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Archipel, le désir musical

L’accès brutal. – Début septembre, la musique était une fois de plus bafouée, dans le métro bruxellois par une publicité « je veux écouter, là tout de suite, mes musiques préférées ». Ce slogan brutal résume bien le cas qui est fait aujourd’hui de l’accès aux musiques. Ça doit aller très vite et correspondre pile poile à ce que l’on aime déjà, étant entendu que l’on ne peut chercher sur Internet que ce que l’on aime déjà. Ce message est massif, c’est un pilonnage intensif, dans l’espoir de rentabiliser Internet par la musique. Il n’y a pas manière plus efficace de tuer le désir de musique et, par ricochet, les désirs de culture que peut éveiller le désir de musique. Il n’y a plus de distance, plus aucune place à la surprise, l’inattendu. La logique des segments mise en place pour exploiter commercialement au mieux le gisement des goûts musicaux du public se fait de plus en plus autoritaire. Elle devient la pensée unique qui régit les stratégies de ce que l’on appelle l’accès aux musiques. Selon ce dispositif, les artistes audacieux, ceux dont les œuvres peuvent surprendre, décontenancer, trouveront de moins en moins d’audience. Ils ne peuvent correspondre à ce que l’on aime déjà. La prise de risque va en prendre un sacré coup. Et la diversité culturelle, on peut l’oublier. Quant aux compétences d’écoute, reléguées à écouter ce qui est déjà connu, reconnu et aimé, elles vont fortement s’atrophier, perdre une bonne part de leurs dimensions sociales et politiques. Sauf pour les nantis culturellement, qui pourront toujours circuler de segment en segment et varier les plaisirs. – De l’inclassable au vivant – Dans le métier de médiathécaire qui consiste à écouter et classer les musiques – le classement comme outil de connaissance -, le surgissement continu de formes musicales inclassables est un phénomène stimulant. Elles attestent qu’une part importante de la musique se refuse à toute segmentation, se développe même pour défier toute idée de classement. C’est la force du vivant d’engendrer des formes qui défient les classifications. En musique, sur plusieurs dizaines d’années de prospection d’une médiathèque, cela représente un continent énorme. De cette créativité à l’état pur, des idées, des concepts, des matériaux, des textures, des grains, des techniques, des instruments ne cessent de migrer vers les musiques plus conventionnelles, mainstream,- filtrées et adaptées aux langages musicaux plus connus-. Mais sans cette migration en provenance des zones d’expériences dites « pointues », toute la partie musicale la plus émergente, celle qui occupe même les segments les plus rentables, se trouvera progressivement moins irriguée de nouveauté, de capacité à susciter le désir en maintenant tout de même quelque parcelle d’obscure, de mystérieux dans l’archi connu. Ces musiques inclassables qui ont cette fonction d’apporter de l’oxygène créatif pour l’ensemble du champ musical, reléguées par le marché dans les marges et les niches, la Médiathèque propose de les placer au centre d’un nouveau discours sur les musiques. Non pas pour dire qu’elles sont meilleures ou plus intéressantes que les autres, mais pour expliciter la complémentarité de ce que le commerce oppose et sépare dans des segments. Pour que la désegmentation libère à nouveau le désir de musique. Il s’agit d’un répertoire idéal pour construire un dispositif basé sur la surprise de l’écoute et donc, assumer un rôle de type « lecture publique » quant au questionnement sur les compétences sociales de l’écoute. – Archipel de décélération. – La Médiathèque lance un projet évolutif dédié à ces musiques inclassables en déjouant les discours convenus, savants et académiques. C’est un ensemble de 10 îlots qui retrace l’évolution des formes musicales en lien avec des notions clés pour mesurer les bouleversements de la modernité. Le temps, le corps, le silence, le bruit, le recyclage, micro-macro, utopies, témoins, aléas… Les œuvres organisées selon ce schéma vivant retrace l’histoire d’une nouvelle organologie en phase avec l’apparition de techniques et de connaissances qui ont changé la place de l’homme dans l’univers. L’organisme se prolonge dans des nouvelles technologies qui permettent d’appréhender autrement les liens entre l’intime et le public, l’individu et le collectif, l’animé et l’inanimé… C’est aussi une dynamique qui fait évoluer les musiques dites populaires vers des formes de plus en plus savantes. L’Archipel entend s’opposer au slogan publicitaire « vite, mes musiques préférées » pour proposer des îlots de décélération. C’est le premier message. Il faut parfois s’arrêter, prêter attention à ce qui représente l’inaudible, en passer par là pour entretenir sa capacité à entendre. – La première forme, une exposition, Archipel à Paris. – La première forme d’Archipel est une version d’exposition. Un dispositif pour événementialiser, dans des lieux culturels publics, une médiation sur les compétences d’écoute et proposer d’autres manières de raconter les musiques actuelles, en faisan la part belle à l’esprit d’aventure et à l’imagination (on croise encore le désir). Ce format d’exposition se présente sous forme de meubles nomades où s’arrêter, s’isoler, pour écouter. Dans le meuble, un ordinateur, un écran tactile des casques, et un programme de navigation, ludique, intuitif. Au stade actuel, plus ou moins 180 références discographiques, plus de 200 heures d’écoute. Des textes accompagnent les œuvres. Un glossaire original est mis à disposition ainsi qu’une brochure imprimée. L’ensemble se situe du côté de la vulgarisation inspirée. L’exposition Archipel est pour la première fois montrée à la Bpi (Bibliothèque publique d’information au Centre Pompidou). Elle a été inaugurée le 14 septembre par la Ministre de la Culture et de l’Audiovisuel Fadila Laanan (Communauté française de Belgique). Le projet a été ensuite présenté au milieu professionnel lors d’une après-midi avec exposés et table ronde. Archipel a été salué comme le genre de produits dont les médiathèques ont besoin pour adapter leurs missions au contexte de la « dématérialisation des supports » et de la société de la connaissance. Durant les deux mois de présence d’Archipel à la Bpi, plusieurs manifestations sont organisées… Le projet deviendra un site Internet et est déjà promis à de multiples développements mais on vous en parle lorsqu’il débarque en chair et en os dans les médiathèques belges. (PH) – Programme Archipel à la BpiLe projet Archipel a été emballé par Catherine Hayt (mobilier d’exposition), Harrisson (graphisme) et Michael Murthaugt (conception du site).

