Archives de Tag: transe

Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Les eaux troubles d’une ivresse à l’opéra (avec Richard Wagner)

SONY DSC

Fil narratif de médiation culturelle à partir : Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européeens ? Le mythe d’origine de l’Occident. Seuil, 2015 – Une résurgence de Tristan und Isolde, Wagner, version de Sir Georg Solti – toiles de Vija Celmins (Fondation Cartier, exposition Les Habitants) – Vue de Harlem de Jacob van Ruisdael (Mauritshuis, La Haye) – Un palace – Pline l’Ancien, Histoires Naturelles. Vertus médicinales des plantes potagères – Un céleri rave – Une montée d’ivresse – Yann Gourdon en concert dans l’exposition de Dirk Braeckman (Le Bal/Paris)

ivresse/eaux troubles

Comment il se trouva wagnérien malgré lui, musique originelle hantant désormais ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux, traçant une montée vers tous ses instants de transe 

C’est toujours là que la montée s’est produite, pour lui. À mille lieux des rythmes effrénés que l’on associe généralement à la transe. Plutôt une coulée sonore s’annonçant de loin, d’un point indistinct et dont les fumeroles déchirent imperceptiblement les culs-de-sac quotidiens, laissant poindre une éclaircie, un courant d’air craquelant le confinement ordinaire. Il reconnaît toujours, en annonce de ces instants, l’écho d’une météorite orchestrale dérivant de Tristan und Isolde, depuis une très lointaine première écoute fiévreuse. Peut-être cet écho n’a-t-il plus aucune ressemblance avec l’original et n’est que la sédimentation des premières émotions ressenties à l’écoute de l’opéra, imposant, trop peut-être pour sa sensibilité vierge, fragile, page blanche de l’adolescence. Il s’en trouva marqué à jamais. L’impression première, de plus en plus lointaine et diffuse, s’est transformée avec le temps en résonances intérieures innées, allant du vrombissement des univers oniriques aux ondes mugissantes légèrement discordantes, vestiges acoustiques cellulaires des premiers instants matriciels, fossiles symphoniques. Une sorte de musique originelle hantant ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux. Toujours il la guette. Une rengaine d’ouverture qui, à chacun de ses passages, fluidifie les limites et, une fois évaporée, laisse derrière elle un poignant sillage de mélancolie. Elle surgit charriée par la dramaturgie des amours impossibles et des amants maudits, l’amour plus fort que tout, fugue conquérante d’étreintes célestes et diaboliques entre principes mâles et femelles, mais, à l’instant de la montée, ce n’est qu’un fragile augure elliptique, une éclaircie aurorale par-dessus la métaphysique délirante du culte wagnérien, qui s’extirpe de tout l’occulte aryen, antisémite, musique devenue nazie pas pour rien, s’en différencie et vient quand même de là!  Ne retenant que les sons plus légers qui s’élèvent, bois éthérés, archets au bord du mièvre, ce qui ressemble à de subtils attouchements entre matière et esprit, juste des prémisses, comme en amour ces caresses hésitantes qui cherchent la scansion vertébrale autant que fantômale du plaisir. Ce qu’épousent bien ces traînées de cordes symphoniques qui diluent, étirent et émiettent les thèmes soudain friables et irrésolus, perdant toute assurance homogène et évoquant alors des cieux fuyants, draperies célestes agitées. Avançant puis rechignant, dominatrice puis pusillanime, colonisant l’esprit mais toujours tentée par la volupté des échouages, une musique qui dessine un passage et cherche à séparer les eaux pour permettre de migrer indemne de l’autre côté. Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. Et au cœur de l’auditeur – ce qui l’excite précisément -, ce passage exacerbe toute la masse sensible, pas lune ou l’autre zone plus élitiste. Toute la chair physique et mentale, humectée, innervée, avide d’épouser le mouvement musical et narratif impulsé par un maître, soudain, sous l’effet d’un magnétisme instrumental irrésistible, reflue, emportée en amont du musical ou plutôt, au centre de la musique, sourd et silencieux, un centre aussi effroyablement atone que l’œil du cyclone. Et le vacarme vierge s’installe en lui. Un roulis et un grand déséquilibre de même griserie que ses abandons dans la houle du littoral atlantique, par exemple, entre la vague qui vient de le transpercer dans son agonie vers le rivage et la suivante, immense et éternelle, emportant le ciel et qui l’aspire vers le large avant de revenir s’abattre sur lui, l’agonir d’écume. Presque rien d’aquatique ni même d’aqueux, un choc minéral le criblant de myriades de grains de sels, mitraille cristalline, le laissant étourdi, hébété et exalté. Ce crible extatique éprouvé vague après vague, jusqu’à perdre la notion du temps qui passe, ivresse marine, chant de la houle autant répétitif qu’irrégulier, lui fait un effet de même famille que cette nuée wagnérienne s’éventrant aux pics d’une montagne, s’effilochant, s’emplissant de soleil levant et couchant avant de crever en lui.

Le tracé d’un passage, au sommet et d’une course vers l’horizon

Précisément, le frappe la symétrie entre l’épreuve de cette musique et l’expérience physique d’atteindre un col après des heures de pédalage, quand, la tête près du ciel, il s’identifie avec le fait d’être un passage vers les autres versants de la chaîne montagneuse couverte de forêts. Au moment du relâchement, l’adrénaline pompée cesse d’être absorbée par les muscles bandés, et monte à la tête, inonde les limbes du symbolique, bonheur aussi improbable que le sentiment d’invincibilité, hilarité d’altitude. Le regard plonge du sommet unique vers la multiplicité de ruissellements dans la vallée, la vie est fourmillement mais raccordée en sa seule focale cardiaque, subjective. Plus rien ne semble hors de portée. Et toujours, dans les derniers mètres d’ascension, ses oreilles bruissent de cette partition tapie dans les palpitations de sa pression sanguine, la montée. Et la même bande originale, archaïque car enfouie dans les plis et conques de sa corporéité sans âge, résonne quand un coucher de soleil le dépouille de toute rigidité et qu’il déclame certains vers baudelairiens, non plus comme fantaisie poétique, mais comme réalité tangible, là, durant un instant magique exceptionnel. Car, pressent-il, l’action conjuguée de cette lumière et de la musique intérieure revenue, irrigue la connaissance et ouvre une lucarne dans l’espace-temps, dépouille l’existence terrestre de ses carcans. Ce n’est plus une image naïve, il est vraiment possible de courir, atteindre l’horizon et capturer une particule tangible des rayons solaires. Voici l’élan qui va changer sa vie. « Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite/ Pour attraper au moins un oblique rayon ! » (C. Baudelaire, « Le coucher du soleil romantique »)

L’orchestre wagnérien l’enveloppe en un fantastique palimpseste. Tout au fond, le murmure du commencement. C’est une épopée musicale qui l’a imprégné de toutes les mythologies nocives de langue première, de destin indo-européen supérieur, de berceau de la civilisation. Troublant pathos en héritage. Au fond du déluge wagnérien, OM, voyelle du Cosmos.

