences, des arrêts, puis la course reprend, somptueuse dans sa soif de recherche et ses superbes hésitations, et l’on entend autant le bruit engendré par le mouvement des formes sonores que libèrent le corps orchestral – le déplacement d’air, la résistance des éléments traversés, les frottements spirituels – que la musique proprement dite. Puis des consistances se construisent, des parties sculpturales émergent, des courants de fluide sublime, toute cette énergie avec laquelle, l’homme en son génie, a toujours cherché à construire de grands systèmes, philosophiques, esthétiques, musicaux. Cette grandeur-là se met à chanter en frémissant, comme un monstre qui aspire les croyances, les premiers gestes d’un maelstrom organisé.  Le tout, à La Monnaie, sous le grand portrait de Nietszche projeté sur le rideau de théâtre. Une tête philosophe pour rappeler toutes les raisons, aussi, d’être et d’avoir été « contre Wagner », Nietzsche ayant attaqué de manière particulièrement virulente son ancien ami à propos de Parsifal, lui reprochant un retour au christianisme. Quand bien même on se trouve séduit par la beauté et la modernité de la musique wagnérienne – parce qu’avec le temps, il y aurait là quelque chose de bouleversant faisant partie de notre culture -, on ne peut pas non plus la recevoir sans prendre en considération le « contre Wagner ». Associer les deux, d’emblée, dans la mise en scène, accentue le délicieux déséquilibre augural du prélude – d’autant que le metteur en scène distille plusieurs nuances de doute en faisant monter à hauteur d’oreille du philosophe un serpent qui perturbe l’entendement -, où dialoguent des stades d’une part amusicaux et d’autre part hyper musicaux de la musique. Déséquilibre qui se résorbe, évolue vers une hypothèse construite, constituée de plusieurs zones colorées et articulées les unes aux autres selon des complémentarités ou des antinomies de caractères, soit une forme estompée des leitmotiv wagnérien qui, dans Parsifal, vont plutôt évoluer dans une progression où ils s’engendrent l’un l’autre, se dévorent, se régurgitent. Cette sensation que j’éprouve confusément en écoutant le prélude –avec force quand on peut l’écouter ainsi près de l’orchestre dans l’acoustique d’une grande salle -, je la trouve confirmée par les propos du chef d’orchestre Hartman Haenchen. « Le prélude début de manière révélatrice par une pause, la musique s’interrompt complètement en six endroits, et il contient au total six pauses générales. Les questions structurelles fondamentales de l’œuvre sont ainsi exposées. L’interruption et les pauses sont devenues un facteur décisif de la musique. Durant ces pauses, la musique poursuit son développement de façon inaudible, ce que l’on perçoit quand elle reprend sans jamais répéter la même chose. Ces pauses sont l’occasion de sauts dans le temps et dans la pensée, que l’on entend lorsque la musique reprend. » Pour comparer des flux créatifs, celui de Wagner dans Parsifal s’inspire de religions et de symbolismes multiples et complexes et les « attire » dans sa forge musicale centrifuge ; Edouard Glissant élabore son Tout-Monde à l’opposé, respectant les forces centripètes, intégrant dans un non-système toutes les formes de pensée différentes, leur préservant leur étrangeté l’une à l’autre, les faisant tenir ensemble par un système de traces respectueuses de l’altérité. Ce sont des époques très différentes, mais, en n’ayant pas peur de l’anachronisme, disons que la créolité de Glissant est inconcevable par Wagner ! – En tournant autour du Graal. – L’acte un, comme prévu, commence en forêt. Touffue, profonde. Dense végétation qui prolifère dans ces pauses, ces silences entre les moments de musique, pendant lesquels la musique continue sa pensée autrement, précisément en végétations silencieuses. La plupart des personnages sont indistincts, camouflés dans le décor, couverts de vêtements feuillus. Ils font corps avec la forêt matricielle, neuronale, parcourue de signes et symboles. Des lumières s’allument, des troncs s’abattent lentement, en silence. Et quand c’est le moment de la première célébration du Graal, les branches et les feuilles s’évacuent pour laisser place à l’espace du château. Ne reste de la forêt qu’un bataillon de chevaliers fatigués, en vêtement de camouflages, barbouzes pathétiques, perdus dans un très très vieux rêve. J’ai pensé à ces soldats japonais, après la seconde guerre mondiale, vivants reclus dans la jungle, refusant de croire en la défaite de l’Empereur, entretenant l’illusion que, la guerre continuant, la victoire restait possible. Il n’y a que l’armée pour continuer à croire que des victoires soient possibles et capables d’arranger les problèmes. La cérémonie ne dévoilera pas le Graal, un grand rideau blanc descend qui m’évoque néanmoins, en taille géante, ces tissus qui recouvraient le calice de l’eucharistie à la messe. Sur le rideau, une apostrophe, signe d’élision. Néanmoins, quelque chose de sacré a bien lieu, puisque le rideau laisse passer des lumières surnaturelles. Le metteur en scène va habilement évacuer tous les éléments qui localisent de manière trop évidente et restrictive le mythe du Graal : pas d’épées, ni de lance, pas de calice, pas de sang. Tout en étant très visuel, l’opéra est très « raconté » et conduit à renforcer le rôle de narrateur de Gurnemanz. Les personnages racontent ce qu’ils voient, ce qu’ils font et ainsi sont évacuées toutes les caractéristiques pittoresques de la légende et toute la dimension eucharistique difficile à nier si l’on respectait les prescriptions du compositeur.Il y a « neutralisation de la symbolique reconnaissable » (Piersandra di Matteo, texte du programme). L’avantage est d’aller chercher dans cet opéra des forces et des significations toujours actuelles, presque déwagnérisées. Tout le langage typique des chevaliers, en décalage avec les costumes et la mise en scène, se métaphorisent. Ainsi, on glisse vers des « solutions » qui évacuent les aspects dérangeant de Parsifal et donnent une vision laïque du final, du rite purificateur. Mais avant, il y a la scène au château du magicien Klingsor (le méchant, l’ange déchu, qui s’est mutilé pour ne plus être soumis à ses désirs et qui, devenu sans désir, devient le maître des désirs des autres !). Le magicien et son double sont des êtres ambigus, entre chefs d’orchestre, bouchers et chirurgiens qui vivent dans le monde des poisons chimiques, poisons mortels. Les filles fleurs laissent la place à de la chair domestiquée, torturée, soumise, travaillée, industrialisée, une image blafarde et bondage de la pornographie. C’est dans ce décor que Kundry donne le premier baiser d’amour à Parsifal qui va lui révéler réellement son destin et lui donner la force de résister à la tentation. Rester pur et innocent est impératif (un « pur et innocent » qui devait bien faire enrager Nietzsche et son Zarathoustra !). C’est aussi là que l’on apprend toute l’histoire de la malédiction millénaire qui pèse sur Kundry : elle a ri en assistant à la passion du rédempteur ! On ne dit pas si ce rire signifiait que la souffrance infligée au Christ l’amusait ou s’il s’agit d’un rire hystérique. Mais le climat général dans lequel la femme est enfermée dans ce climat wagnérien peut laisser entendre que la femme sera bien châtiée pour son hystérie (et ce que laissait entendre la complexion hystérique, un lien trouble au sexuel et à ce qui se trame dans la matrice, lieu échappant par excellence à l’homme). La version donc du château de Klingsor exploitant une dimension sadique de l’opéra Wagnérien n’est pas inintéressante. Même si, visuellement, ça distrait l’écoute, ça l’engage ailleurs. Et si, quelque part, je sais gré à Romeo Castelluci d’avoir développé des options évacuant toute la dimension de grande cérémonie christique et d’avoir permis de se sentir (presque) en phase avec cette représentation du Graal, il est aussi anormal que cette manière vienne gommer les dimensions ariennes de l’œuvre. Il est tout de même question de sang impur et d’une célébration religieuse capable de purifier le sang. Ce qui préfigure bien le rêve de l’idéologie arienne et qu’il est difficile d’évacuer de l’esprit, au même titre que cette autre question : est-ce que le frisson qui m’a parcouru à certains moments d’empathie avec cette musique est de même nature que celui qui n’a pas manqué d’atteindre tel ou tel dignitaire nazi ? Voilà des questionnements intéressants sur l’émotion et que la complexité wagnérienne favorise tout particulièrement ! Mais le Graal, dans cette version de La Monnaie, est simplement la foi, l’énergie vitale qui anime tous ceux qui marchent ensemble vers l’avant, la force qui rassemble les générations en marche vers un monde meilleur, sans exultation particulière, non, c’est une longue marche, même un peu grise. Mais, ce « meilleur » toujours promis et qui peut faire marcher les foules peut aussi s’avérer le pire! Le Graal n’est pas montré mais n’est-ce pas, comme vision finale, l’esprit sain qui se propage et transforme tout un chacun en apôtre, image de prosélytisme foudroyant, la contagion des croyances? Cette contagion des religions, des sectes, des idéologies… On entend le bruit des pieds qui foulent le sol. Quelque chose d’immatériel et magique, romantique et moderne, hésitant entre une note sinistre et une envolée enchantée, juste un voile, dont l’origine au début est difficile à déterminer, c’est rempli de pauses, de syncopes imperceptibles durant lesquelles d’autres pas se préparent et il y a là-dedans quelque chose qui me fait penser au tout début du prélude, ou à ce que l’on entend juste avant qu’il ne débute. Le sang pur est le désir d’un peuple qui veut sa liberté. Ainsi, le final est partagé par la multitude anonyme au lieu d’être réservée au cénacle élitiste de purs, d’élus. Ça fonctionne, mais n’oublions pas que Wagner n’était pas socialiste et, qu’à son époque, le sang était immanquablement associé à la race. (PH) – A voir : le Parsifal de Hans SyberbergParsifal en MédiathèqueOpéra et Troisième ReichLa Monnaie

