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Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Dans la multihoule des pertes et trouvailles (Camille Henrot)

the Pale fox ++

Fil narratif de médiation culturelle : Camille Henrot, The Pale Fox, Bétonsalon – David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Minuit 2014 – Seth Price, Animation Studio, Galerie Chantal Crousel – Catherine Malabou, Avant demain, épigenèse et rationalité, PUF 2014 – Art Brut, collection abcd/Bruno Decharme (un extrait), La Maison Rouge – Georges Didi-)Huberman, L’image survivante, Editions de Minuit – la mer…

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Une couleur qui vient de loin. Met à sa disposition des analogies. De quoi prendre pied dans l’inconnu. Un fragment de la vie personnelle, soudain ranimé, même incongru, aide souvent à amorcer une interprétation

Les murs sont d’un bleu primaire intense. Cela lui évoque, d’abord, les peintures bon marché appliquées en plusieurs couches épaisses, coulures presque caoutchouteuses, pour les greniers, les caves, les remises de maisons modestes, dans certains corons. Ces cagibis où sont relégués les surplus, les engins dépareillés, enrayés, les vêtements trop petits mais toujours susceptibles de retrouver un usage, les emballages cadeaux, les cordes, les bocaux, les vieux magazines, les babioles, l’électroménager déclassé, les gadgets qui ont lassé, en sursis. Et cela convoque toutes les problématiques et poétiques du classement, des catégories.

Un bleu si dense, presque aberrant, des objets impossibles, une image de la pensée

Ici, la couleur fait bloc, sans tache, sans nuance, sans fond, elle prend à la gorge, étouffe, tue toute perspective. Elle installe un plan instable entre trop plein asphyxiant et trou béant. Déjà en soi, une perspective impossible, l’union de deux contraires, le vide et le comble. « Une figure possible ou réelle obéit à la loi de disjonction exclusive : elle est soit un cercle, soit un carré. Mais, l’objet impossible inclut en lui la disjonction, il est à la fois cercle et carré. » (David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, p 118) Les parois sont piercées de traits brillants, calligraphiques, courbes ou carrées, solitaires ou croisées, formes pures idéelles qui correspondent, de manière lointaine, au comment son esprit s’imagine « ranger les choses », comment s’élabore un dispositif mental de rangement par lequel ce qu’il accumule en tête arrime, arraisonne plutôt ce qu’il collectionne dans la vie réelle, autour de lui. L’émergence timide de catégories pour penser le monde, surfer sur les flux de sens et non-sens circulant entre lui, le contenu de ses expériences, et projetant un chemin dans l’hétérogène dehors, animé et inanimé. « L’accord entre les catégories et les objets ne peut être pensé que comme le produit d’une relation dynamique, créatrice et auto formatrice. » (C. Malabou, p. 43) Non pas des étagères pour exposer les objets, mais des tracés abstraits d’étagères synaptiques, comme ces traînées fines d’avions dans l’azur figé, trajets de connaissances ou d’ignorance, reliant des points indéfinissables dans l’espace dont pourtant la production de sens que l’on cherche à atteindre, dépend. Cela pourrait aussi figurer le lent cheminement entre naissance et mort et ses agitations stylées, ses errances absurdes et pourtant vitales. Cela parlerait du « rapport du sujet neuronal à lui-même, la manière dont il se voit, s’aperçoit ou s’auto affecte, problème qui n’a jamais été envisagé pour lui-même. » (C. Malabou, p.264) Cela évoque aussi, ces balafres zen sur ce bleu excessif et écorché, la fascination de Deleuze pour « la question de l’image de la pensée » (D. Lapoujade, p. 139). Se donner une image de la pensée.

Un rébus vivant. Un désordre qui démagnétise toute histoire histoire préétablie. Il faut recommencer l’enquête à zéro. Elément par élément, répertorier. Réinventer la discipline d’identification et de classification.

Puis il s’engage dans cet angle et il ne peut se défaire de l’impression de pénétrer un lieu intime abandonné par la personne qui a tenté de le rendre viable, d’en faire sa niche. Elle n’a pas tenu le coup, a préféré déserter. À moins qu’elle n’ait été éjectée, expulsée vers le monde des sans abris. Ce qui reste – exactement comme lorsqu’il visitait par effraction des maisons abandonnées encore complètement meublées et pourvues de son équipement domestique par lequel une vie quotidienne prend forme – est une mise en rébus du vivant, par le prisme d’une accumulation singulière. Bric-à-brac dont le décousu recouvre pourtant un art de se coudre dans les chrysalides du présent. Déchets rejetés sur les rivages, restes de naufrages, de vies brisées, ou messages d’autres rivages, terrestres ou non, un fatras d’objets, de documents, sans aucun principe de classement apparent, est étalé, dispersé, en tas, en ligne, n’a pas eu le temps de coloniser la totalité du plan bleu. Ce désordre, qu’il sent pourtant titiller ce qu’il y a de fécond et d’excitant dans le machinisme de son cerveau, le décourage profondément. L’impuissante. Désordre impénétrable. Comme si, survolant un immense aimant, sa matière neuronale se voyait vidée de tous ses repères, de toute capacité à raconter les choses de façon ordonnée, privée de tous ses capteurs de sens. Quel travail fastidieux que d’en reconstituer quelques bribes, en menant l’enquête à partir du fatras proposé là, cherchant à mettre à jour et fonder ce que « cela peut bien vouloir dire ». Tout examiner, pièce après pièce, chaque pièce rapportée à chaque autre, proche ou lointaine les unes des autres, uniques ou en série, répertorier les liens et les béances, cartographier des ensembles, des connexions, imaginer des familles, des correspondances, des incompatibilités, interpréter fragment par fragment, se rapprocher d’une histoire du tout. Cela exigerait de rester enfermé, , des jours et des jours, des mois ?

C’est une installation qui déroute toute tentative de sentir et comprendre. Une béance par où monte le non-sens. La configuration artistique qu’il a sous les yeux le renvoie à sa relation amoureuse en éclats, éparpillement incompréhensible. Mais il pressent, dans le fouillis de l’artiste et de son état affectif, des formes nouvelles qui pourraient reconfigurer les figures anciennes

Ce qu’il distingue avant tout, et le frappe en plein cœur, est précisément la déliaison béante entre tous ces événements fossilisés, mis en couche, l’interruption de toute reliance. Déliaison calculée et muée en esthétique. Ce qu’il voit avant tout, c’est l’agent corrosif de la séparation, une multitude de failles. Une puissance automnale qui incite à baisser les bras, renoncer, à quoi bon. « La fêlure de la pensée, le trou par lequel le non-sens monte dans la pensée pour engendrer le sens et en libérer toutes les puissances, cette fêlure s’élargit et fait s’effondrer la surface du sens. » (D. Lapoujade, p.124) Abandonner, voilà le message qu’il perçoit, abandonne cette vaine tentative de comprendre, relier, connecter. Il lit les mêmes exhortations dans la brochure distribuée à l’entrée : « Parabole dynamique de l’échec propre à toute velléité d’appréhender la totalité » et « tourner en dérision la volonté de construire un environnement cohérent ». Arrête d’attendre. Et ramenant forcément cela à sa vie privée, au cheminement de son amour égaré, orphelin, il transcrit cela en avertissement : cesse d’espérer que ça revienne. Renonce à entretenir la relation amoureuse dans ta tête, ne plus incorporer l’absente ni chercher à s’incorporer en elle à distance, ne plus entretenir l’illusion d’une proximité, d’un éloignement pendant lequel ils se chercheraient et construiraient des chemins de traverse, développeraient leurs imaginaires respectifs qui inévitablement, au tournant d’un jour lointain, les conduiraient vers de nouveau corps à corps, peau contre peau, yeux dans les yeux, bouche à bouche. Ne plus transformer les signes de rupture en symptômes de futures retrouvailles. Pourtant, il ne peut cesser de croire que l’intervalle prépare, tisse la relation dans le vide et conduit à ce que, réitérée après privation, toucher l’intimité nue de l’amante renouvelle l’illusion de la rencontre inespérée, réveillant le sens des figures anciennes et préparant celui des futures, dans une continuation, une digue contre le néant. Dans l’absence, c’est mentalement qu’il prend et reprend, machinale fièvre amoureuse, les formes élastiques, à la fois singulières et impersonnelles, pétrir fesses, ventre, seins, épaules, hanches, cuisses, nuque, poignets, jambes, chevilles, lèvres, et qu’il se sent pris et repris aux mêmes endroits, pétris aussi. De cela, naît en lui un vertige, naissance d’un gouffre, d’une houle, en lui, enveloppante. Il conserve ainsi l’impression de se construire, de rester sur un fil où tout s’emboîte, se plie et s’empile, infiniment. « Ce que montre une épigenèse, dit Ricoeur, point particulièrement important, est que « seule une figure nouvelle (peut) révéler après coup le sens des figures antérieures ». Cette figure nouvelle n’est ni un pur produit du dehors, ni la révélation d’un sens préformé. La logique de l’épigenèse, sa dynamique propre, obligent à chercher et à exhiber ce lieu où le transcendant « à la fois archaïque, quant à son origine, est susceptible d’une création infinie de sens » » (C. Malabou, p. 274)

A la poursuite effrénée de figures nouvelles pour retrouver le sens des figures anciennes. Pris dans la respiration des images. Diastole. Systole. Flux et reflux sans fin. Point perdu dans la mémoire plurielle, inclassable.

