Archives de Tag: paradis perdus

Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Tresse lacrymale et paradis perdus

Fil narratif à partir de : les larmes de Gérard de Nerval (« Aurélia ») – Minia Biabiany, Nuit, palais de Tokyo – Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil – Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil 2021 – divers souvenirs de maisons, d’écritures….

Il ne sait depuis quand. Il barbote dans les larmes, coutumières, portant un regard brouillé sur le réel, les faits et objets quotidiens. Du sel sous les paupières. Le mouchoir toujours à portée de main. Les images intérieures diluées dans les yeux mouillés. Les siennes de larmes, bien entendu, quoiqu’il lui semble qu’à travers lui, ça reflue d’ailleurs, d’autres entités, vivantes, antérieures, d’autres temps. Il est traversé, pas étanche. Ses larmes mêlées à celles d’autres. Chaque fois qu’un soupçon d’affinités avec une famille invisible, élargie, spirituelle, réconfortante, vient l’émouvoir, à partir d’une lecture, d’une image qui le touche, d’une musique qui le remue, d’un paysage qui l’accueille. Chaque fois que ces émotions le gratifient d’une illumination, le ravissement de se sentir compris est vite emporté par les affres tourmentées, angoissantes. Il passe sans transition de l’appartenance à la séparation, la perte. Le sentiment d’être membre d’une famille métaphysique est fragile, éphémère, illusoire. Les larmes de Nerval. “C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. » Nerval, « Aurélia », p.371 (édition Pléiade) Tétanisé par la mort rapprochée – à portée, comme le lui rappelle chaque jour l’âge des personnalités dans la nécrologie médiatique -, comme il fut galvanisé par l’énergie indomptable de toute la vie devant soi, il y a longtemps. Devant, derrière, paradis perdus. En parfaite symétrie ? L’un et l’autre pôle attractif se révélant n’en faire finalement qu’un seul ? Par quelles formules amadouer la pression, mener sa barque du mieux possible ?

Le corps coron

Son corps, son mental, ses manières d’êtres voyagent souvent à rebours, comme animal attiré par son ancienne tanière, se lovent, épousent la forme d’un coron où il a habité longtemps. A la manière d’un homme se costumant pour un rituel, Il lui semble en revêtir intérieurement tous les attributs architecturaux, esthétiques, sonores, visuels, sociaux qui en faisaient l’âme. Il occupait plus exactement une excroissance, la proue dissymétrique du coron, un logis fabriqué par un ouvrier, bricolé pierre à pierre, ramenées en brouette de la carrière pas très éloignée. Des moellons délaissés, des rebuts, voire quelques matériaux détournés. De guingois, accolée à la pointe du coron semi-rural, morceau rapporté, érigé petit à petit, approximativement, au fil de plusieurs années (reflétant le temps laissé disponible à un ouvrier pour bâtir la maison de ses vieux jours). C’était au bout d’un cul-de-sac, la route prolongée par plusieurs sentiers, dont l’un conduisait à la rivière et les vestiges d’un ancien moulin à eau, non loin d’une haute cheminée en brique, reste totémique d’une minoterie. (Plus tard il assista au dynamitage de cette cheminée et vécut dorénavant dans un paysage doté de « quelque chose en moins », un manque.) Un passé industrieux avait irrigué la région. A l’arrière des maisons, une petite ruelle au carrelage inégal ou grandes dalles de pierre bleu patinée – posée avec amour, reflétant le savoir-faire de tailleurs de pierre –  longeait les remises en enfilade où se rangeaient outils, machine à lessiver, séchoir, vélo ou mobylette, WC directement sur la fosse septique. Au bout, les potagers en mosaïque. Il n’y vivait là plus guère que des ouvriers retraités, mémoire vivante, chancelante d’une économie envolée. Il était souvent invité à boire le café chez l’un ou l’autre. Certaines vieilles voisines lui apportaient des restes de potées (oseilles, lardons, pommes de terre) ou un bol de soupe, sympathie pour le marginal esseulé (mais que l’on sentait de « bonne faille », notamment grâce aux visites ponctuelles du père). On lui racontait par le menu la façon artisanale – et paupérisée- dont sa petite cahute avait été construite, de bric et de broc, comme ayant grignoté subrepticement, sans autorisation, un peu de terrain vague, entre la route et les autres habitations. On prenait à cœur qu’il intériorise cette histoire, qu’il en devienne une sorte de réincarnation. Ils étaient contents que quelqu’un occupe ce logis atypique, important dans leur communauté. Ils avaient cru que personne ne daignerait s’y intéresser, qu’il resterait vide à jamais, se délitant peu à peu.

Il était là enfin « à couvert », après un temps de turbulence, de déplacements, d’insécurité, de lieux en suspens. En quelque sorte, il était en cavale. Ca lui collait à la peau. Il avait fui l’école, l’enseignement, les études, le cheminement vers une métier, une carrière. Il était en roue libre, hors case, entre les lignes, ne mesurant pas encore la ‘gravité’ de sa décision, mais obsédé par l’urgence de substituer une promesse d’avenir à celle, conventionnelle, qu’il venait de rejeter. Il cherchait et essayait divers rites de substitution (comment remplacer la voie imposée par une autre et ‘réussir’ à vivre). Mais sans levier, rien dans les main., D’abord, voilà, enfin, un chez lui, une assise, un trou où se terrer, où on ne peut venir l’embêter, le reprendre. Un bien acquis avec l’héritage de la mère. Deux pièces minimales, sans sanitaire, juste un robinet, quelques prises de courant, une cellule. Là, décidé à se consacrer totalement, à la poésie, y consacrer tout son temps. Sans savoir vraiment ce que cela signifiait, au fond, invoquant une ‘force’ qui deviendrait tutélaire, le protégerait, pourvoirait à ses besoins. A défaut d’y voir clair – peut-être du reste qu’une certaine cécité était indispensable -,  rigoureusement, écrivant, lisant, relisant, corrigeant, déclamant, arpentant la pièce, et puis les champs, les bois, les berges du canal, à toute heure du jour ou de la nuit. Cherchant. Il n’ose toujours pas rouvrir les fardes où s’empilent les pages et les pages tapées à la machine. Et à défaut d’examiner froidement ces pièces à conviction, il lui est impossible de se représenter  ce qu’il avait en tête, alors, face à la page blanche. Qu’est-ce qu’il écrivait ? Et plus il s’éloigne (vieillit) plus c’est un mystère. Aujourd’hui, quand on l’interpelle : « ah ouais, t’écrivais des poèmes ? quel genre ? ça parlait de quoi ? » Il reste le bec dans l’eau, comme on dit. 

