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Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

L’orque interminable dans les flux immortels de lecture

Fil narratif introspectif/prospectif à partir de : Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Le Nouvel Attila 2023 – Marie-Jodé Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent 2023 – Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte 2023 – Peintures marines de Shim Moon-Seum, galerie Perrotin – Gravures de Lola Massinon et Camille Dufour, Centre de la gravure à La Louvière – une vie de lecteur, une bibliothèque organique…

Le volume en mains, touche magique

Du volume dense et fluide entre ses mains, le texte inépuisable fuit, glisse des pages, s’épanche dans l’espace intérieur, déborde vers l’extérieur ensuite, matière imprimée redevenant oralité sans âge et emportant avec lui son corps-lecteur… Son corps-lecteur, bien entendu, c’est son anatomie biologique, individuée, c’est aussi tout ce qui s’y greffe, le prolonge, les organes subjectifs qu’y font fleurir tous les textes lus – vraiment effectivement lus et ceux encore non lus, ou à peu près-. Ils représentent une masse difficilement contrôlable, étant donné que des parties de ces corporéités textuelles bougent sans cesse, font varier leur sens, stimulent des interprétations contradictoires, plongent dans l’oubli, remontent en pleine lumière, ou passent telles des ombres suggestives, réactives aux flux nerveux du vaste environnement ( passé, présent et futur confondus). Immergées dans les matières terrestres et célestes, elles agissent, elles influencent, elles orientent, magnétiquement, à la façon dont les astres interviennent discrètement dans le cours des événements. C’est un microbiote spirituel, psychique, symbolique, cosmologique. L’effet que lui font tous les livres lus, – et les autres qui s’y trouvent tapis évoqués, suggérés, ou à l’état de promesse-, si nombreux qu’il ne peut plus les calculer ni les différencier de façon précise – (bien que son cerveau continue à en déchiffrer les fragments indistinctement gravés en lui, les impressions qui évoluent, se déforment, se métamorphosent)-, la manière dont ça le travaille exclut d’hypostasier un bagage solide, un ancrage identitaire dans « la littérature » triomphante, majoritaire, qui l’irriguerait à la manière d’un sang noble, d’une appartenance à un sol privilégié, « originel », « premier » en quoi que ce soit, et qui confierait la mission, dans les rares papotages en famille ou dans la moindre conversation de comptoir ou face à la machine à café, de recycler et vendre les sous-entendus et le sous-texte d’apparence inoffensive mais bel et bien piliers de l’universel fondateur et continuateur des entreprises coloniales, impérialistes, toujours avides de renouveler ses héraut banals, quotidiens et délirants, petits dominateurs. Pas un corpus de « Belles Lettres » qui blinde et se charge de transmettre la culture appelant à «  la « naturalité biologique,  aux liens du sang, à l’exaltation de la souche et de l’origine du même titre » (p.129). La bibliothèque accumulée autour de lui, en lui, n’est pas du genre à inspirer des « rapports d’identité » (Foucault). Non, un fouillis inclassable de voix minoritaires, pas rangées, pas classées, un ensemble sans cesse à explorer, arpenter, cartographier, un maquis cacophonique, rétif à toute classification, inaccessible au moindre cadastre colonial. A tel point qu’il se demande souvent comment peut-il vivre avec l’absorption obstinée durant tant d’années de voix différentes, différenciées, « autres » ? A tel point qu’il se retrouve souvent ni plus ni moins au même stade que l’Yvette de Maupassant, adolescente dévoreuse de romans, mais déstabilisée, fragilisée et paumée devant la vie par toute cette « bouillie de lectures ». 

Masse lue, arborescence de différences, horizon d’un universel minoritaire, infusé dans les textes, les littératures singulières

Mais sa bibliothèque, aussi, quelques fois, inspire des cavales sauvages, des promesses folles. C’est quand prédomine le goût qu’elle induit pour les « rapports de différenciation, de création, d’innovation » (Foucault) du fait que chaque «écriture minoritaire » grave en lui le sillon, non linéaire, non binaire, d’une différence. Débrouille toi avec ça. Face aux apôtres qui sanctifient « ce qui nous rassemble » plutôt que ce qui nous différencie ! Chaque sillon élargit et complexifie la structure foutraque de son ossature spéculative. Alors, la polyphonie des voix singulières résonne d’un universalisme de la différence, à venir, un jour, peut-être. Il en émane l’ivresse de « l’anarchie dans son intolérance à la domination et à la normativité policière. L’anarchie singulière (…), joie de tous les désordres qui habitent les gestes qui donnent une forme provisoire et toujours mobile à l’informe. » (« Accueillir », p.138) Formes provisoires en mouvement, c’est son quotidien. S’il comprend que la masse lue voue à la différence, à la mobilité qui déconcerte les proches, à être souvent pointé comme une bête curieuse, à se voir juger « étrange » dans ses goûts, affecté dès lors d’une réputation parfois difficile à assumer socialement, élitiste proche du difforme, quelques fois, et heureusement, il y puise l’énergie d’une étrange espérance, celle d’être une particule d’un futur changement profond des manières de penser que nécessite le monde humain pris dans la nasse du dérèglement climatique. Cette espérance ténue est liée au fait d’accepter de se sentir habité par ce qu’il ne peut se représenter, d’emblée, dès la naissance, redevable à tous les autres, qui font arriver en lui de l’inattendu, les étrangers, migrants, tous les minoritaires, le rendant partie prenante, naturellement, d’une relationnalité transformatrice, celle « d’un sujet habité par l’autre et qui fait lien avec le monde à partir de ce que l’autre fait résonner en lui. C’est un rapport de dépossession et de co-incidence. Pour le sujet majoritaire, cela revient à puiser dans ses expériences minoritaires pour se connecter à l’autre ; c’est apprendre les limites de sa souveraineté et laisser résonner les subjectivités minoritaires avec lesquelles il vit. » (« Sphères d’injustice », p.193) Et si tout ce travail de lecture était avant tout une œuvre de dépossession accomplie d’instinct, sans calcul, sans visée, sans stratégie ? Il n’a pas ingurgité un corpus autoritaire, mais un flux critique, un tissage hétérogène de styles minoritaires, quand écrire rime surtout avec inscrire une différence, du différent, ouvrir chaque fois un nouveau front. Ce qu’il peut créer avec ça, et dont il a besoin pour se convaincre d’avoir une certaine consistance, le pousse à la conviction intime que « toute création individuelle est le fruit d’un travail collectif ». (« Sphères d’injustice », p.236) C’est le chant que lui serine sa bibliothèque foutraque. C’est à partir de cette rengaine qu’il en tire un bien, un patrimoine, mais sur le ton de « l’impropriété », loin de l’acharnement à se rendre propriétaire de ceci ou cela comme seule raison d’être. « L’impropriété ne signifie pas n’être propriétaire de rien mais considérer que ce que l’on possède est toujours un produit collectif. » (« Sphères d’injustice », p.237) Ce qui ouvre, non sans angoisse, vers un autre universel, minoritaire, incertain, à inventer, voire improbable, avec toutes ces voix en lui, hôte de multiples autres, dispersé parmi les trajets de multiples autres, sans bords, sans rivage proprement à lui. Il n’est qu’un contemplatif attentif et sensible aux ondes de ce changement. Ses lectures, échos d’avancées obscures, individuelles et collectives vers un autre monde, l’ont placé dans une métamorphose incessante qui ressemble à du sur-place, et ont fait muter son intériorité en monstre indéfinissable, hybride tentaculaire, tissage de différenciations et d’altérités, nageant dans le cosmos des écritures en perméabilité constante avec le mystère des origines, que réfléchissent tous les êtres, les animés comme les inanimés, humains et non-humains.

L’arrivée de l’Orque, un trop plein

Ce volume dense et fluide, inépuisable par excellence, abîme marin et banc de poissons incommensurable, est celui d’Horcymus Orca, publié par Le Nouvel Attila en 2023. Dès l’instant où ses pages se sont ouvertes à lui, son corps-lecteur donc, en tous sens, a traversé et été jalonné par de fortes zones de turbulence, raz-de-marée, avalanches, glissements de terrain, fossilisation foudroyante. Ce texte-phénomène est venu bouleversé son écosystème de lecture déjà bien expérimenté, roué, et a contraint son exosquelette littéraire à une soudaine croissance trop vaste, trop complexe, non maîtrisable, sauvage, déséquilibrée. Il s’est mis lui aussi à fuiter, à fuir, glisser, s’épancher, abîme marin et banc de poissons incommensurable, retournant vers des stades d’oralités antérieures, postérieures, bref, battant la campagne. Dépassé. C’était, d’un coup, accueillir un texte disproportionné, un « énormtextanimal » précisément, à peine domestiqué, qui déséquilibrait son axe de lecture, monstrueux de singularité, se goinfrait de tous les autres textes lus, les digérait, les régurgitaient, les « relançait », leur ouvrait d’autres perspectives, les noyait dans un nouvel infini de correspondances, de reflets, de mélanges, de recouvrements, de palabres, infini kaléidoscope. C’est loin maintenant, mais ce texte-orque ne cesse de hanter l’abysse tapissé de toutes les pages lues, ondulantes, algues multicolores sur les parois du gouffre où il traquait le sens de la vie (cet antre de l’imagination, microbiote cosmique de son imaginaire).

C’était un trop plein, soudain. Trop plein de tout. Le texte – à l’époque , au présent de la lecture, et depuis, dans le souvenir et le ressassement, dans le clapotis océanique de l’écriture primaire, incessante -, peut le crisper, lui donner des convulsions, des envies de tout envoyer promener comme quand on se perd en forêt et qu’on décide de rebrousser chemin, de couper à travers tout. Il en a encore des cauchemars. Des cauchemars Horcymus Orca. Quand il s’enlisait dans d’invraisemblables « longueurs », surplace végétatif, durant des dizaines et des dizaines de page, le « sous-texte » prenant le dessus sur le texte. Il étouffait, se disait « je ne vais jamais en sortir, voilà, ce texte m’entraîne vers des profondeurs dépressives où je m’enlise, m’ensevelis, digressions sépulcrales. ».

Lecture, peau amoureuse, laitances de naissance, magma charogne

Mais aussi, cet Himalaya de phrases serrées et écumantes lui offre des instants, des ouvertures, des passages – lors de la première lecture, déjà, fulgurante et dans ce « présent de la lecture » tel qu’il s’éternise en lui et engendre résurgences et insurgences imprévues, ni plus ni moins qu’un jeu de marées – où il fond et infuse délicieusement, comme dans ces lignes où le personnage qui cherche à revenir chez lui après la guerre, se fait recouvrir et enchanter par sa convoyeuse, la rameuse Ciccina Circé. « (…) elle approcha la bouche de son oreille, comme pour lui parler en grand secret, s’appuya avec insistance sur son épaule de toute sa longue et large poitrine mamelue, laquelle sembla alors s’ouvrir à la mesure de sa hanche, revenir profondément et se répandre autour, en une blancheur d’écume pareille à la vague qui vient se briser contre un rocher et, éperonnée, s’ouvre en écumant et semble alors l’engloutir et l’incorporer. Il la sentait se répandre et s’épandre autour de son épaule, le long de sa hanche et sous son coude : moite, ample et fluctuante, qui clapotait sous le casaquin lacé à la taille, comme si elle avait accouché le jour même et était encore gonflée et débordante de lait. Mais, pendant ce temps, il se délectait de l’odeur d’huile d’olive de ses tresses, une odeur forte et suintante comme si elle les avait plongées dans une jarre. » (p.363) 

Proximité avec la naissance incessante, toujours là, quand le texte inépuisable approche la bouche de son oreille, lui parle en grand secret. 

Cette blancheur laiteuse qui l’envahit à la lecture, dans laquelle il barbote et s’extasie, lui restitue, à la manière d’un philtre magique, les instants où la peau amoureuse le recouvrait, étendait une couverture magique sous laquelle se réinventer, libérer l’imaginaire, congédiant les automatismes du désir viril pénétrant, instaurant profondément les flottements entre matériel et immatériel, bouillonnement calme d’écume où quelque chose arrive, et rebat les cartes, replonge tout dans l’expectative, le non prévisible, quand quelque chose arrive en lui et que quelque chose de lui arrive ailleurs, en l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer les tenants et aboutissants, ni les retombées ici et ailleurs. Tout ce que l’on peut en déduire est que « de la naissance » se produit, l’incessante naissance de soi avec l’autre. Perdu dans le texte, – dans tous les textes lus, accumulés, rangés, empilés et qui ne font plus qu’une seule multitude monstrueuse -, il côtoie toujours cela, il y a toujours dans les parages, cette zone de naissance, laitances amoureuses d’accouchement de ce qui vient, et le contraire aussi, il y a toujours au flanc du monstre constitué de toutes les lectures en décomposition et recomposition, la blessure ouverte, tantôt presque guérie, sèche, tantôt à nouveau saignante, fraîche, fumante et puis purulente, puant la mort imminente, immanente, la gangrène de néant. De même, la mer infinie qui déploie ce monstre, clapote entre vie et mort, rivages contraires qui résonnent l’un dans l’autre, de l’un à l’autre, au gré des marées montantes descendantes.