Festival d’été aéré

P’tit Faystival 2010

Une image. Le ton est donné par l’affiche : du vrai travail d’artiste en finesse, pas du placard lourdaud de têtes d’affiches (les affiches des grands festivals ont un look de publicité de banque : une image simpliste, un gros titre, un ton de réclame, la liste des investissements recommandés classés par ordre d’efficacité). Celle-ci est signée Bertoyas et elle sent bon l’évasion, la vraie, l’imprévisible et l’étrange. Voici une pirate estivale aux bras multiples de déesse, avides d’attraper du bon temps, chaussées de bottes de cent lieux pour enjamber plus facilement les barrières, clôtures et autres frontières, traînant un gros sac où elle enfourne le butin d’instants musicaux rares, équipée de lunettes « larges mirettes » pour détecter les petits lieux écartés d’où jaillissent les bonnes surprises. – Démarrage. – La journée est particulièrement chaude, éprouvante pour les cyclistes, le chapiteau est comme d’habitude planté au centre du village, les toiles largement relevées pour faire courant d’air, on repère tout de suite quelques affairés qui achèvent l’installation et puis les festivaliers nonchalants, éparpillés, qui commencent à se rassembler, attendent seuls ou en petits groupes. À la table où l’on s’acquitte du droit d’entrée (9 euros !) et fait provision de tickets boisson, la bière fraîche est déjà en dégustation intense.L’atmosphère est hybride et elle le sera durant toute la fête, c’est la particularité du P’tit Faystival : on est entre la kermesse villageoise, la fête de patro et le petit festival sympathique, pointu, concocté par des connaisseurs. S’il n’y a pas fusion entre ces deux aspects, il y a tout de même croisements, proximité et échange. Plusieurs manières de faire la fête se côtoient et le tout donne ce ton « bon enfant ». Le programme musical tient compte aussi de cette mixité, essaie de contenter plusieurs publics différents (ruraux, urbains, jeunes, vieux) sans tomber dans la facilité et le racolage. À plus d’un titre, cette édition 2010 était particulièrement réussie. Si l’on reconnaît les habitués et les fidèles, il y a beaucoup de têtes inconnues. C’est simple, dès le premier concert, il y a plus de monde. – Ouverture. – Entrée en matière idéale avec les bruxellois Bruno Coeurvert et Mariette réunis sous le nom de scène « Pato ». Chanson, voix et bricolage électro pour lui, clavier et seconde voix pour elle. C’est riche en personnalité et en caractère, c’est léger et délicieusement pas tout à fait au point, du coup ça garde le côté spontané du bricolage, de l’essai décomplexé, c’est d’une fraîcheur pas courante. Le « leader » dissimule sa difficulté avec tout ce qu’implique d’être là sur scène devant tout le monde, derrière de grandes lunettes fumées et des attitudes un peu poseuses, mal assumées. Ainsi, on passe d’un stade où il n’a rien à écouter, sinon la bande son distillée par New Sensation (DJ local), à base de grands tubes passe-partout (mais ça revient bien au même : il n’y a rien à écouter), à une forme musicale en gestation, déterminée mais pas professionnalisée, balbutiante, jouant avec ses maladresses, plus proche de l’amateurisme (dans le bon sens du terme) que du produit fini. Ça fait du bien. Les rengaines ne cherchent pas le difficile, les paroles racontent avec humour et saveur des choses simples, ritournelles de tropismes, le quotidien entre routine et révolution possible, velléitaire. Par exemple, une histoire de déménagement. Le duo n’est pas coincé, n’hésite pas à reprendre Anne Sylvestre ou à faire dans la mélodie italienne, c’est de la chansonnette bâclée ou sabordée avec dandysme mais pas loin de la pépite. – Duo d’anglais – L’enchaînement amène un duo anglais, guitare et basse, chant. Sur leur site, la page d’accueil est une grande photo d’épicerie à l’ancienne, pleines de tiroirs remplis de fournitures, surmontés d’un bric à brac invraisemblable, lieu poussiéreux, évoquant des temps anciens où ce genre de bazar devait faire rêver (« on y trouve de tout »). Le player est l’image d’une vieille machine à calculer. La chanson qui défile est accompagnée de cloches baladeuses, un peu comme si on entendait dans le lointain le souvenir d’un troupeau de vaches à gros grelots. C’est bien dans la tonalité du duo, entre empreinte rurale et vie urbaine. Les deux musiciens tricotent leurs cordes avec application, tissent leur fil mélodieux avec souplesse, déploient leurs histoires en chantant, complices dans un beau talent pop qu’ils ne forcent pas (l‘air de ne pas trop y toucher). Ça n’exclut pas des montées plus rudes, des instants plus cogneurs parmi la coulée folk ou, et c’est là que l’on se rend compte d’un potentiel plus large, des échappées psyché-folk basées sur les ressources d’un instrument aux sonorités indiennes, costaud et chatoyant. Intéressant de comparer (même si c’est de l’ordre de l’incomparable) avec la musique qui suit : un trio grec, Vinylio, qui interprète du rebetiko (chant des marginaux, chants d’amours déchirés, impossibles, chants de vin et de haschich, chants de prison, un style de la même famille que le fado, le flamenco). On retrouve toute la distance entre du folk inventé, personnalisé, basé autour d’un point de vue personnel en quête de public et une musique traditionnelle appartenant à un territoire (voire quasiment une « patrie ») commun, partagé par les musiciens qui se savent représenter la sensibilité d’un peuple et d’un héritage. D’un côté on entend une parole singulière (même si la forme emprunte à des héritages) et de l’autre on perçoit l’aura d’une communauté, d’une mémoire déjà bien profonde. Vinylio attaque son répertoire