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Chercher des poux

Laurent Busine explique, dans le cadre d’une table-ronde sur le patrimoine industriel, au Centre Wallonie Bruxelles – événement organisé pour soutenir le dossier du classement du site du Grand-Hornu auprès de l’Unesco -, comment faire pour qu’un musée d’art contemporain n’atterrisse pas en météorite indéchiffrable dans le Borinage. Il raconte son travail de Conservateur hors les murs pour rencontrer les « voisins », aller chez eux, les faire parler d’art, affronter autant de fois que nécessaire le questionnement élémentaire concernant les significations de l’art… Laurent Busine parle devant une image géante Microsoft, paysage virtuel, et je me dis qu’i s’agit peut-être de patrimoine industriel de demain, futurs vestiges de l’industrie des programmes numériques, qui pourrait bien faire l’objet d’archéologie, d’études, de publications, d’expositions… Un peu avant, Alain Forti avait présenté un diaporama sur l’évolution des perceptions des paysages industriels miniers et sidérurgiques et montré quelques représentations picturales dues au peintre Paulus. Dont un mineur hâve, déprimé aux traits tirés, aux orbites broussailleuses, impénétrables. (Ce bref colloque parcourant l’émergence, les balbutiements puis l’élaboration scientifique d’une politiques officielle pour sauvegarder le patrimoine industriel, scrutant ce moment où, pour contrer la défaite que représentait ces bâtiments à l’abandon, glissant à l’état de friches, il a fallu penser autrement, faire évoluer le concept de patrimoine « valable » et, en quelque sorte, profiter des évolutions de la notion de « beauté », aurait gagné à évoquer, par exemple, le répertoire des musiques dites industrielles dont la radicalité a marqué les esprits et certainement contribué à faire prendre conscience qu’il fallait faire quelque chose, traiter autrement les traces d’une époque révolue, détruite et qui n’était pas non plus réellement un âge d’or ! Mais ce n’était pas l’objet !) Mais j’en reviens aux orbites broussailleuses, regard vide, sombre, enfoui dans son désespoir, peint par Paulus, abîme au fond duquel on se dit que doit briller l’œil vengeur de la lutte des classes, ne serait-ce qu’un reflet ! Et en sortant de là, je l’ai retrouvée cette orbite, mais libérée de la toile, affranchie du personnage, de tout individu, et se multipliant sur les murs comme une araignée. Une bête contagieuse. Un pochoir qui pourrait ne pas en être un. Une tâche, une éclaboussure. Mais non, en comparant plusieurs de ces tâches, il y a bien une intention, une forme dans ce difforme qui galope. Un gros pou noir hirsute, et on lui voit parfois les yeux, carnassiers, sans pitié. Une vengeance qui vient de loin, de profond. C’est tout petit mais indestructible et doté d’une mémoire phénoménale, industrieuse. (PH)

L’esprit médiathèque, médiathèque de l’esprit

Colloque « Médiathèques et circulation des savoirs », Bruxelles, le 20 mai 2010.

C’est au cœur d’un quartier en plein chantier et mutation (admirer tranchées, palissades, sols éventrés, décor de ville retranchée et ses jeux de grues, ébauches de nouvelles constructions, circulation de reflets dans les parois vitrées – anciennes désaffectées, nouvelles clinquantes – comme esquisses d’une perspective qui se cherche, théâtre de gestation) et dans un bâtiment historique signé Art Nouveau (par rapport à l’environnement, une audace datée, quelque chose d’intemporel, une sorte de valeur sûre), le Résidence Palace, que la Médiathèque organisait un colloque interne pour nourrir la réflexion de sa propre mutation, alimenter en énergie le moteur qui doit lui permettre de passer d’un modèle ancien vers de nouveaux avatars adaptés à son époque.  – Grande jam de neurones – La formule colloque – avec ses aspects plus académiques et rigides – avait été retenue, au détriment des modalités plus souples et à la mode des successions de tables rondes et « ateliers » parce que dans un processus où il convient de changer la culture d’entreprise, il faut pouvoir prendre du recul, consacrer une réflexion de fond aux obstacles à affronter, et surtout se donner collectivement un vocabulaire commun, partagé, acquérir ensemble de mêmes critères analytiques, des grilles d’analyse bien choisies en fonction des intérêts de l’association et de ses missions (et c’est bien la responsabilité d’une direction de proposer de pareils outils). Cela peut se faire en se livrant à des lectures croisées, communes, dont on peut  ensuite échanger les acquis, qui doivent constituer la matière de débats internes continus pour ancrer dans les pratiques quotidiennes un « appareil critique » collectif (et dans notre médiathèque, les réunions sur la Sélec jouent partiellement cet office). Ce qui, bien entendu, n’a rien à voir avec la construction d’une pensée unique. Il y a de la marge ! Il était important aussi que l’immersion dans le courant d’idées où puiser des arguments pour construire les étapes suivantes de notre projet, pour donne du corps aux documents devant justifier notre existence et notre utilité aux yeux des pouvoirs publics, soit vécue par l’ensemble de la communauté de travail, depuis le personnel au profil disons « culturel », en charge de la constitution d’un corpus théorique, celui en  charge de la médiation de terrain mais l’ensemble du personnel dit de gestion, ressources humaines, comptabilité, informatique, infographie et autres composantes fonctionnelles. L’effet « contagion » de la pertinence d’un projet ne démarre que si la dynamique interne atteint une forte cohésion à tous les étages de son réacteur humain… C’était aussi la première fois que les médiathèques, globalement étaient fermées et que l’ensemble du personnel se retrouvait dans une salle, pour ne journée, avec comme seul travail devant lui celui de réfléchir, secouer ses neurones, se consacrer à des interventions apportant des éclairages, des concepts, des formules susceptibles de faire évoluer le diagnostic sur le quotidien, et de donner des éléments pour structurer et organiser le changement (ce qui ne solutionne pas immédiatement une situation anxiogène mais peut contribuer à atténuer le stress, l’impression du « no future » que l’on colle à tout ce qui reste lié à des supports physiques, à une culture concrète. Depuis longtemps, donc, l’occasion d’une photo de famille, rien que ça, ça valait la peine, ça signifie bien aussi que, même dans une situation difficile, l’association peut se rassembler, la direction accorde beaucoup d’importance aux vecteurs de cohésion dans le personnel et pend plaisir à réunir tous les effectifs. Programme. Après un mot d’accueil bien senti du Directeur Général, soulignant bien ce plaisir de se retrouver pour réfléchir ensemble, la journée s’ouvrait par une table ronde réunissant plusieurs approches du concept de médiathèque. Quel est le Lego qui peut faire fonctionner ensemble médiathèque, bibliothèque et lieux de spectacle (salle de théâtre, salle de concerts) ? Puisqu’en Belgique l’existence d’une médiathèque unique s’est terminée dans un plan de restructuration où certaines de ses composantes ont été reprises par d’autres opérateurs culturels. Frédéric Delcor, Secrétaire Général de la Communauté française, a d’abord souligné toute l’importance qu’il accordait à tout dispositif pouvant contrebalancer le poids des autoroutes du loisir et ouvrir les curiosités vers les répertoires de la diversité culturelle et de la différence. Yves Vasseur, Intendant du Manège.Mons et Commissaire de Mons 2015 a évoqué le volontarisme du Manège dans son désir d’incorporer une médiathèque dans sa stratégie de terrain, mais a aussi, lucidement, pointé quelques difficultés pour trouver le modèle opérationnel, efficace. Il a esquissé quelques pistes en lien avec un modèle français expérimenté à Saint-Sauveur. Annick Maquestiau (directrice de la bibliothèque d’Uccle) a témoigné de la rencontre entre le métier de bibliothécaire et médiathècaire (une première en Belgique). Xavier Galaup (Directeur adjoint de la bibliothèque départementale du Haut-Rhin) et fer de lance en France de la rénovation des médiathèques, a présenté un tableau dense et structuré de la situation française, des tendances, des expériences, des réflexions. Il évoquera le succès des nouveaux équipements qui attirent un public plus hétérogène que celui des médiathèques anciennes, déplaçant et démultipliant les effets de socialisation des espaces culturels publics. Ce sont des lieux pour « séjourner », être ailleurs, autrement. Il évoquera le problème que l’on connaît bien : les animations, la médiation devraient être considérées comme « collection » à part entière. Il posera la question que l’on doit tous affronter : comment être plus fort que Google !? (Une des réponses : en travaillant entre médiathèques à l’échelle européenne sur des programmes de « contenus » : de type métadonnées complètes et originales, traversées par un point de vue d’appareil critique accompagnées de vastes programmes d’animations vivantes dans toutes les médiathèques européennes, impliquant conférenciers, musiciens… (Après cette table ronde, Yves Poliart et Pierre Hemptinne levaient un voile sur « Archipel, une organologie des musiques actuelles », projet qui illustre la stratégie suivie pou se positionner, mais nous reviendrons sur ce projet !).  – Les termes de la problématique, discours descendant et discours ascendant, question d’esprit– Si le thème du colloque était bien « médiathèque et circulation des savoirs », le programme suivait bien plusieurs étapes de ce questionnement : avec qui organiser la circulation, c’est la question de relais institutionnels. Avec Archipel, ce qui était examiné était bien : qu’avons-nous à dire, à raconter, que pouvons-nous apporter qui nous soit propre ? Et c’est bien par là qu’il faut commencer si l’on veut, à un moment ou l’autre, être quelque part, « plus fort que Google » !!  Le premier ajustement à effectuer vise les termes mêmes du problème de base. Là où le discours courant (la presse, l’opinion de surface) considère que la médiathèque est mise en danger par le téléchargement, il convient de poser un diagnostic qui embrasse mieux les forces en présence, et que l’on pourrait présenter rapidement avec cette citation de Bernard Stiegler : «D’autre part, tout en soulignant le caractère littéralement salvateur de la logique ascendante de la génération de métadonnées sur le web dit « social », je tenterai cependant de montrer qu’aucune activité de l’esprit ne peut se passer d’une logique délibérative, critique et redescendante, supposant la mise au point d’appareils critiques et de dispositifs rétentionnels. » C’est bien là que ça se joue et pas uniquement dans la mutation des supports de transmission (CD vs numérique). L’avenir des médiathèques est aussi lié à l’avenir de l’esprit, ressource première du devenir humain ! L’appareil critique, c’est ce que nous pouvons développer comme discours sur les collections et les pratiques, la question des savoirs professionnels à restituer sur la place publique, et le rétentionnel peut figurer nos collections et nos métadonnées professionnelles, la mutualisation de nos connaissances, bref ce qui peut différencier un savoir institutionnel (sans l’autorité à l’ancienne) et un savoir individuel. Dans un contexte où priment ce que tout un chacun peut placer comme « information » sur Internet, y a-t-il encore une place pour le discours délibératif des institutions, quel est-il, comment se forment des discours redescendants ? – – Connaissance des publics et attention. – Se charger de la circulation des savoirs implique de se pencher sur la connaissance des publics. Cette connaissance des publics, dans les derniers développements de la société, s’est professionnalisée et est prise en charge par des spécialistes qui se proposent de nous décharger de ce travail et de cette pensée : ce sont les agences en communication et marketing. Ils savent très bien ce que veulent le public, ils ont étudié ça à fond. Joëlle Le Marec, avec son laboratoire de recherche, étudie depuis 20 ans les pratiques des publics dans leur rencontre avec les musées (scientifiques et autres) et les bibliothèques. Elle scrute leurs attentes à l’égard des institutions et les enseignements qu’elle en tire sont pour le moins plus riches et contrastés que les clichés abondants. Et si le fonctionnement général ne nus dispensera pas de faire appel à des experts en communication et marketing, il est indispensable de nuancer et différencier notre approche de ces questions. Les publics ne se réduisent pas à ce qu’en dit le marketing et leurs besoins sous la loupe trahissent une autre position que celle qui consisterait à dire que le « salut viendra en dehors des institutions. Il y a un réel besoin de celles-ci, un attachement à leur rôle dans le social. Dans ce qui change les relations entre le public et une politique culturelle et scientifique publiques, elle épingle la saturation de l’effet agenda. Cette pression pour nous « occuper » l’esprit constamment de choses qui peuvent très bien ne pas nous concerner mais qui nécessitent néanmoins un traitement, une attention : même si je m’en fous du foot, il prend tellement de place que je dois faire un effort pour évacuer le foot de mon esprit. La question d’absence de vide, de sur-occupation et d’hyper-choix est certainement centrale dans les stratégies d’une institution préoccupée de « circulation des savoirs ». La confusion, au sein des institutions, de la communication strictement scientifique ou culturel d’une part et, d’autre part, un type de communication plus publicitaire, liée ou non à un sponsor, nécessite de la part des publics de nouvelles compétences : il doit déjà produire un effort, exercer une compétence caractéristique et significative pour trier les différentes communications qu’on lui adresse, qui cherche à s’emparer de son attention. Elle évoque ce cas d’enfants en visite à la Cité des Sciences et qui, arrêté sur un stand de sponsors camouflant sa démarche de marketing sous un semblant scientifique (histoire des télécommunications), demandaient : « quand est-ce qu’on va à la Cité des Sciences ? » ! Indice de désorientation. Indice aussi que la compétence pour identifier et trier les strates de la communication qui embrouille l’accès à un bien culturel peut se substituer à la compétence et au temps normalement consacré à réellement tirer profit du bien culturel. Dans la stratégie communicationnelle d’une institution, il y a là beaucoup d’enseignements pour développer une éthique du recours à ces techniques devenues incontournables pour « atteindre les publics » ! Ces travaux académiques doivent aussi nous inspirer quant à la cible de nos projets : les institutions doivent viser les apprentissages de lecture et d’acquisition des biens culturels, décanter la saturation, proposer des comportements critiques pour échapper à l’effet agenda, offrir des lieux où l’attention peut se libérer et retrouver sa liberté délibérative.– Pratique de lecture et attention. – Alain Giffard est un spécialiste de ce que le numérique introduit comme changement dans les pratiques de lecture et l’on peut dire qu’il étudie ça de près et depuis longtemps (il est un des premiers à avoir fait procéder à la numérisation d’un livre dans le cadre d’un projet de « postes de lecture assistée » à la Bibliothèque National, il est le concepteur des « espaces numériques »). Après avoir rappelé que la pratique de la lecture « classique » reflue tant quantitativement que qualitativement, il développe minutieusement le procédé de la lecture dite industrielle en rappelant la confusion qui s’installe entre les différentes étapes de la lecture. Par exemple, dans les centres numériques, on croit apprendre la lecture numérique quand on enseigne la navigation. Or, tous les actes en quoi consiste la navigation correspondant aux opérations de prélecture, après il faut encore lire. Ainsi, on croit que naviguer en « lisant » une série d’information, c’est lire. De même que l’on peut croire que « copier/coller » c’est écrire !. Le passage d’une lecture de scrutation à une lecture soutenue, de la lecture d’information à une lecture d’étude, celle qui en Occident  associe lecture et réflexion, ce passage vers la lecture comme technique de soi, soit un exercice culturel de la lecture, c’est ce passage est de plus en plus court-circuité. Au profit de la captation de l’attention vers autre chose. La lecture industrielle et tous ses dispositifs numériques de « prélecture » sert à détourner l’attention de la lecture d’étude au profit de la lecture d’autres messages, d’autres occupations dans lesquelles la publicité et le marketing (de même que l’effet agenda) occupent une large place. (C’est probablement dans cette dynamique négative que se joue la difficulté, pour les institutions culturelles publiques, d’assumer encore un rôle prescripteur désintéressé en faveur de pratiques culturelles d’étude, de technique de soi). Au passage, il proposera une approche des questions de violence  l’école où l’on a une génération à qui, un certain discours public déclare « vous êtes en phase avec l’ère numérique, c’est votre époque, c’est très bien, vous la comprenez mieux que nous, vous êtes des meilleurs « lecteurs numériques » que nous, vous êtes l’avenir », et puis qui se trouve face à l’obligation de faire l’apprentissage d’une lecture classique, d’étude et face à cette exigence des verdicts graves de déconsidération : « vous ne savez pas lire ». Les parallèles entre ce qui passe au niveau des processus de lecture industrielle de l’écrit et les pratiques de l’écoute industrielle des musiques devraient être posés « scientifiquement ». Malheureusement, peu de chercheurs s’intéressent à l’écoute des musiques. Mais la convergence, à nous observateurs privilégiés des pratiques d’écoute, est évidente. Là aussi il apparaît que la vraie question est celle de l’attention. Le travail de médiation doit intégrer ce paramètre comme fondamental : penser des dispositifs, des agencements de lectures différenciées, au service d’une attention bénéfique au développement de pratiques culturelles qualitatives (plus riches en satisfactions personnelles, plus rentables sur le terrain des techniques de soi). – La clôture festive – Une bonne partie du personnel se retrouvait ensuite au Music Village, près de la Grand-Place, pour un peu de détente. Groupes de musique impliquant des médiathécaires ou DJ… (PH) – Note de lecture sur une livre de Joëlle Le Marec –  Le blog « académique » de J. Le Marec et son blog « Indiscipline » – Un texte sur la lecture industriel, blog d’Alain Giffard