Voler/Survoler

La rencontre interminable  – et puis, rétrospectivement, trop brève – avec Horcymus Orca le fit basculer. Quand il y repense, il lui semble avoir la peau sèche, squameuse, piquée de sel brillant, les narines et les oreilles pétrifiées dans l’odeur et le mugissement des marées, les cils perlés d’embruns, la chevelure cheveux et les étoffes poisseuses, dégageant une forte odeur de poissonnerie. Il lui semble depuis survoler d’étranges contrées, à la manière de ce marin ayant souhaité un rite funéraire à base d’oeufs de poisson volant pour que sa salive, ainsi ensemencée, transmette à son âme la capacité de voler vers l’ailleurs, ne reste pas bêtement en rade dans la mort pure et simple. « Attrape une femelle, cherche-lui l’oeuf et étale-m’en un peu entre les lèvres. Désormais, de tous les poissons de mer, il n’y a que celui-ci qui me plaît, celui qui a des ailes. Mon âme, si elle veut, peut en profiter ; elle a des ailes et elle vole, si elle doit voler, elle a des nageoires et elle nage, si elle doit nager. Avec toute cette mer, dis-je, le poisson volant est ce dont j’ai besoin. » (p.453)

Dans le même animal, marin, l’accouchement, la pourriture, nageant, plongeant au cœur de la bibliothèque mentale, native

Permanence des laitances accoucheuses, irriguant et dégoulinant sur sa vaste carcasse littéraire, son prolongement fantasque, cette animalité hors normes, qui vogue en toute l’épopée humaine bruissant entre les lignes de tous les textes écrits, imprimés, depuis ses débuts approximatifs, balbutiant, jusqu’aux figures de la fin qui se rapproche, porte aussi depuis toujours sur l’autre flanc, le cratère de la mort, sa permanente contribution à la vie, ombre sinistre apparue dès ses premières lectures, qui était déjà là avant qu’il ne lise la première ligne, et qu’il a personnalisé au fil de sa subjectivité inlassablement stimulée par ses lectures, et des va-et-vient entre le lu et le vivant, le lu et la mort, au point de devenir sa blessure, son stigmate, sa pourriture prolifique. Blessures de la vie portées comme trophées, entretenues, cultivées pour leurs innovations bactériennes. Et parce qu’elle prouve sa permanence, son toujours déjà-là dans le texte et le sous-texte, cette matière en interface avec la mort induit une possibilité d’immunité, la chance minime d’une part d’immortalité, temps que ça lit du moins, que toute sa masse, physique et psychique, reste irriguée par de nouvelles lectures. Cela, en écho à ce que découvrent les marins ayant planté en vain un harpon dans l’orque majestueuse profanant leur territoire de pêche : « ils découvrirent l’horrible blessure gangreneuse qui lui déchirait en long et en large le flanc gauche, en s’encavernant profondément. » (p.800) C’était une « espèce de caverne » (…), une déchirure telle que c’était comme s’il avait été attrapé de plein fouet par un projectile de petit canon et que le projectile avait éclaté à l’intérieur, et c’était comme si c’était arrivé si longtemps auparavant, que ça paraissait désormais, plus que le flanc d’un férosse vivant, celui d’une charogne de férosse, d’une charogne éternelle que la mer, en même temps, préservait de la consumation et putréfiait. (p.801). Lire, être lecteur, engagé dans la lecture de l’infinie production imaginaire de l’humanité (il y a trop de livres à lire, je n’en absorberai qu’un faible pourcentage ») , c’était d’emblée avoir cette charogne au flanc, éternelle et où fermente l’illusion que la mort est déjà survenue, et a échoué dans son entreprise. « (…) ils scrutaient cette immense masse de chair, cette épouvantable, ténébreuse silhouette aux trois quarts sous l’eau, avec la nageoire supérieure haute et visible de loin comme un drapeau d’extermination, puis ils regardaient au milieu de l’écume ce délabrement sur le flanc gauche et se disaient qu’avec une telle plaie n’importe quel autre que l’énormaninal serait déjà mort depuis un bon bout de temps, serait mort et se serait entièrement encharogné, se serait encharogné et encarcassé, et que l’énorme carcasse se serait dispersée et effacée toute-mer, pas une, mais cent fois : et, en revanche, ça n’effleurait même pas d’un cheveu cet immortel. » (p.801) Et le marin de saluer cette « chose morte qui s’encharogne » et qui est en même temps immortelle : « Nous te saluons, sale immortel. Si ça peut t’intéresser, nous le dirons autour de nous : nous dirons que tu pues la charogne au point de faire vomir jusqu’aux yeux, et que tu sèmes peste et pestilence où tu passes, mais nous dirons aussi qu’avec tout ça tu es réellement immortel. » (p.803)

Et c’est à l’instant où surgit l’orque dans le texte – dans la mer -, qu’il se dit que toute son histoire de lecteur avait quelque chose à voir avec ce genre d’apparition miraculeuse et funeste, avec le désir de voir surgir le phénoménal et d’en être visité, possédé, d’apercevoir semblable animal exceptionnel dans les flots immortels du vivant, et d’en recevoir une part qui deviendrait sienne, en partager la nature hors normes. Bien entendu, il avait déjà plus d’une fois été avalé et recraché par Moby Dick et tenté, à de multiples reprises, de démêler les avatars labyrinthiques d’Ulysse à Dublin, il en était gavé.

La mer de toutes les pages lues agitées par le vent, les marées, les embruns, barrière de corail respirante

Depuis ce temps-là, il se représente sa bibliothèque comme une mer se déversant, à l’horizon, dans le ciel. D’autant qu’il ne l’a plus déployée sous les yeux, les bouquins alignés sur les planches superposées, recouvrant tous les murs, montrant leur dos. Elle est mise en caisses, regroupées, empilées dans les pièces de la maisonnette où il s’emploie à n’être que de passage, engagé dans la « dernière partie de la vie », comme on dit. Prête au déménagement, à la dispersion des cendres, dans l’antichambre de la fin. Elle est principalement à présent une bibliothèque mentale, libérée des couvertures, des reliures, des dos collés, toutes les pages sont à présent libérées, réunies en un seul flot infini, ondoyant, Camaïeu gris de fibres nerveuses ondulantes, harmonieuses, bien que parcourues de « sens contraires », de reflux, de vaguelettes retorses. Cette mer qui déborde du cadre, telle que peinte par Shim Moon-Seup, millefeuilles de tissus vivants et de tissus nécrosés, étoffes mariales et linges mortuaires, ce magnétisme antagonique d’une vastitude dépassant l’entendement. C’est elle qui imbibe les pêcheurs pauvres et leurs familles dans Horcymus Orca,qui la scrutent inlassablement depuis le promontoire, étudiant les faits et gestes du monstre qui s’y dissimule – événement enfin, arrivage salutaire ou fatal, naissance ou mort -, sillage de vie ou sillage de mort, agonie de la bête éternelle faisant corps avec les flots, voire les engendrant. « Ils étaient tous l’oreille tendue, tous en train d’écouter ce sifflement de vent des eaux, ténébreux, étouffé, qui venait de la ligne, tantôt lointain, tantôt proche, et c’était pour tous le souffle tourmenté du férorque, son râle qui ne finissait jamais. Ils l’entendaient chaque fois avec des frissons, et pourtant chaque fois ils l’écoutaient et aussitôt après attendaient pour l’entendre. On aurait dit qu’ils ne supportaient pas de ne pas l’entendre, ne pas l’entendre encore une fois après chaque fois, mais on ne pouvait pas dire qu’ils éprouvaient du plaisir, de la satisfaction ou qu’ils y prenaient goût : ils éprouvaient au contraire quelque chose d’indicible, quelque chose d’obscur et d’indéfinissable, comme une sensation physique à la fois exaltante et mélancolique, un sentiment barbare d’ivresse, de joie, et en même temps d’irrépressible et débordante nostalgie pour quelque chose qu’ils n’auraient jamais su dire, mais qui devait être fatalement quelque chose de différent et contraire à cette exaltation physique, à cette ivresse et à cette joie, quelque chose de semblable à la vie face à quelque chose de semblable à la mort. (…) Quelque chose de plus fort qu’eux, parce que démesurément plus fort qu’eux, plus malade et plus inguérissable, c’était ce souffle de mer, terrible, obscur, regorgeant de fatalité et de catastrophes qu’ils entendaient, et chaque fois au moment où ils l’entendaient, ils espéraient, désiraient de toute leur âme ne plus l’entendre, ne devoir plus jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’entendre, et en même temps, avec un cœur étrange, effrayé, étrangement effrayé, comme si c’était plus fort qu’eux, ils espéraient, désiraient de toute leur âme, l’entendre encore, pouvoir l’entendre au moins encore une fois. » (p.975)

La mer envahie de fatalité et catastrophe, pourrie par le monstre des politiques migratoires

A quoi fait écho, bien longtemps après le corps à corps avec le texte-phénomène Horcynus Orca, le coup d’œil sur deux gravures de Lola Massinon, « Mer » et « Putréfaction », dont les teintes diffèrent tout en semblant représenter la même matière, spongieuse, en transformation vers l’accouchement de formes vives ou celles de la décomposition, les unes et les autres mues par la même nature. Mystérieux coraux de vie ou de mort, solidaires. Oui, dans l’immensité marine de sa bibliothèque mentale, évolue un monstre, tant positif que négatif, pluriel, fait de tous les organes lus, et de plus en plus insaisissable, s’échappant de son corps-lecteur, le laissant progressivement pour mort, partant vers ailleurs, vers autre chose, sans lui, lui survivant, bizarrement. Lui restant tourmenté en ce point où coexiste le désir d’entendre, celui de ne plus entendre, de voir, de ne pas voir. « Ce souffle terrible de mer » qui semble pétrifié dans les peintures de Shim Moon-Seup, sous la forme de soufflets agités, ventilation de l’imaginaire, à l’arrêt. Mais aujourd’hui, le cœur est systématiquement effrayé face à la mer gorgée de « fatalité et de catastrophe », comme jamais, de manière telle qu’aucun marin, depuis l’antiquité, n’aurait pu l’imaginer, à tel point qu’il lui est même devenu impossible de penser au rayonnement vivifiant des flots marins, à son statut perpétuel d’origine du vivant brassant les organismes morts, les régénérant. Ce n’est plus l’Orque magnifique et sidérant de régénérescence qui hante les mers, c’est un monstre bien pire, sans rien de positif, qui démolit même toute possibilité d’imaginer un monstre ambivalent, pluriel, non, là, c’est la Bête univoque, horrible, celle qui cause le carnage des migrations, les innombrables noyés et noyées, les corps échoués sur les rivages « modernes », être bestial dont le corps est fait des politiques inhospitalières, inhumaines, racistes de l‘Europe, fait des corps de tous les « responsables » qui rédigent et votent ces lois meurtrières, qui sèment en surface les vies détruites par ce délire d’extrême droite qui transforme la mer en fosse commune, celle-là même aux sombres entrailles gravées par Camille Dufour, artiste minoritaire luttant, dans les ténèbres, contre l’invisibilisation organisée de ce massacre dont ne manque pas de se réjouir les défenseurs de la race, les croisés armés contre l’envahisseur et le remplacement, dont ne manque pas de se vanter une « misdée » de politiques respectables, au sec . La guerre est prolongée, permanente, aucun héros fuyant le carnage n’est assuré de retrouver un lieu calme, tout l’égare, la métaphore du retour a perdu le Nord, et ne cesse de s’éloigner l’image d’un « chez soi » en harmonie avec la multiplicité anti-guerre, anti-chair-à-canon, profitant de ce travail d’une anthropologie réinventée, lumière fragile multipliant notre monde plutôt que de le rétrécir, et invitant à « se laisser traverser par des pensées indigènes, de se faire intéresser par des djinns ou des esprits, d’accueillir des extériorités » (JL Tornatore, p.128), des forces d’enchantement que brassent les 1355 pages de l’Orque de Stefano D’Arrigo, à travers le corps-lecteur, pénétrant peu à peu dans sa bibliothèque mentale, sans bords, sans frontières, sans fonds. 

Pierre Hemptinne

Abris et désirs de fortune

Abris odore di femmina

Fil narratif à partir de : Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la terre, Seuil 2016 – Bertrand Westphal, La cage des méridiens, Editions de Minuit 2016, François Jullien, Près d’elle, présence opaque, présence intime, Galilée 2016 – Emile Zola, Au bonheur des Dames et Germinal – Johan Creten, Odore di femmina, Maison Rouge – Oscar Tuazon, Shelters, Galerie Chantal Crousel – Jessica Harrison, Painted Ladies, Ceramix à la Maison Rouge – Floriant et Michaël Quistrebert, The Light of the Light, Palais de Tokyo – Simon Evans, Not Not Konocking on Heaven’s Door, Palais de Tokyo – Vivien Roubaud, œuvre in situ, Anémochories, Palais de Tokyo…
odore di femmina

Flâneries, publicités et images féminines. Dans les vitrines, les mannequins et leurs vêtements neufs, réactivent la présence en lui de l’absence, l’ancien désir amoureux d’offrir des habits, de jouer à déshabiller et habiller. Aujourd’hui, tout ça, dans sa tête, seul.

Le soleil est clair, l’air piquant, les bouts chiffonnés des bourgeons, précoces, parsèment les arbres des trottoirs. Les vitres des kiosques à journaux affichent de grandes photos de jeunes femmes éthérées, sur lesquelles ruissellent de fines étoffes de lin, à peine différenciées du vertige qui émane de la peau soyeuse, laissant voir la naissance discrètement charnue d’un sein, la ligne d’une aréole, lune sombre. Il marche dans de petites ruelles où les étalages des boutiques rivalisent de scénographie suggestive pour happer le regard. Il s’arrête devant les mannequins, détaille les vêtements, s’imagine la volupté très grande qu’il aurait à rentrer, choisir, toucher les étoffes, les tenir à bout de bras en les ajustant sur le corps d’une amie, se rappelle d’excitantes séances d’essayage. L’envie le tenaille d’entrer seul, acheter une blouse, une jupe, une robe fantaisie, de la lingerie fine, les faire emballer et les envoyer à son amante disparue. Lui expédier de la présence, du revenant, du fantomatique. Des défroques vides, ce qui reste de leur histoire partagée, baudruches dégonflées, avec invitation muette à les regonfler de ses formes, les habiter, pour lui, à distance. Des pelures qui ont séjourné en ses tréfonds, comme des vêtements intimes de sa chérie dont il aurait moulé la chair, le plissé, et qu’il aurait réinventés, régénérés avec ses propres cellules, selon l’empreinte laissée sur ses sens. Puis, un jour, voyant ces pelures fétiches extériorisées, matérialisées dans une vitrine. Rêver au déballage hésitant, doigts errants et fouillant, visages interloqués, circonspects. D’abord, glissé du papier, ce n’est que du chiffon animal, de l’informe, de l’inexpliqué, des plis sauvages. Et elle, soit indifférente au vêtement, soit accrochée, et alors cherchant un miroir, dépliant la défroque, l’apposant sur sa silhouette, désireuse de donner vie en l’enfilant, l’épousant. En ce cas, à distance, quelque chose se passe, revit. Des tirettes glissent, des agrafes sautent, des boutons se libèrent, des mains écartent le col, remontent la blouse, posent l’étoffe nouvelle sur la peau nue. Si le premier attouchement est prometteur, elle se déshabille pour passer les fringues anonymes. Elle cherche de qui cela peut bien provenir. Sans doute que plusieurs hypothèses leur passent à l’esprit. Il renonce à ce jeu, essentiellement pour une sottise pragmatique, c’est qu’il ne se souvient pas des mensurations, il hésite, les chiffres se brouillent. Or, il voudrait envoyer quelque chose qui s’ajuste parfaitement, qui fasse naître la pensée « en tout cas, l’expéditeur ou l’expéditrice, me connaît bien ». Le genre de rêverie qu’il affectionne quand les tenues de mannequins féminins happent son regard et réveillent en lui le désir d’habiller d’anciens désirs. Telle coupe, telle matière, tel imprimé, telle tournure ravivant son plaisir de choyer et habiller un corps précis, une personnalité tenue dans ses bras et dont l’étreinte perpétue ses effets des années après la séparation. Il goûte, à ces exercices d’imagination, la mélancolie d’être désormais seul, séparé, privé de présence, et simultanément, cette sorte de distance et d’éloignement, lui procure l’illusion d’une intimité bien plus accomplie que ce à quoi conduisaient les instants de vie commune, en allés. « La déception dont je parle est inhérente à la présence elle-même. Elle tient à ce que la présence, dès lors qu’elle s’instaure, s’installe : à ce qu’elle se laisse mettre dans sa « stalle », ranger dans l’étant et n’émerge plus. Or une présence qui n’apparaît plus, ni non plus n’est cachée (à chercher), est une présence qui se défait. En s’intégrant dans le paysage, elle n’en ressort plus, à proprement parler, n’ex-iste plus : de ce qu’elle n’exerce plus sa présence, la présence est perdue. » (F. Jullien, p.22) Il soigne les rituels mentaux qui, à partir de l’absence, forge de nouvelles présences.