sans chichis, habitué à jouer dans un restaurant de la capitale, amusé d’être sur la scène de ce petit festival. Le trio est soudé et plein d’ardeur. Le bouzouki est tenu serré, précis et rude, les cordes claquent, concises, au plus près de la trame sauf dans les parties plus instrumentales où il monte très haut, très vite, en derviche ivre, volubile. La guitare qui l’accompagne pousse en avant, énergique, efficace, rêveuse et crâneuse, fluide et rêche, accentue les montées euphoriques et les descentes dépressives. Ils encadrent une chanteuse qui sait allumer les thèmes canailles et romantiques, exciter l’ardeur rythmique de la guitare, inspirer, torturer et faire délirer le bouzouki. Ce mélange d’exaltation et de neurasthénie est capiteux, exaltant. Le public est emballé, survolté. – Intermèdes. – Pendant ce temps, les bénévoles ont allumé le feu pour cuire les traditionnelles « Canada aux rousses », pommes de terre cuites avec du lard et des saucisses et mouillées avec un bouillon à la chicorée. Mieux réussies que l’année passée, même si les saucisses n’étaient pas réglementaires : la consistance était plus proche d’un stoemp bien travaillé et le goût de la chicorée mieux perceptible. – Depuis le début des concerts, un gamin passe pour ramasser les gobelets vides, ce qui évite qu’ils traînent, répandent leurs fonds de bière sur le plancher et finissent par transformer le sol en poubelle. Mais son objectif n’est pas l’entretien du sol. Il collectionne pour construire une tour de gobelets transparents. –  Non, ce n’est pas la presse en reportage. Cette caméramane et ce preneur du son égaré et cette blonde pas à l’aise ne sont pas inquiétés par la foule du festival, ils tournent un film, c’est l’histoire dans l’histoire. – Des mots et du punch. – Carl a installé son décor, des personnages en carton, un folklore à la Ensor, actualisé. Des rêveurs éclopés. Je ne vais pas revenir en détail sur sa prestation (autre concert commenté sur ce site) : j’ai écouté plusieurs fois l’album pour en écrire une chronique, je l’ai vu une fois en concert, et décidément, on peut le revoir, ça ne s’use pas. Le personnage est complexe, pas facile à cerner. Son « flow » est personnel, il y a accointances avec le courant slam, mais il s’en détache nettement : par le débit, par les thèmes, par la musique. Les textes explosent entre comptes-rendus crus du réel, rubriques de faits-divers désespérants et pulsions surréalistes, écriture automatique qui interprète les tripes ouvertes du malaise, du pétage de plomb, de l’autisme social. Pas simple, et sacrée performance d’incarner ainsi ces textes touffus, mille feuilles de traits tranchants, de dards empoisonnés. C’est un réel plaisir de le voir fonctionner avec ses trois musiciens aux dégaines pas banales et sympathiques, tellement ils semblent s’amuser, s’impliquer dans le sens des paroles et des sons, travailler avec cœur et faire jaillir leurs contributions comme s’il s’agissait d’inventions instantanées. Et ça bricole ferme, tuba, trompette, électro de bazar, jouets, violon, batterie, guitares. Un fan club imbibé des textes et des rythmes montre l’exemple – ah ! oui ! on peut être habité par ces drôles de chansons pas évidentes, pas folichonnes. Nouvelle ovation. Clara Clara est arrivé de Lyon pendant les concerts précédents, ils doivent encore faire leur soundcheck. L’occasion d’aller respirer le frais dehors, après une première averse d’orage, et de se faire un paquet de frites (andalouse). – L’apothéose. –Clara Clara est un trio emballant autour d’un chanteur batteur qui pompe et galvanise formidablement. À sa gauche, son frère bassiste, un gros son qui ronfle et pulse grave. À sa droite, une claviériste épatante qui donne un caractère singulier à la force de frappe des garçons. Petites phrases mélodiques, comme ces premières fioritures flûtées qui servent à capter l’attention des serpents. Procédés hypnotiques limite kitsch. Et puis quand elle déjante, elle décoche des saccades psychés, des secousses électriques éblouissantes, tout un lamellé déchiré qui crisse et flashe comme des éclairs de chaleur dans les tambours et les cordes affolés. C’est pas tribal, mais ça s’en approche (trop fou, pas assez borné). Ça exalte tout ce que l’on a écouté aujourd’hui : la chansonnette balancée bâclée limite pépite, les balades folkeuses obliques, la mélancolie et la violence romantique du rébétiko, la fermentation textuelle et ses bidouillages électrofanfaresques : tout ça, en une seule tourmente de type feu de joie, libératoire. Des fûts d’énergie qui ne se posent pas de question, si ça va ressembler à ceci ou faire penser à cela, ils libèrent la force, la jubilation, en toute fraîcheur. Ovation et pogo au bis . – After – La fin de soirée est comme toujours confiée au DJ enfant du pays, New Sensation, richarstraussieux et cordechassiesque. Une institution dans le style DJ pompier. Mais pas simple non plus à cataloguer. Réveillé de temps à autre dans la nuit par sa sélection – d’année en année, quasi similaire -, certaines fois on se demande ce qu’il faut : comme s’il s’adonnait à une activité méta-DJ, élaborant une métaphysique du platiniste de kermesse, tellement ses choix sont réfléchis par toute une vie à imaginer le set idéal, polis comme les galets de la Semois, pris dans ce flux, les tubes les plus éculés retrouveraient une autre saveur. C’est ce que l’on dit. Le lendemain, ciel bleu et soleil radieux, des corps de fêtard sont allongés sous le tilleul du village. (PH) – Site du festivalRébétiko : podcast à écouter – Blog the DoozerClara Clara en médiathèque – Carl en médiathèqueAutre présentation Carl en concert (Charleroi) –