Tout se dégage, les fichiers du savoir s’ouvrent sans restriction. Le palimpseste du cerveau tel qu’évoqué par Thomas De Quincey dans Le mangeur d’opium, devient transparent, illuminé à tous les étages, en ses plus infimes replis superposés, une vraie maison de verre. Ce n’est plus un mandala obscur plein de chicanes contre lesquelles se débattre pour avancer et extraire une dérisoire particule de vie, mais un puits lumineux de textes superposés au fond duquel il va déchiffrer la vérité, l’origine et la fin. « Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grossier, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonance. »* C’est un chœur de cette sorte, lustral, qui le souleva, polyphonie de tous les échos de la mémoire, la sienne mais toutes les mémoires éveillées par la sienne, toutes les mémoires des mythes de l’origine de l’univers, dès la première écoute de Tristan und Isolde et, depuis, à chaque réplique de cette écoute, mécanique (avec un disque, un appareil), rituelle (en live, à l’opéra) ou simplement mentale (déclenchée par des affinâtes mystérieuses avec l’invisible, comme si elle tournait dans l’éther et redevenait corps audible selon des calendriers cachés, des mobiles invisibles, des éphémérides métaphysiques). Le palimpseste de toutes ses expériences personnelles, augmentées de celles des proches vivants et morts avec lesquelles son esprit s’est élaboré par sédimentation, les strates labyrinthiques de son activité épigénètique interconnectées avec celles de « Dieu », de la «Nature », en une belle continuité et sans plus rien d’abscons ni d’ésotérique. Gorgé par cette musique qui le phagocyte émotionnellement et l’emplit des brumes immortelles du pangermanisme wagnérien, il retrouve l’émerveillement face au monde à découvrir, la crédulité et l’avidité de s’inscrire poussière dans une glorieuse épopée. Le palimpseste du monde est soudain un diamant sonore de la plus belle eau au fond duquel il entend, en ligne directe, le murmure du commencement. Pour lui, rien que pour lui. L’écheveau des cultures de l’homme et de celles des plantes et des animaux, à travers les millénaires, aboutissant à ce qu’il est, lui, aujourd’hui, il va pouvoir en un clin d’œil jouissif l’organiser en arbre généalogique, limpide et unique. Il croit entendre la « voyelle primitive » tout en sachant qu’il transgresse la raison. Il partage l’ébriété démente des savants égarés avec constance depuis le XIXe siècle dans la paléontologie linguistique, inventant contre toute vraisemblance le mythe d’un peuple premier, d’une langue initiale originelle et homogène, d’un berceau géographique circonscrit, bref, construisant le pedigree historique d’une pureté raciale supérieure, même si, avec le temps, la revendication raciale s’émoussera, se déguisera. Oui, l’excitation irrationnelle d’appartenir à la mythique lignée indo-européenne, d’être partie organique de ce prodigieux imaginaire immémorial, se remet à vibrer en lui au fur et à mesure que le puissant appareil orchestral chamboule son espace intime. Il se revoit jeune adulte fantasque, enivré par ces fadaises, frissonnant, convaincu d’affinités génétiques et spirituelles avec un lointain groupe d’élites entamant la conquête du monde, sans coup férir, par les armes et la culture. Et lui, dès lors, continuant cette conquête par d’autres voies, sur d’autres terrains, sa maigre fiction biographique, tissée jour après jour, convergeant avec celle des grands récits qui biaisent le discours des lumières, comme en un même sang. Toujours et encore le sang ! Et s’il ne peut plus adhérer à la fable indo-européenne, la musique réactive en lui les vertiges qui y étaient liés, mais vidés de leur idéologie, troublant pathos qui exprime le besoin d’échapper un instant à la délibération objective, de réentendre sans réserve l’opéra initial des amours, les premiers sons articulés. « Il en va de même pour les voyelles de la langue primordiale. Le XIXe siècle finit par s’accorder, après bien des discussions, sur trois voyelles primordiales : a, e, o. Puis on tendit à partir des années 1930 à vouloir les réduire à une seule, la voyelle primitive dont toutes les autres seraient issues. On ne peut s’empêcher, devant ces pulsions réductionnistes, de penser justement à l’Inde, où la liturgie brahmanique considère parfois l’onomatopée sacrée Om ! comme la résonance du Verbe créateur, résumant à elle seule, non seulement tous les textes liturgiques du Veda, mais le cosmos lui-même. Cette voyelle primordiale renvoie aux débuts de la grammaire comparée, lorsque l’histoire des langues était aussi celle de l’Esprit humain. La voyelle unique offre un autre avantage, celui de simplifier les problèmes de correspondances phonétiques. Elle est le point-origine idéal, d’où n’importe quelle voyelle peut être librement déduite. »**

Au coeur d’un palace, relents des mythologies eurocentrées, ombres feutrées wagnériennes. Dans la chambre, touchant la vulve, résonne un timbre musical très lointain dans l’atmosphère. Comment la musique d’un opéra, entendue très jeune, intègre une brande-son à vie, se perpétue dans la sensibilité, les émotions, s’incruste.

C’est, en quelque sorte, dans un temple luxueux et fantasmatique où l’on célèbre ce genre de croyance – appartenir à un peuple élu issu d’une seule langue homogène depuis les premiers balbutiements consonantiques – qu’il pénètre en foulant les épais tapis moelleux d’un palace, sous les dorures archétypiques des lustres majestueux. Multitude de points lumineux qui déséquilibrent. Palace où vaquent à leur désoeuvrement mystérieux, détachés des impératifs de la réalité et sans plus se préoccuper de ce qui se passe à la surface des choses qu’ils surveillent néanmoins sur l’écran de leurs tablettes, quelques héritiers fortunés, entourés de leur famille, dépensant l’argent sans compter, mêlés à quelques profanes. Ici, coule l’argent mythique s’engendrant sans travail. Errant dans les couloirs feutrés et les escaliers monumentaux, attentif aux corps et maintiens, aux toilettes et accents, il respire les relents d’une noblesse de sang ou financière, confite dans la mémoire cabalistique d’une lignée première, primordiale, prenant le pas sur toutes les autres. Dans cette caverne fastueuse dont les sols et les parois reflètent d’anciennes splendeurs coloniales, les possédants du monde se reposent, se délassent, entre bar et saunas, champagne et massage, exhibant leur nostalgie des anciens triomphes. Il s’infiltre là en intrus, inévitablement voyeur. Il marche et il entend résonner plutôt le thème des cors, leitmotiv de chasse. Et, dans la chambre capitonnée, caisson douillet loin de tout, jamais l’extérieur ne lui a semblé si amorti et le corps féminin enlacé à lui dans un tel vide silencieux, immaculé. Pourtant, il s’agit probablement de la chambre la plus modeste de l’hôtel, de celles rendues accessibles par promotion d’agence de voyage pour favoriser un peu de mixité sociale. Sur le lit extra large aux draps fins, parmi les élans de tendresse, sa main se faufile sous les vêtements soyeux, touche le ventre nu et les boucles de la toison, et il bascule. Il est dans le périmètre du bois sacré, protégé, soufflé par une suprême accalmie. Encore une fois, comme au cœur de la musique où gît le silence, dans l’œil du cyclone où règne le climat le plus paisible qui soit. Il est libéré de tout stress, de toute injonction compétitive, merveilleusement apaisé, plus rien d’angoissant ne peut resurgir de son passé, ou de l’inconscient, voire de l’inconscient d’autres existences imbriquées à la sienne, comme glissant d’un palimpseste à un autre. Ses doigts effleurent à peine la crête vulvaire que tout son être est comme englouti dans une montagne s’ouvrant sous ses pieds. Il touche un timbre musical très lointain dans l’atmosphère, il glisse dans le feutre feuilleté des violons, cette phrase limpide et simplissime qui ouvre l’opéra, évoquant une réconciliation. Le choc érotique réactive, très loin dans l’inconscient la vibration de la fameuse voyelle initiale. Dans ce genre d’instant, il pourrait y croire. Les lèvres s’entrebâillent, mouillent et dansent, bassin ondoyant décrivant des courbes, des orbes, des pétales, se frottant délicatement contre son doigt introduit, devenant pétales immenses, souples et soyeux. Elles tissent sous ses paupières closes et par transmission des ondulations de plus en plus hypnotisantes, à la manière d’une navette qui saoule, à même la lave de son désir irradiant, toute une végétation foisonnante de motifs Paisley, miroir des grands tapis recouvrant le sol des salons, des balcons et les marches de l’escalier monumental. Une danse intime, accueillante, qui, de ses cuisses largement ouvertes, le reconnaît comme un ultime élu et qui fait qu’à chaque fois, il n’y a plus qu’elle et lui susceptibles de continuer la lignée. Il s’enfouit dans le ventre, il sent et entend, par le biais de la magie fusionnelle et par l’impact flatteur du décorum riche et cossu, la sécrétion des sucs séminaux et vaginaux participer à la machinerie romantique qui entretient l’illusion de corps destinés à procréer les êtres les plus raffinés. Comme si ça venait aussi de lui, ce genre de connerie, empêtré qu’il est dans la traîne somptuaire, louvoyant indéfectiblement dans son pathos à la manière d’un serpent fourbe, traînées vocales et instrumentales laissées par l’écoute de son premier opéra wagnérien. La compromission est partout dans l’imaginaire et ses jouissances. Et alors, se rebeller contre ça, devenir un amant à l’argot vulgaire, aux caresses crapuleuses.