Panade numérique et médiathèques

ACIM, 10ème rencontre nationale des bibliothécaires musicaux, Aix-en-Provence, Cité du livre

Encore une fois, la méthode adoptée pour traiter de la technologie est déterminante. Explication : Dans Libération du vendredi 2 avril, Julien Gautier et Guillaume Vergne (professeurs de philosophie en lycée et fondateurs de la revue Skole) publient un texte intitulé « L’école et les adorateurs de la technique ». C’est une réaction au rapport Fourgous définissant « les modalités de l’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’école ». La position des auteurs est claire :… « .. un système éducatif public digne de ce nom devrait non pas chercher coûte que coûte à rattraper son prétendue « retard », mais à jouer activement un rôle propre et autonome, assurer une mission régulatrice, prescriptive et en quelque sorte « thérapeutique ». Notre véritable devoir à l’égard des jeunes générations n’est-il pas de leur donner les moyens de construire une solide culture numérique, plutôt que d’accompagner leur soumission aux iPod, MSN et autres Facebook ? » Il se fait qu’après avoir lu cet article, je participais à une journée d’étude de l’ACIM (association des bibliothécaires musicaux de France) sur le thème du numérique comme nécessitant une redéfinition du rôle des médiathèques (ce n’était pas la première fois que j’intervenais dans ce genre de « journées d’étude »). Les médiathèques sont à inscrire dans le dispositif éducatif, comme toutes les structures culturelles publiques, et à ce titre ce que Julien Gautier et Guillaume Vergne expriment concernant l’école se transpose aisément sur le terrain des médiathèques. Et même si on ne partage pas à 100% leur vision des choses, elle est tout de même déjà le fruit d’une analyse, d’une conscientisation, d’une prise de position, d’une vision d’avenir reposant sur une mise en perspective des différents aspects de la problématique. A évacuer : le prétendu retard. Or, à écouter l’ensemble des intervenants et des propos tenus tout au long de cette journée, il semble que le parti pris adopté soit justement de « rattraper le prétendu « retard » » et d’aller dans le sens de l’adoration de la technologie tel qu’il serait prôné par le rapport Fourgous. L’autre tendance majeure et d’associer « nouvelles technologies » à la nécessité de médiation. Le mot, comme lors d’autres rendez-vous du genre, surgit de tous côtés. Mais curieusement, à aucun moment, il n’est question de contenus, de discours, de musiques, de connaissances à transmettre, de définition de ce dont nous sommes censés devenir les médiateurs, mais uniquement de questions d’accès. Dans la tourmente de la dématérialisation, les médiathèques s’intéressent avant tout à la matérialité des accès vers la dématérialisation gérée aux bénéfices d’autres structures. Alain Giffard, qui se livre à une étude comparative poussée des lectures numériques et lectures traditionnelles, donne des armes, pourtant, pour penser un positionnement lucide à l’égard des industries numériques : « Ce qui caractérise l’économie numérique de ce point de vue, ce n’est pas le développement des « industries littéraires », mais bien celui des « industries de lecture », ou, c’est tout un, dans le jargon actuel, plutôt que le développement des « contenus » celui de l’économie et des industries de l’accès ». Et de renvoyer à des formulations similaires de Jeremy Rifkin (L’âge de l’accès) : « Les marchés cèdent la place aux réseaux ; vendeurs et acheteurs remplacés par des prestataires et des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique de l’accès. » La tonalité générale de ce que j’ai entendu dans cette journée de réflexion sur l’avenir des médiathèques face au numérique, le 2 avril, me donne l’impression soit d’un aveuglement sur la question, soit de la volonté d’entériner cette orientation voulue par l’économie du numérique, de revendiquer ni plus ni moins qu’une spécificité d’accès en contribuant au courant dominant qui évacue le contenu. Ce qui revient bien à scier la branche sur laquelle reposent les médiathèques et qui correspond à leur utilité sociale. En introduction à mon intervention, c’est bien ce que j’ai voulu rappeler : notre force est du côté de la connaissance des musiques et de ce que nous parviendrons à en dire pour dé-banaliser l’écoute de musique et réenclencher de vrais désirs d’écoute. Mais revenons au début de cette journée… Porte-à-faux sociologique. C’est le sociologue Philippe Coulangeon (CNRS) qui se charge d’informer sur les pratiques musicales des français face au numérique (finalement il ne s’agira pas tellement de ça). Présentant un article écrit pour les Actes de la recherche en sciences sociales, il rend compte des éléments inclus dans la dernière grande enquête officielle sur les pratiques culturelles. Voici les grands axes : brouillage des frontières entre les répertoires, non rivalité des biens musicaux, éclectisme des goûts et nouvelle frontière de la légitimité… L’approche est moins nuancée que celle de Bernard Lahire dans «La culture des individus » (on sentira lors des échanges avec la salle que Coulageon occupe une place bourdieusienne très orthodoxe, léger coup de griffe à Lahire, coup de boule à Mafesolli…). De fait, les catégories utilisées et le type de questionnaire empêchent toute finesse qui puisse nous être utile dans la réflexion sur un positionnement actualisé des médiathèques en fonction des nouvelles pratiques et de l’évolution des goûts. Les publics ont toujours à se prononcer sur des entités très vagues : « musique classique », « rock, pop », « jazz », « chanson française »… Chacune de ces étiquettes recouvre des esthétiques très différenciées, des mondes inconciliables. Quand les amateurs répondent écouter plusieurs genres musicaux : de quel type de différence entre les genres parlent-ils, quel type d’écoute ? L’éclectisme dont on parle peut très bien s’avérer n’être qu’un mirage… Ces enquêtes évoquent une certaine popularisation des modes savants, mais omettent systématiquement de se prononcer sur les savantisations d’expression populaire (ça ne rentre pas dans les catégories), ce qui revient quand même à déceler et étudier une tout autre dynamique. Bref, cette sociologie-là de la musique mesure essentiellement l’impact du marché dominant sur les pratiques musicales les plus visibles, mais reste impuissante à réellement mesurer ce qui se passe avec la musique dans la société et à proposer une analyse critique de la manière dont le marché organise la consommation musicale. Sans doute parce que les sociologues ne connaissent pas assez les répertoires, les actualités esthétiques, n’écoutent pas assez de musique ? Philippe Coulangeon, lors des questions-réponses, reconnaît une part de la faiblesse structurelle de ces études sur la musique : notions anciennes, genres vagues, définition faible de ce que l’on entend par écouter… Dans son analyse des pratiques actuelles de la lecture, Alain Giffard associe la lecture numérique à ce que l’on appelle la lecture d’information. La lecture numérique ne tient jamais la place de la lecture d’étude (plus soutenue, profonde). Ça ne pose pas un problème tant que les pratiquants ont une bonne culture de la lecture et font la distinction entre ces différents niveaux complémentaires. Mais quand de jeunes générations, mal dotées de compétences de lecture, ne font plus la distinction entre les différents niveaux de lecture et considère la lecture d’information comme une lecture d’étude, alors, on a un grave problème cognitif. On transpose facilement  cette  étude de la lecture à l’écoute des musiques, l’écoute réelle étant de plus en plus remplacée par un survol, une immersion machinale, une entente qui banalise la musique et l’excluent des pratiques culturelles cognitives. Alain Giffard désigne ce phénomène dangereux par « nouveaux savoirs, nouvelles ignorances ». (« Des lectures industrielles » – Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis.) Voilà une base plus intéressante pour aborder l’évolution des pratiques musicales des publics que ce que propose P. Coulangeon. Car contrairement à ce qui sera dit dans une autre intervention de la journée, la crise du disque n’est pas une crise de la distribution, argument qui sert à mettre en avant des solutions pour améliorer cette distribution soit encore des questions d’accès. Le vrai problème avec la crise du disque c’est qu’elle recouvre une grave crise de la dimension cognitive de l’écoute musicale. Et c’est justement à cet égard que les médiathèques peuvent apporter quelque chose : par les contenus, en tenant un discours sur l’écoute, en valorisant d’autres pratiques, d’autres connaissances. Quel est le potentiel créatif des médiathèques ? Mais ce serait surtout intéressant que des sociologues se penchent vraiment sur ces situations, ces hypothèses de travail. – L’obsession de l’accès. – La table ronde de l’après-midi– qui n’en sera plus une tellement elle comportera d’intervenants – renforcera un sentiment que face, au « prétendu retard » (prétendu parce que si le réseau des médiathèques était créatif sur les contenus, il n’y aurait pas de retard), les solutions esquissées relèvent du cours de rattrapage (type « fracture numérique », allez, facebookez, twittez, ça ira mieux) ou de l’association avec des partenaires commerciaux. En effet, plutôt qu’une table ronde pour débattre du fond, il s’agissait en grande partie d’une succession d’offres de services : de petites entreprises recyclant ressassant un peu les tendances principales sur le Web, incapables de voler de leurs propres ailes (le modèle économique n’existe pas) et sentant qu’il y a un coup à jouer du côté de la politique publique et du non-marchand, élaborent des outils de téléchargement ou de streaming pouvant être mis au service des médiathèques. Ce n’est pas toujours d’une grande originalité dans la forme (ni graphique, ni ergonomique). Quant au fond – revoici la médiation et l’obligatoire différenciation par du contenu –, il tient parfois à peu de choses : une bio de l’artiste (copié collé du dossier de presse ou de Myspace ?), une discographie, des dates de concert… Allez, c’est quoi le « plus » médiathèque là-dedans ? Quelle spécificité, quel discours ? La priorité accordée à l’accès se lit aussi dans le genre de listes de sites ou de blogs renseignés aux médiathécaires comme représentatifs, comme outils avec lesquels se familiariser en premier. Par exemple, la lecture régulière de quelques blog de fond  n’est absolument pas abordée, de ces blogs qui se situent au-delà de la lecture de consommation, donne du grain à moudre pour une lecture d’étude, cette lecture dont le but est d’alimenter la réflexion post-lecture (par exemple le blog d’Alain Giffard, justement). La question réelle de la qualité des métadonnées sera souvent soulevée : elle est cruciale en effet, les bases de données sur Internet étant souvent médiocres. Mais là, nous développerons une force qui se fera remarquer quand nous aurons la capacité à organiser une seule base de données de type « médiathéque publique » et pas chacune la sienne. La taille, sur Internet, est fondamentale. Cette taille compte aussi beaucoup concernant ce que soulevait un peu naïvement la représentante d’une médiathèque « tout numérique » de Chesnay : les majors devraient s’intéresser à nous, faire des conditions spéciales aux médiathèques… Au stade actuel, vu l’utilisation que les majors entendent faire de la musique, on ne les intéresse pas, elles nous ignorent. Par contre – et ça relève de l’utopie – si les médiathèques parvenaient à grandir et à dégager une force de contenus incontournables en réveillant et inspirant de nouveaux désirs d’écoutes, bref à être créatives et source de créativité dans les pratiques d’écoute, elles pourraient devenir attractives. C’est dans ce sens que la Médiathèque de la communauté française de Belgique devait soumettre au débat son projet « Archipel », outil de médiation hybride sur les musiques actuelles, associant différents niveaux de lecture et d’écoute, d’information et d’étude, médiation numérique et médiation sur le terrain, supports physiques et streaming… La présentation a été perturbée, écourtée notamment par absence de connexion Internet ( on ne parlait que de ça depuis le matin : se connecter !?). Il faudra encore attendre, en septembre à la BPI !! – Chute abrupte & pistes sommaires – L’avantage de ces journées est de révéler l’ampleur du chantier. À commencer par la faiblesse du bagage théorique pour structurer les questions, leur examen, faire avancer les débats. La littérature actuelle des chercheurs sur ces sujets n’est pas assez lue par les médiathécaires. Or, pour résoudre des problèmes il vaut mieux acquérir les bons outils, les partager, se construire un appareil critique commun, avec des concepts et des vocabulaires partagés. (Je m’attendais à entendre ne fut-ce qu’une fois la notion de « capitalisme cognitif »). Et ce que je relève encore, comme à Blois ou à Périgueux où j’ai eu plaisir à prendre la parole, est l’approche strictement « française », alors que la dimension pour le moins européenne est indispensable pour exister en tant que médiathèque sur le Web et arriver à influer, à peser sur les évolutions. L’objectif doit bien être de prendre une part de marché significative de la prescription culturelle en fait de pratiques d’écoute musicale. Certains aspects de la mutation des médiathèques, abordé frontalement en ateliers, dans ce type de rencontre, ont l’avantage de faire ressortir le désarroi du terrain, de la base, mais ça tourne un peu à vide et ça localise les problèmes peut-être à l’extrême (comment faire de la place, quel espace convivial, qu’y faire, ce que ça change dans le métier, inévitable, avec ses doléances parfois fastidieuses, sa force d’inertie phénoménale). Ce niveau ne doit-il pas être traité dans un programme de changement de « culture d’entreprise », tout au long de l’année, dans chaque médiathèque, avec échanges et mises en commun par cloud computer ( !), et utiliser ces rencontres à des travaux exaltants, motivants, élargissant le champ et faisant avancer concrètement les pratiques dans l’élaboration de projets de médiation. Où l’on parlerait contenus, mises en forme de discours, de formes d’échanges, de mutualisation de la créativité médiathèque à une échelle européenne… !? (PH)