La pierre de Zorn

The Stone, 27 janvier 10

C’est la « boîte de jazz » de John Zorn. Dans les guides, la mention est sommaire (quand il y en a), renvoyant à une sorte de lieu expérimental. Quand il est connu en Europe, John Zorn est  plutôt auréolé de prestige. Au-delà de sa carrière personnelle – on peut discuter l’état de sa production actuelle, n’empêche qu’il reste un phénomène unique de la musique moderne du XXe siècle -, John Zorn a une action de terrain pour produire, soutenir, donner de la visibilité aux jeunes musiciens (avec le défaut de toute entreprise de cette sorte : trop de musiciens de cette filière finissent par se ressembler). The Stone présente deux concerts par soirée. Un à 20 heures, l’autre à 22 heures. C’est bien rôdé, les horaires sont respectés, il n’y a pas de bar, pas de bouffe, on vient juste pour la musique. Le lieu est plutôt écarté. C’est une ancienne boutique d’angle. Les volets baissés, surpeints. La porte noire. À l’intérieur plus ou moins 45 chaises noires serrées. Un espace scène, un cube blanc en guise de local technique, une cloison blanche dissimule l’accès aux loges (caves). Ça ne respire pas l’opulence. Les entrées sont tenues par un musicien de la « bande  à Zorn », un tromboniste (je ne retrouve plus le nom), ça donne un air militant à l’entreprise. La pierre, si l’on en croit la photo sur le site, est une référence aux rochers de Masada. (Dimanche soir, un concert de soutien avait lieu avec Zorn et quelques pointures de son entourage). On croit longtemps que les musiciens, en train de répéter quand on entre, vont jouer rien que pour nous ? Au compte-goutte rentrent des amateurs, d’abord des amis des musiciens. Puis ça se remplit, pour atteindre une trentaine de personnes (à New York). Le concert est loin d’être dégueulasse, et loin d’être expérimental (ces guides sont cons, ils n’écoutent pas, n’examinent rien de près, ont surtout peur d’envoyer des touristes moyens au casse-pipe de la culture). L’affiche de 20 heures est tenue par le Jason Palmer Group interprétant des musiques de Minnie Ripperton, arrangée, orchestrée par Jason Palmer (ils jouent avec partition). Jason Palmer, leader et trompettiste est très convaincant, dans sa manière de passer du lent au rapide, du rond au précipité haché, de balayer le champ entre intellection et sensualité. Les développements qu’il tire des musiques de Ripperton sont sensibles et intelligents, on garde la musicalité de départ, on aboutit dans des formes de néo-classique, avec des manières très jazz (chacun son solo). Les points forts sont le saxophone (Mike Thomas), la contrebasse (Lim Yang). Le batteur, jovial et impulsif, abat de la belle ouvrage, ça manque peut-être de style (en faire moins, plus strict, inventif dans l’économie, plus de « sécheresse » conviendrait mieux à l’esprit des compositions, – mais ce n’est qu’une impression). Le guitariste, souvent cantonné dans un rôle rythmique, insistant, lancinant, manque de force et d’invention dans ses solos, ça ne décolle pas assez. L’ensemble est de très grande qualité, fervent. Un lieu où l’on peut découvrir deux fois par soir, des formations de cette trempe, ça court pas les rues. Amusant aussi de voir de près un moment ‘live’ de culture new-yorkais. On pressent aussi, « comme chez nous », un petit milieu avec des gens qui se connaissent, se suivent, doivent se retrouver régulièrement dans les mêmes concerts, les mêmes salles. De suite, on se sent moins perdu dans l’immensité urbaine ! La culture vivante reste à dimension humaine, avec ses invariants…  (PH) – Discographie John Zorn en prêt public –  Discographie Minnie Riperton en prêt public – Discographie Jason Palmer en prêt public

Le phénomène musicien

monteiro Le rendez-vous, la médiation en médiathèque. En rendez-vous du P44 (médiathèque de Bruxelles centre), Alfredo Costa Monteiro parle de son travail, en dialogue avec Yves Poliart, avant d’exécuter une courte démonstration (improvisation).  L’occasion d’indiquer à quel point « ces musiques là » (une manière de viser de plus en plus largement les formes musicales, même pas forcément expérimentales, mais où s’expérimente encore et toujours, comme au premier jour, la relation au son, à la construction musicale) manquent et souffrent d’espace de médiatisation et de médiation. Les aspects « bizarres », « surprenants », « incongrus » de ces manières de musiquer – et qui, depuis le temps qu’elles existent et où des pratiques similaires dans les arts plastiques ont été reconnues, ne devraient même plus réellement décontenancer – ainsi expliqués, rendus proches, finalement sont susceptibles d’intéresser beaucoup de monde parce qu’ils réactivent la surprise de la musique, le mystère du son qui raconte, la dimension spirituelle de la vibration sonore: typiquement une mission médiathèque ! Le phénomène. Alfredo Costa Monteiro s’est longtemps cherché à travers un apprentissage académique de la musique, accordéon, guitare, clavier, incluant deux années de Conservatoire. Il y découvre la musique électro-acoustique : une grande salle d’écoute, vingt haut-parleurs, des chaises longues. Là, dans l’obscurité, il se rend compte que la musique peut jaillir sans instruments, par voies indirectes, venir de partout et de nulle part, il en ressent aussi la force narrative et la plasticité. Comme un appel ? Il réoriente son apprentissage vers les beaux-arts. Nouveau terrain d’exploration. Comment communiquer aux matières physiques et malléables les formes de ses musiques intérieures, comment nouer les deux chimies, rendre manifestes leurs connivences, convergences ? Il privilégie déjà les matières dites peu nobles, celles du quotidien, les objets banals que l’on ne remarque même plus, les laissés pour compte du monde. Ces choses qui disparaissent sous leur familiarité : cette familiarité signifiant qu’elles ont absorbé beaucoup de nous-mêmes, de notre vie, pour s’en camoufler, s’y fondre. Il cherche à rendre visible ce qui se cache dans cette familiarité, leurs harmoniques (comme on parle d’harmoniques en musique) et surtout de les laisser s’exprimer. « Leur permettre de penser ce qu’elles n’ont jamais pensé par elles-mêmes ». Il jouera avec la transformation des matières, par exemple du bitume enflammé, sculpture de chaleur, de flammes, fumées, avant d’elle-même stopper sa forme. L’idée d’une combustion que l’on retrouve souvent, plus tard, dans ses créations sonores : décanter l’essence sonore d’une chose, d’une