La licence globale ne défendra pas la diversité culturelle

Philippe Aigrain est un militant de la « licence globale » et il en présente une étude poussée et argumentée. Il était le 12 mars en conférence, invité par Etopia, le centre d’études d’Ecolo dont un des sénateurs a déposé un projet de loi en faveur de la licence globale. Alain Jennotte, en connaisseur avisé de la question, lui consacre un article dans Le Soir du 13 mars : « Interdire le partage d’œuvres est obscurantiste ». Les principes de la licence globale sont intéressants, mais j’ai beau lire les descriptifs fouillés, je ne suis pas convaincu par un des arguments mis le plus en avant : elle serait une « formidable opportunité pour la diversité culturelle ». Sauf à postuler que l’organisation de cette licence globale effectuerait une distribution plus juste des montants perçus : chaque artiste, même le plus obscur, recevrait vraiment son dû, en fonction de l’usage fait de ses œuvres sur Internet, et plus comme cela se fait dans les modes actuels de redistribution des droits perçus. Mais cela suffit-il à garantir la diversité culturelle ? Il manque alors un élément important dans la conception de la licence globale : quelle vision les concepteurs ont-ils de la diversité culturelle ? Au niveau de la production musicale, c’est quoi pour eux la diversité culturelle ? Sans clarification de cette notion dans leur projet, il est difficile d’en éprouver le sérieux (sur cet aspect). Et à mon humble avis, ils ne peuvent avoir une idée juste de ce qu’est la diversité culturelle effective de la création musicale actuelle s’ils pensent la soutenir financièrement par la mise en place de la licence globale. Sans doute ont-ils en tête la frange de la production indépendante (ou dite telle) juste en dessous des majors ? Mais qu’en est-il des musiques confidentielles qui resteront à des niveaux d’audience très bas : les droits que ces créateurs recevront vont-ils vraiment leur permettre de mieux vivre, mieux créer, mieux diffuser leurs œuvres !? Euh !? La licence globale va-t-elle résoudre le fait que le pouvoir prescripteur reste celui du marché dominant, celui de la télévision et que ça détermine les consommations sur Internet et déterminera par conséquent une grande partie les artistes rémunérés par la licence globale. À moins qu’existent des études qui montrent que le partage d’œuvres musicales sur Internet concerne massivement les œuvres musicales les plus opposées au catalogue des majors, les répertoires fragiles, confidentiels, risqués !? Je ne pense pas que ce soit le cas, je n’ai jamais entendu ou lu une étude allant en ce sens. Pourtant, ce sont ces musiques et pratiquement elles seules qui contribuent à ce qu’existe de la diversité culturelle. La licence globale, seule, ne résoudra rien des questions d’accès à la diversité culturelle. Rien. Au mieux, elle contribuera à une rémunération plus juste des artistes médiatisés. La diversité culturelle sera défendue en impliquant beaucoup plus, dans les accès à la culture, les médiathèques comme lieux de médiations et de conseils, comme outil de soutien aux artistes, que ce soit dans des espaces de socialisation (socialiser dans des lieux publics, via l’accès aux musiques enregistrées, reste incontournable pour défendre concrètement la diversité, pour lui faire prendre corps dans les pratiques cognitives et de loisir) ou dans les environnements numériques. Il faut investir dans les médiathèques, leurs savoir-faire, leur donner de nouvelles missions qui seraient de développer des zones tampons entre les fournisseurs de cultures numériques et les consommateurs, des zones où seraient valorisés le temps de la lecture et de l’écoute, le plaisir de s’informer autrement, de partager vraiment, de prêter un autre type d’attention aux créateurs, de cette attention indispensable à préserver la diversité culturelle. S’imaginer qu’une taxation, licence globale ou autre, suffira à préserver la diversité culturelle, c’est simplifier les questions, masquer les vrais problèmes, utiliser à peu de frais un bel argument pour séduire le politique. À ce niveau, la licence globale est dangereuse, elle pourrait déresponsabiliser des décideurs, du genre : « nous avons pris une mesure économique pour soutenir la diversité culturelle, nous avons fait ce qu’il faut, maintenant on sait qu’elle est protégée ». Situation perverse étant donné que ces décideurs n’ont aucun moyen objectif, « scientifique » d’évaluer le niveau de diversité culturelle circulant dans la société. La licence globale pourrait servir à financer une réelle politique de soutien à la diversité culturelle dans le monde musical, mais à condition de révolutionner de manière plus considérable ce qui se fait aujourd’hui : une somme importante prélevée par la licence devrait être investie pour protéger les musiques confidentielles, expérimentales, exploratoires. Les protéger, c’est à dire leur permettre de faire leur expérience à leur rythme, dans leurs réseaux, sans obligation de rentabilité rapide.  En créant des lieux de concerts adaptés et confortables, professionnels, en multipliant les possibilités de résidences bien dotées, en imposant aux médias publics de les rendre visibles de manière significatives (télévision, radios), en les plaçant au centre des projets éducatifs sur la diversité culturelle, en les introduisant dans les académies et conservatoires… Comment faire passer un tel projet dans un milieu très individualiste où l’audience, de plus en plus, est la mesure du succès et du mérite !? Il faut faire comprendre – et cela exige un point de vue professionnel surplombant même si ce n’est pas à la mode – qu’aucune musique ne survit par elle-même. Chacune a besoin des autres, cette « solidarité » joue même pour celles qui semblent n’avoir aucune affinités entre elles. Les musiques mainstream ne se développent, ne se renouvellent pas si l’espace laboratoire n’est pas dynamique, fertile, étendu. Le marché de la musique va se scléroser pour tout le monde si la curiosité des publics, la possibilité d’être surpris, de rencontrer des territoires musicaux mouvants, mobiles ne sont pas entretenus. Dans cette optique-là, les musiques confidentielles sont indispensables, les créateurs actifs dans d’infimes niches sont essentiels : ils fabriquent de l’oxygène qui, un jour ou l’autre, permettra de régénérer des tissus musicaux plus grands publics, commerciaux. C’est le même rapport qu’entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Pour que le marché des musiques à rendement rapide puisse fonctionner, se développer, il a besoin que le marché des musiques à rendement à long terme, le marché lent, soit florissant. Ce genre d’analyse ne peut s »étayer que par un regard professionnel sur les répertoires, un regard de médiathécaire qui a une vision beaucoup plus large de ce qui se crée, de comment les « genres » se croisent et évoluent, qui a un aperçu en surplomb de l’importance des territoires occupés par les musiques confidentielles, aperçu cultivé nulle part ailleurs qu’en médiathéque et dont l’absence fausse les prises de position sur la diversité culturelle. Mais  les fausse de manière dangereuse. De même, si les fonds récoltés par l’application d’une licence globale, devaient heureusement être consacrés en partie au soutien des musiques confidentielles, la gestion de ces fonds devrait en aprtie être prise en charge par des professionnels issus des médiathéques. (PH)

Les médiathèques contre le postcolonialisme

Alain Renaut, « Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités », Flammarion, 444 pages, 2009