Que cela soit en cultivant le rapport réitéré aux particularités d’un corps familier, une femme toujours là, complice, et que l’action de l’âge sur les tissus ainsi que le mode de vie physique et psychique transforme et déporte dans le temps – chaque nouveau rapport altère et actualise la perception antérieure, créant cette superposition de passé, présent, futur, chacune des anciennes perceptions revivant sous ses mains moulant à nouveau les formes aimées joue le rôle de cette figure nouvelle qui révèle après coup le sens des figures antérieures; ou que ce soit par contraste, découvrant et caressant réellement une nouvelle partenaire passagère -, engagé alors dans une comparaison à distance avec les formes si bien connues de sa complice, dont il est le conservateur des multiples empreintes singularisées, leur découvrant de nouveaux sens précieux grâce à la nouveauté, c’est dans ces instants qu’il se sent n’être qu’une pensée migrant à travers l’hétérogénéité des contextes et hypnoses érotiques. Juste un battement. Incapable de construire un mouvement cohérent. Juste au gré des images qui l’accaparent. « Comme par un mouvement de respiration ou comme par un rythme de diastole et de systole, donc, l’image bat. Elle oscille vers l’intérieur, elle oscille vers l’extérieur. Elle s’ouvre et se ferme. Elle nous rappelle à un contact matériel, puis nous rejette dans la région sémiotique des mises à distance. Et ainsi de suite, dans le mouvement sans fin du flux et reflux (…). » (G. Didi-Huberman, p.190) Le sans fin du flux et reflux, au bout des doigts. Les mains spectrales toujours occupées à frôler, esquisser, palper, peloter, empoigner, seins, fesses, ventre, plis, cuisses, vulve, anus, bouche dans le courant alternatif du néant de la chair et l’illumination spirituelle de l’extase, dans un miroitement clignotant qui éblouit, lumière spasmodique amorçant la jouissance. Il peut malaxer cette chaire virtuelle jusqu’à brouiller toute capacité à cerner des catégories, la célébration devenant presque funeste : dur, mou, sec, humide, plat, rebondi, maigre, gras, doux, rêche, ouvert, fermé, tout se mélange et se délaie, comme du sable ou de l’eau. Tout intervalle entre lui et les organes en action se volatilise, une immensité vierge saturée, limite inhospitalière, une marée du sans fond. Rêve d’une chambre avec vue sur mer où rester immobile, laisser bruire en lui toutes les images, signes, sons, lettres enregistrées de ces étreintes, se sentir bibliothèque dépositaire des moulages partiels opérés par les corps s’emboîtant, sentir cela bruire, activité mimétique à celle de l’horizon marin, la chambre sur mer de plus en plus envahie de sable, d’eau et d’écume, comme le soir tombe. Et lui, juste un point perdu dans les multiplicités de la mémoire de ces gestes de passe-passe.

Répétition des amours, pliages des écritures amoureuses, jusqu’à une transcendance pornographique, temps grandiose de coexistence de tout ce qui l’a fait ce qu’il est et avec quoi il tente de comprendre, trier, classer les images, les oeuvres, les objets, les événements

Ce point de fuite que crée dans sa mémoire un mouvement de pliage, dépliage, repliage incessant entre les souvenirs répétés, superposés, croisés des femmes aimées et de leur peau, leurs organes, leurs expressions, leurs gestes, leurs vêtements, leur nudité, le renvoie à ce commentaire de Lapoujade sur la manière dont Deleuze pense les liens entre les différentes philosophies. « Répéter consiste à doubler, redoubler et déplacer, comme une sorte de gigantesque mouvement de pliage. Nietzsche répète Leibniz, il est comme une doublure de Leibniz, mais Leibniz répète déjà Nietzsche, tout comme les stoïciens répètent Leibniz et Nietzsche à leur manière. Nietzsche à son tour répète Spinoza, tout autant que Bergson se répète dans Spinoza et inversement, chacun étant une doublure de l’autre. Kant se répète dans Maïnon tout comme Platon se répète dans la doublure qui le renverse. » et continuant vers ce point où « toutes les philosophies se répètent les unes dans les autres, à leur différence près, si bien que le temps philosophique devienne » et là, il cite alors directement Deleuze : « un temps grandiose de coexistence, qui n’exclut pas l’avant et l’après, mais les superpose, dans un ordre stratigraphique. C’est un devenir infini de la philosophie, qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire ». (D.Lapoujade, p.129) Ainsi de cette pornographie intime qu’engendrent en lui les sédiments sensibles des femmes de sa vie recueillis par ses organes, qu’il combine sans cesse, involontairement, entre elles mais avec d’autres registres de la vie sensible aussi, et qu’il aime fondre, perdre, mettre à l’épreuve et pervertir dans les flux obscènes, harassants, saturés de la pornographie industrielle, illimitée. Jusqu’à la nausée, l’abrutissement. Cette confluence de pornographies, l’une personnelle et l’autre dépersonnalisante, dans le flot d’images de cul débloquant, quand elles surgissent comme quelque chose de jamais vu – malgré leur banalisation -, une irrépressible envie de parler de tout, à travers tout, comme dans ces photos crues de magazine que l’artiste Zdenek Kosek couvre de signes et d’écriture, compulsivement. Activité scripturale, à même les images crues, graphisme compulsionnel erratique se substituant à la masturbation.

Amoncellement hermétique pour se défaire du voeux monde et inventer le rituel d’un monde nouveau. Le désir circule difficilement parmi tous ces objets-organes accumulés, dispersés. Il doit réapprendre à les agencer autrement.

Dans le désordre dispersé aux quatre points cardinaux de The Pale Fox – et probablement apparence dissimulant une organisation précise, voulue par l’artiste -, il sent la matérialité brute d’un ressac disjonctif, quelque chose renvoyant à la fascination sexuelle centrale dans l’émergence des images, fil conducteur séminal de l’origine de la vie, son évolution. De l’œuf authentique, non-éclos, à la copie posée dans un mobilier dont le design évoque le tremblé spatial originel, mouvement d’une flagelle bactérielle dans le vide, préludant à la glissade vers l’œuf fécondant, avant que tout explose en fourmillement de multiples riens, larvaires ou cristallogiques. Ces formes d’œufs premiers trouvent un écho dans ce carton ouvert (reproduit en aluminium) rempli de chips de frigolite sur lesquels reposent des calebasses précieuses, silencieuses mais qui, doucement agitées comme des maracas, pourraient répandre des germes sonores fristouillant en drone rythmique devenant peu à peu assourdissant, s’accouplant aux moindres autres particules de l’atmosphère. Cela s’appelle Gabagunnu, référence probable à la culture Dogon et est sous-titré « the womp matrix of the world », où matrice géologique, minérale et pratique du moulage, sont bricolés en mot-valise avec utérus pour former une entité polymorphe à l’origine du monde. La calebasse joue un rôle bien précis dans la mythologie Dogon, insatiabilité féminine qu’il s’agit de maîtriser pour que le monde retrouve un cours normal ! Juste à côté, une pile serrée de journaux Le Monde ficelés, atteste en un clin d’œil de la complexité vaine du monde, de l’impossibilité de déterminer des causes univoques, incontestables, objectives à ce qui constitue l’actualité, récits des dérives de la civilisation. Bloc chu de papier intense désormais illisible, indéchiffrable, phrases et mots pris dans la masse. L’œil hagard, il revit ces instants où, ayant déchargé dans le sans fond nidificateur de l’universel, via le corps pénétré singularisant l’infini, jusqu’à se sentir vidé, étourdi, il n’a plus aucune matérialité ni enveloppe, juste un regard vitreux dans lequel flotte quelques brins d’hélices colorées, à l’instar de cette boule de verre scintillante, propitiatoire, où virevoltent quelques rubans de Murano, un signe cabalistique intitulé « Self ». (Dont une déclinaison, peut-être, une interprétation à tout le moins, pourrait être le « scratch » mural peint en vis-à-vis sur le mur nord ?) Ce n’est pas exactement la tristesse post-coïtale recouvrant son œil d’une taie mélancolique, plutôt une apaisante catatonie durant laquelle, peut-être, l’énergie du désir provisoirement assouvi par la correspondance avec l’objet de la quête pourrait lui permettre de changer de peau, ouvrir un passage vers autre chose, migrer. « Si le désir en passe nécessairement par des organes, il lui arrive de ne plus supporter la manière dont ils s’organisent. Tout se passe alors comme si le désir, défini comme quantité intensive, ne parvenait plus à faire circuler ses flux librement. D’où la création d’un corps sans organes, grosse masse indifférenciée, improductive, qui repousse les organes ou les désorganise, qui les désorganicise pour les distribuer autrement. » (D. Lapoujade, p. 142) Ressentis qui rend encore plus difficile d’exercer le travail de classification face à l’amoncellement composé par l’artiste. Statuettes de pacotilles imitant des fétiches ancestraux, longues défenses de morses, ouvragées, posées l’air de rien, parallèles, comme faisant le double-fond biologique, fantastique auquel elles appartiennent. Marquées d’entailles primitives qui évoquent le langage plus tardif codant l’alphabet en impulsions rythmiques composées, mais aussi rappelant le transfert de particularités anatomiques animales vers l’invention de contes et légendes, l’organisation scientifique des espèces jouxtant toujours celle plus fantaisiste de relations enchantées entre nature et culture, ainsi de l’épée du narval qui se transforma en l’appendice de la licorne dotée de vertus magiques. Ce que cernent plus ou moins diverses sculptures de bronze jouant avec l’idée de formation et croissance anarchique de dents et d’ongles, fétiches inqualifiables, aussi incongrus, indéfinissables que nombre d’objets circulant sur e-Bay en dépit de leur insignifiance mystérieuse.