Le point d’origine, le silence porté par la musique. Il en collectionna de multiples occurrences, de par son métier de médiathécaire, au sein de musiques diverses, opposées celle de Wagner. Ce besoin d’opposition le guida vers la différence. Et entretenait l’attachement au premier opéra wagnérien écouté.

Accueillant la musique en lui, cette musique qu’il génère en ces cellules à partir de souvenirs de Tristan und Isolde qui le sillonnent, plus la partition originelle elle-même, mais un remixe concocté à partir de bribes, il se retrouve connecté avec le point-origine. Le silence porté par la musique, c’est cela, se retrouver dans son vacarme silencieux, de la même manière que l’on dit être protégé au centre du cyclone. Et l’effet que lui fait cette musique, depuis qu’elle s’est imprimée, impressionnée dans sa chair neuronale encore fraîche, est aussi rappelé, reproduit et dévié, au fur et à mesure que se constitue sa culture musicale, par d’autres occurrences de factures complètement différentes. Plutôt de celles qui diffractent et révèlent la dimension multipolaire de la voyelle primale, mais qui par ce fait même, par ce jeu de vis-à-vis acoustique, en avive le fantasme, la nostalgie. Le violoncelle de Tom Cora au début de State of Schock, avec le groupe The Ex, quand l’envolée mélodique écharpée jaillit presque improbable, bravache et tremblante, nue, et qu’un instant il croit entendre qu’elle se casse, se désolidarise, et qu’il n’y aura plus rien après l’archet, désintégration en plein vol des sons à peine formés et organisés. Même chose avec les Variations Goldberg, juste après l’exposition du thème bref, nacelle inouïe de sons en suspension et qui, comme les polyphonies pygmées semblent réverbérer les premières cellules du monde. Avant que l’interprète attaque les variations, il y a un suspens, l’auditeur est jeté par-dessus un abîme, dans une immense inspiration qui lui semble gober et évanouir toute la suite, et il se dit qu’il ne pourra, à l’avenir, entendre rien d’autre que ce qui correspond à cette inspiration. La première variation démarre alors, miraculeuse, exultante. Dans les errances, aussi, de Mischa Mengelberg au piano, les sautes d’humeurs erratiques, les changements de ton, de vitesse, de volume, avec chaque fois l’irruption de précipices, d’iceberg mutique, jeu haletant du chat et de la souris entre musique et non musique.

La vieille à roue, au centre de l’exposition de Dirk Braekman au bal, hypnotique, à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral. Jusqu’à voir les paysages de très haut, depuis le vol d’un rapace ou de mouettes dispersées.

Ou encore, dans ce rare dispositif de concert atypique, assis dans la pénombre d’une salle d’exposition dont les murs sont ornés de grands formats photographiques sombres, formes indistinctes, cramées, où il se retrouve en train de regarder avant de l’entendre, un jeune homme accroché à sa vielle à roue – ou celle-ci agrippée au corps du jeune homme à la manière d’une bête fantastique. Il y voit un personnage de Panamarenko actionnant un engin loufoque, poétique, les seuls qui permettent de réellement voler ou d’explorer les fonds marins (ou autres dimensions inaccessibles), à la force du bras moulinant avec une rigueur métronomique, inhumaine, la manivelle de l’engin. Tournis hypnotique. Regardant avant d’entendre et, quand le son lui parvient à l’oreille sans qu’il ne puisse plus rien faire pour l’en empêcher, c’est avec un effet de retard grisant, comme s’il y avait, dans le temps, quelque chose à rattraper par l’abandon de l’ouïe au phénomène extérieur. La rotation du bras, absolument régulière, subjugue, puissante machine folle que rien n’arrêtera. Mais dans quel sens tourne-t-elle ? N’est-ce pas à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral, galaxie de bactéries qui couinent, trucident, copulent, chantent, frottent, frottent, percutent ? Et, en même temps qu’elle aimante tous les sons, la manivelle n’actionne-t-elle pas un autre prodige qui extrait la luminosité des grandes photos exposées autour d’elle, les conduisant ainsi à laisser remonter à la surface les lumières noires qui phosphorent sous la surface des images ? Par là, rejoignant son intuition en entendant Tristan und Isolde la première fois, une intuition que le guida vers une écoute rebelle : « Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. » Et dans le corps du bourdon, dragon immuable et protéiforme, comme jaillissant du chalumeau d’un soudeur, des étincelles de petites notes aiguës ou graves, nettes ou mal dégrossies, éblouissantes, communiquent une impression extatique de petits pans de voûte céleste ouvrant soudain quelques-uns des mystères les plus hauts. Illumination comparable à celle éprouvée le soir au jardin quand, se redressant du sillon où il vient de disperser des graines, il regarde le ciel et aperçoit comme par inadvertance et comme un signe destiné qu’à lui à cet instant précis, une escadrille franc-tireur de mouettes, très haut, presque indiscernable et dont la blancheur d’ange est exhaussée par les rayons du couchant. Ce déploiement pointilliste qui chante, mutique, dans le poudroiement stellaire lui rappelle l’inframince sentier de crêtes, incandescent, que son imagination a tracé dans le corps de l’opéra. Et il en retrouve encore l’effet d’exaltation, exactement, dans le groupe subliminal de volatiles, oiseaux marins et rapaces se chamaillant, au sein du paysage de Jacob van Ruisdael, Vue d’Harlem, ponctuation mate et dérangée à même les draperies nuageuses, presque au-delà des nuages. Une figure nous indiquant de manière détournée d’où a été prise cette vue d’Harlem. Et ces quelques points aériens minuscules expliquent le vertige délicieux qui est la contemplation la toile, se rendant compte que son œil s’élargit en une liberté inégalée jusqu’ici et survole cette campagne sans aucune contrainte, planant avec le rapace. Éblouissement jubilatoire, ivresse panoramique à détailler les champs et les travailleurs affairés sur le chaume, les haies et les bosquets, le hameau rural, ses toits d’ardoises scintillants ou de tuiles moussues, les draps étendus au fil et mollement gonflés par le vent, la lointaine falaise urbaine surmontée d’une cathédrale. Dans la chevauchée onirique de Tristan und Isold, il avait atteint pour la première fois cette sensation de regarder la vie de très haut, d’en distinguer et d’en relier les moindres détails paysagers à travers la longue durée de l’histoire.

