Archives mensuelles : décembre 2012

Diapasons et cadenas, consensus et camouflage (avec Roms et Bertille Back).

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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Les cadenas d’amour du Pont des Arts – Bertille Back, Transports à dos d’hommes – Loris Gréaud, Tainted Love – Une musique de Lee Rabalado – Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard, 2012.

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Le commerce amoureux cadenassé au Pont des Arts. Les cadenas d’amour recyclés dans un commerce parallèle. Poésie des transferts.

La première image de Transports à dos d’hommes de Bertille Bak fixe les cadenas pullulant sur les grillages du Pont des Arts. Enfin, fixe, façon de parler, il y a plein de choses qui bougent et frétillent dans le cadre (du moins dans le souvenir que j’entretiens de cette image) : des rubans effilochés, des brins de colifichets, des restes de fleurs artificielles, des écritures tremblées, comme pour rappeler la dimension de courant d’air de ce que sont supposés maintenir soudé les cadenas. Et surtout, en plongée, l’eau de la Seine qui avale et emporte les clés de tous ces fermoirs amoureux, dans ses courants et ses vases. L’eau complice de la fermeture et gage d’oubli de ce qui est ainsi symboliquement scellé, car à force de passer sous le pont, elle finira par rincer les promesses, emporter la clé ailleurs, déplacer les illusions, ronger et rouiller l’anneau qui amarre l’un à l’autre les amoureux. C’est confier la clé du serment d’amour et fidélité au fleuve dont la musique et le flux ruissellent vers l’oubli. Même si le rituel peut sembler bête, sa répétition, sa multitude, la quantité des cadenas accrochés aux grilles impressionne, gagne un statut plastique qui interpelle, qui donne forme et visibilité, quoi que l’on puisse dire, au désir d’y croire, à l’espoir de conjurer l’effet dissolvant du temps qui passe. Après ce plan générique, nous pénétrons un campement gitan, installé en périphérie parisienne, entre autoroute et voie ferrée, comme souvent, sur quelques pelouses ingrates, des lieux inhospitaliers, sous la surveillance continue du trafic, des véhicules pressés et de leurs passagers, espaces quadrillés par les phares. En permanence immergé dans le bruit des déplacements, des moteurs, des klaxons, des rails. Une bande son de la relative nomadisation quotidienne des automobilistes. Il fait clair et des enfants, debout devant une table, manipulent et mesurent des masses d’objets, évoquant certaines toiles classiques représentant le pesage de l’or. La caméra s’approche pour que nous en ayons le cœur net. Les deux gamins sont occupés à recycler un lot de cadenas du Pont des Arts – la serrure forcée ou l’anse cassée – désormais libérés de la charge du serment amoureux. Les inscriptions, les coeurs gribouillés, les prénoms réunis, les dates symboliques manuscrites, tout cela soudain vide de sens. Les cadenas n’ont plus aucune charge sentimentale, ils ont été désenvoûtés, empoignés, entassés comme de la vulgaire mitraille. Pour les gosses, c’est une affaire juteuse, du bon métal à revendre au poids. Comme tout est bien organisé, malgré l’apparence de nonchalance, un aîné passe prendre livraison de leur récolte, la transaction étant vite expédiée, routinière.

Le regard de Bertille Bak est artiste avant d’être anthropologue. Il engage des fables qui « font marcher » et débusque les automatismes dominants, normatifs. Poésie contre les logiques actuelles de la police.

Attention, il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’une oeuvre de Bertille Bak qui pratique l’immersion ethnographique en règle dans diverses communautés faisant l’objet, le plus souvent, d’une certaine stigmatisation. Une fois admise à l’intérieur du groupe, elle n’en tire pas autorité pour décrire ce qui est, mais utilise la confiance instaurée pour s’infiltrer dans les scénarios du quotidien, les rituels qui font tenir ensemble la communauté et souvent sont considérés comme justifiant la stigmatisation. Et elle s’emploie à les faire bouger, elle les expérimente plastiquement, les réécrivant sous forme de variations, de détournement de sens, se situant exactement à la frontière où le regard jugeant de l’extérieur vient rencontrer la matière du cliché, avec lequel, sous conditionnement, activant le germe du stéréotype, il refabrique la caricature et renforce son à priori. Elle tend alors une scène, en miroir, qui flatte l’anthropologie du regard dominant sur ces communautés, scène inventée mais qui peut passer comme une persistance ethnique confortant les valeurs discriminatoires. C’est peu à peu que ce regard blanc consensuel est pris de doute et constate la dimension de fabulation qui le fait marcher. C’est joué assez subtilement au point que ce que l’on considère comme le grand public, dont je fais partie, placé devant ces œuvres, se découvre inévitablement partie prenante d’une méfiance à l’égard de ces gens-là, tout en le niant, se réfugiant derrière une sorte de bon sens commun qui disculpe, décomplexe, comme dirait une certaine jeune droite agressive. Imprégnés malgré soi de ces jugements banals sur les Roms, bien des spectateurs, je pense, seront pris entre deux feux, hésitant entre l’apparence de documentaire qui appuie les préjugés et l’intention fictionnelle, humoristique et critique, qui sape sans en avoir l’air les considérations automatiques. Et ce décalage dont joue artistiquement Bertille Back nous fait prendre conscience, à des degrés divers j’imagine, de notre collaboration par défaut à ce racisme ordinaire. Par le fait même de l’impuissance à participer à une opposition collective au traitement infligé aux Roms, au consensus comme ordre policier dont parle Jacques Rancière, nous validons souvent muettement les rapports d’autorité discriminatoire exercés sur certaines minorités : « Le consensus, c’est la mise en place progressive de cette pratique gouvernementale, et de cette représentation du monde commun qui en majore l’opacité à ceux qui y participent, à la fois la nécessité d’un gouvernement d’experts, et la nécessité d’être constamment mis en possession des clés de ce qui se passe. C’est ce que l’on peut définir comme le cœur de la logique actuelle de la police avec le fait que cette logique actuelle construit des images extrêmement importantes et refoule toute une série de populations, de formes de résistance qui sont de plus en plus marginalisées. D’une certaine façon, l’ordre policier se construit de plus en plus comme quelque chose à quoi il n’existe pas de réponse collective, par rapport à quoi il ne peut donc y avoir que des déplacements et des dérives individuelles. L’ordre policier se construit comme ce qui n’a plus en face de soi d’instances conflictuelles au sens de légitimées par l’analyse des situations, mais seulement des actes erratiques, maladifs, criminels et autres. L’achèvement de l’ordre policier est le fait que tout ce qui n’est pas pris dans le système devient une affaire de marginalité, de migration, de pathologie, de délinquance, de terrorisme et ainsi de suite. » (Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard, 2012).

Elle s’immerge dans la communauté et construit avec elle les fils frictionnels de ses vidéos. Ils racontent ensemble. Dans une écriture qui cherche à maintenir désirables les narratifs subversifs. De la pratique cacophonique des Roms.

Sa manière de s’implanter dans le quotidien des communautés avec lesquelles elle a le projet de réaliser un film conduit Bertille Back à considérer ce dont est fait ce quotidien comme matériau esthétique et elle invite alors les personnes qui produisent ce matériau et sont produites par lui de jouer avec, à construire une fiction qui raconte leur réalité, intégrant des accents de ce réel « vu par d’autres ». De la sorte, elle leur « propose d’autres modes de visibilité » (J. Rancière) et les dote de la capacité de produire eux-mêmes d’autres modalités du visible. Et ça fait mouche parce qu’en regardant ce film, subversif sous ses dehors gentils, on se sent pris en faute, ce qui réactive le désir d’aborder autrement toute la problématique des gens du voyage. Reprendre à zéro, évacuer le contentieux inconscient. On peut en dire ce que le même philosophe dit de son travail d’écriture : « Ce qui traverse tous mes écrits, c’est tout de même de maintenir la désirabilité de ces états de subversion globale des relations d’autorité et de tous les systèmes de représentation qui rendent ces rapports d’autorité acceptables, normaux ou inéluctables ». (J. Rancière) C’est à cela que contribuent les « autres manières de voir » que les artistes élaborent. Dans Transports à dos d’hommes, plusieurs fois nous nous trouvons de l’autre côté du miroir. Souvent, dans les grandes villes, le rapport aux Roms, s’effectue par la musique et dans le métro. Non pas la musique Roms, mais celle qu’ils jouent avec l’intention de complaire, s’imaginant que c’est celle-là que les voyageurs ne peuvent refuser d’entendre, toujours les mêmes scies, les mêmes rengaines sentimentales. Jusqu’à la nausée. Caricature des rengaines musicales des cultures non Roms. Ne produisent-ils pas, finalement, la critique de notre inconscient chansonnier ? Toujours est-il que ces airs mitonnés à la Rom – ces scies qu’en tout cas moi j’aimerais oublier, effacer – font irruption, étrangers, dans le bruissement souterrain des villes, dans les entrailles bruyantes du métro. Un boucan coutumier, presque amniotique dont ces interventions exagèrent la composante cacophonique, à moins qu’elles ne parviennent à tout couvrir, cela variant selon la subjectivité des oreilles parmi lesquelles tombent ces bouts d’accordéon et de tambourin (ou de boîte à rythmes).

