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Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Chou claque et soleil double

chou clac et soleil doubleFil narratif à partir de : un chou rouge (du jardin à la cuisine) – Laurent Grasso, Soleil double, galerie Perrotin, 6/09/14 > 31/1/14 – Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité. PUF, 2014 

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La vie dans les choux. Un monde en soi. Décapitation. Une boule dense, crâne dans la main.

Ils étaient flamboyants et majestueusement fantasques, les choux rouges, au début de l’été. Et là, ils sont vieux, en bout de vie, ayant traversé de multiples époques. Toujours majestueux, totémiques, mais éreintés, déglingués. L’état de leurs feuilles évoque ces coques de navires bourlingueurs, couvertes de plusieurs couches de coquillages, cassés, imbriqués, fossilisés, ou ces fuselages aériens mitraillés par les poussières célestes. Voiles flapies, dentelles avariées, ruines gagnées par l’aura de grandes aventures accomplies. Les grands pavillons pachydermiques décolorés hébergent et nourrissent d’innombrables parasites, pépinières de limaces et escargots. Rien qui ressemble à la mort, simplement la fin d’un cycle, l’aboutissement. Rongés, troués, ils s’effacent avec panache, nourrissant tout un petit monde. Entre la tige épaisse et le large pédoncule des feuilles, comme en des calices obscurs, ils recueillent d’innombrables samares, pales d’hélices aux vols fantaisistes achevés, interrompus ; à quoi s’ajoutent feuilles mortes, la rosée, des cadavres de vermines, les chiures d’insectes, le tout se transformant en compost. Mais au cœur de ces carcasses criblées, étourdies, outragées, le fruit est préservé, à peine quelques crevasses de surface, creusées par les mollusques ou des tranchées de chenilles, des balafres de vers. Une boule intense, lourde, qu’il récolte au canif, en quelques coups incisifs de l’acier aiguisé. Le blanc humide de l’attache, à l’intérieur du bulbe qui soude le chou à la tige, surprend par sa netteté d’os, accentuée encore par le crépuscule qui dans cette période où les journées se raccourcissent, semble marquer un infléchissement important dans le rythme de vie, un retour vers une obscurité où les choses devront s’appréhender de plus en plus au toucher, palliant l’inadéquation de la vue normale. Un crépuscule qui semble propre au jardin, venu de lui. Il recueille dans la main, après quelques légers craquements et déchirures, une boule qui a le poids d’une tête ballante, lisse, nervurée. Il pense fugacement aux vies décapitées.

Ouvrir le chou, le fendre. Onde de choc. Entrailles feuilletées, sans centre, sans fondation. Expérience banale et fantastique à la fois, qu’il relie aux propos de Catherine Malabou sur l’absence de fondation comme ressource plutôt que manque!

Et puis, il doit s’en nourrir à son tour. La lame plonge, s’enfonce, et soudain s’immobilise, avalée, annihilée, la main crispée sur le manche est désarmée, ne tient plus rien, l’outil est englouti, envoûté, le bras ne sent plus son extrémité, neutralisée, avalée. D’une densité extraordinaire, feuilles tendres et craquantes plissées l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, la masse végétale de matière sombre, rougeoyante, absorbe toutes les forces. Tout son organisme comme empalé sur l’arme est encalminé dans le goût de l’impuissance. Après un temps d’arrêt, il secoue le bras, y va à deux mains, frappe le chou sur le plan de travail, arc-bouté pour dégager la lame, lui donner du mou et l’enfoncer plus loin jusqu’à toucher le point vital. Faire céder. Ce qui arrive toujours à l’improviste, sans qu’il ait réellement l’opportunité de l’anticiper. Et même, ce n’est plus le couteau qui coupe les tissus et pénètre la masse, c’est le légume qui s’approprie la lame, en capte la force, la conduit en son foyer pour déclencher une délivrance. La sphère se fend et le chou claque. Un silence bruissant abyssal, comme d’ouvrir un espace clos, hermétique, compact et sans fond, qui ne devait jamais s’ouvrir, qui n’était pas destiné à montrer son intérieur. Il n’en avait pas jusqu’ici, d’intérieur, là, il vient de naître. Un silence assourdissant, enveloppant. Un vertige. C’est dans ce genre de boule serrée, dense, se dit-il, que se nichent les idées, se lovent les images, qu’elles macèrent en feuilles chiffonnés qui croissent, prennent consistance, se cristallisent quelques fois comme des parasites, entités enchâssées dans la matière grise et qu’il faut alors déloger chirurgicalement. Le claquement de l’ouverture. Le crac de la sphère scindée en deux. Silence puissant d’accouchement ou déchirement des « tentures du temple », signe de catastrophe. Mâchoires qui baillent et se décrochent, unité rompue. Un coup de gong puissant dans une chambre anéchoïque, phagocyté, mais dont il reçoit, au plexus, le déplacement d’air, pénétrant son être, les vibrations se frayant un chemin jusqu’à son oreille interne. Les mains sur la poignée (il pense toujours dans cette situation à l’épée du roi Arthur fichée dans la pierre ou l’enclume, il ne sait plus), il sent un fourmillement l’envahir, une onde de choc remonter depuis le centre de la boule jusqu’à l’épicentre où il se tient. Une vague le submerge et le dépersonnalise en un éclair, sur le modèle de l’orgasme où se perdre et se trouver coïncident, en possibilité, après coup, d’un nouveau départ, passage secret où «l’idée que le défaut de fondation est encore une fois une ressource et non un manque » (C. Malabou, p.180) fait jouir le corps, redonne l’espoir d’atteindre une autre identité, parfaite, toujours rêvée. Son regard plonge dans les entrailles striées, feuilletées. « L’hypocentre est le foyer souterrain du tremblement de terre, l’épicentre son événement à la surface. Il correspond à la verticale exacte du foyer. Le travail consistant à déterminer la position de l’épicentre, où les dégâts sont les plus considérables, s’appelle une « localisation » ». (C. Malabou, p. 60) Et pris dans cet épicentre, abasourdi par l’ampleur de ce qu’il éprouve, il se sent alors ruisselant de gouttelettes de solitudes, autant de larmes qui lui semblent sourdre du plus profond des limbes qu’il a pénétrés de son couteau.