Sentier de crête, musical, pictural, qui aspire vers la voûte céleste. La gestuelle microscopique du coup de pinceau. De l’écriture anonyme. L’attention aux choses et l’ivresse de les découvrir.

Étincelles de notes musicales, piqûres perlées surfilant un sentier de crêtes dans l’opéra, sève nacrée de chatte effleurée, points ornithologiques dans les nuages, tout cela est de la matière et de la texture de l’immensité étoilée des cieux nocturnes de l’été. Des échantillons, des échancrures. En vacances, dans les montagnes, où les lumières terrestres altèrent le moins les lueurs des ailleurs cosmiques, quelle jouissance de regarder vers le haut, de sentir son corps s’alléger et lentement s’élever dans des rideaux ascendants de bulles d’argent, comme précisément le Tristan représenté/raconté par Bill Viola, s’évaporant en corps gazeux, assomption cristalline. Ce sentiment d’être si microscopique, insignifiant et pourtant, aspiré dans l’infini, au diapason de l’absolue légèreté et du total abandon de soi et juste ce cordon ombilical immatériel le reliant à l’inconnue et l’absente, quelque part, dans les froufrous d’étoiles (selon la bohème de Rimbaud). La sœur jumelle évaporée dans l’espace. L’impression produite par la contemplation astrologique des nuits chaudes ou celles plus craquantes, très froides, d’hiver, il la retrouve devant les toiles de Vija Celmins. Pas tellement devant l’image peinte globale. Mais se représentant le travail qui consiste à reproduire cette vision sur une toile avec un pinceau, le nombre incalculable de petits gestes attentifs. C’est cela, cette gestuelle méticuleuse et dépouillée qui l’émeut. Il y trouve une ressemblance avec son travail d’écriture quotidien, quelconque, banal, mais persévérant et fondamental pour qu’il continue à se sentir ancrer dans la vie. C’est aussi quelque chose de cet ordre qui le fait fondre de grâce devant les paysages des peintres hollandais. Pas tellement la réussite mimétique de la peinture, sa perfection photographique. Mais, devant la résurgence de paysages premiers, tels que vus pour la première fois – et renouant alors avec un regard neuf, naïf, vierge – sentir dans ses tripes l’attention aux choses que cela demande et la maîtrise tant spirituelle que corporelle d’une technique pour saisir cela avec des pinceaux, de la peinture, une toile. La patience de l’observation et des coups de main, l’amour que ça représente, pour les choses, pour l’activité humaine. Et quand il fouille ainsi la voûte céleste, en vrai ou devant une peinture, toujours au bord de l’ivresse, il n’est plus qu’une sorte de racine, de poulpe végétale qui creuse le sol, la nuit terreuse striée d’éclairs jusqu’au point de jonction où le tellurique n’est que marée se déversant dans le vide, de l’autre côté, s’éparpillant en constellations minérales, rejoignant les voies lactées, le palimpseste laiteux du big-bang. Son être – l’organisme interne/externe par lequel il sent et fait sentir, explore l’animé et l’inanimé, voyage dans toutes les dimensions de l’expérience , –cette chose ressemble alors, de manière saisissante, à l’envers d’un céleri rave tel qu’il le découvre quand il vient, au potager, de l’arracher du sol. Animal insolite, cœur tentaculaire, cervelle à trompes, sonde spatiale parcourant les matières ténébreuses, l’opacité absolue. Spoutnik et mandragore. Et quand il tranche de son canif les racines et radicelles, il garde en main une sorte de satellite archaïque dont la surface est marquée de points de jonction à nu, humide de sève, tandis que le grouillement de petites antennes finissent de vibrer, tombées au bord du cratère de terre.

En contact avec une fermentation millénaire d’une imagination omnisciente. Travail et distance critique avec une emprise musicale trouble, impossible à résilier. Mais abandon aussi, allégresse sauvage, ténèbres inchoatives. Vivre avec.

Cette musique envolée a gravé en lui une ascension chronique qui ouvre les portes d’une prétendue compréhension totale de l’univers. À tel point que, lorsqu’elle le reprend, il retrouve peu à peu en lui le murmure de l’omniscience, il sent bouger en lui, comme une fermentation millénaire, les innombrables gestes et expériences transmis de génération en génération qui aboutissent au catalogue enivrant de connaissances consignées par Pline l’Ancien, grimoire rêvé. « Les bettes de l’une et l’autre sorte ne sont pas non plus sans procurer des remèdes. On dit que la racine de bette blanche ou noire, fraîche, mouillée et suspendue à une ficelle, est efficace contre les morsures de serpent, que la bette blanche, cuite et prise avec de l’ail cru, l’est contre les ténias. Les racines de la bette noire, cuites dans l’eau, éliminent la teigne, et dans l’ensemble on rapporte que la noire est plus efficace. Son suc calme les maux de tête invétérés et les vertiges, ainsi que les bourdonnements d’oreille quand il est versé dedans.»*** Cette même omniscience qui légitima la colonisation. Et cette emprise musicale n’est ni vestige inerte ni archive passive. Elle est l’ombre portée de corps célestes qui sont autant d’extensions de son être caché, dont il ne peut élucider les itinéraires mais qui courent dans l’infini selon des trajectoires précises, tellement loin qu’il perd le contact conscient, n’en perçoit plus que de faibles signaux intermittents. Un contrepoint à sa vie lucide, rationnelle. Mais de temps à autre, elle resurgit, l’enveloppe, se blottit en lui et l’aspire en une nouvelle montée. Mieux comprendre ce qui en régit la révolution dans l’espace fait partie de ses études quotidiennes. Est-il, lui, le satellite de cette comète sonore ou est-ce elle, étoile filante musicale, qui est le satellite de sa trajectoire concentrique ? Ce jeu d’apparition et disparition, l’impact de cette non-matière musicale fusionnant ponctuellement avec son organisme et dont il ne peut élucider les lois, place son existence et son inconscient dans la peau d’un surfeur guettant l’arrivée de la bonne vague sonore, l’oreille toujours aux aguets, toujours déjà percevant, transi, le sillage orchestral de la fabuleuse baleine blanche immergée en ses profondeurs neuronales. Et souvent, rien ne vient, ce n’est qu’hallucination, pense-t-il alors. Mais quand ça revient, que le miracle de la montée se reproduit, resplendissante, alors c’est l’allégresse sans pareille, la parousie païenne (pour peu que cela veuille dire quelque chose !). Après, oui, il sent que la déconvenue est inévitable, et il cède à l’accélération dionysiaque. C’est le déferlement tribal des sons, des rythmes, l’autre versant de l’ivresse, inchoative, vers les ténèbres et leur tombée de rideaux. Retour au sillage mélancolique.