diversitéActualité des simplismes. La diversité culturelle est brûlante : agitation dans « les quartiers », position sur le port du voile… Il est d’autant plus difficile de s’y retrouver et, pour le citoyen, de se forger une opinion, que les échanges se fondent plus sur un calcul prenant en compte avant tout l’impact sur l’opinion publique (la rentabilité clientéliste électoraliste prédomine), et voilà un cercle vicieux appauvrissant. Les échanges donnent lieu à un tir croisé « d’anathèmes, de positions manichéennes et simplistes », comme le rappelle Marco Martiniello (Centre d’études de l’ethnicité et des migrations/Université de Liège), dans un entretien au journal Le Soir : « Pour réfléchir le « modèle belge » – encore faudrait-il savoir s’il en existe -, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion sur le contexte plus large : la globalisation, les tendances à l’individualisation, les déséquilibres démographiques, l’importance croissante des progrès technologiques, l’affaiblissement du rôle des Etats nations en Europe et dans le monde, etc. » Les anathèmes et simplismes ont le champ libre de par le retrait imposé de plus en plus aux intellectuels, cantonnés aux pages « forums » ou « rebonds », une sorte de réserve d’indiens. Le livre d’Alain Renaut élabore une tentative intelligente d’élargir la problématique, non pas pour la noyer, mais pour la faire respirer, la décrisper, débusquer les partis pris, favoriser les pistes de solutions. Le concept de diversité s’invitant de plus en plus dans les questions d’identité, comment se forger une identité – ou plus exactement comment définir ma part de diversité identitaire qui laisse toute la place à celle de l’autre ? Comment éviter que la peur de la diversité réanime ce que les nationalismes ont de pire ? Il y faut à la fois de l’attachement à quelque chose, se construire en liaison avec un lieu et sa culture, et tout autant de l’arrachement, incluant une remise en cause critique de l’attachement, pour rester disponible, capable d’accueillir l’autre dans sa part d’attachement comme dans celle d’arrachement. C’est en travaillant philosophiquement sur ces dynamiques, indissociables d’une posture (auto)critique, d’enracinement et de déracinement que le philosophe cerne progressivement son hypothèse d’un humanisme de la diversité. L’inconscient colonial. L’histoire de la colonisation peut sembler, bien que contenant son lot d’atrocités, relativement « lisse » d’autant que la décolonisation a fait son œuvre et que la page est tournée… En revenant sur cette histoire et en démontrant qu’elle est loin d’être finie, Alain Renaut donne une toute autre perspective aux enjeux actuels de la diversité : il ne s’agit pas simplement d’intégrer l’autre, de laisser une place dans notre société riche aux échappés des sociétés pauvres. L’idéologie colonisatrice est loin d’avoir été « dévitalisée », dépassionnée par ce que l’on appelle les indépendances des anciennes colonies. L’auteur, en recourrant au terme de « postcolonie » postule bien que rien n’est encore réellement « arrangé ». La preuve, souvenez-vous de cette salve de déclarations droitières en France comme quoi il fallait en finir avec cette sale manie de la repentance à l’égard des anciennes colonies, notre civilisation devait arrêter de se culpabiliser, de se torturer la conscience. Déclarations que vint renforcer une loi sur les bienfaits de la colonisation qu’il fallait mentionner dans les livres d’histoire (loi abrogée un an après son vote, par Jacques Chirac, suite aux réactions). Extrait d’un discours de Nicolas Sarkozy, à propos du rêve civilisationnel incarné par le colonialisme : « Ce rêve ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation (…) Faire une politique de civilisation (…), comme essayaient de le faire les Républicains du temps de Jules Ferry(…) La source n’est pas tarie. Il suffit d’unir nos forces et tout recommencera. » (Abondamment reproduit en note de bas de page135). Discours proprement hallucinant tant, même s’il exhorte à unir ses forces, il est hanté par l’idéologie qui justifia l’aventure des colonies et laisse entendre que l’idéologie civilisationnelle d’alors reste pertinente. Jules Ferry n’avait pas de doute quant à l’existence de races supérieures dont le devoir est d’aller éduquer, élever, porter une petite partie de la civilisation supérieure aux races inférieures. La colonisation n’est pas une aventure avec un début et une fin, une page tournée, elle a été trop profondément motivée par la manière dont l’Occident se pensait pour ne pas être encore de manière très vivace implantée dans les schémas mentaux dominants. On oublie (ou ignore dans mon cas), par exemple, que Tocqueville, grand penseur de la démocratie et de l’égalité humaine, a été un fervent défenseur des colonies, justifiant explicitement que les meilleures terres soient attribuées aux Européens, et « dans un rapport destiné à la Chambre des députés, il tient pour une « vérité démontrée » qu’il était conforme aux intérêts de l’humanité (rien de moins !) que la France s’emparât de l’Algérie. » Logique coloniale et droits de l’homme. Même la déclaration des droits de l’homme, texte fondateur de notre culture, de nos manières de penser notre fierté, a été « tordue » pour être interprétée comme justifiant les colonies (encore faut-il vérifier s’il fallait beaucoup « tordre » l’esprit premier du texte). Cela signifie que des textes, des discours, des manuels ont infléchi la compréhension du texte en faveur d’une compréhension universaliste de l’homme, mais pas de n’importe quel homme : « (…) partout où expérience a été faite de la colonisation et notamment de l’esclavage (mais l’analyse vaut tout autant pour la seconde colonisation, où l’esclavage a pu être absent), l’affirmation des droits humains, pourtant fondatrice de la modernité politique s’est accommodée d’une forme de transmutation : celle de « l’homme en général » (celui dont les droits sont proclamés) en un sujet dominant, en un « sujet maître » qui se trouvait toujours un sujet blanc et mâle. À lire, ici encore, Mbembe : « L’universalisme abstrait, toujours, finit par revêtir la forme d’un sujet maître qui, dans sa rage de passer pour l’homme tout court, doit se constituer et se définir d’abord dans et par ce qu’il exclut et disqualifie, dans et par ce qu’il autorise et dévalorise, dans et par les frontières qu’il érige entre ses « autres » et lui. » Cet aspect est creusé, explicité pour en arriver à poser que « le colonialisme aura été, indissolublement, refus de la diversité humaine en même temps que fabrication d’une différence raciale et culturelle instituée comme altérité pure : comment cette complexité intrinsèque du geste colonial n’eût-elle pas rendu interminable le travail de décolonisation ? » Et pour bien en mesurer l’amplitude : « En sorte que, la France par exemple n’ayant pas « colonisé par accident », mais en raison de convictions assumées, « la société française s’est nécessairement définie par et dans cette entreprise » : en ce sens, la décision de décoloniser n’a pas mis fin à cette autodéfinition, et « ce procès de définition se poursuit encore ».  Ce qui suffit à faire éclater la charge nauséabonde des appels à en finir avec la manie de repentance ! Ça, c’est quelque chose que l’on n’explicite pas assez, ou qu’on laisse bien dormir dans les travaux des philosophes : comment une société s’est pensée, a construit son prestige, son identité de peuple, l’assurance de sa qualité supérieure, d’un rôle primordial dans l’humanité, « grâce au colonialisme ». Postcolonialisme, globalisation mâle et blanche. Ce qui se joue dans le colonialisme étant la domination du mâle blanc sur le monde, sur la représentation du monde et ses diverses hiérarchies naturalisées, la décolonisation ne s’accomplit pas d’un simple retrait des administrations ou des troupes d’occupation. Coloniser, considéré selon cette amplitude, semble une nécessité innée du dominant. Par la mondialisation, la globalisation, c’est rien de moins que la colonisation des esprits, des identités, des besoins qui est poursuivie. C’est en outre par les mêmes mécanismes que la femme a été considérée comme un genre, un territoire à coloniser. En même temps que l’on apprenait aux peuples inférieurs à ternir leur rang dans la civilisation, il importait de spécifier, à l’intérieur de cette organisation, celui de la femme, il y a eu « superposition du pouvoir colonial et du pouvoir masculin ». Voici une citation d’un administrateur britannique qui « analyse la situation qu’il trouve en Birmanie : «  Les hommes et les femmes ne sont pas encore suffisamment différenciés… C’est là la marque d’une race jeune… Les femmes doivent perdre leur liberté dans l’intérêt de tous. » La colonisation a donc procédé à une séparation plus nette des tâches entre hommes et femmes, en y voyant une marque de progrès et en procédant à une organisation sociale plus génériquement divisée. » Avec les fantasmes que l’on sait et qui sont venus envahir en retour l’imaginaire occidental : « De ce point de vue, l’exposition coloniale internationale de 1931, organisée à Paris par Lyautey, a été souvent analysée comme une manifestation particulièrement significative de cette mise en image de la femme colonisée. L’affiche intitulée « La plus grande France », y a symbolisé les grands domaines géographiques de la domination française Afrique noire, Maghreb et Asie) par trois jeunes femmes qui, selon leur degré de nudité, illustraient les étapes d’un processus de civilisation supposé coïncider avec l’introduction de la pudeur. Inutile de dire que l’Africaine y est à peu près nue… » On peut encore aujourd’hui souligner la permanence inoxydable de cette imagerie dans l’abondante production de musiques dites de « fusion » où, bien souvent, n’est à l’œuvre que la continuation de la colonialisation, ce que l’on ne dit pas assez dans les médias, dans les festivals dits de « musiques du monde » et, ironie du sort, se voulant souvent altermondialistes. Par le biais de cette production, les médiathèques ont un rôle à jouer pour informer, analyser, ouvrir les esprits sur une autre approche de l’altérité, de la diversité culturelle (souvent symbolisée, donc, par une jolie fille exotique, la diversité, ça se consomme avec plaisir). Si ces représentations de la femme dans l’imagerie coloniale ont eu un tel succès, ce n’est pas uniquement pour le fun, c’est qu’elles s’appuyaient, chez les colonisateurs d’une approche structurelle de la différence des sexes : « … si, comme le soulignent aujourd’hui les historiens, les femmes ont elles aussi été au cœur du fait colonial, il est également vrai de dire que la colonialité structurelle est au cœur du « fait » féminin, je veux dire : de la façon dont ce « fait » s’est construit au fil d’une histoire des femmes dont elles n’ont longtemps pas eu la maîtrise. »  Médiathèque, lecture publique, décolonisation. Les médiathèques sont, de par leur patrimoine historique et la mémoire des évolutions de tous les langages musicaux (et pour beaucoup de peuples colonisés, la musique est essentielle, parfois plus que l’écrit), des outils incontournables pour œuvre à la décolonisation des esprits, en travaillant à montrer d’autres visages de la diversité culturelle, d’autres pratiques pour se construire son identité au contact de la diversité. Le livre est beaucoup plus riche que le seul aspect que j’aborde ici : il m’importait de relayer ce phénomène de décolonisation comme un travail toujours à faire et le rôle qu’il conviendrait de confier (avec des moyens) aux médiathèques (et autres opérateurs de lecture publique) dans cette entreprise de déminage minutieux. Par exemple, pour construire des solutions en forme d’humanisme ouvert, critique, il étudie beaucoup les penseurs de la créolisation. Là, c’est très intéressant aussi, d’abord parce qu’un philosophe blanc écoute ce que les intellectuels représentants des peuples colonisés pensent de l’identité, de la diversité, de la décolonisation… En travaillant sur cette analyse des textes de Césaire et de Glissant, il  aurait là aussi matière à effectuer un travail d’écoute des musiques créoles, pour fournir une autre écoute, riche de critique… Il termine par un exercice pratique où, après avoir insisté sur les difficultés à se forger une identité qui ne devienne pas essence nationaliste et rappelé combien les peuples colonisés doivent combattre pour affirmer leur particularité, leur égalité, il s’interroge sur la difficulté particulière de se forger une identité en habitant des espaces dominants, globalisés, mondialisés, presque sans racines, sans particularités, sans traditions… Face des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » de la chanson de Brassens, il y a aujourd’hui les « imbéciles heureux qui sont nés nulle part ». Or, sans tomber dans l’exaltation de l’appartenance à un sol, à un l’esprit d’un peuple, pour accueillir l’autre il faut aussi s’inventer une part de racines, comme une « forme de devoir envers soi-même pour se mettre en mesure de procéder à cette combinaison d’arrachement et d’attachement où je vois désormais la marque de l’humain ». Et entreprendre le travail d’élaboration d’une « éthique de la diversité », par une obstination à éduquer, à combattre les symptômes de la décolonisation des identités, des goûts, des appétences culturelles, au plus près des pratiques culturelles quotidiennes, sur le terrain des médiathèques… (PH) – Sur RadioFrance