Le design sonore du métro. L’empreinte bruitiste des trajets, des différentes stations. L’irruption des musiciens gitans. Instauration d’un dehors et dedans communautaires, identitaires.

Même s’il est fatigant et que quelques fois il nous semble à nouveau insupportable, le bruit du métro nous est familier, nous enveloppe comme un ronron agréable, la preuve que nous sommes bien dedans, transportés. C’est un design sonore presque rassurant, fait de frottements, d’injonctions électriques exprimant des tractions, des glissements lents ou rapides, des freinages souples ou saccadés, mais toujours dans une continuité, démonstration d’une administration efficace de la mobilité. La pulsation des portes qui s’ouvrent et se ferment, inspirations et expirations conclues par des claquements, ponctuées par une sonnerie et des annonces fantômes. Tout une symbolique sonore que nos corps respectent, s’y conforment. Et puis, ce que produisent les voyageurs, les pas dans les couloirs, sur les quais, les frottements entre sacs et épaules, le transit calme ou bousculé des corps dans la mécanique des escalators, les voix surtout, les paroles, comme un essaim qui se compose, se décompose, est déporté par fourgons entiers, se déverse et se recompose ailleurs, mélangé à d’autres essaims. Un brouillard de murmures qui agrège, désagrège, agrège. Un design sonore qui trace des flux sensibles au gré des noms des stations qui deviennent quasiment des lieux utopiques, ailleurs, en tout cas différents de leur vis-à-vis, portant le même nom, à la surface. Des trajets sensibles et poétiques que suggère Bertille Back en récupérant ces anciens équipements qui permettaient, en appuyant sur un bouton portant l’intitulé du lieu où l’on entrait dans le métro et un autre symbolisant celui où l’on espérait en sortir, de voir apparaître en points de lumière, le trajet à accomplir, sur la carte de l’ensemble des lignes souterraines. En sus des lumières, l’artiste donne à entendre l’atmosphère sonore de chaque station. Elle confie de la sorte aux sons ambiants une capacité fictionnelle qui leur est rarement reconnue. Et c’est dans ces cocons wagons bruyants du nomadisme métropolitain que surgissent les musiciens Roms, nous rappelant à chaque fois que nous sommes dedans et eux dehors, dans ces allers et venues qui nous conduisent à notre travail ou nous permettent de vivre au mieux notre tourisme, car le tourisme, c’est bien connu, est bien prioritairement une activité de sédentaires, les gens du voyage en étant par définition exclus. Cette délimitation d’un dedans et d’un dehors communautaire, sinueuse, tortueuse est un des ressorts sournois du racisme. (Et je sais que, lorsque cette limite concerne la proximité avec le territoire gitan, je dois être particulièrement vigilant, car du ressentiment personnel ne manque pas de vicier mes réactions, ayant été avec un ami, du temps de l’âge d’or de l’auto-stop, en quelque sorte kidnappés et emmenés dans un camp romanichel pour y être proprement intimidés et dévalisés à l’insu de notre plein gré !)

Changement de décors quand les Roms jouent leur musique. Cachés dans une caravane. Important à l’intérieur de leur abris, les sons enregistrés du métro, comme bruit de fond, trame de leur musique. Dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, dehors dedans. Et superbe scène de camouflage.

Mais ensuite, heureusement, Bertille Back renverse la perspective et nous montre un groupe de musiciens Roms qui se réunissent dans une caravane démontable, vite pliée et vite reconstruite. Il ne suffit plus de se déplacer, d’accrocher la caravane à une voiture pour migrer vers un autre parking, un autre terrain vague, il faut pouvoir littéralement disparaître. En même temps, on assiste à l’exercice de l’installation de la caravane, comme au montage d’un décor stéréotypé, attendus par les spectateurs. Une fois rassemblés, ils répètent leur répertoire non sans diffuser, pour s’accompagner, et comme une manière de se donner le la, des fields recording de stations de métro. C’est la bande-son qui leur est devenue indispensable à jouer, tellement leurs talents musicaux s’en sont imprégnés comme trame inspirante et tissu sensible de partage avec leurs auditeurs pris en otage, s’exerçant à jouer en fonction des bruits de fond, à se mettre en accord, au diapason, ou à cultiver un subtil désaccord, dedans tout en restant dehors. Et on nous montre comment un bruit de dedans, transposé dans un autre contexte, devient une rumeur du lointain extérieur que d’autres sensibilités s’emploient à intégrer, infiltrer, assimiler, hybridifier. cela relevant déjà, alors, de l’art du camouflage préfigurant la fin de la vidéo où Bertille Back orchestre une magnifique opération d’occultation et d’offuscation du camp des Roms. Elle a supervisé la confection de grandes bâches de camouflage pour recouvrir les roulottes et elle filme leur déploiement, exécuté presque militairement. Jusqu’à ce que le camp ne soit plus identifiable. De fait, que ce soit du train qui passe sur sa voie surélevée, ou des voitures qui défilent sur le périphérique, on ne voit plus rien. Où sont-ils passés ? Il y a encore une heure, hier, ils étaient là, et d’un coup plus rien !? De quoi affoler le fantasme quant à la volatilité diabolique des Roms. Ils sont à l’intérieur, regroupés, lisant, tricotant, jouant aux cartes, regardant la télévision, racontant à l’ombre. Par similitude, on ne peut que penser à ces scènes où, chez nous, on s’entassait dans des abris au sous-sol pour se rendre invisibles et surtout se protéger des attaques nocturnes d’ennemis envahisseurs, de prédateurs. Là aussi, la vidéo engage une inversion : nous sommes les prédateurs pour cette communauté contrainte de se camoufler, se soustraire à notre regard panoptique, pour vivre tranquille. Une des bâches de camouflage est exposée, enroulée contre le mur. Il serait intéressant et savoureux de voir et entendre les palabres préparatoires à ces opérations, qui installent la complicité entre Roms et Bertille Back, de mieux comprendre le travail de terrain, l’investissement consenti pour dévoiler la dimension politique d’une situation surexposée et donc cachée, via le régime esthétique. Travail sur le terrain et à même le réel dont se chargent de plus en plus d’artistes. « La première fois que j’ai entendu parler « d’extraordinary rendition », c’était par une conférence performance de Walid Raad à Beyrouth. Je n’en avais jamais entendu parler. Des artistes vont un peu partout sur le terrain, sur des modes plus ou moins militants, documentaires ou plus sophistiqués pour nous décrire autrement les situations qui sont par ailleurs l’objet d’un cadrage médiatique ou pour nous parler de situations qui tombent hors de ce cadrage. (…) L’important est dans ces opérations de reconfiguration : faire voir des choses qu’on ne voyait pas, déplacer la manière dont les corps sont présents et représentés en face de nous, dont leur puissance ou leur impuissance sont mises en scène. » (J. Rancière)

Autre manière de récupérer la dimension spirituelle des cadenas d’amour : les fracturer, les fondre, les couler en sculptures suggérant la plasticité narrative de couples singuliers

Mais, petit retour en arrière, au moment de l’image fixe des cadenas qui ouvre le film. Je me suis alors souvenu avoir vu récemment une installation qui exploitait le même matériau. Il m’a fallu quelques minutes (la durée d’une première projection de Transports à dos d’hommes) avant de me rappeler qu’il s’agissait de Tainted Love de Loris Gréaud, à la Galerie Yvon Lambert. Et si l’on imagine mal l’artiste mener une expédition nocturne au Pont des Arts avec une pince, il est probable qu’il ait acheté un lot de cadenas, directement ou via recel, aux gitans du film de Bertille Back ! Ces cadenas, il les fond et en tire une série de sculptures constructivistes (c’est le terme officiel que j’ai rencontré dans plusieurs commentaires). Certains considèrent que l’origine du matériau n’a aucune importance et que les sculptures valent en elles-mêmes, sans contexte particulier (toujours ce parti pris de défendre une zone de transcendance où l’art s’auto-engendre). Si l’on embrasse ce parti pris, effectivement, on peut considérer que les sculptures ne sont pas dépourvues d’une certaine beauté, alignées sur leurs socles, enfermées sous leur cube transparent, représentant une sorte de n’importe quoi, superbement intrigante et stérile. Si je les inscris dans la narration qui valide d’une manière ou d’une autre l’origine du matériau – les cadenas d’amour, le serment que l’on scelle en liguant mécanisme et symbolisme, en espérant la longévité de la félicité amoureuse – alors les sculptures sont objets de fiction. Et de les avoir observées sous cet angle, fossiles de fusion maintenus comme des paillettes en atmosphère stérile, attendant leur réincarnation dans d’autres serments, une pelote narrative dévide lentement son fil dans l’imaginaire, même longtemps après, et ces pièces sculptées ne cessent de raconter. Il n’est alors pas indifférent que ces n’importe quoi proviennent d’une démarche incluant de fracturer les cadenas, violenter et rompre la symbolique des serments soudés et individualisé, chaque cadenas représentant un couple bien distinct des autres. Si la croyance de sceller en un endroit consacré un objet garant de l’union amoureuse est réelle, le descellement de ces objets de garantie aurait pour conséquence de rouvrir le jeu, de délier tous les serments, d’ouvrir grandes les portes d’accès à tous ses cœurs engagés, rebattre toutes les cartes des coups de foudre. Pour réaliser ses sculptures, ensuite, les cadenas ont été fondus ensemble à haute température, les histoires singulières qu’ils maintenaient closes en boucles hermétiques se coulant dans l’indistinction de la grande fusion matérielle.