matière, en la chauffant jusqu’à la réduire à son idée, en la cherchant dans ses ultimes retranchements, puis la laisser flamber et enregistrer ses flamboyances. Ce qui, dans la manière de faire, instaure un rapprochement avec l’art plastique : chaque fois qu’il va reproduire par exemple sa pièce « allotropie », ce ne sera jamais exactement la même que la fois précédente, il ira chercher forcément une autre version de l’idée, de l’essence, on se rapproche du principe de « pièce unique » sur lequel fonctionne l’économie des arts plastiques. Et qui s’illustre par l’emballage du CD « allotropie », justement, traits de coupe dans le papier étant différents pour chaque exemplaire. Sa formation hybride (conservatoire, beaux-arts) le conduit à poser des questions hybrides (mais sans doute avait-il au préalable une tournure d’esprit qui l’a poussé vers la formation correspondant au désir de vérifier ses pressentiments) : comment montrer le son dans un musée ? Phénoménologie et distances. Il dit souvent penser et faire la musique selon une approche phénoménologique. Petit Robert : 1. Vx Description des phénomènes. 2. Philos. – « La phénoménologie de l’esprit » de Hegel (1807). – Mod. Chez Husserl, Méthode philosophique qui se propose, par la description des choses elles-mêmes, en-dehors de toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la conscience (idéalisme transcendantal) et les essences. » En se rattachant tant soi peu à de tels processus de pensée, Monteiro présente surtout la rigueur et la discipline de sa méthode qui est faite de volontés, de projets, de limites. Il prend la définition, mais il l’adapte, la mélange à d’autres logiques. Ce qui le préoccupe est bien la distance entre le son émis et sa réception. L’impact, la nature de la réception, ce que ça fait dans le cerveau. Pourquoi tel son me fait ressentir telle chose, me fait voir du bleu ou du vert, telle forme, tel volume ? La distance correspond ici à la durée, à l’espace nécessaire pour qu’un sens se forme et se transmette. Infime ou immense selon les cas. (« En duo, nous jouons parfois à 10 mètres de distance, parfois ça donne bien, parfois ça rate complètement »). Ce qui n’épuise qu’une partie du « problème » : si j’engendre tel son par telle manipulation, c’est aussi que je cherche cet effet, j’ai envie de le ressentir, il m’aide à exprimer, à raconter ce que j’ai envie de raconter par ces moyens-là (entendu : et qui ne peuvent se raconter par ailleurs, sous une autre forme, il y a toujours une « autre dimension »). On voit la complexité du dispositif par lequel « prendre conscience des musiques de la conscience »… C’est sans doute pour cela qu’il s’emploiera très tôt à « jouer contre l’instrument », non pas pour le déconstruire comme on dit souvent avec une connotation négative, mais pour aller à sa rencontre, découvrir ses non-dits, ses difficultés, ce qu’il voudrait exprimer et ne peut pas, explorer ses limites (de l’instrument et les siennes, instrumentiste avec une conscience, un corps), pour les dépasser ou les intégrer à une sculpture du sonore, installation musiquante. Forcément, « aller contre l’instrument » ne correspondait pas à l’enseignement en Conservatoire (enseignement qui reste absolument fondamental tel quel, d’autre part). Mais, en cherchant les essences musicales qui lui « parlent » et qu’il fait parler/chanter/, Monteiro pose aussi des concepts, il se donne des cadres stricts. Par exemple : accordéoniste au départ, il utilise l’instrument selon la logique de la préparation, c’est-à-dire le faire résonner avec des objets, des outils, des « dérivés » qui transforment, contrarient, dévient, détournent, prolongent, les vibrations sonores « naturelles » de l’instrument. Un instrument réel en engendre un autre virtuel, jeu de métamorphoses. Dans cet esprit, il agençait souvent l’accordéon avec une cymbale et des petits moules à cake. « Objets vibratoires ». Un jour, il a décidé de travailler uniquement les gestes « conditionné » par l’utilisation de la cymbale et des moules  cake, de retirer l’accordéon, et d’enregistrer une œuvre avec « le reste ». Ce qui donne le CD « Centre of Mass » dont les phots de couverture évoquent les élevages de poussières » de Marcel Duchamp. Filaments, vibrisses, poils, fils végétaux, cils floraux, au bord de la masse indistincte, du sombre. Les mains, la pensée, les gestes. Aller contre les instruments, explorer l’envers des sons et des langages, rendre justice aux zones sombres des objets vibratoires, Monteiro aime les contraires (dans le plaisir aussi, il peut donner des concerts sympas et des pas sympas). C’est forcément un monde d’incertitude où il est facile de se tromper, difficile de voir juste, de démêler le vrai du faux ! Lui-même vibrant de passion et d’idées peut se percevoir comme un laboratoire vivant, mobile, nomade (Lisbonnes, Barcelone, Bruxelles..). En travaillant de façon accentuée, profonde, sur le papier, la voix, l’accordéon, il ne cherche pas l’anecdotique. Il explique que les enregistrements ne sont qu’une petite partie de ses travaux, beaucoup n’aboutissent à rien, aucune forme de plaisir, et sont jetés. Il a un projet en suspens qui vise à concilier des inconciliables : réussir une forme de soft noise. À faible volume, ce serait du new age. À volume élevé, ce serait insoutenable. Mais sur ce terrain de l’exploration, de l’essai et des fausses pistes, où le langage sensible doit apprendre à tracer son chemin qui ne soit pas un coup de chance, le fait du hasard mais un chemin qui laisse des traces, forme des signes réutilisables, un alphabet pour continuer le dialogue avec les forces, les énergies, les matières qui restaient jusqu’ici sourdes et muettes, on ne pense pas qu’avec la tête. Le cerveau a besoin d’autres informateurs sensibles. Par exemple, les mains sont primordiales, pour penser, pour former les sons, pour aller chercher les émissions, les vibrations, les recueillir, les modeler, répéter les gestes, les normer, formaliser un alphabet à l’aveugle, apprendre ce langage qui sourd, qui jaillit comme par magie. Beaucoup plus que dans une discipline où les mains et les doigts ont été dressés à exécuter des techniques rigoureuses, ici, s’agissant « d’agiter une possibilité de musique » dans des choses-objets-matières-débris-outils, les mains , le sens tactile est primordial (il a le dernier mot, le dernier son) et rappelle combien la musique est plastique. (PH) – Discographie en médiathèque – Interview