Lire l’intérieur du chou. Lignes. Strates. Divinations. Tracé d’un mandala inattendu, aucun chou ne ressemble à un autre. Dessin sans début ni fin, sans origine, un vide originel.

Deux cercles, deux lobes, les deux visions d’un même plan, les images recto verso d’une seule coupe. Les surfaces jumelles de deux mondes symétriques, ventricules striés. Au-dessus d’un cône gris osseux et prolongé par les antennes courbes d’épaisses côtes claires, un lacis de feuilles fraîches mais comprimées, presque tendrement calcifiées par la pression que de toute part exerçait vers son coeur la masse rouge nervurée. Et elles se relâchent un peu, montrent leurs circonvolutions, stries et failles, anfractuosités, à jamais tranchées. Cartographie de la cervelle d’un chou rouge, chaque intérieur de chou présente une structure semblable mais chaque fois différente, individualisée, reflétant l’histoire propre de sa croissance, de sa relation au sol et aux nutriments spécifiques que les racines et radicelles y ont capté, des impacts de la météo, les intempéries, les parasites. Un effet profond d’inattendu, renouvelé chaque fois qu’il récolte ses choux rouges et les débite. « Du fait même que l’épigenèse est un développement qualitatif et non quantitatif, il est impossible qu’elle se déploie sans une dimension essentielle d’inattendu. » (C. Malabou, Avant demain, p.46) Un graphisme de style sismographe en deux teintes car la chair est loin d’être uniformément rouge, bien plutôt organisée en strates concentriques blanchâtres, parfois très régulièrement, à certains endroits au contraire en chaos chiffonné. L’intérieur du chou est l’empreinte du printemps, de l’été, du début d’automne – saisons telles que vécues par le légume, saisons qu’il a traversées et dont il a traduit les impacts en quelques replis intérieurs. Une pratique divinatoire appropriée y lirait bien la trace des éphémérides, des secousses qui ont secoué le microcosme du jardin, des allégresses de la croissance, des anxiétés, des catastrophes naines, la pression des menaces sur le monde, bref, la correspondance objective entre des expériences, des faits naturels et leurs retombées métabolisées en un organisme végétal. À son échelle, dans son coin de potager, il a été bombardé de gouttes glaçantes, sucé par des nuées de vermines, plié par des tornades, arrosé d’eau bienfaisante, caressé de chaleurs vitaminées. On dirait une sorte de tumeur ayant absorbé toutes les humeurs de ces derniers mois dans le tracé de ses strates, ayant respecté son programme mais sans cesse aliéné par des forces autres, altérer, intégrant l’altérité. Il lit ses lignes brisées et concentriques et en cherche le départ, le début, sans succès, effacé par le passage de la lame. Il ne peut qu’essayer de se le représenter à l’intérieur du chou, de son feuilletage comprimé, avant l’explosion. Il suit les lignes, mais chaque fois son attention est déviée, se perd, le commencement en est inaccessible, absent « il faut peut-être alors considérer que cette inaccessibilité même est la racine, que ce vide d’origine est l’origine et que c’est de lui qu’il faut partir comme d’un foyer. » (Gérard Lebrun cité par C. Malabou, p.163) Cet exercice le renvoie aux lectures harassantes et vertigineuses des joutes philosophiques cherchant à déterminer l’origine de la pensée, la naissance des concepts purs, la genèse de l’accord entre « catégories de pensée » et « objets d’expériences », où l’homme a tenté vainement et inlassablement de définir son « esprit » comme le centre et la souche de la Nature. Lecture où son esprit, précisément, a sans cesse l’impression de se mordre la queue, entre le désir de s’enferrer dans un monstrueux héritage de développements cérébraux labyrinthiques, s’y faire admettre, et celui de tout envoyer par la fenêtre, de faire table rase et d’en revenir à une certaine virginité organique, légèrement abrutie. « Si l’accord entre catégories et objets résulte d’une adaptation biologique, si l’a priori et le transcendantal disparaissent au profit d’une harmonisation progressive de la raison et du réel, il est alors possible de considérer la raison comme une donnée biologique. Sans structures transcendantales, la raison n’est-elle pas, tout simplement, un cerveau ? » (C. Malabou, p.130) Mais il ne nie pas qu’éprouver ce labyrinthe, y barboter dans son jus, soit une aventure qui compte, qu’il ne voudrait pas se l’être épargnée.