Amas de signes vivants et morts, industriels, artisanaux, mainstream, marginaux. Tout se détraque, les contenus glissent d’un objet à l’autre, les pièces échangent leurs identités, leurs usages, leurs mémoires. C’est plein de fossiles modernes ou sans âge qui se mettent à danser, voire à crier.

Et tandis que se tortille sur le tapis un serpent téléguidé – « Ève fut tentée par le serpent qui lui dit qu’ils ne mourraient pas pour cela mais qu’ils seraient alors comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. Elle mange alors ce fruit puis le donne à son mari. Alors, leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus. Ils se firent des pagnes et se cachèrent lorsqu’ils entendirent le pas de Dieu » (wikipedia) –il repère, comme par hasard, collée sur le mur, une image parodique d’Eve croquant une pomme savoureuse, se couvrant vaguement d’un drap et Adam nu, debout devant les feuillages paradisiaques dépressifs, lui tournant le dos. Cette image détournée de la fameuse scène d’Eden, comme en miroir avec un tableau aborigène australien, autre façon de représenter la naissance de l’univers et les origines de l’homme. Du coup, son esprit continue à associer ces précédents à d’autres images, comme la sphère zodiacale en ballon abandonné entre deux phases de jeux, ou les posters roulés dont il devine qu’ils sont des clichés de ciel nocturne étoilé. D’une image unique à sa multiplicité industrielle. Il plonge tout de même, vainement, dans les amas. Ici, la légèreté raffinée de quelques fossiles, qu’il contemple l’œil presque embué, englobant dans son champ de vision un référent à la théorie du big-bang. « Quand un symptôme survient, en effet, c’est un fossile – une « vie endormie dans sa forme » – qui se réveille contre toute attente, qui bouge, s’agite, se démène et brise le cours normal des choses. C’est un bloc de préhistoire tout à coup rendu présent, c’est un « résidu vital » tout à coup devenu vivace. C’est un fossile qui se met à danser, voire à crier. » (G. Didi-Huberman, L’image survivante, p. 338) Le regard détecte, mais comme piégé, envoyé sur une voie de garage, des similitudes entre une pomme de pin, la peau étalée d’un pangolin, une tortue jouet, immobilisée dans sa carapace en plastique. Là, un grouillement de chaînes rouillées, de serrures, de cadenas, de clés, de poignées. Doit-il y voir l’entrelacs destructeur de l’obsession à enfermer, enchaîner, l’image que les techniques d’enchaînement n’ont plus besoin, aujourd’hui, d’outils aussi matériels ou doit-il simplement laisser monter en lui la petite musique de ferrailleur s’époumonant au micro de sa camionnette branlante traversant le village « vieux fers, plomb, zinc, machines à laver, vieux poêles, vieux vélos… » ? Un peu plus loin, une colline d’antiques téléphones débranchés sur laquelle trône un Minitel archaïque, d’où ruissellent des câbles qui ne relient plus rien, ne transmettent plus aucune communication, mais retiennent tous les flux, mots, silences, pleurs, râles, gémissements, chants, qui sont passés par leurs synapses électroniques, désormais ensablés. Par-dessus, un éclairage signalétique généralement utilisé pour délimiter des travaux sur la voie publique. Dans cet amas de signes vivants et morts, « où tout se développe » pour reprendre le commentaire du guide du visiteur, affleure sans cesse les préoccupations récurrentes, structurelles du sens commun, ritournelles obsessionnelles que révèle le cadavre exquis d’images trouvées. En renvoyant notamment à une littérature de gare, aux magazines populaires et leurs affaires de coeur, au plan libidinal traversant toutes les activités humaines, un accomplissement chaotique de la fécondité, il y a par exemple cette couverture de roman où deux mains masculines écartent deux fesses féminines dodues dans un jean déchiré, alors qu’émerge plus loin une affiche pour une exposition didactique sur la parade amoureuse chez les animaux. Excité par la résurgence d’analogies, faites ailleurs, constitutives de son mode de pensée, mais qui pourraient se réveiller ici, à force de regarder The Pale Fox – il fixe, ferme les yeux, s’éloigne, revient, voit des choses différentes, perd de vue certains éléments, repère d’autres correspondances qui nomadisent à l’intérieur de l’installation -, il s’engage bien dans une chimérique tentative de tout relier, mais « il y a toujours quelque chose qui se détraque ou fuit, des mouvements de déterritorialisation qui défont les structures, des singularités qui sautent d’une strate à l’autre, selon des communications transversales aberrantes. » (D. Lapoujade, p. 202) Même si, là où ça fuit ou se détraque, des signes calligraphiques, comme des sauts dans le vide, des chaînons manquants abstraits, tentent de conjurer la dissolution. Bouteilles à la mer. Et l’attention revient buter sur la rampe d’aluminium contre le mur ouest, hérissée de fines lames rectangulaires plantées à égale distance et qui, de près, se révèlent être des feuilles blanches. Crête de papier. Plan incliné sacrificiel entre le sol et les hauteurs d’un temple invisible, des airs de colonne vertébrale de bibliothèque, de plans de coupes dans la blancheur sans parole d’un squelette d’imprimerie.

Il y a esquisse de récit. Lointain. Liséré. Ce qui prédomine est l’impossibilité à organiser la profusion engendrée par le capitalisme, la surabondance d’objets inutiles et le fait que le vivant s’organise très bien sans nous, il n’y a plus de « mode d’emploi » pour organiser, ranger, classer

Pivotant dans le container bleu trash, de l’est au nord, il perçoit bien une dynamique cohérente, une narration dont la chute, au nord, s’étire dans des images orphelines, arrachées au trop plein des médias actuels. Le lien entre ce qu’elles montrent et l’adéquation évidente, native, entre ce qui est et ce que l’on sent – « l’accord des catégories aux objets (…) inséparable de celui de la manière dont le sujet se fait sujet, devient le sujet du rapport » (C. Malabou, p.175) -, est de plus en plus égaré dans les multiplicités complexes contemporaines. Vue fractale d’une méga cité, planète chaotique incontrôlable.. Promenade robotique sur un sol lunaire. Tête de loup rescapé, zombie. Dôme géodésique famélique. Enfant qui exhibe une prise exceptionnelle, une bête immense, sorte de résurgence de monstres anciens. Mais avant tout, ce qu’il reçoit, comme des décharges, ce sont les brèches dans les choses, c’est le non sens indispensable au sens, c’est le vide-plein qui irradie, l’impuissance à organiser ce qui est montré en une seule histoire, le rappel que « le vivant s’organise très bien sans nous et demeure indifférent au fait d’être jugé » et « que la vie n’a pas besoin d’être pensée, alors même que le sujet de la pensée est vivant et rencontre, comme objet de pensée différent des autres, la factualité de sa vie. » (C. Malabou, p.300).

Dans la densité compacte du bleu, l’immanence du gouffre mouvant. La houle multiple qui l’emporte. Une nuit, penché vers les flots, vers les messages jetés dans les vagues, il a vu cette houle. Quelque chose d’immense qui bouge, se débat et qu’il ne parvient pas à identifier. Une surface blême, couturée, agitée, une surface sans fond, un abîme.