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La fête au village

Le P’tit Faystival 2009, Petit-Fays, Belgique, 11 juillet 2009

festivalfestival2 C’est le duo belge Casse Brique qui ouvre la sixième édition du festival, vers 16 heures, à côté de la scène, délibérément, histoire de montrer que la musique, ça se travaille n’importe où, ça les prend n’importe où, comme ce qui précède une crise d’épilepsie, une extase lumineuse et agitée. Ça vient, c’est irrésistible et tant mieux si ça casse la baraque. Les deux musiciens sont face à face, pliés sur leur ouvrage, concentrés avec l’air de deux manœuvres qui retournent énergiquement leur mortier pour ne pas le laisser prendre. Ça doit rester fluide et gicler. Je ne sais s’ils font de la musique ou « rejettent » un trop plein de musique. Ils me font penser à deux amateurs mordus de sons, imbibés de tous les avatars de la musique populaire, noire et blanche, ayant écouté le plus possibles en vrai addict jusqu’à ne plus y tenir. C’est le trop plein et ils recrachent tout. À leur manière. En mélangeant, écumant, liant ou déliant, respectant et trahissant allègrement. Tour à tour souple et funk puis cascadeuse cassante. Guitar hero primaire puis conceptuelle abstraite, cogneuse crapuleuse et cosmique rêveuse. Guitare barrée et festival de métamorphose. À travers tout. Sans rien respecter. La recherche d’une énergie pure, intraitable, incalculable, un retour aux sources du plaisir irrépressible de s’exprimer, de sentir que ça jaillit de soi, à mille lieux des recettes qui calculent le bon dosage des influences diverses pour réussir le bon cocktail qui marche. La batterie qui bourre les côtes, défonce les cadres, pousse dans les ultimes retranchements,   ceux où l’on grimace en arrachant le meilleur de soi, de ses cordes, pédales, ampli, manche, caisses, baguettes. Changements de rythmes affolant, associés à un ping-pong référentiel effréné, une débauche de citations fines, un set qui donne le tournis, profond, comme quelques heures plus tard, et de manière autrement superficielle, les lumières stroboscopiques du DJ New Sensation. Pas eu le temps de beaucoup penser à ce qu’exécutait les deux de Casse Brique. Une prestation libératoire, le sentiment que la liberté reste accessible, la capacité à ne pas se laisser coincer dans les héritages, la joie de foutre le bordel, de dégager les horizons. Une façade où toutes les composantes du rock musclé bougent selon une dynamique esthétique « arkanoïde », du rock qui se joue comme un jeu de démolition-reconstruction, à l’instinct. (Allez, un peu bateau: le rock relu et corrigé selon une génération marquée par les jeux vidéos?)– Ravitaillement. Entre temps, les organisateurs allument le bûcher qui servira à cuire dans une poêle digne des grands concours populaires, une version festivalière des « canadas aux rousses », recette locale de pommes de terre rissolées dans un bouillon à la chicorée, avec du lard et des saucisses sèches. – Divers folk et écologie. Après Casse Brique, le programme revenait un peu à ce qui était le point fort de ses premières éditions (ils ont souvent débusqué en primeur de nouveaux noms importants). J’allais entendre pour la première fois, et j’imagine ne pas être le seul dans ce cas, les deux artistes aux programmes. S’agissant en plus d’un genre où mes repères ne sont plus forcément très structurés, je n’allais pas manquer d’être en difficulté pour évaluer, juger. Un festival, cela dit, reste un bon endroit pour exercer son jugement, en discutant, comparant ses impressions à celles des autres, etc. Exercice difficile : « Ni les professionnels des mondes de l’art ni les consommateurs ne peuvent estimer par l’expérience directe ce que valent chaque artiste et chaque œuvre, ni réestimer à tout instant la valeur d’un artiste, dans le contexte mouvant d’une concurrence sans cesse renouvelée. » (Pierre-Michel Menger, « Le travail créateur ») Diane Cluck (Etats-Unis) était précédée d’une longue introduction confiée à  Ken’s Last Ever Radio Extravaganza, une sorte de druide manipulant son ordinateur, mixant une bande son entêtante, développant une sorte de journal intime instantané sans oublier de prêcher assez lourdement en faveur d’une autre manière de vivre la musique, la relation au concert… Diane Cluck a un jeu de guitare léger, diaphane, survolant. Des arabesques tissées finement, des rythmes perlés, qu’elle retient habilement dans ses doigts et puis qui filent, presque sans laisser trace. Jeu de guitare libellule. Le chant, plutôt de tête, est très complexe, d’une souplesse virtuose, très contrôlé (les mouvements des muscles du visage, l’ouverture de la bouche, l’ajustement des lèvres, la position de la langue, tout semble régi par un programme minutieux). Climat fantastique qui cherche un autre monde, nouveau monde, esthétique fragile et tendue, quelque chose d’ancien, de souffreteux aussi. Ce sont pour moi de nouvelles formes de folk en recherche de spiritualité. Quelque chose d’instable même si cette artiste manifeste un caractère bien trempé et des choix inflexibles, dûment pensés. Il faut dire que le contexte n’était pas idéal. Même un petit festival ne parvient pas nécessairement à protéger les musiques intimistes. Il y a du chahut au bar, les gens fument, l’idée de ce que doit être un festival, la guindaille avant la musique. – Pendant ce temps, rira bien qui rira le dernier, DJ New Sensation prépare son set. Et Theo Angell a du mal à commencer. Il faut dire que le soleil est revenu, on en profite dehors, beaucoup attendent l’ouverture de la baraque à frites et les autres font la queue pour leur portion de canadas aux rousses… Theo Angell y va quand même, et pour battre le rappel des festivaliers, entame par quelque chose de surprenant, mixe de chant diphonique et de larsens contrôlés. Là, on le sent habité par des mondes sonores intéressants. Mais ça transparaît peu (quand même) dans ses impeccables chansons néo-folk. Il reste habité, c’est le principal, avec une voix pas banale. Il finira en duo avec un banjoïste (Paul Labrecque) armé d’un archet, partie instrumentale nébuleuse, chemin de traverse qui mériterait d’être mieux construit et exposé. Avant de quitter scène, Theo Angell slame une provocation à NewSensation, encore lui, en débitant un beat electro en martelant de son doigt le jack de sa guitare. Rafale rock magistrale. Cette fois Bébert a ouvert sa baraque et l’huile chauffe. Et les deux de Two Pin Din (Canada – Ecosse) ont vraiment la frite. Duo rock punk bavard (dans le sens où il raconte beaucoup de choses, sur le réel, le passé, l’avenir, sur la musique, raconter avec les mots, les attitudes, les sons, les riffs, les signatures). Rapide et joyeusement cynique, carrosserie réduite au minimum et décapotée, conduite sportive sur les jantes. Pas un gramme de graisse. Si Casse brique m’enthousiasme par leur manière d’arracher-jeter la consistance d’une jeune expérience, Two Pin Din enchante par la manière légère, sans fatigue, de tirer parti d’une longue expérience. Wilf Plum, en effet, a participé aux Dog Faced Hermans et Andy Kerr était de l’épopée Nomeansno (fin des années 70, mouvance punk). Ils ont un métier fou et savent s’en amuser, nous amuser, feinter et balancer des fioritures fignolées, mais quand il s’agit de massacrer, de déguinzer, pas question de s’emberlificoter les manches de guitares, on y va droit au but. Andy Kerr impressionne par sa présence survoltée, le débit rapide et incisif de ses chansons ou récitatifs ou invocations, toujours clair et audible, le message doit passer, vieux principe militant. Il est brillant, allumé, inspiré et semble sans calcul, et son registre guitaristique éblouissant, là aussi  véloce et hyper précis, pète sec ou volubile, inventif et jouissif. Du jouissif qui vient, tant pis si j’insiste, de cet équilibre rare entre l’expérience, un certain passé du rock créé et vécu par ces deux là, et la manière de ne pas s’installer dans leur passé, de le remettre toujours sur le métier, en fonction de l’actualité, de la société qui change, des nouveaux éclairages politiques, une militance rock qui ne radote pas, se remet en cause, se récrée, trouve son mouvement perpétuel, émerveille. (On aura apprécié ce côté « bon sang, ils savent de quoi ils causent, de l’intérieur » notamment dans leur reprise d’un morceau de  Wire.) Chapeau bas, de quoi être baba. La queue devant Bébert et la palme du festival se taille. J’aurai raté le début de Palms, en attendant un paquet de frites et une boulette (sauce andalouse) et je ne suis toujours pas certain d’avoir raté quelque chose. J’ai bien pris acte de l’enthousiasme de quelques fans, mais… je reste dubitatif. C’est le genre de groupe avec une chanteuse qui chante décalé (faux), pour un résultat éthéré, un peu dans les limbes. Il m’a semblé que les aspects « faux » (qui peuvent être voulus et assumés dans certains cas) n’étaient pas très maîtrisés. Ça flottait, incertain et immature. Comme si le groupe exhibait un état transitoire d’une recherche pas encore aboutie, ou qu’il ne parvenait pas à bien exploiter l’une option de jouer sur le non abouti. Le contexte ne jouait pas forcément en leur faveur, l’heure tournait, le programme a pris du retard, New Sensation de Saint-Hubert s’impatiente… (PH) – Présentation du programme avec informations discographiques

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Vecteurs musicaux, reconstruction sociale

Ignatz, fête de la musique, Médiathèque de Charleroi, juin 09.