Sculptures de l’informe amoureux, des serments fugaces. Baignant dans la musique de Lee Ranaldo, le timbre magique de cadenas qui s’ouvrent, de serments qui se rompent d’eux-mêmes, submergés aussitôt de possibles jusque-là refoulés

Les sculptures sont le multiple d’un même informe, les répliques d’une pièce intérieure, viscérale, cardiaque, commune à toute construction amoureuse, variant juste au niveau des proportions et des contours, le genre d’outil organique qui, bien qu’invisible, tient les choses ensemble. C’est sa corporéité, l’énergie qu’il dégage comme une dynamo fonctionnant par friction entre tiges, qui porte les affinités électives vers le haut de la chair et de l’esprit, soutient l’élan, assemble les petites transcendances. Je pense à la fonction fusionnelle de ces fers en acier qui structurent le béton armé. Ou à ces tiges filetées qui rendent solidaires plusieurs blocs ou panneaux de constructions. Des fagots de traits d’union mécaniques pris l’un dans l’autre, éprouvés, tordus par les épreuves, limés par l’adversité, entaillés, ayant encaissé des chocs, décentrés et finalement, enrayés. Autant de pièces motrices, axes d’articulation, arbres à cames scratchés, fondus, enrayés, images de bobines électriques, liant deux corps, et deux âmes, et qui se rompent, explosent en plein sublime désertique, raides, en panne. Les traits d’union phasmes, après le temps du mimétisme, se sont phagocytés, bouffés l’un l’autre, se désolidarisent. (Contrairement au rendu photographique amateur, l’ensemble est exposé dans une lumière crue, en une crypte clinique.) L’ensemble baigne dans un son cristallin, une harmonique magnétique qui vibre entre les cellules du vivant illuminé d’amour, crissantes de désir, un son d’emblée proche de la rupture aussi, de l’acouphène céleste qui rend fou, celui d’un diapason partagé qui tinterait de manière absolue, avant d’inévitablement se différencier en strates et rubans inconciliables. C’est l’écho sidéral du choc entre silence total et premier bruit. Rencontre spectrale, collision entre néant et cri de reconnaissance, hystérique. Il a été produit dans la chambre anéchoïque de l’Ircam et capturé, enregistré par Lee Ranaldo. C’est exactement le timbre magique d’un cadenas qui s’ouvre, d’un serment qui se rompt de lui-même, libéré et submergé aussitôt de possibles jusque-là refoulés, chant de sirènes qui tournoie en une seule onde suraiguë, une équivalence neutre, diabolique, entre perte et délivrance, qui égare l’ouïe et effraie les sens. L’équivalent de l’eau vive dans le plan fixe de Bertille Back.

(Pierre Hemptinne)

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Bertille Back

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Les feuilles mortes et les lointains

feuillesFil narratif de médiation culturelle à partir de : Feuilles mortes ramassées, touchées, fouillées, maniées… – Wang Bing, Le Fossé – Sven-Ake Johansson, Andrea neumann, Axel Dörner, Grosse Gartenbauausstellung (Olofbright, 2012) – Roman Ondak, Measuring the universe, Steamer, … (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La découverte 2012.

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Spleen automnale. Les mains dans les feuilles mortes, découvrir des dispositifs, sorte de cartes mémoires végétales, qui ouvrent les communications entre intériorité et extériorité, l’humain et le non-humain, le proche et le lointain, le visible et l’invisible

Depuis cet automne, dès que mes pensées décrochent et rêvent de hors-piste, je pense en feuilles mortes. C’est un feuilletage mi-vif mi-mort qui se met à réfléchir. Un dispositif inventé à partir de quelque chose que j’ai touché à l’extérieur, au jardin, et a pris les commandes du système de transmission émotionnel de mon organisme. Comme si je vivais sous un tas de feuilles et que ce matelas de lamelles végétales séchées conduisait vers mes pores les moindres vibrations de l’extérieur, et répercutait vers le lointain la transe apparemment éparse, stressée, de mes terminaisons nerveuses. Un peu de ça, oui. Les dernières feuilles étaient tombées de l’érable, du saule, du catalpa, du cerisier, du cornouiller et des pommiers. La pelouse était recouverte, disparue, une bâche tirée sur le décor familier. Elles étaient légères, dissociées, plus rien ne les réunissait. Dans le sillage des pas, elles glissaient légères, se déplaçaient, froissements, craquelures, indifférentes à la place qu’elles devaient chacune occuper. Un mouvement de main dans la couche sèche et elles volaient, bruissantes. Elles ne tenaient plus à rien. Privées de vie, d’adhérence à quoi que ce soit. Puis, une nuit, le vent a soufflé. Les feuilles se sont accumulées dans des angles, au pied de certains buissons, contre les haies de buis, comme les congères de neige. La pelouse était dégagée, revenue. Courbé en deux, ganté, j’ai entrepris d’empoigner les feuilles, de les fourrer dans un grand sac pour les déverser dans le bois voisin où elles enrichissent la couche de terreau. Mais là, soudain, elles opposaient une résistance. Elles tenaient toutes ensemble, elles étaient liguées, ne voulaient plus quitter le lieu. J’ai dû insister, produire un effort pour finalement arracher un fragment feuilleté, aux bords déchirés, avec le sentiment d’interrompre une cohérence, de rompre une structure soudée, solidaire. La surprise était vive comme lorsque, saisissant une branche on découvre qu’elle fait corps avec un hérisson qui la défend, ou quand, tirant sur une plante séchée qui devrait s’extirper du sol sans difficulté, elle oppose une résistance acharnée, se débattant, s’enfonçant, un rongeur étant occupé à tirer sur ses racines. Toujours cette même étrange sensation : du non-humain se révèle plein de vivacité, de déterminisme et, l’espace d’une seconde, il me semble alors tenir un brin ténu parcouru de toute l’énergie d’un vivant insoupçonné, situé ailleurs. Cet ensemble de feuilles mortes était parvenu à recréer un organisme. De la matière inerte imitant à merveille la matière vivante. Plus exactement, ces matières mortes, liguées, établissaient un lien – vague, multidirectionnel et néanmoins bien accentué – avec ce qu’il y au-delà du senti. Plus loin, ailleurs, à côté, en dessous, au-dessus. Et grâce à quoi il est possible de sentir, en fait, car il ne suffit pas de posséder un appareil sensible. Des organes extérieurs, faisant caisse de résonance ou échangeur, quelque part, sont nécessaires, cela pouvant être sous forme réticulaire, disséminés dans les interstices et rétifs à tout assujettissement à un quelconque Tout privatisant la résonance. Les feuilles, attachées, organisaient une subsistance animée, soudée, un empilement stratifié anarchiquement dont les ondes se propageaient de l’inerte au plus lointain – ou au plus proche, je m’y perds – là où il devient malaisé, scabreux, de séparer le vif du mort. La première fois, elles venaient de trépasser, sèches, embaumées, encore individuelles ; quand je repassai voir, la première neige avait fait son œuvre, elles commençaient à se mélanger, confondues déjà, gorgées d’eau, flasques mais toujours liguées. Elles se regroupent de la sorte pour mieux se décomposer et retourner groupées à la terre.