C’est le pressentiment d’un gouffre sans cesse à apprivoiser et dont, une nuit, il a eu une vision matérielle, se promenant au bout d’une jetée en mer, où des pêcheurs s’affairent auprès de leurs cannes. Il règne un grand calme, le ciel est paisible, les astres rayonnent doucement, l’eau est languide et néanmoins musculeuse. Ils sont emmitouflés dans des combinaisons qui doublent leur volume et les font ressembler à des mixtes d’astronautes et de guerriers galactiques. De fait, en arrivant sur cette estacade marine, on se croit ailleurs, une autre planète. Ils procèdent vigoureusement au lancé de leurs lignes à hameçons multiples. On entend longtemps dans la nuit les fils se dévider, fendre l’espace, ne jamais rien heurter, rester suspendus. À tour de rôle, et selon un tempo digne d’une pêche miraculeuse, ils remontent sur le plancher de l’estacade plusieurs poissons à la fois, frétillant en grappe, extirpés du même banc, de la même multiplicité. Et ils continuent à s’affairer, la lampe frontale les transformant en cyclopes nocturnes. Et s’approchant de l’un deux, au moment où il se penche par-dessus bord, le faisceaux lumineux dense et livide traquant l’endroit où le filin plonge dans l’eau, il aperçoit quelque chose d’immense qui bouge, se débat et qu’il ne parvient pas à identifier. Une surface blême, couturée, agitée, une surface sans fond, un abîme. C’est liquide et solide. Ni intérieur, ni extérieur. Le diaphragme d’un horizon abyssal. La houle cardiaque, nue, lui présente en miroir tous les actes de la nuit, puis se désagrège, et peu à peu, nourrie des vagues qui convergent, se heurtent, se confondent, « reforme un espace lisse, mais qui peut tourner en ligne d’abolition ou d’autodestruction radicales » comme dans «le régime de l’amour passionnel où le cogito se déterritorialise absolument jusqu’à l’autodestruction » (D. Lapoujade, p.238) Il ne peut s’empêcher de voir s’incarner là, sous lui, venant le prendre, quelque chose qu’il sent tournoyer sans issue dans ce qu’il cherche à fixer et à dire, à écrire, matérialisation dans la nature du contenu de phrases lues le matin même, du genre « Il y a une extériorité plus radicale que celle des corps sociaux, agissant pourtant au plus profond de la langue elle-même, « un dehors plus lointain que tout monde extérieur, un dedans plus profond que tout monde intérieur ». N’y a-t-il pas des forces qui entraînent le langage vers sa limite propre ? » (D. Lapoujade, p.209) Cela se confondant avec la force attractive de ce gouffre, y voyant la possibilité de franchir sa limite, l’envie de s’y jeter, pour arrêter d’avoir à penser, dire, écrire. Et cet abîme houleux est l’agrandissement monstrueux – comme une écaille isolée d’une carapace et hypertrophiée pour occuper tout le visible – de la matière striée, bleue, immense, dans laquelle il voyait ce matin de micro-existences, grégaires, fragiles, prêtes à disparaître, tracer des chemins, d’infimes routes, lentes, presque statiques. Un pêcheur de crevettes, à pied et en ciré jaune avec son harnais, deux chevaux de traits tirant d’autres filets, plus larges, labourant d’autres multitudes invisibles de crustacés. Ou un petit chalutier, tanguant, maintenu à flot par une nuée de mouettes. L’immensité qu’ils égratignaient à peine de toutes leurs forces lui rappelant ces intérieurs d’enveloppes filigranées de petits signes, grouillement aligné ou chaotique de germes organiques ou mathématiques, dont la fonction est de protéger la confidentialité des courriers et que l’artiste Seth Price reproduit dans des tableaux de grand format, étranges mandalas. Ce sont des gestes, solitaires et sensuels, rituels et envoûtants, que ces tableaux purgés de tout affect, « les enveloppes de Seth Price ne font preuve d’aucun contenu ni intérieur ; leurs surfaces photoréalistes comportent au contraire des blancs abstraits, exempts de message ou motif » (feuillet de la galerie). Des gestes tant de fois répétés, ses mains pliant le papier de la lettre, le glissant au fond de l’enveloppe, avec le sentiment d’envelopper un bout d’immensité sentimentale complexe qui pourrait aller envelopper une autre immensité, lointaine, toujours un peu étrangère et d’être, à l’instant où il place un message dans le sans fond de l’enveloppe, semblable à ces marins minuscules et laborieux travaillant les flots. Et, exactement, la sensation de lancer une bouteille à la mer, mais de n’avoir rien d’autre à faire, rien de plus urgent ni de plus utile qu’espérer ainsi que sa multiplicité puisse en envelopper une autre, qui viendrait l’envelopper à son tour. Se projetant vers la disparue, avec toujours l’impression de perdre toute consistance à l’instant même où il pensait métaboliser un peu de stabilité, devoir recommencer sans cesse ce tour de passe-passe pour rester à flot, s’inscrire dans un plan qu’alimente l’absente à son corps défendant. « Si le plan se définit par des continuums, c’est parce qu’une multiplicité est toujours à cheval sur deux multiplicités, une première qu’elle enveloppe, une seconde qui l’enveloppe déjà. Une multiplicité est toujours attirée vers la limite qui la fait basculer hors de l’agencement qu’elle compose, aspirée par une autre multiplicité qui compose avec elle un autre agencement. C’est ce qui se passe lorsqu’une multiplicité arrive à saturation, lorsqu’elle est dans l’impossibilité d’accroître ses dimensions sans changer de nature. (…) D’où l’importance du pressentiment lorsque la multiplicité tend à franchir cette limite, comme un sentiment de destin. Peut-être que je cours à ma perte, mais je n’ai pas le choix… Un démon entraîne une multiplicité hors de son agencement, la fait mourir au profit d’une autre où tout est redistribué, pour le meilleur et pour le pire. Éternel déferlement, éternelle redistribution du flux matériel intense, comme Les vagues de Virginia Woolf. » (D. Lapoujade, p.187). Dans la houle des pertes et retrouvailles, multiplicités tantôt conjuguées, tantôt désagrégées en d’autres multiplicités.

Pierre Hemptinne


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Les fièvres réversibles (avec le saxophone de John Butcher, sur les pas de Wallenstein)

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : John Butcher, Willow Shiver (de l’album Bell Trove Spools) – Alfred Döblin, Wallenstein, Editions Agone, 2012 – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – Mircea Kantor, Don’t Judge, Filter, Shoot (2012) – La neige, la fièvre – (…)

Fenêtre

Situation fiévreuse de lecture. Voyage dans le temps de l’expérience de lecture. Temporalités brouillées. Et confusion entre lecture et le hors-cadre. Retrouvailles avec les musiques singulières, jouant avec l’acoustique particulière de lieux résonants. Ecologies sonores.

Enfoncé dans le fauteuil, enseveli sous édredon et malgré tout frissonnant, retrouvant le gouffre dévorant d’une lecture romanesque me rappelant à chaque ligne l’élan de premières fièvres littéraires, comme reprise là où elle avait été interrompue (Illusions perdues, Balzac), perturbé par la perception présente du corps brûlant probablement réplique du feu ancien – suis-je aujourd’hui ou suis-je retombé jadis -, j’aperçois hors cadre, aux limites des pages infinies, de fines bourrasques blanches, laiteuses qui glissent comme des voiles doucement agités le long des vitres, poudreuse que le vent fait lentement tomber du toit, en festons pixellisés, en arabesques ralenties, accentuant le sentiment d’un enfouissement temporel sous le gel, d’un ensevelissement dans un mausolée de lectures transies, une faille où je serais tombé et resté coincé depuis quelques décennies. Ces cataractes de tulle éphémère, fugitive, silencieuse, situées hors-cadre, c’est-à-dire exactement là où je me sens déporté, hors moi, par la température excessive, écume de la réversibilité entre intérieur et extérieur, je les pénètre ou les intègre, voire les percute, sous une autre forme, plastique et sonore, dans certaines musiques récentes de John Butcher, vers lequel je reviens alors que je ne l’ai plus écouté depuis longtemps. Circonstances qui permettent de mesurer, dans le parcours de l’artiste, à la fois une permanence et un déplacement évolutif. Plus exactement, des correspondances s’établissent quand, à l’extérieur, l’éboulement niagaresque de flocons livides, s’immisce dans les pages de ma lecture, se confond avec ce que je lis, renforce l’éblouissement des lettres qui me tirent vers une extase profonde, d’où revient une certaine musique du saxophoniste anglais, plus précisément Willow Shiver. Comme un tamis d’ondes sonores concentriques à travers lesquels je migre et transite vers un autre état plus gazeux où je ne conserve de solide que la trace ridulée de mes frissons.

Une musique du souffle. Une esthétique relationnelle entre le saxophoniste et les lieux naturels, l’élaboration d’un phrasé de l’interdépendance entre humains et non-humains. Bien avant que cela devienne un peu à la mode.