Quand école ne rime plus avec culture

« Enseignement en Culture. De l’utopie à la réalité ? », débat, La Bellone, Bruxelles, 29 mars 2010

L’association « Culture et démocratie », dans la continuation d’un colloque organisé en 2008, lance une série de tables rondes pour débattre d’un « enseignement en culture » et déboucher sur des propositions concrètes à transmettre au politique. Une tâche fondamentale autant que colossale.Les termes du débat – En ouverture, le « modérateur » Eddy Caekelberg (journaliste RTBF) préviendra avec humour : vu le niveau plutôt bas des ambitions culturelles et la prédominance du rendement, il vaut mieux viser des propositions très concrètes, éviter de voler trop haut, de se faire des illusions (il s’excusera en s’accusant de cynisme probablement précoce »). À la suite de quoi les invités introduiront la question culturelle sous trois angles différents. –L’anthropologue Anne-Marie Vuillemenot rappellera quelques fondamentaux, le « hors culture il n’y a rien », qu’il y a les tenants de la « culture comme partie du tout » avec ses dangers d’élitisme ( ?), les partisans de la « culture comme un tout », plantera rapidement le décor de la très ancienne opposition « nature/culture » (renvoyant à Philippe Descola), reviendra sur les risques de réduire la culture à un système de valeurs entraînant toute une série d’interrogations embarrassantes sur l’égocentrisme, sur qui décide des valeurs, du glissement vers la constitution de ces valeurs comme système de sens homogène mettant en péril la diversité. Elle orientera la définition de base vers une notion large et empirique du genre « partage de représentations et de pratiques »… – Antoine Pickels (auteur, directeur de La Bellone) esquivera le devoir de définir la culture. Mais il fait une nette distinction entre « art » et « culture », l’art étant pour lui ce qui s’oppose à la culture, en apportant du nouveau, des ruptures de sens, en séparant des choses connues et déplaçant les valeurs, les repères. (Ce qui est intéressant et juste, mais relève déjà d’une distinction faite à l’intérieur de l’art : parce qu’une vaste production artistique ne vient que renforcer le connu, les valeurs en place, rassurer.) – Jacques Liesenborghs, ancien enseignant, directeur d’école, fondateur de « Changement pour l’égalité » se centrera, lui, sur son parcours individuel. Parce que finalement, comme le rappellera plus tard Pol Biot, tout part du récit individuel. Il retrace son parcours scolaire, l’acquisition d’une culture littéraire classique sans saveur, archéologique et coupée de l’humanisme, historie de rappeler que « dans le temps, c’était pas forcément mieux ». Après un passage à l’université coupée de la société (années 50/60), il découvre d’autres cultures endogènes, celles des populations défavorisées ou plus populaires, à l’armée.  68 est ensuite un moment clé, d’ouverture et de révélations. Il orientera son travail vers l’école professionnelle, au contact de l’émigration… La culture pour lui a apporté des réponses à des questions vitales, existentielles, la culture est moteur d’action individuelle et collective… – Parole à la salle, éléments de débats. – Ensuite, parole à la salle, après une synthèse bien torchée qui aura mis au centre des conceptions, comme invariant unissant les différentes approches, le « récit collectif », le « récit commun ». – Or, je me méfie de cette notion, que l’on peut estimer contaminable par celle « d’identité », l’adhésion au « récit collectif » pouvant jauger le degré d’intégration, en tout cas c’est une notion qui demande a être très vite explicitée, mise à plat. Nous sommes déjà, individuellement, constitués d’innombrables récits, superpositions de temporalités, interactions de fantômes ; comment pourrait-il y avoir « un » récit collectif !? À moins de comprendre le récit collectif comme l’interface – ni plus ni moins – permettant à tous les récits individuels (et chaque individu pouvant se nourrir de plusieurs récits singuliers) de se comprendre, de s’échanger, de contribuer à la transduction d’éléments individuants. – L’ouverture du débat étant très générale, petit à petit, les interventions de la salle vont aller dans le sens de « marquer des territoires ». (Ce qui est logique et incontournable si, avec un groupe donné, on entame un long processus de clarification des questions complexes de politique culturelle.) Territoires où reprennent position les antinomies, les contraires qui structurent habituellement l’environnement culturel alors qu’il conviendrait sans doute de poser au débat des préalables qui contraignent à dépasser, à échapper au piège de ces contraires. Défense de la musique classique contemporaine, ici, avec une crainte certes fondée du populisme. Témoignage d’ateliers entre jeunes où les filles défendent la culture contre les garçons préférant le sport, rappel judicieux d’un clivage corroboré par des enquêtes, les filles investissant beaucoup plus que les garons dans les pratiques culturelles savantes, mais réintroduisant l’opposition sport/culture dans une forme improductive. Position d’artiste espagnol déclarant qu’il ne se voit pas émigrant, c’est-à-dire dans une situation particulière par rapport à une culture à intégrer, mais que nous sommes tous des migrants. Intervention pleine de fougue pour encourager « ces messieurs » à venir sur le terrain, là où le hip-hop relève et rajeunit la culture (comme si les autres terrains, classique, jazz, ne mettaient pas en contact avec la culture vivante)… Enfin, toutes ces prises de positions sont intéressantes, respectables et « justes » à plus d’un égard. Mais elles font glisser les échanges dans le disparate, les particularismes, les « chapelles ». – Quand il est question de pratiques. -Sans doute est-il préférable d’entamer le travail avec un appareil théorique plus rigoureux, carré et des orientations déjà bien dessinées, à la manière d’Ars Industrialis. Exemple : Antine Pickels insiste sur l’importance d’éduquer à l’art plutôt que de prêcher pour un retour à l’apprentissage de pratiques artistiques. Oui, c’est plus large, plus généreux, plus utile. En même temps, avoir pratiqué le dessin, bien ou mal, créativement ou non, ça aide aussi à comprendre certaines choses. Parce que la main pense aussi, le savoir de la main est indispensable à dépasser justement les clivages négatifs qui minent les questions culturelles. Et on pense même si on rate ses exercices de dessin. Mais ça veut dire qu’il faut organiser les cours de dessin en fonction, où rater sera aussi important que réussir. L’apprentissage de techniques manuelles, le développement de la sensibilité de la main et du corps (stimuler la part de tous les organes dans le fonctionnement du cerveau) peut s’effectuer avec toutes sortes de disciplines : couture, cuisine, jardinage… Tout cela contribue à l’apprentissage artistique et culturel. C’est toute la théorie de « l’amateur », développée par Bernard Siegler, qui donne des soubassements pour traiter « éduquer à l’art/apprentissage artistique » de manière plus ouverte, sans retomber dans la séparation entre deux approches opposées et bien connues, deux écoles distinctes. – Discours, école et institution. – De bons moments se produisent quand est rappelé que l’école est une institution, qu’elle doit tenir un discours fondateur d’institution. C’est bon de rappeler cette forte évidence que l’on évite de plus en plus dans une époque où le discours ascendant culpabilise le discours descendant d’institutions (y compris les institutions culturelles). Mais est-ce d’emblée pour « instituer des valeurs ». Ou plutôt pour instituer des pratiques générant d’autres attitudes à l’égard des « valeurs » ? Ne faut-il pas changer la valeur des valeurs et transformer les « fondamentaux », avec les compétences qu’ils nécessitent ? Pour les ministères de l’éducation (aussi bien en France qu’en Belgique), instituer des valeurs via l’école, c’est « revenir aux fondamentaux », soit lire écrire compter et Jacques Liesenborghs fustige à raison ce manque flagrant d’ambition qui dit, à lui seul, combien on est tombé bas. Car ces questions de valeurs encouragent, selon moi, des dérives, comme de planter la marche à suivre du côté de « sensibiliser aux grandes œuvres de notre patrimoine » (valeur du « récit collectif » qu’il faut intégrer via la relation aux chefs d’œuvre reconnus, constitutifs d’une identité collective). Il y a de ce côté-là, des choses à ne pas nier, l’importance de certaines créations artistiques dans l’élaboration d’une élévation par la culture, sorte de tabou que, par ailleurs, on n’ose pas transgresser. Mais il est bien question d’élever le niveau, d’élever l’ambition culturelle de la société et de l’enseignement, comment y parvenir sans élever le niveau culturel individuel qui se « décharge » ensuite dans le collectif !? Mais la formulation employée (« sensibiliser grandes œuvres… ») est un peu passée, n’est plus en phase avec le réel décalage qu’il convient de combler. Développer l’approche des « techniques de soi », au sens large, et l’on construit des chemins qui libéreront l’accès à n’importe quel répertoire. Mais le discours paternaliste rappelant que les jeunes défavorisés ont surtout peur d’aller au musée, au théâtre… Il y a de ça, mais la peur a aussi changé de nature, elle est mélangée. La peur, dans le temps face à la culture « savante », était une peur de ne pas comprendre, de s’immiscer dans les biens d’une classe supérieure, de n’être pas digne… Il y a encore de ça, mais ce n’est plus si simple. La dévalorisation de la culture savante, chiante, par les industries de loisirs, complique la tâche. Il y a la peur de l’ennui, la peur de se commettre, la peur d’être moqué par les copains… et surtout il n’y a pas toujours le désir de comprendre, aucune perception de l’intérêt à faire cet effort (cet effort n’est plus un modèle, une « valeur » recherchée, sauf chez les filles). Alors ramener au vieux précepte de l’éducation permanente, « ils ont peur, il faut les emmener au musée… », c’est trop court, partiellement périmé. Rappelons en outre que certains profs sont capables de vaincre tous ces obstacles, d’autres sont justes capables de renforcer les préventions. – Les bons sentiments – Si j’évoque la manière de procéder d’Ars Industrialis c’est que son appareil critique évite d’être la proie facile de bons sentiments. Et c’est vite fait de glisser dans le bon sentiment. Par exemple quand on exhorte les enseignants et futurs enseignants à mettre en contact les élèves avec l’art, à introduire la culture dans leur enseignement, mesure-t-on le mur devant lequel on se trouve ? Si l’art et la culture sont absents de l’école, c’est que le modèle de société a forgé un type d’enseignement et un type d’enseignant où la culture compte pour peu. Les compétences à « enseigner en culture » n’existent plus ou très peu. En tout cas sans professionnalisation de la médiation culturelle. Et il faudrait, en inversant les tendances au niveau de la formation des enseignants, attendre une (ou deux) générations pour que des changements concrets interviennent. Le bon sentiment escamote, en toute bonne foi, la réalité du problème. La culture, c’est le temps long, c’est l’incalculable, tout l’enseignement au niveau mondial privilégie l’adéquation rapide entre une formation et un rendement, le calculable. Si l’école reste dans ce schéma utilitariste, aller au musée, au théâtre, au cinéma, où vous voulez, ne ramènera aucunement l’art à l’école. Je crois que ce n’est même plus comme « avant » où l’on pouvait dire « il en reste toujours quelque chose », « ça finira par porter des fruits », parce que les époques ne sont pas toutes égales, ne se reproduisent pas telles quelles et, qu’avant, les jeunes, les élèves n’étaient pas autant que maintenant happé par des technologies de loisirs qui bouffent le temps de cerveau disponible. Et cet environnement technologique change la donne intergénérationnelle… – De toute façon, heureusement qu’une association comme Culture & Démocratie met les pieds dans le plat! – (PH)