Il est fouetté par le fait que ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité.

Et dès que la sphère mauve se divise en deux coques qui oscillent sur le plan de travail, il constate surtout qu’une certaine fixité des choses s’estompe, une porte magique s’ouvre sur la vision d’un monde qui se dédouble (et ainsi de suite, en quartiers). Un effet réjouissant de berlue aussitôt talonné par l’angoisse. Les deux demi-sphères ne peuvent plus se recoller, c’est un réel qui se divise, se multiplie, se duplique, des plans de réels voisins et irréconciliables. Des dimensions qui se cumulent. Et se dégage de ces deux faces – dans la béance de temporalités différentes qu’elles déclenchent, s’exprimant au moment où la matière se fend -, un souffle, une haleine froide, caverneuse, qui aspire à rebours, déconstruisant l’espèce de logique rance le rattachant à ce qu’il imagine être les origines, et donne à espérer d’autres développements parallèles, encore cachés, de cette « imprévisibilité à l’œuvre au sein de tout devenir génératif ». (C. Malabou, p.50). Voilà, il est fouetté par le fait que, finalement, ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité. Une expérience similaire à celle du soir où, roulant à vélo dans une campagne rase, étoffée de quelques bosquets de peupliers et de combes envahies de saules, il avait longtemps eu en point de mire à sa gauche, le cercle rouge du soleil déclinant, disparaissant. Pour, soudain, après un virage amorçant une boucle et le retour vers son point de départ, le voir surgir immense, au point cardinal opposé, en miroir, derrière un rideau d’arbres, orange blafard argenté, dans une quasi-simultanéité perturbante, l’image instantanée d’une révolution astrale accomplie le temps de virer à vélo. C’était en fait la lune imitant le soleil au point de lui faire perdre le Nord. Une fraction de seconde, croire avoir basculé, être à l’envers, tête en bas de l’autre côté, là où, le soleil ayant disparu, il se lève.

L’événement inexplicable du soleil double. Peintures sans âge. Douter des sens. Toucher le vide où démarre toute subjectivation. Ecritures sans prédestination, sans programme, librement consacrées à interpréter.