Du lavoir automatique, scène d’un rituel S/M…

Plus loin, il s’arrête intrigué en dépassant un lavoir automatique. Il a cru voir une scène qu’il s’explique mal, revient en arrière, repasse devant la devanture. Le lavoir est bondé. Mais manifestement, ces personnes ne sont pas là pour laver du linge. Cela ressemble plus à une fiesta dans une chambre d’étudiants. Il y a des filles, des garçons. On dirait une réception, un rituel. Au centre, une blonde, les pommettes très rouges, l’œil pétillant, essaye des accessoires, des bouts de panoplies noires. Des mains touchent son corps pour ajuster latex, cuir et chaînes. La vitrine, les chaises, les machines à laver sont couvertes de fringues fétichistes, S/M que des visiteuses fouillent, posent sur leur ventre, la poitrine, la croupe, pour avoir une idée de l’air qu’elles auraient si elles s’en harnachaient. Peut-il entrer et lui aussi participer ? Il marche, il erre.

… au défilé des déesses de mode dans le musée d’art, rapprochant celui-ci du « magasin pour femmes » raconté par Zola, « Au bonheur des dames ». Organisation de la domination genre. Jusqu’à l’improbable de l’amour.

Il arrive aux portes d’un grand musée d’art contemporain. À peine est-il entré dans le hall, après le contrôle du sac par les vigiles, que jaillissent des salles d’expositions plusieurs jeunes nymphes montées sur ressorts, aux jambes d’une finesse arachnéenne, juchées sur des talons comme on en voit uniquement dans les films ou les albums de mode. Irréalisme de ces silhouettes. Les visages ont quelque chose d’impersonnel, peut-être aux abois, mis en danger par l’anorexie et la surexposition. Les corps comme dénaturalisés, déréalisés, interpellent, ils sont là et semblent pourtant intouchables. Sacrés. Ils défilent, ne font que passer, ils ne marchent pas comme le commun des mortels affairé dans cet espace public. Ils sont d’une autre espèce. Une ruée de photographes fait barrage, les déclencheurs crépitent, les mains, sur les appareils, zooment et dézooment sans vergogne, s’approchent au plus près, s’emparent de ces corps et visages comme de choses publiques, jetées en pâture, devant générer de multiples images auxquelles d’autres corps et visages chercheront à s’identifier. En très peu de temps, voici deux scènes explicites, aux yeux de tous, où des femmes sont instrumentalisées, des jouets. Cela participe d’une atmosphère érotique de domination latente qu’irradient images publicitaires, vitrines, entrées et sorties des défilés de mode envahissant les lieux publics, bousculant la vie nonchalante des trottoirs. C’est la grande fabrique des imaginaires commerciaux qui définissent les silhouettes féminines à incarner, les manières d’apparaître, de surgir pour semer charmes et ravissements. Grande fabrique à laquelle il n’échappe pas. Il se sent traversé, physiquement, par le conditionnement constant des pulsions, qui le flatte autant qu’il le salit, et qui se traduit par cette grande agitation d’argent et de chair, un immense appétit polymorphe de possession de la femme indistincte, grande entité pornographique délétère. Une machine qui est si bien décrite au cœur du roman Au bonheur des dames : « Toute une bataille du négoce montait, les vendeurs tenaient à merci ce peuple de femmes, qu’ils se passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L’heure était venue du branle formidable de l’après-midi, quand la machine surchauffée menait la danse des clientes et leur tirait l’argent de la chair. À la soie surtout, une folie soufflait… » (p. 491) Ce premier grand magasin sur les boulevards parisiens, symbole du commerce moderne et temple innovant du consumérisme, son génial concepteur l’a pensé pour la femme, plus précisément pour assouvir son besoin délirant de la soumettre à ses instincts. L’ambition est d’exploiter les femmes, qu’elles viennent y dépenser tous leurs sous, et par le biais de ces offrandes marchandes, en quelque sorte, lui confier tous leurs désirs, faire en sorte que ce soit lui qui les satisfasse via les étalages, les produits et services proposés, le personnel de vente bien dressé. « Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple pour l’y tenir à sa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, jour et nuit, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. » (p.612) Le magasin comme métaphore de possession totale de la femme devient le réel. Comme une suite logique, le personnage de Zola est un des premiers à recourir massivement à la publicité pour jouer avec les sensibilités  : « Il professait que la femme est sans force devant la réclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas au bon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe de renouvellement rapide des marchandises. » (p.613) Au faîte du grand magasin, comme un capitaine sur la passerelle de son navire, Mouret veille sans relâche sur « son peuple de femmes », vérifiant si ses mises en scène fonctionnent selon ses attentes, créent bien l’hystérie et la cohue dépensières dont il tire subsistance et jouissance, raison d’être, par quoi il satisfait son besoin de régner sur le matériel comme sur le spirituel. « C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse de prix et ses rendus, sa galanterie et ses réclames. » (p.797) Et cela, à proportion de son investissement, car il paie de sa personne pour faire de l’abandon des femmes en son magasin de grands instants esthétiques et quasiment mystiques quand, par exemple, s’allument théâtralement toutes les lampes électriques (à l’époque, une nouveauté): « C’était une clarté blanche, d’une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d’astre décoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutes brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grande exposition de blanc prenait une splendeur féerique d’apothéose, sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauche de blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson du blanc s’envolait dans la blancheur enflammée d’une aurore. Une lueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerie Monsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel la première du côté de l’Orient (…) Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé de flammes : les bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, les bassins et les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanches accrochées comme des bannières, les guipures et les dentelles blanches volant dans l’air, ouvraient un firmament de rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d’un paradis, où l’on célébrait les noces de la reine inconnue. » (p.796) Dans la mise en scène romanesque, cette assomption du blanc virginal affole le peuple féminin qui vient dépenser sans compter ou s’épuiser nerveusement à la contemplation de ce qu’il ne peut s’offrir, allant alors jusqu’à voler maladivement, tout ce faste névrotique a des allures de parade nuptiale, prélude à la déclaration d’amour entre le directeur tout puissant et sa petite employée, frêle jeune fille venue de la province. Toute cette industrie lucrative élaborée pour subjuguer et vivre de la sensualité de la femme conduit dans les bras de son concepteur, une femme bien précise, bien réelle, singulière, que l’on dirait, selon le long fil narratif qui prépare cette conclusion, en opposition avec toutes les autres, sortant du lot, faite dans un autre moule, de manière quasi incompréhensible. L’union, à priori, est présentée comme improbable. Cet improbable de l’amour, ah ça, il sait ce que c’est ! Et que c’est par là, agacé, remué, qu’il retrouve du sauvage, qu’il se heurte à ce qui n’a pas de bord, pas de frontière, et se veut inconstructible, cela même qui l’aiguise.

Bruit blanc du désir. L’amour qui se cherche dans Germinal. Pauvre et lumineux. Pour une ultime étreinte au fond de la mine. 

Ce qui le tient, revenu aux solitudes sauvages, est un désir à blanc, sans cesse aiguisé par son imagination et des souvenirs, mais en l’air, pour rien. Et c’est ainsi que désormais il se veut, mécontent de se sentir titillé par le commerce qui le presserait bien de se jeter dans n’importe quel jeu de séduction, le rendrait malade de posséder n’importe quelle femme. Il faut les posséder une à une indistinctement est la chanson serinée par la machine. Lui, cultivant un désir à blanc qui le décentre, le déporte de plus en plus, est dans la même situation qu’Etienne dans Germinal. Ce n’est pas n’importe quel corps qu’il a en tête, ce sont d’anciennes pratiques qui l’ont hanté. À la manière dont la promiscuité dans la maison où Etienne Lantier est accueilli fait qu’il loge dans la même chambre que la fille qui l’attire et dont il devient amoureux. Matin et soir, il la voit, la frôle nue, mais de manière à banaliser complètement la blancheur sidérante. « Au coucher, au lever, il devait se déshabiller, se rhabiller près d’elle, la voyait elle-même ôter et remettre ses vêtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d’une blancheur pâle, de cette neige transparente des blondes anémiques ; et il éprouvait une continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le visage déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de ses talons à son col, où la ligne du hâle tranchait nettement en un collier d’ambre. Il affectait de se détourner ; mais il la connaissait peu à peu : les pieds d’abord que ses yeux baissés rencontraient ; puis, un genou entrevu, lorsqu’elle se glissait sous la couverture ; puis, la gorge aux petits seins rigides, dès qu’elle se penchait le matin sur la terrine. » L’habitude, pourtant, n’étouffe jamais complètement le désir. « Des troubles cependant leur revenaient, tout d’un coup, aux moments où ils ne songeaient à rien de coupable. Après ne plus avoir vu la pâleur de son corps pendant des soirées, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d’un frisson, qui l’obligeait à se détourner, par crainte de céder à l’envie de la prendre. » (p. 1273) Et puis il y a les nuits où aucun des deux ne trouve le sommeil et entend, sous le crâne de l’autre, les ruminations amoureuses : « et si je la prenais dans les bras maintenant ? », « et si je me blottissais contre lui, maintenant, sous prétexte qu’il fait froid ? ». Puis rien. Enfin, ce n’est pas vraiment rien. On sait ce qu’il en adviendra, une étreinte ultime, sans lendemain pour elle, la jouissance consumant ses dernières énergies vitales, une fois qu’ils sont perdus et scellés au fond de la mine.

Amoureux de l’absente, il se rapproche de l’amour chaste, idéaliste, délivré de toute possession. Il butine les milles souvenirs de peau de l’amante formant un équivalent de l’oeuvre de Johan Creten (« odore di Femina »). Contemplant d’exquises figurines de femmes tatouées, il voyage dans l’imaginaire sans fin déposé en lui par la faïence souple et chaude de l’amour enseveli

Et il se retrouve, finalement, comme l’ont parle des effets induits par la pleine une, excité en permanence par le souvenir de certaines peaux, tantôt à vif, tantôt latence. Bien que tout parte de traces visuelles, il se sent plutôt en présence, ou envahi depuis les bas-fonds de son imaginaire, d’une sorte de mille feuille marin, immense rosace informe et indescriptible dans laquelle il s’enfonce pour essayer de définir, ou simplement rappeler à sa mémoire, des odeurs précises de femmes. Des sucs corporels singuliers. C’est une sphère de milles lèvres collées ensemble, comme une colonie de moules et d’huîtres ouvertes sur un rocher, agitées par le flux et reflux, une ruche de dentelles charnelles, délicates. Puis, revenant chercher des indices dans les images conservées et qui, indépendamment de sa volonté, continuent leur vie dans les recoins de sa tête. Comme Etienne, se passant en boucle les scènes passées de déshabillage et d’habillage qui entretenaient une proximité adorante, fascinée. Et rejoignant aussi cette autre fièvre du peintre de L’œuvre : « Son excitation augmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’il rêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. » (p.50) Oui, de cette excitation, mais pas tellement chaste et plutôt documentée par des sensations réelles, concrètes, enregistrées par tous ses sens, pas des chimères. La très fine peau blanche qui le hante, lui, et unissant les satins de plusieurs femmes, dans ses ruminations solitaires, ne reste jamais totalement vierge. C’est, quelques fois, un horizon lointain variable, comme ces lointains de plage que le soleil transforme en surfaces de métal aveuglant, en surchauffe. Un jeu de miroirs troubles dans la nuit diffractant les lueurs d’autres dimensions vitales. D’improbables parois d’aluminium peigné, brossé, brillantes où surgissent un signal rouge, des ourlets, des nombrils de pâtes d’argent, déformés. Des pans irisés, d’autres gris luisants. Des coulures, des boursouflures, de la chair fondue et coulée en macaron comme pour imprimer un sceau. Une métallurgie de peaux en fusion. C’est, à d’autres moments, une sorte de toile de fond sur laquelle, plus il fixe son regard, plus s’agitent des formes et de l’informe. Au fur et à mesure qu’il s’y enfonce, remontant le temps, des dessins, des lettres, des symboles, des personnages, des arabesques y surgissent. Imperceptiblement, comme ces ombres d’avions filant sur des nuages bas. Ou comme une vie sous la surface d’une eau dormante qui vient respirer à travers les pores très subtils de la peau délicate, sans se révéler clairement. Il songe alors au manège étourdissant de ces petites marquises ou demi-mondaines de faïence, pâmées et exhibant la nudité émouvante de leurs épaules en principe sans histoire et qui se retrouvent, comme si on leur jetait un sort soudain, couvertes de tatouages, mais ravies de leurs peaux plurielles, où s’égarent plus sûrement encore les regards concupiscents, ne sachant par où commencer, jusqu’où remonter. Où commence la frise, ou s’arrête-t-elle, comment s’organise la lecture, y a-t-il un centre, et si oui où se cache-t-il ? La peau singulière alors s’immerge dans une multitude de peaux qui grouillent, dont les motifs gravés sautent de l’une à l’autre, giboyeuses. Serpents, pirates, femmes nues (sorte de mise en abîme sur la peau nue, femmes nues elles-mêmes tatouées d’autres femmes nues), mais aussi circonvolutions abstraites, arabesques psychédéliques, prolifération de scarifications calligraphiques exprimant comme l’ivresse d’elle-même qui transfigure le grain fin du satin femelle. De ces décorations, il garde le souvenir d’un toucher par substitution, aimant caresser les rosaces complexes, déstructurées et accumulées sur les carapaces de coquillage aux intérieurs soyeux, en colimaçon. Des formes d’écritures pour tout ce qui, en lui, ne peut sentir qu’en aveugle. Ayant remonté le fil du désir pour quelques formes qui continuent à se déplacer dans les fourrés de ses histoires enfouies, il se retrouve déversé vers de vastes zones inexplorées, nullement canalisées.