Pierre Hemptinne

(une version de ce texte est publiée dans un ouvrage collectif, à paraître en mai 2015, dont voici les références : Sébastien Biset (dir.), Ivresses, (SIC) Livre VII, Bruxelles, (SIC), 2015. Textes de Sébastien Biset, Antoine Boute, Emmanuel Giraud, Pierre Hemptinne, Tom Marioni, Véronique Nahoum-Grappe. Éditions (SIC). Distribution Presses du Réel. )

* Thomas De Quincey, Le mangeur d’opium (Œuvres complètes de Charles Baudelaire, page 506, Gallimard/ La Pléiade).

** Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? page 509

*** Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Vertus médicinales des plantes potagères, p.973, Gallimard, La Pléiade


SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC

Vacillations du mycélium et fille de l’air

Vacillation/Fille de l'air

Fil narratif à partir de : une course à vélo – un passage de chevreuils – Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, 2009 – Claude Simon, Leçon de choses – Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie – un dessin d’Emelyne Duval gravé en tête et entêtant –  des champignons au jardin – …

SONY DSC

Pédalage et transe. Métamorphose du corps-cycliste en chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses fonctions de symbolisation, son bagage culturel, son roman familial, l’activité cérébrale délocalisée, multipliée, chosifiée

Une route de campagne déroule un long faux plat sinueux au macadam lisse et brillant. Ruban serpentin qui s’hérisse, se rétracte, suinte ou se gonfle comme une peau batracienne au contact du caoutchouc des pneus. À gauche, le fossé surmonté de buissons touffus et d’orties abondantes ourle les restes d’une forêt incluant le panache de quelques beaux hêtres survivants. À droite, l’accotement herbeux récemment fauché caresse les pieds de longues rangées de maïs très haut, alignement rigoureux et sauvage, dont les formes lui évoquent autant l’enfance congolaise – silhouettes tropicales, allures des personnages aux sagaies représentés dans certaines aquarelles colonialistes, habitude de la famille de griller des épis de maïs au jardin, « comme au Congo » -, que l’Antiquité et ses armées épiques en armures décorées de tiges et plumets. Il pédale depuis des heures, concentré, attentif aux signaux qu’émet son organisme et au bruit de la mécanique, à l’affût du moindre accroc technique, vigilant à la fatigue sournoise, dosant les ressources musculaires et pulmonaires pour tenir une vitesse honorable, soutenue (qui peut s’avérer dérisoire compte tenu de ses ressources musculaires compar&es à d’autres champions). Refusant la greffe d’écrans qui objectivent rythmes cardiaques, état de la tension, capacités pulmonaires et combustion caloriques, il préfère l’artisanat du décryptage à l’aveugle, scrutant au profond de sa matière les indicateurs physiologiques du moteur organique et psychique, entre subjectivité et analyse raisonnante, ânonnant du perçu. Toujours dans un entre-deux troublant entre corps réel et corps imaginaire, viande et symbolique, dure réalité et projection fantasmatique. Et il rentre dans cette transe du cycliste solitaire, vertige de l’équilibre, fragilité de l’être où il jouit d’une force inattendue, réserve de puissance qui semble tout mettre à sa portée, illusion d’invincibilité masquant l’excessive vulnérabilité, un rien pouvant causer défaillance ou chute fatale. Il se demande ce que tout cela est en train de fabriquer, ce pédalage, cette débauche calorique, ce ressassement cérébral garant de l’engagement physique total, cette transe de toutes les cellules qui l’extirpe de lui-même, le jette en exil en lui-même, ce travail acharné des articulations pour assurer fluidité des mouvements et pénétration de l’air, matrice aérienne dont il avale le vent et le vide pour le muer en matière psychique et corporelle, flirtant avec la sensation d’avancer dans l’inconnu, le dehors, transformant ce qu’il est en quelque chose de lointain, d’imprévisible, que la langue balbutiante dans le silence tente d’organiser, doit chaque fois retrouver, renommer, « sculpter l’air atmosphérique et lui confier des significations » comme écrit Pierre Bergounioux parlant du langage (chiasme entre l’atmosphère, l’air respiré, l’air du temps, l’organisme, ses chimies de symbolisation). Dans l’exercice enragé de pédaler et de réfléchir en hyperventilation, tout l’être s’engage, impliquant toute l’antériorité du corps, ce qui le préfigurait, les premiers sédiments ainsi que tout ce qui lui a échappé, la longue traîne de la perte qui joue par ailleurs un rôle si important dans la sensibilité, dans le fait de sentir les choses. Comme une remise en jeu provisoire de ce qu’il est ou croyait être et qui s’apparente, vulgairement, ni plus ni moins aux formules consacrées et banales souvent utilisées par les sportifs, écouter son corps, aller au bout de soi-même, flirter avec ses limites… Et il éprouve bien quelque chose qui ressemble à ça. Son activité cérébrale se délocalise dans toutes les autres parties corporelles et se morcelle, miroir volant en éclat vers un stade antérieur ou au-delà. Il ressent comme délivrance un effet de dématérialisation et, dans la foulée de cette fuite des corporéités, il distingue ce qu’il croit être un état de la matière avant la matière – enfin, cette matière du langage – et prête à être touchée vraiment.

Pédalage et excitation protéiforme, au pays de tout ce que le langage ne parvient pas à saisir et que l’organisme métabolise pourtant, hors frontières

Les frontières de son corps, en sueur et en tension maximale, surfaces de plus en plus perméables, labiles, absorbant tout le visible et l’audible, l’invisible et l’inaudible, rêvent d’accéder à d’autres morphologies, d’autres désirs, gagnées par une érotique maximale archaïque, non canalisée, «érogénéité qui semble définie comme la vacillation entre parties du corps réelles et imaginées » (J. Butler, p. 71). Toujours, en ces instants, il entrevoit la somme des contraintes, des conditionnements, filigrane têtu de toutes ses sédimentations, ingérence de l’extérieur, s’infiltrant par les ramifications de la symbolisation. Chaque symbolisation introduit un cheval de Troie, qu’il s’approprie, détourne à son profit, plus ou moins, mais surtout, quoi qu’il fasse, le détermine, nomme à sa place (les voix qu’il entend) son rôle de sujet sexué. Être ainsi performé par la loi, les discours qu’il croit les siens et ne sont que répétitions prévues par ce qu’il est, dans les situations qu’il traverse. « Pour que le discours se matérialise en un ensemble d’effets, il doit lui-même être compris comme un ensemble de chaînes complexes et convergentes au sein desquelles les « effets » sont des vecteurs de pouvoir. » (J. Butler, p.191) Son rythme cardiaque accéléré prend possession de cette excitation protéiforme, « cette sorte d’absence ou de perte, comme ce que le langage ne parvient pas à saisir, mais qui pousse le langage sans cesse, en vain, de le saisir, de le circonscrire. Cette perte intervient dans le langage comme un appel ou une exigence insistante qui, tout en étant dans le langage, n’est jamais entièrement constitué de langage. » (J. Butler, p.79) Recommencer quelque chose, une vie, s’emparer de la capacité de se renommer. Et il revient aux premières phrases d’une préface de Judith Butler, qui le fascinent : « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensées simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leurs propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils « étaient ». Je perdais constamment le fil du sujet. Je m’avérais rétive à toute discipline. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’appréhender. » (Judith Butler, Ces corps qui comptent, Editions Amsterdam, 2009, p.11)