John Butcher a joué physiquement avec l’acoustique habitée d’endroits résonants particuliers, notamment des grottes, des citernes, des carrières, des cryptes. Au fil de sa production et de son langage saxophoniste, on peut constater qu’il ne l’a pas fait pour obtenir ponctuellement un effet valorisant, une aura provisoire dont la particularité géologique ou architecturale envelopperait sa musique d’un ornement extérieur un peu sacré. Il en a fait un dialogue, un échange, une discipline relationnelle. Parce que, où qu’il soit désormais, par exemple enregistré en solo sur une scène normale, il introduit, subtilement, dans sa musique ce langage complexe de grottes, de citernes, de carrières abandonnées, de cryptes indéchiffrables, une musicalité de cavités ignorées, insoupçonnées. Il poursuit le dialogue avec ces lieux dont la résonance lui ont permis de forger un son à lui, son style. Ces lieux où il a joué, en osmose avec ce qui les hante, ce sont comme des organes de change, capable d’impulser des changements dans la manière d’être, des points de réflexion où le son et la grammaire d’une mélodie se retournent comme un gant, leur facture idiosyncrasique parcourant en multitude la voûte des matières libérées. Il irradie une spatialité musicale très organisée où la plus extrême singularité s’évanouit dans une effusion de multiples échos qui l’imitent, la dupliquent et se séparent à nouveaux en autant de gouttelettes incomparables. Ce qui fait dire régulièrement lors de l’écoute attentive de l’enregistrement : est-ce encore du saxophone ? Si ça n’en est plus, qu’est-ce ? À travers l’agencement du saxophone et du musicien – biologie, social, culturel, technologie -, c’est une écologie du son en tant que pratique «focalisée tout aussi bien sur la nature et la société que sur les humains et le monde non humain dans une dynamique d’interdépendance, de soin et de transformations mutuels. » (Hard/Negri, Commonwealth, Stock, 2012) Et donc, non pas la description impressionniste d’un saule tremblant, mais le mécanisme qui propage les ondes du frisson à travers tous les constituants de l’arbre, l’amplifiant dans la masse striée de l’aubier, de branche en branche, sous l’écorce, et dans toutes ces ramures magnétiques agitées comme une chevelure garnie de micros contacts. L’auditeur est plongé dans le saule comme en une citerne, la ramure de ses frissons coïncidant avec celle de l’arbre pleureur. (Des programmes poétiques aussi surprenants que Parfum crissant, Ombres matelassées, sont traités de la même manière, en nous transportant dedans.) L’écoute fiévreuse attache beaucoup d’importance à l’ouate silencieuse que John Butcher pétrit entre chaque module sonore, un souffle brumeux, des couches de nuage et avance parcellaire. Comme un matelas de neige d’où fusent de rares pailles contorsionnées, des tiges squelettiques, panoplies d’antennes névralgiques ; ou au contraire, des cavités refermées sur des feuilles dentelées, des trognons accidentés, des lacis de tunnels sous la surface du son gelé.

Le genre de musique de John Butcher, et ses interdépendances immatérielles, aide l’imaginaire à s’extraire d’une Histoire préétablie, autour de quelques hommes providentiels. Comme dans le texte d’Alfred Döblin, plongée dans la mécanique broyante du pouvoir, tous les détails d’une machine qui tue, traversant la réversibilité des événements. Couronne et révulsion.

Mais cette fièvre s’est-elle introduite dans le sang par la grippe ou s’est-elle distillée de l’intérieur à partir d’une fermentation d’imagination ? N’est-elle pas une élucubration mentale, un refroidissement langoureux contracté par une longue immersion, parfois trop haletante et sous le niveau de flottaison, dans le puissant roman-fleuve du règne de Ferdinand II, au XVIIe siècle, raconté par Alfred Doblin dans Wallenstein (Editions Agone, 2012, 819 pages) ? Wallenstein est le général qui fut l’incarnation guerrière de l’Empereur, une sorte de double, un autre corps du roi. D’abord je m’y suis perdu, ne parvenait pas à y nager, brassant maladroitement la liste des noms de personnages historiques, confusion des rôles, des territoires, complexité des ambitions et des stratégies. La description d’un immense chantier de nations qui se mettent en place, traversées des luttes religieuses, secouées par le mouvement des armées. Une prodigieuse conscription de troupes levées par Wallenstein, qui devient une fin en soi, un système économique qui étrangle les régions, les petits pouvoirs, imposent une sorte d’unité par l’étouffement. Wallenstein cherche-t-il à supplanter l’Empereur ? Même pas, c’est autre chose, il « ne connaissait désormais que le jeu, dont l’envie augmentait avec la taille des enjeux ; il connaissait seulement l’argent qu’on remue, qu’on déplace, pas celui qu’on possède. Il était simplement la force qui rendait fluide le solide. Il se rongeait d’effroi chaque fois que du solide se mettait en travers de sa route. » (Wallenstein, p.412) Et, sourdement, il se réjouit que cette passion puisse coïncider avec les intérêts de l’Empereur, contribuer à une certaine perpétuité de sa gloire. Quant à Ferdinand, au fil de l’histoire, Döblin en fait un principe dérangé, un corps symbolique par où passent les pouvoirs, les décisions, les projets, sans pour autant que ça se décide , ça transite par ce qu’il représente plus que par son libre-arbitre. De toutes parts, les individus et les multitudes le traversent. Il ne décide jamais vraiment. « Car gouverner ne servait à peu près à rien. Tout marche de son propre mouvement. » En plus de 800 pages, Döblin démonte l’illusion des destins historiques lucidement construits, l’idée même d’un dessein de l’Histoire procédant d’un projet préétabli jalonné d’hommes providentiels. Rien de tout cela, c’est un chaos de singularités et de multiples, le point fiévreux étant leurs agencements, leurs imbrications, leurs étincelles, empathie ou répulsions. Destinées humaines goupillées avec celles des objets, des animaux, des hybridations. Les pensées et actions, depuis le haut de la hiérarchie jusqu’au bas de l’échelle, sont empêtrées dans les descriptions de parures et harnachements, de paysages et scènes de chasse, mouvements haletants des armées et mastications orgiaques des banquets, atmosphères des couloirs de châteaux et tortures minutieuses sur échafaud, dialogues procéduriers des jésuites et hallucinations dans le parc. Tout est pris, porté et mangé par les engrenages organiques, mécanique des corps et des attirails, dynamique des formes naturelles et des entrailles, célébrations de l’esprit et contingences matérielles, dans un texte dense, puissant, broyant les manières de sentir et de penser. Les intériorités, les entrailles – des gens, des affaires, des familles – infléchissent sans cesse le cours des choses. La réversibilité, la révulsionnalité des événements est fascinante, permanente. C’est un immense foutoir qui pourtant a les caractéristiques d’une marche en avant, systématique malgré sa motricité faite d’enrayements.

La femme dans la guerre. Sa force reproductive dans la pompe abstraite du pouvoir.

Je suis frappé, ainsi, par la place des femmes qu’Alfred Döblin cerne déjà avec précision, toujours en filigranes, toujours à côté, marchandées, instrumentalisées, et systématiquement violentées par les troupes qui manoeuvrent, comme étant la première raison de faire la guerre, terroriser la part féminine. Sous-jacentes, dans les marges du texte et de l’histoire, confondues pourtant avec l’érotique des conquêtes, de l’extension et abstraction charnelle du pouvoir. Comme il apparaît dans ce cortège triomphant des couples de la cour lors d’un banquet en hommage au duo impérial, et dont la description se focalise sur la description des femmes, puissance charnelle et fécondité magique, ne représentant pas grand chose prises une à une, mais dégageant une telle force une fois liguées, reliées, agencées, produisant alors une énergie commune qui engouffre sa force reproductrice dans la pompe abstraite du pouvoir. De fond en comble. Corps et âme. Fiévreusement. «Dames aux jupes amples et escarpins de soie, blondes et rieuses figures portant des épis de blés dans les cheveux. Têtes fières ployant la nuque, découvrant les dents, cous entourés de colliers scintillants, couvertes d’hermine les épaules, bras nus bien en chair, poitrines gonflées offertes dans le large décolleté. Mouvement souple et lent des genoux sous leurs ondoyants rideaux de satin, laissant les traînes derrière comme les chiennes leur odeur. Bras blancs, accoutumés au fouet et aux rênes, relevant la masse des robes fastueuses. Sur le piédestal de leurs fortes cuisses se déplaçaient souplement au son des trompettes les corps à peau délicate, soignés baignés de parfum, dans lesquels remuaient comme dans un chaudron magique le cœur gâté et avide, les poumons aux profondes inspirations, l’estomac aviné, le long intestin blanc, rassasié et bourré de pâtés, poires, grives rôties, les chaudes, précieuses cachettes et voies de la procréation. Yeux faits pour être ouverts sur les images de faste mascarades voyages en traîneau, chiens à la chasse, danses au milieu de salles bondées, bouches qui commandent prient embrassent, chantent, oreilles faites pour êtres ouvertes aux paroles de bonheur. En toilettes de satin, rabattues par des bras blancs, s’avançait, ployant le genou, ce fier chaos, qui bravait le soleil, l’air, les fleurs, les orages. » (Alfred Döblin, Wallenstein, Agone 2012)

La résistance plurielle des anonymes, des « sans valeurs », à l’époque des grandes batailles de l’Empereur Ferdinand (dans le roman de Döblin), et à l’époque du numérique. Grâce à une production alternative de subjectivités. Différence entre bio pouvoir et biopolitique. Point fiévreux où singularité et multiplicité se trouvent reliés.