Sociologie de la nouvelle économie



Marie-Anne Dujarier, « Le consommateur mis au travail ».

Les entretiens du nouveau monde industriel, novembre 09

Dans l’examen interdisciplinaire de ce que les « nouveaux objets » font à l’homme, de ce que l’Internet des objets peut lui ouvrir comme possible, il est quelques fois difficile de garder la tête froide. D’abord parce que l’on est tous, à des niveaux divers, pratiquants, déjà colonisés, parler de ces objets c’est parler de soi, ce qui fragilise l’objectivité. Ensuite, certains chercheurs dépendent économiquement de l’expansion de ces objets : en infléchir le cours, peut-être, mais de toute façon « ils » peuvent me faire vivre. Enfin, ils ont quelque chose de magique, ils ouvrent des perspectives excitantes à penser. Il était particulièrement intéressant d’entendre la sociologue Marie-Anne Dujarier établir le tableau clinique de l’impact social des technologies qui relient tous ces objets et leur mode d’emploi. (Elle a dû écourter sa démonstration, je reprendrai quelques grandes lignes, il faut surtout aller livre ses publications !) Le modèle économique qui s’ébauche dans les nouvelles cultures Web se base sur le profil « contributeur » du consommateur, c’est le grand principe du Web participatif. Le contributeur est rarement un professionnel de ce à quoi il contribue, c’est un amateur. Par ces contributions, le consommateur produit du bien, de la valeur qui permet le développement des services en ligne qui vont, de la sorte, pouvoir dénicher des financements. Dans la littérature anglo-saxonne, on parle ouvertement et depuis un certain temps de « mise au travail du consommateur ». Quand consommer devient un travail. Le consommateur qui travaille devient prescripteur, il influence le marketing. Ce sont les éléments d’une relation qui s’intensifient. Le consommateur mis au travail, c’est un rêve : c’est une main d’œuvre gratuite et nombreuse, motivée parce qu’elle n’a as l’impression de travailler. Mais ces quasi-employés soulèvent une série de problèmes aussi : sont-ils compétents, comment les former ? Vont-ils obéir, suivre les injonctions ? Vont-ils prendre soin de l’outil de production ? Tout ce questionnement qui n’est pas inventé par la sociologue, elle rend compte, montre que l’ingénierie de ces nouveaux objets se double d’un discours de management du consommateur-travailleur. La notion de travail active dans ces relations est relativement limitée : il y a travail quand, en plus des tâches prescrites, on y met du sien, on en fait un peu plus ; sont visées aussi les fonctions socialisantes et de production de valeur pour l’entreprise. (Le modèle de travail non-marchand est écarté.) Les formes de mise au travail via les nouveaux objets sont de plusieurs types : autoproduction dirigée (acheter soi-même par Internet ses titres de transport…), coproduction collaborative (par un investissement bénévole je produis de la valeur qui permet à une plateforme Internet d’être cotée en bourse) ; self service (les automates dans les services publics ou grandes surfaces)… Ça concerne les billetteries, les répondeurs automatiques, les services en ligne d’auto-diagnostic administratif.. Tout cela implique une sérieuse standardisation des procédures et des relations. Au passage, tous les outils de contrôle et de traçabilité se perfectionnent, les données collectées sur les consommateurs et le travail qu’ils produisent en consommant s’accumulent, se transforment en nouvelle matière première de la nouvelle économie, « les données ». Le Datamiming est la vente d’informations sur les pratiques des consommateurs, données consciemment ou non, qui alimente le marketing et le management du consommateur. On observe l’extension du principe de l’homme-sandwich (l’homme qui porte ses marques) dans le monde virtuel, par exemple la participation aux buzz… Qu’est-ce qui incite à jouer le jeu ? L’apparence du gratuit, la dimension non utilitariste, l’impression de fournir des contributions utiles, valorisantes, la conviction que développer des compétences dans cet univers contribuent à se valoriser sur le marché de l’emploi… Marie-Anne Dujarier pose ensuite des éléments analytiques clairs pour mettre en doute l’idéal d’un « nouveau monde horizontal », sans hiérarchie. Les stratégies et obligations de « distinction sociale » se déplacent sur d’autres terrains, d’autres compétences et savoirs. Elle examine les impacts sur le monde du travail « normal », traditionnel. Le consommateur mis au travail empiète forcément sur le territoire de professionnels (par exemple les journalistes). Ce qui suscite interrogations, doutes, insécurité chez les professionnels : il ne faut plus faire, mais le faire faire par le consommateur ! Les conséquences entraînent une diminution des emplois de service, une prédominance des capacités à conceptualiser de nouveaux produits, à se recycler dans la surveillance (vigiles…). Du côté du consommateur, les changements sont nombreux et profonds, ils induisent à se professionnaliser en quelque sorte au sein de communautés (réseaux sociaux), à améliorer ses contributions (sa production), ce qui peut aussi déboucher sur du stress et, en tout cas, donner lieu à de nouvelles exclusions : « je suis dépassé ». Les individus, face aux nouveaux objets et leurs technologies, tiennent les mêmes discours que les ouvriers dépassés par la modernisation technologique de leur outil de production, en usine (lors des grandes mutations). Dans un environnement de travail traditionnel, les moyens de résistance existent, ils sont codés, balisés. Quand la relation de travail équivaut à l’activité de consommer, quels sont les recours ? Sortir du marché et du système des objets qui nous y raccorde ? Le discours qui se consacre à l’étude du consommateur et à l’élaboration des stratégies de marketing adapte complètement lexique et syntaxe du « management participatif » pratiqué en entreprise. Preuve s’il en est que, la matière première de la nouvelle économie étant de l’ordre de l’intériorité humaine, la frontière entre travail et vie privée doit s’estomper. Il faut mettre au travail la vie privée, collecter toujours plus d’informations sur ce qui la compose, sur ces pulsions, pour mieux la contrôler, la manager. Le management dans ce cas-ci, avec son capital colossal de données sur le consommateur, exerce une certaine forme de chantage : je sais tellement de choses sur vous, j’ai les moyens de vous faire chanter ! Le centre de « connaissance de soi » se déplace : moins le consommateur dispose de temps pour se consacrer à la lecture, à se donner du soin et de l’attention intellectuelle, plus il fera « confiance » à ce que disent de lui les grands collecteurs de données sur ses envies !? (Cela dit, les choses évoluent aussi : les théoriciens qui prônaient le recours aux ressources contributives au non du growdsourcing n’hésitent plus à parler de stupid sourcing.). Voilà en raccourci ce que Mme Dujarier a, elle-même, présenté rapidement. C’est sans doute de ce genre de lecture clinique du lien « faustien » entre l’humanité et ces « nouveaux objets » qu’il faut partir pour construire la problématique « quels nouveaux objets pour quelle société et quel modèle économique ». (Son exposé était suivi d’un point de vue psychanalytique intéressant mais trop généraliste – Alain Albehauser indiquant lui-même la difficulté de s’exprimer devant un auditoire hétérogène, et, en accéléré d’une approche de l’histoire de l’espace intime par Jean-Paul Demoule, archéologue.) En tout cas, dans la manière dont les services culturels publics doivent évoluer selon la part croissante des nouveaux objets Internet – ce qui devient dans d’autres discours les « nouvelles pratiques culturelles « ! – les réflexions de la sociologie des nouvelles formes du travail devraient pouvoir être intégrées avec les contributions de chercheurs spécifiques. À quoi ouvrent la voie ces « entretiens du nouveau monde industrialisé… » (PH) – Entretien avec Marie-Anne Dujarier« Le travail du consommateur », livre aux Editions La Découverte – Les entretiens du nouveau monde industriel