Sa bicoque fut déclarée insalubre par l’administration communale, ce qui la lui rendit encore plus chère, à la manière dont on prend la défense des déclassés sociaux. Le stigmate renforça le lien organique entre cette carcasse abritante et l’écriture de paria qu’il y dévidait comme un fil d’Ariane, s’auto-envoûtant. Conforté dans son coup de tête de rompre avec l’ordre, ce qu’il cherchait (sans savoir ce qu’il cherchait) ne pouvant se trouver que dans le hors-piste. Jacques Roubaud, commentant sa découverte bouleversante de la poésie : « A la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j’établissais entre la poésie et le lycée (…), j’ai cessé de considérer qu’il pouvait y avoir le moindre rapport entre la poésie et les institutions d’enseignement. » (p.1478) (…) Si Roubaud se donne un plan d’études pour parvenir à dégager le temps à consacrer à son projet de poésie, et inscrit celui-ci dans un programme rigoureux d’études poétiques, lui, larguait les amarres, abandonnait la rive, renonçait à tout, inconscient.

Il persistait dans le taudis, rivé à l’écritoire, un petit secrétaire hérité d’une arrière-grand-tante, lisant, ciselant des vers, inlassablement. Puisant dans une expérience de vie somme toute très limitée, à moins de vingt ans !Les ressources de la mémoire sont encore minimes. Sauf une mémoire inventée. Alors, imaginant. Projetant. Face au vide. Attendant de rendre visible ce que lui seul verrait apparaître. Mais quoi ? A l’affût. Le terme évoque la chasse et les esprits invoqués par les chasseurs animistes. De la même manière, une fois les amarres larguées avec la rive scolaire, sa règle de vie était de se donner entièrement à la poésie, de l’avoir toujours en tête, développant un régime spécifique d’attention, espérant réaliser de bonnes prises, transformer un peu de vent en or. « C’est pourquoi les vieux chasseurs ne cessent de rappeler aux jeunes gens qu’ils doivent constamment garder les animaux à l’esprit, quelle que soit l’activité dans laquelle ils sont engagés, comme un exercice propédeutique de l’attention. » (p.100) Il lisait beaucoup – mais sans méthode, contrairement à quelqu’un comme Roubaud -, plutôt en chien fou, ivre et inlassable, les poètes préférés, leurs œuvres, leurs vies et cherchait à identifier les forces, les courants qui lui offriraient quelques dérives profitables. Il mimait, imitait, copiait, enfilait les défroques pour « ressembler à », se glisser dans des peaux plus perméables aux flux poétiques des sens et des êtres. Il pistait. « Dans tous les cas, lorsqu’un chasseur porte le vêtement d’un animal de l’espèce qu’il poursuit, il copie les mouvements et le comportement de sa proie, certes en partie pour lui donner le change, mais aussi pour se faire reconnaître comme un congénère dans le collectif animal avec lequel il aspire à renouer des liens de bonne intelligence. Bref, de même que porter un masque d’animal, c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler un costume d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder à sa physicalité et la détourner à son usage. » (p.141) Se doter d’accessoires relevant du registre de l’écriture voyante, adopter des objets et des attitudes « qui font poète », emprunter des comportements, des vêtements, des coiffures évoquant les silhouettes maudites, tutélaires, manier ainsi une série de fétiches – pipe, longs cheveux, nœud papillon, foulards, casquette de velours, sabots, plume élégante -, c’est voyager dans le temps, se projeter en intrus au sein d’un collectif imaginaire d’esprits, d’âmes disparues, à la manière des techniques de chamanes pour intercéder auprès de communautés animales. « (…) En s’appropriant le blason d’une espèce, un humain ne fait pas qu’emprunter l’apparence qu’un membre de collectif animal revêt aux yeux de ses congénères, il emprunte aussi les dispositions physiques spécifiques qui le feront reconnaître par ces mêmes congénères comme partie intégrante d’un corps collectif détournant ainsi les aptitudes d’une espèce à son profit. » (p.155)

Poésie, magie, animisme

Il s’essayait à la magie, en somme. Comment, par des incantations versifiées, sortir de la précarité spirituelle et matérielle, s’assurer un confort un peu stable ? Regarder dans les yeux la vitalité du vivant, bouillonnante, désemparente, qui suintait de ses organes, l’inondait, le diluait dans un cosmos trop vaste pour lui, où il peinait à conserver son brin de singularité, comment transformer cela en musicalité libre ou rimée, ordonnée, domptée, et y apposer un copyright ?  Par quel coup de génie !? Quand il déclare « avoir passer sa jeunesse à écrire des poèmes », on lui demande alors « quel genre de poésie ? ». Et il reste coi, il ne sait plus. Disons des stances ésotériques, partant d’un brouillon plutôt narratif arpentant un sentiment ou ressentiment, un désir ou un rêve, une plainte ou complainte. A partir de là, il limait les mots, les articles, les idées, pour faire émerger un entretissement de syllabes et consonnes comme image sonore avant tout, une façon de concilier dans un phrasé harmonieux, rythmé, le flux des altérités et adversités qu’il affrontait chaque fois qu’il se projetait dans ce qui vient, essayant de déterminer son devenir (ce qui implique l’invention d’une diplomatie idiosyncrasique entre les « pour » et les « contre »). Jusqu’à atteindre un libellé hermétique. Tout ça dans un climat d’amour perdu, impossible, et d’adieux infinis à la mère. « Le désir d’un ailleurs, dans tous les domaines, était un corollaire constant de mon état de deuil. (Et a sans doute été un état constant de mon existence, à tous moments (il est fortement affaibli aujourd’hui).) » (Roubaud, p.1719) Écrire était une tentative de « mettre ensemble », dans un tout coopérant, dans un même chant intérieur, chant murmure, à la fois ce qui avait tendance à le disjoindre du vivant et les quelques entités alliées auxquelles il se sentait « joint ». Il donnait consistance ainsi à une tresse de « motifs » double-face – la succession obsessionnelle de poèmes – symbolisant sa manière de rester accroché au vivant, de conserver des chances de « devenir quelque chose ». C’est dire qu’il ne voyait pas comment arrêter cette écriture, c’est ça qui le maintenait. Le recueil-serpent de ses écrits – chaque poème identique au précédent et en même temps différent – fixait, matérialisait une « raison d’être ». Cela, à une échelle toute individuelle, évoque « le mythe wauja de l’origine des motifs graphiques. Ils sont attribués à Arakuni, un jeune homme qui a commis l’inceste avec sa sœur et qui fut en conséquence chassé du village par sa mère. Inconsolable, Arakuni se fabrique un habit de serpent monstrueux qu’il va endosser pour devenir reptile ; il le tresse avec de la fibre végétale tout en chantant son désespoir, chacun de ses couplets faisant surgir un motif de vannerie différent, de sorte qu’à la fin du chant l’habit présente sur sa surface tous les motifs du système graphique wauja disposés non pas en succession, mais comme une transformation continue les uns des autres. » (p.164) Un chamane parle d’un « dessin qui ne se termine jamais ». Il ne fallait pas que ça se termine. Pas dans la configuration où il se trouvait alors, à l’époque du coron (de constitution aussi un peu reptilienne). Et donc, écrire, écrire, envoyer les feuilles noircies à quelques amis, aux revues et fanzines confidentielles de Belgique et de France, aux micro-éditeurs, aux journalistes obscurs, tout cela caché sous un pseudonyme fantastique.