La stratégie textuelle de Döblin laisse percevoir que le rôle des anonymes dans l’Histoire, ces masses des sans parts, les sans voix, ces vies sans valeur avalées sans considération, n’en constituent pas moins une multitude qui, inexplicablement, pèse sur les orientations, infléchit l’issue des grandes manœuvres, produit une résistance diffuse. Elle n’est pas une puissance robotique comme le laisse entendre le récit conventionnel des grandes batailles où il semble que les armées soient manipulées par les états-majors aussi proprement, mathématiquement, que des bataillons de soldats de plomb. Même sans qu’il y ait conscience ou organisation, on peut attribuer cette résistance chaotique des masses silencieuses à la dimension biopolitique qu’Antoni Negri et Michael Hardt vont chercher chez Foucault. «Pour marquer cette différence entre les « deux pouvoirs de la vie », nous adoptons une distinction terminologique entre le biopouvoir et la biopolitique qui nous est soufflée par les écrits de Foucault sans qu’il en fasse un usage opératoire. Selon cette distinction, on peut définir le premier (de manière sommaire) comme le pouvoir qui s’exerce sur la vie, et le second comme la puissance dont dispose la vie pour résister et déterminer une production alternative de subjectivité. » (Hardt, Negri, Commonwealth, Stock 2012) Ce concept et cette « production alternative de subjectivité » visent des mouvements critiques de la modernité et veulent surtout caractériser les modes nouveaux de production d’idées, d’images, de sensibilités que l’on associe à l’émergence d’outils numérique de productions de mise en commun de la créativité. Mais il y a eu probablement de tout temps biopouvoir et biopolitique et c’est ce que met en scène la version littéraire du règne de Ferdinand II. Même informelle, même analphabète, non canalisée et faiblement équipée de techniques de diffusion et de mise en commun, il y a dans la multitude des sans parts, une « production alternative de subjectivité ». Et ça se passe en ce point magique, difficile à concrétiser, d’échanges entre le singulier et le multiple. Un point fiévreux. Et c’est en ce point précis, quand monte la température qui agite les nuits, que l’on perd la distinction entre ce qui, en soi, relève du singulier et du multiple, de l’animé et de l’inanimé. On flotte. « Le concept de singularité se définit selon trois premières caractéristiques qui le lient intrinsèquement à la multiplicité. Tout d’abord, chaque singularité indique et se définit par une multiplicité située en-dehors d’elle. Aucune singularité ne peut exister seule ou être conçue seule ; au contraire, son existence et sa définition découlent nécessairement de ses rapports aux autres singularités qui constituent la société. Deuxièmement, toute singularité est multiple, traversée par des divisions innombrables qui ne l’affaiblissent pas mais la constituent. Troisièmement, la singularité est toujours engagée dans un processus de devenir différent – une multiplicité temporelle. Cette caractéristique procède des deux premières dans la mesure où les relations sociales et sa composition interne au sein de chaque singularité changent sans arrêt. » (Hardt, Negri, Commonwealth, 2012) Avec, en point de mire, comme force de progrès, individuel et collectif, cet insondable mécanisme du change, de métamorphose animale, de transsubstantiation sociale, « Ce que nous recherchons – et ce qui compte en amour -, c’est la production de subjectivité et la rencontre de singularités qui composent de nouveaux assemblages et constituent de nouvelles formes du commun. » (ibid.)

Retour face aux oeuvres. Mircea Kantor. Une rosace de cathédrale, subliminale et biochimique, chamanique. Lieu de passage, de change et d’échange entre ma perception subjective de l’oeuvre et son au-delà pluriversel.

Une part de cette recherche s’accomplit régulièrement, rituellement, dans la relation aux œuvres d’art. En étant attentif, réceptif à l’écologie sonore de Willow Shiver de John Butcher, (un tamis d’ondes concentriques à travers lesquels je migre et transite vers un autre état plus gazeux où je ne conserve de solide que la trace ridulée de mes frissons). Ou encore quand j’essaie de me représenter par quels processus lents et tortueux, par quelle complexité organologique, une production de subjectivité individuelle intègre une créativité collective, commune, j’ai aussi l’image d’un vaste filtre à entrées multiples. J’ai alors l’image d’une sorte de rosace de cathédrale, subliminale et biochimique, une œuvre de Mircea Kantor intitulée Don’t Judge, Filter, Shoot (2012). Un ensemble de membranes de lumières et de sons, vaste cellule composée de tamis ou de tambourins rituels, cercles de moire et de larmes. Un lieu fiévreux, un lieu de passage, de change et d’échange entre ma perception subjective de l’œuvre et son au-delà universel, sa singularité et sa multitude commune. Les membranes de contacts sont percutées, traversées, trouées par des balles, en or ou en béton, traits de fulgurance éphémère, à voie unique. Les déflagrations lointaines du réel, distancées par la fièvre.

Pierre Hemptinne

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Fenêtre Neige Neige neige Neige Neige neige Neige Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor

Les feuilles mortes et les lointains

feuillesFil narratif de médiation culturelle à partir de : Feuilles mortes ramassées, touchées, fouillées, maniées… – Wang Bing, Le Fossé – Sven-Ake Johansson, Andrea neumann, Axel Dörner, Grosse Gartenbauausstellung (Olofbright, 2012) – Roman Ondak, Measuring the universe, Steamer, … (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La découverte 2012.

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Spleen automnale. Les mains dans les feuilles mortes, découvrir des dispositifs, sorte de cartes mémoires végétales, qui ouvrent les communications entre intériorité et extériorité, l’humain et le non-humain, le proche et le lointain, le visible et l’invisible

Depuis cet automne, dès que mes pensées décrochent et rêvent de hors-piste, je pense en feuilles mortes. C’est un feuilletage mi-vif mi-mort qui se met à réfléchir. Un dispositif inventé à partir de quelque chose que j’ai touché à l’extérieur, au jardin, et a pris les commandes du système de transmission émotionnel de mon organisme. Comme si je vivais sous un tas de feuilles et que ce matelas de lamelles végétales séchées conduisait vers mes pores les moindres vibrations de l’extérieur, et répercutait vers le lointain la transe apparemment éparse, stressée, de mes terminaisons nerveuses. Un peu de ça, oui. Les dernières feuilles étaient tombées de l’érable, du saule, du catalpa, du cerisier, du cornouiller et des pommiers. La pelouse était recouverte, disparue, une bâche tirée sur le décor familier. Elles étaient légères, dissociées, plus rien ne les réunissait. Dans le sillage des pas, elles glissaient légères, se déplaçaient, froissements, craquelures, indifférentes à la place qu’elles devaient chacune occuper. Un mouvement de main dans la couche sèche et elles volaient, bruissantes. Elles ne tenaient plus à rien. Privées de vie, d’adhérence à quoi que ce soit. Puis, une nuit, le vent a soufflé. Les feuilles se sont accumulées dans des angles, au pied de certains buissons, contre les haies de buis, comme les congères de neige. La pelouse était dégagée, revenue. Courbé en deux, ganté, j’ai entrepris d’empoigner les feuilles, de les fourrer dans un grand sac pour les déverser dans le bois voisin où elles enrichissent la couche de terreau. Mais là, soudain, elles opposaient une résistance. Elles tenaient toutes ensemble, elles étaient liguées, ne voulaient plus quitter le lieu. J’ai dû insister, produire un effort pour finalement arracher un fragment feuilleté, aux bords déchirés, avec le sentiment d’interrompre une cohérence, de rompre une structure soudée, solidaire. La surprise était vive comme lorsque, saisissant une branche on découvre qu’elle fait corps avec un hérisson qui la défend, ou quand, tirant sur une plante séchée qui devrait s’extirper du sol sans difficulté, elle oppose une résistance acharnée, se débattant, s’enfonçant, un rongeur étant occupé à tirer sur ses racines. Toujours cette même étrange sensation : du non-humain se révèle plein de vivacité, de déterminisme et, l’espace d’une seconde, il me semble alors tenir un brin ténu parcouru de toute l’énergie d’un vivant insoupçonné, situé ailleurs. Cet ensemble de feuilles mortes était parvenu à recréer un organisme. De la matière inerte imitant à merveille la matière vivante. Plus exactement, ces matières mortes, liguées, établissaient un lien – vague, multidirectionnel et néanmoins bien accentué – avec ce qu’il y au-delà du senti. Plus loin, ailleurs, à côté, en dessous, au-dessus. Et grâce à quoi il est possible de sentir, en fait, car il ne suffit pas de posséder un appareil sensible. Des organes extérieurs, faisant caisse de résonance ou échangeur, quelque part, sont nécessaires, cela pouvant être sous forme réticulaire, disséminés dans les interstices et rétifs à tout assujettissement à un quelconque Tout privatisant la résonance. Les feuilles, attachées, organisaient une subsistance animée, soudée, un empilement stratifié anarchiquement dont les ondes se propageaient de l’inerte au plus lointain – ou au plus proche, je m’y perds – là où il devient malaisé, scabreux, de séparer le vif du mort. La première fois, elles venaient de trépasser, sèches, embaumées, encore individuelles ; quand je repassai voir, la première neige avait fait son œuvre, elles commençaient à se mélanger, confondues déjà, gorgées d’eau, flasques mais toujours liguées. Elles se regroupent de la sorte pour mieux se décomposer et retourner groupées à la terre.