 

Préavis de grève dans le nouveau monde industriel

Les entretiens du nouveau monde industrialisé, novembre 09

Introduction. Sous le signe de la grève. Les « Entretiens » se trouvaient délocalisés, en dernière minute, aux Arts&Métiers, suite au mouvement de grève démarrant au Centre Pompidou et appelé à s’étendre de manière plus vaste dans les institutions culturelles de l’Etat. Cela avait des conséquences directes : une salle plus petite, une première session archi comble et inaccessible, un horaire modifié avec l’amputation des moments d’échanges et de débat. Mais il faut sans doute y voir plus qu’une transposition d’un lieu à un autre, c’est peut-être aussi un signe à intégrer dans le processus même des « Entretiens » !? L’objectif de ceux-ci est de créer une plateforme intellectuelle et créative d’un nouveau type, un think tank décloisonné, où l’on se parle entre disciplines, entre champs opposés pour tenter de trouver des solutions culturo-industrielles au développement social et économique, repenser à nouveaux frais l’avenir spirituel et matériel du vivre ensemble. Se retrouvent ainsi aux tables des exposés, un/une philosophe de service, un/une psychanalyste de service, un/une sociologue de service, un/une anthropologue de  service (« il faut se mettre au service », dira B. Stiegler !), mais aussi des chercheurs du secteur public comme du secteur privé, des spécialistes en marketing, des industriels, les responsables des politiques « nouvelles technologies » de grandes sociétés, un technologue de chez Nokia, un « responsable unité prospective et développement de l’innovation à la RATP »… Tout est posé pour que les croisements soient féconds, les ponts jetés entre points de vue, pour faire avancer une prise de conscience constructive, une mise en commun des savoir-faire positifs, respectifs à chaque domaine (pour des « objets hybrides » mieux connectés à la complexité humaine ?). Dans ce jeu d’ouverture que vient signifier le préavis de grève déposé par le secteur culturel public ? ledéclencheur est un plan d’économie portant essentiellement (mais pas exclusivement) sur les moyens humains de ce secteur. Un départ sur deux à la pension ne sera pas remplacé. La moyenne d’âge étant élevée dans une institution comme le Centre Pompidou, ce n’est pas anecdotique (théoriquement 26 postes supprimés pour l’année prochaine). Cela signifie clairement que, alors que la société a un réel besoin, pour trouver des solutions à tous ses défis, de plus de culture non-marchande, plus de culturel libéré du calculable et du profit direct, on rogne les moyens du secteur qui devrait incarner, par de nouvelles médiations, cette volonté. Il est clairement dit que les institutions culturelles devront augmenter leurs recettes propres. Or, il n’y a pas d’échappatoire, cela signifie inévitablement intégrer de plus en plus les logiques culturelles marchandes. Or, si ces Entretiens du Nouveau Monde Industriel ont vocation à innover dans le dialogue entre les logiques, pour le dire vite, culturelles et industrielles, cela ne peut donner de résultats intéressants et équilibrés que si le secteur culturel peut se présenter indépendant et autonome par rapport aux représentants des secteurs « complémentaires ». Se faire respecter en tant qu’institutions de programme indépendantes, dotées des moyens de leurs ambitions. Sinon, n’est-ce pas contribuer à introduire un peu plus le loup dans la bergerie et/ou simplement aménager et finaliser le transfert de l’institution vers l’industrie ? (Néanmoins, en deçà de ces considérations, assister à ces exposés interdisciplinaires et indépendamment de leur niveau inégal, est très stimulant.) Le thème 2009  se concentre sur les objets communicants, nouveau « système des objets ». Les interfaces et leur dialectique : émancipatrices ou esclavagistes !? Il sera beaucoup question de « néo-objets » et « d’Internet des objets ». Soit la dissémination d’implications d’Internet dans divers objets « traditionnels », l’incrustation prothétique d’écrans connectés dans une série d’outils ou d’objets de commodité quotidiens. Les objets anciens colonisés par la technologie. (La part réelle de nouveauté comme permettant un nouveau départ, d’autres pistes de développements reste floue. Sauf à invoquer comme U. Bech qu’il est difficile de voir vraiment le changement en train de s’opérer, de diagnostiquer de manière précise le nouveau et tout son potentiel sous les apparences de l’ancien.) Il serait fastidieux de vouloir rendre compte de tous les exposés, mais je voudrais juste m’attacher à interroger un certain type de positionnement qui s’exprime dans ces entretiens, à questionner un état de l’interdisciplinaire qui s’y développe. Quand j’écoute parler Jean-Louis Frechin (designer, Directeur de l’Atelier de Design Numérique ENCI), son positionnement sur l’usage des objets, sa recherche de l’objet émancipateur, sa remise en question des archétypes construits quant aux attentes des usagers, que le marketing effréné construit à partir de ces archétypes est un frein à la créativité utile, il est clair qu’il a intégré, dans le « logiciel mental » de son métier de designer et formateur de designer, toute une philosophie qui questionne la construction des usages aliénants des objets (notamment sa relecture de Baudrillard, le recours à un vocabulaire « stieglerien »). En même temps, je suis surpris d’entendre des propos truffés de références à l’esprit français, invoquant une créativité française, la création de produits innovants français qui marqueraient l’époque… Bien entendu, ses responsabilités l’engagent là-dessus, et c’est une manière aussi de rappeler la nécessité de dé-globaliser la création, histoire de casser des archétypes d’usagers mondialisés au service de la marchandisation de toutes les ressources humaines. (N’empêche, ce rappel récurrent de l’identité nationale me dérange, est déplacé. Il me semble que cette question, en France, devient presque une question de race, non pas l’identité française mais la « race française », soit la tentation d’un discours raciste – rien à voir avec Monsieur Frechin). Mais, dans l’ensemble, le discours est sympathique et sensé. Sauf quand il s’agit d’illustrer par quelques réalisations concrètes. Où je ne vois pas en quoi ces propositions changent le cours de ce qui est en marche et proposerait une alternative philo-technologique : une étagère intelligente transformée en interface entre vous, vos livres, les services en ligne, les réseaux sociaux… Un gadget qui permet d’envoyer un signe visuel sur l’écran d’ordinateur de vos amis et amies (« le geste humain revient dans l’interface déshumanisée »)… C’est alors que je commence à ruminer ceci : de même que l’invention de la sociologie comme critique des systèmes de domination a répandu une nouvelle conscience des mécanismes sociaux et, à partir de ces études, popularisé des capacités de discours pour élaborer de nouvelles stratégies manipulant ces mécanismes (rappelé dans « De la critique » de Luc Boltanski), n’y a-t-il pas semblable assimilation, par les milieux des chercheurs privés a service des développements industrialisés, par les spécialistes du marketing et du management, des discours philosophiques critiquant l’état actuel de l’hyperindustrialisation. Cette production analytique et critique de la société technologique de la connaissance n’est-elle pas intégrée, à son profit, par les dominants de ce marché, comme supplément d’âme sous lequel continuer et persévérer dans la même recherche de profit ? Quelle est la place réelle pour les alternatives ? Nicolas Nova (Chercheur au LiftLab) va un peu plus loin dans la présentation de l’espace entre usagers et « nouveaux objets numériques ». Il démonte la fabrication d’archétypes d’usagers, comment des normes sont construites pour correspondre à quasiment tout le monde (comme tendance ancienne, lourde, bien avant les « nouvelles technologies »). Il expose quelques-uns des prérequis actuels incontournables dans la stratégie des nouveaux objets : il est acquis que l’usager veut accéder  un écran, qu’il est en demande de « lifelogging » et qu’il est quantitativiste (garder toutes les traces de ses actes, statistiques sur sa vie…), qu’il a besoin d’outils pour l’aider à changer sa vie (en consultant la mémoire de tous ses faits et gestes, constater que tel jour on mange trop gras, tel autre on ne fat pas assez d’exercice, donc la machine vous dit de manger moins gras, de faire plus de sport…), l’usager veut se simplifier la vie (GSM qui informe automatiquement sur sa localisation, tout ce qui relève de nouvelles procédures de services automatiques à distance…). Il aborde de manière plutôt convaincante, dans les limites d’un tel exposé court, les dérives, les exploitations exagérées de ce formatage des demandes : focalisation sur des besoins réduits, porte ouverte aux usages de contrôle… En alternative, il présente de nouveaux objets, technologiques, mais sans écran (libérons-nous de l’écran omniprésent). Mais bon, ça ressemble à une sorte de robot de jeux. Des objets qui persuaderaient de tenter de nouvelles expériences, d’être plus « moteur » dans la relation à l’objet : par exemple, un système d’écoute de la musique qui réagirait en fonction des lieux traversés et donneraient des consignes du genre : « allez dans une rue où travaillent des marteaux piqueurs », rechercher des contextes qui vont altérer, modifier la musique écoutée… Il propose des objets aux agencements multiples, personnalisables, une radio qui s’adapte en fonction de ses réseaux sociaux et aussi des objets déjouant la dimension de contrôle : au lieu d’un GPS qui donne automatiquement ma localisation, je peux donner une fausse localisation, l’objet technologique qui permet de mentir… Métamorphose des objets. Frédéric Kaplan (ingénieur, spécialiste de l’interface, chercheur chez Sony durant dix ans, aujourd’hui à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Genève) creuse encore le propos. En liant de manière intelligente implication dans la vie ordinaire de tous les jours et travail en laboratoire. Son point de départ : quels sont les objets qui comptent dans une vie ? En faisant l’expérience, avec une de ses filles, de trier les objets de leur maison selon leur valeur (objective/subjective), il en vient à considérer que les objets qui ont plus de valeur sont ceux qui ne peuvent se remplacer, qui ont acquis de l’importance avec l’usage et le temps : exemple marquant, le livre annoté, le carnet de notes… Ce sont des objets qui changent, évoluent et nous font changer, ils captent et conservent des données qui ne se trouvent nulle part ailleurs. Il expose de manière personnelle une idée qui sera beaucoup exposée lors des entretiens : la machine est une carapace, l’important est le traitement et l’accès aux données qui, elles, sont ailleurs, peuvent se localiser où l’on veut. Il dira que les « données sont dans les nuages ». C’est une piste de recherche pour s’affranchir des machines et intégrer la technologie autrement dans l’espace et le quotidien. Des écrans disposés dans le mobilier, bougent en fonction des déplacements et du positionnement de l’usager, peuvent se commander à distance avec une gestuelle très Nintendo. Lui aussi, travaille la technologie en lien avec la musique : l’interface domestique garde en mémoire la programmation musicale en fonction du jour, de l’heure, de la circonstance (souper avec tels amis, soirée intime, réveillon dansant), comme mémoire personnalisée de sa vie musicale, sur le principe de ces carnets de note où l’on consigne des souvenirs sur les contextes. La machine, selon lui, s’apprivoise, prend de la valeur au fur et à mesure qu’elle conserve ce genre de mémoire. (Mais il en va ainsi du disque du où j’archive tous mes textes, mes notes). Il considère qu’il y a une rupture fondamentale dans l’histoire de l’objet : l’objet comme interface, aujourd’hui, n’a plus de valeur propre et cela va s’accentuer avec ce que l’on appelle un peu vite la dématérialisation. Il présente une piste de travail sur la « lumière interactive ». n entrerait alors dans une économie de l’objet résolument différente de celle, fétichiste de l’ancien objet. Dès lors, continue-t-il, pourquoi les posséder, les acheter ? On peut imaginer un système généralisé de location, de mises à disposition par des entreprises (ou de nouveaux services publics ?). À cet instant, et en exposant les futurs, selon lui, du livre numérique, il a une phrase accompagnée d’une image, sur l’avenir des bibliothèques : il montre ce que cela pourrait devenir, comment imaginer et modéliser de nouvelles interfaces de lecture et d’étude pour que les bibliothèques « restent des lieux utiles et fréquentés ». Les données étant « dans les nuages », il faudra confier la gestion de ces mémoires à des sortes de banques. Or, qui dit système bancaire soulève la problématique de la confiance ! Il développe alors quelque chose qui devrait intéresser tous ceux et celles qui planchent sur l’avenir des bibliothèques/médiathèques : il faut un « nouvel art de la mémoire », celle-ci ne peut dépendre uniquement d’une logique bancaire, il laisse ainsi la place pour des intermédiaires de service public, non-marchands entre des opérateurs tels que Google et l’usager. Comme quelque chose qu’il reste à inventer, une nouvelle offre de service. Il plaide pour favoriser des interfaces qui soient des « invitations à réfléchir sur soi-même », ce qui n’est pas la tendance dominante de l’exploitation du consommateur par les nouveaux objets. Tant pis pour la musique. C’est très intéressant et tonique, mais je constate que, en guise de démonstration, la musique reste décidément le cobaye préféré des nouvelles technologies. Et je ne vois pas trop en quoi les propositions des intervenants échappent à la tendance lourde qui consiste à instrumentaliser la musique et nos relations à la musique. Les pistes soulevées restent globalement dans les logiques des industries culturelles qui exploitent la musique pour vendre autre chose, serait-ce l’assuétude involontaire à des « machins » à manipuler, à occuper l’esprit par quelque chose de tout fait. En quoi ce qu’ils étudient ouvrent-il l’accès à un nouveau type de connaissance sur la musique, sur les musiques, sur le formatage musical des cerveaux et du formatage par la musique ? Comment un programme qui consiste, finalement à coder par oui ou non des séries de préférences et d’adéquation (entre tels invités, telles musiques, tel contexte), pourrait-il accompagner intelligemment, faire fructifier une connaissance de la musique, une connaissance de soi à travers la musique ? Ça m’échappe quand on voit la difficulté, certaines fois, à réellement, par des mots et des phrases, clarifier ce qui se passe dans la musique. Il faudrait alors des interfaces qui interrogent autrement la relation à la musique, la complexité de la création musicale et ce qu’elle délivre comme connaissance sur le monde. Mais le numérique peut-il intégrer cette complexité et engendrer des objets favorisant une relation inventive avec cette complexité, histoire de la démultiplier en d’autres devenirs inédits, à explorer, plutôt que de la restreindre à de l’information binarisée, la rabattre sur du connu et des variantes d’usages connus !? Un nouvel âge industriel respectueux de la complexité culturelle ne doit-il pas chercher une tout autre voie de progrès,  analogique !? (PH) – Programme des entretiensPlateforme de consultation des entretiens – Les organisateurs : Cap DigitalL’Ecole Nationale Supérieure de création industrielle /Les AteliersIRI/Centre PompidouLa Métamorphose des objets, le site