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Un festival kraakant

Kraak Festival 2009,   samedi 7 mars, Recyclart & Faro, Bruxelles

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C’est un festival qui n’a pas de prix (organisé par le label K-raa-k). Sans rouleau compresseur médiatique, sans tête d’affiche commerciale, qui d’autres propose en une journée et se succédant sur les mêmes scènes, du folk, du sonique tribal, du psyché post-punk, du noise, du free jazz, de la techno mutante, de la nouvelle lutherie, de l’art sonore conceptuel… Sans que ce soit un fourre-tout (comme certains grands festivals d’été, sans âme, qui peuvent fourguer aussi bien la vedette la plus mainstream et le groupe le plus jeté, du moment que ça drague du public segmenté, sur des scènes différentes)!? Une telle entreprise devrait rapidement être classé « patrimoine immatériel de l’humanité » au prétexte de protéger la diversité culturelle. Ça ne veut pas dire que tout ce qui est programmé est génial et digne du coup de foudre. (On sait du reste qu’un concert réussi dépend aussi de conditions difficiles à réunir à chaque fois.) Mais en 14 concerts, une coupe transversale et profonde, internationale, se dessine dans l’état actuel des alternatives musicales, jeunes et anciennes. Une des qualités notoires de l’affiche est de rassembler, au-delà du mélange des genres, des émergences et d’anciennes galaxies capitales toujours en activité (et que trop d’organes d’information considèrent comme mortes, alors forcément, ils ne doivent pas s’étonner si on va s’informer ailleurs). Pas forcément pour faire ressortir des filiations avérées, mais pour replacer l’ensemble dans un esprit de recherche et de curiosité continu. C’est donc une merveilleuse école de l’écoute, chaque échantillon étant, dans son genre, de bonne facture (même si, encore une fois, ça peut rater). C’est un plaisir en soi de circuler, d’écouter et regarder, d’essayer de comprendre, le fait d’avoir réellement une révélation inoubliable, finalement, passe au second plan. Le public est assez nombreux, pas résolument homogène comme dans d’autres types de manifestations plus catégorielles, et suit attentivement, et ne s’enflamme pas pour tout en même temps, mais régulièrement il y a des zones du public touchées par l’extase et c’est surprenant, face à des artistes quand même pas très connus… Quelques extraits captés : Wavves, duo post-punk américain, un set sec et nerveux, frais et torturés comme par des collégiens à la Gus Van Sant. Quelques balades sirupeuses plus Beach Boys et surtout un enchaînement de pépites explosives. Belle maîtrise, belle appropriation de cet héritage chanson rock rebelle bordélique. D’autres échantillons entendus sur Internet donnent une dimension plus travaillée qui pourrait justifier une parenté avec Animal Collective, énoncée ici ou là… Headwar, un foutoir post punk prog metal à la française. Des narrations échevelées, foutraques, un théâtre sonique avec visseuse sur guitare, disqueuse, cor tribal fixé au pied de micro, cymbale fixée sur une guitare électrique pour percuter… Des climats variés, des changements de rythme, des crescendos hypnotiques et ravageurs, de la défonce activiste. EL-G. Précédé d’une réputation flatteuse (celui qui injecte l’expérimental dans les nouvelles musiques françaises, proximité avec Ghédalia Tazartès), Laurent Gérard aura déçu ou désappointé. Il chante du folk d’abord, à la guitare, de manière très classique. Avec un côté très roots, sauf qu’il est impossible de déterminer des racines de quel pays il s’agit. Comme s’il s’agissait de folk songs d’un pays imaginaire, sans consistance. Il alterne ces séquences au coin du feu, avec d’autres plus éclatées, micro dans la bouche, plié en deux sur ses appareils électroniques. Brouillage, brouillard, transformation de la voix, mutation radicale et incontrôlable du chant… C’est un peu confus et flou. Il faut probablement mieux connaître l’artiste. Le graphisme de son site, des pochettes de ses vinyles, est séduisant, interpellant. Fabulous Diamonds. Duo australien. une batteuse qui bûcheronne métroniquement, parfois avec des rythmes cassés. Un claviériste qui module avec énergie minimaliste des séquences hypnotiques. Aux moments culminants, il les complexifie de façon remarquable, les pétrissant, les tordant, les tressant, leur donnant un revêtement kitsch percussif peu ordinaire. Pas très intéressé au début, leur manière de faire s’est révélée attirante. Et j’ai fini par presque approuver le commentaire du programme : « Think minimalist beat pop somewhere in betwetwenn Sun Ra, The Slits and Liquid Liquid ». Alan Silva & Burton Greene. Rencontre avec deux musiciens célèbres de la mouvance free jazz (canal historique). Changement résolu d’ambiance. Rien que dans la manière de s’installer sur scène, on peut percevoir des différences de statut, de manière de faire, d’attitude à l’égard du « faire musical ». Alan Silva jouera un solo de contrebasse en introduction, l’imposant instrument à corde restant ensuite au sol, au milieu de la scène, comme trophée inactif. Le son des cordes aura été enregistré et le musicien va jouer, par clavier et sampling interposé, à les transformer. Burton Greene le rejoint et l’improvisation commence. Ce qu’Alan Silva tire ainsi de sa contrebasse dématérialisée, intériorisée, est quelques fois déroutant, d’une grande poésie magique (comme ces lanternes magiques qui, de choses archi connues,  font jaillir des ombres inconnues, fantastiques). Le duo avec le pianiste fonctionne bien, le dialogue entre un clavier qui en est un et un clavier qui est « autre chose » est plein d’inventivité. Il y a des « longueurs », mais elles font partie de ce jeu-là, elles sont normales, et bien entendu, il y a parfois, légèrement, cabotinage. Normal ! Henry Flynt. Personnalité pas facile à saisir, à coincer. C’est un happening bien enlevé qu’il aura balancé au public du festival. Comme une machine infernale avec minuterie, un fond sonore électro, pulsation technoïde affolée, un flash trash alterné, une respiration robotique hors d’haleine, scandant un stress technologique asphyxiant. Sirène d’alarme déclenchée par une alerte métaphysique. Le vieil artiste est devant son micro, guitare en bandouillère, avec un lutrin garni de partitions et, à droite, une horloge sur pied. Il égrène des phrases mal articulées, balbutiées, maladroites, quelques notes extirpées de leurs connotations blues, country, roots… Il joue avec ça comme un peintre s’amuserait à dessiner comme un enfant. Y a-t-il seulement quelque chose d’écrit sur les partitions ? Rien n’est moins sûr ! C’est peut-être bien rien d’autre qu’un décor. Et le vieux musicien malicieux continue sa performance, concentré, jouant la concentration, faisant prendre une sauce improbable, entre art brut et art conceptuel. Libérant une force et une énergie là où on ne l’attendait pas. De cette espèce d’imposture qui, bricolée pour donner l’impression d’un agencement savant sur les musiques populaires, en vient peut-être à dire que la musique, c’est pas grand-chose, et la transe qui va avec non plus !? Henry Flint a l’air, en tout cas de bien s’amuser, comme le public devant la scène, hilare et secoué. Les avis, sur ce genre de prestations, sont certainement partagés, heureusement ! ! (PH) Présentation du label K-raa-k pour ses dix ans, par Ph. Delvosalle. Discographies Alan Silva et Burton Greene et Henry Flynt en prêt public. 