Le parchemin de feuilles mortes ressemble aux scripts où s’écrivent nos prescriptions pour le devenir. Mais l’image des mêmes feuilles, pourries, en tambouille sommaire, renvoie soudain aux images d’êtres affamés, exténués, subsistant en grattant la terre, dans un camp chinois

Je tenais en main un agrégat qui me faisait penser aux scripts que l’on ne cesse de cracher, crépiter, d’agencer, intellectuellement et corporellement, pour se maintenir en place et, surtout, pour se mettre en mouvement, se maintenir en trajectoire. Ces scripts décrivent les interactions recherchées et ainsi projetées magiquement entre nous, les objets, les gens, les autres en général, les événements, les invisibles, et organisent de la sorte notre reptation à travers les faits et les désirs. Avec cet agrégat vivant de feuilles mortes dans la main gantée (caoutchouc grainé sur la peau, enveloppe trouée par les attaques obstinées des rosiers), le lointain que je sens vibrer tout au bout de ce feutre humoral de feuilles mortes, concaténées les uns avec les autres, n’a rien d’une « grande transcendance ». C’est plutôt comme de coller l’oreille sur le sol et d’entendre ruisseler de l’eau en tous sens, empruntant des pentes opposées, complémentaires, recoupées. C’est garder le contact avec une opacité qui a donné, par déformation, le concept de transcendance, mais en l’atteignant désormais dans une pensée courbe. Penser courbe dissout un peu l’opaque. Accroupi dans cette attention courbe aux choses infimes, au plus près du dépouillement total – il ne reste plus rien de la splendeur de l’été, que ces couches de lamelles brunes presque disparues – je respirai et caressai, par un toucher quasi archéologique, le passage furtif d’un fossile de vie, un courant d’air étendu, la palpation d’un immense mycélium. Merveilleux au premier stade de la perception immédiate, mais morbide, passage d’un dernier souffle qui fait froid dans le dos, lorsqu’une association d’idée et d’images (dont je ne vais pas démêler tous l’enchaînement) me rappela le spectacle d’êtres humains exténués, accablés, dont les peut-être derniers gestes consistaient à extraire le peu de vie résidant encore dans de rares touffes d’herbes desséchées ou dans des chairs culturellement incomestibles, taboues, celles de rats ou de cadavres humains. Gestuelle atroce et pourtant fantastique, fébrile et famélique, excessivement complexe en termes de combinaison d’ultimes énergies et de créativité, le frottement des mains se substituant à ceux de machines sophistiquées pour séparer le grain de l’ivraie, tamis résiduel avide d’extraire quelque poussière farineuse. C’est, dans le film de Wang Bing, ce prisonnier à quatre pattes, à bout, qui moissonne de maigres plantes entre ses doigts faméliques, recueille quelques graines qu’il glisse en poche. L’énergie du désespoir canalisé dans des actes de survie dont l’intelligence intuitive est remarquable : reconnaître les plantes, trouver le geste et l’habileté, coordonner les mouvements malgré l’absence de force, ne pas dépenser plus de calories que n’en rapporte la « récolte », réussir à survivre un peu plus grâce à cette pitance chimérique, un simulacre de nourriture, du vent et de la poussière, moins que rien et pourtant mieux que rien. Ou encore cet autre prisonnier qui rampe pour venir trier et récupérer ce que son compagnon de terrier vomit. Ou, l’extrême inanition de leurs carcasses corporelles secouée par la volonté, elle aussi cadavérique, pour retrouver l’instinct et l’ingéniosité du chasseur qui bidouille ses pièges et la patience et finir par écrabouiller un rongeur et le transformer en infâme tambouille. Survivre. Dans des trous, dans des steppes désertes, glaciales, sans alimentation régulière, sans chauffage digne de ce nom, sans soins, sans ressources, sans contacts, sans perspectives. Sans rien, effroyablement. Humains emmitouflés, crasseux, raides, sur le fil de la mort. Spectacle qui pétrifie, dresse les cheveux sur la tête comme si c’était toujours possible, à tout instant, un tel déchaînement d’arbitraire. Une telle indifférence à détruire au nom d’une idéologie impliquant une invraisemblable certitude d’avoir raison sur tout !? (Et, dans le film d’Assayas, Après mai, ces soixante-huitards barbus, sentencieux, faisant la leçon à un jeune qui lit une critique du maoïsme : « ce sont des agents de la CIA, ils ont peur des acquis de la Révolution Culturelle, méfies-toi de ces manipulateurs » !! Misère des révolutionnaires. ) Voilà, ce sinistre spectacle, ce sont les retombées épouvantables du « penser droit » dans sa version communiste chinoise, la volonté de réduire le réel à un seul plan obligatoire pour tous, d’imposer à tous et toutes une seule et même manière de penser et de formuler sa pensée. Ce qui ne peut qu’engendrer le délire chez ceux qui dirigent pareille manœuvre démente et  l’oppression de ceux et celles qu’il faut manœuvrer, incarcérer dans une réalité à une seule dimension.

La démence totalitaire du régime Chinois. A nu. A l’os. Et, la traversant, des vies persécutées, ravagées, accrochées à leur amour singulier. Fragile.

Le Fossé de Wang Bing montre la réalité des camps chinois, fin des années 60, où le Parti envoyait les intellectuels « droitiers » se rééduquer. (Au fait, comment imaginer un prix Nobel de littérature chinois qui, semble-t-il, ne consacre pas prioritairement son écriture à cette monstruosité ? D’une manière ou d’une autre, cela ne constitue-t-il pas une déplorable complaisance.) Rééduquer, c’est épuiser, humilier, animaliser, dans des travaux absurdes, du genre creuser un fossé chimérique, à la main, dans le désert, pour l’irriguer, le rendre cultivable. Surtout, suite à l’incapacité délibérée à administrer ce genre de camp, cela revenait à instaurer un immense abandon, une lente élimination des intellectuels, un mouroir à ciel ouvert. Quand le désastre prit des proportions intolérables, les camps furent dissous, les survivants renvoyés chez eux. Puis, quelques années après, rebelote dans le cadre, cette fois, de la Révolution Culturelle. Le Fossé, reconstitution, fiction, est complété par Fengming, chronique d’une femme chinoise. Trois heures durant, face caméra, une femme raconte son dévouement de jeune fille à la ligne du parti, l’exaltation pour cette nouvelle voie, ainsi que la détermination de son mari à défendre l’authenticité de la révolution en publiant des articles. Son mari – son amour – sera harcelé, jugé droitier majeur, envoyé dans un camp où il mourra comme un chien affamé. Elle-même fut classée droitière mineure, déportée, réintégrée, puis de nouveau expulsée lors de la Révolution Culturelle, avant d’être totalement réhabilitée et d’écrire un livre sur ce déraillement épouvantable de l’histoire chinoise, collectant les témoignages, prenant contact avec les survivants et rescapées, organisant une mémoire envers et contre tout. Filmée dans son intérieur, la vieille dame raconte, digne, sa vie persécutée, volée, les souffrances, le dénuement, l’amour de sa vie brisé, jamais remplacé. Jamais remplacés la tendresse et les mots qu’ils inventaient et s’échangeaient pour résister, supporter l’acharnement du Parti à les démolir, à les traiter comme « ennemis du peuple ». En filigranes des événements qu’elle imbrique, agrège comme le script fatal d’une existence bouleversée, elle raconte comment cet amour lui a permis de tout traverser. Les pauses, les silences émus, les quelques troubles qui perturbent le récit lui sont dédiés. Les larmes aux yeux, quand elle se souvient comment, plusieurs décennies après, elle s’est rendu dans le cimetière sommaire du camp où plus aucun enseveli n’était identifiable, pour accomplir enfin les rites pour que son amour puisse enfin reposer en paix, prière et lecture de poèmes, on mesure avec effroi ce que c’est que de porter en son cœur un tel sentiment qui s’est trouvé déchiré, agoni, au nom d’une logique de Parti politique totalitaire, obsédé par le penser droit. Je vivrai longtemps avec l’image et la voix de cette vieille dame comme si elle m’avait reçu dans son appartement, que j’y avais écouté sa parole en direct, médusé, la lumière du jour déclinant au fil du récit, puis l’éclairage électrique et l’atmosphère nocturne de solitude, cellule de vie qui se souvient.

Feuilleté de feuilles décomposées, objet transitionnel vers l’humus de toute vie. On dirait un morceau de musique, de certaines musiques, minoritaires. Musique des accidents du hasard organique, social ou cosmique, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifie d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour.