Rester si longtemps à battre la campagne, au propre et au figuré, forcément, il ne pouvait que basculer dans « autre chose », un flottement ontologique, interspéciste. Tant de jours et de nuit à chercher secours du côté des chimères, il avait forcément ouvert des portes, conspiré avec des existants immatériels, élaboré des arrangements et agencements vitaux avec des agents irrationnels.

Et curieusement, après quarante ans, quand il retourne en cette maison, par le rêve nocturne, ou la rêverie éveillée, il ne réintègre pas son corps d’ermite penché sur son cahier, de l’encre sur les doigts, mais celui du bâtisseur anonyme, ce bricoleur, rugueux mais tout autant poétique. Il est l’ouvrier qui transporte ses matériaux, à la brouette, comme une fourmi exilée. Jadis, se dit-il, « quand même, je ne suis pas resté à ne rien faire, j’ai construit ma première maison, un refuge, sur un bout de terrain vague ». Presqu’une cabane lunaire. C’est le signe, en quelque sorte, d’une corporéité plurielle qui n’est plus assignée à une seule enveloppe. Si cet état était contenu, connu de lui-seul, une curiosité avec laquelle il jouait, il s’est mis à déborder, empiéter peu à peu sur sa vraie vie.

Il était dernièrement au bistrot du village, attablé sur la place, en marge du marché local. Des jeunes récemment installés dans le coin, racontaient leurs chantiers de restauration d’anciennes bergeries en pierre. L’apprentissage des outils, des techniques de construction. Les anciens donnaient des conseils, se proposaient pour venir initier, sur le terrain. Profitant d’un silence, il entreprit le récit de sa première maison, comment il avait coupé dans le bosquet les arbres de la charpente, les avait laissé sécher deux ans, deux ans pendant lesquels il allait aux carrières récupérer des matériaux déclassés, moellons, sable, gravier ; parcourait les décharges à la recherche de châssis et portes bazardés ; visitait les entreprises et marchandait des fins de stock de tuiles et carrelages. Il était déjà bien avancé dans cette évocation somnambulique quand un étrange doute entrava ses paroles. En un éclair, il se rendit compte qu’il n’était plus dans le réel. Il inventait. Il était dans la peau d’un autre. Ce n’était pas mentir qui l’étonnait. C’est qu’il entendait ses mots et qu’il croyait à ce qu’il racontait. Dans ses bras, ses jambes, ses mains, il se sentait celui qui avait bâti cette maison, lointaine, perdue, peut-être aujourd’hui rasée. « Et comment se fait-il que j’ai perdu l’art de tailler la pierre, de manier ces outils sur ce matériau fascinant ? » Voilà le genre de pensée qui l’effleurait. Il se reprenait vite, « mais enfin ! ». N’empêche, ça revenait furtivement. Le doute s’immisçait. Perturbant, et exaltant  la fois, l’entretissement opératoire du vivant, ce n’était pas du vent, ça tissait sa vie, sa mémoire, ses organes à d’autres vies, mémoires, organes, et toujours plus, avec l’âge, l’usure, la familiarité de plus en plus accentuée avec ce qui fertilise son imaginaire comme principe vital, de là percolaient les larmes de paradis perdus, toujours plus abondantes.

La nasse mémorielle

Si le terme d’entretissement est devenu omniprésent chez ceux et celles qui plaident l’invention d’autres relations entre humains et non-humains, la référence aux techniques textiles sied mal à la manière dont ça le prend – en quel entretissement il se trouve engagé. Il imagine plutôt une matrice neuronale ressemblant aux installations de Minia Biabiany vues au palais de Tokyo (on dirait la caverne où l’on sonde la mémoire). Nuit. Une spatialisation de matériaux en des temporalités différentes, des structures flottantes, des fils narratifs congruents ou s’ignorant, motifs sériels de rendez-vous dont ne subsiste que l’ossature d’embranchements, des segments de trajectoires suspendus. C’est d’abord, dessiné au sol, juste à la surface usée recouvrant le passé enfoui, tout ce qu’a produit le passé, brut, et ne peut être recueilli qu’après coup, au compte-goutte, par l’intermédiaire d’un damier irrégulier, dérangé. Une géométrie fantaisiste évoquant marelles et nœuds d’une nasse cosmologique. Le filet que sans cesse il jette dans le sous-sol et qu’il remonte, souvent vide. Ce qui est dessiné là est une trame aléatoire pour saisir, enfermer, ramener au jour des souvenirs, les verser sur le plancher pour les examiner. (« Une » trame, pas « la » trame, celle d’une personne singulière, mais de même famille que celle à sa disposition, d’où éveil de correspondance. Il s’y reconnaît. Il rentre dedans.) Des lignes, des losanges, des trapèzes, des ouvertures, des enclos. Comme les séparations des parcelles cultivées d’un vaste paysage vu du ciel. Ces séparations sont fragiles, faites d’humus, de cendres, de copeaux broyés. Certaines parcelles sont « pleines », évoquent soit des tombes fraîches, soit des parties de potager dont la terre vient d’être retournée, binée, bien meuble, en jachère, attendant les semis. Un jardin entretenu, travaillé. En attente de printemps. L’ensemble fait l’effet d’un pays où il revient, soit pour s’y coucher, finir, soit pour y cueillir des énergies neuves qui en surgissent dès lors qu’il s’y penche comme sur un miroir énigmatique. (Ca ressemble à quelque forme luisante entraperçue en lui quand il se roule en boule, hérisson sur la défensive.) Finalement, ce parterre s’apparente aux lieux totémiques où les « êtres du Rêve » aborigènes « laissèrent aussi en dépôt des semences d’individuation ; appelées « âmes-enfants » dans la littérature ethnographique, lesquelles s’incorporent depuis lors dans les humains et les non-humains composant chaque classe totémique issue d’un être du Rêve et portant son nom. De ce fait, les propriétés héritées du prototype s’actualisent à chaque génération dans des humains, des animaux et des plantes, qui constituent, en dépit de leurs différences d’apparence, autant de manifestations identiques du groupe de qualités fondamentales au moyen duquel s’affirme leur identité commune. » (p.196) Ces « âmes-enfants » restent là disponibles. Face à ce damier dérangé, tracé sur le sol élimé, revêtement accidenté, il reconnaît l’interface qui trame sa mémoire. Pourtant issue d’ailleurs, d’une autre mémoire, celle de l’artiste qui l’a dessinée, sculptée. Surplombant un paysage iconique où se ressource sa singularité aux singularités sous-jacentes aux lignes dessinées, enfouies, sans qu’il puisse les identifier, les objectiver. Ca grouille. Son regard erre dans les espaces de cette grille, avec ses ouvertures, ses fermetures, labyrinthe où il se sent bien. Au-delà de ces mailles, poudroient divers paradis perdus – comme la brillance au-delà des arbres où fusionnent ciel et étang, abîme. Les larmes lui viennent. Comment un tel lieu « artistique » symbolise-t-il aussi bien la genèse de sa mémoire, de ses premiers rêves, dans ce qu’ils ont de strictement attachés à son avatar corporel tout en l’inscrivant au sein d’une communauté potentielle d’êtres qui sentent et pensent leurs propres problématiques ? Ce qui le renvoie, obscurément, à ce qui l’étonnait jadis en ses protocoles poétiques d’écriture : « d’où vient la profondeur mémorielle que je sonde alors que je suis encore tout neuf, que la couche de mes souvenirs est encore si ténue ? »

Sans doute faut-il insister, aller plus loin dans le parallélisme entre ces lieux de pratiques artistiques ouverts aux interprétations et la formation des sites totémiques riches de gisements d’âmes-enfants. « Des récits étiologiques racontent que, lors de la genèse du monde, au « temps du Rêve », des êtres dotés d’aptitudes humaines, mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes, sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre ; les actions qu’ils accomplirent, les relations pacifiques ou violentes qu’ils nouèrent avec d’autres êtres du même genre, eurent pour résultat de façonner le milieu physique, soit parce qu’ils se métamorphosèrent en un élément du relief, soit parce qu’une trace de leur présence demeura visible, de sorte que les traits caractéristiques des lieux aborigènes – les chaos rocheux et les gisements d’ocre, les lits de ruisseau et les cordons littoraux, les bosquets et les collines – portent témoignages jusqu’à présent de ces péripéties. » (p.196) L’artiste a dessiné les traces par lesquelles la présence de ce qui a eu lieu – et dont il procède- reste visible, à portée. Sans cesse actualisé – par ceux et celles qui viennent regarder même parfois sans comprendre – comme l’eau d’une source.

Traces parmi un habitat explosé

Puis il y a des fils verticaux, légers, qui soutiennent, horizontaux, des traits sombres en lévitation désordonnée. Un grand mobile éclaté dont le point d’attache est hors-champs, au-delà du visible, à imaginer/concevoir. Des bouts de bois calcinés, les débris d’une maison commune, flottent dans le vide, oscillent. Oscillations pluri-rythmiques. Survolant le motif de nasse enracinant la mémoire, c’est la charpente d’un « habité » complètement explosée, atomisée. De par ses origines, l’artiste spécifie représenter, là, la prédation impitoyable du colonialisme et de l’esclavagisme aux Antilles. Mais aujourd’hui que l’on sait que le colonialisme – « essence » du capitalisme – a ruiné l’ensemble de l’habitat terrestre de l’humain, ce particularisme colonial parle à toute sensibilité, quelle que soit son origine culturelle. Le colonialisme est devenu un universel géographique, géologique. Et en regardant ces bois flottés, aériens, continuant à rendre présente la déflagration, la dispersion des matériaux par le souffle de la violence, l’œil et l’esprit tentent vainement d’écrire et jouer la musique (poésie), formule magique qui enclencherait une reconstruction (la remise en état,  les morceaux ré-assemblés, ré-emboités). Reconstruction équivaudrait alors à retour en arrière, « revenir avant ». Or, tout en en parcourant avec précision, douloureusement, les fractures, les béances irrémédiables et en prenant, finalement, un certain plaisir à épouser les discontinuités de cette morphologie morcelée, n’y a-t-il pas là une « leçon », une piste de solutions aux fracas binaires du monde ? Un plaisir paradoxal s’identifie à cet ensemble dissocié, l’incorpore et réveille la faculté d’auto-réparation cellulaire telle qu’activée par exemple chez certains reptiles amputés d’un bout de leur queue. La réparation, ici, ne consistant pas à remplacer ce qui est perdu, à guérir et faire oublier les fractures et le morcellements mais à les inscrire dans une jouissance d’un autre type au cours de laquelle le fonctionnement cellulaire absorbe les parties absentes, fantômes, les accepte telles quelles, en tire une force nouvelle. Ce qui se traduit en de lentes gestations, germinatives et, tels des bourgeons imprévisibles, en surgissent des organes immatures, discrets et originaux, aux intersections entre bois flottés, racines tramées et ombres souples sur les murs, révélant le travail de la nuit constante, même en plein jour. Des ébauches, des offrandes, imprévues, malhabiles, touchantes. Des commencements possibles. Des formes malléables qui peuvent remplir toutes sortes de fonctions. Selon les mémoires qu’elles vont stimuler. « Il faut laisser s’approcher les images de mémoire, les assembler tant bien que mal en la tête pour constituer, avec de la chance, quelque chose de cohérent. » (p.1304) Il court après ce genre de sites génésiques de l’art – ils ne se décrètent pas, il n’existe pas de guide ou de répertoire objectif – par lesquels sa mémoire est sollicitée, tourmentée, sondée, et à partir de quoi il cultive cette patience de l’approche, cette activité de composition, de jeu avec la chance, d’espoir de cohérence. Souvent pour rien. Mais exercice qui n’a de sens qu’à être toujours renouvelé pour exhumer, de temps à autre, des traces de vécus, de lieux déjà visités, d’actions vécues, les identifier, les cartographier avec avidité car « reproduire visuellement une trace, c’est redonner vie à la cause immédiate de ce qui l’a produite, réveiller son agence dans l’espoir d’en orienter l’effet » (p.256), c’est conjurer le temps qui passe, sans illusion, l’altérer avec du temps retrouvé, immobile, avec l’impression de pouvoir répéter ou modifier ce qui s’est déjà produit, le brouiller dans la latence brillante des larmes.

Pierre Hemptinne

Des paradis perdus à la nappe de sang

Fil narratif à partir de : « Paradis perdus » au Musée des Beaux-Arts de Tournai – Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère, L’olivier 2020 – Olga Tokarczuk, Les livres de Jacob, Les Pérégrins – Juan José Saer, Les Nuages, Le tripode – une pandémie, des souvenirs, une promenade/parcours d’artistes à Quevaucamp…

Appuyé à la balustrade, la fraîcheur brumeuse de la nuit se dissipant, l’azur idéal diluant les laitances atmosphériques, la luminosité gris souris se transcendant peu à peu en teinte radieuse, il hume tout ça , enveloppé de couvertures, près des cendres du brasero qui tiédissent, compagnon de toute une nuit alternant veille et somnolence, trous noirs et rêves agités, silence de tombe et cris ou glapissements déchirants d’animaux nocturnes, vide abyssal et coups d’œil brefs à la voûte étoilée. Parfois encore une fumerole, le fumet des braises, dont des traces rejoignent et se fondent dans les fumigations blanchâtres qui montent de la vallée. Son regard surplombant erre dans les bordures herbeuses de la route, dans les pieds broussailleux et mousseux qui ourlent la forêt encerclant la maison de toute part, dans les rocailles qui délimitent le jardinet. Il détecte les formes de champignons, camouflés, absents hier. Irruptions fraîches . Quand il en a repéré une ou deux, d’autres apparaissent, groupés, constellations figées. Comme pour les étoiles dans le ciel nocturne. Il lève la tête, n’en voit d’abord qu’une, intense, jouant son rôle de première et peu à peu, les myriades clignotent. Il épie à la jumelle les colonies de sporophores, ces chapeaux éphémères, déjà altérés par le temps, les animaux, les intempéries, captant ombres et lumières, non pas avec un œil mycologique mais avec l’attention réservée à des œuvres exposées en galerie. Encore que le regard d’un mycologue prenne en compte aussi les dimensions esthétiques.