mediathequeÀ contre courant de l’esprit « fête de la musique » qui consiste à répandre des moments festifs dans la ville, sur podiums officiels ou improvisés, à cultiver le lien social par le biais de musiques extraverties, c’est à une plongée dans une musique fragile, intimiste, pleine d’ombres (esthétiques, temporelles) que conviait la Médiathèque de Charleroi. Pas le genre de truc qui va fort, que l’on écoute en trinquant et en parlant fort, quelques minutes avant de passer à une autre scène. Avec Ignatz, il faut se poser, s’asseoir, écouter attentivement, se concentrer, prendre le temps. Même si elle ne rechigne pas à provoquer les précipitations soniques, c’est une musique lente. Hypnotique, se déroulant dans des variations blues. Un blues basique, pulsation primale, originelle, déconstruite analytiquement, et reconstruite en flux sonores, en trames de synthèses, thématiques, collages d’éléments blues articulés comme des frises. Syntaxe, grammaire, le musicien déterritorialise un héritage blues puis le reterritorialise dans son imaginaire, selon une syntaxe qui lui est personnelle. Et tout ça passe par le réseau de fils et d’organes électriques étalés au sol, filtres, transformations, découpages, mutations, reproductions. Système nerveux extérieur du musicien. Un subtil travail de boucles qui défilent comme des films, des images abstraites sur lesquelles le musicien superpose sa narration guitaristique. Elle-même sinueuse, procédant par boucles, tournant sur elle-même. Une étrange course-poursuite au ralenti, sans fin. Dans le vide. Beaucoup d’ornementations électroniques évoquent des atmosphères anciennes, dégagent une dimension nostalgique embrumée, illuminée, avec des connotations orientalisantes. Spiritualité au spectre large. Toujours au bord de la distorsion, du manque, ces longues transes conservent une rudesse sombre, malgré leur élégance. Et quand plié en deux sur sa guitare inactive, Ignatz se concentre sur les boutons de ses appareils, c’est un véritable petit film d’animation sonore qui s’ébauche, échevelé, dans une ville globale en ébullition, tourmentée, sur le point d’exploser et s’effondrer, d’éclater en millions de fragments de verre sous les ultrasons du conflit entre micro-structures hyper modernes et ultra-archaïques. Scène sans aboutissement. Le tout est joué sans démonstration scénique, de manière très ascétique, assis par terre, posture d’un musicien juste de passage. Recueillement, chapelle improvisée… J’apprécie aussi que cette prestation live vienne considérablement altérer la perception que j’avais de cette musique, à l’audition des CD ou de séquences filmées sur Youtube. C’est un travail qui change, les coups de crayons dessinent sans cesse de nouveaux traits, nouvelles actions, intrigues sonores. ( Texte sur Ignatz de Philippe DelvosalleChronique d’un CD d’IgnatzIgnatz vidéoDiscographie en prêt public – ) Concerts en médiathèque, enjeux. Reste que, si ce concert en médiathèque n’est pas un échec – des usagers passent, manifestent leur intérêt – c’est loin d’être un succès. Dans le repositionnement des médiathèques, réussir à rassembler du monde autour de musiciens à découvrir, autour de différences musicales à comprendre et qu’il convient de soigner ensemble, de protéger pour qu’elles continuent à enrichir la société, sera de plus en plus primordial. Aux responsables des médiathèques de réussir à faire sentir l’importance de cet enjeu, aux usagers des médiathèques, aussi, de réaliser que leur intérêt de curieux de musiques passent par le soutien physique – la présence militante – aux initiatives de rencontres que doivent prendre de plus en plus les médiathèques. Il ne suffira plus d’emprunter des médias physiques pour justifier la présence de lieux dits de « lecture publique », ou de signer des pétitions pour réclamer leur maintien. Il faut les faire évoluer, leur donner une nouvelle âme, cette âme consistant à développer un esprit d’attention aux arts enregistrés (musiques, cinéma, littératures…) qui manque de plus en plus dans l’espace public. Ce qui ne se réalise qu’en investissant du temps dans une autre manière de fréquenter les espaces « médiathèque » ou « bibliothèque ». Le chemin est encore long. Bistro et terrils. La Fête de la Musique à Charleroi était aussi l’occasion de réentendre Les Terrils dans un vrai vieux beau bistrot de la Ville Basse, « La Quille ». (Rue de Marcinelle, face au nouveau lieu culturel à suivre, le Vecteur). Un cadre tout à fait adéquat pour ce genre de musique (Lire autre article sur Les Terrils en concert), belle prestation énergique. Dans la rue elle-même, sur le podium principal, Quentin Hanon présentait son mélange d’électro-techno et de guitar hero. Luxuriant, un rien emphatique, en complet décalage (mais ça c’est bien) avec l’abandon économique flagrant du lieu. Magasins fermés, façades tristounettes, devantures lugubres: et l’on peut méditer longuement sur le triste état dans lequel le politique a laissé sombrer une ville, dans le renouveau qui peut survenir par la manière dont des citoyens investissent des intentions culturelles »…  Par l’exagération, l’inflation de moyens, de démonstrations virtuoses, de mélanges référentiels, ce genre de musique manifeste surtout, je pense, la difficulté de trouver des issues, des lignes nouvelles, des styles personnels. Je n’avais jamais écouté Quentin Hanon, et en même temps, malgré la bonne qualité de l’ensemble (bonne tenue, belle recherche, sans doute faiblesse d côté de l’idée?), je n’éprouve aucune grande surprise, ça me fait penser à plusieurs autres choses entendues. Particulièrement, ça m’évoque  certains albums anciens de Buckethead (ce guitariste, un moment produit par Zorn, qui jouait avec une sorte de seau sur la tête !) et qui me faisait déjà cet effet: à la fois une sensation d’entendre du neuf, une énergie inhabituelle, des processus non conventionnels, des techniques à rebrousse-poils et, en même temps, cette impression paradoxale d’entendre des portes ouvertes enfoncées une fois de plus, théâtralement… (PH)