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L’avenir de la presse écrite nous concerne

presseNe faut-il pas inscrire les soutiens publics à la presse dans un plan large et ambitieux pour améliorer l’information démocratique sur culture, associant activement tous les niveaux de la lecture publique (littérature, musique, cinéma)? La presse écrite se porte mal. Là aussi le « faire soi même » via Internet, en quelque sorte le piratage à tous crins de la notion d’information, fait mal à l’économie journalistique. Cette notion de piratage inclut effectivement que ce qui compte est de s’échanger des « nouvelles », de faire circuler des « billets » qui font office d’articles de presse, sans pour autant que cela relève d’un réel travail de journaliste, d’une authentique écriture informative. Mais ce n’importe quoi dans la manière d’assembler et rassembler des choses et pratiques qui occupent l’esprit est aussi ce qui caractérise la grande majorité du piratage musical. La presse n’est pas frappée directement par cette évolution des pratiques : elle l’est via les retombées de la publicité qui préfèrent investir dans d’autres supports. Remarquons que cela objective le poids de la publicité dans la bonne santé de la presse écrite et donc sa dépendance à l’égard des annonceurs. Les sommes demandées pour sauver la presse écrite ne sont pas négligeables : 6 millions d’euros pour 2009. 50 millions pour les 5 ans. En ciblant sur l’aide à la conversion numérique. En France, les Etats Généraux de la presse ont conduit à établir un plan de 600 millions d’aide, incluant des abonnements gratuits pour les jeunes de 18 ans… Qu’il n’y ait pas de malaise : l’existence d’une presse professionnelle indépendante est fondamentale dans une société démocratique et il n’est pas indécent qu’elle soit soutenue, même financièrement, par l’Etat. Mais à quelles conditions et pour faire quoi ? Un syndicat de journalistes, en France, s’est surtout prononcé pour avoir les moyens de réaliser un journalisme de qualité. C’est bien le moins, mais qu’entend-on exactement par « journalisme de qualité » ? Comment définir cette qualité et la contrôler ? Par une sorte de contrat programme ? Disons que les moyens supplémentaires sont dégagés par les Régions pour aider les journaux dans leur stratégique numérique. La Dernière Heure sera-t-elle reconnue comme ayant droit qualitativement aux mêmes financements ? Il y a près d’une dizaine d’années que la presse, au niveau de l’information culturelle, par exemple, subit la pression de la publicité et de l’audimat et s’inscrit majoritairement au service du marketing culturel dominant (Relire « Le journalisme et l’économie », Actes de la Recherche en Sciences sociales, N° 131-132, mars 2000). C’est quand même le domaine primordial s’agissant de ce qui va modeler, façonner (dans le sens d’offrir les contextes d’individuation) les mentalités, l’esprit et les attitudes des publics. De cette « pauvreté » progressive de l’information culturelle (indépendante de la qualité intrinsèque de tel ou tel journaliste) qui se solde par une fragilisation de la curiosité, une volatilité de la curiosité en faveur du zapping et de l’immédiat, les institutions culturelles ont fortement souffert. C’est certainement un des vecteurs de baisse de fréquentation de certains services culturels comme la Médiathèque. Or, la Médiathèque (comme d’autres organismes de lecture publique) est indispensable pour fournir à la population une information objective, déontologiquement propre de toute pression publicitaire, sur ce que sont les musiques et le cinéma aujourd’hui. L’aide obtenue par la Médiathèque pour développer sa stratégie numérique, loin d’être négligeable au vu des ressources dont dispose la Communauté française, est pourtant bien en dessous de ce que réclame les Groupes de presse. Bien entendu, la presse a des moyens de pression plus significatifs qu’une association de prêt public. Néanmoins, il y a quelque chose d’illogique dans la différence d’approche, voire d’un peu indécent. Si les aides à la presse devaient se confirmer selon des objectifs qualitatifs, il me semble qu’il conviendrait d’approcher la problématique de façon globale et non pas uniquement au regard des attentes « intéressées » de la presse (groupes privés). Par exemple, en ce qui concerne la question d’une information professionnelle et indépendante de la culture, il ne serait peut-être pas déplacé de lier les aides éventuelles à la presse à celles confiées aux opérateurs culturels en matière de lecture publique (au sens large, littérature, musique, cinéma…) pour organiser une approche de l’information culturelle la plus indépendante possible du marketing des industries dominantes, la plus respectueuse des langages minoritaires porteurs de diversité, la plus curieuse de toutes les esthétiques, la plus soucieuse d’une ouverture des curiosités publiques. Penser un réel plan ambitieux de communication culturelle réunissant les différents acteurs pouvant être garant d’une offre différente et objective, premier élément d’une politique industrielle de l’esprit tempérant la main mise des industries. (PH)

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Rêve de salle (musicale).