Le parchemin de feuilles mortes ressemble aux scripts où s’écrivent nos prescriptions pour le devenir. Mais l’image des mêmes feuilles, pourries, en tambouille sommaire, renvoie soudain aux images d’êtres affamés, exténués, subsistant en grattant la terre, dans un camp chinois

Je tenais en main un agrégat qui me faisait penser aux scripts que l’on ne cesse de cracher, crépiter, d’agencer, intellectuellement et corporellement, pour se maintenir en place et, surtout, pour se mettre en mouvement, se maintenir en trajectoire. Ces scripts décrivent les interactions recherchées et ainsi projetées magiquement entre nous, les objets, les gens, les autres en général, les événements, les invisibles, et organisent de la sorte notre reptation à travers les faits et les désirs. Avec cet agrégat vivant de feuilles mortes dans la main gantée (caoutchouc grainé sur la peau, enveloppe trouée par les attaques obstinées des rosiers), le lointain que je sens vibrer tout au bout de ce feutre humoral de feuilles mortes, concaténées les uns avec les autres, n’a rien d’une « grande transcendance ». C’est plutôt comme de coller l’oreille sur le sol et d’entendre ruisseler de l’eau en tous sens, empruntant des pentes opposées, complémentaires, recoupées. C’est garder le contact avec une opacité qui a donné, par déformation, le concept de transcendance, mais en l’atteignant désormais dans une pensée courbe. Penser courbe dissout un peu l’opaque. Accroupi dans cette attention courbe aux choses infimes, au plus près du dépouillement total – il ne reste plus rien de la splendeur de l’été, que ces couches de lamelles brunes presque disparues – je respirai et caressai, par un toucher quasi archéologique, le passage furtif d’un fossile de vie, un courant d’air étendu, la palpation d’un immense mycélium. Merveilleux au premier stade de la perception immédiate, mais morbide, passage d’un dernier souffle qui fait froid dans le dos, lorsqu’une association d’idée et d’images (dont je ne vais pas démêler tous l’enchaînement) me rappela le spectacle d’êtres humains exténués, accablés, dont les peut-être derniers gestes consistaient à extraire le peu de vie résidant encore dans de rares touffes d’herbes desséchées ou dans des chairs culturellement incomestibles, taboues, celles de rats ou de cadavres humains. Gestuelle atroce et pourtant fantastique, fébrile et famélique, excessivement complexe en termes de combinaison d’ultimes énergies et de créativité, le frottement des mains se substituant à ceux de machines sophistiquées pour séparer le grain de l’ivraie, tamis résiduel avide d’extraire quelque poussière farineuse. C’est, dans le film de Wang Bing, ce prisonnier à quatre pattes, à bout, qui moissonne de maigres plantes entre ses doigts faméliques, recueille quelques graines qu’il glisse en poche. L’énergie du désespoir canalisé dans des actes de survie dont l’intelligence intuitive est remarquable : reconnaître les plantes, trouver le geste et l’habileté, coordonner les mouvements malgré l’absence de force, ne pas dépenser plus de calories que n’en rapporte la « récolte », réussir à survivre un peu plus grâce à cette pitance chimérique, un simulacre de nourriture, du vent et de la poussière, moins que rien et pourtant mieux que rien. Ou encore cet autre prisonnier qui rampe pour venir trier et récupérer ce que son compagnon de terrier vomit. Ou, l’extrême inanition de leurs carcasses corporelles secouée par la volonté, elle aussi cadavérique, pour retrouver l’instinct et l’ingéniosité du chasseur qui bidouille ses pièges et la patience et finir par écrabouiller un rongeur et le transformer en infâme tambouille. Survivre. Dans des trous, dans des steppes désertes, glaciales, sans alimentation régulière, sans chauffage digne de ce nom, sans soins, sans ressources, sans contacts, sans perspectives. Sans rien, effroyablement. Humains emmitouflés, crasseux, raides, sur le fil de la mort. Spectacle qui pétrifie, dresse les cheveux sur la tête comme si c’était toujours possible, à tout instant, un tel déchaînement d’arbitraire. Une telle indifférence à détruire au nom d’une idéologie impliquant une invraisemblable certitude d’avoir raison sur tout !? (Et, dans le film d’Assayas, Après mai, ces soixante-huitards barbus, sentencieux, faisant la leçon à un jeune qui lit une critique du maoïsme : « ce sont des agents de la CIA, ils ont peur des acquis de la Révolution Culturelle, méfies-toi de ces manipulateurs » !! Misère des révolutionnaires. ) Voilà, ce sinistre spectacle, ce sont les retombées épouvantables du « penser droit » dans sa version communiste chinoise, la volonté de réduire le réel à un seul plan obligatoire pour tous, d’imposer à tous et toutes une seule et même manière de penser et de formuler sa pensée. Ce qui ne peut qu’engendrer le délire chez ceux qui dirigent pareille manœuvre démente et  l’oppression de ceux et celles qu’il faut manœuvrer, incarcérer dans une réalité à une seule dimension.

La démence totalitaire du régime Chinois. A nu. A l’os. Et, la traversant, des vies persécutées, ravagées, accrochées à leur amour singulier. Fragile.

Le Fossé de Wang Bing montre la réalité des camps chinois, fin des années 60, où le Parti envoyait les intellectuels « droitiers » se rééduquer. (Au fait, comment imaginer un prix Nobel de littérature chinois qui, semble-t-il, ne consacre pas prioritairement son écriture à cette monstruosité ? D’une manière ou d’une autre, cela ne constitue-t-il pas une déplorable complaisance.) Rééduquer, c’est épuiser, humilier, animaliser, dans des travaux absurdes, du genre creuser un fossé chimérique, à la main, dans le désert, pour l’irriguer, le rendre cultivable. Surtout, suite à l’incapacité délibérée à administrer ce genre de camp, cela revenait à instaurer un immense abandon, une lente élimination des intellectuels, un mouroir à ciel ouvert. Quand le désastre prit des proportions intolérables, les camps furent dissous, les survivants renvoyés chez eux. Puis, quelques années après, rebelote dans le cadre, cette fois, de la Révolution Culturelle. Le Fossé, reconstitution, fiction, est complété par Fengming, chronique d’une femme chinoise. Trois heures durant, face caméra, une femme raconte son dévouement de jeune fille à la ligne du parti, l’exaltation pour cette nouvelle voie, ainsi que la détermination de son mari à défendre l’authenticité de la révolution en publiant des articles. Son mari – son amour – sera harcelé, jugé droitier majeur, envoyé dans un camp où il mourra comme un chien affamé. Elle-même fut classée droitière mineure, déportée, réintégrée, puis de nouveau expulsée lors de la Révolution Culturelle, avant d’être totalement réhabilitée et d’écrire un livre sur ce déraillement épouvantable de l’histoire chinoise, collectant les témoignages, prenant contact avec les survivants et rescapées, organisant une mémoire envers et contre tout. Filmée dans son intérieur, la vieille dame raconte, digne, sa vie persécutée, volée, les souffrances, le dénuement, l’amour de sa vie brisé, jamais remplacé. Jamais remplacés la tendresse et les mots qu’ils inventaient et s’échangeaient pour résister, supporter l’acharnement du Parti à les démolir, à les traiter comme « ennemis du peuple ». En filigranes des événements qu’elle imbrique, agrège comme le script fatal d’une existence bouleversée, elle raconte comment cet amour lui a permis de tout traverser. Les pauses, les silences émus, les quelques troubles qui perturbent le récit lui sont dédiés. Les larmes aux yeux, quand elle se souvient comment, plusieurs décennies après, elle s’est rendu dans le cimetière sommaire du camp où plus aucun enseveli n’était identifiable, pour accomplir enfin les rites pour que son amour puisse enfin reposer en paix, prière et lecture de poèmes, on mesure avec effroi ce que c’est que de porter en son cœur un tel sentiment qui s’est trouvé déchiré, agoni, au nom d’une logique de Parti politique totalitaire, obsédé par le penser droit. Je vivrai longtemps avec l’image et la voix de cette vieille dame comme si elle m’avait reçu dans son appartement, que j’y avais écouté sa parole en direct, médusé, la lumière du jour déclinant au fil du récit, puis l’éclairage électrique et l’atmosphère nocturne de solitude, cellule de vie qui se souvient.

Feuilleté de feuilles décomposées, objet transitionnel vers l’humus de toute vie. On dirait un morceau de musique, de certaines musiques, minoritaires. Musique des accidents du hasard organique, social ou cosmique, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifie d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour.