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Un festival kraakant

Kraak Festival 2009,   samedi 7 mars, Recyclart & Faro, Bruxelles

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C’est un festival qui n’a pas de prix (organisé par le label K-raa-k). Sans rouleau compresseur médiatique, sans tête d’affiche commerciale, qui d’autres propose en une journée et se succédant sur les mêmes scènes, du folk, du sonique tribal, du psyché post-punk, du noise, du free jazz, de la techno mutante, de la nouvelle lutherie, de l’art sonore conceptuel… Sans que ce soit un fourre-tout (comme certains grands festivals d’été, sans âme, qui peuvent fourguer aussi bien la vedette la plus mainstream et le groupe le plus jeté, du moment que ça drague du public segmenté, sur des scènes différentes)!? Une telle entreprise devrait rapidement être classé « patrimoine immatériel de l’humanité » au prétexte de protéger la diversité culturelle. Ça ne veut pas dire que tout ce qui est programmé est génial et digne du coup de foudre. (On sait du reste qu’un concert réussi dépend aussi de conditions difficiles à réunir à chaque fois.) Mais en 14 concerts, une coupe transversale et profonde, internationale, se dessine dans l’état actuel des alternatives musicales, jeunes et anciennes. Une des qualités notoires de l’affiche est de rassembler, au-delà du mélange des genres, des émergences et d’anciennes galaxies capitales toujours en activité (et que trop d’organes d’information considèrent comme mortes, alors forcément, ils ne doivent pas s’étonner si on va s’informer ailleurs). Pas forcément pour faire ressortir des filiations avérées, mais pour replacer l’ensemble dans un esprit de recherche et de curiosité continu. C’est donc une merveilleuse école de l’écoute, chaque échantillon étant, dans son genre, de bonne facture (même si, encore une fois, ça peut rater). C’est un plaisir en soi de circuler, d’écouter et regarder, d’essayer de comprendre, le fait d’avoir réellement une révélation inoubliable, finalement, passe au second plan. Le public est assez nombreux, pas résolument homogène comme dans d’autres types de manifestations plus catégorielles, et suit attentivement, et ne s’enflamme pas pour tout en même temps, mais régulièrement il y a des zones du public touchées par l’extase et c’est surprenant, face à des artistes quand même pas très connus… Quelques extraits captés : Wavves, duo post-punk américain, un set sec et nerveux, frais et torturés comme par des collégiens à la Gus Van Sant. Quelques balades sirupeuses plus Beach Boys et surtout un enchaînement de pépites explosives. Belle maîtrise, belle appropriation de cet héritage chanson rock rebelle bordélique. D’autres échantillons entendus sur Internet donnent une dimension plus travaillée qui pourrait justifier une parenté avec Animal Collective, énoncée ici ou là… Headwar, un foutoir post punk prog metal à la française. Des narrations échevelées, foutraques, un théâtre sonique avec visseuse sur guitare, disqueuse, cor tribal fixé au pied de micro, cymbale fixée sur une guitare électrique pour percuter… Des climats variés, des changements de rythme, des crescendos hypnotiques et ravageurs, de la défonce activiste. EL-G. Précédé d’une réputation flatteuse (celui qui injecte l’expérimental dans les nouvelles musiques françaises, proximité avec Ghédalia Tazartès), Laurent Gérard aura déçu ou désappointé. Il chante du folk d’abord, à la guitare, de manière très classique. Avec un côté très roots, sauf qu’il est impossible de déterminer des racines de quel pays il s’agit. Comme s’il s’agissait de folk songs d’un pays imaginaire, sans consistance. Il alterne ces séquences au coin du feu, avec d’autres plus éclatées, micro dans la bouche, plié en deux sur ses appareils électroniques. Brouillage, brouillard, transformation de la voix, mutation radicale et incontrôlable du chant… C’est un peu confus et flou. Il faut probablement mieux connaître l’artiste. Le graphisme de son site, des pochettes de ses vinyles, est séduisant, interpellant. Fabulous Diamonds. Duo australien. une batteuse qui bûcheronne métroniquement, parfois avec des rythmes cassés. Un claviériste qui module avec énergie minimaliste des séquences hypnotiques. Aux moments culminants, il les complexifie de façon remarquable, les pétrissant, les tordant, les tressant, leur donnant un revêtement kitsch percussif peu ordinaire. Pas très intéressé au début, leur manière de faire s’est révélée attirante. Et j’ai fini par presque approuver le commentaire du programme : « Think minimalist beat pop somewhere in betwetwenn Sun Ra, The Slits and Liquid Liquid ». Alan Silva & Burton Greene. Rencontre avec deux musiciens célèbres de la mouvance free jazz (canal historique). Changement résolu d’ambiance. Rien que dans la manière de s’installer sur scène, on peut percevoir des différences de statut, de manière de faire, d’attitude à l’égard du « faire musical ». Alan Silva jouera un solo de contrebasse en introduction, l’imposant instrument à corde restant ensuite au sol, au milieu de la scène, comme trophée inactif. Le son des cordes aura été enregistré et le musicien va jouer, par clavier et sampling interposé, à les transformer. Burton Greene le rejoint et l’improvisation commence. Ce qu’Alan Silva tire ainsi de sa contrebasse dématérialisée, intériorisée, est quelques fois déroutant, d’une grande poésie magique (comme ces lanternes magiques qui, de choses archi connues,  font jaillir des ombres inconnues, fantastiques). Le duo avec le pianiste fonctionne bien, le dialogue entre un clavier qui en est un et un clavier qui est « autre chose » est plein d’inventivité. Il y a des « longueurs », mais elles font partie de ce jeu-là, elles sont normales, et bien entendu, il y a parfois, légèrement, cabotinage. Normal ! Henry Flynt. Personnalité pas facile à saisir, à coincer. C’est un happening bien enlevé qu’il aura balancé au public du festival. Comme une machine infernale avec minuterie, un fond sonore électro, pulsation technoïde affolée, un flash trash alterné, une respiration robotique hors d’haleine, scandant un stress technologique asphyxiant. Sirène d’alarme déclenchée par une alerte métaphysique. Le vieil artiste est devant son micro, guitare en bandouillère, avec un lutrin garni de partitions et, à droite, une horloge sur pied. Il égrène des phrases mal articulées, balbutiées, maladroites, quelques notes extirpées de leurs connotations blues, country, roots… Il joue avec ça comme un peintre s’amuserait à dessiner comme un enfant. Y a-t-il seulement quelque chose d’écrit sur les partitions ? Rien n’est moins sûr ! C’est peut-être bien rien d’autre qu’un décor. Et le vieux musicien malicieux continue sa performance, concentré, jouant la concentration, faisant prendre une sauce improbable, entre art brut et art conceptuel. Libérant une force et une énergie là où on ne l’attendait pas. De cette espèce d’imposture qui, bricolée pour donner l’impression d’un agencement savant sur les musiques populaires, en vient peut-être à dire que la musique, c’est pas grand-chose, et la transe qui va avec non plus !? Henry Flint a l’air, en tout cas de bien s’amuser, comme le public devant la scène, hilare et secoué. Les avis, sur ce genre de prestations, sont certainement partagés, heureusement ! ! (PH) Présentation du label K-raa-k pour ses dix ans, par Ph. Delvosalle. Discographies Alan Silva et Burton Greene et Henry Flynt en prêt public. 

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La Sélec en soirée au Schip

Patton, « hellénique chevaleresque récital », au Schip, le 20 février 09, La Sélec en Soirée.

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C’est au Schip, salon de musique Matamore, que La Sélec 3 avait choisi de fêter sa sortie… Voir apparaître et commencer la diffusion d’un nouveau N° d’une revue que l’on aime, que l’on fait avec amour est aussi magique que de voir s’installer, dans la maison, tous les éléments d’un concert. Dans une belle continuité entre lieu de vie et lieu d’art. Cela évoque les préparatifs de toute fête domestique où l’on réunit les éléments pour, quelque part, charmer, laisser le souvenir d’un moment inoubliable. Nervosité bon enfant, trac, tension qui prélude à l’esprit des fêtes. L’agencement quotidien du lieu se bouleverse petit à petit pour se muer en espace festif, ici, autour d’un espace scénique où se produiront les musiciens, d’où jaillira la musique. Délimité par la guirlande. Un premier concert était assuré par le duo français (en anglais) de Thousand & Bramier (déjà deux albums). Belle variation intelligente et sensible sur l’héritage folk opérant par climats subjectifs, état d’âmes ralentis ou accélérés, jeu subtilement référentiel… Ensuite, Patton, duo belge, présentait son nouvel album tout chaud qui fera l’objet d’une présentation soutenue dans La Sélec 4. Ça démarre avec un engagement très physique pourtant marqué par une retenue, comme une volonté de prendre de la hauteur tout en restant « plongé dedans », pour s’assurer d’un point de vue original sur la géographie musicale complexe, mélangée, entrecroisée de multiples influences, qui les inspire, qui fait couler la musique dans leurs veines. (Ce qui doit leur valoir quelques fois, probablement, une réputation d’intellos.) Mais c’est avant tout, une manière de questionner avec des couleurs franches, primaires, et avec des formes très plastiques, un matériau musical proche de la balade, du folk, pour esquisser d’autres fils narratifs, glisser vers d’autres fictions. Narrations faussement aléatoires. En travaillant par couches successives lacérées ensuite comme ces placards d’affiches et jouant sur les parties qui font sens suggestifs. La guitare casse les phrases et les rythmes, les détourne, s’exerce à différentes coupes, franches et nettes, hésitantes et baveuses, obliques, dans le sens de la longueur, mates ou pleines d’échos, implosives ou explosives, cul-de-sac ou carrefour de plusieurs pistes. Elle construit des paravents bruts ou raffinés, de sons plaqués ou perlés, derrière lesquelles se laisse percevoir, par allusions, le déshabillage de chants très anciens, des gestes, des frises de rengaines presque effacées. Divers relents de danses traditionnelles comme prises au polaroïd et aux couleurs passées. La batterie est puissante, bavarde et tentaculaire, elle propulse des arythmies galopantes et hallucinées, habitées de légendes, elle défonce, elle détrempe, elle sculpte, elle grave les images sonores d’une dramaturgie enfouie, à même des échantillons de décors sonores fugaces. Que chaque pulsion tente d’exhumer dans un sens de l’épique décalé, dispersé, cimetière d’indices d’un grand récit dont ne surnage que des bribes, des bouts de rengaines qui chantent, en transit, dépaysés, devenus étrangers à toute mélodie, errant dans une structure musicale déstructurée… Une option musicale pas facile, exigeante et courageuse, transmise avec une tension, un engagement et une ferveur qui en imposaient. Chapeau. Pour Matamore, Patton, Thousand & Bramier, et la Sélec (mixages de Philippe et Benoît), le salon de musique était rempli, chaleureux et attentif. Une belle soirée. Restez attentifs et venez nous rejoindre à la prochaine soirée La Sélec… (PH) – Ecoutez la compile de la Sélec 3Discographie de paTTon en prêt public. 

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