Sur la piste du chaînon manquant d’une politique musicale en Communauté française. Le comité de programmation de la Ferme du Biéreau (Louvain-La-Neuve) avait la bonne idée d’organiser une table ronde le samedi 10 janvier pour agiter les projets et les concepts susceptibles d’inspirer leurs choix de politique, d’alimenter leurs réflexions. Exercice difficile, néanmoins le genre d’initiative à encourager. Je ne me permets pas de dévoiler le contenu intégral des échanges (ça ne m’appartient pas), je me limiterai au contenu de mon intervention (plus quelques réactions qu’elle a suscitées) qui a toute sa place sur ce blog consacré en grande partie à la curiosité et aux pratiques de l’attention, aux questions de politique culturelle…

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Un constat qui s’affirme. La vision évolue, s’affine, mais depuis que je participe à des débats sur les principes d’une programmation musicale, je creuse plus ou moins dans la même direction (pas uniquement théoriquement puisqu’à la Médiathèque de Mons, en partenariat avec le Centre Culturel, j’avais initié des cycles de concerts « accompagnés » qui, peu à peu, trouvaient leur public). Le manque que, professionnellement, je peux constater en matière de programmation et d’informations sur les musiques, est toujours là, ne fait que s’accentuer. Le constat est de plus en plus grave : les musiques actuelles, dans leur immense majorité, ne sont pas présentées aux publics. Elles sont à l’abandon. On laisse au hasard, au bon vouloir du marché ou au bouche-à-oreille Internet (autre forme de sélection libérale),  le fait de faire émerger tel ou tel artiste un peu différent. La seule manière de remédier à cette carence est de construire un appareil critique qui va permettre de structurer une médiation pour ces expressions. Cet appareil critique (ce n’est pas un gros mot) se décline en plusieurs outils dont certains s’adressent à des publics spécialisés, d’autres à des publics non-initiés. Mais il faut des fondations, il faut provoquer un commencement qui passe par la constitution d’un champ de connaissances qui permettra de ne plus dépendre directement de la manière dont le marché général de l’information maltraite les musiques. C’est un préalable pour structurer un discours différent, une stratégie adaptée à un projet singulier, pour ouvrir des répertoires, désegmentariser les publics. Construire des publics. On ne crée pas des publics, on ne fait pas découvrir, on ne structure pas de la curiosité simplement par de la communication se basant sur les discours des dossiers de presse, ou sur les jugements de valeur « c’est beau », « c’est génial, c’est nouveau, c’est sensible »… Les nouvelles esthétiques musicales ont besoin qu’on leur constitue un environnement de connaissances pour aider à les comprendre et les intégrer dans la vie sociale. L’implication de l’UCL dans ce projet de la Ferme du Biéreau est une opportunité remarquable (relativement inédite, même si, la conjoncture étant en train de changer, les grandes universités vont de plus en plus investir dans les programmes culturels : il y a un créneau à prendre). Construire des programmations sur les nouvelles écritures musicales (à l’échelle européenne et de façon transversale s’agissant des genres et des styles), en impliquant les chaires de musicologie, de sociologie de l’art, d’esthétique, pour forger des outils d’analyse et d’explication de ces musiques, pour organiser un appareil critique qui, dans un premier temps, va ouvrir ces répertoires aux étudiants et ensuite, de fil en aiguille, aux autres publics : avec quelque chose de ce genre, on innove, une nouvelle page s’ouvrirait. Ces programmations ne sont pas à comprendre uniquement au niveau d’un choix de concert : programme prend un sens plus riche et complet, c’est un programme d’expérience collective, de tranche de vie, d’appropriation de lieux et de pratiques, de compétences sociales qui touche aussi bien l’écoute, l’attention, le savoir parler de ses émotions, la constitution du sens critique… Impulser un rayonnement à partir des études, de la population étudiante qui, ensuite, peut devenir médiatrice des programmations, intermédiaires entre ces musiques et le grand public. La médiation culturelle est un nouveau marché qui va « exploser ».  Avant tout, la « médiation culturelle » est à inventer et, pour peu que l’on soit attentif aux problématiques actuelles, on se rend compte que l’enjeu est terrible, tout le monde parle de médiation culturelle. En tout cas, les produits efficaces par quoi l’exercer, la rendre efficace, les modèles économiques qui lui feront prendre racine dans l’économie générale de la culture et des loisirs, tout ça constitue un chantier. Et ça pourrait aussi donner lieu à des recherches et travaux au sein de l’université, colloques, séminaires, cellules de projets, expérimentations avec opérateurs culturels… La presse le sait qui, elle-même, est en difficulté et elle serait très favorable à un projet orienté en ce sens. L’UCL gagnerait beaucoup à être moteur innovant en la matière. Un rayonnement international est accessible. Personnellement, je pense qu’une prise de position audacieuse et ambitieuse sur cet axe de travail serait payante à moyen terme. Pour la visibilité de la salle mais aussi pour des aspects plus essentiels : notre mission d’opérateurs culturels publics d’apporter du sens, via les musiques, dans ce qui fait société (le vivre ensemble). Les responsabilités des institutions de programme, la formation des cerveaux. En concevant des programmations musicales, en étant opérateur culturelle public, nous avons des responsabilités : nous avons à former les cerveaux en les ouvrant à une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’attache une telle importance à ces nouvelles esthétiques musicales. Les musiques se créent et se diffusent relativement facilement, elles reflètent (ou non) très rapidement les problématiques de la société. L’autoproduction est mieux organisée que pour la littérature, elle coûte moins cher à produire que le cinéma, le théâtre etc… Ces musiques contemporaines (qui couvrent un nouveau territoire savant entre classique, jazz, rock, électronique, hip-hop) sont très plastiques et informent beaucoup sur la plasticité de notre époque, favorisent la plasticité neuro-culturelle. Diversité culturelle. Les nouvelles esthétiques musicales émergentes sont, de plus, indispensables pour que « diversité culturelle » ne soit pas un vain mot dans notre environnement. Ce sont elles qui sont porteuses de regards, de prises de positions différentes sur notre quotidien, ce sont elles qui pratiquent la subversion créative, les altérations de nos repères dont nous avons besoin pour demeurer réceptifs à la diversité culturelle (Cfr. Les informations sur le colloque organisé par la Médiathèque en 2007 avec l’UCL, l’ULB, Bernard Stiegler, Bernard Lahire …). Il serait, soit dit en passant, regrettable d’imaginer que ces esthétiques sonores sont coupées du reste ! Elles permettent au contraire d’expliquer le reste, elles donnent de la profondeur aux musiques les plus médiatisées, elles complètent l’histoire. En ne connaissant que les musiques les plus médiatisées, il faut bien voir que l’on atrophie l’intelligence musicale des publics et fondamentalement, à long terme, on réduit le potentiel de curiosité. Parce que le transfert des pratiques et des innovations ne cesse de fonctionner entre disons, pour le dire vite, l’underground et le devant de la scène commerciale. C’est palpable avec quelqu’un comme Björk, mais ça se vérifie avec (à peu près) tous. Ne pas travailler cette dimension revient à laisser faire la désinformation musicale.  Un territoire efficace est forcément européen. La dimension européenne est à mes yeux incontournables. Parce que nous avons le devoir d’ouvrir à une dimension européenne de la culture. Rien de mieux de commencer par les cultures émergentes. Les musiciens « locaux » gagneront à avoir des contacts avec les scènes innovantes européennes, pour se confronter, s’informer, échanger. Une politique européenne active ne peut s’effectuer qu’avec des partenaires, en débouchant sur des partenariats, des pratiques participatives, « nos » musiciens gagneront certainement des possibilités d’aller jouer ailleurs. Accueillir ici est le meilleur gage de pouvoir envoyer ailleurs ! L’appareil critique, l’éducation, la construction de la curiosité. Le postulat de l’éclectisme n’y suffira pas (l’éclectisme n’ouvre pas forcément la curiosité, l’éclectisme, aujourd’hui, est trop tributaire de la segmentation des publics que le marché a intensifié et rigidifié. Désegmentariser est indispensable à rendre l’éclectisme un peu efficace !)  