Toucher de l’inerte et recevoir une décharge électrique parce que l’on y sent circuler du vivant – principe du miracle -, une part de soi, aspirée, conduite dans le matériau disparate. Un fluide qui se réveille au contact de notre chaleur et galvanise un peu notre jus, puis aussitôt fuit en un éclair, s’engouffre dans des lointains insaisissables, vides. Dans cette poignée de feuilles mortes, arrachée à sa structure insoupçonnée de tissu stratifié, irrigué, palpitant, je sens encore frémir le feuillage des arbres et déjà l’humus et la terre nouvelle, l’eau, des fibres décomposées, des vers, de multiples vermines. Des musiques fonctionnent ainsi recueillant les idées sonores que le vent des Grandes Transcendances rejette dans les coins, les considérant indignes de vie, à l’écart des célébrations majoritaires, et que des musiciens récupèrent, attirent dans leurs vocabulaires, organisent en agrégats qui contournent la grande métaphysique mélodieuse. Ils agencent des scripts sonores qui n’escamotent rien des techniques utilisées – tout reste apparent -, n’éliminent rien du proche et du profane contagieux, des particularités du corps et de l’esprit qui jouent cette musique-là, des accidents du hasard organiques, sociaux ou cosmiques, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifient ainsi d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour. Par exemple, Grosse Gatenbauausstelling réunissant Andrea Neuman (électronique, piano préparé), Axel Dörner (trompette) et Sven-Ake Johansson (percussions, cartons). Des fragments rapprochés, aucun bord n’est tranché net, ils sont effrangés, les fils pendent, peuvent se nouer et se dénouer à d’autres. Toujours d’autres modules, d’une autre nature, peuvent venir s’accoler, faire la paire. Aucune combinaison n’est présentée comme l’unique, l’ultime, révélant la vérité d’une essence préexistante. Les vitesses, les intensités, les volumes sonores varient. Ce qui s’écoute, ce qui fait musique est ce qui circule « entre ». Le dimensionnement n’est pas stable. Il bouge. Les types de connaissance requis pour écouter bougent forcément aussi, une seule échelle de valeur ne suffit pas. Ce sont des récits de micro-migrations de corps, de matières et de ce que leurs trajectoires mélangent, embrouillent ou éclairent. Pas de transsubstantiation de matières brutes vers un matériau affiné, unique, parfait, surplombant tous les autres et les justifiant de sa mystérieuse préexistance. Tout le contraire. On reste dans les bifurcations et les multiples qu’elles mettent en perspectives. Ce sont des musiques courbes, reflet du penser courbe, opposées au penser droit qui place son économie esthétique et ses intérêts, lui, dans la captation de la Grande Transcendance. Les appareils qui équipent les musiciens sortent des bidules articulés. Liquides en ébullition. Frictions de surfaces. Echos d’éboulements. Déraillements horlogers. Halètements de vapeurs. Tricotage éclaté. Chabadas détourés. Palpitation de valves. Percolations de salive. Chahuts cartonneux. Caisses claires de kermesses. Grincements de poulie organique. Chuintements de glaires. Gong et ferrailles. Arceaux d’haleines givrées. Glouglous célestes ou intestinaux. Hélices battues de grêle. Aboiements rauques dans le brouillard. Braiements d’ânes ou de robots. Nervures cardiaques percussives. L’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Des couches de silhouettes irrégulières. Et tous ces modules voyagent, se touchent, s’échangent des éléments, un flux narratif les traverse de métamorphoses et d’attachements. Et ce flux guide l’ouïe de proche en proche, vers des lointains, aussi bien en arrière, en avant et latéralement. Et, quand, à travers l’apparence d’absence de structure qui fait dire à plusieurs que là ne défilent que des occurrences sonores sans vie, l’écoute rencontre ce flux de sens, cela produit le même effet que de tenir en mains l’agrégat de feuilles mortes et de se sentir participer à la décharge électrique de l’inerte vers le vif. Dans ces musiques, on est libéré des prétentions de la musique à être « pure », et l’on se sent, par l’écoute, dans la bande-son d’une relation au monde qui ne peut plus s’envisager sans « la capacité de concaténer des humains et des non-humains dans des chaînes apparemment sans fin. » (B. Latour), sans écologiser la musique dans un ensemble d’autres faits et connaissances qui la traversent. « Pour risquer une métaphore chimique, en notant H les humains et NH les non-humains, c’est comme si l’on suivait maintenant de longues chaînes de polymères : NH-H-NH-NH-H-H-NH-H-H-H-NH dans lesquelles on pourrait reconnaître parfois des segments qui ressemblent davantage à des « relations sociales » (H-H), d’autres qui ressemblent davantage à des agrégats d’objets (NH-NH), mais où l’attention se concentrerait sur les transitions (H-NH ou NH-H). » (B. Latour)

Traces organisées, récoltées, assemblées de visiteurs visiteuses dans un musée. La forme de traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. Vers le multivers.

Avant de m’engager  dans l’exposition de Roman Ondak, je lisais ceci dans le «guide du visiteur » : « Roman Ondak, avec « Measuring the Universe », évoque le désir de l’être humain de prendre la mesure de l’univers. Cette œuvre, à la frontière de l’installation et de la performance, sollicite de manière égale le personnel du musée et les visiteurs, qui la construisent progressivement. Avec un feutre noir, un agent trace une ligne horizontale pour marquer la taille des visiteurs qui le souhaitent et, à droite de cette marque, leur prénom et la date. Si le personnel du musée est seul autorisé à écrire sur le mur ; chaque visiteur peut choisir son emplacement. Ainsi, le fossé qui sépare traditionnellement l’artiste et le profane est aboli. Le public fait partie intégrante de la conception de l’œuvre, au lieu d’en être le simple témoin. »  Alors, rhétorique barbante, charabia un peu mort, juste une posture caricaturale de l’art contemporain, ne débouchant sur rien, parce que ce fossé n’est pas abolissable, que l’artiste et le musée n’ont jamais réellement et totalement intérêt à ce qu’il soit aboli ? Engagé dans la visite (et d’abord l’exposition de Bertille Bak), je perdis de vue ce commentaire formel, je n’y pensai plus. Jusqu’à ce que je me trouve devant le résultat de la démarche (Measuring the Universe, 2007 pour la première réalisation de cette performance pouvant se répéter dans divers lieux). Un prénom après l’autre, comme une feuille après l’autre soufflée par le vent contre une racine, une haie, se forme un ensemble gigantesque, plastique et formidablement mobile. Une nébuleuse en course se dessinait sur le mur. Chaque visite, représentée par un ensemble de marques, de lettres et de chiffres, résultat d’une courte transaction entre un visiteur ou visiteuse et le gardien de musée, un corps de passage s’adossant au mur pour être toisé –les parents nous mesuraient ainsi à la maison -, et la main du gardien, avec son marqueur, écrivant sur le plafonnage blanc, lisse. Le 4 décembre, il était difficile de trouver encore une place libre, alors forcément, on s’imbrique, on recouvre (toujours comme les feuilles mortes, sans réelle intentionnalité). L’ensemble est d’une impressionnante beauté graphique, vol d’oiseaux acrobatiques pixellisés à même le mur. La forme de ces traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. C’est pour cela, et rien que pour cela, que l’on se sent effectivement, tout petitement, avoir participé au processus créatif d’une œuvre. Avec d’innombrables autres inconnus, jamais croisés. Néanmoins, je ne me sens pas avoir été particule mesurante de l’Univers, mais contribué à élaborer des mesures d’un Multivers.

Pénurie et culture du « faire la queue » (quémander). Quand l’assujettissement devient installation où les différentes vies cherchent une ligne de résistance, de bifurcation, de partages d’ondes libres.

Roman Ondak s’y connaît en termes d’agrégats d’humains et non-humains. Citoyen d’un pays de l’Est où la pénurie des biens de consommation se réglait par le rationnement et la pratique de queues devant les distributeurs, il a multiplié les performances où il organisait de fausses queues, comme nouvelles formes de vie. L’absurde de la situation économique à l’Est correspondant, par les performances humoristiques et caustiques de l’artiste, au postulat qu’il y a toujours quelque chose à attendre. La vie est attente. Alignement de vies, de profils et de parcours composites qui, dans l’expectative prosaïque et métaphysique, par les bords, finissent par déteindre les unes sur les autres. Il a aussi réalisé une courte vidéo où l’on voit des parents apprendre à leurs enfants à faire la queue, à bien vivre donc, devant diverses portes ou grilles fermées. Enfin, il réunit et expose le témoignage de toutes ces expériences collectives de queues, sous forme de photos dans des catalogues d’expositions, dans des vitrines bricolées par ses soins, à partir de matériaux de récupérations, reflet d’une autre pratique courante dans son pays de pénurie. Et si je devais représenter le fulgurant chapelet de bulles fantomatiques – qui m’a électrisé et enivré à l’instant où, saisissant des feuilles mortes, j’eu l’impression d’arracher un bout de tissu vivant -, semblable en tous points au vif argent des ondes transitoires qui relient et transpercent les modules sonores de Sven-Ake Johansson, Axel Dörner et Andrea Neuman, sans doute utiliserais-je des photos de cette autre œuvre d’Ondak, Steamers, où un fil de perles quelconques, chemine, relie un ensemble de bouts de buses, disparates, l’intérieur noire de suie. C’est aussi simple et aussi magique que ça.

(Pierre Hemptinne) – Acheter le livre du blog Comment c’est?, Lectures terrains vagues

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