Une belle rencontre d’amateurs

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Débat en médiathèque. Les chiffres baissent, la fréquentation flageole, les médias s’évanouissent dans la dématérialisation, vont-ils emporter le prêt public dans le gouffre de l’hypermatérialisation et laisser triompher l’analphabétisation des industries culturelles !!!? Il y a de quoi, en constatant les flux de curiosités fléchir dans les espaces culturels de prêt, avoir le moral en berne. Et puis, voici des responsables de médiathèque qui organisent une rencontre avec des « usagers ». Pour dialoguer. Exposer avec le moins de langue de bois possible la situation de la Médiathèque, ses difficultés, leur contexte, les pistes de travail, les ambitions, l’espoir à moyen et long terme d’une mutation réussie. Mutation qui n’ira pas sans, aussi, déplaire aux habitudes de pas mal d’usagers. Parce que, durant un temps, la Médiathèque à l’ancienne va continuer, et continue à rencontrer les attentes de beaucoup d’habitués qui poursuivent leur mode de consommation culturelle comme avant, tout en allant vers d’autres propositions, un autre esprit, un autre modèle d’économie financière et spirituelle qui ne reposera plus sur la circulation de médias physiques… Et voilà que l’on se retrouve devant 13 personnes, de profils divers, âges et centres d’intérêts, mais toutes attentives. Toutes soucieuses de l’avenir de cette association de prêt public qu’ils fréquentent, pour certains, depuis 40 ou 30 ans, ou depuis seulement quelques années. Mais pour toutes les personnes présentes, il se joue là, dans l’avenir de La médiathèque quelque chose de très important, qui importe pour elles, à titre individuel, certes, mais aussi et surtout qui importe dans l’image qu’elles se font d’un futur positif et constructif de la société, du vivre ensemble. La qualité de cette attention, qui émerge de façon beaucoup plus forte, de sourdre ainsi d’un rassemblement éphémère de personnes qui ne se connaissent pas au départ, mais qui se rassemblent bien dans ce souci partagé d’un devenir culturel de qualité, cette qualité est ni plus ni moins galvanisante !! Un des participants, du reste, rappellera que l’atout des médiathèques doit être et rester le contact humain, soit l’échange direct, immédiat, humain, de savoir faire culturel, d’informations, de conseils. Oui, ça doit rester la base, pour laquelle il faut argumenter encore et toujours, il faut insister, pour qu’en éclate l’évidence auprès du politique et des personnes responsables du développement des infrastructures culturelles dans la cité. Le contact humain a été la base du succès de la médiathèque et, pour le dire, vite, ça s’est un peu dilué dans l’ampleur de ce succès. Il faut recapitaliser sur cette valeur, sur le terrain bien sûr, mais néanmoins avec de nouvelles pratiques à inventer, mais aussi en tirant le meilleur parti des outils communautaires d’Internet. (Des réalisations sont déjà en cours, la création de blogs de« médiathècaires , mais aussi un outil de communautarisation des membres de la Médiathèque un lieu de rencontres virtuel et de mise en partage de leurs passions, soit Mediavores que la plupart des usagers impliqués, présents ce vendredi, ne connaissaient pas !) Diversité des questions, un même souci. Et donc, il y avait là, l’usager hyper familier, qui semble connaître la médiathèque de l’intérieur aussi bien que nous et qui nous stimule à trouver le bon équilibre entre « découverte » et « média demandés ». Il y a des questions très précises sur la politique d’achat : pourquoi autant d’exemplaires de certains tubes et d’autres peu représentés ou difficiles à trouver. Ce qui permet de clarifier nos mécanismes de choix, les outils par lesquels nous exerçons notre politique d’achat. Il y a une demande de complément d’informations sur le plan social et l’avenir de certains centres bruxellois transférés ou fermés. Là aussi, on sent l’intérêt dans le bon sens du terme pour l’avenir de l’association, ce sérieux « de petits actionnaires » qui veulent savoir où l’on va. Et c’est un plaisir, sans média interposé, de pouvoir s’expliquer sur cette politique. Il y a l’institutrice soucieuse de voir la Médiathèque se connecter au milieu scolaire. L’occasion de présenter les projets de notre récent service éducatif, exposer le dossier déposé à la commission Culture et Enseignement. Il y a le fan d’Elvis Presley qui explique que notre discographie de Presley est pleine de scorie mais qu’il nous manque une série d’originaux : magnifique occasion de rappeler que la médiathèque ne peut rebondir qu’en captant l’implication des cercles d’amateurs, en fédérant le savoir-faire des amateurs qui peuvent donner ne nouvelle vie à une Médiathèque. Celle-ci pouvant, en retour, amplifier l’influence constructive de ces cercles d’amateurs sur les pratiques culturelles dans la société. En clair, eh bien, ce monsieur peut nous aider à parfaire notre discographie d’Elvis Presley. Avis à d’autres amateurs ! Bien entendu, la question tarifaire qui a été soulevée, avec des positions contrastées, même les plus jeunes ne considérant pas forcément que nos prix soient trop élevés. Mais nous réfléchissons à une autre logique de tarifs, nouveau modèle économique oblige. Il y a l’usager soucieux de trouver des documents audiovisuels peu disponibles dans le commerce et qui semble ne pas toujours trouver son bonheur. Ce sera l’occasion de lui donner des pistes, de lui présenter des outils de recherche dont il n’avait peut-être pas encore la maîtrise… Il y a l’étudiant en musicologie qui souhaiterait bien travailler chez nous, soit y faire un stage, et qui s’interroge d’autre part sur notre offre de téléchargement, sur notre interface informatique peu concurrentielle avec le genre Itunes… Il aura reçu de bonnes nouvelles puisque qu’il aurait des chances de réaliser un stage chez nous et qu’il aura appris que nous travaillons bien à l’amélioration de la navigation sur notre site incluant de nouveaux services offerts par notre base de données. Mais, il faut bien comprendre que la masse d’informations que nous devons rendre fluide sur notre site est plus importante et plus complexe que ce qui se trouve sur Itunes, et que les objectifs de notre dispositif informationnel sont plus diversifiés (et donc complexes) que ceux d’Itunes (vendre uniquement). Il était aussi réjouissant d’entendre par un « jeune » que les propositions de découvertes sur un site comme Itunes (leur fameux algorithme) sont vite épuisées, épuisantes, tournent en rond, air vicié. La parade, ça reste la Médiathèque, si elle bouge (mais déjà, notre site communautaire, Mediavores, élargit le principe de suggestions gérées informatiquement par affinités supposées). Enfin, difficile de résumer et de citer tout ce qui a nourri cette conversation de deux heures, à bâtons rompus, passionnante et passionnée, je retiens surtout qu’elle donne du sens à nos efforts, que ça motive de rencontrer ainsi « les gens » !! La jauge de 13, 15 personnes est idéale pour ce type de conversation, il faut certainement les multiplier… (PH)  Découvrir notre site communautaire MediavoresDécouvrir le blog du personnel du P44 – 

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Perec, exemple de curiosité

« Perec, cinéaste écrivain« , par Philippe Delvosalle, Médiathèque du P44, Bruxelles, 30 janvier 09

 perecAvant tout le plaisir de voir s’installer des curieux, amis, collègues, membres du public régulier de la Médiathèque, au milieu du centre de prêt, parmi les bacs de CD, près des comptoirs d’emprunt, et du coup c’est tout le dispositif qui change ! Comme si de cette manière s’exprimait une prise en charge différente de ce qu’est une médiathèque, s’organisait une « occupation des locaux » (comme on dirait en langage syndical), pour marquer l’infléchissement des usages routiniers. Comme un salon qui se transforme en salle à coucher quand on déplie le divan lit !! C’était à l’occasion d’une causerie de Philippe Delvosalle qui introduisait à la personnalité de Georges Perec. En lien avec une actualité éditoriale (DVD) et l’existence d’un patrimoine enregistré (CD), le tout présenté dans le numéro 2 de La Sélec. Perec, une belle figure pour rassembler des fidèles de la Médiathèque, pour convoquer tous les génies de la curiosité primordiale, indispensable à maintenir le désir d’apprendre par l’art, la culture. Il n’a cessé, en effet, d’interroger, de façon tout autant théorique que ludique (les deux imbriqués par système), les relations entre art et quotidien, littérature et art de vivre, comment décrire le quotidien et le réel avec des mots, comment transposer des mots en images de cinéma… Avec « Un homme qui dort », Perec explore le protocole complexe, poétique et implacable, emprunté par un étudiant en sociologie pour se retirer du monde, s’extraire du rythme quotidien et de ses obligations, s’écarter du destin « tout tracé ». Une magnifique déviance. Comment un étudiant, souffrant de l’accomplissement brutal et automatique du train-train, se sent appelé par son double qui dort, qui ferme les yeux pour échapper à tout et devenir lui-même. C’est son chant de sirènes à lui. (Le film date du début des années septante et recoupe donc une tendance hippie encore vivace d’échapper au déterminisme social, de fausser compagnie aux principes de la reproduction sociale. Ce mécanisme a l’avantage d’être traité ici en dehors des clichés, presque d’un point de vue clinique, à partir d’un grain de sable, introduit par l’imaginaire, dans l’horloge biologique.) C’est en jouant sur la bande-son, les objets sonores sériels qu’elle engendre et les concordances biaisées, obliques, avec le rythme des images et celui des séquences des mots, que Perec et Queysanne réalisent une magnifique petite machine à enrayer le temps. Philippe Delvosalle attirera justement l’attention sur le fait que cette fugue se compose avec trois instruments : l’attention aux lieux (en préparer la mémoire pour le futur, un regard qui tend à archiver le plus fidèlement possible), un rôle important dévolu aux objets (là aussi, en lien avec pas mal de philosophes, les objets comme prothèses, prolongements du corps et de l’esprit, méritent d’être considérés comme des partenaires incarnés, ils parlent et nous influencent), et la mécanique des listes, des énumérations. Quelque chose de très profond qui questionne la subjectivité et l’objectivité, comment rende compte du réel, par une interprétation, par un relevé d’huissier ? Ce travail et cette importance des listes (qui n’est pas sans rejoindre le travail de Raymond Roussel, de tous les stylistes qui associent mathématiques et musique/littérature) n’est pas sans lien « politique » avec l’importance des listes administratives dans le gouvernement du monde, des gens, du quotidien. Quelque part, tout est régi pas des listes. C’est une forme basique informative. C’est aussi la part redoutable et impressionnante par laquelle s’écrit des pages d’histoire atroces : par exemple l’extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale. Par l’horreur et l’absurde, cette gestion industrielle de la mort, révèle à quel point la dimension insoutenable est inscrite dans ces listes bureaucratiques, à priori froides, sans affect.(Sans perdre de vue que la pratique de l’établissement de la liste a donné lieu à de belles aventures en art plastique…) On retrouvera le même protocole, avec une attention semblable aux listes et énumérations, dans le documentaire que Perec réalise avec Robert Bober fin des années 70 sur Ellis Island, lieu où la grande administration américaine triait les candidats à l’installation sur le sol américain. En juxtaposant une série d’extraits significatifs, en restituant des échantillons du discours de Perec via les CD disponibles, Philippe Delvosalle aura, je pense, rendu captivant et attirant, cet esprit de recherche poussé très loin par Perec, ses protocoles de travail littéraire et visuel créatifs, dérangeants. De quoi nous inspirer, raviver nos envies d’explorer les musiques, les films, construire nos propres protocoles de curiosité constructive. (PH) – Georges Perec dans les collections de la Médiathèque.

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Chantier de la médiation culturelle

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Séminaire « Muséologie, muséographie et nouvelles formes d’adresse au public », séance consacrée aux « objets communicants : un lien entre l’espace du musée et les espaces numériques ». Je retiens surtout (en dépit de la perte des notes) des éléments très intéressants de l’intervention de Mme Joëlle Le Marec (ENS LSH). D’abord, les investissements consentis pour étudier et faire avancer les espaces de médiation culturelle semblent importants, réunissant les ministères de la culture, de la communication et des technologies, impliquant les travaux de chercheurs, des acteurs de terrain et des opérateurs privés. De ses diverses expériences et analyses de la perception, par les publics, de l’identité des différents espaces qu’ils traversent et où ils agissent, elle retire qu’il ne faut pas éviter d’engendrer une confusion entre le discours des différents espaces. Une institution culturelle doit avoir un discours d’institution culturelle (ce qui ne signifie pas que cela doit rester un discours inchangé !). Il ne doit pas se confondre avec les espaces du marché, commerciaux, qui s’adressent aux publics de manière complètement différente. Il ne doit pas non plus empiéter sur les espaces privés. Les échanges sont bien venus, pas les confusions. De même, en relatant une expérience de mise au point de matériel d’accompagnement pour une exposition, fabrication d’audio guides et de commentaires consultables par GSM, il est apparu que si le savoir-faire du partenaire privé était bienvenu, il n’était pas conseillé qu’il soit mis en avant. Le public réagissait mal s’il devait payer un « commercial » pour ce genre de service. Par contre, il considérait comme normal de rétribuer ce même service fourni par une institution. Les difficultés rencontrées d’autre part, tout au long de cette expérience, pour faire s’entendre les gens de terrain et les chercheurs sont instructives (conflit engendré par la manière de percevoir le « jargon » des penseurs en laboratoire !) : mais les « dépasser » donne de bons résultats, semble indispensable. Ce travail a permis enfin de battre en brèche la manière de voir du partenaire commercial qui voulait finaliser un produit très propre, fonctionnel, très « vendeur ». Un produit plus touffu, moins « propre », moins directement fonctionnel a plutôt été plébiscité. Le format « émission de radio » a été privilégié, plus de commentaires latéraux, parfois des digressions, plusieurs voix, plusieurs points de vue, voilà qui donne au visiteur une distance sur quoi s’appuyer, prendre un premier recul qui permet de mieux percevoir. – Vincent Puig et Cécilia Jauniau rapportaient les résultats d’une expérience menée à Beaubourg durant l’exposition « Traces du sacré ». Il s’agissait, pour dire vite, de travailler avec un échantillon de visiteurs, depuis l’amateur jusqu’au simple curieux. On leur donnait la possibilité de composer leur propre visite, dans le sens et au rythme qu’il le souhaitait tout en enregistrant leurs propres commentaires. Ces commentaires pouvaient ensuite être déversés sur le site de l’IRI, être consultés, commentés à leur tout… La participation a été faible. Il faut dire que le jeu proposé était sérieux, exigeant. La plupart des personnes se sentent « écrasés » par le commentaire du commissaire, considèrent que la matière de l’exposition était trop riche, trop dense et complexe pour oser s’exprimer, prendre la parole et divulguer ses propos. Ceux qui joueront le jeu ne s’attaqueront pas à la thématique globale mais réagiront à des œuvres isolées. Il y a aussi une certaine inhibition à vaincre : en pleine exposition, parler dans un GSM pour enregistrer ses perceptions, analyses, émotions, ce n’est pas si facile. Même si ce sera reconnu comme un exercice positif, aidant à mieux comprendre l’œuvre, à mieux retenir les émotions. L’espace sera aussi perçu comme mal adapté à ce genre d’exercice d’appropriation : quasiment pas d’espace pour s’asseoir, « respirer » durant sa visite, consulter, lire des notes, parler avec un médiateur, enregistrer un commentaire. L’espace muséologique, en général, est rempli, n’est pas conçu pour la convivialité, pour que le visiteur prenne du temps. Une des conclusions de cette expérience est qu’il est déplacé de faire réaliser d’une part une scénographie par un commissaire et d’autre part d’imaginer une intervention de médiation qui doit se greffer a posteriori sur le travail du commissaire. C’est dès le début de la conception de l’exposition qu’il faut intégrer le dispositif de médiation. La muséologie continue à fonctionner avec des schémas anciens. Bernard Stiegler évoquera à ce propos une exposition phare conçue pour Beaubourg par Jean-François Lyotard, « Les immatériaux ». (Exposition phare, encore régulièrement citée en exemple dans le milieu, mais qui fut un bide commercial.) À une question du public présent sur la distinction à établir entre une médiation à faire dans un musée de type archéologique et un musée artistique (relation aux esthétiques), Bernard Stiegler évoquera les catégories du jugement établies par Kant. Dans le cadre de musée de type scientifique, d’histoire naturelle, d’archéologie, il s’agit de jugement cognitif. En ce qui concerne la relation aux arts, le jugement n’a pas la même assise, il ne délivre pas le même genre de savoir. On est bien dans une autre dimension. Il rappellera à ce propos sa position établie autour de la figure de l’amateur : l’amateur, d’abord, est quelqu’un qui sait argumenter ses choix, argumenter sur les raisons qu’il a d’aimer ceci ou cela (peinture, musique…). Quelqu’un d’incapable d’argumenter n’est pas un amateur. Ce n’est pas pour autant un imbécile, c’est autre chose. Et on peut devenir très vite un amateur. C’est le rôle des institutions culturelles et de leur médiation. Ensuite, un vrai amateur, et cela en restaurant des convictions anciennes, est celui qui pratique. On ne saurait juger « correctement » qu’en ayant une pratique capable d’éclairer le jugement. Ce genre de démarche a certes l’avantage de radicaliser l’attitude que devraient prendre les institutions pour assainir la situation et dissiper une grave confusion : « là où l’on parle des publics culturels, il n’y a pas de public, il y a surtout des audiences, des « publics » qui consomment du marketing culturel, ce n’est pas la même chose. » (En ce qui me concerne, cette approche de l’amateur qui devrait « pratiquer » me dérange un peu : il y a beaucoup de peintres du dimanche, de poètes affiliés à des « cercles », tous étant très honorables mais marinant dans une culture du jugement très conservatrice. Je lis de la littérature, je vois des expos de sculptures, d’installations, de peintures, je regarde des films, j’écoute des musiques variées, comment pratiquer un peu de tout pour avoir une sûreté de jugement en chaque discipline !? Bon, je reconnais qu’avoir une pratique de l’écriture, fictionnelle, poétique, même journalistique, ça aide, même face à d’autres arts. Mais, une pratique de l’écoute, par exemple, assidue, comparative, confrontée à des lectures –théoriques, historiques- développent certainement un autre sens du jugement, rend possible un amateur de l’écoute musicale. Même chose pour la lecture, pour la visite d’expositions…). (PH)

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Rêve de salle (musicale).

Sur la piste du chaînon manquant d’une politique musicale en Communauté française. Le comité de programmation de la Ferme du Biéreau (Louvain-La-Neuve) avait la bonne idée d’organiser une table ronde le samedi 10 janvier pour agiter les projets et les concepts susceptibles d’inspirer leurs choix de politique, d’alimenter leurs réflexions. Exercice difficile, néanmoins le genre d’initiative à encourager. Je ne me permets pas de dévoiler le contenu intégral des échanges (ça ne m’appartient pas), je me limiterai au contenu de mon intervention (plus quelques réactions qu’elle a suscitées) qui a toute sa place sur ce blog consacré en grande partie à la curiosité et aux pratiques de l’attention, aux questions de politique culturelle…