Lire, écrire, laisser venir l’incomplétude, l’incertain. Comme Oscar Tuazon et ses dispositifs de lecture dans la ville. Paroles et écrits déraillent. Un flot qui ouvre une autre relation au territoire, à l’instar du vin nature.

En réaction et résistance aux flux qui instaurent une synchronie des envies et pulsions, via une redondance d’images de femmes identifiées à l’essence même de ce que l’on veut acheter, à la clôture du désirable, il préfère la fragmentation, la démultiplication. À la manière d’Oscar Tuazon qui invente des lieux de lectures dans la ville, pour y capter la multiplicité des voix écrites, les entendre et les restituer, assis sur des bancs ou blottis dans des abris qui en amplifient la portée. Contre la « maîtrise absolue de la matière» et sa « cartographie définitive » que projette une gestion lucrative des désirs, associant marketing et sciences cognitives, il voudrait confier aux relations troubles qu’il entretient avec les mots, l’écrit et la lecture, le soin de laisser sourdre de l’incomplétude, de l’incertain. Et ça se base sur de petites choses, des stations sans éclats, des replis sur soi qui sont ouvertures, des murmures et brises de vie imperceptibles, des textes marmonnés à rebours de toute autorité. Même, sortes de formules magiques pour invoquer cet à rebours. « Lire est une activité physique. Quelque chose que les corps font avec des mots. Je veux créer un espace dédié à cela. Un espace pour les mots, un endroit où lire. Voilà comme je vis, au travers des mots. Pour lire un mot tu le récites, tu l’inscris dans ta voix, dans ta bouche, et tu le dis. Peu importe les mots, ils t’appartiennent le temps d’une seconde. Prononce les sons à voix haute comme le ferait un enfant, et incarne cette voix. Il est des choses que je ne veux pas lire mais je les lis. Je ressens le besoin de le faire. Comme si j’en étais responsable, c’est un prix à payer. Je me dois de le faire. Lire c’est affronter l’autre, l’auteur, sentir cet autre parler à travers moi, pas vraiment un choix. Un lecteur est un témoin. Une autre voix qui ne m’appartient pas, une violence corporelle intime. Un orgasme de l’esprit. Je veux un espace pour ça. Voilà ce que j’ai tenté de faire quand je vivais à Paris, créer un lieu pour y lire avec les autres. Je veux contenir ce besoin mais j’ai réalisé que c’est impossible. Je lis en marchant, c’est une activité physique. Les mots créent leurs propres mondes. Ce que je suis en mesure de faire c’est fabriquer des étagères. Des meubles de lecture. Des bancs de lecture. Des façons de regarder les mots, seul, ou avec les autres. La plupart du temps seul, tout en étant dans l’intimité des pensées de quelqu’un. Je suis maintenant prêt à écrire. » (Oscar Tuazon, feuillet de la galerie C. Crousel) Disséminer, à partir de son propre corps, des germes de lectures qui, ouvrant les territoires de l’esprit, les restituent à leurs bords sauvages et indescriptibles, criblent d’ouvertures le territoire urbain, physique, géographique, géopolitique, spatial… Loin des lectures qui affirment et empilent des lois uniques, disent ce qui est. Non, un roulement de paroles à la limite du déraillement, quand on perd le fil de la lecture, que les formes et styles se désagrègent et laissent percevoir le néant initial, sans toutefois laisser triompher le nihilisme, mais organisant une cohabitation organique au sein du lecteur, et de tout ce qui l’environne, son milieu. À la manière, se dit-il finalement, dont « une gorgée de vin nature, roulant dans ma bouche, laisse s’exprimer un terroir dans toute sa singularité cosmologique, partant de rien, des linéaments de saveurs allant crescendo jusqu’à l’explosion où le palais et la langue se confondent dans les arômes et communiquent au cerveau cette impression d’être lui-même, momentanément, ce terroir spécifique, dans sa totalité et les moindres détails. Sans plus de barrières avec ce qui l’entoure, allant même jusqu’à se sentir incarné dans cet environnement, sorte de matière matricielle absorbant tous les organismes et micro-organismes qui y vivent. »

La lecture, comme des rivières sauvages, reconfigure le lieu de vie, multicentriste. Un archipel de lectures contre la colonialité triomphante, omniprésente

Par son activité de lecteur déambulatoire, il imagine libérer ce que les mots ont emprisonné dans leur gangue littéraire. Cette part de sauvage et d’inconstructible qui, comme des pollens archaïques, se mêlent malgré elle à cette sorte de finition esthétique que l’élaboration stylistique tend comme le visage d’une culture complexe, aboutie, parfaite. Ainsi, par le lecteur qui les transporte via ses transits biologiques, absorption et régurgitation, les mots créent leurs propres mondes, les font, les défont, les recomposent. Comme le dit Oscar Tuazon, et selon les techniques d’aménagement des rivières pour y favoriser la reproduction des saumons, il faut juste installer dans la cité des lieux de lectures où cet exercice est facilité, seul ou collectivement. Mais de manière à ce que des dépôts se constituent, des sédiments de lectures sous formes d’inscriptions ou de silences chargés de résonances, et que ces lieux finissent par ébaucher dans la cité des archipels, un décentrement vers le multicentrisme. Car, ce qui s’exerce sur lui quand la pression consumérisme exploite les leurres sexuels pour uniformiser et synchroniser les pulsions, c’est la continuation dans les moindres fibres quotidiennes, harassées par la vitesse informationnelle des actualités, de l’œuvre totalisante de la globalisation. « Tout au plus, de nouvelles puissances coloniales ont pris le relais des nations européennes après la Deuxième Guerre mondiale, mais la globalisation n’est rien d’autre que la continuation du schéma que les conquistadors avaient esquissé à l’orée du XVIe siècle. On en revient à l’idée de colonialité, une sorte d’état colonial permanent et statique dont les échos inaudibles auraient fini par se fondre dans le paysage acoustique de la planète après que la clameur de la colonisation fut retombée. En tout cas, la colonialité coule à la surface du globe une chape de plomb qui pèse de tout le poids d’une hégémonie diffuse. Cela vaut pour la sphère politique et économique aussi bien que pour la sphère culturelle assujettie au système-monde occidental. » ( Westphal, p.190) Et son rôle de lecteur générant des archipels de mots, de littératures réinstallées dans leur sauvagerie d’avant édition, est d’autant plus malaisé qu’il appartient, biologiquement peut-on dire, au pôle dominant de cette hégémonie diffuse, à l’espèce porteuse de la «sphère culturelle assujettie au système-monde occidental ». Procédant inlassablement, pérégrinant d’abris en guérites, de tables dressées pour commensalité littéraire en chapelles où renouer avec le mutisme des textes, les bancs de ces stations se couvrant d’écritures, d’entailles, de gravures, de gribouillis. Et puis finalement, déçu par l’archipel, s’en défiant, « c’est pas encore ça ». Car cette métaphore « continue d’articuler la pensée autour de repères hiérarchisés, fût-ce implicitement. » Il doit se rendre à l’évidence : « Qui dit centre, au singulier ou au pluriel, pose simultanément le principe d’un inventaire, d’une typologie et, en dernier ressort, d’une hiérarchie » (Westphal, p.234) Ce que tracent ses lignes de mots expectorés ou ressassés, déclamés ou hachés menus, ce sont des limites, des lointains incertains, irréductibles vassaux d’aucune centralité. « Il devient envisageable de valoriser les contours du monde au point de concevoir le monde entier comme une seule et immense périphérie. »

Relier les formes déchirées, éprouvées, superposées, autant de fragments de périphéries abstraites, sans continuité entre elles et, là, mises en commun, tressées en une cartographie de l’effacement, du recouvrement.

Et cette périphérie omniprésente que lui ouvre petit à petit son activité incessante de lecture, et sur laquelle dérivent les abris de fortune, est une sorte de ligne de vie inatteignable et pourtant toujours là, d’où sourd l’inachevé, cela même qui peut corroder la globalisation en ses multiples figures. «Idéalement, l’art permet de promouvoir l’ouverture de l’espace au détriment de la clôture du lieu. Il en va ainsi comme de l’horizon qui s’éloigne à mesure que l’on progresse et qui indique que l’espace est par nature indéfini. » (p. 261) Encore faut-il considérer qu’il ne suffit pas de lire n’importe quoi. Bien des livres, des textes, des mots ne sont là que pour entretenir la suprématie centrale de l’Occident et enrôlent leurs lecteurs et lectrices dans l’édifice hiérarchique où fermente l’essence de la culture « la plus développée ». Il ne veut pas tremper dans ces manigances. Plutôt se taire et ramasser les petits papiers qui traînent et volent dans la ville, emportent leurs lambeaux de vie. Les choisir, hésitant, pour ce qu’ils conserveraient de la biographie et trajectoire dont ils se trouvent éjectés, exclus. Ce qui leur reste de chaleur, de vibration, de couleur, de tension, d’harmonie rompue, de violence subie, d’agressivité restituée, latente. Choisir et ramasser à l’intuition. Les étudier, comparer leur morphologie, les traces d’usure, de manipulation, les salissures. Les assembler en vastes collages où toute centralité est éclatée et tout bord repousser toujours plus loin. Relier les formes déchirées, éprouvées, superposées, autant de fragments de périphéries abstraites, sans continuité entre elles et, là, mises en commun, tressées en une cartographie de l’effacement, du recouvrement. Bouts de peaux usées retournant au sauvage. Parchemins de débris, emballages, tickets, lettres, enveloppes, feuilles d’arbres, lettres tachées, factures, cartes postales, feuilles arrachées d’un cahier comptable (on songe à la prose collagiste d’Anne-James Chatton). La même chose, mosaïque de petits papiers mais ayant épongé divers fluides séchés, de larmes, foutre, pluie, graisses, vapeurs de carburant, petits cartons sur lesquels sont consignés d’infimes graffitis ou pochoirs copiés, absorbés par la fibre du support ou reproduits, croqués à l’identique, interprétés, microscopiques visuels urbains. Couleurs délavées, concrétions de poussières, signes éparpillés, bribes de tatouages, l’ensemble tramé en une sorte de peau qui serait le tissu neural où se greffent la myriade de minuscules accidents qui forment le temps, l’espace, le milieu.

Souvenir de peaux amoureuses, membrane sans bords, prête à rompre, mais dont les tressautements le font, lui, tenir entier, abris de fortune

Cette peau blanche, lointaine douceur qui guide ses pas depuis que, devenue opaque, il s’en éloigne pour y accoster par d’autres champs, symbolique et intime. Elle est désormais aussi comme cet horizon qui s’éloigne à mesure qu’il s’y enfonce. Une membrane sans bords, prête à rompre, mais dont les tressautements le font, lui, tenir entier. Déstabilisant. Un étendard lointain, une coulée de nuages versatiles. Le genre de forme plastique errante, agitée, échappée d’un chantier à l’abandon et que les bourrasques emportent de plus en plus haut où il acquiert une semblance animale. Autour d’une déchirure, d’une blessure, il y a une béance, un centre évidé, agité d’un perpétuel décentrement. Le ciel perforé. Un flux de plis, de lignes, un ruissellement de périphéries en un drap disputé par les vents. En tous sens, l’hymen rompu, reconstitué, rompu, reconstitué. Voile déployée sensuelle, ou taie laiteuse arrachée, tordue, essorée. Tantôt peau refuge, tantôt tapis volant, tantôt peau de chagrin. Un toit de fortune dans la tempête. Quand il n’y a plus que ça pour se protéger, une bâche accrochée à quelques poteaux ou buissons, plus que ça à regarder pour tuer le temps et y situer sa conscience de vivre, plus que ça et, pour finir, y trouver une sorte de transe, d’extase esthétique de l’exténuation. Suaire séminal, laitances hâves et boréales.