Toucher de l’inerte et recevoir une décharge électrique parce que l’on y sent circuler du vivant – principe du miracle -, une part de soi, aspirée, conduite dans le matériau disparate. Un fluide qui se réveille au contact de notre chaleur et galvanise un peu notre jus, puis aussitôt fuit en un éclair, s’engouffre dans des lointains insaisissables, vides. Dans cette poignée de feuilles mortes, arrachée à sa structure insoupçonnée de tissu stratifié, irrigué, palpitant, je sens encore frémir le feuillage des arbres et déjà l’humus et la terre nouvelle, l’eau, des fibres décomposées, des vers, de multiples vermines. Des musiques fonctionnent ainsi recueillant les idées sonores que le vent des Grandes Transcendances rejette dans les coins, les considérant indignes de vie, à l’écart des célébrations majoritaires, et que des musiciens récupèrent, attirent dans leurs vocabulaires, organisent en agrégats qui contournent la grande métaphysique mélodieuse. Ils agencent des scripts sonores qui n’escamotent rien des techniques utilisées – tout reste apparent -, n’éliminent rien du proche et du profane contagieux, des particularités du corps et de l’esprit qui jouent cette musique-là, des accidents du hasard organiques, sociaux ou cosmiques, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifient ainsi d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour. Par exemple, Grosse Gatenbauausstelling réunissant Andrea Neuman (électronique, piano préparé), Axel Dörner (trompette) et Sven-Ake Johansson (percussions, cartons). Des fragments rapprochés, aucun bord n’est tranché net, ils sont effrangés, les fils pendent, peuvent se nouer et se dénouer à d’autres. Toujours d’autres modules, d’une autre nature, peuvent venir s’accoler, faire la paire. Aucune combinaison n’est présentée comme l’unique, l’ultime, révélant la vérité d’une essence préexistante. Les vitesses, les intensités, les volumes sonores varient. Ce qui s’écoute, ce qui fait musique est ce qui circule « entre ». Le dimensionnement n’est pas stable. Il bouge. Les types de connaissance requis pour écouter bougent forcément aussi, une seule échelle de valeur ne suffit pas. Ce sont des récits de micro-migrations de corps, de matières et de ce que leurs trajectoires mélangent, embrouillent ou éclairent. Pas de transsubstantiation de matières brutes vers un matériau affiné, unique, parfait, surplombant tous les autres et les justifiant de sa mystérieuse préexistance. Tout le contraire. On reste dans les bifurcations et les multiples qu’elles mettent en perspectives. Ce sont des musiques courbes, reflet du penser courbe, opposées au penser droit qui place son économie esthétique et ses intérêts, lui, dans la captation de la Grande Transcendance. Les appareils qui équipent les musiciens sortent des bidules articulés. Liquides en ébullition. Frictions de surfaces. Echos d’éboulements. Déraillements horlogers. Halètements de vapeurs. Tricotage éclaté. Chabadas détourés. Palpitation de valves. Percolations de salive. Chahuts cartonneux. Caisses claires de kermesses. Grincements de poulie organique. Chuintements de glaires. Gong et ferrailles. Arceaux d’haleines givrées. Glouglous célestes ou intestinaux. Hélices battues de grêle. Aboiements rauques dans le brouillard. Braiements d’ânes ou de robots. Nervures cardiaques percussives. L’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Des couches de silhouettes irrégulières. Et tous ces modules voyagent, se touchent, s’échangent des éléments, un flux narratif les traverse de métamorphoses et d’attachements. Et ce flux guide l’ouïe de proche en proche, vers des lointains, aussi bien en arrière, en avant et latéralement. Et, quand, à travers l’apparence d’absence de structure qui fait dire à plusieurs que là ne défilent que des occurrences sonores sans vie, l’écoute rencontre ce flux de sens, cela produit le même effet que de tenir en mains l’agrégat de feuilles mortes et de se sentir participer à la décharge électrique de l’inerte vers le vif. Dans ces musiques, on est libéré des prétentions de la musique à être « pure », et l’on se sent, par l’écoute, dans la bande-son d’une relation au monde qui ne peut plus s’envisager sans « la capacité de concaténer des humains et des non-humains dans des chaînes apparemment sans fin. » (B. Latour), sans écologiser la musique dans un ensemble d’autres faits et connaissances qui la traversent. « Pour risquer une métaphore chimique, en notant H les humains et NH les non-humains, c’est comme si l’on suivait maintenant de longues chaînes de polymères : NH-H-NH-NH-H-H-NH-H-H-H-NH dans lesquelles on pourrait reconnaître parfois des segments qui ressemblent davantage à des « relations sociales » (H-H), d’autres qui ressemblent davantage à des agrégats d’objets (NH-NH), mais où l’attention se concentrerait sur les transitions (H-NH ou NH-H). » (B. Latour)

Traces organisées, récoltées, assemblées de visiteurs visiteuses dans un musée. La forme de traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. Vers le multivers.

Avant de m’engager  dans l’exposition de Roman Ondak, je lisais ceci dans le «guide du visiteur » : « Roman Ondak, avec « Measuring the Universe », évoque le désir de l’être humain de prendre la mesure de l’univers. Cette œuvre, à la frontière de l’installation et de la performance, sollicite de manière égale le personnel du musée et les visiteurs, qui la construisent progressivement. Avec un feutre noir, un agent trace une ligne horizontale pour marquer la taille des visiteurs qui le souhaitent et, à droite de cette marque, leur prénom et la date. Si le personnel du musée est seul autorisé à écrire sur le mur ; chaque visiteur peut choisir son emplacement. Ainsi, le fossé qui sépare traditionnellement l’artiste et le profane est aboli. Le public fait partie intégrante de la conception de l’œuvre, au lieu d’en être le simple témoin. »  Alors, rhétorique barbante, charabia un peu mort, juste une posture caricaturale de l’art contemporain, ne débouchant sur rien, parce que ce fossé n’est pas abolissable, que l’artiste et le musée n’ont jamais réellement et totalement intérêt à ce qu’il soit aboli ? Engagé dans la visite (et d’abord l’exposition de Bertille Bak), je perdis de vue ce commentaire formel, je n’y pensai plus. Jusqu’à ce que je me trouve devant le résultat de la démarche (Measuring the Universe, 2007 pour la première réalisation de cette performance pouvant se répéter dans divers lieux). Un prénom après l’autre, comme une feuille après l’autre soufflée par le vent contre une racine, une haie, se forme un ensemble gigantesque, plastique et formidablement mobile. Une nébuleuse en course se dessinait sur le mur. Chaque visite, représentée par un ensemble de marques, de lettres et de chiffres, résultat d’une courte transaction entre un visiteur ou visiteuse et le gardien de musée, un corps de passage s’adossant au mur pour être toisé –les parents nous mesuraient ainsi à la maison -, et la main du gardien, avec son marqueur, écrivant sur le plafonnage blanc, lisse. Le 4 décembre, il était difficile de trouver encore une place libre, alors forcément, on s’imbrique, on recouvre (toujours comme les feuilles mortes, sans réelle intentionnalité). L’ensemble est d’une impressionnante beauté graphique, vol d’oiseaux acrobatiques pixellisés à même le mur. La forme de ces traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. C’est pour cela, et rien que pour cela, que l’on se sent effectivement, tout petitement, avoir participé au processus créatif d’une œuvre. Avec d’innombrables autres inconnus, jamais croisés. Néanmoins, je ne me sens pas avoir été particule mesurante de l’Univers, mais contribué à élaborer des mesures d’un Multivers.

Pénurie et culture du « faire la queue » (quémander). Quand l’assujettissement devient installation où les différentes vies cherchent une ligne de résistance, de bifurcation, de partages d’ondes libres.

Roman Ondak s’y connaît en termes d’agrégats d’humains et non-humains. Citoyen d’un pays de l’Est où la pénurie des biens de consommation se réglait par le rationnement et la pratique de queues devant les distributeurs, il a multiplié les performances où il organisait de fausses queues, comme nouvelles formes de vie. L’absurde de la situation économique à l’Est correspondant, par les performances humoristiques et caustiques de l’artiste, au postulat qu’il y a toujours quelque chose à attendre. La vie est attente. Alignement de vies, de profils et de parcours composites qui, dans l’expectative prosaïque et métaphysique, par les bords, finissent par déteindre les unes sur les autres. Il a aussi réalisé une courte vidéo où l’on voit des parents apprendre à leurs enfants à faire la queue, à bien vivre donc, devant diverses portes ou grilles fermées. Enfin, il réunit et expose le témoignage de toutes ces expériences collectives de queues, sous forme de photos dans des catalogues d’expositions, dans des vitrines bricolées par ses soins, à partir de matériaux de récupérations, reflet d’une autre pratique courante dans son pays de pénurie. Et si je devais représenter le fulgurant chapelet de bulles fantomatiques – qui m’a électrisé et enivré à l’instant où, saisissant des feuilles mortes, j’eu l’impression d’arracher un bout de tissu vivant -, semblable en tous points au vif argent des ondes transitoires qui relient et transpercent les modules sonores de Sven-Ake Johansson, Axel Dörner et Andrea Neuman, sans doute utiliserais-je des photos de cette autre œuvre d’Ondak, Steamers, où un fil de perles quelconques, chemine, relie un ensemble de bouts de buses, disparates, l’intérieur noire de suie. C’est aussi simple et aussi magique que ça.

(Pierre Hemptinne) – Acheter le livre du blog Comment c’est?, Lectures terrains vagues

SONY DSC SONY DSC feuille5 Measuring the Universe Measuring the Universe Measuring the Universe Measuring the Universe steamer Measuring the Universe Measuring the Universe Measuring the Universe

Reptations dans la rupture amoureuse, altérations religieuses.

SONY DSCFil narratif à partir de : Saul Bellow, Herzog, Quarto/Gallimard 2012 – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte 2012 – Gina Pane, Dehors – Partition pour une feuille de menthe (Galerie K. Mennour) – (…) –

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Un personnage en rupture entre dans un bois. Tout ce qui l’entoure, soudain, est une multitude qui l’apaise, avec laquelle il se trouve en partage

Il y a, à la fin du Herzog de Saul Bellow, de courtes articulations de phrases et d’images sur lesquelles je m’attarde, passe et repasse, parce qu’elles font vibrer de subtiles harmoniques. Finalement, j’y reste pris. Ce sont de simples embrasures textuelles d’où sourdent de fines musiques, en vitrail, en douce mosaïque, où je lis le chatoiement d’ondes lumineuses dans l’opacité. Qui ne sont telles, peut-être, finalement, que pour moi, adressées particulièrement à ma sensibilité, pour la mixer plus intimement à la chair du texte ? Ah, ce sentiment que quelque chose a été écrit particulièrement pour nous et attendait, sous ses multiples couches protectrices, les ondes de notre lecture pour se réveiller, agir. Rien d’extraordinaire à première vue, des lignes descriptives que d’autres pourraient être jugées banales, mais où s’évacue, ou plutôt se métamorphose, une longue tension chaotique qui a fait l’objet de la narration fouillée des nombreuses pages précédentes. Et cette délivrance, fruit du travail sur soi du personnage, s’effectue par une série de connexions avec ce qui l’entoure, un milieu naturel qui l’aide à passer outre ses tracas, le replace sur une bonne trajectoire, répartit sa charge d’existence en plusieurs lignées transcendantes, imperceptibles. Ce sont, surtout, les premières phrases inépuisables de ce passage, et leur musique de sortie de crise qui le touche : « Il s’enfonça tranquillement dans les bois, au milieu des feuilles innombrables, vivantes et mortes, vertes et brunes, entre les souches pourrissantes, la mousse, les champignons langues de bœuf ; il découvrit un sentier de chasseurs, une piste tracée par les cerfs. Il se sentait plutôt bien ici, plus calme. Le silence le stimulait, et aussi le temps magnifique, le sentiment d’être doucement englobé dans tout ce qui l’entourait Au sein de la vacuité de Dieu, comme il le nota, et sourd à la multiplicité finale des faits, de même qu’aveugle aux distances ultimes. » Il faut souligner le jeu subtil des multiples. Il y a une multiplicité immanente qui l’englobe, bienveillante, celle des feuilles vivantes et mortes, des souches, du pourri, la mousse, les champignons, le sentier, les chasseurs, une piste, des cerfs. Cette multiplicité immédiate met apaise celle beaucoup plus torturante, la « multiplicité finale des faits », déstabilisante, ne lui laissant aucun instant de paix. De fait, depuis le début du récit, il est un être de rupture totale et qui transforme cette énergie de rupture en techniques d’altération pour dévier le cours des choses, perturber ses finalités. Dans ce descriptif presque banal d’avancée sous le bois, une existence blessée glisse lentement dans une ombre lustrale, une humidité revigorante, une animalité voluptueuse, une organologie d’accouchement. La formule du contre poison n’est pas encore trouvée, mais flairée, à portée, imminente.

Dans un hamac, près des étoiles. Au début, il perd la tête. S’épuiser à explorer les autres manières de penser, reconstituer sa tête autrement

A peine plus haut, la dynamique qui fait tenir Herzog en un tout, est définie comme une discontinuité, plissée de sauts et d’invisibles, conflictuelle : « Il se sentait trop bizarre, mélange de clairvoyance et d’humeur noire, d’esprit de l’escalier, de nobles inspirations, de poésie et d’absurdité, d’idées, d’hyperesthésie – à errer par-ci, par-là, à entendre en lui de la musique puissante mais indéterminée, à voir des choses, des halos violets autour des objets les plus distincts. Son esprit était semblable à cette citerne, de l’eau douce et pure prisonnière sous le couvercle de fer, mais pas tout à fait potable. » Nous sommes dans les derniers développements du roman, la chute, à la page 362 et, je réalise que ce passage fait écho au début du récit où vibre le même genre d’harmoniques, mais sans en percevoir toute la profondeur de mille-feuilles. Je n’avais pas encore fait connaissance avec Herzog : « Là, il était entouré de hautes herbes barbues, de jeunes pousses d’acacia et d’érables. Quand il ouvrait les yeux, les étoiles étaient toutes proches, pareilles à des corps spirituels. Des feux, bien entendu ; des gaz – minéraux, chaleur, atomes, mais qui, à cinq heures du matin, parlaient à l’homme couché dans un hamac et enveloppé de son manteau. » (S. Bellow) Cette situation magique avec les herbes, les étoiles, les érables, le hamac, le manteau – les engrenages d’une machine à métamorphoser – se met à chanter librement, sans réserve, en bas de page, peu après la première ligne qui, elle, annonce clairement la couleur « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (S. Bellow) Oui, perdre l’esprit, sans que ça dérange parce que d’autres manières de penser prennent le relais, et c’est ce que raconte le roman va arpenter, une partie de ces autres manières de penser, et c’est aussi ce qui épuise masochistement Moses Herzog.

Dans la rupture, c’est le coup de foudre qui se prolonge, mais retourné, à l’envers, devenu destructeur. Coup de foudre et rupture, l’amour est la recherche d’autres façons, si l’on peut dire, de s’altérer

A la page 362 donc, Herzog entrevoit la résolution de ses tourments, non pas en rentrant pleinement dans le rang, abdiquant, mais en établissant les bases d’un bon compromis, une gestion responsable de sa différence. Un sous-bois. Le repos auquel soudain il accède, la détente nerveuse, musculaire et spirituelle qu’enfin il trouve, rassure le lecteur qui s’est mis en empathie avec lui, au fil des pages. Pourtant, à partir de là – et heureusement, le roman se termine -, il cesse personnellement de m’intéresser. Il peut disparaître, il cesse d’être une fiction prenante, digne d’intérêt, pleine de suspens. C’est que, le long parcours hérissé du roman que l’on vient de lire fait espérer la victoire de trajectoires alternatives, échappant aux modèles rationnels de la modernité, aux règles fixant la démarcation entre sujet et objet, raison et folie. Mais c’est, bien entendu, impossible puisque le triomphe d’autres cheminements  impliquerait que la fiction glisse vers l’utopie d’une société reposant sur des bases autres que la nôtre. Ce roman de Saul Bellow explore les déchirements d’une rupture amoureuse, gouffre symétrique au coup de foudre amoureux. Dans ce dernier, tout se déchire, certes, mais c’est pour que l’opacité s’illumine ; tout déterminisme, biologique ou social, est suspendu ; il semble que l’on puisse recommencer son histoire à zéro, la réécrire et en éviter les erreurs, revivre tout comme au premier jour, de manière intense, et devenir autre, comme on a toujours rêver d’être, pour se donner à l’autre. Enfin, on découvre une raison d’exister. Tout s’ouvre, les mondes jusqu’ici séparés des vivants et des morts, des êtres et des choses, soudain communiquent dans un sentiment de merveilleux et d’ascension. « Pour exister, un être doit non seulement en passer par un autre mais aussi d’une autre manière, en explorant d’autres façons, si l’on peut dire, de s’altérer » (B. Latour). La révélation de l’amour fait apparaître l’altération comme une réjouissance, où l’on a tout à gagner, une technique de construction de soi, de l’autre, par et grâce la différence. Dans la perte amoureuse, c’est le même phénomène, tout s’ouvre et communique, les réalités circulent, les mondes se mélangent mais de manière effrayante, dans une perspective de chute, de perdition, l’altération est destruction, putréfaction.

De la difficulté d’être pluriel. L’amour rompu redirigé vers une multitude de choses et d’êtres invisibles, retrouve une dimension religieuse.

Ce que raconte Herzog, ce sont les convulsions entre les entités plurielles du personnage – que libère et déchaîne le reflux amoureux – et un monde normal qui ne peut pas s’en accommoder, ne peut chercher à les comprendre. Il y a rejet. Ces convulsions correspondent à une agitation d’êtres invisibles qui travaillent matériellement le personnage et que la réalité – l’action est située au début des années 60 du XXème siècle, aux USA, en plein essor capitaliste hyper radieux – ne peut que refouler dans le confinement du for intérieur, sans leur donner droit de citer, sans aucune considération. L’individu doit être univoque, un et seul. La seule prise en compte envisageable serait répressive, appeler les flics pour une neutralisation radicale de personnage grouillant d’entités différentes, inquiétant, l’interner dans un hôpital  pour un repos camisolé. On vérifie dans ce récit l’imposition violente des rationalités modernes qui, comme l’explique Bruno Latour, « destituent les invisibles de toute existence extérieure et insistent pour ne les situer que dans les circonvolutions du moi, de l’inconscient ou des neurones », violence qui est une véritable clef de voûte de la norme et « révèle un malaise si profond, une angoisse si intense qu’il faut aller y voir de plus près. » (B. Latour, « Enquête sur les modes d’existence ») Dans le sous-bois habité, Herzog rencontre la délivrance, il trouve le chemin, la piste de cerfs, par où les existences invisibles qui le peuplent, rentrent dans le rang de l’intériorité bien délimitée, selon les sommations de l’entourage, et sans qu’il le vive tout à fait comme une défaite, une amputation. Il les garde sous le coude, une réserve de subjectivité en veilleuse. Jusqu’ici, – et après une phase biographique où il a brillé dans ses études originales sur le Romantisme –  autour d’Herzog s’est créé une zone conflictuelle avec ses proches, ses amis, sa famille, même avec les personnages fictionnels qu’il a pratiqué de l’intérieur en tant que professeur d’université. Tout et tous – à l’exception d’une femme amoureuse de lui -, font mauvais ménage avec les êtres invisibles qui le tourmentent, lui aliènent monde extérieur, le poussent intuitivement vers d’autres conduites expérimentales. Bien que sa relation amoureuse avec Madeleine soit terminée, il persiste, d’une certaine manière, à rester amoureux mais en dirigeant son sentiment amoureux sur un choix d’objets et d’existences plus large, en utilisant la dimension religieuse de ce sentiment pour altérer et s’altérer d’une autre manière, fidèle à son coup de foudre problématique, non résolu. En quelque sorte, ravaler et réinvestir ailleurs son coup de foudre désormais sans objet, transférer à tous crins. Une autre manière qui ne passe pas (au-delà de son être, de son for extérieur comme dit B. Latour). Il se trouve dès lors inévitablement en guerre – du moins en situation frictionnelle – avec tous les membres affiliés normalement aux réseaux de socialisation qui «gardent l’église au milieu du village », participent au refus de prendre en compte ces existences invisibles et les condamnent rigoureusement, vigoureusement, à réintégrer le psychisme où la raison peut considérer qu’elles végètent en tant que chimères, sans plus.

Les ennemis de tout l’invisible se défoulent en d’innombrables pratiques virtuelles. Herzog transforme son amour en écriture, en lettres qu’il écrit à tous les cerveaux du monde, aux êtres de fiction, à ses doubles imaginaires. Il est important de soigner tous ses « aliens », de converser avec.

Ce genre d’excommunion et enfermement culturel de l’invisible que subit Herzog est, chose incroyable en fait, imposée au quotidien par «des gens qui ont développé la plus vaste industrie pharmaceutique de l’histoire et qui font une consommation hallucinante de psychotropes, sans parler des substance hallucinogènes illégales ; des gens qui ne peuvent exister sans les émissions de psycho-réalité, sas un flot continu de confessions publiques, sans une gigantesque «presse du cœur » ; des peuples qui ont institué, à une échelle inconnue jusqu’ici, la profession, les sociétés, les techniques, les ouvrages de psychanalyse et de psychothérapie ; de gens qui se délectent avec effroi de films de terreur, dont les chambres d’enfant sont remplies de « personnages à transformations » (vocable fort bien trouvé), dont les jeux d’ordinateur consistent pour l’essentiel à tuer des monstres ou à être tués par eux ; de gens qui ne peuvent ressentir un tremblement de terre, subir un accident de voiture, encaisser l’explosion d’une bombe, sans faire intervenir aussitôt des « cellules psychologiques » ; et ainsi de suite. » (B. Latour) Herzog se soigne sans intégrer aucun de ces plis thérapeutiques. Il cherche, il se débat avec d’innombrables vies virtuelles, de co-présences bien vives, comme s’il en dépendait. Il écrit, il correspond avec tous les êtres imaginables qu’il imagine avoir une influence sur son présent, de près ou de loin, inclus dans les chaînes de références et de reproduction du vivant qui font qu’il en est où il en est. Aussi bien des morts que des vivants, des proches que des lointains, des accessibles que des inaccessibles. «Cher Doktor Professor Heideger, J’aimerais savoir ce que vous entendez par l’expression « la chute dans le quotidien ». Quand cette chute s’est-elle produite ? Où étions-nous lorsque c’est arrivé ? » (S. Bellow) Il faut bien plaider sa cause, le bien fondé de ses autres manières de penser et faire. Dès lors qu’il leur parle et leur écrit, il n’y a plus de distance, ni temporelle, ni géographique. Il converse, il communique vraiment, au même titre qu’avec les êtres qui peuplent son monde. Du reste, il polémique aussi avec d’authentiques autres personnages de fiction. A l’instar de ces existence fictionnelles qui, nous dit Bruno Latour les qualifiant aussi d’aliens, « si nous ne les reprenons pas, si nous ne les soignons pas, si nous ne les apprécions pas, ils risquent de disparaître pour de bon. Ils ont donc ceci de particulier que leur objectivité dépend de leur reprise par des subjectivités qui, elles-mêmes, n’existeraient pas sans qu’ils nous les aient données… » (B. Latour) Herzog continue à se construire par son amour, même si la femme qui cristallisait cet amour l’a rejeté, et pour se faire, il ne cesse d’écrire, en tout cas il se voit sans cesse en train d’écrire, il ne cesse de rédiger mentalement les courriers à envoyer, rien ne dit que des lettres soient réellement affranchies et postées. A ses parents, ses amis, les acteurs et témoins de sa rupture, avocat et psychanalyste, anciens collègues de l’université, anciennes amoureuses, ainsi qu’aux puissants qui décident de l’état du monde.

Fabriquer des articulations ente continu et discontinu. Voyager avec un sac rempli de papier couvert d’écritures. Colporter l’exégèse de sa vie. En un chemin de déviations, d’altérations.

Herzog est tout vibrant de missives décochées en toutes directions. C’est un être séparé, dont l’amour se rompt lentement, ayant perdu sa terminaison, irrémédiablement, pris dans un afflux chaotique, il devient rupture et transforme la douleur de la perte en sécrétant des articulations avec des aliens, des absents, des êtres de fiction, en essayant, avec eux, une autre organisation. « Se trouve articulé, rappelons-le, tout ce qui doit obtenir la continuité par des discontinuités dont chacune est séparée des autres par une jointure, un embranchement, un risque à prendre, ce qu’on appelle justement une articulation. » (B. Latour) Il produit à la chaîne, en superposition, des tentatives d’articulations, de jointures et d’embranchements, parfois en rafales, en faisant tourner à plein régime une puissante machinerie d’énonciation qui se confond avec son souffle, sa respiration et qui l’habite, en fait un réel possédé. « Comme envoûté, il écrivait des lettres à la terre entière, et ces lettres l’exaltaient tant que depuis la fin du mois de juin, il allait d’un endroit à un autre avec un sac de voyage bourré de papiers. Il l’avait porté de New York à Martha’s Vineyard, d’où il était reparti aussitôt ; deux jours plus tard, il prenait l’avion pour Chicago, et de là, il se rendait dans un village de l’ouest du Massachussetts. » (S. Bellow) Je suis subjugué par la manière dont ce « sac de voyage bourré de papier », ici, dans ce contexte du roman, fait figure de « machine infernale », d’appendice organologique, qu’Herzog porte et qui transporte Herzog. Un organe d’étoffe et de feuilles qui lui permet de donner forme à tout moment à son besoin d’interpeller et de réinterpréter tous les éléments qui conditionnent ce qu’il a été, ce qu’il est. Dans une reprise incessante des énonciations qui le déterminent, recommençant sans cesse à remettre en cause toute parole qui a participé à sa constitution, à ses croyances, à son état, à son parcours, à sa rupture. De manière un peu folle mais tellement humaine, il devient l’exégèse de son texte en cours d’écriture . « L’exégèse contradictoire et tâtonnante, c’est le religieux même. L’étymologie l’atteste : le religieux c’est la relation ou mieux le relativisme des interprétations ; la certitude que l’on n’obtient la vérité qu’à travers un nouveau chemin d’altérations, d’inventions, de déviations, qui permettent d’obtenir ou non, contre le rabâchage et l’usure, le renouvellement fidèle de ce qui a été dit – au risque d’y perdre son âme. » (B. Latour) Et c’est probablement là que l’on peut voir comment son sentiment amoureux, privé de sa terminaison incarnée – la vie partagée avec Madeleine -, se réinvestit dans la parole, reprise et recommencée, et la machine à écrire. Parallèlement, on découvre qu’avec les objets du quotidien, ses vêtements, le train, la nourriture, l’acte de se raser, le décor du salon de sa maîtresse et le menu qu’elle compose, la vaisselle à laver, le voyage en taxi, les souvenirs de son père, le spectacle de procès avec la cour et le cortège des témoins, la visite d’un musée avec sa fille, la description des travaux dans une maison perdue à la campagne, l’évocation d’un hiver excessivement froid, le coup de frein qui provoque l’accident fatidique, les flux érotiques qui émanent des femmes qui le touchent, il s’empêtre, il noue spirituellement des relations organiques et organiquement des interactions spirituelles, il récuse naturellement, au moins partiellement, la distinction entre Sujet et Objet, il cherche inlassablement cette autre chose, cet autre état, échapper à l’immuable et à l’échec de son mariage avec Madeleine.

Les formes de connaissance d’un scribe itinérant, reptation qui évite les normes. Comment, par l’écriture du saut, du hiatus, Herzog devient polymorphe.

Il vibre, déambulatoire, cherchant à faire valoir d’autres formes de connaissance, collectant les indications, les documents attestant qu’un passage est possible à travers ce qui obstrue son devenir. «C’est là toute la bizarrerie de cette affaire de connaissance, et la raison pour laquelle James, avec son humour habituel, avait introduit sa « théorie déambulatoire de la vérité » ; au lieu, affirmait-il, d’un « saut mortel» entre mots et choses, on se trouve toujours en pratique devant une forme de reptation à la fois très ordinaire et très particulière qui va de document en document jusqu’à une prise solide et assurée sans jamais passer par les deux étapes obligatoires de l’Objet et du Sujet. » (B. Latour) Et toujours, à portée, son sac de voyage de scribe itinérant, attirail d’exégèse. Quelle puissance d’écriture, quel moteur de phrases et d’idées, inlassable, acharné. Et selon les entités ou objets avec lesquels il entre en contact pour fonctionner, donner du carburant mental à son moteur, rebattant sans cesse toutes les cartes de ses référents – l’acte de leur écrire n’est jamais loin -, il se transforme, il se fait autre, polymorphe. Il trouve sa persistance dans les transformations, toujours menacé de se briser, d’être arrêté pour délire, mais il passe entre les mailles du filet. « La continuité d’un moi n’est pas assurée par son noyau authentique et, en quelque sorte, natif, mais par sa capacité à se faire porter, sans se laisser emporter, par des forces capables à tout instant de le briser ou, au contraire, de s’installer en lui. Forces dont l’expérience dit qu’elles sont extérieures, alors que le compte rendu officiel affirme qu’elles ne sont qu’intérieures – non, qu’elles ne sont rien. Il ne se passe rien. C’est dans la tête. Une chose est sûre : il y a bien là une forme de continuité obtenue par le saut, la passe, l’hiatus à travers une discontinuité vertigineuse. Et donc, en première approximation, un mode d’existence original que nous noterons désormais [MET] pour Métamorphose. » (B. Latour) Durant l’essentiel du roman, Herzog, être de transformation, excite chez le lecteur aussi le désir de métamorphose, la tentation de renouer avec ce mode d’existence en se laissant attirer hors de soi. Dans le sous-bois, pudiquement extatique, soudain, sans ratiociner, dans une impulsion parasite, comme on fait don de soi, il signe un pacte avec les forces de ruptures pour qu’elles se fassent plus discrètes, refluent, se contentent de tapisser certains recoins de son for intérieur. Il goûte cet instant comme une victoire, un accomplissement, mais ne parvient pas à gommer l’impression qu’il le regrette un peu. Il embrasse la promesse de plénitude avec l’ombre d’un soupçon, un regret, comme de lâcher la proie pour l’ombre.

Installation de Gina Pane, strates temporelles complexes, gestation d’énonciations différenciées, longue temporalité d’altérations. Parallèle à la trajectoire rompue d’Herzog, altération et articulation, brisures et jointures. L’esthétique des petits pas, des discontinuités, la religiosité des interprétations. le premier jet et ses réapparitions.  

Quelque chose, dans la manière dont le rayon de vie d’Herzog, fait de ruptures, se glisse dans le sous-bois, évoque le geste de Gina Pane d’enterrer, via la réflexion d’un petit miroir, un éclat de soleil dans la terre labourée d’un champ agricole. Dans une œuvre faite aussi d’écorchures et lacérations de l’âme et du corps, c’est un geste radical d’une étrange douceur, on en contemple les traces et il nous semble nous aussi enfouir un éclair chaud, dans notre cœur. Comme jadis l’effet de certaines images pieuses distribuées comme récompense à l’école !! En prenant l’image en soi, on aide à ce que germe l’espoir que des planètes contraires collaborent à la culture de traits d’unions inédits, renouvellement des agencements d’existences, gage d’avenir créatif. Mais c’est plus particulièrement en égarant mon regard sur et dans « Dehors – Partition pour une feuille de menthe », que je retrouve visuellement l’immersion d’Herzog dans le sous-bois, un équivalent plastique à l’extrait littéraire. C’est une sorte de tapisserie de verres, une carte symbolique d’où émane comme d’un vitrail presque monochrome, une lumière crue, largement exsangue et qui, pourtant, chante aussi une promesse de plénitude. Blême. Là, il y eut quelque chose d’incarné qui a été sacrifié, vidé de son sang, il n’en reste que des pétales, des bulbes, verts ou transparents, organisés géométriquement. À gauche de cet alignement de calices banals, des cadres sont alignés verticalement, il faut s’approcher pour y décerner des photos souvenirs un peu trash et un certain temps pour déduire qu’il s’agit de d’archives de l’artiste en performance. Ces clichés documentent en quelque sorte le pourquoi de ces verres ainsi rangés, vaisselier apaisé. C’est après avoir regardé les photos qui montrent une tête enragée, animale, près du sol et dont la gueule broie du verre que je remarque que les verres transparents, malgré leur impeccable netteté, sont tous attaqués, éméchés, mordus. Ils ont vécu, ils portent la trace violente d’expériences, l’empreinte d’une articulation avec des mâchoires mordantes, particulières, pas n’importe lesquelles. Les verres verts, eux, sont intacts et esquissent une forme vierge, celle symbolique d’une feuille de menthe. Il faut lire la notice rédigée par la galerie pour mesurer combien cette œuvre exposée, là au présent, contient des strates temporelles complexes, une gestation d’énonciations différenciées, une longue temporalité d’altérations. Cette œuvre des années 80 est une reprise d’une intervention effectuée au début des années 70 et intitulée Transfert : « Un verre de menthe à l’eau et un verre de lait posés sur une table occupaient le centre de l’attention. Le verre de menthe hors de portée de l’artiste. Frustrée de ne pas pouvoir consommer les deux, Gina Pane finit par briser les verres et laper les liquides mélangés à même le sol, se blessant avec les éclats de verre. » (Cartel de la galerie K. Mennour) L’intervalle de temps et de sens entre les deux œuvres indique le cheminement contrarié mais décidé, le chemin de croix intérieur d’un même thème, exposé, effacé, exprimé, évacué, repris, recommencé, déporté, jusqu’à aboutir à une nouvelle interprétation, « transporté un pas plus loin ». Le trajet de frustration correspond à la trajectoire rompue – altération et articulation, brisures et jointures – d’Herzog et procède du même besoin de transmutation religieuse du matériau duquel on tire sa respiration, la force d’avancer par petites transcendances, discontinues, en guerre donc contre l’absolutisme des mono-transcendances centrales : « Ce qui frappe le plus dans le cahier des charges des êtres du religieux, c’est leur fragilité : ils dépendent constamment du rafraîchissement de l’interprétation qui permet de redire pourtant exactement la même chose que ce qui avait été dit avant (« ce que nos Pères avaient cru, vous ne l’avez donc pas compris, ») ; mais si l’on prétend « maintenir intact » le trésor de ce qui a été dit sans le transporter un pas plus loin par une nouvelle discontinuité, alors il est perdu. La manne empoisonne dès qu’on cherche à la thésauriser. » (B. Latour) L’esthétique des petits pas, des discontinuités, ce qu’apprend la rupture et que prouvent les carnets, les croquis, les inscriptions préparatoires par quoi le premier jet d’une œuvre s’égare, se reprend et génère de nouvelles apparitions. La promesse d’une plénitude à travers un rideau de feuilles et de larmes, attaquées ou intègres, éprouvées ou innocentes, pleines de grâce ou altérées, marquées par les effets de la rupture, reliées entre elles comme les perles d’un chapelet, un rideau de larmes où se confondent la proie et l’ombre.

Pierre Hemptinne

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