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Un constat qui s’affirme. La vision évolue, s’affine, mais depuis que je participe à des débats sur les principes d’une programmation musicale, je creuse plus ou moins dans la même direction (pas uniquement théoriquement puisqu’à la Médiathèque de Mons, en partenariat avec le Centre Culturel, j’avais initié des cycles de concerts « accompagnés » qui, peu à peu, trouvaient leur public). Le manque que, professionnellement, je peux constater en matière de programmation et d’informations sur les musiques, est toujours là, ne fait que s’accentuer. Le constat est de plus en plus grave : les musiques actuelles, dans leur immense majorité, ne sont pas présentées aux publics. Elles sont à l’abandon. On laisse au hasard, au bon vouloir du marché ou au bouche-à-oreille Internet (autre forme de sélection libérale),  le fait de faire émerger tel ou tel artiste un peu différent. La seule manière de remédier à cette carence est de construire un appareil critique qui va permettre de structurer une médiation pour ces expressions. Cet appareil critique (ce n’est pas un gros mot) se décline en plusieurs outils dont certains s’adressent à des publics spécialisés, d’autres à des publics non-initiés. Mais il faut des fondations, il faut provoquer un commencement qui passe par la constitution d’un champ de connaissances qui permettra de ne plus dépendre directement de la manière dont le marché général de l’information maltraite les musiques. C’est un préalable pour structurer un discours différent, une stratégie adaptée à un projet singulier, pour ouvrir des répertoires, désegmentariser les publics. Construire des publics. On ne crée pas des publics, on ne fait pas découvrir, on ne structure pas de la curiosité simplement par de la communication se basant sur les discours des dossiers de presse, ou sur les jugements de valeur « c’est beau », « c’est génial, c’est nouveau, c’est sensible »… Les nouvelles esthétiques musicales ont besoin qu’on leur constitue un environnement de connaissances pour aider à les comprendre et les intégrer dans la vie sociale. L’implication de l’UCL dans ce projet de la Ferme du Biéreau est une opportunité remarquable (relativement inédite, même si, la conjoncture étant en train de changer, les grandes universités vont de plus en plus investir dans les programmes culturels : il y a un créneau à prendre). Construire des programmations sur les nouvelles écritures musicales (à l’échelle européenne et de façon transversale s’agissant des genres et des styles), en impliquant les chaires de musicologie, de sociologie de l’art, d’esthétique, pour forger des outils d’analyse et d’explication de ces musiques, pour organiser un appareil critique qui, dans un premier temps, va ouvrir ces répertoires aux étudiants et ensuite, de fil en aiguille, aux autres publics : avec quelque chose de ce genre, on innove, une nouvelle page s’ouvrirait. Ces programmations ne sont pas à comprendre uniquement au niveau d’un choix de concert : programme prend un sens plus riche et complet, c’est un programme d’expérience collective, de tranche de vie, d’appropriation de lieux et de pratiques, de compétences sociales qui touche aussi bien l’écoute, l’attention, le savoir parler de ses émotions, la constitution du sens critique… Impulser un rayonnement à partir des études, de la population étudiante qui, ensuite, peut devenir médiatrice des programmations, intermédiaires entre ces musiques et le grand public. La médiation culturelle est un nouveau marché qui va « exploser ».  Avant tout, la « médiation culturelle » est à inventer et, pour peu que l’on soit attentif aux problématiques actuelles, on se rend compte que l’enjeu est terrible, tout le monde parle de médiation culturelle. En tout cas, les produits efficaces par quoi l’exercer, la rendre efficace, les modèles économiques qui lui feront prendre racine dans l’économie générale de la culture et des loisirs, tout ça constitue un chantier. Et ça pourrait aussi donner lieu à des recherches et travaux au sein de l’université, colloques, séminaires, cellules de projets, expérimentations avec opérateurs culturels… La presse le sait qui, elle-même, est en difficulté et elle serait très favorable à un projet orienté en ce sens. L’UCL gagnerait beaucoup à être moteur innovant en la matière. Un rayonnement international est accessible. Personnellement, je pense qu’une prise de position audacieuse et ambitieuse sur cet axe de travail serait payante à moyen terme. Pour la visibilité de la salle mais aussi pour des aspects plus essentiels : notre mission d’opérateurs culturels publics d’apporter du sens, via les musiques, dans ce qui fait société (le vivre ensemble). Les responsabilités des institutions de programme, la formation des cerveaux. En concevant des programmations musicales, en étant opérateur culturelle public, nous avons des responsabilités : nous avons à former les cerveaux en les ouvrant à une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’attache une telle importance à ces nouvelles esthétiques musicales. Les musiques se créent et se diffusent relativement facilement, elles reflètent (ou non) très rapidement les problématiques de la société. L’autoproduction est mieux organisée que pour la littérature, elle coûte moins cher à produire que le cinéma, le théâtre etc… Ces musiques contemporaines (qui couvrent un nouveau territoire savant entre classique, jazz, rock, électronique, hip-hop) sont très plastiques et informent beaucoup sur la plasticité de notre époque, favorisent la plasticité neuro-culturelle. Diversité culturelle. Les nouvelles esthétiques musicales émergentes sont, de plus, indispensables pour que « diversité culturelle » ne soit pas un vain mot dans notre environnement. Ce sont elles qui sont porteuses de regards, de prises de positions différentes sur notre quotidien, ce sont elles qui pratiquent la subversion créative, les altérations de nos repères dont nous avons besoin pour demeurer réceptifs à la diversité culturelle (Cfr. Les informations sur le colloque organisé par la Médiathèque en 2007 avec l’UCL, l’ULB, Bernard Stiegler, Bernard Lahire …). Il serait, soit dit en passant, regrettable d’imaginer que ces esthétiques sonores sont coupées du reste ! Elles permettent au contraire d’expliquer le reste, elles donnent de la profondeur aux musiques les plus médiatisées, elles complètent l’histoire. En ne connaissant que les musiques les plus médiatisées, il faut bien voir que l’on atrophie l’intelligence musicale des publics et fondamentalement, à long terme, on réduit le potentiel de curiosité. Parce que le transfert des pratiques et des innovations ne cesse de fonctionner entre disons, pour le dire vite, l’underground et le devant de la scène commerciale. C’est palpable avec quelqu’un comme Björk, mais ça se vérifie avec (à peu près) tous. Ne pas travailler cette dimension revient à laisser faire la désinformation musicale.  Un territoire efficace est forcément européen. La dimension européenne est à mes yeux incontournables. Parce que nous avons le devoir d’ouvrir à une dimension européenne de la culture. Rien de mieux de commencer par les cultures émergentes. Les musiciens « locaux » gagneront à avoir des contacts avec les scènes innovantes européennes, pour se confronter, s’informer, échanger. Une politique européenne active ne peut s’effectuer qu’avec des partenaires, en débouchant sur des partenariats, des pratiques participatives, « nos » musiciens gagneront certainement des possibilités d’aller jouer ailleurs. Accueillir ici est le meilleur gage de pouvoir envoyer ailleurs ! L’appareil critique, l’éducation, la construction de la curiosité. Le postulat de l’éclectisme n’y suffira pas (l’éclectisme n’ouvre pas forcément la curiosité, l’éclectisme, aujourd’hui, est trop tributaire de la segmentation des publics que le marché a intensifié et rigidifié. Désegmentariser est indispensable à rendre l’éclectisme un peu efficace !)  Autour d’une programmation dotée d’une vision ambitieuse et inédite quant à la découverte, il me semble que plusieurs partenaires aux missions pédagogiques (au sens large) peuvent s’impliquer dans la promotion du projet, en recoupant les axes forts de leurs contrats programmes. Les pistes sont concrètes et les savoir-faire existent, il fat les organiser. Publications, émissions radios, podcast thématiques, démos dynamiques dans les auditoires, animations, pré-concerts, utilisations de films et de musiques enregistrées pour « préparer » les publics aux concerts à venir, interventions dans les milieux associatifs et dans la culture WEB. Jeunesses Musicales, Médiathèques, UCL peuvent travailler sur des outils originaux (c’est du concret et sur ce point, j’ai fait une offre de services à peine voilée). Planifier des interventions dans les écoles, les Académies… Tout ça pour donner une chance qu’émerge un comportement structuré et évolutif favorable à une réelle curiosité et à l’ouverture de concerts différents. Ceux-ci, une fois passé la barrière psychologique (« on ne connaît pas, ça ne nous dit rien, donc ça va nous faire chier ») vont procurer énormément de plaisirs et ça va se savoir assez vite. (Je me souviens d’avoir programmer Stanley Beckford au festival Cap Sud. Cette star jamaïcaine du mento, prédécesseur du reggae –et donc l’occasion d’élargir le champ des amateurs de Bob, travail sur la mémoire- n’étant pas connu par ici, pas évident de faire passer ce choix ! Mais une fois le public devant, manifestement, ce n’était que du bonheur pour tout le monde.) Médiation et université. Les concerts doivent être accompagnés : non seulement un exposé préalable (mélange d’accueil et d’informations intéressantes, de celles qui éveillent l’appétit, qui donnent l’impression que le plaisir d’apprendre est infini), mais aussi présence de plusieurs médiateurs pour engager le dialogue avant et après, recueillir les impressions, dialoguer et expliquer, écouter et retenir les avis. Cultiver l’art de la parole et de l’échange sur les musiques et les émotions est la meilleur manière d’agir sur les comportements, de faire évoluer les manières de « prendre du plaisir », d’initier aux modes d’appropriation. … D’où, encore une fois, l’implication utile d’étudiants, d’animateurs : s’ils ont été impliqués au préalable dans l’élaboration de tout l’appareil critique et pédagogique, ils auront à cœur d’en être les ambassadeurs. C’est un travail de terrain qui peut ouvrir des perspectives à des formations universitaires spécialisées sur la « médiation culturelle », l’étude des publics, etc… Quand le pointu revient au galop comme retour anxiogène du refoulé ? Je n’ai jamais utilisé les termes « pointu », « underground » (…). J’ai brièvement parlé de la nécessité de construire un programme d’explication des esthétiques musicales émergentes, transversales et européennes, à destination du grand public. Ce programme réunissant pédagogie, production d’informations, concerts, rencontres avec les artistes…Les quelques noms qu’il m’a été demandé de citer à titre d’exemples n’étant pas particulièrement familiers, la déduction qu’il s’agissait de choses « trop pointues » s’est imposée automatiquement chez certains. Et par la même occasion, le discrédit que l’on attache à ces expressions en arguant des publics restreints que cela intéresse. La suite (connue) étant d’embrayer avec l’accusation d’élitisme. Il me semble que c’est un bel exemple d’intériorisation des valeurs du marché et des industries de programme : ce n’est pas connu, médiatisé, donc ça n’a pas forcément reçu le label « bon pour le public ». (Rappelons au passage que l’élitisme consiste à jouir de biens culturels de grande qualité et de tenter de les garder pour soi.) Les autorités prescriptives se révèlent ainsi bien du côté des industries de programme et prédominent même dans les manières de penser du côté de ce qui devrait équilibrer leurs influences : les institutions de programme. Or, justement, en ouvrant remarquablement la réflexion quant à la nature de la programmation, dans une salle à vocation de type « opérateur public », l’urgence est de construire une stratégie contre ces jugements qui ruinent toute autonomie des politiques culturelles publiques. L’équation simpliste « pas connu du public = chiant = pas vendable », exprimée de façon plus soft, masque les points aveugles des métiers culturels et la peur du refoulé : « ah mais si c’est ça qu’il faut présenter, ça concerne plein de valeurs pas encore maîtrisées, pas maîtrisables, déstabilisatrices là où, en général, programmer un musicien relève plus de l’affirmation de ses bons goûts et non d’une pratique d’apprentissage, alors qu’en fais-je ? » . Mais une mauvaise perception du potentiel de séduction de ces répertoires « pas connus » est bien plus généralisée, et c’est dommage parce que, sans doute, cela fait intervenir des a priori, l’absence d’un examen objectif, le manque d’approche intelligente dont on devrait pouvoir se passer. Le  plus bel exemple à citer, à l’endroit même où se déroule la table ronde réside dans l’attitude à l’égard de « l’autre ferme du Biéreau », celle de l’Ecurie, gérée par une petite asbl, considérée comme marginale, certes utile, mais bon, ça n’ira jamais très loin. Une meilleure connaissance des répertoires, des esthétiques actuelles et des publics potentiels devrait, normalement, modifier cette perception. Cette petite asbl de bénévoles a présenté des musiciens qui sont vraiment des pointures internationales. Entendons nous : pointure ne signifie pas vedette médiatique !! Mais pointure dans leur pratique, dans leur invention, dans leur maîtrise de la musique qu’ils produisent et reconnus comme tels par leurs pairs et des professionnels du monde entier. Ne prenons que Jeffrey Lewis qui a joué là plusieurs fois avant de passer à l’AB. Ce musicien, qui est aussi illustrateur, a été tout récemment publié dans le New York Times ! Programmation obscure et trop barge !?? Euh !! Il y aurait, au contraire, de belles collaborations à établir entre les deux Fermes, en tirant parti des compétences et de savoir-faire complémentaires. Mais encore une fois, le sens de mes propositions allait dans le sens d’un axe de travail à développer, parmi d’autres, pouvant coexister avec d’autres types de concerts. Le travail sur les goûts, l’éducation. Au centre de ma proposition esquissée, un large accord s’est exprimé sur cette nécessité d’éducation. Avec une nuance importante à souligner de la part d’un intervenant : les publics ont aussi beaucoup à nous apprendre, notamment sur des genres et des styles considérés comme « sous-culture ». Maintenant, à partir de ce sentiment partagé, une fois que le débat entre dans les détails, devient explicite sur ce à quoi on entend éduquer, en glissant des noms d’artistes supposés étayer la démarche, les passions se délient, les échanges s’échauffent ! C’est toujours un exercice passionnant et périlleux ! Une des raisons en est que, sur cette question des goûts, aucune professionnalisation ne s’est organisée. Ça reste le règne complet de la subjectivité ou tout le monde peut avoir raison, aussi bien l’organisateur-programmateur qu’un membre du public. Aussi bien quelqu’un qui écoute des musiques de façon structurée depuis 25 ans, lit et s’informe parallèlement sur les courants musicaux que l’auditeur qui écoute son premier CD ! Et entre opérateurs, il n’y a pas de raison que ça se soit vraiment différent ! Cette question des goûts et donc du bagage culturel est complexe au sein même de ce genre de débat. Chacun est impliqué dedans, à la fois à l’intérieur (comme individu) et à l’extérieur (comme organisateur, opérateur). Du côté des psys, on ne peut pratiquer l’analyse qu’après avoir suivi soi-même une analyse. Au niveau d’un travail de médiation sur la vaste question de la formation et éducation des goûts culturels, tous les acteurs de la politique culturelle publique devrait suivre ce que Bourdieu appelait (si mes souvenirs sont bons) une socio-analyse de ses propres goûts !! (PH)

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