Pierre Hemptinne


odore di femina
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Vivien Roubaub

Vivien Roubaub

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Griffures lunaires et vif-argent de frontières ouvertes

désert et membranes

Librement déliré à partir : photos de Byung-Hun Min – La Galerie Particulière/Paris – Une broderie de Jeanne Tripier (art brut collection abcd/ Bruno De charme – La Maison Rouge) – David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Editions de Minuit, 2014 – Un repas chez David Toutain – Troisième Jour de Marc Couturier et Sounds of Beneath de Mikail Karikis & Uriel Orlow (Inside, Palais de Tokyo) – Philiipe Jaccottet, La promenade sous les arbres, La Pléiade – dernière rose, fougères séchées au soleil…

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Lumières troubles, reflets de la revenante dans un banc de carpes, sexe égaré dans la brume frétillante, opacités argentées

Déjà une fois, dans la journée d’errance, il s’est perdu dans des reflets, happé. Il a pataugé dans la matière fantomale. Intrigué, en passant devant une petite galerie, par des rectangles luisants de grisaille où flottent des ombres, abîmes réflecteurs, il entre. Au-dessus d’une balustrade en bois, une image encadrée, deux formes moléculaires, une pâle anguleuse qui a la fulgurance des gerbes de feu d’artifice retombant dans la nuit et, dessus, une noire étouffée, engoncée, énigmatique. Il est difficile de définir clairement de quoi il s’agit car lui-même s’y aperçoit en miroir, fondu dans le plan photographique, ainsi que d’autres parasites, une voiture dans la rue, une passante, la porte de la façade en face, d’autres cadres aveugles… C’est une femme nue s’enfonçant dans un rideau de ténèbres grises, ses épaules nues et la combe dorsale prises dans un faisceau lumineux cru et blafard, déchirant le corps en lambeaux visibles, une comète incertaine. Bien que la silhouette soit verticale, il pense à un corps noyé dont le haut du dos, les omoplates, émergeraient à peine des eaux troubles, la tignasse presque complètement coulée, tirée vers le fond. Plus loin un portrait diaphane et tremblé, jeune femme cheveux noués sur la tête, sorte de turban, presque disparue, embuée. Sur le côté, une autre forme nue, estompée, luminescente, silhouette sans bord bien fixe, plutôt nuageuse. Ectoplasme instable, en train de fondre autour d’un nombril sombre et dardé d’une toison fournie, nid charbonneux grouillant de vies informelles, en attente. Touffe de fines algues frissonnant au fond de l’eau. Petit brouillard d’encre. C’est l’atmosphère d’une chapelle où invoquer une revenante, réaliser qu’il est impossible de larguer ses hantises, elles sont là, jusqu’au rideau ultime de sa moelle, taches de lumières et de grisaille tout au fond des globes oculaires. « Là je remarque une ou deux lumières de villages scintillant parmi des vapeurs : une tendresse vague nous saisira toujours à la vue de ces signes humains sans orgueil et sans grossièreté. » (Ph. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 106) Comme jamais, il prend conscience de la fragilité de ce qui, charnellement en lui, subsiste de l’absente, fragilité tenace, vrillée en lui comme un tuteur douloureux, indispensable pour vivre, se tenir debout, penser, travailler, dormir, prendre attitude. Vestiges corporels tout au bout du visible, élimés, suaire brumeux. « Tout part d’un trouble de la perception, comme d’une suspension du monde. Il y a bien d’abord la lumière comme transparence pure – l’Idée ­–, mais cette lumière s’opacifie, devient brumeuse. La brume est le champ moléculaire où s’exerce la perception. Toute perception est désormais perception d’un champ moléculaire. » (D. Lapoujade, p.284) Il se rappelle l’attraction exercée, un mois auparavant,  par le jeu d’éclats argentés à la surface d’un étang, géométrie moléculaire abstraite, labile et jamais fixée, peau tantôt froissée par le vent puis se reformant par magie, sous laquelle évoluait un banc de carpes, écailles contre écailles. Alvéoles défaites, fragmentées à même une membrane huileuse vif-argent ou boue d’aluminium pelliculaire d’où émerge de temps à autre, de l’opaque vase, une carpe venant prendre l’air, masque mortuaire vif, messager de l’au-delà. Taie gélatineuse mouvante. Miroir sans tain qui rend impossible de dire, plus il plonge dans sa contemplation, de quel côté il se trouve, derrière, devant, dedans, dehors. Le ballet poissonneux disparate, presque indistinct et alangui dans l’eau froide, ressemble aux ondulations souples et comme aberrantes des bras, jambes, cuisses, ventre, cou, chevilles, bassin que déclenchent caresses et pénétration accomplies dans d’autres réalités temporelles, « quelque part », quand l’attouchement sexuel proprement dit semble s’effectuer à mille lieux de là, dans du sexe séparé des autres organes. Du sexe générique et engendrant une multiplication galopante des réalités organiques. Souvenir de frétillements dont les ondes sismiques lancent encore des éclairs louvoyant dans les eaux troubles de son esprit.

A la recherche d’un matricule d’identification, tissu fétiche, chiffon porte-bonheur, travers l’insensible du sensible, livrer vers les partitions d’un autre corps

Puis, quelques heures plus tard, ça insiste, attiré derechef par les reflets à la surface d’une vitrine, il se penche et se fige, rattrapé par ces désirs d’enfant transi devant certaines devantures de jouets ou d’objets magiques (dont il ne comprend pas la finalité rationnelle et qu’il fantasme alors selon leur esthétique inspirante), persuadé qu’une part de son devenir dépend de leur possession et de leur usage. Dès lors qu’il se projette dans les maniements et l’appropriation des techniques qui les rendent opératoires, il entrevoit des savoir-faire, des capacités jusqu’alors ignorées venant prolonger celles de ses organes originaires. Des apprentissages et des technologiques irrationnelles miroitent, susceptibles d’ouvrir de nouveaux mondes. Il frémit d’envie à l’idée de ces devenirs qu’écrivent les pratiques liées à ces choses convoitées, inaccessibles. S’échapper toujours, c’est une obsession, ingurgiter des limites, se pencher hors des frontières. Ainsi, dans cette exposition, sous les reflets de la vitrine, il tombe en arrêt devant un morceau de peau tatouée, bariolée, balafrée, cousue. D’abord, même pas un objet tangible, pense-t-il, une image mentale, juste projetée là, en direct d’un cerveau lointain qui l’engendre. Repères topographiques pour retrouver une formule enfouie dans la matière grise. Immédiatement, il sait qu’il aimerait coudre cela au revers de son veston, pour l’avoir toujours avec lui, comme ces matricules de soldats au front devant permettre de les identifier parmi les charniers de corps indifférenciés. C’est une broderie de Jeanne Tripier. Tissu maculé, compresse effrangée – sans bord distinct, sans limite claire – imbibé d’humeurs, des fils le parcourant en tous sens, ressemblant à des vaisseaux sanguins, des varices, des nerfs, des végétations intestinales, des ficelles de boyaux, des trames de tripes. Une cartographie synaptique, des trajets routiers métaphoriques, des réseaux de sentiers dans les friches du pathos, des constellations organiques. Sans distinction évidente entre recto et verso, il voit au travers, il traverse l’image, n’en perçoit ni envers ni endroit, juste une densité pleine, complète, quel que soit le point d’où on l’éprouve. Il aimerait coudre ce dessin dans la doublure de toutes ses vestes. Au cas où il s’égarerait, qu’il perdrait la tête. Il pense qu’alors, découdre ce bout de tissu, le toucher, le triturer entre ses doigts, en palper les reliefs réticulaires, le frotter sur son visage, cela le réconforterait, lui permettrait d’y voir plus clair, de retrouver partiellement son chemin. Une sorte de mode d’emploi. Et qui fulgure selon les mots de Deleuze : « petite image alogique, amnésique, presque aphasique, tantôt se tenant dans le vide, tantôt frissonnant dans l’ouvert. » D’une certaine manière, son esprit traverse cette réticulation graphique de taches, cette carte mémoire à même la peau, il y va et vient, et à chaque traversée, rapide, l’instant d’un éclair, ce qu’il parvient à toucher, c’est le désert, sa solitude, juste le goût de la terre, immense mais perçue le temps d’une fraction de seconde, éblouissante. Une tête d’épingle qui percute cet infini aspiré. Un lointain dépeuplé incertain, au bout du chemin, au bout du tissu qui s’use, s’élime. Chaque fois que ses yeux errent dans cette image et ne trouvent pas la sortie, à la manière d’un insecte dans la corolle d’une fleur, il capte des poussières de « l’insensible du sensible, l’immémorial de la mémoire », autant de petites syncopes discordantes, microscopiques parcelles vierges à partir desquelles commencer une nouvelle histoire, un jour, ou bien fléchir, criblé de trous. Particules qu’il collectionne soigneusement, en attendant, éclosion ou bombe à retardement. « Aller au désert, aller au désert à la façon des nomades, rejoindre sa propre solitude, où se forme la contre-pensée de la pensée. » (D. Lapoujade, p. 277) Exprimé d’une autre manière, cela tricote avec la mélancolie dans laquelle le plonge cet extrait littéraire, le renvoyant à l’attraction d’instants dépouillés de toute volonté de savoir et d’écriture, de toute intention de mémorisation, d’archivage, juste concentré sur le goût de la terre, rien d’autre, tout le corps libéré de ses organes et déployé en buvard vierge instantané, sans écoulement de temps. (À quoi fait écho, peut-être, malgré l’accent d’une « tendance » un peu snob, toute une cuisine épurée centrée sur l’expression la plus simple et juste des « produits », à quoi il s’essaie parfois, approchant une frugalité excitante des sens.) « Aucun goût ne fut jamais en moi pour l’histoire, littéraire ou autre. C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois en ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs, ne faisant bientôt plus qu’une seule masse noire où des lumières de phares circulent, alors qu’au-dessus le ciel, pour un moment encore du moins, demeure un espace, une profondeur presque légère, à peine menacée de nuages. Certes, j’ai peu d’espoir de jamais pouvoir saluer dignement tant de forces… » (Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 94) Il se dit que le bout d’étoffe brodée, trame transitionnelle, chiffon porte-bonheur, pourrait lui conférer des pouvoirs insolites, celui de se traverser, connaître son envers, se franchir de part en part, rester dans le vivant tout en sortant de la vie. « « Supprimer toute verticalité comme transcendance, et nous coucher sur la terre et l’étreindre, sans regarder, sans réflexion, privé de communication. » D’où l’invocation d’êtres couchés, installés sur un plan vibrant comme l’araignée, aux aguets sur sa toile chez Proust, ou comme la puce de mer, enfoncée dans le sable, qui découvre, dans un saut, toute l’étendue de la plage comme plan d’immanence. » (D. Lapoujade p.282) Ne plus parler ni écrire, mais griffonner, couvrir des pages de lignes, de strates, remplir des carnets de carrés, de diagonales et verticales, de stries croisant des chiffres, des lettres, des nœuds, des quadrillages de nidification où peu à peu il endigue la perte de soi, il se sédimente et ébauche de nouvelles existences où migrer. Égrener à l’infini pour se situer dans le désert illimité des variations, sentir les devenirs. Comme ces travaux inlassables de notations de l’impensé dans les carnets de Melvin Way, les sismographies pastel de Joseph Lambert ou l’ingénierie délirante de Jean Perdrizet, couches géologiques de nombres, couveuses de nouveaux machinismes, et qu’il déchiffre chaque fois comme s’il s’agissait de partitions dessinées, y traquant des musiques intérieures qui lui manquent. « On ne peut pas sentir les variations intensives du corps sans organes sans aussitôt les délirer dans un devenir. On se souvient en effet que les devenirs sont réels, sans que soit réel ce qu’on devient. Le devenir est nécessairement hallucinatoire, mais il « exige » de produire le nouveau corps qui lui correspond, les objets qui correspondent à ses hallucinations et les contenus qui correspondent à son délire. » (D. Lapoujade, p.287)

Volte face, à contre voie, avalé par les vies éprouvantes dans les mines, déchiffrant les gravures laissées sur la boîte crânienne par les frottements du cerveau, membrane du dedans, du dehors

La jubilation face à ces plans qui, cosmiques et organiques, indiquent formellement un lieu où dormirait un trésor, dans une autre dimension de la matière, réel et inaccessible à la fois, n’est pas sans air de famille avec les pertes complètes d’orientation qu’il éprouve quelques fois dans le train, surtout les matins d’hiver, avant le lever du jour, en direction du bureau. Une frayeur dont il explore aussi les facettes délicieuses, déstabilisantes, frôlant la matérialité de temporalités parallèles. Il ne sait pas comment cela se déclenche ni quand ça va venir : tout à coup, il lève la tête de son livre et il constate que le train à fait volte face. Il fonce en sens inverse. Il a beau se raisonner, toutes ses perceptions le confirment : le train roule à contre-voie. Il prend la direction d’un dehors lointain, indéfinissable. L’inconnu. Pas tellement une ligne droite inversée, mais la chute dans l’entonnoir d’un compte à rebours qui rebat toutes les cartes. Il prend conscience, en ces instants de panique – panique parce que toute certitude vole en éclats–, que toute sa pensée, toutes ses actions, même les plus hétérogènes, obéissent et perpétuent un même courant, de gauche à droite, comme son écriture. Dès lors que cet ordre est perturbé, pourra-t-il encore écrire, penser, sera-t-il dispersé dans l’impensé moléculaire ? Et c’est la partie jouissive de cette désorientation, d’apercevoir les alternatives, comme les loupiotes clignotantes de communautés grégaires dans la nuit. « Pour la plupart des gens, le choix d’une direction dominante au plan horizontal simplifie la lecture, le décodage des graphèmes. Mais cela crée des difficultés à une partie d’entre eux, ceux dont l’orientation directionnelle reste indéterminée. Il peut être à leurs yeux sans importante que le phonème « th » soit écrit « ht » ou que la syllabe « god » soit écrite « dog ». L’ordre des lettres est important pour tout le monde, sauf pour ceux qui ne sont initialement ni gauchers, ni droitiers. » (Jack Goody, La raison graphique, p.214) Bien sûr, pour les autres voyageurs dans le wagon, tout reste normal, personne d’autre ne prend conscience de la volte-face. Et quand il croit avoir surmonté le trouble, que tout est rentré dans l’ordre, au moment de descendre à destination, alors que la foule se masse devant la porte de droite, il attend devant celle de gauche, à l’opposé des quais. Là, il panique vraiment. Cela le perturbe et l’intrigue tellement, ce déraillement profond, qu’il en guette les déclics, il voudrait en palper les symptômes, les ausculter comme s’il s’agissait d’une tumeur maligne. Mais ils ne surgissent jamais qu’une fois son attention complètement assoupie. Une part de cette désorientation est réactivée, entretenue aussi comme un repère vital, devant des œuvres qui jouent de la confusion entre dedans et dehors. Comme cette vidéo qui survole un site minier abandonné saisi dans toute son étrangeté, son délire, sa configuration ne le faisant ressembler à aucun biotope classique, nature créée de A à Z par une activité industrielle qui retourne la terre, peau inversée, malade d’être ainsi exposée au grand jour, produisant des réactions chimiques surprenantes entre ces matières et l’air qui n’étaient pas censés être un jour en contact. Dans cet environnement, accidentel, teinte et forme des glaises et des végétaux parlent de limites, de déterritorialisation et reterritorialisation (et ne sont pas sans parallèle avec les images d’un intérieur de corps humain, lors d’une opération chirurgicale utilisant le robot Da Vinci, telles qu’on le découvre, ébahi, dans le film de Yuti Ancarani). Sur la croûte terrestre constituée des entrailles calcinées des mines, à flanc de terril, un groupe d’hommes se promène, déambule, à la fois solidaire et éparpillé, organisme soudé et brisé. Les visages marqués, les corps éprouvés voire handicapés, claudicants, ils profèrent des sons, reproduisent les bruits intérieurs des galeries où ils ont travaillé des années durant, boyaux où ils ont été transformés, malaxés, aliénés. D’abord figure des sans voix, des bègues, des étourdis de se retrouver vivant en plein jour, cette chorale d’onomatopées élabore un chant de plus en plus complexe et restitue ce que les mots ne peuvent dire, la part concrète d’altération que le langage normal, plus abstrait, évacuerait dans un témoignage normal. Ils font sortir de leurs boyaux organiques internes – tripes, appareil respiratoire, voûtes résonantes du crâne et de la cage thoracique–, l’assourdissant brouhaha claustral des grands fonds, machines, cris, chocs d’outils, crissement de rails, respiration suffoquées, hennissements, échos des abîmes, courants d’air extérieurs, hallucinations auditives. Ils expectorent ainsi – longtemps après, selon une élaboration lente et longue, minéralisation acoustique des scories ingérées mentalement et métabolisées, et cela pas une fois, mais continûment, à chaque répétition de cet exercice de chant sans jamais en venir à bout -l’intériorisation de la mine, comment elle les a moulés, comment ils l’ont intériorisée. Et écoutant ces sons modulés il est lui-même, métaphoriquement, avalé par la mine. Traversant cet écran, il se retrouve, plus loin, dans une chambre crayonnée. Complètement, de bas en haut. Un espace vital, une caverne, une cache comme empreinte totale des moindres déplacements nerveux, neuronaux de la vie qui s’y est déployée. La limite en dur se transformant en brouillard de lignes, plis, brisures, ellipses, frises, comme la buée de l’existence qui s’y trouva confinée. De la même manière que les activités cérébrales laissent certains indices à l’intérieur de la boîte crânienne, à même l’os. Avec, comme première impression, celle de murs tapissés de peaux animales dont la fourrure aurait été coupée ras. Et même, pas tapissés, mais constitués de cette peau. Sensation de rentrer dans une peau. Des raies, des gribouillis capillaires, des traits de pluie, des plis aquatiques, des pilosités arabesques, des foins fauchés, des courants striés. Des praires verticales de griffures, rémanence fantasmatique de celles qui lui décoraient la peau des cuisses et mollets, lors des errances en forêt, après la traversée acharnée des taillis piquants et tranchants, griffures qu’il regardait après coup comme l’empreinte sur sa peau des paysages arpentés, le témoignage d’une fusion avec les éléments naturels, les plantes, les animaux, les insectes tapis dans les fourrés. Les écorchures laissées par le séjour au désert. Des gerbes de graphite comme se détachant du papier, masquant les angles pour former un volume sans repères, venant se coller à son enveloppe, s’y imprimer, reconnaissant dans cet univers d’entrelacs crayonnés, dans l’énergie qui y rayonne, l’idée qu’il se faisait d’une artiste qui l’envoûterait, au loin, quelque part, en traçant sur de grands rouleaux de papier, d’impénétrables brumes où errer sans fin à sa recherche. Il se sent tatoué, retourné par cette obsessionnelle fresque sans début ni fin, meutes d’infimes gouttelettes tombant du ciel, vapeurs sinueuses montent des fleuves et océan, charriant des myriades de poussières. Système d’irrigation multipolaires, lieu de passage et de partage, dès lors qu’en passant à travers quelque chose, il se sait relier plusieurs réalités, plusieurs corps réels et imaginaires, il transporte du dedans dans du dehors et inversement, il propage de l’hybride. Circuit anarchique à travers lequel il devient possible de bifurquer, fausser compagnie. « Que le cerveau ne soit plus pris dans les enchaînements d’images et de langage des sociétés de contrôle, qu’il introduise des coupures irrationnelles, des ré-enchaînements à partir de ces coupures, bref des mouvements aberrants pour se libérer de son asservissement machinique. Alors le cerveau devient comme l’organe du dehors ou la « membrane du dehors et du dedans ». » (D. Lapoujade, p.271)