Passage de chevreuils, messagers d’une biodiversité massacrée, traversée d’une mélancolie animale infinie

Quand surgit à gauche, après un tremblé des buissons et les secousses de quelques majestueuses ombellifères séchées sur pied – témoins fossiles de saisons déjà mortes -, au bord des talus, l’arrière-train encore recouvert par le plissé des feuilles et branches, un groupe de quatre chevreuils pétrifiés dès qu’ils le voient. Leur posture gracile et stressée, mimant l’invisibilité et cherchant à annuler le mouvement qui les a jetés à découvert (pris dans leur chair du désir de rembobiner le film), les apparente aux antilopes des mêmes aquarelles coloniales, éparses dans les intérieurs familiaux. Mais surtout leur regard l’embrasse, le balaie, le renverse, comme s’ils le connaissaient et avaient une requête à transmettre, un signal. Avant de prendre la seule décision plausible, plonger vers le macadam et lui couper la route en quelques bonds, sans le quitter des yeux, frôlant la roue avant du vélo à tel point que ses doigts nus sortant des mitaines auraient pu toucher leur pelage ras, magnétique. Après coup, émerveillé et ébranlé, il a la conviction qu’il les a percutés, collision sans choc, leur animalité s’ouvrant à lui, l’absorbant. Il a traversé les chevreuils. Il les voit, comme en rêve, démembrés puis s’échapper à la manière dont certains films montrent des âmes quitter leurs enveloppes terrestres, un dédoublement fantomatique, une forme restant à terre et l’autre, estompée, s’élevant dans les airs. À peine réels donc, furtifs et inquiétants, ils se faufilent entre les maïs, dont les premiers rangs sont agités d’un frémissement de rideau théâtral, et disparaissent. Évanouis, ni vus ni connus, tu as rêvé. Ces derniers temps, roulant silencieux dans la campagne, il est de plus en plus souvent témoin de passages intempestifs d’animaux (encore) sauvages dérangés par l’extension des zones habitées, l’érosion des parties boisées. Animalité exilée à l’intérieur même de territoires de plus en plus exigus. Apparitions qui parlent de disparitions alarmantes, handicapantes. « Depuis quelques dizaines de millénaires et avec une accélération effrayante depuis moins d’un siècle, Homo sapiens a éliminé les espèces les plus proches de lui en termes de parenté évolutive ou d’adaptation : hier, les autres hommes ; aujourd’hui, les grands singes, nos frères d’évolution. Cela se retourne déjà contre notre espèce puisque les autres peuples dits « autochtones » ou « traditionnels » disparaissent avec leurs écoumènes, leurs langues et leurs cosmogonies. Aujourd’hui, notre succès évolutif efface toute la diversité biologique et culturelle issue de notre histoire naturelle. (…) À force de croire que nous ne sommes pas des êtres de nature, nous continuons de la dévaster et devenons les artisans de notre fin, après avoir été les seuls responsables de notre solitude ontologique. » (Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie, p. 284) Mais, il ne sait exactement pourquoi, cette fois-ci le bouleverse comme jamais. Il soupçonne une sorte de mise en scène, de rendez-vous accidentel arrangé avec l’intention de lui délivrer un message. Arrangé par qui, par quoi ? Mains au guidon, il reste longtemps enrobé dans ces yeux sombres et veloutés des émissaires chevreuils, pris dans cette essence insaisissable, rattrapé par la lumière noire par excellence de ce qu’il tente de saisir, de dire, raconter, et ne se peut. Ces yeux de biches immenses qui rejaillissent, insondables spéculaires dont les rives s’écartent au fur et à mesure qu’il y plonge, chaque fois qu’il prend, pénètre un corps amoureux, quelle que soit la partenaire, ce glissement de soi entre les lèvres qui lui égare et éclate les chairs et les organes, brouille les pôles, et fait sourdre dans les regards cette immense mélancolie de l’éternité animale dont il procède, au sein de laquelle n’être qu’étincelles microscopiques.

Toujours sur le vélo, d’une part avec Judith Butler, prise de conscience d’un morcellement organique, bien huilé, libérant les formes de projection de soi et, d’autre part avec Claude Simon, revivant les phrases où s’abreuver de laitance charnelles, l’ensemble formant un espace de liberté

Sur le revêtement ravagé, nef goudronnée s’effaçant entre les futaies clairsemées, levant les yeux vers les brumes étirées au sommet des arbres et des poteaux électriques, bouleversé par la coulée chamoisée des pelages au creux de son chemin, il voit remonter d’autres images de chair dont cet extrait de texte, tatoué en lui, se réveillant chaque fois qu’il en heurte une évocation, directe ou détournée, explicite ou implicite : «la coulée de chair laiteuse aux contours imprécis dans l’obscurité, marquée d’une lune sombre par la large aréole » suivi de « Il se penche brusquement et l’engloutit dans sa bouche. » (C. Simon, Leçon de choses, p.605 Gallimard/Pléiade). Ce fantasme d’engloutissement de laitance lunaire le dévore, lui fait secréter une apparition féminine, projeter une icône lumineuse dans le ciel (tant astronomique que psychique, voûtes confondues), empruntant la forme de ces fuseaux lumineux qui balaient les nuages à proximité de certaines grandes boîtes de nuit, et vers quoi rouler, approcher sans jamais l’atteindre une fille de l’air ou bonne étoile qui recule autant qu’il avance. Une forme en lui. Et, comme dans la scène décrite par Claude Simon où – lui revient le goût fulgurant et fondant de la coulée laiteuse bien lunée -, la pression du but sexuel rend les organismes excessivement attentifs et perméables à tout ce qui jouxte leur idée fixe, sensibilité exacerbée aux bruits, lumières, mouvements, à l’unisson de leurs cœurs et pulsions – avec un effet simultané d’intensification et d’éparpillement -, ses sens excités flairent et fantasment des présences cachées dans les marges de ce qu’il éprouve. « Elle renverse la tête dans un gémissement tandis qu’il l’étouffe sous sa bouche. Le chant puissant des grenouilles relègue à l’arrière-plan le crissement continu des criquets. Quand parfois le premier s’interrompt, la vaste stridulation resurgit, étale pour ainsi dire, sans bornes, comme le bruit même du silence, de la nuit. » (C. Simon, Leçon de choses, p. 605). Baigné de l’écume de la transe sportive, où toutes ses « parties du corps », bien que convergeant en des mouvements harmonieux, « se dégagent de tout sens commun, s’arrachent les unes aux autres, vivent chacune leur vie, deviennent le site d’investissements fantasmatiques qui refusent de se réduire à des sexualités singulières » (Butler, p. 146), il observe le vacillement de ses projections fictionnelles, refusant la fixité des normes narratives, aspirant à flotter dans sa pleine fragilité imaginaire, retour vers les moments vierges, de nouveaux récits de soi, de nouvelles manières de nommer ses désirs. Mais comment ?