Depuis des semaines, ça y est, se creuse un manque au niveau du voir, une absence de formes et couleurs nouvelles à intégrer, venant agiter les traces déjà enregistrées, couche après couche, assurant aération et rajeunissement des tissus où il conserve tout ce qu’il a vu et qui compte (pour lui). Voilà plusieurs mois qu’il n’a pu aller au musée, découvrir des œuvres jamais vues ou revisiter certaines déjà présentes dans ses archives intimes. Une fois par mois, en effet, il descendait à vélo jusqu’à la bourgade la plus proche, bâtie de part et d’autre de la rivière dévalant des cimes cévenoles, juste avant les garrigues, laissait la bécane chez un marchand de vélo (mais qui diversifie ses activités, vend et répare motoculteurs, tronçonneuses, taille-haies…), empruntait un bus qui le conduisait à l’une ou l’autre grande ville, dotées de quelques musées dynamiques, anciens et modernes. Mais voilà, les choses ne s’arrangent guère et ces institutions sont toujours fermées, depuis des années, depuis la grande pandémie de 2020 suivies d’autres, régulières, scandant la vie confinée de la planète. Ouvriront-elles encore un jour, à présent qu’elles ont toutes migrer vers le virtuel, déployant des visites à distance, contribuant aux phases d’épanouissement totalitaire des technologiques numériques, devenant rouages exemplaires de l’empire numérique, l’aidant à prendre en mains l’imaginaire collectif. La technologie n’est-elle qu’une roue de secours transitoire ou la réalisation d’une mutation définitive, une force coloniale s’emparant des moindres ressources premières humaines ? Plus le temps passe, moins il devient permis de douter de la réponse. 

Des pans entiers de temps et d’espaces qui faisaient partie intégrale de sa vie active passée, physique et spirituelle et qui continuaient à cristalliser dans son histoire ressassée à chaque instant, ont sombré, arrachés, disparus de sa géo-organologie, rayés de la carte sociale, le privant peu à peu d’oxygène, enrayant le processus incessant de décomposition, recyclage, recomposition, exhumation fictionnelle  en quoi consiste la vie spirituelle.  « Les lieux où j’ai cherché, erré, souvent palpité n’existent plus », et qu’ils soient clos, vidés de leur mission, suffit à interrompre ou raréfier en tout cas l’alimentation des processus imaginaires qu’ils assuraient.  Ses visites aux musées les plus proches – y compris aux plus humbles consacrés à la mémoire locale, aux patrimoines naturels et aux traditions et artisanats disparus – n’étaient elles-mêmes qu’une subsistance de ses anciennes grandes vadrouilles à Paris. Il arrivait tôt et partait tard, il marchait sans cesse, reliant de ses pas, à la manière d’une constellation, une dizaine de galeries d’art où, de flânerie en flânerie, au fur et à mesure qu’il se familiarisait avec la ville, il avait « pris ses habitudes », points de repère. Sans oublier que chaque pérégrination lui réservait des surprises, de nouvelles adresses, de nouveaux détours. Il préférait, finalement, ces lieux aux musées, plus simples, plus directs, il pouvait entrer et sortir, butiner, ou pas, sans obstacle, sans rituel de ticket et de vestiaire, sans affluence, restant plus totalement dans ses propres rêveries, ces haltes s’intégrant plus organiquement au rythme de la balade urbaine. Il n’était, en aucun cas, mû par aucune  religion de l’art ou esprit spéculatif de collectionneur. Cela ne ressemblait pas plus à ce que l’on appelle « faire le tour de sa propriété », ici, propriété pouvant signifier un certain domaine de l’art qu’il aurait « marquer », et d’où il puiserait un certain confort, un renforcement de ses goûts et couleurs, une appartenance marquée à une culture légitime, ou à un combat pour légitimer certaines formes peu reconnues. Il aimait observer, regarder, de la même façon que les paysages quand il marchait en campagne ou pédalait en montagne. Il accordait autant d’attention aux protocoles, aux attitudes, aux comportements du personnel et des habitué-e-s, aux échanges téléphoniques captées parfois entre une galeriste et un artiste (il se souvient ainsi avoir été témoin d’une conversation avec Georg Baselitz) ou un ou une collectionneuse. Souvent, il ne savait pas ce qu’il voyait, « mais qu’est-ce que c’est ? », « d’où ça vient ? », était perdu, devait ramer pour raccrocher à quelque chose faisant sens pour lui. Après coup, il aimait quand ça le plongeait dans la perplexité, et que cette tonalité déteignait, enchantait ensuite sa manière de marcher dans les rues. C’est surtout alors que, à partir de la réaction en chaîne des sensations, peu à peu remontaient en lui des réminiscences, sa manière de recréer les œuvres en images mentales à lui  (sans quoi, sans cet intangible multiplié par autant d’individus les ayant incorporer, elles n’existent pas). Jamais, finalement, même après des années, il ne se sentait dans ses galeries comme chez lui, mais l’intimidation des premières fois avait disparu, une familiarité s’était installée. Ce qui l’intéressait dans ce qu’exhibaient et mettaient en scène ces « cubes blancs » était le travail de représentation effectué par des dizaines d’individus, au présent, convoquant des héritages, recyclant l’histoire de l’art, actualisant des images aux intersections des patrimoines imaginaires individuels et collectifs, apportant leurs visions singulières, réorganisant des esthétiques déjà en place, déplaçant des références. (La continuation évolutive de ce qui meut le champ artistique tel qu’étudié par Bourdieu, au fond). Il avait besoin de happer régulièrement de nouvelles images, récentes, inspirées de l’air du temps et donc des multiples manières dont « l’époque » le traversait, qui résonnaient avec celles enfouies et grouillant dans son cerveau, qui ranimaient des souvenirs, relançaient et soutenaient en permanence l’interprétation des formes constituant au fil des années, son musée intérieur. Outre qu’ainsi émergeait la possibilité d’une permanence symbolique depuis les premiers gestes artistiques humains jusqu’à lui et par là le situait dans une histoire, elles lui permettaient d’entretenir une relation active, toujours pleine de surprises, avec tout ce qu’on cerveau avait emmagasiné. Il se promenait de galerie en galerie un peu comme ces insolites chercheurs, sur la plage, dans certains champs, casqués, remuant juste au-dessus du sol, les antennes d’un détecteur de métaux. Chaque fois que ça vibrait, il s’arrêtait, tombait en arrêt, scrutait, enregistrait des traces, prenait des notes et quelques photos. A l’aveugle, à l’instinct, il organisait ses outils de rétention. C’est grâce à ces stimulants extérieurs que se révélaient, de façon imprévisible, des bribes insolites ou des pans entiers de sa mémoire qui, sans ça, resteraient à jamais inaccessibles, ne reviendraient jamais à la surface, le vouant alors à une vie intérieure beaucoup plus inerte, stable et plane. Ce n’était rien d’autre que des matériaux réactifs, des outils pour fouiller ce qui était enfoui en lui. Il fallait que ce soit le témoignage d’une créativité polymorphe et « en train de se faire », pour être touché par la sensation que tout cela travaillait sans cesse, que l’héritage des arts étaient sans cesse en train de se  transformer, sans règles préétablies, passant d’un individu à un autre, à travers les âges et les modes, filiations étroites ou larges, flux de réminiscences ininterrompus. C’était cela, ce mode d’expérience esthétique, labile, cosmique, qui le conduisait à contester la légitimité de « propriété » des œuvres et le principe des droits d’auteur – postulant donc cette fiction ou supercherie d’un auteur-autrice unique aux choses. (De façon plus macro, il s’opposait aux principes de la propriété intellectuelle érigée comme essence du capitalisme numérique.)  Il percevait bien plutôt leur dimension de biens communs, privé de toute existence et consistance sans les multiples et aléatoires connexions du collectif au singulier, du singulier au collectif, du passé au présent, à travers d’innombrables sensibilités recevant, revisitant, recréant, croyant saisir de l’inédit, et d’autres examinant, percevant, réagissant, interprétant, attirées, fascinées ou indifférentes, toutes attestant, finalement, serait-ce sans s’en rendre compte, l’inexistante page blanche, vierge.

Chaque fois que lui manque les substances de ces errances glaneuses d’œuvres d’art, de signaux esthétiques émis par d’autres humains, il y substitue de façon obstinée d’autres dérives contemplatives dont divers travaux physiques, corps à corps avec le paysage. Disons que suite à cette économie tarie du flux culturel, certaines tâches manuelles ordinaires ont changé de valeur. Ainsi, il descend de plus en plus souvent dans le bois juste en face, de l’autre côté du lacet macadamisé, dans un terrain presque à pic. Il empoigne dans le réduit humide, creusé dans la roche, situé sous la terrasse, fermé d’une porte à claire-voie donnant sur le jardinet, de vieux outils, pelle, pioche, masse, bêche, râteau, truelle, barre de mine, aux manches usés, aux fers polis, outillage rudimentaire, non motorisé, qu’il a toujours connu, qu’il a toujours manié, hérité de son grand-père maternel, véritables prothèses de ses membres, de ceux des aïeux. Il balance tout ça dans une vieille brouette, traverse la route, s’engage dans la pente raide qui mène aux zones boisées, sans fin, jusqu’au crêtes et autres vallées enchevêtrées vers les massifs culminants. Il y entame des micro-transformations, d’infimes aménagements de territoire, des altérations paysagères ténues (ou des greffes de ses paysages psychiques à même le sol du paysage naturel, par effet de domestication très discrète). Il a d’abord taillé un chemin dans le massif de ronces et d’orties, puis dans l’exubérance des premières fougères pus hautes que lui, et sculpté à coups de pioche et de  bêche quelques marches dans la terre et la caillasse. Ensuite, atteignant la partie envahie d’arbustes puis d’arbres plus grands, très anciens, il a entrepris de tracer dans la pente raide, un chemin, à flanc de coteau. Lentement, patiemment. Sans aucun geste trop brusque, avec le moins de brutalité possible, en espérant que sa progression passerait inaperçue à l’œil nu, au maximum intégrée à la vie de la masse vivante en laquelle il se fraie un chemin balisé. Ainsi, dans le massif de ronces, petit pas par petit pas, observant les insectes butinant, les formes formidablement entrelacées des tiges robustes, épineuses, coupant au sécateur, petit bout par petit bout, jour après jour, dessinant des angles de façon à ce que, de la route, il soit impossible de deviner où mène cette sente. Puis, une fois extirpé de l’hydre hirsute, au travail au-delà du rouleau végétal, imaginant peu à peu le dessin qu’il destine à son chemin quand, appuyé sur le manche d’une pelle, il regarde et scrute le sous-bois, les jeux de lumière entre les troncs, des zones plus aérées et envahies d’herbes folles, des parties où affleurent la roche. Quelque part, même en été, il entend de l’eau ruisseler. Un point sonore vers lequel il s’oriente. Mais quand l’atteindra-t-il ? Il avance très lentement. Pas à la manière d’un ouvrier de terrassement. Plutôt un archéologue qui remue délicatement le sol. Si bien qu’après les premiers bruits métallique des outils, le silence observé par les oiseaux ne dure pas longtemps, très vite son activité est acceptée, ne dérange plus. Il goûte particulièrement cet instant, sensation de se plonger dans un tout, de se répandre, être partout alentour. Il flotte, épars, immobile, il circule à travers tous les âges. Il est encore l’embryon qu’il a été. Il est déjà la cendre éparpillée, retournée à la terre. Il reste de longues périodes appuyé sur le manche d’un outil, engourdi, en lévitation, regardant, écoutant lumières et sons des paradis perdus, perdus mais parallèles, là, toujours si proches. Synthèse paradoxale d’un lieu-instant où il aurait connu le bonheur le plus intense, inexplicable, et tableau d’un coin paradisiaque étrangement familier où il n’aurait pourtant jamais mis les pieds. En ces instants, de gros fruits dorés, coings difformes de son ancien jardin,  presque plus des fruits mais des astéroïdes pulpeux alanguis, dérivent tels des nuages, évoquant un univers de planètes hors du temps dont il a été éjecté. Chacun de ces fruits, singuliers, semblent avoir une personnalité distincte des autres. Il pourrait leur donner un nom comme il fût fait avec les astres. Un arôme subtil l’envahit, celui qu’exhalait le réduit frais où mûrissaient les fruits, pareil à un encensoir immatériel, palpitant, au fond du couloir dans l’ancienne maison, accentue la confusion entre différents temps et espace de sa biographie. Cette fragrance lui remet sous les yeux, sous les doigts et narines la peau fine, douce, légèrement citronnelle, d’une amie intime, ces effluves l’enveloppent d’une soyeuse mélancolie. Il se remet en activité, comme on rêve, lent, somnambule. Il migre dans une représentation idéale du paradis perdu, une photo prise dans un musée, détail d’un tableau ancien dont il a oublié titre et auteur, photo qu’il conserve dans la mémoire d’un vieux smartphone par ailleurs obsolète. Un hameau, un clocher, niché dans les arbres au bord d’un lac reflétant le ciel en une mise en abîme de l’éther et de l’eau. On vit là sur les berges de l’infini lustral, si proche du néant cristallin que le temps ne s’écoule qu’infiniment lentement. Aucun chemin ne mène à ce hameau, aucune carte n’en indique la localisation. De grands oiseaux volent, cerclent, sans jamais trop s’éloigner. leurs silhouettes élégantes d’espèces éteintes partout ailleurs, saisissent le regard, étreignent le cœur, promesse de retrouvailles avec tout le merveilleux évaporé. Il rumine tous les limons intérieures , basculés dans la nuit de l’oubli, qui se transforment et illuminent quelques fragments, désormais abstraits, abscons, de ses paradis perdus. Bien entendu, l’atmosphère de quelques scènes de bonheur, pas les scènes en elles-mêmes, mais ce qui fluait à travers elles, d’invisible, d’inaccessible à la conscience et qui, précisément, rendait heureux. Et puis, ce qui constitue l’épaisseur radieuse, l’auréole de son paradis perdu – un seul paysage archétypique -, tout ce qu’il sécrète d’unique, que seul son organisme immergé dans l’ensemble du vivant fabrique, en mixant, mélangeant, tamisant, mariant, découpant. Ce qu’exprime ainsi l’écrivain Juan José Saer, à propos d’un personnage caractérisant la manière dont les sensations d’un voyage épousent les vers de Virgile qu’il lisait assidûment, reflet d’une immersion simultanée du corps dans le paysage réel, de l’esprit dans les paysages du poète : « … les rudes sensations de notre traversée et la musique délicate et savante des vers se pénètrent, mutuelles, dans ma mémoire et se confondent en une saveur unique, qui appartient de manière exclusive à mon être propre, et qui disparaîtra du monde avec moi quand je disparaitrai. » (p.120)

Absorbé par la rêverie, cherchant obstinément en ses tréfonds labyrinthiques l’accès à ce bout de paysage hors d’atteinte, préservé en son ambre lumineuse, les gestes de son travail manuel s’effectuent en apesanteur, irréels. Il rencontre les traces d’anciens murets de  pierres sèches, éboulés, lointaines tentatives d’implanter une succession de terrasses pour domestiquer le relief. Il récupère certains gros cailloux pour soutenir son chemin. De temps en temps, l’un échappe à ses mains, se libère du lierre et roule à travers branches mortes et feuilles mortes amassées jusqu’au lit d’un ru. Il déplace, joue, assemble, essaie, abandonne, reprend. Le vrai but est de simplement rester là à « travailler », à s’occuper les bras, les mains, les jambes, les pieds, en liaison avec un « plan » qui s’érige dans sa tête. Au contact de la matière. Regarder. Souvent s’immobiliser, se reposer, écouter, regarder, se souvenir, tout mélanger, regarder les détails du sol, souffler. Enregistrer les vibrations décroissantes que les chocs avec le sol, la pierre, les racines, les secousses du fer des outils avec la terre, ont diffusé dans ses membres. Des ondes le traversent, dispersent son centre, ressortent, emportent ses particules, rencontrent d’autres ondes qui strient le sous-bois, l’essaime au sein d’un réseau d’énergies communicantes. Il ne travaille plus contre la pente abrupte et ingrate, mais avec. Les bruits des outils qui grattent, fouillent, cognent, déplacent, rencontrent l’apaisement surréel que lui procurent ces activités, ce sont néanmoins des bruits d’enfouissement, et c’est une frise sonore douce, agréable, qui l’habitue au fait que, voilà, là, finalement, il creuse sa tombe, il configure le lieu où il va s’enfouir, se décomposer. Le tintement du fer sur une roche et son écho dans la vallée, le raclement régulier de la pelle qui, en évacuant les remblais, imite le soufflet d’une respiration poussiéreuse, tout cela lui rappelle une composition de Bob Ostertag dont le matériau de base était l’enregistrement d’un fils enterrant son père, au Nicaragua, abattu par les forces de l’ordre, petite voix pleine de larmes. Œuvre qui l’avait particulièrement bouleversé lors de sa découverte il y a plusieurs décennies, qui n’a cessé de l’accompagner. 

Remonter, sortir du sous-bois pentu, se défaire des outils et s’extraire du lacis des ondes palpables lui est, chaque fois, très pénible. Chaque fois s’éloignant de la conjonction temporelle si particulière qui lui fait entrevoir ses paradis perdus, revenant à la surface, les larmes aux yeux comme jadis s’éloignant de la tombe anonyme du père, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, mais vous êtes en dépression ! ». Et chaque fois cela réactive l’effet des longues retraites passées dans la lecture et l’écriture, ces mises à l’écart des rythmes insensés de la vie salariée, ces interruptions du temps pressant, fraîches comme de vastes maisons accueillantes. Les gouttes cristallines qui roulent et fuient presque irréelles depuis ces paradis perdus enfouis dans ses yeux, jusqu’à ses joues grêlées et râpeuses, juste une coulée fantomatique – à la manière précisément des membres amputés qui continuent à agir -, chaque fois, lui rappelle presque mot à mot, lui qui se souvient textuellement de si peu de choses, ces premières lignes de Mon père et ma mère :  « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. J’ai dit « je retourne » mais je voudrais aussitôt me corriger: je suis toujours dans ces maisons, même si elles n’existent plus depuis longtemps. Ce sont mes lieux inébranlables, des visions qui m’appartiennent et dont je m’approche pour les vivifier. Il est des jours où cette nécessité se fait plus pressante encore, à cause de la fatigue, de la mélancolie ou d’un sentiment d’effondrement. » Je retourne sans relâche. Je suis toujours dans ces maisons. Voilà, exactement ça. Le livre évoque essentiellement des moments de vacances avec ses parents au bord d’une rivière, où se regroupe une communauté juive citadine, juste avant la guerre. Des temps d’exception, avant la chute et l’horreur imprédictible. Il reconstitue, sans emphase, sans grande phrase, l’apprentissage des émotions soutenu par la présence discrète de la mère, à l’âge où l’on est souvent submergé par la nouveauté de ce que l’on découvre, pleins de mystères. Cette relation quasi amoureuse est le miroir de l’échange tacite, silencieux, fortifiant qui existait avec sa propre mère. C’est de là que se déversent les lumières chatoyantes de ce qui n’existe plus et dont la privation, si elle était réelle et effective, pourtant, lui ôterait la vie. Donc, elles sont, il les contemple, elles guident toujours son voyage (de plus en plus enlisé).  « Le voyage de l’écriture ressemble, par bien des aspects, au voyage que je faisais en été avec mes parents pour me rendre dans la maison de mes grands-parents, dans les Carpates. Rien de ce que je voyais ne ressemblait à ce que j’avais imaginé : ni les paysages, ni les gens que nous croisions. Les visions fondaient sur moi de toutes parts. Fort heureusement, ma mère soutenait mon émerveillement sans attirer mon attention sur des détails, et sans rien expliquer, permettant ainsi aux visions de s’écouler directement en moi, et ce silence absolu, qui est le secret de tout art, me rendait d’autant plus réceptif. » Surtout, héritage qui ne cesse de l’émouvoir chaque fois qu’il affleure, son apprentissage de la fragilité, du bégaiement, de la non affirmation, de ce que les mots ne saisissent pas tout en sachant qu’ils n’y parviennent pas et, par-là, dispensant une connaissance magique de cet insaisissable, perturbante. « Un bégaiement surgi de la détresse peut être l’expression d’une vérité. Je remercie qui de droit de m’avoir permis de vivre mon enfance auprès d’êtres à l’éloquence lourde qui cherchaient leurs mots. Ils m’ont enseigné la tension, la détresse, et aussi l’écriture. » La transcendance du fragile, devenue destin, presque règle de vie, le mystère qu’il fouille :  « Sans doute sous l’influence de ma mère, je suis depuis l’enfance attiré par les femmes qui ont des faiblesses, et ce n’est pas la pitié qui m’anime mais un sentiment de proximité. Elles ont éveillé en moi la passion de la contemplation. Il m’est aisé de découvrir la fragilité d’un être, en d’autres termes, son humanité. »