Autour d’une programmation dotée d’une vision ambitieuse et inédite quant à la découverte, il me semble que plusieurs partenaires aux missions pédagogiques (au sens large) peuvent s’impliquer dans la promotion du projet, en recoupant les axes forts de leurs contrats programmes. Les pistes sont concrètes et les savoir-faire existent, il fat les organiser. Publications, émissions radios, podcast thématiques, démos dynamiques dans les auditoires, animations, pré-concerts, utilisations de films et de musiques enregistrées pour « préparer » les publics aux concerts à venir, interventions dans les milieux associatifs et dans la culture WEB. Jeunesses Musicales, Médiathèques, UCL peuvent travailler sur des outils originaux (c’est du concret et sur ce point, j’ai fait une offre de services à peine voilée). Planifier des interventions dans les écoles, les Académies… Tout ça pour donner une chance qu’émerge un comportement structuré et évolutif favorable à une réelle curiosité et à l’ouverture de concerts différents. Ceux-ci, une fois passé la barrière psychologique (« on ne connaît pas, ça ne nous dit rien, donc ça va nous faire chier ») vont procurer énormément de plaisirs et ça va se savoir assez vite. (Je me souviens d’avoir programmer Stanley Beckford au festival Cap Sud. Cette star jamaïcaine du mento, prédécesseur du reggae –et donc l’occasion d’élargir le champ des amateurs de Bob, travail sur la mémoire- n’étant pas connu par ici, pas évident de faire passer ce choix ! Mais une fois le public devant, manifestement, ce n’était que du bonheur pour tout le monde.) Médiation et université. Les concerts doivent être accompagnés : non seulement un exposé préalable (mélange d’accueil et d’informations intéressantes, de celles qui éveillent l’appétit, qui donnent l’impression que le plaisir d’apprendre est infini), mais aussi présence de plusieurs médiateurs pour engager le dialogue avant et après, recueillir les impressions, dialoguer et expliquer, écouter et retenir les avis. Cultiver l’art de la parole et de l’échange sur les musiques et les émotions est la meilleur manière d’agir sur les comportements, de faire évoluer les manières de « prendre du plaisir », d’initier aux modes d’appropriation. … D’où, encore une fois, l’implication utile d’étudiants, d’animateurs : s’ils ont été impliqués au préalable dans l’élaboration de tout l’appareil critique et pédagogique, ils auront à cœur d’en être les ambassadeurs. C’est un travail de terrain qui peut ouvrir des perspectives à des formations universitaires spécialisées sur la « médiation culturelle », l’étude des publics, etc… Quand le pointu revient au galop comme retour anxiogène du refoulé ? Je n’ai jamais utilisé les termes « pointu », « underground » (…). J’ai brièvement parlé de la nécessité de construire un programme d’explication des esthétiques musicales émergentes, transversales et européennes, à destination du grand public. Ce programme réunissant pédagogie, production d’informations, concerts, rencontres avec les artistes…Les quelques noms qu’il m’a été demandé de citer à titre d’exemples n’étant pas particulièrement familiers, la déduction qu’il s’agissait de choses « trop pointues » s’est imposée automatiquement chez certains. Et par la même occasion, le discrédit que l’on attache à ces expressions en arguant des publics restreints que cela intéresse. La suite (connue) étant d’embrayer avec l’accusation d’élitisme. Il me semble que c’est un bel exemple d’intériorisation des valeurs du marché et des industries de programme : ce n’est pas connu, médiatisé, donc ça n’a pas forcément reçu le label « bon pour le public ». (Rappelons au passage que l’élitisme consiste à jouir de biens culturels de grande qualité et de tenter de les garder pour soi.) Les autorités prescriptives se révèlent ainsi bien du côté des industries de programme et prédominent même dans les manières de penser du côté de ce qui devrait équilibrer leurs influences : les institutions de programme. Or, justement, en ouvrant remarquablement la réflexion quant à la nature de la programmation, dans une salle à vocation de type « opérateur public », l’urgence est de construire une stratégie contre ces jugements qui ruinent toute autonomie des politiques culturelles publiques. L’équation simpliste « pas connu du public = chiant = pas vendable », exprimée de façon plus soft, masque les points aveugles des métiers culturels et la peur du refoulé : « ah mais si c’est ça qu’il faut présenter, ça concerne plein de valeurs pas encore maîtrisées, pas maîtrisables, déstabilisatrices là où, en général, programmer un musicien relève plus de l’affirmation de ses bons goûts et non d’une pratique d’apprentissage, alors qu’en fais-je ? » . Mais une mauvaise perception du potentiel de séduction de ces répertoires « pas connus » est bien plus généralisée, et c’est dommage parce que, sans doute, cela fait intervenir des a priori, l’absence d’un examen objectif, le manque d’approche intelligente dont on devrait pouvoir se passer. Le  plus bel exemple à citer, à l’endroit même où se déroule la table ronde réside dans l’attitude à l’égard de « l’autre ferme du Biéreau », celle de l’Ecurie, gérée par une petite asbl, considérée comme marginale, certes utile, mais bon, ça n’ira jamais très loin. Une meilleure connaissance des répertoires, des esthétiques actuelles et des publics potentiels devrait, normalement, modifier cette perception. Cette petite asbl de bénévoles a présenté des musiciens qui sont vraiment des pointures internationales. Entendons nous : pointure ne signifie pas vedette médiatique !! Mais pointure dans leur pratique, dans leur invention, dans leur maîtrise de la musique qu’ils produisent et reconnus comme tels par leurs pairs et des professionnels du monde entier. Ne prenons que Jeffrey Lewis qui a joué là plusieurs fois avant de passer à l’AB. Ce musicien, qui est aussi illustrateur, a été tout récemment publié dans le New York Times ! Programmation obscure et trop barge !?? Euh !! Il y aurait, au contraire, de belles collaborations à établir entre les deux Fermes, en tirant parti des compétences et de savoir-faire complémentaires. Mais encore une fois, le sens de mes propositions allait dans le sens d’un axe de travail à développer, parmi d’autres, pouvant coexister avec d’autres types de concerts. Le travail sur les goûts, l’éducation. Au centre de ma proposition esquissée, un large accord s’est exprimé sur cette nécessité d’éducation. Avec une nuance importante à souligner de la part d’un intervenant : les publics ont aussi beaucoup à nous apprendre, notamment sur des genres et des styles considérés comme « sous-culture ». Maintenant, à partir de ce sentiment partagé, une fois que le débat entre dans les détails, devient explicite sur ce à quoi on entend éduquer, en glissant des noms d’artistes supposés étayer la démarche, les passions se délient, les échanges s’échauffent ! C’est toujours un exercice passionnant et périlleux ! Une des raisons en est que, sur cette question des goûts, aucune professionnalisation ne s’est organisée. Ça reste le règne complet de la subjectivité ou tout le monde peut avoir raison, aussi bien l’organisateur-programmateur qu’un membre du public. Aussi bien quelqu’un qui écoute des musiques de façon structurée depuis 25 ans, lit et s’informe parallèlement sur les courants musicaux que l’auditeur qui écoute son premier CD ! Et entre opérateurs, il n’y a pas de raison que ça se soit vraiment différent ! Cette question des goûts et donc du bagage culturel est complexe au sein même de ce genre de débat. Chacun est impliqué dedans, à la fois à l’intérieur (comme individu) et à l’extérieur (comme organisateur, opérateur). Du côté des psys, on ne peut pratiquer l’analyse qu’après avoir suivi soi-même une analyse. Au niveau d’un travail de médiation sur la vaste question de la formation et éducation des goûts culturels, tous les acteurs de la politique culturelle publique devrait suivre ce que Bourdieu appelait (si mes souvenirs sont bons) une socio-analyse de ses propres goûts !! (PH)

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Diversité pas sérieuse

Dans la présentation du 2ème Forum de Grenoble, organisé par Libération, et intitulé « Un nouveau monde! », je tiquais sur l’article présentant l’approche de la diversité culturelle: « La diversité culturelle et la wordl culture ». Les deux animateurs y vont de leur approche de la thématique: Sarah Ouaja-OK (adjointe au maire à Reims, chargée de la culture) et Jean-Paul Goude (Artisan de l’image). la première déroule un discours un peu convenu mélant « diversité », « multiculturel » et « altérité ». Elle préconise des « mesures paritaires » pour « garantir le principe de diversité dans toutes les shères de la sociètè ». J’imagine des sortes de lois, le recours à des « quotas »!? le problème de ce genre de discours est qu’il reste trop flou quant aux forces par rapport auxquelles il convient de soutenir le principe de la diversité/altérité. Ces « mesures paritaires » suffiront-elles à contraindre le marché à promouvoir la rencontre de l’altérité dans toutes les couches de la société? Avant de penser à ce genre de « mesure », ne faut-il pas s’attaquer à un modèle politique qui prône l’intégration (ou l’expulsion?), soit le principe de négation de l’altérité? Ne vit-on dans une société baignée par les industries culturelles qui formatent, égalisent, uniformisent, éradiquent le concept d’altérité? Quelle mesure ira contre la puissance de cette industrie? Aucun média grand public n’a une action en faveur de la diversité culturelle… De son côté, Jean-Paul Goude est sympa, il fait un peu sa pub, en se présentant comme un champion précurseur de la diversité du fait d’avoir eu comme amante et muse Grace Jones (je ne suis pas certain que tous les coloniaux aient boycotté les rapports sexuels avec les Africaines), et en rappelant que son défilé aux Champs-Elysées pour le bicentenaire de la Révolution était un exemple de respect culturel (je me souviens surtout de quelques images intégrant à l’événementiel spectaculaire de rue, les principes « fusion » de la world music. Mais ma mémoire peut me tromper! Néanmoins, tout ça ne me semble pas très sérieux pour aborder un réel défi fondamental. Ce n’est pas crier cocorico, mais le colloque organisé en 2007 par la Médiathèque autour de Bernard Stiegler, Bernard Lahire et Armand Mattelart, avec la participation des universités libre de Bruxelles et catholique de Louvain-La-Neuve, me semble rester une garantie de sérieux comme introduction à la diversité culturelle.

Une trajectoire médiathèque: la fenêtre.

 

 

 

 

 

 

 

Les raisons de donner un futur au concept de « médiathèque » (mais aussi de bibliothèque, de toutes ces choses que le numérique peut engloutir) est aussi à chercher dans les parcours de culture que les gens ont réalisé grâce à lui. Le « à quoi ça a servi » pour aider à imaginer « à quoi ça servira », en comparant des vécus et leurs contextes respectifs. Dans ma manière d’investiguer des pistes de modernisation pour la Médiathèque, mon vécu est évidemment important, on réfléchit, on invente avec les bribes de son expérience. (J’ai d’abord été longtemps un usager de la médiathèque et en y travaillant je continue à me référer aux attentes que j’avais en tant qu’usager mordu.) Je suis devenu membre de l’association en 1973, à Namur, j’avais 13 ans. Je me suis orienté vers le prolongement des sillons écoutés à la maison: nous avions un ou deux disques de Brassens, de Chopin, de Beethoven, un autre d’Armstrong (une compilation). Sinon, je connaissais la variété française qui passait à la radio. Mais c’était l’âge d’or, hein! Dassin, François, Polnareff…  Je découvre donc d’abord une réalité discographique bien plus large: l’oeuvre de Beethoven dans la diversité de ses facettes, le nombre de disques, la place que ça prend. La quantité de chansons de Brassens, les thèmes récurrents, une atmosphère, une « philosophie » chansonnière, Armstrong, ce n’est pas qu’une compile… A l’Athénée, il y avait sur le temps de midi un club d’écoute animé par des « grands ». Ils empruntaient la discographie complète d’un groupe à la Médiathèque et en faisaient la présentation. On commence à dévorer « Best », « Rock’n’Folk » chez le marchand de journaux. Avec un ami on décide de s’attaquer systématiquement aux collections de la Médiathèque: « à gauche en entrant, tout par ordre alphabétique. » Alors, ce sont des gouffres, des infinis, des montagnes, des couleurs, des éblouissements. Des accélérations prodigieuses de la sensation de soi et de la vie en générale. L’effet accéléré de ces sons insoupçonnés n’a d’égale que l’agitation dans laquelle nous mettait les ‘Illuminations », « Les Fleurs du Mal » ou le « Pèse nerfs ». Il faut savoir qu’à gauche en entrant il y avait le jazz. Et donc, on arrive vite à Ayler, Coltrane, Dolphy… Voilà des mondes que je ne pouvais imaginer, qui n’avaient jamais infiltré les cercles de la famille, qui n’étaient pas non plus très populaires dans une ville endormie comme Namur. Donc, une fenêtre extraordinaire sur le monde. Un souffle aspirant. En même temps: à part bouffer du microsillon, écouter, comparer, retenir les noms, comment expliquer ces mondes musicaux nouveaux pour lesquels nos oreilles n’étaient pas préparées, qui pouvaient réellement nous en parler? C’était un terrain de connaissance à défricher, un accès à une liberté qui désemparait aussi, beaucoup de ces musiques étaient aussi très récentes, très peu d’aînés étaient capables de servir de guide. L’accès à l’information était relativement rare. C’est un aspect qui a profondément changé. Mais la fenêtre existe toujours bel et bien. Mais encombrée, recouverte, cachée par tellement d’autres choses que l’idée de la chercher n’est peut-être même plus très présente aux esprits, n’est plus ressentie comme besoin… Il est besoin de théoriser et de politiser la nécessité d’accéder à ce genre de fenêtre. Comme un stade utile dans un engagement culturel nécessaire à un groupe, une communauté, une société. Comme une étape incontournable pour activer réellement une confrontation à la diversité culturelle et par là revendiquer la maturité. (à suivre)