Ventre blanc qui taraude, oreiller ombilical, dernière rose au jardin, racines lunaires et saveurs à table chez David Toutain où revient le salsifis

C’est en traversant sans cesse ces limites tout autant qu’elles le traversent, à cheval sur les frontières, désaxé volontaire du dehors et du dedans, qu’il espère retrouver une plénitude paradoxale, une quiétude dérangée, revoir un certain ventre blanc – lequel, n’en demandez pas trop à sa pauvre tête – , et y rouler le crâne, la cervelle, s’y enfoncer dans le murmure intérieur des grands fonds matriciels, oreiller ombilical où puiser une ardeur qu’il ne connaît qu’épisodiquement, les nuits de pleine lune. « Mais, en réalité, toutes les choses qu’on pouvait discerner cette nuit-là, c’est-à-dire simplement les arbres dans les champs, une meule peut-être, une ou deux maisons et plus loin des collines, toutes ces choses, claires ou noires selon leur position par rapport à la lune, ne semblaient plus simplement les habitants du jour surpris dans leur vêtement de sommeil, mais de vraies créations de la lumière lunaire… » (Philippe Jaccottet, Promenade sous les arbres). Et c’est bien comme étant une de ces créations lunaires – après avoir erré la nuit, aspiré par le ciel immense, la pleine lune, l’air froid et l’espace dilaté -,  qu’il regarde la dernière rose de la saison, miraculée, inattendue presque incongrue, transie, fragile translucide, la soie fragile humectée de lumière lunaire, rose lunatique. L’apparence de certains pétales, confits dans la rosée, évoque les réalisations délicates en sucre et il les mange des yeux, en a presque le goût sur la langue (souvenir aussi d’un lointain sorbet à la rose). Et cela le renvoie à d’autres instants de confusion entre goût, vue et toucher, instant où, précisément, le cheminement des perceptions est dérouté, emprunte des itinéraires aberrants, illogiques, dans l’excitation d’une chasse au trésor futile autant qu’improbable. Alors, tout autant que dans ces expériences de train inversant sa course, il entrevoit des échappées, des portes de sorties, des dehors vierges et des dedans déserts. Comme de se retrouver, dans un restaurant, devant une soucoupe en céramique, raffinée et frustre à la fois, avec en son centre une proéminence volcanique striée concentriquement, un vrai paysage. Reposant sur les bords et occupant une partie décentrée du récipient – à la manière de troncs d’arbres abattus et enjambant une conque – , un ensemble de petits rameaux enchevêtrés, troncs et branches miniatures, épure de bosquet couché, mort. Coudrier ou noisetier. Un ou deux bouts de bois plus tendres, peut-être bambous, se faufilent, suspendus dans cette représentation de buisson forestier. Ce sont en fait des racines comestibles, extraites de la terre et qui, à l’extérieur, ont entamé une lente métamorphose. Il faut les prendre avec les doigts et il est difficile de ne pas toucher, dans cette opération, les autres ramures brindilles. Comme de marauder certains fruits sans pouvoir éviter les ronces. Les unes sont sèches, rigides, la racine est douce, souple et comme encore vivante, toujours en train de se transformer. C’est un salsifis, il a séjourné longtemps dans la chaux, pour éliminer sa pelure épaisse et terreuse, entamer lentement la cuisson périphérique de sa chair, au départ dure et immangeable. Il a été ensuite exposé à l’air libre pour prendre des couleurs instables sous l’effet de l’oxydation et ensuite confié au four pour rôtir délicatement. On dirait un rouleau de moelle végétale. Ou la reproduction fidèle de ces bouts de bois qu’il écorçait au canif et qui séchaient ensuite dans la cabane, brunissaient, se polissaient dans les mains (ils faisaient fonction de toutes sortes d’objets et armes imaginaires, trait d’union et de relais entre les mondes du jeu et du réel). Pour l’accompagner, sur le bord de la céramique, une sève onctueuse, crème de panais et chocolat blanc, lactescence stellaire émulsionnée. Elle offre un mariage de saveurs terrestres et célestes, de suc charnel et de jus minéral, de mystère floral et de foin animal, d’amertume et de douceur qui brouille le partage entre saveurs sauvages et cultivées. Elle active en carrousel des références intimes ou étrangères qui, à peine touchent-elles les papilles, s’élargissent à d’autres souvenirs de tables, de travaux au jardin ou dans les bois, de proximité avec les matières brutes, comme ces tiges mâchonnées ou ces bâtonnets de pailles qui remplaçaient les cigarettes. Subtiles fumaisons de ces climats d’enfance, rencontre vierge avec le goût des choses. La bouche aussi s’émancipe, sort de ses rives, se multiplie. De la même manière, en fin de repas, lorsque les doigts s’enfoncent et fouillent un mélange de fin gravier fluvial et de graines lisses, au fond d’un bol, où dépassent les antennes de drôles de petits rhizomes tronçonnés. Ils touchent quelque chose. Une truffe en chocolat ainsi dénichée à l’aveugle, par les ongles qui creusent à l’instinct, fouissant à la manière des cochons truffiers au pied des chênes. Elle est enrobée de poussières frustes qui contrastent avec la finesse de son cœur. Mise en scène.. Mais ce qui est ressenti par les doigts et accompagné du regard comme un rituel décalé, amusant, se transmet à toute la cavité buccale, à l’instant où le chocolat se répand. Et, parfait de densité, une fois qu’il se désagrège dans la salive et qu’au départ d’un point précis, tête d’épingle explosive, un univers de saveurs entame une expansion sans fin, chaudes et âcres, il y incorpore des sensations hétérogènes, tout ce qui participe de la théâtralisation gastronomique. Sa bouche, sa langue, son palais, ses papilles intériorisent les caractéristiques des graviers et des graines, le mouvement doux, ruisselant, des petits grains quand les doigts fouillent, la silhouette hirsute du morceau de racine, tout ce qui leur permet de mieux sentir. Là aussi, la bouche se décentre, elle est autant dedans que dehors, dorénavant à cheval sur les frontières, position à amadouer.

Fougères, pieuvres, candélabres, ventouses, noircir des carnets de dessins, croquis, retourner le langage, plier, traquer l’intérieur

Cela lui donne envie de créer de grands registres de traits, de lignes, ou de noircir des carnets de signes, de formes géométriques accumulées, reliées en cellules indissolubles, comme vu dans l’exposition « art brut, collection abcd/Bruno Decharme ». Dessiner des alignements et croisements de lignes, au plus près de la terre, sans plus relever la tête, le bic bien serré entre les doigts, l’ouïe toujours en train de rêver dans l’oreiller ombilical absent, page après page, de manière concentrée, comme quand il construit pendant des heures un château de cartes ou d’allumettes et qu’il sait qu’il va s’effondrer. « Retourner la structure du langage sur le dehors des cris inarticulés, retourner le corps organique sur les variations intensives du corps sans organes. Toujours plier, déplier, multiplier pour percer ces formes d’intériorité, et entrer directement en contact avec les multiplicités du « dehors » par la création d’un « dedans » qui en supporte les afflux. L’opération de retournement ou de réversion ne consiste pas à déplacer la limite, parce que dans ce cas, on ne fait que la retrouver un peu plus loin, plus impérieuse encore. Ce sont les contresens les plus fréquents sur les notions de déterritorialisation et de ligne de fuite, comme s’il s’agissait de repousser les limites ou de s’en éloigner, alors qu’il s’agit de les enfourcher et d’être déterritorialisé, mis en fuite par leurs vecteurs. » (D. Lapoujade, p.297) Fougères séchées traversées de soleil, de même famille que des tentacules de pieuvres déshydratés et brodés à même les tissus lumineux, rubans de gastéropodes antédiluviens ou autres fossiles aériens, candélabres de petites ventouses, structures photophores sans intérieur ni extérieur, sans face ni arrière, dentelle de cendres et poussières de rouille, il éprouve la difficulté de les situer, réalité végétale mise en fuite, organisme désertique ultime, son regard s’engouffrant dans leur disparition en cours où appréhender un espace où se cacher, ne plus choisir son camp, rester à cheval.

Pierre Hemptinne

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Violette in vivo, Violette in vitro

Fil narratif à partir de : Le petit monde de Violette, fleuriste près de la Place Monge – Céline Lafontaine, Le corps-marché, Seuil, 2014 – Place Monge/Claude Simon – Michel Foucault, Subjectivité et vérité, Cours au Collège de France. 1980-1981, Gallimard-Seuil – Alain Cavalier, 24 portraits – Matthieu Ronsse, atelier d’artiste, Almine Rech – (…) Place Monge SONY DSC

Pèlerinage Place Monge où vécu Claude Simon. Arpentage du lieu de vie de l’écrivain. Réflexion sur l’échange entre environnement et écriture, lieu de vie et lecture, où affleure un certain type de relation au monde, entente tacite avec les choses.