Depuis l’adresse concernant son état de santé, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, une telle sensiblerie, mais vous êtes en dépression ! », il avait commencé à collectionner, au gré de ses lectures, des descriptions d’agonies, de derniers souffles, de basculements de la vie à trépas, pas systématiquement à la manière d’une IA bien dressée passant roman après l’autre au crible de ses algorithmes, mais lorsque cela surgissait du fil narratif, du corps textuel, avec la force d’une surprise, d’un coup de feu inattendu, en lui arrachant frissons et larmes, réactivant tous ses deuils. Cela avait commencé avec Olga Tokarczuk, dans « Les livres de Jacob ». Une femme, que le long et très ramifié récit a suivi depuis son adolescence, après s’être enfuie et errer, échoue chez un homme qui la recueille, l’héberge, ils finissent par former un couple plus ou moins normal, et c’est au terme d’une vie « cachée », comme si à tout instant on pouvait la débusquer, la « reprendre », l’obliger à revenir dans son ancienne vie, que l’auteure décrit avec beaucoup de soins le dépérissement progressif de l’organisme de Gitla, la désagrégation de ce qui la faisait appartenir au vivant et, presque l’air de rien, la migration vers le néant, forme d’abandon que Gitla prend sur elle. « Elle prend en main cette partance, ce processus problématique et irrévocable, comme elle le ferait avec une nouvelle obligation à honorer. » Le mari l’accompagne, attentionné, mû aussi par un intérêt « autre » : va-t-elle réellement expirer son âme (cela se passe en des siècles lointains). Puis, après l’ultime souffrance et les râles pénibles, « Le souffle faiblit, à moins que l’oreille ne s’y soit habituée. Gitla devient plus calme, elle s’en va. Asher est témoin de cet instant qui a lieu longtemps avant que son cœur ne s’arrête et que la respiration ne cesse, Gitla s’éclipse quelque part, elle n’est plus dans ce corps sifflant, elle s’en est allée, elle a disparu. Quelque chose l’a requise, quelque chose a attiré son attention. Elle n’a pas jeté un regard derrière elle. Jeudi à treize heures vingt, le cœur de Gitla a cessé de battre. Gitla prend une dernière goulée d’air et celle-ci reste en elle. Elle remplit sa poitrine. » (p.74). S’en aller. Cela le fascine, l’obsède.

L’autre description qui inaugure sa collection est tirée des « Pérégrins ». Un vieux savant, en croisière, chute, se cogne la tête, est transporté inconscient aux urgences. Une hémorragie cérébrale se déclenche, irréversible. L’auteure décrit la progression de la nappe de sang engloutissant peu à peu ce qui faisait la singularité du personnage, ses souvenirs saillants, ses habitudes structurantes, ses lieux de vie, ses habitudes, ses repères et savoirs étendus sur l’antiquité qui l’ancraient dans l’histoire collective, c’est une crue sanglante qui peu à peu noie tout ce qui le relie à « sa vie », la manière qu’il avait de transformer le vivant générique en un sillage, une biographie personnelle. « La nappe scintillante de la mer de sang arrivait à présent au niveau des premiers rayonnages des bibliothèques qu’il aimait fréquenter ; les livres, y compris ceux dont la page de garde portait son nom, gonflaient, se gondolaient. La langue carmin léchait goulûment les caractères et l’encre noire d’imprimerie dégoulinaient sous ses lapements. (…) Le liquide poisseux s’infiltrait dans son portefeuille, en collait pour toujours les compartiments où il gardait ses cartes de crédit, ses billets d’avion et les photos de ses petits-enfants. La marée rouge submergeait les gares et les rails de chemin de fer, les aéroports et les pistes de décollage – aucun avion n’en décollerait plus, aucun train ne partirait plus nulle part. » Er enfin : « Le niveau de la mer montait inexorablement, emportant les mots, les concepts, les souvenirs. Au contact du liquide épais, les ampoules des lampadaires publics implosaient les unes après les autres, plongeant les rues dans le noir. Par suite d’un violent court-circuit dans les câbles, le réseau de communication s’était changé en une immense toile d’araignée sans vie, mutilée, stérile – un téléphone muet. Les derniers écrans s’éteignaient. Maintenant, cet océan lent, infini, commençait à monter vers l’hôpital ; du reste, toute la ville d’Athènes était en sang ; les temples, les voies sacrées, les bosquets, l’agora, vide à cette heure-là, la statue d’ivoire de la déesse tutélaire de la cité et son olivier emblématique. » (p.372) Métaphore de la longue et lente, imperceptible noyade dans laquelle il se débat et avec laquelle, aussi, il joue, d’une certaine façon, depuis le fameux burn out qui désagrégea toute ce que l’on appelle sa « vie active », pathologie dont on ne guérit pas – cela nécessiterait que l’on remédie à ses causes inscrites dans l’organisation mondiale du travail salarié , organisation qui encourage en sus la compétition, multiplie les chances d’’irruption de collègues toxiques et harcelant-, et depuis aussi le cap de l’âge où l’on sent ses forces se modifier, se modéliser autrement, adoptant des ruses pour durer, testant de nouvelles combinaisons entre dépenses énergétiques, alimentation et repos, approchant les phases avancées de la plasticité humaine, depuis aussi la diminution de stimulus due à la migration des lieux culturels vers l’économie numérique…

Pierre Hemptinne