Ce qu’il touche du doigt, des yeux et de l’ouïe, en dépeçant le chou en cuisine, avant de le râper, le cuire et l’ingurgiter, ce claquement et cette haleine comme d’un gouffre censuré, condamné, dont le couvercle soudain explose, il l’éprouve en son corps tout entier dans l’exposition Soleil double de Laurent Grasso. D’abord, l’iconographie présentée, la technique utilisée et l’esthétique convoquée le titillent, perturbent. Cela n’a rien à voir avec l’art contemporain qu’il s’attendait à trouver en cette galerie. Du coup, le « faire» a quelque chose d’anachronique. S’est-il trompé d’époque ? Ce sont probablement des « antiquités », des « vieilleries » récupérées par l’artiste et intégrées à son installation. De petites peintures sur bois vernies. Des images véridiques de catastrophes ou de merveilles présentées comme ayant jalonné notre histoire et, inévitablement, influé sur la constitution cérébrale à la manière d’un chou pliant sur elles-mêmes ses innombrables feuilles en fonction des stress qui les parcourent, feuilles qui grandissent ainsi comprimées, transformant cette contrariété en force protectrice, prenant de plus en plus de volume, compressé. Et donc, il doit se représenter un artiste peignant, aujourd’hui, ces petites icônes à l’ancienne, vivant comme on vivait à une époque où cette manière de faire était naturelle et liée à des organisations mentales et symboliques propres à cette époque. Il doit se dire que ce qu’il a sous les yeux est le fruit d’un travail à la fois neuronal et manuel, délibéré, pour endosser des point de vue aussi lointains, points de vue indispensables à réussir cette façon de peindre. Cela lézarde la perception linéaire du temps, rappelle les multiples correspondances et courants d’air entre temporalités que nos lignes du temps figent dans une ligne à sens unique. Puis, surtout, il y a ces tableaux avec double soleil. Leur lumière aveuglante, irregardable, est représentée par des cercles noirs aux lisérés rouges, comme en éclipse, que débordent les auréoles fulgurantes, brûlantes. Plus il les fixe, plus il a l’impression qu’elles vibrionnent, tournent sur elles-mêmes, animées d’un tourbillon flamboyant. (Serait-ce des incrustations vidéos dans la peinture à l’huile ?) Cette monstruosité dans le ciel, la fin du duel astral strictement limité aux apparitions d’une lune et d’un soleil, met en arrêt tout le système humain, représenté ici par deux armées qui rompent leur engagement, relâchent leurs armes, contemplent le ciel et tentent d’expliquer le mystère, confrontent leur savoir, leur capacité à interpréter ce qui perturbe l’ordre établi (selon lequel ils devaient s’entretuer). Ce que nous voyons est-il bien réel ? L’économie de la guerre comme activité tendant à prendre possession de la terre, de la nature, pour imposer une seule loi au vivant, est suspendue. On voit dans l’arrière-fond les armées se déliter, certains membres de la troupe s’enfuient au galop vers le mirage des remparts. Dans une autre représentation de ce double soleil, des savants se mêlent aux chefs militaires pour commenter, échanger, formaliser l’expérience et essayer de la normaliser, de la faire rentrer dans la normalité des connaissances humaines. Face à cette image – et sa facture ancienne crée l’illusion d’avoir affaire à une archive exhumée et exhibée pour rappeler des merveilles anciennes refoulées par le modernisme rationnel -, il doute de ses sens, il renoue avec le goût lointain de ce qui met en doute ce que les sens perçoivent, leur accord avec le réel. Cette biologisation progressive et collective, par épigenèse, de toute une série de connaissances transmises de génération en génération fait que le monde est comme il est, pensé selon une série de catégories toutes faites, acceptées telles quelles dès le berceau. Douter de ses sens, de ce qu’ils ont perçu jusqu’à aujourd’hui, de leur volonté systématique à occulter le double du soleil, cela le reconduit vers la responsabilité individuelle du « face aux œuvres », le travail de la subjectivité et l’invention de soi. Confusément. En même temps, l’effet saisissant que produit cette petite peinture le conduit à scruter tous ses actes d’écritures, notes, rêves sporadiquement consignés, courriels compulsifs ou recherches épistolaires manuscrites, tentatives littéraires diverses et avortées, les replaçant par intuition dans l’exploration interprétative de ce saisissement (égal, par ailleurs, à l’impossibilité de déterminer où commencent les lignes intérieures du chou mandala). « Le pays où les livres ne s’écrivent pas tout seuls mais ne sont pas non plus de simples copies d’un texte originaire est celui où réside la seule écriture possible, préalablement orientée sans être programmée. Une écriture qui, tout en se développant à partir d’une esquisse structurale, n’est pas prédestinée. Une interprétation. » (C. Malabou p. 169)

Interpréter à la manière du chou qui superpose ses feuilles, interpréter parce qu’il n’y a pas de centre, juste des écritures interstitielles

Une interprétation sans bords, sans début ni fin, juste une force générative tapie dans l’imaginaire comme au cœur du chou, sans départ ni arrivée, un devenir qui empêche les certitudes de régner sans partage, d’installer un système à foyer solaire unique ou d’oublier qu’autour de notre système solaire, il y en a bien d’autres, que l’homme est loin d’être au centre de l’univers, d’ailleurs, il n’y a pas de centre. Refouler cela, c’est prendre le risque de voir s’abattre des pluies de sang ou des myriades d’insectes sur la cité, déferler des flots emportant tout sur leur passage. Magnifiques éruptions volcaniques et ses retombées d’entrailles terrestres incandescentes. Catastrophes et métaphores qui rythment le temps long de la planète et de l’univers, permettant de visualiser l’espace-temps interstitiel, fragile et dérisoire, où l’homme déploie sa subjectivité pour construire une stabilité relative, éphémère.

Pierre Hemptinne

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