Une atmosphère de sacré lui enfume et irrite l’esprit. Il n’avait pas anticipé ces élancements ridicules d’idolâtrie en s’aventurant dans l’espace où avait vécu Claude Simon, se prêtant même au jeu d’une station mi-désinvolte mi-recueillie devant la plaque commémorative astiquée. Il avait envisagé cela comme un repérage fonctionnel, un pèlerinage pour la forme, non sentimental, aux lieux de vie ayant bordé les rivages de la chambre perméable où s’était écrite une œuvre dont les phrases, venant de loin, déferlent et irriguent profondément, mystérieusement, son intime. « Sentirais-je là quelque chose ressemblant à ce que j’éprouve quand je fais mon trou dans le maillage complexe de ses mots, à force de m’y abandonner/chercher ? » Et, vaquant ensuite dans l’espace de l’esplanade délimitée par des façades d’immeubles et une rue animée, déambulant, empruntant involontairement ce pas lent qui est celui, cérémoniel, d’entre les rangées de tombes, retenu, respectueux, il trace des itinéraires aléatoires sur le macadam, sous les branches dénudées des arbres, sans trop savoir à quoi rime, par rapport à la lecture de l’œuvre, le fait d’être là à humer, scruter, écouter, photographier le décor. Il s’étonne du nombre de personnes qui sont là, appuyées à un tronc, au parapet de la bouche du métro, assises sur le muret de la fontaine, fumant une cigarette, feuilletant un livre, regardant le vide, simplement pour, semble-t-il, le plaisir d’être là, sur cette place, la considérant comme lieu propice de rencontres, de rendez-vous. Il se dégage de ces présences inactives, en veille, une impression d’attente collective. Il se sent aiguillonné par un trouble désir, cherchant les indices de l’existence d’un méta-texte, ému par l’irrationnel de la relation littéraire aux choses, et de la vie qui, battant en lui pour la chose littéraire, s’ouvre autant que possible à la connivence, à l’insu. L’insu, l’impensé, cette petite porte de sortie, échappatoire dont il s’efforce d’entretenir la flamme, via le travail de lecture. La lecture instaurant malgré ses compréhensions lacunaires la possibilité d’un paysage panoptique de la manière dont l’intime s’imbrique dans le monde, dont l’extérieur pousse ses racines dans l’interne. « J’appellerai connivence cette autre relation au monde qui, s’instaurant de plein droit en vis-à-vis de la connaissance, en récupère ce que celle-ci a fini par enfouir, mais n’a pu pour autant abolir, et qui, face à elle, fera valoir sa cohérence. Car que, se développant en savoir spéculatif, c’est-à-dire en savoir pour le savoir, la connaissance se soit détachée, via la science, du besoin d’adaptation au monde dont elle est née et, se prenant elle-même pour fin, se soit débranchée du vital nous confère désormais cette tâche strictement corrélative : celle de revenir sur ce rapport recouvert par la raison et qui, dès lors opérant dans l’ombre, ne nous en maintient pas moins dans une entente tacite avec les choses – mais « entente » que nous ne pensons pas. » (François Jullien, Vivre de paysage, p.202). Il se situe, ce faisant, dans ce périmètre de vie que l’écrivain a dû tant de fois traverser, qu’il a eu sous les yeux, durant des décennies, depuis les fenêtres de son appartement, et dont il a plus d’une fois inséré dans sa prose des occurrences scrupuleusement prélevées, si fidèlement décrites qu’il est malaisé de déterminer si cela relevait du détachement ou de la fusion. Il baigne dans le genre de lumière propre à cet environnement clos, sorte de clairière dans la ville ou de cloître séculaire, avec ses habitants pittoresques qu’il n’imagine pas pouvoir rencontrer ailleurs ; ses bruits, ses boutiques presque villageoises, ses enseignes, la ramification des rues partant et arrivant, tressant la circulation avec les autres quartiers de la ville, tous éléments qui ont, au quotidien, infiltré l’appareil sensoriel de l’écrivain, influé de près ou de loin sur le rythme de ses images et sa respiration narrative. Un grand camion est stationné devant la vaste porte cochère de la caserne paisible, démilitarisée, sa remorque aux bâches relevées chargée de barres métalliques. Des ouvriers nonchalants y puisent des brassées de pieux qu’ils fichent ensuite dans des encoches prévues à cet effet dans le macadam. Ils installent les structures pour les échoppes du marché. Le bruit régulier de poteaux glissant de leurs bras et percutant le sol, éparpillant les notes d’une aubade fractionnée, arythmique, évoquant le martèlement lointain, mais régulier celui-là, du maréchal-ferrant, confèrent à l’espace une certaine unité acoustique, celle d’un lieu de célébration. Les poteaux s’érigeant progressivement à intervalles réguliers, délimitent l’emplacement des échoppes éphémères. Les trajets d’apparence anarchiques mais finalement obéissant à une organisation et division rigoureuse du travail, ressemblent à un ballet bien rôdé qui quadrille la vacance de la clairière urbaine en figures géométriques rassurantes, rituelles. De la même manière que les textes de l’écrivain, obstinément dédiés à la description entomologique de ce qu’il avait sous les yeux, objets, personnes et souvenirs, n’ont d’autre fonction, pour lui lecteur en tout cas, que de rythmer le temps long de la vie à la manière des grimoires, rédigés dans un style spécialement étudié pour susciter la nécessité de la relecture. Particulièrement, chaque fois que le goût de la vie s’affadissant, il lui faut bien agripper une bouée de sauvetage.

Boucles de relectures, gestion du temps long, effacement de la distance entre soi et l’autre, dissolution des frontières entre cellules, immergé dans un style qui brasse les distances, brouille les séparations entre entités. 

La possibilité de se raccrocher à quelque chose, c’est aussi ce que proposent ces gens qui, tout au long de la semaine, ont en charge l’organisation de trois marchés, trois montages et autant de démontages, la fluctuation d’un décor de théâtre social qui va et vient, ambulant, activité narrative inscrite dans le calendrier de la place. Il observe rêveur la manœuvre routinière des cantonniers avec le sentiment d’avoir déjà lu ça quelque part. Il se retrouve de la sorte dans un étrange entre-deux. D’une part, les souvenirs relativement indéterminées, spirituels et organiques des livres lus de l’écrivain, des textes agitant en sa forêt neuronale leurs prises ralenties de mouvements intérieurs et leurs autopsies maniaques de natures mortes, imbriquées à l’infini en poupées russes, charriant leur mystère, couches sans cesse à décoder et interpréter, renvoyant aux boucles de la relecture infinie. D’autre part, le fait d’être là, physiquement dans l’espace de vie de l’écrivain disparu, frôlant, en suspension dans l’air, des éléments de sa rêverie quotidienne, de ces éléments que l’on finit par ne plus percevoir et qui aèrent l’organisme, à la manière des vers dans la terre, mêlant du vide au plein, et font partie de notre corps élargi. Pris entre les textes toujours en train d’être lus et digérés par ses sucs internes et la sensation d’être plongé concrètement, d’une certaine manière, à leur source, les frontières entre dedans et dehors s’érodent. Sans compter que, pour atteindre cette clairière, il a durant des heures cheminé dans la grande ville, boulevards et couloirs de métro, au gré des mouvements de la foule, une densité de population dont il n’a pas l’habitude, subissant un effet de dépersonnalisation, son corps se désagrégeant dans ce que dégagent les autres corps de la fourmilière, pris dans un penchant obscur, grégaire, pour la régression vers le grouillement d’une seule matière vivante, aux entités interchangeables, sans enveloppes fixes, sans dedans ni dehors. N’être plus qu’un fragment cannibale et cannibalisé du grand marché des tissus vivants, cellules souches et autres organes. « La capacité de cultiver des cellules in vitro a permis le renversement des frontières corporelles en rendant visibles des processus organiques internes, en exposant la « vie en elle-même » au regard extérieur. Le passage du in vivo à l’in vitro a radicalement modifié la conception de la vie organique en démontrant la plasticité des cellules vivantes et leur autonomie par rapport au fonctionnement de l’organisme. Sans le développement de la culture cellulaire au début du XXe, l’isolement des processus vitaux et la division du corps en parties autonomes sur lesquels repose la bioéconomie n’auraient tout simplement pas été envisageables. Que l’on puisse détacher des cellules de leur milieu intérieur afin de les observer croître et se diviser remettait en cause non seulement les frontières entre intériorité et extériorité, mais aussi la temporalité même de l’organisme en intervenant sur son cycle de vie. » (Céline Lafontaine, Le corps-marché, p. 84, Seuil, 2014)

Les entrailles fleuristes. Une vitrine florale de la décomposition, précise, stylée dans le chaos, comme un hors champ des écritures simoniennes.

Finalement agacé par le vide idolâtre qui le titille aux alentours de la plaque dorée, il quitte l’aire mémorielle, hésitant quant à la direction à prendre. Puis, le choc d’une vitrine de fleuriste, un monde en soi, hermétique, pullulant et purulent, en avalanche figée derrière la vitre gravée de poussières minérales, de toiles d’araignées parcheminées. Quelque chose le happe. Une caverne, la caverne de ce qu’est un être, à l’extrême opposé de l’image aseptique du vivant débité et recyclé par le biomarché. Dans le fatras, dans l’effet de désastre qui surgit de l’esthétique involontaire de cette vitrine, il voit le fouillis de possibles qu’installe en ses profondeurs la lecture répétée et bégayante des textes de Claude Simon. Une exploration du monde-capharnaüm pour s’y livrer à une fantasmagorique tentative de classification rationnelle, infatigable et millimétrée, seule quête réelle – et irréelle, connue comme telle – de l’écriture. Cette vitrine malade, alors, devenant le signe qu’il avait jusqu’ici attendu d’une apparition de l’écrivain autour de cette place, et surgissant dans son champ de vision par la bande. Là, dans cette jungle déglinguée, vivarium de pacotille raidi dans la mort, lui saute à la gorge la « bombe à retardement» que l’écrivain planquait peu à peu dans sa tentative d’une description scientifique et politique de ce qui remplit un vivant (et qui ne peut qu’être indescriptible). Mais, ses premières perceptions ne lui donnent pas l’image d’une devanture de boutique abandonnée, plutôt la révélation d’un accomplissement ou aboutissement. Une magnifique fin de parcours, un bouquet final, vomi et se décomposant, engendrant d’autres formes. Un humus en activité, libéré. L’idée d’une sorte de tombeau lui effleure l’esprit, identifiant dans l’avalanche plusieurs de ces objets kitsch que l’on voit, fêlés, ébréchés, esseulés, orner certaines tombes. La personne – car il y a quelqu’un là derrière, chaque élément du chaos renvoyant au souvenir d’un souffle -, s’est sans doute cloîtrée au fond de son magasin, pour s’éteindre, ayant accumulé en façade, à la manière dont on ferme un terrier pour y hiberner, toutes les breloques qu’elle avait sous la main et dont, sa vie durant, elle a fait commerce. D’innombrables petites figurines et objets de décoration qu’elle avait agencés de diverses façons, au jour le jour, images engendrées pour construire sa relation au vivant, pour tisser des liens avec les passants en arrêt devant la vitrine, quelques fois entrant et les emportant chez eux, après la conversation, pour les intégrer en d’autres vitrines, à l’instar de ces pacotilles bigotes ramenées de lieux où se seraient produits des miracles guérisseurs et qu’à présent, elle laisse glisser et rejoindre l’entropie d’un formidable cataclysme silencieux. Une apothéose attendue, espérée, peut-être fantasmée peu à peu, toute une vie, à chaque bouquet vendu, à chaque fleur transmise et transplantée dans d’autres existences singulières, apothéose personnelle appréhendée comme une épiphanie des fleurs, de la fleur, mais qu’elle ne s’est jamais représentée sous cette esthétique de ruine. D’ailleurs c’est ce qu’elle lui dit, plus tard : « ah non ! là, ce n’est plus joli comme avant, ce n’est plus rien ! » alors qu’il trouve cette installation formidable, se rendant compte qu’il ne peut le lui faire comprendre. Et pourtant, n’est-ce pas uniquement ainsi, tout son petit monde dédié aux fleurs retournant à l’informe, au compost, qu’elle peut se réincarner en fleur ? Passer là comme devant un spectacle improbable, impudique, en jetant juste des regards par en dessous, à la manière de ces individus pas très francs, reluquant des prostituées en vitrine, à la dérobade, n’osant pas trop s’immiscer. Puis, tout de même, revenant sur ses pas, furtif. Est-ce l’obscénité d’une agonie, la décomposition luxuriante d’un plaisir phénoménal et hors champs malgré la profusion bien présente, crevant littéralement l’écran, de bibelots, de traces, de fétiches ? Il approche son visage pour scruter l’intérieur, des entrailles, une sorte de sous-bois obscur et ravagé, tellement encombré pollué que ça en ressemble au vide grimaçant. Mais, reculant, il croit y distinguer la fuite d’un corps, une âme s’envolant, un regard noisette l’enveloppant et le niant.

Au fond du chaos poussiéreux, un mouvement animal de fuite. Cela lui rappelle la volte face sensuelle de chevreuils surpris dans son jardin. Il s’égare alors dans des souvenirs d’autres vitrines et de chair furtive. Réflexion sur le plaisir.

À la manière d’une volte face sensuelle de chevreuil surpris dans un jardin au crépuscule, qui s’éloigne d’un bond bien que, par le regard tourné vers l’arrière, se jette au cou de l’intrus qui l’alarme. Animal souple et chaud, robe fauve qui se dérobe tout en instillant la sensation d’un fantôme soyeux qui se donne, s’abandonne, pénètre et se laisse pénétrer, juste en songe mais emportant en ses flancs la semence de cet accouplement inattendu, imaginaire. Une visitation. Ceci évoquant le bougé parfois paradoxal d’une croupe de femme quand, sous les mains qui l’empoignent doucement, au début de la pénétration, les mouvements des deux corps ne sont pas encore synchronisés. Il y a alors fuite en avant de la chair quand le membre avance, et reflux charnel quand il recule, presque déboîtement, ventre et fesses au lieu de communier s’éloignent, sous les mains un flottement des formes et, le regard femelle jeté par-dessus l’épaule, perçant les mèches de cheveux, brille de cette volte face de chevreuil qui à la fois s’abandonne et se cabre rétif. Cet échange fugace avec une improbable biche tapie au fond du fatras, peut-être imaginaire, nerveux, lui rappelle encore les allées et venues dans les quartiers chauds, le jeu des regards entre clients et filles aux enchères, les propos fanfarons échangés par des groupes de jeunes mâles se donnant du courage, et perpétuant en des mots rudimentaires la conviction communautaire, institutionnelle, que le mâle est au centre du plaisir. Étrange comédie où des hommes ruminent des choix pour aller jouir dans des femmes qui n’y prennent aucun plaisir, sauf parfois par accident, surprenante conjonction ou excitation mécanique, mais en général simulent au mieux complaisamment. Précisément le but de cette comédie n’est-il pas d’entretenir, pour soi et pour l’ensemble de la société, l’illusion antique, fondement du prestige masculin, que le mâle n’a pas à se préoccuper de satisfaire sa partenaire, celle-ci étant objet du plaisir et non sujet ? Et alors, les regards aguicheurs des femmes qui simulent la séduction naturelle, éludant provisoirement le tarif de leurs grâces – mais personne n’étant dupe, payer l’acte sexuel est le gage que la femme reste bien dans la catégorie d’objet -, et ceux des hommes, sérieux, guettant puérils les marques de ce qu’ils prennent pour doux consentement ajusté à leur appartenance au sexe viril, entretiennent, à la manière de celle qui brûle symbolique devant certains monuments du soldat inconnu, la flamme de la kharis qu’évoque Michel Foucault à propos de la sexualité des Grecs et analysant ce qu’en révèle Plutarque. « La kharis que les femmes ont pour l’homme c’est donc le fait de céder, mais de céder volontiers, d’accorder quelque chose dans un geste positif. (…) La kharis comme doux consentement, c’est une certaine manière, tout à fait régulière et tout à fait acceptable pour une femme, de s’identifier comme sujet à son rôle d’objet de plaisir. La kharis, c’est une manière de jouer volontairement, d’accepter de jouer très volontiers le rôle d’objet de plaisir. La kharis est donc le lien, le seul acceptable, qui va s’établir entre le plaisir de l’homme, qui définit l’élément fondamental de l’éthique sexuelle, et ce plaisir caché, ce plaisir non-dit, ce plaisir hors champ qu’est celui de la femme. La kharis, c’est la femme comme sujet se reconnaissant et s’acceptant dans un champ entièrement défini par l’activité du mâle. (…) La kharis de la femme est ce qui permet à l’homme de reconnaître que la femme a de l’amitié pour lui, et par conséquent de concevoir qu’il est possible d’avoir de l’amitié pour quelqu’un qui, après tout, est un objet de plaisir. » (Michel Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France. 1980-1981. EHESS, Gallimard, Seuil, p.197)

Un décor délirant, sans fin, multi-couche, sans âge.

C’est avant tout une spectaculaire chute d’ange qui le happe… Aimantés par la déchirure du tissu et, la surface imprimée décollée du globe terrestre laissant voir le support vierge, aspirés par le vide d’une terre inconnue sous-jacente, des oiseaux marins forment un maelström de duvets sales, éventrés, leurs fuselages aérodynamiques explosés, en charpie, becs et yeux en effroi, plumes blanches et grises en tous sens, au centre du petit monde floral. Catastrophe aérienne frémissante, silencieuse, traversant l’abîme, chute sans fin ébouriffée. Dans cette pulvérulence à plumes, ailes roidies de mouettes, impuissantes, impassibles. Et, peu à peu caressés puis recouverts par la chute de plumages crevés emportant bris de branches et fougères, mais aussi guirlandes et boas dépenaillés, cordages d’un voilier en détresse et édredon hilare volatilisé, un ours polaire au garde à vous et un panda famélique inclinés, prêts à sombrer. Plus bas, déjà presque ensevelis par la bourre éparpillée, poulette empaillée, faisan tissé de graminées séchées et de crin, coqs en terre cuite et lapins de porcelaine, bousculés, étouffent, balayés par le flot charriant quelques flûtes de pan, radeaux coulant à pic. Une couche plus bas encore, sentant venir la lame de fond pelucheuse, immobilisés et couinant à l’orée d’une caverne antédiluvienne, pingouins, lémuriens et animaux de fantaisie répertoriés par aucune encyclopédie. Sur le rivage au premier plan, dans une autre temporalité et ignorant encore la fin du monde, un petit peuple de babouins et de coquillages où, à la manière de bernard-l’ermite, gisent des roses que l’on dirait en sucre laqué, échappées de la garniture de quelque gâteau d’anniversaire. Déséquilibré par ce fatras sans âge, un G.I. Joe athlétique, torse nu, muscles bandés, hurle sa rage et sa détresse, affiche toute l’hystérie de sa plastique virile, hypertrophiée jusqu’au ridicule.

Coup d’oeil à l’intérieur où s’épanouissent des calices immaculés, frais, étincelants, nourris des entrailles

Il se recule, glisse latéralement vers la porte, des fois qu’il serait possible de la pousser et entrer dans un magasin qui se révélerait, somme toute, normal. Il observe par l’ouverture de l’imposte entrouverte, le carrelage du plafond, losange vert entre carrés blancs, piquetés, patinés. Image d’un monde inversé, le sol au plafond. Des odeurs de caverne lui parviennent-elles ? Non. Un grand lapin ou baudet – il est incapable de trancher – de paille est suspendu, lévite près d’un autre globe terrestre, astre sorti de son orbite. Sous l’animal pendu, un amoncellement de poupées, clowns, lapins, tête de Mickey, gendarme en plastique avec son vélo couché sur les flancs d’une affiche de cinéma, affalée, gondolée, au titre caché. On y voit juste, décolorés, le profil d’un homme et d’une femme, probablement des amants passionnés et tragiques. Agonisant près d’un miroir, un Charlot, un Teddy Bear. Dans une strate inférieure au miroir, une sorte de grotte où une jeune fille à tête de lapine, assise sur un cube fleuri, minaude. Quelques martiens tout verts communiquent avec l’espace lointain. Plus bas, une foule de clowns, encore des lapins, un dignitaire chinois sur une monture brisée, un gentilhomme en redingote à tête d’oiseau noir, se traînent dans une couche épaisse de coquillages, de poussières, de crasses. Le regard remonte alors vers un resplendissant bouquet de fleurs blanches (arums ou lys?). Tout n’est donc pas si inerte, ni si abandonné puisque ces fleurs viennent d’être placées !? Se pourrait-il que tout cela soit délibéré, entretenu dans une décrépitude étudiée, intentionnelle ? La luminosité des calices contraste avec une nature morte de roses académiques, sans âme. Dans l’ombre, un grand angelot païen en pagne joue de la flûte. À ses pieds, en procession sur une planche, une collection de santons. Tous ces sujets semblent poussés sur le devant de la scène par d’innombrables autres qui piétinent dans l’antre sombre de la boutique et qui soudain, parfois, jaillissent, créant des bousculades, ici un super héros, un cyborg rouge pendu à un fil, un petit coq Portugais, des canards creux, des oiseaux de verre, un Roi Mage, une Vierge noire en habit doré, des chiens et des chats, un lapin albinos, des fragments de porcelaines à vague allure humaine, fermière, soldats, comtesse, moine. Des colifichets roulés en boule, des papiers usés, des documents administratifs déchirés, des lettres, des fleurs artificielles exténuées, des glands, des colliers de pommes de pin, une théière et une boule de feuilles de houx fossilisées. Mais aussi des cordons, des rubans, des déchets végétaux, bois et feuilles, une baudruche crevée, des couronnes de galettes des rois, des œufs en carton et en plastique, des graines éparpillées, rongées. Il colle son visage sur la vitre, il voudrait enregistrer mentalement le moindre détail, fixer assez longtemps l’ensemble pour voir frémir ce fouillis invraisemblable, car il a bien l’impression que ça vit.

Fasciné, il revient, repasse devant la vitrine fleuriste. Ce qui semblait figé, mort, révèle une formidable plasticité in vitro de tout ce qui s’est échangé par le don de fleurs, via l’activité artiste de la fleuriste, prolifération de bio-objets poétiques

D’ailleurs, chaque fois qu’il repasse devant, dans les mois suivant cette première vision, il a l’impression de constater d’infimes modifications dans les agencements, des figurines déplacées, des éléments nouveaux, une nouvelle carte postale glissée. Si bien que ce qui s’affichait comme un décor mortuaire, une entropie totale et irrémédiable lui semble désormais doué d’une vie particulière qu’il lui serait permis d’observer, en quelque sorte, in vitro. « La capacité de cultiver des cellules in vitro a permis le renversement des frontières corporelles en rendant visibles des processus organiques internes, en exposant « la vie en elle-même » au regard extérieur. Le passage du in vivo à l’in vitro a radicalement modifié la conception de la vie organique en démontrant la plasticité des cellules vivantes et leur autonomie par rapport au fonctionnement de l’organisme. » (Céline Lafontaine, Le corps-Marché, p. 84) Le plus fascinant étant cette espèce de tissu impalpable, entre toile d’araignée et buée poussiéreuse, qui se trame et relie toutes les pièces et fait de l’ensemble la matrice d’un imaginaire en train d’évoluer et se perpétuer en l’absence même du corps qui l’a engendré. Mais trame qui n’existerait pas sans les émanations organiques de ce corps, où qu’il soit, momifié dans l’arrière-boutique, alité ailleurs dans la chambre d’un appartement, voire établi dans d’autres existences. Il s’établit dans cette vitrine une biologie autonome des reliquats concrets qui, durant une vie laborieuse, ont formalisé les échanges de sentiments, de pensées pratiqués par la fleuriste, et qui, une fois délaissés dans leur vivarium, in vitro, inventent leur propre vie, se dégradent et se réengendrent exactement comme leurs correspondants spéculaire dans le cerveau de la vieille dame, mémoire défaillante, saturée, détruisant, transformant, réinventant. En contemplation devant les vitres, à nouveau, la sensation que frontière entre intérieur et extérieur se brouille, cela n’engageant pas seulement son identité et ce qu’il a devant lui, mais aussi ce qu’il sent et entend bruire dans son dos, l’immensité urbaine. Et quelque chose, dans les images ainsi travaillées, composées et décomposées, hybridées, lui fait penser ni plus ni moins à des morceaux de fresques de l’imaginaire collectif, visuel universel qui traverse et scande la vie des gens. Ce qui confère à ces autels que sont les deux vitrines – il pense à ces globes sous lesquels on enferme la statue d’un saint, une relique, un animal, le symbole d’un arbre, quelques bijoux et les mots d’une sentence -, non seulement une atmosphère de laboratoire mais aussi une allure de chapelle involontaire où se recueillir et absorber un peu de cette vitalité créative, disons post-mortem, ce qui continue à proliférer et se donner aux imaginaires des passants une fois l’activité génératrice interrompue. Même s’il finira par découvrir un jour le magasin ouvert, animé par le fantôme de la fleuriste, allant jusqu’à échanger quelques mots avec elle, des mots ressemblant aux choses accumulées dans ses vitrines, reproduisant tels quels ce en quoi elle croit et qui a guidé toute sa vie naïve, une sorte de vie de sainte ainsi entendue. Un don de vitalité, archaïque, préfigurant ceux ultra sophistiqués de la bioéconomie. « Alors que, dans le cas des biobanques populationnelles, le don prend la forme d’informations personnelles et génétiques, dans le cas des biobanques de tissus, c’est la vitalité corporelle en tant que telle qui fait l’objet d’une transformation et d’une appropriation. Se situant dans le prolongement direct du don de sang et d’organes, l’économie des tissus humains contribue au remodelage des frontières du corps en favorisant la prolifération de bio-objets. Ces créatures de laboratoire conservent inexorablement un lien génétique avec le corps dont elles sont issues et, surtout, une aura symbolique qui varie selon leur origine et leur fonction. Sur ce point, les sociologues Catherine Waldby et Robert Mitchell ont bien montré que les tissus qui voyagent du corps à une biobanque, d’un laboratoire à d’autres corps, « transportent avec eux diverses valeurs ontologiques » relatives aux liens de parenté, à l’âge, au genre, à l’ethnicité, aux systèmes de croyance et aux valeurs éthiques. » (Céline Lafontaine, Le corps-marché, p.146, Seuil)

Flashback. Les images d’Alain Cavalier. ce que veut dire vivre pour les fleurs.

Ce n’est que lors des visites répétées qu’il remarquera, pourtant à l’avant-plan, le boîtier de la cassette vidéo de « Portraits » d’Alain Cavalier et qu’il se souviendra de ce que montre ce film formidable. Des images de la table nette, le travail précis des mains soignant les tiges, les épines, les pétales, les mettant en évidence et aussi, pendant que la voix off déclare son amour aux fleurs, les mises en scène proprettes de la vitrine. Elle avait ainsi, de manière poétique et ordonnée, accompagné les saisons florales – elles-mêmes symboles des saisons humaines – en créant dans sa vitrine de jolies scénettes, utilisant des matériaux professionnels, des bricolages personnels, des figurines trouvées, voire des jouets récupérés chez des proches, des pièces rapportées fonds de grenier familiaux, mêlant petit à petit des icônes populaires de tous les folklores et de tous les âges, personnages de son enfance, objets de ses ancêtres, héros de la jeunesse actuelle. Et parce que le commerce des fleurs donne les moyens d’exprimer, en deçà et au-delà des mots, ce que rythment les moments forts du calendrier – naissance, Nouvel An, Pâques, mariages, communions, anniversaires, fête des mères, fêtes votives, premier mai, déclaration amoureuse, guérison, décès -, le rassemblement bordélique de tous les ustensiles qui lui ont servi, durant des décennies de fleuriste de la rue Monge, à représenter la succession des moments clés de la vie, peut procurer à chacun l’impression de reconnaître dans cet imagier en relief et en pagaille, un fragment d’un immense album de famille le concernant et jusqu’ici caché, discerner quelque chose de ces voiles et tissus invisibles qui trament sa propre vie sans qu’il puisse jamais mettre un nom dessus. Le petit monde de Violette. Violette, la fleur symbolisant les amours cachées, secrètes. Tout ce qu’elle avait utilisé pour illustrer traditions et fêtes calendaires se retrouve réunis, dans un grand foutoir apocalyptique, une seule grande fête indéfinie, sans début ni fin. Et le jour où il trouve la porte ouverte, se glissant un peu à l’intérieur, réalisant que la totalité de l’espace est occupé de la même manière que ce qui est en vitrine, et elle, depuis le trottoir l’enjoignant à lire les articles de journaux qui lui sont consacrés ou les innombrables cartes postales envoyées du monde entier (à Paris, il y a la Tour Eiffel, mais aussi Violette…), disant comme si elle venait de trouver les mots pour le dire, exactement les mêmes phrases enregistrées par Alain Cavalier, je vis pour les fleurs, c’est tout pour moi.

Une vitrine où bouge les fantômes qu’il traque, atelier matriciel de la mémoire fleurie

La boutique, aperçue dans sa profondeur encombrée, lui rappelle une installation de Matthieu Ronsse, atelier d’artiste, espace matriciel d’où prolifèrent les cellules et bio-objets de l’invention artiste. Front contre vitre, scrutant une flasque violette, encore inaperçue, émergeant des strates de miettes et de bricoles cassées, grosse goutte perlant dans la décomposition du décor. Une surface brillante animée de taches irisées, kitch et occultes, parcourue de reflets identifiés se mêlant à d’autres, immatériels, à la provenance indéfinissable. Un peu comme on s’imagine l’apparition d’images embrumées dans une boule de cristal. Scrutant là, la fuite d’un corps, une âme s’envolant, un regard noisette l’enveloppant et le niant. À la manière d’une volte face sensuelle de chevreuil surpris dans un jardin au crépuscule, qui s’éloigne d’un bond bien que, par le regard tourné vers l’arrière, se jette au cou de l’intrus qui l’alarme. Animal souple et chaud, robe fauve qui se dérobe tout en instillant la sensation d’un fantôme soyeux qui se donne, s’abandonne, pénètre et se laisse pénétrer, juste en songe mais emportant en ses flancs la semence de cet accouplement inattendu, imaginaire. Une visitation.

Pierre Hemptinne
Le petit monde de violette, fleuristevitrine gaucheViolette vitrine droiteViolette PlumesSONY DSCSONY DSCSONY DSCViolette Plumes...Violette G.I. joeViolettePetit monde de VioletteSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCPetit monde de violette/détailsSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCatelier d'artiste