Charnelle et lunaire, apparition d’une figure de femme, dans les airs, entre Vierge Marie et Vénus; la regarder équivaut à toucher la matière mouillée, viscérale et cervicale, de l’au-delà, tandis que chute une espèce de Zeus. Souvenir d’un dessin d’artiste.

Et c’est à partir de souvenirs de chair et de lune, dans les textes lus et les expériences vécues, de bruits et images périphériques aux gémissements passés, qu’il reconstitue une présence dont il souhaite se remplir. Il s’invente l’apparition d’une visiteuse familière, mais qui se serait costumée, déroutante, ancienne amoureuse déguisée en jeune déesse, transportée dans les airs. Le ruissellement de ses cheveux s’échappe d’une coiffe en partie phrygienne – en partie casque de jeune pucelle en croisade, ou bonnet traditionnel andin, l’approximation des contours croisant et brouillant les références -, surmontée de deux plumes, clin d’œil aux parures des squaws peaux-rouges, évidemment, mais dont le plissé intérieur évoque autant des oreilles que des vulves. Le visage a cette rondeur ronronnante, éclairante, que confère l’amour reçu et donné, légèrement bouffi de fatigue extravagante, gonflé comme une levure qui monte, voile visionnaire voguant. C’est comme si, des archives complexes où sa mémoire compulse des figures tronquées, des profils estompés, des vues partielles de plusieurs images d’aimées, créant de leurs particularités saillantes un paysage psychique accueillant, protecteur, portraits inachevés, en gestation, ou décomposés, soudain, une figure complète, miraculeusement plus vraie que nature, se levait des brumes du souvenir, faisant l’effet d’une pleine lune à son comble, ultime. Comme peuvent apparaître bouleversante, connue et pourtant tout autre, révélée, la tête d’une amante posée sur l’oreiller de plumes, au lendemain d’une première nuit d’amour. Elle est un croisement fluvial et aérien entre plusieurs métaphores féminines, avec des allures de Junon dont les fluides professent de nouvelles dynamiques de mariages entre les gens, les choses, les objets ; des côtés de Diane chasseresse ayant renoncé à la chasse, privilégiant son goût irradiant pour inciter aux passages d’un monde à l’autre, faire circuler le sens entre univers clos, favoriser les liaisons entre sauvagerie et civilisation, culture et nature. Impulsion que renforce l’espèce de torsion festive qui anime le bassin sous les plis d’étoffe, et le mouvement presque rotatoire des jambes. La tunique sommaire, courte, flottante, est garnie sur l’abdomen de vestiges cuirassés, lanières de cuir et métal, vague rappel d’une aptitude guerrière dénouée. Les seins sont exposés, surtout le droit, le cou orné de colliers jouets, osselets, bonbons, cailloux enfilés et exposant en pendentif la forme d’un cœur découpé à l’emporte-pièce dans une larme laquée d’encre noir. On dirait un pétale. Au bout de ses bras nus, cerclés de lierre tressé, de fleurs ou de coraux, les mains ne serrent aucune arme, arc à flèche ou autre. Rien qui délie la vie de ses attaches. Elles sont plutôt les anneaux vivants à travers lesquels coulisse un long corps sinueux d’anguille ou boa, à la sexualité indéterminée, multiple, et qui danse horizontalement comme la ceinture du monde. C’est un animal d’intérieur, sorti provisoirement du corps de sa maîtresse pour prendre l’air et être caressé, reptile moulé dans les replis du corps féminin, l’utérus labyrinthe mais aussi l’intestin deuxième cerveau, et il danse comme une liane de la connaissance, exhibant le mode de pensée de la fille de l’air. Il se faufile entre les jambes et, à la moindre alerte, il retournera dans ses niches organiques. Une jambe est nue, sans aucun apprêt, aussi leste que celle d’une bergère anonyme. L’autre plus arquée et stylée, cheville ceinte d’un bijou indien, duvet d’épervier et coquillage, évoque une écuyère mythologique. Le rhizome sinueux qu’elle tient en main – danses serpentines du fleuve Amour – se termine d’un côté par une petite tête de furet et de l’autre, au loin, par des anneaux et tortillons sensuels, nœud illogique et boucles d’infini, sur lesquels repose momentanément une vache sacrée, déesse de la maternité. L’animal ondulant personnifie la puissance d’enlacement de cette ménade songeuse, surprise juste avant ou après la crise bacchanale, et déroulant ses serpentins à travers l’avalanche de signes, il est en outre le moyen de locomotion qu’utilise la belle pour voguer dans l’espace. Leur attelage rappelle le mouvement des balançoires ou l’utilisation de ces boudins gonflables que l’on enjambe pour flotter et barboter en piscine. En prenant du recul, il imagine que cette fille aérienne dérive dans une pluie stellaire, lente et multidirectionnelle, de symboles dépareillés, fragments de mythes en mutation, de cosmogonies éclatées. Ni gauche, ni droite, ni haut, ni bas et ni bords, elle flotte dans cette profusion bactérienne du rêve, choses qui passent et auxquelles, selon le récit qu’elle tisse ou qui se tisse de par les fantasmes extérieurs qu’elle capte, elle va se fixer, lancer une ancre, tout en continuant à flotter et dériver. Occurrences disséminées dans une fresque surréaliste, dépourvues de tout enracinement si aucune histoire humaine ne les agrège en son récit, sans lesquelles nous n’aurions aucune chance de tisser une consistance. Fragilité bouleversante de ces symboles ludions qui remplissent un vaste éther immémorial, une éternité de culture et qu’il a l’impression de tenir tous recueillis en une seule petite pelote humide et palpitante, instable, quand il prend une cervelle d’animal au creux de la main, cervelle si proche de la sienne, pense-t-il, fraîche et nue, sanguinolente, qui ne semble pas encore morte, mais en attente de se reconnecter, et qui continue, là dans ses mains, à palpiter, rêver, penser, souffrir, aimer, ruminer, glissant lentement dans une autre vie où elle poursuivra, sous d’autres formes, toutes ces activités poétiques du cérébral. Cela équivaut à toucher de la matière mouillée d’au-delà. Où vogue la fille de l’air. Dans le même ciel, tête-bêche par rapport à la fille, comme dans les cartes à jouer, la statue d’un mâle aux organes extériorisés, chute, espèce de Zeus mal dégrossi, joyeusement défenestré, fétiches et talismans battant la campagne. On dirait que son plongeon disperse divers fluides, vésicule biliaire giclant, prostate laminée, viscères algues. L’espace est quadrillé d’aigle protecteur, de cygne aux ailes déployées, de bélier licorne, hibou sur couronne royale remise en jeu (plus de roi désigné), chacal portant la bague de l’union entre vie et mort, homard scorpion, triton, tête de Pégase, hydre à sept tête avec enfant potelé à son pi, étoiles de ciel et de mer, sextant et proue de navire, chevelure méduse, organes vagabonds tranchés giclant, gourdin courgette à la surface marbrée de voie lactée, bouquet d’achillées séchées brandi dans une poigne virile. Des hommes et femmes nus, perdus dans cette immensité, comme au début du monde, se prélassent au jardin d’Eden ou explorent les abords d’une roche métaphorique. Là au milieu, la fille est en pleine assomption amoureuse et renvoie, songeuse et semi ironique, à toute l’iconographie religieuse de l’ascension de la Vierge ou à certaines naissances de Vénus, mais détournée dans une forme d’affranchissement de la loi dictant les bonnes identifications sexuelles. Elle vogue vers un nouveau monde à découvrir.

Observer jour après jour les champignons au jardin, donne des clés pour interpréter certaines oeuvres d’art, lire la constellation de toutes les choses qui le touchent et formant le mycélium dont sa vie dépend

L’irruption soudaine, inattendue, à différents endroits du jardin, de champignons, en bouquet, en ligne, en arc de cercle cassé, en ronds de sorcières, lui rappelle la manière dont les éléments de ce dessin ont bourgeonné dans son imagination. Son esprit, dans un moment d’égarement, imagine même que ces champignons surgissent là parce qu’il s’est autant perdu imprégné de ce dessin, relation de cause à effet fantasque. Cela le surprend autant que la proximité impromptue des chevreuils sur la route, en plein jour, frôlant sa roue avant. De la matière charnue, de formes diverses, informe et en mouvement, d’une consistance insondable comme celle des yeux de biche, les teintes des cuticules du même velouté un peu poisseux, d’une première apparence poignante, brillante, puis abîmée, lacunaire, happée par le vide. L’ensemble est une célébration de l’informe et, par ce fait même, de formes en devenir, en mouvement. Presque animale. C’est une variante de la « coulée de chair laiteuse ombrée du passage d’une aréole lunaire », variante éparpillée dans l’herbe, constellation incontrôlable, rattachée à une force cachée, un flux enseveli. Sous le chapeau et son intérieur charnu, l’hyménium, en livre suspendu de lamelles crues où attendent les spores, présente des architectures fantasques, parfois plissées, alvéolées, faites d’aiguillons ou de tubes. Et définir de quelle forme est le chapeau relève déjà de l’exploit : ogival, mamelonné, en forme de pétale, de casque, de cloche, de bouclier doté d’un centre proéminant… Les différentes caractéristiques, au premier abord évidentes, sont de moins en moins tranchées dès lors que l’examen se prolonge. Les contours nets sont rares, l’accouchement de ces choses situées entre plusieurs genres – l’amibe, le végétatif – a été difficile, de nombreux accidents ont déformé la matière. Et, essayant de s’y retrouver, de fixer des noms sur des formes, il s’égare dans les ramifications, il perd le lien entre le nom et ce qu’il nomme, le mot et la chose. Il nage. La marge du chapeau est-elle lisse, ondulée, serrulée (en dents-de-scie) ou pectinée (en dents de peigne) !? Petits lutins ou ovnis mi chair mi poisson parachutés dans les mousses. Un parfum subtil d’humus, profondeur astrale des sous-bois, comme à l’intérieur de cuisses émues dès qu’il en approche les narines. Gravitant autour de ces corps, son corps est perturbé à l’intérieur de ses frontières, il se pense de plus en plus difficilement, happé par des signes qui le déportent hors de son orbite. « Les identifications sont multiples et contradictoires, et il se pourrait que les individus que nous désirons le plus fortement soient ceux qui reflètent d’une façon dense ou saturée des possibilités de substitution multiples et simultanées, chaque substitution étant porteuse du fantasme de recouvrement d’un objet d’amour primaire perdu – et produit – à travers l’interdit. Dans la mesure où une multiplicité de tels fantasmes peut venir constituer et saturer un site de désir, il s’ensuit que nous ne sommes pas placés devant l’alternative de soit nous identifier à un sexe donné soit désirer quelqu’un d’autre de ce sexe ; d’une façon plus générale, nous ne constatons pas que l’identification et le désir soient des phénomènes mutuellement exclusifs. » ( J. Butler, p. 109)  Ce sont des intrus insolites – gnomes – qui s’esquivent vite car, quelques heures après l’apparition dans l’herbe ou les aiguilles de pin, au plus tard le lendemain, la décomposition commence, l’effacement est en cours, l’affaissement, la pourriture orgiaque. Les couleurs ternissent, les tissus se relâchent, montrent de nombreux accrocs, les chapeaux suintent du gluant, la chair se dessèche, se brise, révèle ses alvéoles vides, pillées, inertes. Quelques jours après, plus rien. Sans qu’il s’agisse de disparition ou de mort, mais bien d’effacement provisoire, en accéléré et en attente de nouvelles saisons et de renaissance. C’est une palpitation dans l’air et les herbes, exactement ce qu’il éprouva en voyant débouler les émissaires chevreuils, si près de sa trajectoire cycliste, presque touchés, traversés. La partie visible s’est effacée, rentrée sous terre.

L’attrait de l’invisible, qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture-mycélium par quoi il s’invente une présence vacillante

Car surtout, dessous ces apparences et présences, ce qui lui communique excitation et fascination, c’est le travail obscur du mycélium, du réseau vital qui donne du sens à ce qui surgit, ici ou là. Ce qui le relie à la matière, ce qu’il aime convoiter, toucher sous différentes espèces, relève de cet invisible-là. Ce par quoi il perd le fil du sujet et, pourtant, est bien ce qui le relie à quelque chose, à quelqu’un, lointain, virtuel, qui constitue le hors frontière à l’intérieur des mots, des images, de l’écriture par quoi il se raconte, se donne une présence (vacillante). Si, lors de ce couchant, les champignons éclos dans sa pelouse le fascinent autant – comme s’ils étaient l’au-delà de corps le regardant, émissaires du sous-sol -, c’est qu’il dessine en quelque sorte la pulsation de son désir. « Le désir voyage au fil de chemins métonymiques, selon une logique de déplacement, aiguillonné et contrarié par le fantasme impossible de retrouver le plaisir entier d’avant l’avènement de la loi. » (J. Butler, p.107) Cheminement. « Le mycélium possède un grand pouvoir de pénétration et de dissémination dans le substrat. Dix centimètres-cubes d’un sol fertile et très riche en matières organiques peuvent contenir jusqu’à 1 kilomètre de filaments mycéliens d’un diamètre moyen de 10 micromètres. Sa vitesse de développement peut atteindre 1 kilomètre par jour lorsqu’il se ramifie dans des conditions optimales. Sa croissance s’effectue toujours en longueur, et non en épaisseur, afin d’augmenter sa capacité d’absorption. Dans le Michigan, aux États-Unis, des chercheurs ont mesuré un mycélium qui occupait à lui seul une surface de 15 hectares, pesait plus de 100 tonnes et était âgé de plus de 1 500 ans.
En 2000, en Oregon, un mycélium d’Armillari ostoyœ, un champignon géant, mesurant 5,5 kilomètres de diamètre et s’étendant sur une superficie de 890 hectares en forêt a été découvert. Le champignon était vieux de plus de 2 400 ans. » (wikipédia) Ecouter ce mycélium, l’enchevêtrement de sa vie, des mots écrits, des symbolisations reçues, détournées, transformées, tout ce réseau de signifiants et signifiés qui forment le parcours d’un corps, qu’il oublie, qui s’enfouit dans le substrat, cela qui devient l’au-delà du corps vers quoi les nouvelles activités font signe et qui nourrissent le présent, le remplit et le marque d’un manque, mouvements au-delà de ses frontières, toujours vers l’au-delà où dérive la fille de l’air.

Pierre Hemptinne

SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC