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Survol et déballage de tumeurs mélancoliques

Fil narratif : à partir de peintures et photos de Mégane Likin, découvertes à la Biennale photographique du Condroz, à Marchin

Retour d’église

Elles sont exposées dans une église fraîche et illuminée en cette journée très chaude, solaire. Aussi radieux et étincelant soit le jour, c’est déjà le chant du cygne de l’été. Le silence recueilli – plus exactement l’effet étrange de condensation de recueillements et prières qui se mue en un mutisme fourmillant, virginal, intercession entre les différents états de vie et mort  -, confère une subtile patine à tout ce qui montre et met en image, dans ce lieu de culte, les expériences spirituelles de natures multiples, orthodoxes ou déviantes – étrangères introduites dans le lieu. Pour lui, ce sont des souvenirs d’encens, de fraîcheur lustrale, de latences adolescentes, contemplatives, égarées dans et autour des messes dominicales. La patine, s’agissant de ces icônes dépaysées, a quelque chose de rugueux, décalé, et réveille tout ce qui, de ses heures passées aux offices, au sein même de ce qui s’y émerveillait, rechignait à se déclarer en harmonie, refoulait la synchronie et fouinait dans les travées plus obscures.

A même les parois liturgiques, les images affleurent, tumeurs mémorielles

Les petites œuvres, discrètes, sont accrochées dans le jubé, dans les hauteurs de la structure sacrale de l’édifice, comme dans un grenier un peu à l’écart, d’où l’on observe ce qui se passe dans l’église, les travées, le chœur, l’autel, sans y être vraiment. Un poste de voyeurisme de célébrations cléricales. Deux trois polaroïds semblent de la matière vive, écrans plasmatiques animés, surfaces en train de muter, de sans cesse faire émerger ce qu’elles représentent, suinter du mur, à la manière de manifestations magiques telles que le sang d’une relique qui se met à couler ou l’apparition médiumnique, stigmates dans de petits écrans irréels, paysages lointains, décors pour des rencontres de troisièmes types. Lumières, ombres, silhouettes sylvestres, spécimens floraux, herbes et lisières semblent se révéler, s’incarner sous nos yeux, faire des plis dans le papier impressionné, humide de s’extirper à l’instant des choses dont il présente des traces. Photos, peut-être, trouvées, oubliées, dans un grenier, une brocante, un trottoir, un caniveau ou la rosée d’une orée. Elles ont absorbé l’atmosphère des lieux, leur manière de rêver, de réfléchir, elles en ont capté la texture et luminosité de faille temporelle, leur transpiration,leur air de trous perdus géopsychiques, (comme on parle de trous noirs). Elles en profilent les ADN iconiques ? Photographies de plissements sensoriels hors champs, perdus dans l’espace, qui se prolongent dans quelques peintures sur bois. Et là, des ombres végétales, des cimes, des stries géologiques, des traînées gazeuses et poussières stellaires ondoyantes, des éblouissements sombres, des souvenirs épanchés, troubles et tremblants dans des gouffres, des textures peintes palpitant au rythme des lignes du bois, des textures de peaux tannées, de tissus vivants bosselés d’hématomes émotifs, des fumigations littéraires tramées d’apparitions  (la façon d’écrire en images brutes dans le fond de sa caverne neuronale). Coupes transversales de tumeurs mémorielles.

Palimpsestes et matrices proustiennes

De petites peintures perdues, énigmatiques qui émergent, aléatoirement, lorsque, pour une raison ou autre, par exemple une restauration ou un geste iconoclaste,  quelqu’un en vient à gratter une autre toile ou à soumettre d’autres peintures à l’épreuve de rayon X. Peintures insoupçonnées. Faces visibles – provisoirement ? – de ce que l’on soupçonne être des palimpsestes. Ils ne dévoilent qu’une de leurs innombrables couches – selon une conjonction insondable du genre « alignement des planètes » – avec lesquelles il semble possible de nourrir un dialogue silencieux sans fin. C’est-à-dire que l’on peut regarder et sonder comme on sonde la voûte céleste à la recherche de comètes, galaxies et autres apparitions que modifient la perception de l’origine de l’univers. En attente d’un changement d’alignement des planètes qui révélerait une autre couche du palimpseste. On pense à de petits pans de luminosités et odeurs proustiennes réalisés par un peintre oublié, non identifié (hollandais du XVIIème siècle). Ou l’inverse, l’opposé de la luminosité, mais traité de telle façon que la regarder, secréter une familiarité contemplative avec son rayonnement terne, en vient à provoquer un phénomène similaire d’illumination. Particulièrement, en ce qui le concerne, une peinture un peu plus grande, verticale. Les différentes couches du palimpseste, là, semblent transparaître simultanément, se mêler les unes aux autres, selon le coup d’œil et ce que le regard essaie d’élucider dans ce qu’il rencontre en s’enfonçant dans la représentation peinte.

Peinture sur bois, images « avec » l’arbre, survol des sources mélancoliques

Vision au ras du sol, vue aérienne, ou image du dedans, quelle perspective ? Une savane rase atteinte de pelade dorée, touffes irrégulières buissonnantes, agitée par les tourbillons venteux, partiellement brûlée, à perte de vue, jusqu’au profil d’un pic montagneux, profil hérissé, aux pieds dissimulés par un banc de brume, dès lors comme en lévitation. Un ciel sale bleu beige indistincts, l’amorce ou les restes d’un astre bleu rongé démembré par la crête sylvestre. Ou une falaise. Ou des marécages asséchés. Ou parois charbonneuses d’un gouffre. Il y a en fait très peu de peinture sur la surface ligneuse du bois, tranche d’arbre, à tel point que ce qui se figure là, paysage, agitation bactérienne, peut-être bout de mémoire fossilisée de la forêt – résidus, reliquats de ce que ses racines ont perçu des entrailles habitées et ses frondaisons capté des cieux, transhumances nuageuses, abysses stellaires, toutes attaches versatiles traduites en taches – apparaît littéralement comme une réaction du bois, encore vivant, exposé à la lumière, hématomes d’images qui remontent à même ses fibres, tachent la surface. L’intention de la peintre – qui sait ce qu’elle cherche à  représenter avec la surface sur laquelle elle dispose de la couleur – se confond avec ces lignes, ces veines, ces formes suggestives qui excitent les interprétations, obsessionnelles, jamais closes comme lorsque l’on contemple des taches, des ombres et des craquelures au plafond. Sans cesse elles font penser à autre chose, font surgir des ressemblances jusqu’à transformer le plafond en surface instable, inquiétante, sans jamais rien affirmer, juste un écheveau de ressemblances qui essaient diverses compositions, diverses allusions, sans achever jamais aucun de ses mouvements. Savane ou falaise. Marécage ou gouffre. Dans ce bout de paysage peint, il distingue son attache terrestre, trouble, son centre de la terre, flou, brouillé par des souvenirs d’autres toiles, figuratives amateures, un peu de pacotille, pittoresque, mais parfois avec tout de même, une « patte », « quelque chose », achetées par des générations précédentes sur des marchés, incrustées dans sa maison d’enfance, et s’immisçant parmi les vrais souvenirs de paysages qui imprégnèrent ses premières années terrestres – par exemple une toile de forêt et de fleuve, achetée par son grand-père sur le marché de Kinshasa, devenant l’image unique, millefeuilles de toutes les autres images qui ont contribué à ce que le fleuve s’imprime en lui, sans pour autant se détacher et devenir images singulières, individualisées, se fondant alors dans la seule qui survit, surnage, seule trace qu’il conserve du fleuve proche de son lieu de naissance. Comme s’il regardait son ancrage terrestre – la croûte terrestre à travers laquelle il devient une particule incarnée de l’univers – recouvert de fumigations fantômes, de brumes invisibles mais qui n’en occultent pas moins des parties du territoire survolé. Peau ravagée, tavelures. Survol de sa mélancolie concentrée.

Réception de l’image, déballée, insaisissable

Il prend livraison de la peinture au comptoir d’une institution culturelle, quelques jours après virement bancaire. Elle est emballée précautionneusement. Légère, elle ne pèse rien. Ce n’est presqu’une vue de l’esprit, immatérielle. Il la transporte presque sans y penser, a-t-elle vraiment glisser de sa mémoire pour se matérialiser, originale, dans sa mallette ? De retour à la maison, dans le bureau il la déballe, se demande si il y a bien quelque chose sous les couches protectrices. Et puis, la peinture se révèle au grand jour, discrète, timide, mais de plus en plus large, immense. Elle se rappelle à lui (puisqu’il l’avait vue à l’église et que, se la rappelant, il avait voulu l’acquérir, l’avoir près de lui, sous les yeux, vérifier, sonder ce qu’elle lui avait fait ressentir, en avoir le cœur net). Évidemment, il la reconnaît, mais forcément, elle est différente, elle est autre chose, elle n’est plus fixée au mur du jubé, avec quelques autres peintures et photos de l’artiste. Il a la nostalgie de cet instant, pourtant pas très éloigné, l’été éclatant, la promenade, les photos à découvrir dans les maisons et lieux du parcours de la Biennale, trajet paysager, comment ces heures si proches peuvent-elles lui sembler appartenir à une époque insouciante ?

Pierre Hemptinne

En butinant avec les mânes

Fil narratif tiré (notamment) de : Shahpour Pouyan, We Owe this Considerable Land to the Horizon Line, Galerie Nathalie Obadia – Thibault Haelzet, Mars et la Méduse, Galerie Christophe Gaillard – Richard Deacon, Thirty Pieces, Galerie Thaddaeus Ropac – Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Gallimard – Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Zones Sensibles …

Dans un geste d’apaisement quotidien du deuil, il sort dans la nuit froide de février s’envelopper du jardin engourdi et s’exposer aux radiations lunaires durant lesquelles d’innombrables particules de son être se téléportent ailleurs, sans qu’il sache où exactement, mais produisant ainsi un allègement bienfaiteur et la sensation d’un entre-deux consolateur, d’une migration de l’âme capable de rejoindre celles qui lui manquent et, plus particulièrement, celle de son père qui vient de partir. A peine pose-t-il le pied sur la terrasse qu’il voit, marchant devant lui, éclairé par les lumières de la maison, un énorme timarcha. Du moins, c’est ainsi qu’il a toujours nommé ce coléoptère, usant du nom générique d’une espèce pour désigner un spécimen précis, probablement le timarcha tenebricosa. Cet insecte, inaccoutumé en cette période hivernale (croit-il faussement, se fiant au fait que lui n’en a jamais vu en hiver), occupe une place de choix dans son bestiaire. C’est un des premiers insectes que son père lui a fait découvrir quand, enfant, il s’absorbait dans l’observation du monde vivant proche, au ras du sol, et entreprenait l’inventaire des plantes et bêtes qui le peuplaient. Sur un mode puéril, revenant sans le savoir aux débuts de la science, les tentatives de classification, les siennes glissant d’emblée vers la poésie. Dans cet univers où fourmillent les petites formes animales, invisibles à l’inattentif, le timarcha faisait office d’individu fantastique, par sa taille, sa carapace noire impeccable, sa démarche déterminée et bancale à la fois. Depuis lors, chaque apparition du timarcha lui a semblé un signe de ces premières années, comme si sa propre route ne faisait que recouper, ponctuellement, celles poursuivies de manière butée et pataudes par les timarchas observés à l’époque (à l’exception de ceux qui finirent dans son tube d’entomologiste en herbe, avant d’être étalés, magnifiés, dans la boîte de collectionneur). Le timarcha tenebricosa est appelé aussi « crache-sang » parce qu’il « présente la particularité, en cas de dérangement, de faire le mort et d’émettre par la bouche et les articulations, un liquide rouge-orangé qui aurait très mauvais goût pour le prédateur » (Wikipédia). Il se souvient que son père s’était arrangé pour que le premier spécimen rencontré fasse la démonstration de ce mécanisme de défense. L’apparition de ce gros insecte, en pleine nuit de février, est une inattendue résurgence. L’animal semble suivre une trajectoire raisonnée, quittant la maison pour rejoindre la nuit et, très certainement, y disparaître et y mourir de froid et d’inanition. Il imite ces trajets de vieillards japonais qui, le moment venu, vont s’éteindre dans la montagne. Emu, il y voit un messager, le signe vivant que la présence de son père se retire peu à peu de tous les foyers de vie qu’elle imprégnait jusqu’à présent. Pour devenir une absence constitutive, fugitive, empruntant diverses formes. Il l’appelle papa, le salue et lui souhaite un bon voyage, les larmes aux yeux. Il évite de le suivre trop longtemps, presque par pudeur, pour ne pas sembler s’intéresser au lieu mystérieux de sa destination, comme quand les enfants craignent de découvrir des secrets liés à l’intimité des adultes (tout en le souhaitant plus que tout). L’insecte-papa trace sa route, entre le lisse de la terrasse et le touffu des herbes, entre la lumière tamisée et l’obscurité totale, le visible et l’invisible, la rumeur infime et le silence, tissant des liens subjectifs entre ces différents domaines, le tracé d’une continuité avec le monde des esprits. Que serait-il sans le dialogue constant avec ces entités absentes qu’il recherche, entretient et qui régulièrement lui parlent ou lui adressent des signes, l’inscrivant dans un lignage réel et imaginaire à la fois ? Le fait que l’apparition de cet insecte lui inspire de telles émotions et considérations le conforte dans l’idée que le père, en se retirant, intercède pour lui avec d’autres espaces de vie, le rapproche de la forêt centrale où il rêve de s’enfouir. « Le domaine des esprits qui émerge de la vie de la forêt, comme le produit de toute une série de relations qui traversent les frontières entre espèces et les unités de temps, est, ainsi, une sorte de continuité et de possibilité ; sa survie dépend de sa capacité à y accéder ; elle dépend aussi des différentes sortes de défunts et des différentes sortes de morts que ce monde des esprits compte dans sa configuration, et qui rendent le futur possible. Celui que l’on pourrait être est intimement lié à tous ceux-là que l’on n’est pas ; nous nous donnons pour toujours à ces nombreux autres qui font de nous ce que « nous » sommes, et nous sommes éternellement en dette vis-à-vis d’eux. » (p.256) La migration du père vers ce côté-là accentue la dimension vitale, pour lui, de ce monde des esprits. Il perd de vue le timarcha mais il sait qu’il continue à arpenter des chemins entre son passé ressassé, son présent et l’au-delà et, où qu’il aille, le coléoptère est dans son sillage, ou lui dans le sien, ou parfois sont-ils sur des trajectoires parallèles. Particulièrement durant les premiers mois du deuil où il convient de parcourir l’espace intérieur, de fond en comble, de tout revisiter et inspecter pour réagencer un cosmos bouleversé par la mort d’un de ces pôles essentiels.

Et ainsi déambulant, somnambule, remorqué par l’insecte médiateur, il entre dans une sorte de chapelle. L’espace réservé au recueillement est occupé par une collection de socles blancs, de hauteurs différentes. Ils sont tous surmontés de petits édifices en terre cuite, modèles réduits de réalités majestueuses. Ils évoquent les configurations innombrables que peuvent prendre, à travers les civilisations qui peuplent le monde, architectures sacrées, forteresses politiques ou casernes disciplinaires. Un rassemblement d’éminences autoritaires, de celles qui se voient de loin, ponctuent le paysage, se revendiquent traits d’union entre régimes terrestres et célestes. Ces pointes et clochers retirés des campagnes et des villes, remisés ici dans cette galerie de rangement, séparés uniquement par du blanc et du vide, c’est la configuration complète de l’empreinte urbaine de l’homme sur la planète qui s’en verrait bouleversée. L’ensemble évoque brièvement les monuments que l’on cherche, quelques fois, à saisir dans le sable, à mains nues, ou à coups de pelle. Ou plus précisément, qui servent de modèles inconscients dans le bricolage façonnage conduisant à l’érection de châteaux de sable. De maritimes pathosformels sans âge qui transitent à travers tous les organes et membres humains et reprennent forme dans les masses de sable modelé, face aux marées. Modèles permanents, pouvant avoir la consistance de représentations abouties, complètes, ou flux de bribes d’images en constantes décompositions et recompositions aléatoires, qui irriguent le mental de quelques archétypes immémoriaux et se déclinent selon l’inspiration de l’instant, dans des réalisations éphémères sur les rivages de l’oisiveté estivale où il nous semble extérioriser une architecture intérieure de nos pulsions. Opposition entre dureté compacte et fluidité du faire humain. Un jeu de tensions au sein desquelles il s’est souvent libéré, y trouvant une parenthèse temporelle, un calme paradoxal au cœur de la tempête, pour y construire des villes fortifiées, chimériques. Le plaisir étant que cela ne peut tenir longtemps, ne tient à rien. Il ne connaît d’autres parenthèses aussi fortes que lorsqu’il cède à la prostitution, ayant plus ou moins choisi une forme corporelle, une silhouette attractive perdue en vitrine parmi des millions d’autres à la surface du globe et attendant, après une transaction rapide, que la fille le rejoigne dans l’alcôve minable mais travestie par la lumière artificielle, colorée, transcendant les tissus en draperies brillantes de culte, les moindres bibelots en d’illusoires trésors, et gommant le défaut des peaux, les rendant toutes bronzées et satinées au grain ultra fin. De ces lumières typiques des lieux nocturnes, qui transforme tout en mirage et étend une sorte de filtre transparent, ineffable sur les corps, les cache, les rend encore plus anonymes malgré l’exhibition sexuelle et l’explicitation mécanique érotique. On ne sait jamais ce qu’on empoigne, est-ce réel, virtuel, hallucination ? Les mains sont dans du sable chaud qui file, échappe dans un froufrou de cristaux remués s’éboulant dans le sablier du désir factice, et elles ne retiendront rien, tout s’évanouit quand la sonnerie résonne et met fin à l’illusion. Lui-même n’est rien, fondu dans une foule qui défile, esclave. Mais, en prélude, un grand calme survient après les ravages du trouble et de la tentation. Il attend dans une résignation coupable, mais d’emblée absout car, cédant à l’addiction, les tensions se dissolvent et c’est le sentiment d’une rémission qui prédomine. Oui je cède, mais je me sens la force de résister la prochaine fois, je m’aguerris. Rémission, résignation elles-mêmes transformées en aiguillons pervers. Pour quelques minutes, il est assuré de jouir impunément, totalement, de nichons, hanches, ventre, fesses, cuisses, chatte…. Il perçoit aussi que cela lui vaut un profond assentiment car il conforte la position dominante du mâle en droit de se payer le corps des femmes, à sa guise. Mais, indépendamment de ces forces contraires, il n’aime rien d’autre que cet instant suspendu, vide, seul et sans rien, laid et dérisoire. Il n’y a pas d’autre situation où il soit plus anonyme, effacé, rayé de la réalité, impossible à localiser par qui que ce soit, hors de portée, dématérialisé dans la cabine sordide maquillée en féérie de pacotille. Retiré de lui-même. Blotti dans un genre de cabane aménagée au bord d’étangs ou de marais où les ornithologues observent les mœurs des oiseaux. Il se rappelle les pages de Proust où, faisant le guet pour voir si l’insecte providentiel viendra féconder les plantes rares pavoisées dans la cour, il découvre d’autres rites sexuels. « (…) Je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l’arrivée presque impossible à espérer (à travers tant d’obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette attente n’était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin. » (p.602)

Les fantasmes architecturaux dressés sur les socles blancs, comme sur un roc inaccessible, contiennent cette solitude cellulaire du bordel et l’ensemble revêt aussi l’apparence d’un alphabet à déchiffrer. Quelque chose à lire, une écriture en trois dimensions, cabalistiques. Disons que, vues du ciel ou d’une autre planète, toutes ces constructions pourraient être attribuées, comme aiment le faire les amateurs d’extraterrestres, à d’anciennes civilisations d’aliens ayant domestiqué la terre. Reproductions d’immenses moules qui servent à mélanger la lettre et l’esprit, pour que cela fasse corps. Des couveuses. Et chacune de ces grandes machines a cultivé une manière de faire et de penser ce que doit être un corps dans l’univers d’une façon unique et incompatible avec les autres. Tel bâtiment n’accueille que tel genre d’humain, pour une harmonie coercitive entre le bâti et l’humain. Certains de ces monuments n’ont de raison d’être que par le rejet de certaines catégories d’existences, l’obligation doctrinale de les tenir à l’écart. Ou encore, ne se conçoivent pas sans la volonté d’absorber certaines formes d’humanités, pour les enfermer, les rééduquer, voire les anéantir (fabriques du néant). Chacune de ces églises, temples, autels, ermitages, bunker, palais, pénitenciers semble bien hermétique sur son rocher sans correspondance avec les autres. Splendide isolement totalitaire, sans autre correspondance que l’hostilité. Une hostilité complice. Mais aussi, certaines de ces constructions se lézardent, plus on les regarde plus elles glissent vers le statut de ruines dérisoires et se révèlent vides, sinistrement désertes. Idoles dépouillées d’autant plus dangereuses. Elles ne ressemblent pas tant que ça à ce que l’on croyait. Plutôt des imitations. Des fragments de fortifications, occidentales, orientales, stylisées, épurées, presque dans une ligne poétique. Elles deviennent réversibles et évoquent alors des sortes de coques délirantes dont l’on se recouvre mentalement pour se protéger du dehors, des carapaces fantasques dont on espère qu’elles sauront désarmer les forces hétérodoxes. N’avons-nous pas tous quelque part ce genre de forteresse inexpugnable dans notre ADN culturel ? Cellules de fabrication ou destruction de l’autre ? Ne devons-nous pas l’extirper, n’est-ce pas la cible ambigüe de toutes nos activités culturelles ? Soit protéger, renforcer, ceci impliquant aussi de cacher et dénier, cette forteresse centrale, toutes nos pratiques culturelles y œuvrant comme aux soins d’un héritage présumé universel, soit au contraire la démonter, petit bout par petit bout, et la balancer dans le vide, rejouer la chute de la Bastille. Mais y a-t-il un réel penchant à démonter ce patrimoine qui continue à organiser la mémoire des civilisations, à traverser l’aliénation en conquêtes spirituelles glorieuses ? L’ambiance générale actuelle, politique, économique, encourage plutôt, l’air de rien, à leur renforcement inavouable, massivement. Voici les usines de l’identité à la chaîne. Tours de guet, minarets, beffrois, plantés sur des crêtes, mausolées tant du sublime que de l’effroi. Ce sont des bastions de l’intolérance et de la peur – peur primale, peur de tout, peur de vivre, peur de mourir, aux sources de toute instrumentalisation, rendant capables de croire n’importe quoi – , bastions transcendés dans des esthétiques qui fascinent et émeuvent toujours. C’est notre histoire, entend-on ! Toutes ces constructions d’enfermement, mental ou physique, n’ont de sens pour lui, ne sont regardables que parce qu’elles excitent, selon un faisceau d’injonctions contradictoires, intolérables, le désir de s’en échapper, ce qui fouette sa tristesse et ce désir d’échapper tout court à tout, de dépasser ces enclosures de la croyance en quoi que ce soit. Le timarcha ne se cache dans aucune de ces maisons d’arrêt ou ogives sacerdotales, urnes funéraires du spirituel. Si elles invitent au recueillement, à la manière d’un cimetière avec ses tombes ornées et chapelles privées, il sait qu’aucune de ces urnes ne contient les cendres de son père dont l’esprit s’est élargi ailleurs.

Dans le chagrin, il puise un étrange réconfort s’égarer l’informe. Comme cette zone où tout se désagrège et se recrée, où se conservent les traces chaotiques de genèse et où végètent les formes décomposées de ce qu’il a aimé, en transit vers d’autres incarnations. Aussi est-il attiré par la silhouette dégingandée, tragédienne, d’un pantin qui pérore, d’une courtisane qui racole. Une silhouette pétrifiée qui intrigue et renvoie à des images archaïques de Parques. Cela lui rappelle une hallucination lointaine, lors d’une promenade le long d’un canal, un jour de tempête. Le vent faisait rage, peu de promeneurs n’osaient s’aventurer. Il marchait depuis plusieurs heures, les oreilles pleines de bourrasques, son chien énervé courant devant, derrière, disparaissant dans les champs, revenant ventre à terre, ou à grands bonds par-dessus les talus. Sur l’autre berge, soudain, en haut d’un tertre, près d’une chapelle, deux trois formes se tordaient. Il n’en croyait pas ses yeux. Ses poils se hérissaient. Ils voyaient quelques femmes voilées, silhouettes de nonnes défroquées, en transe, célébrant un étrange culte sacrilège près de la croix et du saint en plâtre. Un branle qui défait l’apparence des choses et à la suite des invocations duquel prime le grouillement des tripes à l’air libre. Grouillement guerrier des organes, grouillement terminal hypnotique. Il lui fallut du temps pour réaliser que ce n’était rien d’autres que des ifs ventrus secoués en tous sens, tantôt propulsés loin les uns des autres, tantôt rassemblés en une seule flamme sombre, opaque, échevelée. Peut-être est-ce, en outre, une autre hallucination toute récente qui a aussi réactivé cette expérience passée. La veille, attendant de pouvoir s’engager sur le quai de la gare, il regarde s’écouler la foule qui débarque, vidant le train dans lequel il doit prendre place. Il reste un couple, âgé, fermant la marche, avançant lentement tout au bout, la femme en avant, l’époux en arrière, claudicant, appuyé sur une canne. Exactement comme mon père, se dit-il. D’ailleurs, il lui ressemble… Et, au fur et à mesure qu’il approche, la ressemble s’accentue, c’est un parfait sosie, en moins âgé qu’à l’instant de son décès inopiné. Mais ça ne peut être lui puisqu’il est enterré depuis quelques jours, il a des photos de la dépouille dans sa chambre, des clichés des funérailles, il se raisonne. Pourtant quelque chose en lui fausse compagnie au rationnel et y croit. Plus le monsieur approche, avec exactement la même démarche balancée que son père, imposée par une jambe invalide, plus il y voit un revenant, au point que tous ses poils se hérissent. Pourtant, il sait. Il reste coi. Ce n’est vraiment que lorsque ce dernier passager le frôle, sans aucun regard, que tout s’évacue, il se rend à l’évidence, il capitule.

Songeant à l’ancienne méprise au bord du canal, et aux autres troubles des sens qui parsèment son parcours, troublé par ce souvenir, il s’engage vers la sculpture. Mais ensuite découragé par son aspect, il va tourner les talons, presque aussi vite que l’élégante jeune fille qui, littéralement, n’avait rien vu. Et par laquelle il aimerait être remorqué, en recherche d’attraction. Mais il reste, il tourne vers l’objet d’art un peu rebutant l’attirance sexuelle pour le galbe des jambes fermes sous nylon et sur talons hauts, pour la propulsion moelleuse et chaude des hanches devinées sous la veste légère, à présent retournées dans la rue. Il regarde, embêté, une fois de plus le scandale du n’importe quoi contemporain. Petit à petit, pourtant, le fouillis corporel le séduit. Enfin, il est plutôt accroché, pris dedans, incorporé. De la charpie organisée. L’être écorché, personnalisant de haut en bas, le chaos organique, véhément, ulcéré, qui rêve d’expansions mutantes et qui se confond, aussi, rien n’est plus univoque, avec une sorte de floraison d’assomption macabre, dévorante, corporéité gerbée, magnifique, qui paralyse par ses beautés purulentes toute vie qui la contemple. Dans le vide, à la manière dont se forme une île dans un fleuve, en agrégeant divers matériaux et sédiments vagabonds transportés par le courant, et qu’un premier tourbillon rassemble, émerge une silhouette faite de rebuts dont on fait les figures d’art depuis des temps immémoriaux. Archéologie brouillée des artefacts de plâtre, terres cuites, chiffons ligotés. On y retrouve « une abondance de substances : céramique, filasse, plâtre, tissus, bois dont on sent l’âge et l’usage ». Tout cela, en formant tissu, a enfermé ou moulé « des gestes aussi, puissants, répétitifs voire compulsifs », ainsi que « des mouvements rapides, plus furtifs, moins appuyés, pour peindre », alentour, « des toiles davantage discrètes. Simples pans de tissus couverts de fines couches de peintures liquides grisâtres, ornementés d’un geste rapide de spray noir ». Ce sont les forces anarchiques qui font tenir le tout ensemble, sans aucune centralité, au contraire ruissellement de cœurs et de centres, conquérant, absorbant le regard de qui s’approche trop près. Toutes ces forces comme des jets internes, conflictuels, en pleine activité, mais se neutralisant mutuellement, débouchant alors sur une stabilité, un équilibre paradoxal. Fatras et gravats répulsifs. Des hommes et des femmes, à la manière des châteaux de sable, ravagés par les vagues et la marée, ayant amalgamé toutes sortes de détritus rejetés sur la grève. A vrai dire, les substances identifiées objectivement, énumérées rationnellement selon la logique du cartel artistique, ainsi mélangées, jetées dans une bataille totale entre les unes et les autres, disparaissent, deviennent d’innombrables matériaux inconnus, bâtards ou complètement rêvés, inventés, poétiques. Naufragés. Ainsi, ces sommités de plusieurs têtes décoiffées, crêtes étincelantes et nacrées de rose, pétales vulves en bouquet éclaté, sont certes en céramique, mais évoquent tout autre chose, précisément de l’innommable.

Après cette puissante agitation extérieure qui anesthésie, en les médusant, ses mêlées  intérieures incontrôlables par lesquelles sa propre vie lui échappe, ne lui pèse plus, il aborde une paix bienvenue, une quiétude telle qu’il n’en a plus connue depuis longtemps, en s’aventurant sous la verrière d’un vaste atelier où sont exposés d’autres fragments non de démembrement mais de remembrement, séminal. Non plus le clos funéraire de tout à l’heure avec les maquettes de dômes et donjons dominant les âmes. Non plus l’exaltation de l’écorchement. Mais autant de pièces déliées, à reconnaître, des rébus, là aussi une forme d’écriture alignant des formules libératrices, des propositions de prothèses esthétiques apaisantes. Un damier fantaisiste, une partie d’échec suspendue. Le protagoniste va revenir, déplacer les éléments, les associer autrement, essayer d’autres combinaisons, le jeu est ouvert, inachevé. Quelque chose est en cours. Beaucoup de ces pièces répondent au besoin d’appariement et au manque, en associant deux morceaux trouvés que rien ne prédestinait à former un couple, inventant des juxtapositions novatrices, ouvrant les possibles, à l’infini. Ce que devient la vie après la mort, quelle vie reste-t-il à ceux qui survivent au disparu ? Voici, de nouvelles compositions, de nouvelles surprises, de nouvelles associations à inventer et à accueillir. Un recyclage permanent. Les souvenirs du mort, ce qu’il aimait faire, son sens de la vie qu’il a transmis, et qu’à présent est tout ce qui reste de lui vivant dans l’esprit de l’endeuillé, vont sans cesse se transformer, engendrer de nouvelles pensées, émotions, actions, relations au vivant. S’atténuer sans pour autant disparaître, simplement changer de nom. Un voyage qu’il emprunte, de manière désormais bien plus nette, vers sa propre mort, et durant lequel vont se produire, selon les aléas extérieures et intérieures, des chocs qui vont réactualiser la perte, qui donneront l’impression que c’est seulement alors, après si longtemps, qu’il mesure l’avoir « perdu pour toujours ». « (…) le mort continue à agir sur nous. Il agit même plus qu’un vivant parce que, la véritable réalité n’étant dégagée que par l’esprit, étant l’objet d’une opération spirituelle, nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours…Enfin dans ce culte du regret pour nos mort, nous vouons une idolâtrie à ce qu’ils ont aimé. » (p.770) Ce qu’il a aimé, c’est un certain regard sur les choses, particulièrement les phénomènes naturels, les plantes et les insectes, notre milieu, et à travers cela, scruter, contempler les traces des origines, attentif au récit de leurs évolutions. C’est le même genre de regard avec lequel, en filiation, il balaie ici l’alignement irrégulier d’œuvres créées par un homme, plutôt des agencements impliquant des gestes humains, des prothèses d’âme, divers objets trouvés, modifiés, matériaux transformés, morceaux de nature, épaves industrielles, prototypes mal dégrossis ou ouvragés avec soin. Une tranche de souche, aux contours biscornus, silhouette instable, sur le bois clair et raffiné, des traits imprimés, latéraux et croisés, à peine, peut-être sont-ils générés par le bois lui-même, des lignes immiscées dans l’organisme de l’arbre, et ce morceau de tronc à l’écorce rugueuse est posé en équilibre sur un ensemble de colonnes en terre cuite verte, vernissée. Des carottes de pierre évoquent la composition de profondes couches géologiques. Elles sont en fait constituées de « débris de béton et de pierre provenant des rebuts d’un constructeur professionnel ». Ces déchets, éclats, graviers, poussières sont assemblés, compressés, sculptés, et représentent la manière dont l’artiste imagine que l’empreinte de sa propre vie, avec ses racines dans les vies qui l’ont précédées, avec les influences qui au jour le jour modifient la composition de ses humeurs, avec tout ce à quoi il tient, en termes de choses, animaux, rêves, gestes, habitudes, comment cette empreinte au sens large, profond, circonvolué et stratifié, se trouve sondée et exprimée dans la composition mystérieuse de carottes minérales. Monochromes ou mosaïques. Ces cylindres emprisonnant les humeurs minéralisées ont une extrémité brisée, aux bouts rugueux, surfaces lunaires caillouteuses, comme l’empreinte du rond poussiéreux aperçu tout au fond du trou du forage, de l’autre côté de la terre. Par les traces éparses et multiples, sans bords délimité, de la vie d’un individu, ce sont des sondages archéologiques à même l’enracinement biologique par l’espèce, à même la totalité de ce qui constitue le vivant. Des vestiges de cet individu, de l’ordre de petits cailloux, galets, os calcinés, broyés, mélangés à l’ensemble sableux de ce qui constituait son milieu.

Fabriquées avec ces tôles anti-dérapantes industrielles, que l’on installe neutraliser des marches trop hautes ave un plan incliné, faciliter l’accès à un magasin ou une administration, que l’on déploie pour recouvrir un accident de terrain provisoire, fermer un soupirail ou occulter un puits, voici des formes géométriques fantaisistes, inclassables. Toutes dissemblables mais esquissant une série. Elles évoquent des chaînons manquants, des pièces perdues forgées pour venir enfin combler le vide atypique entre d’autres formes inconciliables (correspond à des conceptions géométriques de l’univers dont les défauts, les manques restent béants). Le regard s’y aventure, l’esprit s’y promène sur toutes les faces, articulations et angles soudés bien apparents, simultanément, de haut en bas, sans vertige, sans glisser, gravi et dévale aussi hardi qu’une mouche au plafond, et il expérimente ainsi d’autres volumes, arpente une spatialité alternative, se livrant à une gymnastique cognitive et esthétique, à même l’articulation multi-facettes de ces parois en acier inoxydable parcourues, striées de petites arêtes, disposés régulièrement, dissémination héraldique d’un motif cruciforme.

Il y a une pierre abrupte, composite, posée sur un lit de lattes de bois tissées, torves. Pierre des torrents, déchets de carrières, pierre organique (à l’instar de ces « pierres aux reins » ou autres concrétions maladives que l’intériorité humaine parfois engendre, cailloux hystérique). Le mouvement horizontal ruisselant, filets rapides sculptés à même l’esprit de l’arbre, évoque aussi ces transports en pirogue de quelque roche sacrée. Non loin et alors sur plan vertical, des maquettes de tours, faisceaux de colonnes droites et courbes, en harmonie malgré les divergences et les torsions, objets qui soudent les contraires en un seul enlacement. De loin en loin, des corolles blanches de bétons réfractaires, évidées. Là aussi, il pense à des tranches de quelque chose, par exemple tranches d’une cheminée, d’un conduit souterrain, d’un os géant blanchi au soleil au fil des siècles, vidé de sa moelle. Les surfaces supérieures de ces osselets sont peintes et vernissées, taches, mousses, lichens, entre pourritures luxuriantes et tapis de fleurs mémorielles.

Il se promène entre ces stèles de pacification, ravi. Sans cesse son imagination forme des hypothèses, des interprétations et des associations différentes, jamais rien de définitif. Selon la place qu’il occupe dans l’ensemble des pièces, vibrantes sur leur table de travail, les possibilités de compréhension changent, les convergences entre elles variant. Entre l’atelier et l’exposition. Le geste initial brille toujours sous la complétude. Il vaque, se laisse féconder par les œuvres. Comme un insecte, se déplaçant de l‘une à l’autre, butinant, il féconde en retour les œuvres entre elles, croisant les tentatives d’explication. Il oublie le deuil et, pourtant, il y travaille tout entier, corps et âme. Il s’oublie là-dedans d’une manière absolue, presque avec abnégation. Toute sa pensée accompagne le mort qui s’éloigne, apprend à penser avec lui et avec son absence, par métaphores, face aux œuvres du vivant, les objets d’art et leurs manières approximatives de donner forme aux flottements entre la vie et la mort, dans cet entre-deux où l’on cherche des arrimages temporaires, des incarnations éphémères, ils soutiennent la recherche, les interrogations, suggèrent des pistes, des traits d’union indispensables bien qu’en suspension (comme les reliefs sur les plans d’acier inoxydable facilitent l’adhérence), ne donnent jamais de réponse, tout est en train de bouger, de toute façon, il faut donner le change. (Pierre Hemptinne)

Chou claque et soleil double

chou clac et soleil doubleFil narratif à partir de : un chou rouge (du jardin à la cuisine) – Laurent Grasso, Soleil double, galerie Perrotin, 6/09/14 > 31/1/14 – Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité. PUF, 2014 

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La vie dans les choux. Un monde en soi. Décapitation. Une boule dense, crâne dans la main.

Ils étaient flamboyants et majestueusement fantasques, les choux rouges, au début de l’été. Et là, ils sont vieux, en bout de vie, ayant traversé de multiples époques. Toujours majestueux, totémiques, mais éreintés, déglingués. L’état de leurs feuilles évoque ces coques de navires bourlingueurs, couvertes de plusieurs couches de coquillages, cassés, imbriqués, fossilisés, ou ces fuselages aériens mitraillés par les poussières célestes. Voiles flapies, dentelles avariées, ruines gagnées par l’aura de grandes aventures accomplies. Les grands pavillons pachydermiques décolorés hébergent et nourrissent d’innombrables parasites, pépinières de limaces et escargots. Rien qui ressemble à la mort, simplement la fin d’un cycle, l’aboutissement. Rongés, troués, ils s’effacent avec panache, nourrissant tout un petit monde. Entre la tige épaisse et le large pédoncule des feuilles, comme en des calices obscurs, ils recueillent d’innombrables samares, pales d’hélices aux vols fantaisistes achevés, interrompus ; à quoi s’ajoutent feuilles mortes, la rosée, des cadavres de vermines, les chiures d’insectes, le tout se transformant en compost. Mais au cœur de ces carcasses criblées, étourdies, outragées, le fruit est préservé, à peine quelques crevasses de surface, creusées par les mollusques ou des tranchées de chenilles, des balafres de vers. Une boule intense, lourde, qu’il récolte au canif, en quelques coups incisifs de l’acier aiguisé. Le blanc humide de l’attache, à l’intérieur du bulbe qui soude le chou à la tige, surprend par sa netteté d’os, accentuée encore par le crépuscule qui dans cette période où les journées se raccourcissent, semble marquer un infléchissement important dans le rythme de vie, un retour vers une obscurité où les choses devront s’appréhender de plus en plus au toucher, palliant l’inadéquation de la vue normale. Un crépuscule qui semble propre au jardin, venu de lui. Il recueille dans la main, après quelques légers craquements et déchirures, une boule qui a le poids d’une tête ballante, lisse, nervurée. Il pense fugacement aux vies décapitées.

Ouvrir le chou, le fendre. Onde de choc. Entrailles feuilletées, sans centre, sans fondation. Expérience banale et fantastique à la fois, qu’il relie aux propos de Catherine Malabou sur l’absence de fondation comme ressource plutôt que manque!

Et puis, il doit s’en nourrir à son tour. La lame plonge, s’enfonce, et soudain s’immobilise, avalée, annihilée, la main crispée sur le manche est désarmée, ne tient plus rien, l’outil est englouti, envoûté, le bras ne sent plus son extrémité, neutralisée, avalée. D’une densité extraordinaire, feuilles tendres et craquantes plissées l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, la masse végétale de matière sombre, rougeoyante, absorbe toutes les forces. Tout son organisme comme empalé sur l’arme est encalminé dans le goût de l’impuissance. Après un temps d’arrêt, il secoue le bras, y va à deux mains, frappe le chou sur le plan de travail, arc-bouté pour dégager la lame, lui donner du mou et l’enfoncer plus loin jusqu’à toucher le point vital. Faire céder. Ce qui arrive toujours à l’improviste, sans qu’il ait réellement l’opportunité de l’anticiper. Et même, ce n’est plus le couteau qui coupe les tissus et pénètre la masse, c’est le légume qui s’approprie la lame, en capte la force, la conduit en son foyer pour déclencher une délivrance. La sphère se fend et le chou claque. Un silence bruissant abyssal, comme d’ouvrir un espace clos, hermétique, compact et sans fond, qui ne devait jamais s’ouvrir, qui n’était pas destiné à montrer son intérieur. Il n’en avait pas jusqu’ici, d’intérieur, là, il vient de naître. Un silence assourdissant, enveloppant. Un vertige. C’est dans ce genre de boule serrée, dense, se dit-il, que se nichent les idées, se lovent les images, qu’elles macèrent en feuilles chiffonnés qui croissent, prennent consistance, se cristallisent quelques fois comme des parasites, entités enchâssées dans la matière grise et qu’il faut alors déloger chirurgicalement. Le claquement de l’ouverture. Le crac de la sphère scindée en deux. Silence puissant d’accouchement ou déchirement des « tentures du temple », signe de catastrophe. Mâchoires qui baillent et se décrochent, unité rompue. Un coup de gong puissant dans une chambre anéchoïque, phagocyté, mais dont il reçoit, au plexus, le déplacement d’air, pénétrant son être, les vibrations se frayant un chemin jusqu’à son oreille interne. Les mains sur la poignée (il pense toujours dans cette situation à l’épée du roi Arthur fichée dans la pierre ou l’enclume, il ne sait plus), il sent un fourmillement l’envahir, une onde de choc remonter depuis le centre de la boule jusqu’à l’épicentre où il se tient. Une vague le submerge et le dépersonnalise en un éclair, sur le modèle de l’orgasme où se perdre et se trouver coïncident, en possibilité, après coup, d’un nouveau départ, passage secret où «l’idée que le défaut de fondation est encore une fois une ressource et non un manque » (C. Malabou, p.180) fait jouir le corps, redonne l’espoir d’atteindre une autre identité, parfaite, toujours rêvée. Son regard plonge dans les entrailles striées, feuilletées. « L’hypocentre est le foyer souterrain du tremblement de terre, l’épicentre son événement à la surface. Il correspond à la verticale exacte du foyer. Le travail consistant à déterminer la position de l’épicentre, où les dégâts sont les plus considérables, s’appelle une « localisation » ». (C. Malabou, p. 60) Et pris dans cet épicentre, abasourdi par l’ampleur de ce qu’il éprouve, il se sent alors ruisselant de gouttelettes de solitudes, autant de larmes qui lui semblent sourdre du plus profond des limbes qu’il a pénétrés de son couteau.

Lire l’intérieur du chou. Lignes. Strates. Divinations. Tracé d’un mandala inattendu, aucun chou ne ressemble à un autre. Dessin sans début ni fin, sans origine, un vide originel.

Deux cercles, deux lobes, les deux visions d’un même plan, les images recto verso d’une seule coupe. Les surfaces jumelles de deux mondes symétriques, ventricules striés. Au-dessus d’un cône gris osseux et prolongé par les antennes courbes d’épaisses côtes claires, un lacis de feuilles fraîches mais comprimées, presque tendrement calcifiées par la pression que de toute part exerçait vers son coeur la masse rouge nervurée. Et elles se relâchent un peu, montrent leurs circonvolutions, stries et failles, anfractuosités, à jamais tranchées. Cartographie de la cervelle d’un chou rouge, chaque intérieur de chou présente une structure semblable mais chaque fois différente, individualisée, reflétant l’histoire propre de sa croissance, de sa relation au sol et aux nutriments spécifiques que les racines et radicelles y ont capté, des impacts de la météo, les intempéries, les parasites. Un effet profond d’inattendu, renouvelé chaque fois qu’il récolte ses choux rouges et les débite. « Du fait même que l’épigenèse est un développement qualitatif et non quantitatif, il est impossible qu’elle se déploie sans une dimension essentielle d’inattendu. » (C. Malabou, Avant demain, p.46) Un graphisme de style sismographe en deux teintes car la chair est loin d’être uniformément rouge, bien plutôt organisée en strates concentriques blanchâtres, parfois très régulièrement, à certains endroits au contraire en chaos chiffonné. L’intérieur du chou est l’empreinte du printemps, de l’été, du début d’automne – saisons telles que vécues par le légume, saisons qu’il a traversées et dont il a traduit les impacts en quelques replis intérieurs. Une pratique divinatoire appropriée y lirait bien la trace des éphémérides, des secousses qui ont secoué le microcosme du jardin, des allégresses de la croissance, des anxiétés, des catastrophes naines, la pression des menaces sur le monde, bref, la correspondance objective entre des expériences, des faits naturels et leurs retombées métabolisées en un organisme végétal. À son échelle, dans son coin de potager, il a été bombardé de gouttes glaçantes, sucé par des nuées de vermines, plié par des tornades, arrosé d’eau bienfaisante, caressé de chaleurs vitaminées. On dirait une sorte de tumeur ayant absorbé toutes les humeurs de ces derniers mois dans le tracé de ses strates, ayant respecté son programme mais sans cesse aliéné par des forces autres, altérer, intégrant l’altérité. Il lit ses lignes brisées et concentriques et en cherche le départ, le début, sans succès, effacé par le passage de la lame. Il ne peut qu’essayer de se le représenter à l’intérieur du chou, de son feuilletage comprimé, avant l’explosion. Il suit les lignes, mais chaque fois son attention est déviée, se perd, le commencement en est inaccessible, absent « il faut peut-être alors considérer que cette inaccessibilité même est la racine, que ce vide d’origine est l’origine et que c’est de lui qu’il faut partir comme d’un foyer. » (Gérard Lebrun cité par C. Malabou, p.163) Cet exercice le renvoie aux lectures harassantes et vertigineuses des joutes philosophiques cherchant à déterminer l’origine de la pensée, la naissance des concepts purs, la genèse de l’accord entre « catégories de pensée » et « objets d’expériences », où l’homme a tenté vainement et inlassablement de définir son « esprit » comme le centre et la souche de la Nature. Lecture où son esprit, précisément, a sans cesse l’impression de se mordre la queue, entre le désir de s’enferrer dans un monstrueux héritage de développements cérébraux labyrinthiques, s’y faire admettre, et celui de tout envoyer par la fenêtre, de faire table rase et d’en revenir à une certaine virginité organique, légèrement abrutie. « Si l’accord entre catégories et objets résulte d’une adaptation biologique, si l’a priori et le transcendantal disparaissent au profit d’une harmonisation progressive de la raison et du réel, il est alors possible de considérer la raison comme une donnée biologique. Sans structures transcendantales, la raison n’est-elle pas, tout simplement, un cerveau ? » (C. Malabou, p.130) Mais il ne nie pas qu’éprouver ce labyrinthe, y barboter dans son jus, soit une aventure qui compte, qu’il ne voudrait pas se l’être épargnée.

Il est fouetté par le fait que ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité.

Et dès que la sphère mauve se divise en deux coques qui oscillent sur le plan de travail, il constate surtout qu’une certaine fixité des choses s’estompe, une porte magique s’ouvre sur la vision d’un monde qui se dédouble (et ainsi de suite, en quartiers). Un effet réjouissant de berlue aussitôt talonné par l’angoisse. Les deux demi-sphères ne peuvent plus se recoller, c’est un réel qui se divise, se multiplie, se duplique, des plans de réels voisins et irréconciliables. Des dimensions qui se cumulent. Et se dégage de ces deux faces – dans la béance de temporalités différentes qu’elles déclenchent, s’exprimant au moment où la matière se fend -, un souffle, une haleine froide, caverneuse, qui aspire à rebours, déconstruisant l’espèce de logique rance le rattachant à ce qu’il imagine être les origines, et donne à espérer d’autres développements parallèles, encore cachés, de cette « imprévisibilité à l’œuvre au sein de tout devenir génératif ». (C. Malabou, p.50). Voilà, il est fouetté par le fait que, finalement, ce légume cultivé dans son potager lui révèle qu’ils vivent tous deux sous le régime de l’imprévisibilité. Une expérience similaire à celle du soir où, roulant à vélo dans une campagne rase, étoffée de quelques bosquets de peupliers et de combes envahies de saules, il avait longtemps eu en point de mire à sa gauche, le cercle rouge du soleil déclinant, disparaissant. Pour, soudain, après un virage amorçant une boucle et le retour vers son point de départ, le voir surgir immense, au point cardinal opposé, en miroir, derrière un rideau d’arbres, orange blafard argenté, dans une quasi-simultanéité perturbante, l’image instantanée d’une révolution astrale accomplie le temps de virer à vélo. C’était en fait la lune imitant le soleil au point de lui faire perdre le Nord. Une fraction de seconde, croire avoir basculé, être à l’envers, tête en bas de l’autre côté, là où, le soleil ayant disparu, il se lève.

L’événement inexplicable du soleil double. Peintures sans âge. Douter des sens. Toucher le vide où démarre toute subjectivation. Ecritures sans prédestination, sans programme, librement consacrées à interpréter.

Ce qu’il touche du doigt, des yeux et de l’ouïe, en dépeçant le chou en cuisine, avant de le râper, le cuire et l’ingurgiter, ce claquement et cette haleine comme d’un gouffre censuré, condamné, dont le couvercle soudain explose, il l’éprouve en son corps tout entier dans l’exposition Soleil double de Laurent Grasso. D’abord, l’iconographie présentée, la technique utilisée et l’esthétique convoquée le titillent, perturbent. Cela n’a rien à voir avec l’art contemporain qu’il s’attendait à trouver en cette galerie. Du coup, le « faire» a quelque chose d’anachronique. S’est-il trompé d’époque ? Ce sont probablement des « antiquités », des « vieilleries » récupérées par l’artiste et intégrées à son installation. De petites peintures sur bois vernies. Des images véridiques de catastrophes ou de merveilles présentées comme ayant jalonné notre histoire et, inévitablement, influé sur la constitution cérébrale à la manière d’un chou pliant sur elles-mêmes ses innombrables feuilles en fonction des stress qui les parcourent, feuilles qui grandissent ainsi comprimées, transformant cette contrariété en force protectrice, prenant de plus en plus de volume, compressé. Et donc, il doit se représenter un artiste peignant, aujourd’hui, ces petites icônes à l’ancienne, vivant comme on vivait à une époque où cette manière de faire était naturelle et liée à des organisations mentales et symboliques propres à cette époque. Il doit se dire que ce qu’il a sous les yeux est le fruit d’un travail à la fois neuronal et manuel, délibéré, pour endosser des point de vue aussi lointains, points de vue indispensables à réussir cette façon de peindre. Cela lézarde la perception linéaire du temps, rappelle les multiples correspondances et courants d’air entre temporalités que nos lignes du temps figent dans une ligne à sens unique. Puis, surtout, il y a ces tableaux avec double soleil. Leur lumière aveuglante, irregardable, est représentée par des cercles noirs aux lisérés rouges, comme en éclipse, que débordent les auréoles fulgurantes, brûlantes. Plus il les fixe, plus il a l’impression qu’elles vibrionnent, tournent sur elles-mêmes, animées d’un tourbillon flamboyant. (Serait-ce des incrustations vidéos dans la peinture à l’huile ?) Cette monstruosité dans le ciel, la fin du duel astral strictement limité aux apparitions d’une lune et d’un soleil, met en arrêt tout le système humain, représenté ici par deux armées qui rompent leur engagement, relâchent leurs armes, contemplent le ciel et tentent d’expliquer le mystère, confrontent leur savoir, leur capacité à interpréter ce qui perturbe l’ordre établi (selon lequel ils devaient s’entretuer). Ce que nous voyons est-il bien réel ? L’économie de la guerre comme activité tendant à prendre possession de la terre, de la nature, pour imposer une seule loi au vivant, est suspendue. On voit dans l’arrière-fond les armées se déliter, certains membres de la troupe s’enfuient au galop vers le mirage des remparts. Dans une autre représentation de ce double soleil, des savants se mêlent aux chefs militaires pour commenter, échanger, formaliser l’expérience et essayer de la normaliser, de la faire rentrer dans la normalité des connaissances humaines. Face à cette image – et sa facture ancienne crée l’illusion d’avoir affaire à une archive exhumée et exhibée pour rappeler des merveilles anciennes refoulées par le modernisme rationnel -, il doute de ses sens, il renoue avec le goût lointain de ce qui met en doute ce que les sens perçoivent, leur accord avec le réel. Cette biologisation progressive et collective, par épigenèse, de toute une série de connaissances transmises de génération en génération fait que le monde est comme il est, pensé selon une série de catégories toutes faites, acceptées telles quelles dès le berceau. Douter de ses sens, de ce qu’ils ont perçu jusqu’à aujourd’hui, de leur volonté systématique à occulter le double du soleil, cela le reconduit vers la responsabilité individuelle du « face aux œuvres », le travail de la subjectivité et l’invention de soi. Confusément. En même temps, l’effet saisissant que produit cette petite peinture le conduit à scruter tous ses actes d’écritures, notes, rêves sporadiquement consignés, courriels compulsifs ou recherches épistolaires manuscrites, tentatives littéraires diverses et avortées, les replaçant par intuition dans l’exploration interprétative de ce saisissement (égal, par ailleurs, à l’impossibilité de déterminer où commencent les lignes intérieures du chou mandala). « Le pays où les livres ne s’écrivent pas tout seuls mais ne sont pas non plus de simples copies d’un texte originaire est celui où réside la seule écriture possible, préalablement orientée sans être programmée. Une écriture qui, tout en se développant à partir d’une esquisse structurale, n’est pas prédestinée. Une interprétation. » (C. Malabou p. 169)

Interpréter à la manière du chou qui superpose ses feuilles, interpréter parce qu’il n’y a pas de centre, juste des écritures interstitielles

Une interprétation sans bords, sans début ni fin, juste une force générative tapie dans l’imaginaire comme au cœur du chou, sans départ ni arrivée, un devenir qui empêche les certitudes de régner sans partage, d’installer un système à foyer solaire unique ou d’oublier qu’autour de notre système solaire, il y en a bien d’autres, que l’homme est loin d’être au centre de l’univers, d’ailleurs, il n’y a pas de centre. Refouler cela, c’est prendre le risque de voir s’abattre des pluies de sang ou des myriades d’insectes sur la cité, déferler des flots emportant tout sur leur passage. Magnifiques éruptions volcaniques et ses retombées d’entrailles terrestres incandescentes. Catastrophes et métaphores qui rythment le temps long de la planète et de l’univers, permettant de visualiser l’espace-temps interstitiel, fragile et dérisoire, où l’homme déploie sa subjectivité pour construire une stabilité relative, éphémère.

Pierre Hemptinne

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Pixel laineux par monts et par vaux.

Fil narratif à partir de : Daniel Dewar et Grégory Gicquel, Prix Marcel Duchamp 2012, Le peignoir, la langouste, les baskets, le chien, Centre Pompidou – Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Seuil 2013 – Achille Mbembe, Critique de la raison Nègre, La Découverte 2013 – Souvenirs libres de tapis de l’enfance et de l’amour –

pixel laineux

Arpenter, de galerie en galerie, les migrations d’inconscient à inconscient à travers l’art, explorer tout ce que l’artiste ignore qu’il active, ce que le récepteur ignore qu’il reçoit

Il arpente Paris, entre dans de multiples galeries, traverse les expositions, mais que l’on ne s’y trompe pas, il n’est ni historien ni critique d’art. Voici description approximative, lors de ses colloques intérieurs, de cette activité compulsive : « Face aux œuvres, je ne cherche pas à contribuer à une science interprétative, ni asseoir une autorité à dévoiler ce qu’elles veulent dire, cela ne m’intéresse pas. Je suis juste fasciné par ce que déclenchent certaines œuvres d’art lorsque, essayant d’identifier leur impact sur ma sensibilité, elles libèrent une voyance, un flux de choses que je n’aurais jamais imaginé voir, sentir et encore moins pouvoir formuler. Une réaction en chaîne d’images et de mots qui fait resurgir une série de souvenirs qui n’ont, à priori, rien à voir avec ces oeuvres. Est-ce que cela dit quelque chose sur l’œuvre et l’intention de l’artiste !? Cela me préoccupe peu. Cela laisse affleurer une sorte de babil inattendu, palpitant, grouillant, un mélange d’inconscient, venant du plus profond de moi et simultanément de tout ce qui, autour, m’influence, du passé au présent, de l’animé à l’inanimé. Comme dans ces situations de légère exaltation où, quand je parle, j’entends plusieurs voix, pas toujours sur la même longueur d’onde, déclamer leur être à travers moi, entraînant un jeu de discordance que je découvre, finalement, être le reflet le plus fidèle de ma supposée homogénéité. Expérience joyeuse qui déconstruit l’héritage structurant des antinomies. Dans cet instant, je me découvre une aptitude insoupçonnée à voir et sentir des réalités cachées, ainsi qu’à organiser le résultat de ces perceptions en une sorte de savoir. Bancal et enivrant, littéraire, fictionnel, qui s’impose de manière culottée. Ces deux inconscients différenciés – celui de la singularité et celui, disons, de l’habitus – mis en conjonction avec ce que l’œuvre d’art me dit sans le dire, dégagent un état de voyance qui m’excite, m’attache au vivant. »  C’est plus que toucher, puisque cela bascule très vite dans le registre de l’obsession, voire du besoin de plus en plus vital, désespéré. Il trouve un jour une description de cela dans le travail sur l’art de Pierre Bourdieu, ce qui lui permet de plaquer un vernis théorique à son ressenti : « Qu’est-ce comprendre une œuvre d’art ? Je pense que c’est une communication en grande partie d’inconscient à inconscient : il se passe des tas de choses parce que l’artiste met en œuvre des tas de choses qu’il ne sait pas qu’il met en œuvre, et le récepteur reçoit des choses qu’il ne sait pas qu’il reçoit en mettant en œuvre des instruments de décodage qu’il ne sait pas posséder. Et le ravissement qu’il peut éprouver pour une œuvre tient au fait qu’il a été touché parce que la communication s’est faite d’inconscient à inconscient, pas du tout un inconscient freudien, mais un inconscient social, et historique. » (Pierre Bourdieu, Manet, p.500) C’est accéder, dans cet inconscient à inconscient social, à l’inépuisable gisement d’affabulation, grisante, qui donne l’impression, quand on parle sous son inspiration, d’être à deux doigts de décréter des vérités inédites autant qu’éblouissantes.

Art, émergences de mondes-autres, enjeux de l’affabulation

Ce que véhicule l’art à son insu est probablement ce qu’il y a de plus intéressant dans l’art et, du reste, dans toute activité créative. C’est un accès momentané, bref et factuel, à ce gisement intemporel où la pensée occidentale, dans certaines circonstances, puisa les fondements de ses connaissances, forcément fantaisistes, par lesquelles elle assigna notamment l’Autre à l’étrangeté, l’animalité, la sous-humanité. Face à ce qui ne se comprenait pas, l’imagination et la fiction prirent le relais et leur produit fut formaté en science objective, universelle. Ainsi, la doctrine occidentale sur les « mondes-autres » qui fut si déterminante dans la mise en place de la première globalisation via le marché de l’esclavage découle de ce talent pour l’affabulation, de rien d’autre : « Mais, du Haut Moyen Age jusqu’à l’époque des Lumières, la curiosité en tant que faculté de l’esprit et sensibilité culturelle est inséparable d’un formidable travail de fabulation qui, lorsqu’il porte notamment sur les mondes-autres, brouille systématiquement les frontières entre le croyable et l’incroyable, le merveilleux et le factuel. » (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre », La Découverte 2013, p. 34) L’auteur parle ici de la manière dont le Blanc a pensé le Noir, aux sources du racisme qui ne sont que fantasmagories toujours à l’œuvre, même si elles changent de masques. « La notion de raison nègre renvoie donc à ces différents versants d’une même trame, d’une même constellation. Davantage encore, elle se réfère à un litige, à un différend. Car, historiquement, il y a bel et bien un différend nègre indissociable de l’affaire de notre modernité. Quelque chose est en effet en question dans ce nom, qui concerne de prime abord ce que l’on a appelé « l’homme » dans sa relation avec l’animal, puis la raison dans son rapport avec l’instinct. L’expression « raison nègre » fait signe à l’ensemble des délibérations concernant la distinction entre l’impulsion de l’animal et la ratio de l’homme – le nègre étant le témoin vivant de l’impossibilité même d’une telle séparation. (…) » (Achille Mbembe, Critique de la raison Nègre, p.55, La Découverte) A l’origine de ces discours qui placent le racisme au cœur de la civilisation occidentale, ni plus ni moins qu’une élaboration délirante, sans aucun fondement scientifique, pour affirmer que « les peuples non européens n’ont jamais su trouver par eux-mêmes une expression adéquate de la raison humaine (A. Mbembe, p.92) et donc s’arroger le monopole de la raison humaine dont le but principal sera, probablement, inconsciemment, de camoufler la construction délirante, forcément sans légitimité, de l’impérialisme racial. Mais, bien entendu, ces gisements de fabulation que l’on atteint via l’empathie esthétique, c’est-à-dire par le biais d’une alchimie socioculturelle entre biens singuliers et patrimoine collectif, sont ouverts à toutes sortes de fins, positives ou négatives, intéressées ou altruistes. Ils ne sont pas orientés vers telle ou telle idéologie, ils sont neutres, ils sont juste une énergie qui peut être enrôlée pour la construction de tel ou tel discours, ils ne sont pas une réserve de discours préconstruits. C’est un pot commun de tensions alimenté par ce qui donne consistance aux schèmes dispositionnels des diverses pratiques, par la part d’imaginaire collectif présente dans toute mise en œuvre et qui offre aux élucubrations singulières, individuelles, un ancrage dans une histoire commune, par consensus ou polémique, ressemblance ou différence.

Flâneur de l’art, V.R.P de l’aura, de la mystique esthétique ?

Et, en dévidant ainsi le fil interprétatif qui semble parfois sans fin – susceptible, au départ d’une œuvre d’art de les relier toutes dans une logique, de retracer l’histoire complète de l’invention esthétique sur terre, depuis les intentions, dispositions jusqu’aux réceptions -, ne fait-il rien d’autre que de restaurer la force auratique de l’œuvre d’art !? Se prête-t-il à un travail de restauration ? « Pas du tout, pense-t-il. Je ne fais que décrire les éléments réels d’une expérience, comment ils s’emboîtent, sans rien introduire de métaphysique, encore moins de mystique, je ne vais pas rejeter la religion d’un côté pour la réintroduire d’un autre. » Ceci renvoyant à ces propos de Claude Simon : « Il ne faut pas chercher de symboles dans ce que j’écris, ni de signification derrière ce qui est écrit. Je montre les choses comme je les sens. »

La tapisserie le plonge dans les souvenirs de tapis et tissus matriciels, des jeux de sens et d’imagination parmi les linges de la maison

La tapisserie de Daniel Dewar et Grégory Gicquel, il n’y voit rien, il est de suite happé dedans, absorbé, recyclé, éparpillé dans ses fibres, ses touffes floconneuses de couleurs. Chercher ensuite à cerner les sujets qui y seraient représentés – car c’est la première question : ont-ils insérés des formes figuratives dans cette muraille vivante de mousses colorées, exubérantes – signifie autant s’y ressaisir, y retrouver soi-même la conscience d’un contour, d’une forme à soi. Le rayonnement impressionnant de cette œuvre – primale et sophistiquée, entre fresque rupestre et panoramique street art – , sur l’ensemble de sa peau, dans la totalité de sa corporéité, passe en déferlante de souvenirs, évocation plissée tissée d’innombrables heures prélassées sur des tapis, son organisme en pleine construction, influençable, perméable, abandonné sur la texture et les dessins de ces mondes clos tissés, matriciels. Des zones refuges. Il se voit comme errer entre les plans flasques, à la respiration douce, d’innombrables draps mis à sécher, labyrinthe laiteux au jardin imprimant les ombres végétales, une collection d’engourdissements oniriques dans le monde du jeu, de l’auto-fabulation, dont il procède de manière plus significative que des tentatives conscientes et volontaires de se construire par toutes sortes d’autres pulsions disciplinaires. Engourdissement dont chaque fois il ne se serait réveillé que pour sombrer dans une autre hypnose, cette succession d’instants fondamentaux sans parole, dans la gestation de son imaginaire ne pouvant lui apparaître que rétrospectivement comme un processus l’éloignant irrémédiablement du réel pour mieux le saisir. À l’image du regard égaré, yeux mi-clos, savourant le vertige du jeu inventé à l’instant où il aurait aimé ne plus pouvoir revenir en arrière, pouvoir vérifier que ce qu’il venait d’imaginer devenait le réel, pâmé ou abîmé au milieu de l’immensité des dédales géométriques ou tantriques de tapis moelleux, et s’y enfonçant dans un calice symbolique, cherchant à s’y reposer sans plus jamais en sortir. L’appel des autres dimensions s’est souvent effectué dans le périmètre de ces tapis qui, dans l’aménagement sage et tempéré des maisons de la famille, installaient des aires plus douces aux sens, avec leurs cosmologies géométriques, frises fractales de l’imaginaire oriental, végétales, animales, minérales, synthèses déclinées à l’infini de toutes les fables amoureuses et des métamorphoses de l’humain et de l’inhumain. Tapis de salons, de corridors, tapis de chambres, autant de taches colorées, dans la décoration intérieure, invitant à l’abandon, à laisser libre cours à son imagination. Enfant, il s’y traînait – prolongé, ou, pour détourner cette nouvelle appellation de « réalité augmentée » , augmenté par des figurines, des petites autos, des cyclistes, des indiens, des cow-boys -, les transformant en supports imprimés de jeux, en paysage de rêveries. Les figurines cheminaient le long des lignes, des dessins répétitifs, traçaient des routes dans ces maquis abstraits, figuratifs, elles y faisaient la course ou la guerre dans l’incroyable panorama héraldique, impossible d’embrasser complètement d’un seul regard. Toujours, une dimension échappe. Mais, ce faisant, la matière fantasmagorique des tapis s’imprimait en lui, les frontières entre corps et surfaces tissées s’atténuaient. Le tapis devenait volant. Comme rarement, grâce à l’effet moelleux sous le corps, un moelleux dont les illustrations symboliques l’imprégnaient, il s’enfonçait dans la partie sous-marine des images, ce qui les sous-tend, ce qui grouille dans leurs pixels laineux, sa pensée n’était plus que détails grossis jusqu’à changer d’identité, passer dans d’autres tissus imaginaires, globules flous de mandalas. Une sorte d’extase

Extase dans l’immensité de noeuds de laine, nouage shamanique, reprenant à la main, s’en défaisant, l’exorcisant, le déversement haineux de tous les écrans numériques et réseaux sociaux

Sans doute que la facilité avec laquelle il se faufile dans la matière de l’immense tapis, plutôt que de contempler la surface de ses motifs, provient-elle de la mise en condition de ce qui flotte en vis-à-vis, le vaste déroulé fluvial peint sur soie, caressant, excitant le désir de voir sous les surfaces, la faculté de s’immiscer et de voir ce qui se passe là où le regard ne pénètre pas. Cette habitude de se représenter la vie sous l’eau que l’on cultive des heures et des heures en marchant sur les berges, en déployant sa vie dans les contes et légendes d’une vallée. Poisson fabuleux, brochet poisson-chat, algues, nénuphars paradisiaques, lentilles, feuilles en décomposition. De sorte qu’en défilant entre les deux frises d’apparence inconciliable, très vite, il en tire la sensation de deux rives faites pour se fondre l’une en l’autre, provisoirement séparées, ménageant un passage magique entre les mondes dits antinomiques vers une unité irreprésentable que contemple, de tout son corps nu, brut, mais pas forcément de sa conscience intellectuelle, le bodybuilder taillé dans le bois au garde-à-vous face au rideau de matières noueuses, féminines ou plus exactement maternelles, mais non, plutôt matériaux noués en une sorte de parité genrée dans la genèse des choses, paroi de nœuds masculins, féminins, sans sexe, à plusieurs sexes, incroyable écheveau de mèches, de touffes de tous genres. Ici charpie, lambeaux, et là surface presque lisse, pavement de boules cotonneuses, fourrures d’astrakan teintes fluos, proche de certaines toisons pubiennes coiffées que l’on voit chez de jeunes actrices porno. Fibres sculptées. Ce qui donne le tournis en se confrontant, recto verso, à cette muraille finalement assez animale, assez viande multicolore écorchée, sorte de filtre retenant en vrac toutes les déjections d’images ayant frappé l’œil et l’imagination, exhibition tribale de tous les trophées abstraits à partir de quoi le cerveau recomposerait ses images préférées, personnelles, décalées de toute filiation, est l’engagement physique et technique nécessaires à la réalisation de cet ouvrage, l’invraisemblable engagement physique, musculaire, le savoir corporel investi, la succession hypnotique de gestes manuels, de manipulations shamaniques pour passer les brins de tissus dans les trous, leur donner forme et, finalement, au fil des gestes reproduisant une immensité brouillée, un horizon cosmique de pixels laineux, faire apparaître une robe de chambre, une langouste, des baskets, un chien. Pourquoi pas, qu’importe. L’essentiel est la représentation d’un saut, du passage de ce que l’on reçoit, de ce qui nous traverse – ce flux laineux de pixels charriant des bribes des images de tous les écrans tellement prolifiques, nauséeux, que l’on pourrait dire aussi flux haineux –  à la construction d’images inopinées, mais que l’on peut dire à soi, détachée, comme sans filiation, sans logique et, du coup, vierges bien que banales.

De la tapisserie au paysage, du paysage à l’amour sur un tapis, les corps baisant ravivent et incorporent le bestiaire héraldique représenté 

Plusieurs jours après, l’arrière-fond encore occupé par la vision de cette tapisserie, de ce saut d’image et de l’effet soufflant ressenti en entrant dans la salle du musée… Il absorbe, du mouvement circulaire des jambes, une courte montée hivernale dans la campagne boueuse, tirant sur le guidon, souffle régulier accéléré, tonique, qui donne l’impression d’héberger presque une autre personne qui, dans l’effort, prend le relais de l’organisme habituel. Un dédoublement. Une présence à soi accentuée, presque excentrée, une pulsion à s’élargir, invitation à l’expansion. Ce genre de souffle qui, dans le rapprochement érotique, englobe les corps d’une même électricité, comme de se couvrir d’un voile éolien pour s’isoler, s’inventer, respirer d’une seule bouche, partager ses poumons et sa ventilation mentale. Il s’arrête en haut du mont, décale les chaussures des pédales, un clac sonore près du sol luisant, presque givré, et croque une pomme, crac croc retentissants emportés par la brise fraîche. La vue est très large. Par monts et par vaux. Pâtures vides, champs gras labourés, haies, bosquets, étangs luisants. Flaques noires ou d’argent dans les herbes saturées d’eau. Certains champs sont déjà couverts d’un fin duvet vert, le blé d’hiver étale des teintes printanières, là une bourre tendre, ébouriffée, plus loin de lignes rases soigneusement peignées. Anachronisme aussi que la subsistance d’été que sont ces autres cultures d’engrais verts, étendues de plantes hautes, pas encore grillées par le gel, mais fatiguées, tiges et feuilles fasseyantes. La silhouette phallique d’un château d’eau, vague tour de guet, entre des collines, estompée dans les lumières déclinantes et l’air chargé d’humidité au loin, presque une peinture sur un décor de théâtre. Dans un creux, émergeant d’une bourgade, les clochers d’une collégiale. Rompant le tracé des haies et des chemins, dissimulées derrière des rangées de peupliers, des métairies, des seigneuries campagnardes et les cadres blancs alignés dans les façades. À l’angle de vergers maigrichons, des silos de betteraves recouverts de bâches noires et de vieux pneus. Ou des pyramides de ballots de foin dans leur combinaison de latex. Au carrefour de deux chemins, le monticule de fumier frais. Son regard, pendant qu’il porte la gourde à ses lèvres, se perd avidement parmi les troupeaux de nuages rapides, moutonnements gris, laiteux, roses. Au couchant, déjà, une bande de lumière orange. Une légère brume blême, gaze brillante, immatérielle, soyeuse et micro-perforée épouse les lointains. Là, tout près, dans la prairie, un magnifique chêne, royal, couvert de son feuillage brun rouge. Un rapace en décolle, plane, survole l’étendue verte de l’herbe haute, lentement, fait demi-tour, retourne vers l’arbre et s’y engouffre, invisible. Puis recommence. Quelque chose d’héraldique, un drone silencieux hiératique et, à le regarder diriger son vol méticuleux, presque calculé, il songe à des rêves de lévitation, des histoires de somnambules et se rappelle ces états flottants, avant-coureurs de jouissance. Sur l’horizon, les bandes forestières qui se chevauchent, dépouillées de leurs feuilles, ainsi que les clochers et les toits de quelques granges ou pigeonnier, semblent constitués de petits traits, de ces petits carrés ou rectangles qui font la trame des tapisseries, fin treillis souple où l’on devine les formes et les teintes de ce qui est représenté, mais approximativement, ternes, en attente des fils soyeux, nuancés et qui feront ressortir des détails inaperçus dans la trame nue, un clocheton décapité, la fumée d’un feu gelée en l’air, un troupeau confondu dans la boue entourant l’auge. À certains endroits du paysage-tapisserie, le treillis est nu, austère et abandonné, à d’autres les fines perforations ont été méticuleusement garnies, sont couvertes d’une fine bourre colorée, ce qui confère à ces reliefs éloignés une allure sensuelle de coussinets, confortables. Il s’en dégage une profondeur voluptueuse qui lui rappelle alors certains fragments de tapis, fixés sans être regardés dans des circonstances particulières, par exemple lors de quelques scènes d’amour. C’est alors, dans ces circonstances où les corps sortent de leurs orbites habituelles, qu’un détail figuratif peut prendre une importance affolante, s’incarner. Il est d’abord absorbé par le cerveau sans être l’objet d’une attention délibérée, mais l’organe l’avale simplement comme la chose la plus incongrue et la plus incontournable, parce que c’est là sous ses yeux pendant qu’il s’abandonne, le sexe coulissant dans celui de l’amante, jusqu’à ne plus savoir ce qui est dedans ce qui est dehors, ce qui pénètre et ce qui reçoit. C’est le dessin, par exemple, de deux petits dragons, museau contre museau, partiellement couverts par la rondeur d’une épaule et vibrant, se tortillant imperceptiblement chaque fois que les reins, le dos et les épaules de la femme transmettent au tapis l’onde des coups d’emprise; à moins que, logés près du bras relevé, main agrippée loin aux poils du tapis, les bestioles se mettent à vivre, prêtes à téter les plis lézards fripés dans la peau rasée de l’aisselle; il est possible aussi, les corps amoureux bougeant, se déplaçant, qu’ils rampent vers les plis de l’aine, entre les cuisses, au plus près de l’embouchure où le membre fait la navette, disparaissant quelques fois entre les fesses épatées rudement contre le rembourrage du tapis, là où le mâle regarde éperdu – éperdu de se sentir contre toute attente un parfait bodybuilder -, les deux petits dragons, tantôt cachés quand les ventres se collent, tantôt visibles lors du recul, dans cet espace qui n’est plus du vide mais n’appartient ni à la femme ni à l’homme, un entre-deux palpitant, et alors les dragonneaux salamandres participent au mouvement, déformés dans les fronces du tapis, humidifiés, presque happés par le va-et-vient, intérieur, extérieur. Et symbolisant le fait que la pénétration et son hypnose, comme la navette lubrifiée d’un métier à tisser, mêle des imaginaires, tisse des images communes à même les sécrétions, esquisse à même les muqueuses et les appareils nerveux des éjaculations d’images fractales des désirs à l’œuvre. Comme de transformer, à force de regarder tout en dardant les yeux ailleurs, la vue de la chatte, de la queue, des ventres, des petits dragons du tapis surgis de la fantasmagorie des pixels laineux, floconneux, desquels montent aussi les spasmes de plaisir, en dessin nouveau, en une sorte de tatouage de l’âme, un blason. Ce serait, selon un dessin retrouvé dans un vieux cahier d’anatomie fantastique, un autre animal de fable, amphibien, un mixte de poisson et d’oiseau en forme de tripes cardiaques, écailles et plumes, ailes et branchies, traversés de traits en forme d’hameçon qui n’ont pas prise sur lui, qu’il transforme au contraire en une énergie propre, paradoxale, et son museau marqué d’une buée rouge, jet de sang marquant la rupture ou l’arrivée d’une nouvelle vie, d’un nouveau souffle.

Pierre Hemptinne

Dewar et Gicquel Le Monde – Dewar et Gicquel Prix Marcel Duchamp –

Daniel Dewar & Grégory Gicquel SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC SONY DSC blason

Le trouble plaisir des pièces détachées

A propos de : Danh Vo, Go Mo Ni Ma Da, Musée d’art moderne de la ville de Paris. – Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front National, Flammarion 2013

Danh Vo/lustre Devant une œuvre dont la corporéité et la lettre ne sont rien d’autre que le démontage, la dissociation d’éléments, le façonnage d’intervalles entre les morceaux de ce qui constituait un tout homogène et remplacé par une cartographie de béances ou absences en quoi consiste la dimension plastique de ce qui s’agence et se montre, je me trouve interdit. Voici le dépeçage de ce que je croyais être une entité bien définie, complète et, par effet tâche d’huile, dépeçage de toute autre entité relevant du même registre, de la même famille. C’est le démontage d’une réalité qui dépasse de loin les contours stricts de l’objet strictement élu et touché par l’acte artistique, car ce qui est ainsi déployé en ses pièces détachées, renvoie à tous les savoirs qui ont été utiles, en amont, à son invention, depuis les technologies sociales jusqu’aux techniques artisanales et industrielles. Ce qui est altéré est donc aussi tout ce qui fait que j’ai partie liée avec cet objet, sa situation historique, sa signification universelle prise dans un grouillement d’autres instances que je contribue à faire fonctionner, inconsciemment. C’est la désarticulation d’une réalité au-delà des simples contours de l’objet ainsi opéré, on dirait plutôt le travail d’une déconstruction syntaxique du fonctionnement de cet objet et de sa généalogie. C’est l’inventaire matériel et immatériel de ce qui en rendait possible la présence et le fonctionnement. Car ce qui est démembré et dénombré – comme sur une table d’opération ou le plan de travail d’un entomologiste – renvoie à l’ensemble des connaissances croisées, confrontées qui ont été nécessaires pour qu’émerge cet objet sophistiqué, parfait, et l’installer dans une réalité historique, le greffer dans un contexte complexe, stratifié, un décor à partir duquel il s’est disséminé dans l’imaginaire et les souvenirs d’une foule de gens marqués par son éclairage cérémoniel et, de ce fait, devenant contributeurs du prestige de ses ors et cristaux, de ce qu’il est censé éclairer. Producteur de lumière, grand lustre des réceptions mondaines. On hésite, on se trouve bête, intrigué. En quoi cet objet aux morceaux soigneusement étalés au sol, rangés par familles et proximités fonctionnelles, est-il une création, la publication d’un nouveau sens ? Mais, en piétinant devant l’œuvre, en battant la campagne, en cherchant à quoi se raccrocher, l’on est finalement assez vite excité par ce qui, au creux même de la cassure, laisse poindre la recréation qui perce, n’attend que la contribution aléatoire du spectateur. Il suffit d’un rien. Tout est indécis face à la bêtise apparente du dispositif, bêtise apparente dans la mesure où ce que le regard retient d’abord est une volonté de casser, choisie par l’artiste comme protocole d’intervention. Et casser, en général, est toujours proche de la bêtise, le geste d’une force qui ne sait pas résoudre un conflit par l’intelligence, par la compréhension qui transforme l’obstacle en production de nouveau bien. C’est ce qui dote cette impressionnante parure, cristalline et d’orfèvrerie, tombée au sol, évoquant la géométrie d’une rivière de diamant glissée d’un corps déshabillé, lumineuse dans la pénombre, d’une séduction suffisamment remarquable pour susciter la participation de celui qui regarde. En effet, on résiste difficilement au désir d’essayer de convertir de la bêtise, même supposée, faussement perçue comme telle, en son contraire, en aiguillon pour comprendre un peu mieux le monde, et renverser une tendance négative. Dès lors, on participe à l’œuvre.

Ce qui pourrait se circonscrire littéralement, sans autre forme de procès, à ce qu’éveille l’objet brisé renvoie en fait à une polarisation plus profonde, traversant toute notre vie spirituelle articulée de dispositions techniques : « Les êtres techniques que nous sommes sont structurés par l’épimétheia : ils sont polarisés par des tendances contradictoires qui les font à la fois pencher vers la bêtise et vouloir s’élever – ce qui constitue les deux temps de l’épimétheia comme expérience. (…) Chacun de nous est habité en permanence par ces tendances qui, en se contredisant, font de nous des « systèmes dynamiques » en équilibre métastable (plus ou moins en mouvement, entre équilibre et déséquilibre.) D’un côté nous voulons conserver ce qui est, de l’autre nous voulons dépasser ce qui est : les négociations en quoi consiste la vie sociale se jouent d’abord en nous-mêmes, et avec nous-mêmes. » (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, p.332) Ce que l’on appelle les arts contemporains proposent souvent d’entretenir, de renouveler les termes de cette expérience qui font de nous des « systèmes dynamiques » qui, s’exerçant face aux œuvres esthétiques, aiguisent leurs facultés à participer aux négociations de la « vie sociale » qui s’élaborent toujours d’abord « en nous-mêmes ». C’est par cela qu’ils proposent de préférence, par la prolifération de concepts, une plasticité de l’attention qui vise à stimuler « la matière plastique neuronale de ceux qui se forment et s’individuent ainsi ». (B. Stiegler, ibid, p.361) Les œuvres, surtout celles qui laissent interdits et réactivent le stade de la bêtise favorisent l’exercice des compétences culturelles dont le débat social a besoin pour progresser, s’élever et progressivement se régénérer, inventer des alternatives.

Toujours est-il que cette vaste pièce nue, haute et sombre, comme celle d’un temple, où a été rituellement disséminés les organes d’un vaste corps lumineux, est troublante. On n’y pénètre pas, elle est fermée par un cordon, on se penche pour distinguer de manière plus précise la disposition des éléments, leur dessin et respirer le climat de dévotion qui plane autour des bijoux épars. On s’y promène en pensée, en s’y projetant, en sortant de son corps, en migrant dans un espace sacré, à part, et sous bonne garde. Quand le regard balaie l’installation sans s’y poser, n’embrassant que les reliefs et les brillants, le cerveau pense à une chambre nuptiale, à une mariée mise à nu par un amoureux maniaque cherchant à énoncer l’origine de ce qui l’éblouit dans le corps qui l’attire et l’absorbe peu à peu, à en dresser la taxinomie. Comprendre la phrase qui unit plusieurs destins, déjouer le mécanisme qui fait croire en une lumière partagée, voici à quoi ressemble cette sorte de viol méticuleux d’un grand lustre luxueux. Où se situer dans ce puzzle luxurieux, y a-t-on part, cela représente-t-il une scène nous impliquant, rétrospectivement ou au présent ? Précisément, le plus important, est le trouble que, rendu bête par la surprise de l’œuvre, j’éprouve profondément, presque de façon érotique, comme rejeté dans l’hésitation, l’indécision, revêtant les habits du débutant qui n’y comprend rien, dépourvu de repères, errant. (Et malgré l’expérience que l’on peut accumuler, à moins de se protéger par le cynisme ou de professer un machisme aveugle, le face à face avec le sexe d’une femme à aimer renoue aussi ce passage par la bêtise, l’impression que l’on ne sait jamais vraiment comment s’y prendre, qu’il n’y a pas de règles rationnelles conduisant à la jouissance, d’où le glissement érotique du trouble entre l’objet malaisément définissable de l’art et l’organe sexuel mystérieux, non contrôlable, anonyme et pourtant abritant une formidable terminaison nerveuse unique, personnalisée. Médusé face aux lèvres alors, plutôt qu’interdit face à l’œuvre. Et la pratique érotique, confrontée aux caractéristiques physiologiques de la vulve, rencontre déjà d’emblée aussi le construit social, chaque chatte ayant appris à prendre du plaisir dans certains contextes, à travers une série d’expériences socialisant la découverte du sexe ; et le tâtonnement de l’amant, de même, tire parti du rêve, de fantasmes, de savoirs qui circulent et du toucher d’autres organes sexuels similaires.) Et c’est ce trouble de l’œuvre que je soigne, confusément, c’est après lui que je cours, contrairement à d’autres formes de socialisations culturelles qui, dans les musées et les salles de spectacles, entretiennent les certitudes, gravent toujours plus profond dans le métabolisme de certains publics la conviction d’appartenance aux valeurs sûres de l’art qui peuvent très bien, selon le circuit de symbolisation qui les adopte, tuer toute possibilité de trouble. Ce qui est l’aspiration de beaucoup de personnes se cultivant par souci de leur classe et recherche d’apaisement, c’est aussi ce que désire le marketing culturel, saturer pour délivrer du trouble, de la bêtise, de l’indécision, rendant par là même tout culture impossible, stérile. « (…)Toute idéalisation commence par une telle errance, c’est-à-dire par un trouble et une désorientation. Ce trouble est toujours de près ou de loin une expérience initiale de la bêtise – et comme une sorte de bêtise fraîche, et naïve, qui peut prendre ensuite bien d’autres formes, telle la bêtise fermée et entêtée où la vieillesse, lorsqu’elle devient amère, tend à forclore purement et simplement l’épimetheia. » (B. Stiegler, ibid., p.283)

La manière de disperser le lustre en ses moindres parties n’est pas sans évoquer cette ancienne peinture, réalisée autour de 1842 par des artistes vietnamiens et à la demande des autorités catholiques, représentant le martyr de prêtres évangélisateurs, apportant à la population indigène la bonne parole et la lumière du lustre céleste (qui voit tout, éclaire tout). On y détaille le corps d’un missionnaire, tronçonné en quatre sur la planche d’un établi, ses tripes et autres organes vitaux étalés entre les parties principales disjointes, cela presque sans haine, plutôt par expérience, pour voir, découpage rationnel, expérience conduite presque scientifiquement pour analyser si ces êtres qui se disent envoyés de Dieu sont faits comme nous, ou bien bénéficient d’une autre substance. Un peuple entier, rassembler en cercle, observe, sans jubilation malsaine, mais comme on regarde une expérience en cours, pour apprendre. Mais le trouble, dans cette exposition, a commencé en passant devant un premier lustre, sans que je ne m’arrête, le jugeant anecdotique. Lourd, imposant, déchu de tout plafond et entravé au crochet d’un portique, comme un matériau brut suspendu dans l’atelier d’un sculpteur, d’un bricoleur. Ses breloques traînent au sol, il attend rangé contre un mur comme un captif entravé attendant que l’on décide de son sort, qu’on le fasse parler, qu’il révèle ce qu’il cache dans ses tripes. Détaché de son élément, de ses hauteurs et exhibé à portée de tous. Enfin, on peut le voir de près, le toucher. Un animal extirpé de son élément naturel, sa splendeur est effacée, maladroit. Participant jadis à l’apparat clinquant de salons fastueux, il a quelque chose de dégonflé, de promesse non tenue. Ce n’est qu’après avoir été impressionné par le même lustre démembré, fonctionnant au sol comme la parure géante d’un culte qui se cherche, le reflet hermétique adorant quelque chose qui se serait déroulé dans les hauteurs indéchiffrables, de ces choses qui déterminent le destin d’innombrables humains, que je reviens vers le premier lustre simplement enchaîné. Et j’en découvre un troisième alors, dans une salle contiguë, lui tronçonné en deux parties disjointes. L’une d’elle, la partie haute, est suspendue dans une caisse en bois de déménagement qu’elle illumine comme une silhouette religieuse dans sa niche envahie de cierges allumés. En transit dans le temps, évoquant un mécanisme d’horloge. L’autre, la partie basse, est accrochée au centre d’un échafaudage de bois et métal dont l’esthétique d’autel rudimentaire, fonctionnelle, contraste avec le raffinement gratuit et proliférant de cette végétale verroterie. Là aussi, je constate d’abord que la proximité n’est pas évidente, on n’a pas l’habitude de voir un tel monstre de si près. Un effet de rapprochement troublant, un effet de grossissement, une dimension obscène. Sa situation centrale dans la pénombre et les effets de contre-jour font que le regard se perd vraiment dans les jeux de lumières des breloques de cristal. Parfois perles obscurcies, cendrées, parfois larmes d’une transparence divinatoire, parfois gouttes d’un gris laiteux, les ornements stylés et les chapelets d’oeils de verre gardent, dans leur masse, comme les reflets de tout ce qu’ils ont contemplé d’en haut, coagulés ou cristallisés. On dirait les eaux d’un partage, mélancoliques. Le propos de l’artiste, accentué par l’agencement et la transformation des objets, déterminent les nuances qu’il nous semble lire dans cette matière exposée. L’ensemble étant une sorte de machinerie à produire et échanger de la subjectivité à propos des questions coloniales, post-coloniales et des transactions diplomatiques qui formalisèrent ces échanges déséquilibrés, meurtriers, dont les retombées ne cessent de secouer la société mondialisée, à l’instar de ces ombres que l’on voit courir dans les restes cristallins de ces lustres.

Danh Vo, créant et exposant ici, ne cesse d’interroger les relations entre Occident et Asie, plus particulièrement avec le Vietnam. Il travaille plastiquement les traces trouvées de ce côté-ci de l’histoire et qui bouleversèrent la vie là-bas. Ainsi, dans cette œuvre, il s’agit des « trois lustres provenant du Centre de Conférences Internationales avenue Kléber, anciennement Hôtel Majestic, où furent signés en 1973 les Accords de paix entre les Etats-Unis et le Vietnam. L’événement se tenait dans une grande salle de bal ornée de trois lustres. Lors de la rénovation du bâtiment en 2009, Danh Vo acquiert les trois luminaires, ‘témoins silencieux d’un moment historique qui ne marque pas la fin de la guerre mais le début d’une tragédie qui a touché des millions de personnes’ ». (Feuillet du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).

C’est le même sentiment d’être un peu bête que j’éprouve en débouchant dans une grande salle où reposent des bouts de carcasses, apprenant que ces pièces sont des fragments de la statue de la Liberté, fabriqués à l’identique (avec les mêmes techniques qu’à l’époque). Une vingtaine de fragments, grandeur nature, impressionnants, pas de quoi reconstituer l’ensemble de la sculpture. Un ensemble lacunaire, qui ne ressemble à rien. Un peu bête, parce que, bien entendu, je ne reconnais en rien la célèbre statue. Sans la notice, il m’eût été impossible d’identifier la provenance de ces morceaux de tôle. Je suis tout autant incapable de reconnaître à quoi correspondent les fragments, où prennent-ils place dans la Liberté. Ce que renfermait et symbolisait la statue est dilapidé, je déambule entre quelques-uns de ses organes, dans du vide, dans quelque chose comme une matrice du possible en lieu et place d’une représentation aboutie, fermée. Ce dont parlent ces pièces détachées, c’est de la désagrégation d’une sorte de lieu unique, autoritaire : celui où la statue entière trône et incarne la Liberté au fronton d’une société bien précise. L’effet de morcellement partiel (les autres morceaux, pour reconstituer le tout, sont ailleurs, perdus, inaccessibles) empêche désormais de se représenter la liberté sous quelque forme unique que ce soit, en héroïne homogène dont une industrie, une économie et une culture confisqueraient la représentation à leur profit. Pour constituer leur crédit aux yeux du monde. Elle est à chercher partout et disponible sous de multiples occurrences, toujours en attente de réinvention. Il ne sera plus possible de voir la statue de la Liberté sans penser que, finalement, elle n’est qu’une copie, l’original étant désormais la reproduction de fragments disséminés, puzzle impossible à reconstruire, toujours contrarié par la liberté que prennent les pièces de se mouvoir, se déplacer, se détacher des formes établies. C’est la perception positive que l’artiste a voulu privilégier par une « interprétation plurielle » de « l’allégorie du monde libre » : « Je considère cette œuvre comme l’éventail de tout ce à quoi on peut prétendre aujourd’hui en termes de liberté… » (Feuillet du visiteur). Mais l’effet immédiat n’est pas que positif, l’installation a quelque chose d’un cimetière de vieilles carcasses, des constructions de rêve qui n’ont pas réussi à se maintenir au-dessus des nuages et se sont disloquées en plein vol. On dirait aussi les restes cabossés, torturés de cuirasses de géants fantasques, protecteurs des chimères généreuses, et littéralement explosées. Quelque chose de cassé, de perdu. (Pierre Hemptinne) – Danh Vo/Artpress

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Les étoilements d’incertains et cavernes de souvenirs d’art

À propos de : 300 Basses, Sei Ritornelli, plage 2 Abbandonato (Trio d’accordéon avec Alfredo Costa Monteiro, Jonas Kocher, Luca Venitucci) – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Minuit, 1998 – Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Gallimard, 2012 – Les fleurs américaines, Elodie Royer et Yoann Gourmel, Le Plateau …

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La puissance nietzschéenne pneumatique de l’instrument est atomisée, sa potentielle jubilation réduite en flux de gravats, son rayonnement est écrabouillé, poussière abrasive de souffles décantés, iophilisés, qui désape, décape, hésite entre se désincarner tout à fait ou se réincarner peu à peu en autre chose, d’indistinct, en rampant à reculons. Une constellation de points stridulants qui se contorsionnent en étoilement intermittent, brasillant. C’est un brouillard hermétique, aux grains âpres que des flux et éclairs fulminants continuent de moudre, procession de crissements poussifs, arrachés à coups de craie sur tableau noir. De suite, j’entends et je vois la pierre à aiguiser sur l’établi de mon grand père, avec sa petite manivelle à actionner, et la lame que l’on pressait sur la meule. J’entends la vitesse zélée puis le freinage rauque quand on applique l’outil sur la roue lancée à tombeau ouvert, la lutte entre la pression et la rotation, les étincelles, la poussière, le tranchant s’affûtant à vue d’œil. J’entends, je vois, je revis immédiatement les mouvements du bras, de la main crispée sur la poignée patinée de l’outil d’affûtage. C’est une musique entre la lame et la meule. Cherchez la ritournelle dans tout ça, compactée, en gésine. À la première écoute, ça arrache et, pour quelqu’un qui n’aurait aucune habitude de ces pratiques ouvertes, il est probablement impossible d’y distinguer quoi que ce soit, l’obscurité doit être totale. C’est une métallurgie crépusculaire, oppressante, une caverne inhospitalière où l’on aurait peur de retrouver des choses oubliées, qui impliqueraient de régresser en des temps antérieurs. Pourtant, il y a l’amorce d’une ronde floue. L’esquisse d’une marche involuée s’élève, se brise, reprend ses rotations avortées qui, tout de même, s’emboîtent partiellement, se déplacent vers l’avant, suivant les nodosités d’une polyphonie paraplégique. Et en suivant de loin ce mouvement incertain, amputé, par écoutes répétées, s’établit une familiarité et le sentiment reconnaissant qu’il figure une lente élévation, un décollage progressif, mais amorti, somnambulique, dans les limbes. Le rêve oublié d’une extase, d’une légèreté enivrante, faisant table rase de la grande transcendance de l’accordéon, des axiomes clinquant, bouillonnant d’air, qu’il peut si bien essaimer, magistralement, plein de nacres, superbes démonstrations des étourdissements du monde par le souffle. L’accordéon, ici, donc, progresse en déployant un tissu d’accidents, de plis, nœuds, froissements, frictions, éclats, aux intersections raclées, curetées. L’accordéon est dépiauté, il est un filet d’organes, un champ de fouille où les musiciens archéologues essaient de retrouver des origines, faisant des hypothèses sur ce qu’était l’accordéon avant son explosion. D’où viennent les accordéons, comment le désir d’inventer un nouvel instrument l’a projeté vers ces agencements complexes, terminaux, avec sa beauté de parade ? Une musique qui joue le démontage de l’instrument et reconstitue les flux complexes de sa gestation, en les troublant. L’instrument abouti redevient une chose indéfinie, une multitude de petits instruments, un orchestre archaïque qui engendre une musique sans fin, sans bords définis, juste un processus de recherches friables, une enquête sur les mutations organologiques de l’instrument et, ce faisant, sur les origines tout court, comment émergent les idées, les inventions qui font une histoire, une culture, une organisation, une évolution, comment se forme la compréhension de ce qui nous précède, dont nous procédons. Et tout ça, à la main, en bricolant, auscultant, triturant, c’est une musique manuelle.

Avant de chercher à mettre des mots sur cette tumeur musicale qui me fascine, Abbandonato, je me suis livré, dans le cadre de l’émission radiophonique Big Bang de la chaîne Music3 (RTBF) à un travail de correspondances sonores, me basant sur le souvenir, dirigeant mes recherches dans les multicouches d’alluvions discographiques, de concerts, cherchant des traces précises dans les sédiments d’auditions antérieures, parfois très lointaines, guidé par l’intuition et souvent dépourvu d’une référence fiable. Juste une orientation, une ombre, le souvenir de l’endroit où trouver le disque dans le rangement approximatif de ma discothèque. Une enquête. Une sorte de fiction musicologique que l’on pourrait facilement dénigrer, « oui, d’accord, on peut associer tout et n’importe quoi, et alors, qu’est-ce que ça veut dire ? ». Justement, c’est un essai, une épreuve. J’ai ainsi exhumé un extrait de Frances-Marie Uitti, Metallic Double (album 2 Bowes) pour la texture, instrument frotté en quoi s’est métamorphosé l’accordéon une fois ses soufflets privés d’air, comme des poissons échoués hors de l’eau. Une texture enflammée qui se révélera aussi, à l’écoute, rendre plus chatoyante, libérée, l’espèce de danse qui déroule son atrophie dans Abbandonato. J’avais en tête d’aller chercher des musiques industrielles, pleines de fracas d’usines et de machines, mais je me dirigeai vers Merry Christmas du duo FM Einheit et Caspar Brotzmann. Là, je cherchais un équivalent, mais d’amplitude plus large et magnifiée, de la tension dramatique et douloureuse qui forme la base du chant comme réprimé par le trio d’accordéon. Une tension chaotique enveloppée de déflagrations, d’accélérations puissantes, de charges sociales. Mais ce sont les couches profondes, les plus sombres, d’Abbandonato, qui m’inspiraient les associations à première vue les plus saugrenues. J’y décelais des appels magnifiques, cassés mais miroitant, des morceaux de fresques anciennes, des reliefs ancestraux, des traits de mosaïques grégaires, des esthétiques archaïques, des piments rupestres, des énergies primaires (comme l’on parle de « forêts primaires »). Et je me tournai avec évidence vers des chants Tuva ; un ensemble de flûtes de roseaux des Iles Salomon, que j’avais en tête en étant bien incapable de la nommer et je ne pus la retrouvai qu’en sollicitant les conseils d’une spécialiste. Et, enfin, malgré le décalage qui pourrait me faire passer pour fou, un chant polyphonique pygmées. En enregistrant l’émission avec Anne Mattheus, et en écoutant réellement ces exemples que j’avais choisis à l’instinct, en association avec l’œuvre de 300 Basses, je ressentis des liens de sens, des effets de déplis, des esquisses de familles, j’éprouvais ce passage mystérieux où la production de subjectivité crée une connaissance transmissible. Surtout, procéder de la sorte pour caractériser une musique, la resituant dans un réseau anachronique de créations, d’affinités, tournant le dos aux manières orthodoxes de ranger les musiques, en disait finalement beaucoup plus sur ce genre musical, sur ce qui nourrit ce genre de création d’emblée multiple et transversale. C’était resituer la démarche parmi des enjeux humains plus larges que ceux de la classification musicale dominante. Chez les Tuvas, il y a la complexité des sons simultanés, issus d’une même source organique, l’effet de dualité de gorge, d’harmoniques enchanteresses mais aussi métalliques, âpres, métallurgie des cordes vocales non dépourvue de dissonances faisant bon ménage avec les ondes harmonieuses ; les flûtes des îles Salomon, le souffle archaïque, mélange aussi de soyeux et de rauque, de caressant et d’écorcheurs, et amorçant une danse pataude, déséquilibrée, une ébriété fragile, évanescente ; et enfin, la polyphonie Pygmées, comme si, en grattant toute l’obscurité et les grafouillis sonores d’Abbandonota, émergeait pleinement ce que j’y discernais en quelques points perdus, la musicalité, la ritournelle qui s’y trouvait cachée, enfouie.

Le graphisme du CD est, je pense, à prendre au pied de la lettre et vaut un long commentaire. Un ensemble de points, couvrant les 4 faces du boîtier qui s’ouvre comme un livre. La mise en page laisse entendre que ce pointillement déborde largement la surface, s’étend partout dans l’espace. Il est illimité. Certains de ces points sont chiffrés. Des traits noirs relient plusieurs des étoiles numérotées. Enfin, les droites relient parfois deux points dont les nombres se suivent, parfois dessinent un trajet entre un point chiffré et un autre sans identification numérale, parfois plusieurs points anonymes. Ce sont des essais. Cela évoque ces jeux où, parmi une constellation de points chiffrés il faut rejoindre d’un trait tous les nombres qui se suivent et faire apparaître ainsi le dessin d’un animal, d’un objet, d’une personne, quelque chose de fini se détachant de l’indistinct. Revivre cet instant où du connu jaillit de l’inconnu en ayant toujours été là, sous nos yeux. Mais ici, le message de la pochette est clair : il faut sans cesse tracer ces traits, relier par intuition, continuer l’enquête subjective, mais il n’y a jamais de dessin final, on se trouve toujours dans l’intermédiaire, en train de chercher, de parcourir toutes les pistes possibles. Ce que font les trois accordéonistes jusqu’à saturer le temps et l’espace, contraints d’y repasser, de recouvrir ce qui est déjà plein, de gratter, racler pour superposer, infiltrer, intercaler. Il n’y a pas de musique finie, aboutie.Cela me fait penser à ce positionnement de Simon Hantaï, à l’égard de la création, que rappelle ainsi Didi-Huberman : « Hantaï a peint pour renoncer aux axiomes ». « Je n’ai pas peint pour arriver », dit-il simplement. Celui qui sait ce qu’il va peindre – celui pour qui le tableau sera la vérification d’un axiome esthétique -, pourquoi donc le peint-il ? » Et il s’agit bien d’une musique qui ne cherche pas « à arriver ». Qui ne sait pas à l’avance ce qu’elle va peindre. Et il ne faut pas le prendre juste pour une position à l’égard de la création artistique, un plan de carrière de musiciens, mais bien comme une attitude à l’égard du vivant, carrément. Les arts parlent de l’homme, du vivant, pourvu qu’ils travaillent l’artiste et le public, pourvu qu’ils brisent les « états de fait » : « Travailler veut dire pour Hantaï rechercher l’étoilement et la fêlure critique de ses propres résultats : briser ses propres états de faits, briser les stases, les clôtures temporelles qu’apportent un nouveau tableau ou une série de tableaux. L’artiste exige donc du faire l’impossible – momentané ou définitif, on ne sait jamais – d’un renoncement à ce qu’il a pu faire. Ô cette chance (la chance de ce qui nous a permis de faire ceci) et… essayons de nouveau. » (page 17) Quand je sonde cette musique – et que j’y sombre finalement émerveillé – j’y cherche sa part subjectile, je crois l’atteindre, le voir apparaître, un fantasme. Des expressions comme « présent réminiscent » que Didi-Huberman utilise pour caractériser le travail d’Hantaï me semble adéquates pour qualifier ce pan de musique, c’est exactement ce que me semble être la matière grouillante que j’entends et écoute. Ce présent particulier qui se développe « en mémoire technique : une attention portée aux savoir-faire transmis, aux travaux et gestes indéfiniment répétés » est aussi exactement ce qu’est Abbandonato. Tout ce qui peut paraître oeuvre de destruction de la beauté accordéon est une obstinée tentative de retrouver tous les gestes qui, en cherchant, en tâtonnant, ont inventé les pièces et leur agencement technique qui se transforme en accordéon. C’est la nuit avec ses millions de gestes aveugles qui précèdent et engendrent l’accordéon. Sans cesse réactualisée pour lacérer l’accordéon qui tue l’accordéon, et recommencer la découverte de cet instrument insensé, retrouver l’attouchement. L’accordéon critiqué de l’intérieur. « L’artiste, donc, critiqua ses images de l’intérieur – « auto-polémique » comme il le dit aujourd’hui – en les soumettant à un maillage serré de filaments, de matériaux, d’épaisseurs, de frottages, de collages. C’était une manière de produire le « filet » recherché par recouvrements successifs, ou per via di porre. […] Aussi, les grands gestes de lacération figurale – ceux, avant tout, du grand Sexe-Prime de 1955 – seront-ils eux-mêmes livrés à une lacération matérielle, effectuée sur le pigment à l’aide d’outils métalliques tels que rasoirs, racloirs, pièces d’un réveille-matin. « Techniquement, explique Hantaï, ce sont des procédés d’attouchement. […] Le dessous, couleur ou toile, se révèle. Une sorte de distance que je voulais introduire. » » (Didi-Huberman, L’étoilement, Minuit, page 30)

La recherche du dessous. Ce dessous que laissent entrevoir, affleurer les formes artistiques engagées dans le contournement des axiomes, qui vont voir ailleurs. C’est aussi ce dessous, mais encore plus lointain, qu’essaie de cerner Alain Testart, ethnologue, chercheur anthropologue. Dans son dernier ouvrage, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac (Gallimard, 2012), il confronte différentes hypothèses sur les premières organisations sociales de l’homme. Il commence par démonter méthodiquement, avec arguments, les différentes interprétations de l’évolutionnisme social qui se sont succédées ou se font encore concurrence, soulignant leurs faiblesses et incohérences. Il propose d’autres manière de comprendre les choses, basées notamment sur une interprétation personnelle de l’art des cavernes, mais aussi en élargissant le champ des comparaisons, avec une vision des évolutions à l’échelle de l’ensemble des cultures et plus centrée prioritairement sur les découvertes occidentales. Il n’en précise pas moins qu’aucune thèse ne pourra contenir la preuve de ce qu’elle avance, faute des documents irréfutables, une grande part de ce qu’il faut expliquer relevant précisément de l’invisible, irrévocablement invisible, c’est-à-dire l’essentiel de ce que signifiait vivre à ces époques, les organisations sociales, les techniques, les relations. Bien plus, les preuves matérielles de ce qui fut sont des objets au rebut, retrouvés par accident et n’éclairant qu’indirectement les usages qui en étaient faits, les institutions qui leur conféraient un sens quotidien.  « D’une société passée, l’archéologie ne retrouvera jamais que ce qui a été caché, soit que l’on n’ait pas voulu le reprendre (cas du dépôt funéraire), soit que l’on n’ait pas pu (trésor caché de celui qui aura été tué), ce qui a été perdu ou ce qui a été mis au rebut. […] Son lot quotidien, ce sont les poubelles, les pertes éparses, les défunts. Pour résumer, et de façon peut-être quelque peu excessive, on dira que le document archéologique est de la nature du rejet. » (A. Testart, Avant l’histoire, Gallimard, 2012, page 156)

La frontière entre le visible et l’invisible, est souvent signalée, sur les matériaux conservés, par l’impact d’habitudes ou de rituels, des coups, des effets d’usure et des altérations de formes, empreintes de gestes précis et d’une technique maîtrisée. L’archéologie à cet égard est une lecture des chocs et traumas brutaux ou lents sur des corps, des objets. « Est invisible la manière de faire la cour à une femme, mais les manières de découper la viande de boucherie est visible, car cela laisse des traces de découpe sur les os des animaux ; est invisible la façon dont se déroule un procès, mais est visible la façon dont on exécute les condamnés, si on retrouve leurs corps et si l’on sait qu’il s’agit de condamnés. […] Nous pouvons savoir si une plante est cultivée, il est beaucoup plus difficile de savoir par quelles méthodes elle l’est… » (A. Testart, Avant l’histoire, p.158) Découpes, coups, usure, invisibilité, des termes, des actes, des notions qui renvoient autant à la peinture d’Hantaï qu’à la musique criblée de 300 Basses. Pan de musique que fouille l’oreille. Concernant cette part de l’invisible, Alain Testart précise que cette « absence de preuve ne prouve pas l’absence » et, inlassablement, l’exhumation de nouvelles traces continue, il faut diversifier les recherches, multiplier les thèses sur ce que cache l’invisible, confronter les lectures et les travaux sur les vestiges visibles. Passer le visible au tamis d’autres connaissances pour que germent des interprétations rognant sur l’invisible. Sans oublier que de nombreuses régions n’ont pas bénéficié des mêmes programmes archéologiques et que cela fausse, forcément, le travail comparatif entre cultures, périodes, zones géographiques. Il faut maintenir en éveil une créativité et une critique des fondements, proposer d’autres pistes, d’autres versions, construire d’autres arguments, en acceptant de n’en jamais voir la fin.

Pour un non-initié comme moi – et le livre de Testart s’adresse bien aux non-initiés -, qui a subi une courte scolarité où, tout de même, on dispense une brochette d’affirmations vaguement tempérées sur l’origine des sociétés, en dessinant une évolution linéaire et rectiligne, plaçant au centre du monde l’histoire de l’homme blanc, c’est assez jubilant de lire un savant affirmant la forme probable des savoirs sur les premières organisations sociales. Ce qui reste de fictionnel dans la manière de se représenter et d’expliquer la naissance de la vie commune, l’aléatoire des inventions, l’absence de transition claire entre les différentes époques, entre la période nomade de chasse et cueillette, par exemple, et la sédentarisation agricole. Rien n’est certain, les connaissances fluctuent, s’affrontent.  C’est vivifiant. Au présent, an se sent pris continuellement dans de l’organisation sociale, dans des institutions qui orientent nos actes, nos pensées, nos désirs. Et bien, l’origine de cela, reste partiellement un mystère, nous ne sommes pas dans une ligne fermée, avec un début et une fin. Mais c’est de cela que des musiques comme celle de 300 Basses ou des peintures comme celles d’Hantaï nous parlent, de cette attitude à l’égard de nos origines culturelles, du vivant. De cette ouverture à entretenir en soi et autour de soi quant à ce qui tente de raconter d’où l’on vient, de manière à éviter l’imposition d’un récit unique, universel, autoritaire. C’est pourquoi souvent ces esthétiques ne semblent avoir ni départ ni arrivée fixes. Contrairement à beaucoup d’autres musiques, films, peintures, littératures qui s’obstinent à produire des récits entretenant l’illusion d’être dans un tout clos, de maîtriser la narration des choses. Et il est remarquable – même si ça tombe sous le sens – de mesurer à quel point le travail d’interprétation du spécialiste du paléolithique, à défaut d’écriture ou autre langage explicite fossilisé, se base sur des outils et la reconstitution de techniques très corporelles, la pensée de la main. Comme on chercherait, précisément, à reconstituer une langue. Ainsi, à propos de ce qu’il considère comme les trois inventions principales du haut paléolithique (30.000 années) : « Ses trois inventions majeures sont en étroite connexion avec le corps, la chair, l’être vivant. L’aiguille à chas, qui permet de fabriquer plus facilement des vêtements cousus, d’y broder des perles, de confectionner des couvertures, des toiles de tente, touts choses qui servent à protéger, orner ou abriter le corps des hommes et des femmes. Le propulseur, bras de levier qui prolonge le bras, qui « allonge la main […] s’intègre dans un système complexe de leviers, dont les pivots principaux sont le bassin et l’épaule, puis le coude et surtout le poignet ». C’est le seul, parmi tous les instruments de chasse, à exploiter si intelligemment la dynamique propre à la morphologie humaine – ce que ne font ni l’arc, qui met en jeu un système complètement étranger à l’organisme, ni le trait, qui perfore là où la main ne saurait le faire. Quant à la troisième grande invention, sous la forme de pointe babelée, de harpon, de foëne, d’hameçon, elle est si évidemment liée à la chair animale dans son intimité ou son intériorité, texture ou ouverture buccale, que tout commentaire supplémentaire semble superflu. Ces trois inventions procèdent toutes d’une familiarité avec le vivant. » (page 295) C’est aussi cette pensée de la main qui conduit le trio de 300 Basses à rompre la vélocité virtuose qu’il possède pourtant, cette virtuosité qui, dans son exercice magistral, masque d’où viennent les sons, ce qui les achemine, donne l’impression de ne rien toucher, pour au contraire, fouiller en sens inverse, à l’opposé – comme Hantaï pliant ses toiles, jouant autant avec l’endroit que l’envers – dans la caverne pleine de souffles de l’accordéon, pour un jeu d’ombres très secoué. C’est une musique de proximité, de gestes ténus, au plus près de l’organisme, du vivant ramifié, partant du corps et réticulé vers le végétal, l’animal, l’objet, les techniques, les masses invisibles et inaudibles.

La démarche de Testart d’avancer une nouvelle hypothèse sur les organisations sociales du paléolithique en interprétant l’art pariétal (des grottes) – parce que, dit-il, cet art parle de l’homme même s’il ne le représente pas -, pour améliorer la compréhension de ce qui fut tout en admettant que rien n’est jamais prouvable de cette période sans sources écrites, me procure une belle exaltation neurologique. « Cet art obéit visiblement à quelques grands principes, une sorte de canon qui est resté le même sur quelque vingt-deux mille ans et de l’Espagne à l’Oural. C’est pourquoi il est évident que cet art traduit une vision collective du monde, un Weltanschauung, et c’est à ce titre que l’on s’est interrogé à son propos. » (page 255). Il  rompt ainsi évidemment avec l’idée que ces dessins étaient liés aux pratiques de chasse, ou d’autres qui en firent une lecture chamanique. Se basant plus sur les ressources de l’histoire de l’art que de celles des préhistoriens, Testart recherche « le canon de l’art pariétal paléolithique ». Et donc, autant ces démarches qui revisitent et bouleversent les choses connues m’exalte, autant une démarche somme toute « similaire », celle qui consiste à donner une autre perception des œuvres recouvrant la « caverne » de l’art moderne, et de lire autrement l’histoire de leur réception, de leur assimilation dans l’imaginaire collectif, me plonge dans une subtile perplexité, pas désagréable ! Il s’agit de l’exposition Les fleurs américaines des commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel, présentée au Plateau (FRAC d’Ile-de-France). J’ai réellement eu l’impression de n’y rien comprendre, à ce point là, cela m’arrive rarement. Enfin, si, je comprenais les explications fournies, la démarche m’était tout autant compréhensible, je la jugeais intelligente, utile et, pourtant, l’essentiel du geste curatorial m’échappait, comme s’il était volontairement voilé, assigné à jouer le rôle de l’invisible, je ne comprenais pas le fait que tout ça soit là et moi déambulant au milieu. J’accostai une médiatrice pour la questionner : « pouvez-vous me résumer en quelques mots le sens de tout ceci, le but recherché ? », histoire de vérifier si j’étais sur une bonne piste. Mais non, elle ne pouvait que restituer ce qui était déjà écrit dans le guide du visiteur, or ce qui m’intéressait était d’élucider l’invisible de cette exposition, invisible dans le sens archéologique, une part cachée de toutes les manipulations effectuées par les commissaires pour arriver à ceci, ce rassemblement de copies. (L’autre médiatrice, occupée avec un groupe d’enfants, devant le faux Matisse, ne rentrait pas dans le propos spécieux de l’exposition, mais leur parlait du faux tabaleau comme du vrai…)  Le propos, je pense, est le flux du discours et d’interprétations de l’art moderne qui se modifie, se ramifie, change de direction, qui devient autre, en passant d’un côté à l’autre de l’Atlantique, puis revenant, puis cessant les aller et retours, étant en quelque sorte partout. Et il change, ce flux, par l’intermédiaire de collectionneurs qui font juxtaposer dans leurs cabinets des œuvres jamais réunies, ce qui occasionne par accidents une culture inédite du regard, construit une histoire, sans fondement scientifique, mais à la manière dont s’amorce un récit personnel ; par l’intermédiaire aussi de musées qui organise des expositions et donc des classifications, des manières de ranger, d’associer, de comparer, rapprocher et éloigner, tout ce qui conduit à déterminer tel accrochage plutôt qu’un autre. Et l’on voit ainsi que choisir une approche internationale de la création, plutôt que de continuer les écoles nationales, amorce un discours qui renouvelle les idées, les analyses, ouvre d’autres perspectives au comparatisme. L’exposition reconstitue le salon d’une collectionneuse, une exposition historique au MoMa (Cubism and Abstract Art, 1936) et une autre exposition itinérante de 1955, 50 ans d’art aux Etats-Unis. Les commissaires montrent des maquettes de ces expositions importantes. L’espace muséal et l’agencement précis des œuvres sont reproduits en modèle réduit comme des documents archéologiques. Les œuvres exposées au FRAC ont des copies, effectuées en général par des élèves des écoles des Beaux-Arts.Ces copies ont, dans l’installation des Fleurs américaines, le statut de « souvenirs ». On revisite l’histoire à partir de souvenirs, donc déjà une production subjective, plus les originaux.Il y a aussi les copies/souvenirs de catalogues historiques et la reproduction des dessins d’un carnet d’un « voyageur d’art », une sorte d’ethnographe des musées et de leurs expositions, disons le visiteur idéal des expositions, le voyeur d’art par exemple, l’amateur qui croque, prépare ses souvenirs à la main, mais symbolisant aussi n’importe quel visiteur dont les souvenirs, de près ou de loin, participent à l’élaboration de l’histoire esthétique d’une époque. L’ensemble est donc structuré comme une ethnologie de l’art moderne. Mais le mini catalogue contient des textes récents de Walter Benjamin et les œuvres, donc des copies de tableaux célèbres, sont datées du futur. Sans doute était-ce trop de flux fictionnel pour que je sache encore exactement où j’étais. La médiatrice ne parvenant pas tout à fait à me rassurer, je quittai Le Plateau, songeur. (Mais c’est très bien ainsi.)

Dans ces flots d’incertains et de doutes – la musique instable, l’origine paléolithique des organisations sociales, les expositions de souvenirs qui modifient l’histoire de l’art -, il est bon de s’attabler à du costaud, se poser sur du stable. Une table chez Astier par exemple. Son ardoise judicieuse, ses nappes de Vichy rouge et blanc, ses serviettes roulées. Sa cuisine n’est parcourue d’aucun doute, elle est immémoriale et goûteuse, un savoir-faire savoureux de bistrot. Le velouté de pieds-de-mouton, avec son large croûton portant les œufs de caille pochés et la garniture de roquette, est d’une grande délicatesse, tout en tenant au corps. Une valeur sûre. Son pichet de vin naturel est un régal, La 50/50, Minervois biodynamique d’Anne Gros et Jean-Paul Tollot (Carignan, Cinsault, Grenache). Comme dit Olivier Bertrand dans sa rubrique Parlons Crus (Libération du vendredi) : « Ces instants sont comme des délaissés urbains. Quelque chose de repris sur l’organisation de la vie ».  (Pierre Hemptinne) – l’Emission Big Bang d’Anne Mattheus, Music3, RTBF –  La 50/50 – 300 Basses –

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Diapasons et cadenas, consensus et camouflage (avec Roms et Bertille Back).

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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Les cadenas d’amour du Pont des Arts – Bertille Back, Transports à dos d’hommes – Loris Gréaud, Tainted Love – Une musique de Lee Rabalado – Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard, 2012.

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Le commerce amoureux cadenassé au Pont des Arts. Les cadenas d’amour recyclés dans un commerce parallèle. Poésie des transferts.

La première image de Transports à dos d’hommes de Bertille Bak fixe les cadenas pullulant sur les grillages du Pont des Arts. Enfin, fixe, façon de parler, il y a plein de choses qui bougent et frétillent dans le cadre (du moins dans le souvenir que j’entretiens de cette image) : des rubans effilochés, des brins de colifichets, des restes de fleurs artificielles, des écritures tremblées, comme pour rappeler la dimension de courant d’air de ce que sont supposés maintenir soudé les cadenas. Et surtout, en plongée, l’eau de la Seine qui avale et emporte les clés de tous ces fermoirs amoureux, dans ses courants et ses vases. L’eau complice de la fermeture et gage d’oubli de ce qui est ainsi symboliquement scellé, car à force de passer sous le pont, elle finira par rincer les promesses, emporter la clé ailleurs, déplacer les illusions, ronger et rouiller l’anneau qui amarre l’un à l’autre les amoureux. C’est confier la clé du serment d’amour et fidélité au fleuve dont la musique et le flux ruissellent vers l’oubli. Même si le rituel peut sembler bête, sa répétition, sa multitude, la quantité des cadenas accrochés aux grilles impressionne, gagne un statut plastique qui interpelle, qui donne forme et visibilité, quoi que l’on puisse dire, au désir d’y croire, à l’espoir de conjurer l’effet dissolvant du temps qui passe. Après ce plan générique, nous pénétrons un campement gitan, installé en périphérie parisienne, entre autoroute et voie ferrée, comme souvent, sur quelques pelouses ingrates, des lieux inhospitaliers, sous la surveillance continue du trafic, des véhicules pressés et de leurs passagers, espaces quadrillés par les phares. En permanence immergé dans le bruit des déplacements, des moteurs, des klaxons, des rails. Une bande son de la relative nomadisation quotidienne des automobilistes. Il fait clair et des enfants, debout devant une table, manipulent et mesurent des masses d’objets, évoquant certaines toiles classiques représentant le pesage de l’or. La caméra s’approche pour que nous en ayons le cœur net. Les deux gamins sont occupés à recycler un lot de cadenas du Pont des Arts – la serrure forcée ou l’anse cassée – désormais libérés de la charge du serment amoureux. Les inscriptions, les coeurs gribouillés, les prénoms réunis, les dates symboliques manuscrites, tout cela soudain vide de sens. Les cadenas n’ont plus aucune charge sentimentale, ils ont été désenvoûtés, empoignés, entassés comme de la vulgaire mitraille. Pour les gosses, c’est une affaire juteuse, du bon métal à revendre au poids. Comme tout est bien organisé, malgré l’apparence de nonchalance, un aîné passe prendre livraison de leur récolte, la transaction étant vite expédiée, routinière.

Le regard de Bertille Bak est artiste avant d’être anthropologue. Il engage des fables qui « font marcher » et débusque les automatismes dominants, normatifs. Poésie contre les logiques actuelles de la police.

Attention, il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’une oeuvre de Bertille Bak qui pratique l’immersion ethnographique en règle dans diverses communautés faisant l’objet, le plus souvent, d’une certaine stigmatisation. Une fois admise à l’intérieur du groupe, elle n’en tire pas autorité pour décrire ce qui est, mais utilise la confiance instaurée pour s’infiltrer dans les scénarios du quotidien, les rituels qui font tenir ensemble la communauté et souvent sont considérés comme justifiant la stigmatisation. Et elle s’emploie à les faire bouger, elle les expérimente plastiquement, les réécrivant sous forme de variations, de détournement de sens, se situant exactement à la frontière où le regard jugeant de l’extérieur vient rencontrer la matière du cliché, avec lequel, sous conditionnement, activant le germe du stéréotype, il refabrique la caricature et renforce son à priori. Elle tend alors une scène, en miroir, qui flatte l’anthropologie du regard dominant sur ces communautés, scène inventée mais qui peut passer comme une persistance ethnique confortant les valeurs discriminatoires. C’est peu à peu que ce regard blanc consensuel est pris de doute et constate la dimension de fabulation qui le fait marcher. C’est joué assez subtilement au point que ce que l’on considère comme le grand public, dont je fais partie, placé devant ces œuvres, se découvre inévitablement partie prenante d’une méfiance à l’égard de ces gens-là, tout en le niant, se réfugiant derrière une sorte de bon sens commun qui disculpe, décomplexe, comme dirait une certaine jeune droite agressive. Imprégnés malgré soi de ces jugements banals sur les Roms, bien des spectateurs, je pense, seront pris entre deux feux, hésitant entre l’apparence de documentaire qui appuie les préjugés et l’intention fictionnelle, humoristique et critique, qui sape sans en avoir l’air les considérations automatiques. Et ce décalage dont joue artistiquement Bertille Back nous fait prendre conscience, à des degrés divers j’imagine, de notre collaboration par défaut à ce racisme ordinaire. Par le fait même de l’impuissance à participer à une opposition collective au traitement infligé aux Roms, au consensus comme ordre policier dont parle Jacques Rancière, nous validons souvent muettement les rapports d’autorité discriminatoire exercés sur certaines minorités : « Le consensus, c’est la mise en place progressive de cette pratique gouvernementale, et de cette représentation du monde commun qui en majore l’opacité à ceux qui y participent, à la fois la nécessité d’un gouvernement d’experts, et la nécessité d’être constamment mis en possession des clés de ce qui se passe. C’est ce que l’on peut définir comme le cœur de la logique actuelle de la police avec le fait que cette logique actuelle construit des images extrêmement importantes et refoule toute une série de populations, de formes de résistance qui sont de plus en plus marginalisées. D’une certaine façon, l’ordre policier se construit de plus en plus comme quelque chose à quoi il n’existe pas de réponse collective, par rapport à quoi il ne peut donc y avoir que des déplacements et des dérives individuelles. L’ordre policier se construit comme ce qui n’a plus en face de soi d’instances conflictuelles au sens de légitimées par l’analyse des situations, mais seulement des actes erratiques, maladifs, criminels et autres. L’achèvement de l’ordre policier est le fait que tout ce qui n’est pas pris dans le système devient une affaire de marginalité, de migration, de pathologie, de délinquance, de terrorisme et ainsi de suite. » (Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard, 2012).

Elle s’immerge dans la communauté et construit avec elle les fils frictionnels de ses vidéos. Ils racontent ensemble. Dans une écriture qui cherche à maintenir désirables les narratifs subversifs. De la pratique cacophonique des Roms.

Sa manière de s’implanter dans le quotidien des communautés avec lesquelles elle a le projet de réaliser un film conduit Bertille Back à considérer ce dont est fait ce quotidien comme matériau esthétique et elle invite alors les personnes qui produisent ce matériau et sont produites par lui de jouer avec, à construire une fiction qui raconte leur réalité, intégrant des accents de ce réel « vu par d’autres ». De la sorte, elle leur « propose d’autres modes de visibilité » (J. Rancière) et les dote de la capacité de produire eux-mêmes d’autres modalités du visible. Et ça fait mouche parce qu’en regardant ce film, subversif sous ses dehors gentils, on se sent pris en faute, ce qui réactive le désir d’aborder autrement toute la problématique des gens du voyage. Reprendre à zéro, évacuer le contentieux inconscient. On peut en dire ce que le même philosophe dit de son travail d’écriture : « Ce qui traverse tous mes écrits, c’est tout de même de maintenir la désirabilité de ces états de subversion globale des relations d’autorité et de tous les systèmes de représentation qui rendent ces rapports d’autorité acceptables, normaux ou inéluctables ». (J. Rancière) C’est à cela que contribuent les « autres manières de voir » que les artistes élaborent. Dans Transports à dos d’hommes, plusieurs fois nous nous trouvons de l’autre côté du miroir. Souvent, dans les grandes villes, le rapport aux Roms, s’effectue par la musique et dans le métro. Non pas la musique Roms, mais celle qu’ils jouent avec l’intention de complaire, s’imaginant que c’est celle-là que les voyageurs ne peuvent refuser d’entendre, toujours les mêmes scies, les mêmes rengaines sentimentales. Jusqu’à la nausée. Caricature des rengaines musicales des cultures non Roms. Ne produisent-ils pas, finalement, la critique de notre inconscient chansonnier ? Toujours est-il que ces airs mitonnés à la Rom – ces scies qu’en tout cas moi j’aimerais oublier, effacer – font irruption, étrangers, dans le bruissement souterrain des villes, dans les entrailles bruyantes du métro. Un boucan coutumier, presque amniotique dont ces interventions exagèrent la composante cacophonique, à moins qu’elles ne parviennent à tout couvrir, cela variant selon la subjectivité des oreilles parmi lesquelles tombent ces bouts d’accordéon et de tambourin (ou de boîte à rythmes).

Le design sonore du métro. L’empreinte bruitiste des trajets, des différentes stations. L’irruption des musiciens gitans. Instauration d’un dehors et dedans communautaires, identitaires.

Même s’il est fatigant et que quelques fois il nous semble à nouveau insupportable, le bruit du métro nous est familier, nous enveloppe comme un ronron agréable, la preuve que nous sommes bien dedans, transportés. C’est un design sonore presque rassurant, fait de frottements, d’injonctions électriques exprimant des tractions, des glissements lents ou rapides, des freinages souples ou saccadés, mais toujours dans une continuité, démonstration d’une administration efficace de la mobilité. La pulsation des portes qui s’ouvrent et se ferment, inspirations et expirations conclues par des claquements, ponctuées par une sonnerie et des annonces fantômes. Tout une symbolique sonore que nos corps respectent, s’y conforment. Et puis, ce que produisent les voyageurs, les pas dans les couloirs, sur les quais, les frottements entre sacs et épaules, le transit calme ou bousculé des corps dans la mécanique des escalators, les voix surtout, les paroles, comme un essaim qui se compose, se décompose, est déporté par fourgons entiers, se déverse et se recompose ailleurs, mélangé à d’autres essaims. Un brouillard de murmures qui agrège, désagrège, agrège. Un design sonore qui trace des flux sensibles au gré des noms des stations qui deviennent quasiment des lieux utopiques, ailleurs, en tout cas différents de leur vis-à-vis, portant le même nom, à la surface. Des trajets sensibles et poétiques que suggère Bertille Back en récupérant ces anciens équipements qui permettaient, en appuyant sur un bouton portant l’intitulé du lieu où l’on entrait dans le métro et un autre symbolisant celui où l’on espérait en sortir, de voir apparaître en points de lumière, le trajet à accomplir, sur la carte de l’ensemble des lignes souterraines. En sus des lumières, l’artiste donne à entendre l’atmosphère sonore de chaque station. Elle confie de la sorte aux sons ambiants une capacité fictionnelle qui leur est rarement reconnue. Et c’est dans ces cocons wagons bruyants du nomadisme métropolitain que surgissent les musiciens Roms, nous rappelant à chaque fois que nous sommes dedans et eux dehors, dans ces allers et venues qui nous conduisent à notre travail ou nous permettent de vivre au mieux notre tourisme, car le tourisme, c’est bien connu, est bien prioritairement une activité de sédentaires, les gens du voyage en étant par définition exclus. Cette délimitation d’un dedans et d’un dehors communautaire, sinueuse, tortueuse est un des ressorts sournois du racisme. (Et je sais que, lorsque cette limite concerne la proximité avec le territoire gitan, je dois être particulièrement vigilant, car du ressentiment personnel ne manque pas de vicier mes réactions, ayant été avec un ami, du temps de l’âge d’or de l’auto-stop, en quelque sorte kidnappés et emmenés dans un camp romanichel pour y être proprement intimidés et dévalisés à l’insu de notre plein gré !)

Changement de décors quand les Roms jouent leur musique. Cachés dans une caravane. Important à l’intérieur de leur abris, les sons enregistrés du métro, comme bruit de fond, trame de leur musique. Dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, dehors dedans. Et superbe scène de camouflage.

Mais ensuite, heureusement, Bertille Back renverse la perspective et nous montre un groupe de musiciens Roms qui se réunissent dans une caravane démontable, vite pliée et vite reconstruite. Il ne suffit plus de se déplacer, d’accrocher la caravane à une voiture pour migrer vers un autre parking, un autre terrain vague, il faut pouvoir littéralement disparaître. En même temps, on assiste à l’exercice de l’installation de la caravane, comme au montage d’un décor stéréotypé, attendus par les spectateurs. Une fois rassemblés, ils répètent leur répertoire non sans diffuser, pour s’accompagner, et comme une manière de se donner le la, des fields recording de stations de métro. C’est la bande-son qui leur est devenue indispensable à jouer, tellement leurs talents musicaux s’en sont imprégnés comme trame inspirante et tissu sensible de partage avec leurs auditeurs pris en otage, s’exerçant à jouer en fonction des bruits de fond, à se mettre en accord, au diapason, ou à cultiver un subtil désaccord, dedans tout en restant dehors. Et on nous montre comment un bruit de dedans, transposé dans un autre contexte, devient une rumeur du lointain extérieur que d’autres sensibilités s’emploient à intégrer, infiltrer, assimiler, hybridifier. cela relevant déjà, alors, de l’art du camouflage préfigurant la fin de la vidéo où Bertille Back orchestre une magnifique opération d’occultation et d’offuscation du camp des Roms. Elle a supervisé la confection de grandes bâches de camouflage pour recouvrir les roulottes et elle filme leur déploiement, exécuté presque militairement. Jusqu’à ce que le camp ne soit plus identifiable. De fait, que ce soit du train qui passe sur sa voie surélevée, ou des voitures qui défilent sur le périphérique, on ne voit plus rien. Où sont-ils passés ? Il y a encore une heure, hier, ils étaient là, et d’un coup plus rien !? De quoi affoler le fantasme quant à la volatilité diabolique des Roms. Ils sont à l’intérieur, regroupés, lisant, tricotant, jouant aux cartes, regardant la télévision, racontant à l’ombre. Par similitude, on ne peut que penser à ces scènes où, chez nous, on s’entassait dans des abris au sous-sol pour se rendre invisibles et surtout se protéger des attaques nocturnes d’ennemis envahisseurs, de prédateurs. Là aussi, la vidéo engage une inversion : nous sommes les prédateurs pour cette communauté contrainte de se camoufler, se soustraire à notre regard panoptique, pour vivre tranquille. Une des bâches de camouflage est exposée, enroulée contre le mur. Il serait intéressant et savoureux de voir et entendre les palabres préparatoires à ces opérations, qui installent la complicité entre Roms et Bertille Back, de mieux comprendre le travail de terrain, l’investissement consenti pour dévoiler la dimension politique d’une situation surexposée et donc cachée, via le régime esthétique. Travail sur le terrain et à même le réel dont se chargent de plus en plus d’artistes. « La première fois que j’ai entendu parler « d’extraordinary rendition », c’était par une conférence performance de Walid Raad à Beyrouth. Je n’en avais jamais entendu parler. Des artistes vont un peu partout sur le terrain, sur des modes plus ou moins militants, documentaires ou plus sophistiqués pour nous décrire autrement les situations qui sont par ailleurs l’objet d’un cadrage médiatique ou pour nous parler de situations qui tombent hors de ce cadrage. (…) L’important est dans ces opérations de reconfiguration : faire voir des choses qu’on ne voyait pas, déplacer la manière dont les corps sont présents et représentés en face de nous, dont leur puissance ou leur impuissance sont mises en scène. » (J. Rancière)

Autre manière de récupérer la dimension spirituelle des cadenas d’amour : les fracturer, les fondre, les couler en sculptures suggérant la plasticité narrative de couples singuliers

Mais, petit retour en arrière, au moment de l’image fixe des cadenas qui ouvre le film. Je me suis alors souvenu avoir vu récemment une installation qui exploitait le même matériau. Il m’a fallu quelques minutes (la durée d’une première projection de Transports à dos d’hommes) avant de me rappeler qu’il s’agissait de Tainted Love de Loris Gréaud, à la Galerie Yvon Lambert. Et si l’on imagine mal l’artiste mener une expédition nocturne au Pont des Arts avec une pince, il est probable qu’il ait acheté un lot de cadenas, directement ou via recel, aux gitans du film de Bertille Back ! Ces cadenas, il les fond et en tire une série de sculptures constructivistes (c’est le terme officiel que j’ai rencontré dans plusieurs commentaires). Certains considèrent que l’origine du matériau n’a aucune importance et que les sculptures valent en elles-mêmes, sans contexte particulier (toujours ce parti pris de défendre une zone de transcendance où l’art s’auto-engendre). Si l’on embrasse ce parti pris, effectivement, on peut considérer que les sculptures ne sont pas dépourvues d’une certaine beauté, alignées sur leurs socles, enfermées sous leur cube transparent, représentant une sorte de n’importe quoi, superbement intrigante et stérile. Si je les inscris dans la narration qui valide d’une manière ou d’une autre l’origine du matériau – les cadenas d’amour, le serment que l’on scelle en liguant mécanisme et symbolisme, en espérant la longévité de la félicité amoureuse – alors les sculptures sont objets de fiction. Et de les avoir observées sous cet angle, fossiles de fusion maintenus comme des paillettes en atmosphère stérile, attendant leur réincarnation dans d’autres serments, une pelote narrative dévide lentement son fil dans l’imaginaire, même longtemps après, et ces pièces sculptées ne cessent de raconter. Il n’est alors pas indifférent que ces n’importe quoi proviennent d’une démarche incluant de fracturer les cadenas, violenter et rompre la symbolique des serments soudés et individualisé, chaque cadenas représentant un couple bien distinct des autres. Si la croyance de sceller en un endroit consacré un objet garant de l’union amoureuse est réelle, le descellement de ces objets de garantie aurait pour conséquence de rouvrir le jeu, de délier tous les serments, d’ouvrir grandes les portes d’accès à tous ses cœurs engagés, rebattre toutes les cartes des coups de foudre. Pour réaliser ses sculptures, ensuite, les cadenas ont été fondus ensemble à haute température, les histoires singulières qu’ils maintenaient closes en boucles hermétiques se coulant dans l’indistinction de la grande fusion matérielle.

Sculptures de l’informe amoureux, des serments fugaces. Baignant dans la musique de Lee Ranaldo, le timbre magique de cadenas qui s’ouvrent, de serments qui se rompent d’eux-mêmes, submergés aussitôt de possibles jusque-là refoulés

Les sculptures sont le multiple d’un même informe, les répliques d’une pièce intérieure, viscérale, cardiaque, commune à toute construction amoureuse, variant juste au niveau des proportions et des contours, le genre d’outil organique qui, bien qu’invisible, tient les choses ensemble. C’est sa corporéité, l’énergie qu’il dégage comme une dynamo fonctionnant par friction entre tiges, qui porte les affinités électives vers le haut de la chair et de l’esprit, soutient l’élan, assemble les petites transcendances. Je pense à la fonction fusionnelle de ces fers en acier qui structurent le béton armé. Ou à ces tiges filetées qui rendent solidaires plusieurs blocs ou panneaux de constructions. Des fagots de traits d’union mécaniques pris l’un dans l’autre, éprouvés, tordus par les épreuves, limés par l’adversité, entaillés, ayant encaissé des chocs, décentrés et finalement, enrayés. Autant de pièces motrices, axes d’articulation, arbres à cames scratchés, fondus, enrayés, images de bobines électriques, liant deux corps, et deux âmes, et qui se rompent, explosent en plein sublime désertique, raides, en panne. Les traits d’union phasmes, après le temps du mimétisme, se sont phagocytés, bouffés l’un l’autre, se désolidarisent. (Contrairement au rendu photographique amateur, l’ensemble est exposé dans une lumière crue, en une crypte clinique.) L’ensemble baigne dans un son cristallin, une harmonique magnétique qui vibre entre les cellules du vivant illuminé d’amour, crissantes de désir, un son d’emblée proche de la rupture aussi, de l’acouphène céleste qui rend fou, celui d’un diapason partagé qui tinterait de manière absolue, avant d’inévitablement se différencier en strates et rubans inconciliables. C’est l’écho sidéral du choc entre silence total et premier bruit. Rencontre spectrale, collision entre néant et cri de reconnaissance, hystérique. Il a été produit dans la chambre anéchoïque de l’Ircam et capturé, enregistré par Lee Ranaldo. C’est exactement le timbre magique d’un cadenas qui s’ouvre, d’un serment qui se rompt de lui-même, libéré et submergé aussitôt de possibles jusque-là refoulés, chant de sirènes qui tournoie en une seule onde suraiguë, une équivalence neutre, diabolique, entre perte et délivrance, qui égare l’ouïe et effraie les sens. L’équivalent de l’eau vive dans le plan fixe de Bertille Back.

(Pierre Hemptinne)

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Bertille Back

CamouflageTainted LoveTainted LoveTainted LoveTainted Love

Reptations dans la rupture amoureuse, altérations religieuses.

SONY DSCFil narratif à partir de : Saul Bellow, Herzog, Quarto/Gallimard 2012 – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte 2012 – Gina Pane, Dehors – Partition pour une feuille de menthe (Galerie K. Mennour) – (…) –

SONY DSC

Un personnage en rupture entre dans un bois. Tout ce qui l’entoure, soudain, est une multitude qui l’apaise, avec laquelle il se trouve en partage

Il y a, à la fin du Herzog de Saul Bellow, de courtes articulations de phrases et d’images sur lesquelles je m’attarde, passe et repasse, parce qu’elles font vibrer de subtiles harmoniques. Finalement, j’y reste pris. Ce sont de simples embrasures textuelles d’où sourdent de fines musiques, en vitrail, en douce mosaïque, où je lis le chatoiement d’ondes lumineuses dans l’opacité. Qui ne sont telles, peut-être, finalement, que pour moi, adressées particulièrement à ma sensibilité, pour la mixer plus intimement à la chair du texte ? Ah, ce sentiment que quelque chose a été écrit particulièrement pour nous et attendait, sous ses multiples couches protectrices, les ondes de notre lecture pour se réveiller, agir. Rien d’extraordinaire à première vue, des lignes descriptives que d’autres pourraient être jugées banales, mais où s’évacue, ou plutôt se métamorphose, une longue tension chaotique qui a fait l’objet de la narration fouillée des nombreuses pages précédentes. Et cette délivrance, fruit du travail sur soi du personnage, s’effectue par une série de connexions avec ce qui l’entoure, un milieu naturel qui l’aide à passer outre ses tracas, le replace sur une bonne trajectoire, répartit sa charge d’existence en plusieurs lignées transcendantes, imperceptibles. Ce sont, surtout, les premières phrases inépuisables de ce passage, et leur musique de sortie de crise qui le touche : « Il s’enfonça tranquillement dans les bois, au milieu des feuilles innombrables, vivantes et mortes, vertes et brunes, entre les souches pourrissantes, la mousse, les champignons langues de bœuf ; il découvrit un sentier de chasseurs, une piste tracée par les cerfs. Il se sentait plutôt bien ici, plus calme. Le silence le stimulait, et aussi le temps magnifique, le sentiment d’être doucement englobé dans tout ce qui l’entourait Au sein de la vacuité de Dieu, comme il le nota, et sourd à la multiplicité finale des faits, de même qu’aveugle aux distances ultimes. » Il faut souligner le jeu subtil des multiples. Il y a une multiplicité immanente qui l’englobe, bienveillante, celle des feuilles vivantes et mortes, des souches, du pourri, la mousse, les champignons, le sentier, les chasseurs, une piste, des cerfs. Cette multiplicité immédiate met apaise celle beaucoup plus torturante, la « multiplicité finale des faits », déstabilisante, ne lui laissant aucun instant de paix. De fait, depuis le début du récit, il est un être de rupture totale et qui transforme cette énergie de rupture en techniques d’altération pour dévier le cours des choses, perturber ses finalités. Dans ce descriptif presque banal d’avancée sous le bois, une existence blessée glisse lentement dans une ombre lustrale, une humidité revigorante, une animalité voluptueuse, une organologie d’accouchement. La formule du contre poison n’est pas encore trouvée, mais flairée, à portée, imminente.

Dans un hamac, près des étoiles. Au début, il perd la tête. S’épuiser à explorer les autres manières de penser, reconstituer sa tête autrement

A peine plus haut, la dynamique qui fait tenir Herzog en un tout, est définie comme une discontinuité, plissée de sauts et d’invisibles, conflictuelle : « Il se sentait trop bizarre, mélange de clairvoyance et d’humeur noire, d’esprit de l’escalier, de nobles inspirations, de poésie et d’absurdité, d’idées, d’hyperesthésie – à errer par-ci, par-là, à entendre en lui de la musique puissante mais indéterminée, à voir des choses, des halos violets autour des objets les plus distincts. Son esprit était semblable à cette citerne, de l’eau douce et pure prisonnière sous le couvercle de fer, mais pas tout à fait potable. » Nous sommes dans les derniers développements du roman, la chute, à la page 362 et, je réalise que ce passage fait écho au début du récit où vibre le même genre d’harmoniques, mais sans en percevoir toute la profondeur de mille-feuilles. Je n’avais pas encore fait connaissance avec Herzog : « Là, il était entouré de hautes herbes barbues, de jeunes pousses d’acacia et d’érables. Quand il ouvrait les yeux, les étoiles étaient toutes proches, pareilles à des corps spirituels. Des feux, bien entendu ; des gaz – minéraux, chaleur, atomes, mais qui, à cinq heures du matin, parlaient à l’homme couché dans un hamac et enveloppé de son manteau. » (S. Bellow) Cette situation magique avec les herbes, les étoiles, les érables, le hamac, le manteau – les engrenages d’une machine à métamorphoser – se met à chanter librement, sans réserve, en bas de page, peu après la première ligne qui, elle, annonce clairement la couleur « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (S. Bellow) Oui, perdre l’esprit, sans que ça dérange parce que d’autres manières de penser prennent le relais, et c’est ce que raconte le roman va arpenter, une partie de ces autres manières de penser, et c’est aussi ce qui épuise masochistement Moses Herzog.

Dans la rupture, c’est le coup de foudre qui se prolonge, mais retourné, à l’envers, devenu destructeur. Coup de foudre et rupture, l’amour est la recherche d’autres façons, si l’on peut dire, de s’altérer

A la page 362 donc, Herzog entrevoit la résolution de ses tourments, non pas en rentrant pleinement dans le rang, abdiquant, mais en établissant les bases d’un bon compromis, une gestion responsable de sa différence. Un sous-bois. Le repos auquel soudain il accède, la détente nerveuse, musculaire et spirituelle qu’enfin il trouve, rassure le lecteur qui s’est mis en empathie avec lui, au fil des pages. Pourtant, à partir de là – et heureusement, le roman se termine -, il cesse personnellement de m’intéresser. Il peut disparaître, il cesse d’être une fiction prenante, digne d’intérêt, pleine de suspens. C’est que, le long parcours hérissé du roman que l’on vient de lire fait espérer la victoire de trajectoires alternatives, échappant aux modèles rationnels de la modernité, aux règles fixant la démarcation entre sujet et objet, raison et folie. Mais c’est, bien entendu, impossible puisque le triomphe d’autres cheminements  impliquerait que la fiction glisse vers l’utopie d’une société reposant sur des bases autres que la nôtre. Ce roman de Saul Bellow explore les déchirements d’une rupture amoureuse, gouffre symétrique au coup de foudre amoureux. Dans ce dernier, tout se déchire, certes, mais c’est pour que l’opacité s’illumine ; tout déterminisme, biologique ou social, est suspendu ; il semble que l’on puisse recommencer son histoire à zéro, la réécrire et en éviter les erreurs, revivre tout comme au premier jour, de manière intense, et devenir autre, comme on a toujours rêver d’être, pour se donner à l’autre. Enfin, on découvre une raison d’exister. Tout s’ouvre, les mondes jusqu’ici séparés des vivants et des morts, des êtres et des choses, soudain communiquent dans un sentiment de merveilleux et d’ascension. « Pour exister, un être doit non seulement en passer par un autre mais aussi d’une autre manière, en explorant d’autres façons, si l’on peut dire, de s’altérer » (B. Latour). La révélation de l’amour fait apparaître l’altération comme une réjouissance, où l’on a tout à gagner, une technique de construction de soi, de l’autre, par et grâce la différence. Dans la perte amoureuse, c’est le même phénomène, tout s’ouvre et communique, les réalités circulent, les mondes se mélangent mais de manière effrayante, dans une perspective de chute, de perdition, l’altération est destruction, putréfaction.

De la difficulté d’être pluriel. L’amour rompu redirigé vers une multitude de choses et d’êtres invisibles, retrouve une dimension religieuse.

Ce que raconte Herzog, ce sont les convulsions entre les entités plurielles du personnage – que libère et déchaîne le reflux amoureux – et un monde normal qui ne peut pas s’en accommoder, ne peut chercher à les comprendre. Il y a rejet. Ces convulsions correspondent à une agitation d’êtres invisibles qui travaillent matériellement le personnage et que la réalité – l’action est située au début des années 60 du XXème siècle, aux USA, en plein essor capitaliste hyper radieux – ne peut que refouler dans le confinement du for intérieur, sans leur donner droit de citer, sans aucune considération. L’individu doit être univoque, un et seul. La seule prise en compte envisageable serait répressive, appeler les flics pour une neutralisation radicale de personnage grouillant d’entités différentes, inquiétant, l’interner dans un hôpital  pour un repos camisolé. On vérifie dans ce récit l’imposition violente des rationalités modernes qui, comme l’explique Bruno Latour, « destituent les invisibles de toute existence extérieure et insistent pour ne les situer que dans les circonvolutions du moi, de l’inconscient ou des neurones », violence qui est une véritable clef de voûte de la norme et « révèle un malaise si profond, une angoisse si intense qu’il faut aller y voir de plus près. » (B. Latour, « Enquête sur les modes d’existence ») Dans le sous-bois habité, Herzog rencontre la délivrance, il trouve le chemin, la piste de cerfs, par où les existences invisibles qui le peuplent, rentrent dans le rang de l’intériorité bien délimitée, selon les sommations de l’entourage, et sans qu’il le vive tout à fait comme une défaite, une amputation. Il les garde sous le coude, une réserve de subjectivité en veilleuse. Jusqu’ici, – et après une phase biographique où il a brillé dans ses études originales sur le Romantisme –  autour d’Herzog s’est créé une zone conflictuelle avec ses proches, ses amis, sa famille, même avec les personnages fictionnels qu’il a pratiqué de l’intérieur en tant que professeur d’université. Tout et tous – à l’exception d’une femme amoureuse de lui -, font mauvais ménage avec les êtres invisibles qui le tourmentent, lui aliènent monde extérieur, le poussent intuitivement vers d’autres conduites expérimentales. Bien que sa relation amoureuse avec Madeleine soit terminée, il persiste, d’une certaine manière, à rester amoureux mais en dirigeant son sentiment amoureux sur un choix d’objets et d’existences plus large, en utilisant la dimension religieuse de ce sentiment pour altérer et s’altérer d’une autre manière, fidèle à son coup de foudre problématique, non résolu. En quelque sorte, ravaler et réinvestir ailleurs son coup de foudre désormais sans objet, transférer à tous crins. Une autre manière qui ne passe pas (au-delà de son être, de son for extérieur comme dit B. Latour). Il se trouve dès lors inévitablement en guerre – du moins en situation frictionnelle – avec tous les membres affiliés normalement aux réseaux de socialisation qui «gardent l’église au milieu du village », participent au refus de prendre en compte ces existences invisibles et les condamnent rigoureusement, vigoureusement, à réintégrer le psychisme où la raison peut considérer qu’elles végètent en tant que chimères, sans plus.

Les ennemis de tout l’invisible se défoulent en d’innombrables pratiques virtuelles. Herzog transforme son amour en écriture, en lettres qu’il écrit à tous les cerveaux du monde, aux êtres de fiction, à ses doubles imaginaires. Il est important de soigner tous ses « aliens », de converser avec.

Ce genre d’excommunion et enfermement culturel de l’invisible que subit Herzog est, chose incroyable en fait, imposée au quotidien par «des gens qui ont développé la plus vaste industrie pharmaceutique de l’histoire et qui font une consommation hallucinante de psychotropes, sans parler des substance hallucinogènes illégales ; des gens qui ne peuvent exister sans les émissions de psycho-réalité, sas un flot continu de confessions publiques, sans une gigantesque «presse du cœur » ; des peuples qui ont institué, à une échelle inconnue jusqu’ici, la profession, les sociétés, les techniques, les ouvrages de psychanalyse et de psychothérapie ; de gens qui se délectent avec effroi de films de terreur, dont les chambres d’enfant sont remplies de « personnages à transformations » (vocable fort bien trouvé), dont les jeux d’ordinateur consistent pour l’essentiel à tuer des monstres ou à être tués par eux ; de gens qui ne peuvent ressentir un tremblement de terre, subir un accident de voiture, encaisser l’explosion d’une bombe, sans faire intervenir aussitôt des « cellules psychologiques » ; et ainsi de suite. » (B. Latour) Herzog se soigne sans intégrer aucun de ces plis thérapeutiques. Il cherche, il se débat avec d’innombrables vies virtuelles, de co-présences bien vives, comme s’il en dépendait. Il écrit, il correspond avec tous les êtres imaginables qu’il imagine avoir une influence sur son présent, de près ou de loin, inclus dans les chaînes de références et de reproduction du vivant qui font qu’il en est où il en est. Aussi bien des morts que des vivants, des proches que des lointains, des accessibles que des inaccessibles. «Cher Doktor Professor Heideger, J’aimerais savoir ce que vous entendez par l’expression « la chute dans le quotidien ». Quand cette chute s’est-elle produite ? Où étions-nous lorsque c’est arrivé ? » (S. Bellow) Il faut bien plaider sa cause, le bien fondé de ses autres manières de penser et faire. Dès lors qu’il leur parle et leur écrit, il n’y a plus de distance, ni temporelle, ni géographique. Il converse, il communique vraiment, au même titre qu’avec les êtres qui peuplent son monde. Du reste, il polémique aussi avec d’authentiques autres personnages de fiction. A l’instar de ces existence fictionnelles qui, nous dit Bruno Latour les qualifiant aussi d’aliens, « si nous ne les reprenons pas, si nous ne les soignons pas, si nous ne les apprécions pas, ils risquent de disparaître pour de bon. Ils ont donc ceci de particulier que leur objectivité dépend de leur reprise par des subjectivités qui, elles-mêmes, n’existeraient pas sans qu’ils nous les aient données… » (B. Latour) Herzog continue à se construire par son amour, même si la femme qui cristallisait cet amour l’a rejeté, et pour se faire, il ne cesse d’écrire, en tout cas il se voit sans cesse en train d’écrire, il ne cesse de rédiger mentalement les courriers à envoyer, rien ne dit que des lettres soient réellement affranchies et postées. A ses parents, ses amis, les acteurs et témoins de sa rupture, avocat et psychanalyste, anciens collègues de l’université, anciennes amoureuses, ainsi qu’aux puissants qui décident de l’état du monde.

Fabriquer des articulations ente continu et discontinu. Voyager avec un sac rempli de papier couvert d’écritures. Colporter l’exégèse de sa vie. En un chemin de déviations, d’altérations.

Herzog est tout vibrant de missives décochées en toutes directions. C’est un être séparé, dont l’amour se rompt lentement, ayant perdu sa terminaison, irrémédiablement, pris dans un afflux chaotique, il devient rupture et transforme la douleur de la perte en sécrétant des articulations avec des aliens, des absents, des êtres de fiction, en essayant, avec eux, une autre organisation. « Se trouve articulé, rappelons-le, tout ce qui doit obtenir la continuité par des discontinuités dont chacune est séparée des autres par une jointure, un embranchement, un risque à prendre, ce qu’on appelle justement une articulation. » (B. Latour) Il produit à la chaîne, en superposition, des tentatives d’articulations, de jointures et d’embranchements, parfois en rafales, en faisant tourner à plein régime une puissante machinerie d’énonciation qui se confond avec son souffle, sa respiration et qui l’habite, en fait un réel possédé. « Comme envoûté, il écrivait des lettres à la terre entière, et ces lettres l’exaltaient tant que depuis la fin du mois de juin, il allait d’un endroit à un autre avec un sac de voyage bourré de papiers. Il l’avait porté de New York à Martha’s Vineyard, d’où il était reparti aussitôt ; deux jours plus tard, il prenait l’avion pour Chicago, et de là, il se rendait dans un village de l’ouest du Massachussetts. » (S. Bellow) Je suis subjugué par la manière dont ce « sac de voyage bourré de papier », ici, dans ce contexte du roman, fait figure de « machine infernale », d’appendice organologique, qu’Herzog porte et qui transporte Herzog. Un organe d’étoffe et de feuilles qui lui permet de donner forme à tout moment à son besoin d’interpeller et de réinterpréter tous les éléments qui conditionnent ce qu’il a été, ce qu’il est. Dans une reprise incessante des énonciations qui le déterminent, recommençant sans cesse à remettre en cause toute parole qui a participé à sa constitution, à ses croyances, à son état, à son parcours, à sa rupture. De manière un peu folle mais tellement humaine, il devient l’exégèse de son texte en cours d’écriture . « L’exégèse contradictoire et tâtonnante, c’est le religieux même. L’étymologie l’atteste : le religieux c’est la relation ou mieux le relativisme des interprétations ; la certitude que l’on n’obtient la vérité qu’à travers un nouveau chemin d’altérations, d’inventions, de déviations, qui permettent d’obtenir ou non, contre le rabâchage et l’usure, le renouvellement fidèle de ce qui a été dit – au risque d’y perdre son âme. » (B. Latour) Et c’est probablement là que l’on peut voir comment son sentiment amoureux, privé de sa terminaison incarnée – la vie partagée avec Madeleine -, se réinvestit dans la parole, reprise et recommencée, et la machine à écrire. Parallèlement, on découvre qu’avec les objets du quotidien, ses vêtements, le train, la nourriture, l’acte de se raser, le décor du salon de sa maîtresse et le menu qu’elle compose, la vaisselle à laver, le voyage en taxi, les souvenirs de son père, le spectacle de procès avec la cour et le cortège des témoins, la visite d’un musée avec sa fille, la description des travaux dans une maison perdue à la campagne, l’évocation d’un hiver excessivement froid, le coup de frein qui provoque l’accident fatidique, les flux érotiques qui émanent des femmes qui le touchent, il s’empêtre, il noue spirituellement des relations organiques et organiquement des interactions spirituelles, il récuse naturellement, au moins partiellement, la distinction entre Sujet et Objet, il cherche inlassablement cette autre chose, cet autre état, échapper à l’immuable et à l’échec de son mariage avec Madeleine.

Les formes de connaissance d’un scribe itinérant, reptation qui évite les normes. Comment, par l’écriture du saut, du hiatus, Herzog devient polymorphe.

Il vibre, déambulatoire, cherchant à faire valoir d’autres formes de connaissance, collectant les indications, les documents attestant qu’un passage est possible à travers ce qui obstrue son devenir. «C’est là toute la bizarrerie de cette affaire de connaissance, et la raison pour laquelle James, avec son humour habituel, avait introduit sa « théorie déambulatoire de la vérité » ; au lieu, affirmait-il, d’un « saut mortel» entre mots et choses, on se trouve toujours en pratique devant une forme de reptation à la fois très ordinaire et très particulière qui va de document en document jusqu’à une prise solide et assurée sans jamais passer par les deux étapes obligatoires de l’Objet et du Sujet. » (B. Latour) Et toujours, à portée, son sac de voyage de scribe itinérant, attirail d’exégèse. Quelle puissance d’écriture, quel moteur de phrases et d’idées, inlassable, acharné. Et selon les entités ou objets avec lesquels il entre en contact pour fonctionner, donner du carburant mental à son moteur, rebattant sans cesse toutes les cartes de ses référents – l’acte de leur écrire n’est jamais loin -, il se transforme, il se fait autre, polymorphe. Il trouve sa persistance dans les transformations, toujours menacé de se briser, d’être arrêté pour délire, mais il passe entre les mailles du filet. « La continuité d’un moi n’est pas assurée par son noyau authentique et, en quelque sorte, natif, mais par sa capacité à se faire porter, sans se laisser emporter, par des forces capables à tout instant de le briser ou, au contraire, de s’installer en lui. Forces dont l’expérience dit qu’elles sont extérieures, alors que le compte rendu officiel affirme qu’elles ne sont qu’intérieures – non, qu’elles ne sont rien. Il ne se passe rien. C’est dans la tête. Une chose est sûre : il y a bien là une forme de continuité obtenue par le saut, la passe, l’hiatus à travers une discontinuité vertigineuse. Et donc, en première approximation, un mode d’existence original que nous noterons désormais [MET] pour Métamorphose. » (B. Latour) Durant l’essentiel du roman, Herzog, être de transformation, excite chez le lecteur aussi le désir de métamorphose, la tentation de renouer avec ce mode d’existence en se laissant attirer hors de soi. Dans le sous-bois, pudiquement extatique, soudain, sans ratiociner, dans une impulsion parasite, comme on fait don de soi, il signe un pacte avec les forces de ruptures pour qu’elles se fassent plus discrètes, refluent, se contentent de tapisser certains recoins de son for intérieur. Il goûte cet instant comme une victoire, un accomplissement, mais ne parvient pas à gommer l’impression qu’il le regrette un peu. Il embrasse la promesse de plénitude avec l’ombre d’un soupçon, un regret, comme de lâcher la proie pour l’ombre.

Installation de Gina Pane, strates temporelles complexes, gestation d’énonciations différenciées, longue temporalité d’altérations. Parallèle à la trajectoire rompue d’Herzog, altération et articulation, brisures et jointures. L’esthétique des petits pas, des discontinuités, la religiosité des interprétations. le premier jet et ses réapparitions.  

Quelque chose, dans la manière dont le rayon de vie d’Herzog, fait de ruptures, se glisse dans le sous-bois, évoque le geste de Gina Pane d’enterrer, via la réflexion d’un petit miroir, un éclat de soleil dans la terre labourée d’un champ agricole. Dans une œuvre faite aussi d’écorchures et lacérations de l’âme et du corps, c’est un geste radical d’une étrange douceur, on en contemple les traces et il nous semble nous aussi enfouir un éclair chaud, dans notre cœur. Comme jadis l’effet de certaines images pieuses distribuées comme récompense à l’école !! En prenant l’image en soi, on aide à ce que germe l’espoir que des planètes contraires collaborent à la culture de traits d’unions inédits, renouvellement des agencements d’existences, gage d’avenir créatif. Mais c’est plus particulièrement en égarant mon regard sur et dans « Dehors – Partition pour une feuille de menthe », que je retrouve visuellement l’immersion d’Herzog dans le sous-bois, un équivalent plastique à l’extrait littéraire. C’est une sorte de tapisserie de verres, une carte symbolique d’où émane comme d’un vitrail presque monochrome, une lumière crue, largement exsangue et qui, pourtant, chante aussi une promesse de plénitude. Blême. Là, il y eut quelque chose d’incarné qui a été sacrifié, vidé de son sang, il n’en reste que des pétales, des bulbes, verts ou transparents, organisés géométriquement. À gauche de cet alignement de calices banals, des cadres sont alignés verticalement, il faut s’approcher pour y décerner des photos souvenirs un peu trash et un certain temps pour déduire qu’il s’agit de d’archives de l’artiste en performance. Ces clichés documentent en quelque sorte le pourquoi de ces verres ainsi rangés, vaisselier apaisé. C’est après avoir regardé les photos qui montrent une tête enragée, animale, près du sol et dont la gueule broie du verre que je remarque que les verres transparents, malgré leur impeccable netteté, sont tous attaqués, éméchés, mordus. Ils ont vécu, ils portent la trace violente d’expériences, l’empreinte d’une articulation avec des mâchoires mordantes, particulières, pas n’importe lesquelles. Les verres verts, eux, sont intacts et esquissent une forme vierge, celle symbolique d’une feuille de menthe. Il faut lire la notice rédigée par la galerie pour mesurer combien cette œuvre exposée, là au présent, contient des strates temporelles complexes, une gestation d’énonciations différenciées, une longue temporalité d’altérations. Cette œuvre des années 80 est une reprise d’une intervention effectuée au début des années 70 et intitulée Transfert : « Un verre de menthe à l’eau et un verre de lait posés sur une table occupaient le centre de l’attention. Le verre de menthe hors de portée de l’artiste. Frustrée de ne pas pouvoir consommer les deux, Gina Pane finit par briser les verres et laper les liquides mélangés à même le sol, se blessant avec les éclats de verre. » (Cartel de la galerie K. Mennour) L’intervalle de temps et de sens entre les deux œuvres indique le cheminement contrarié mais décidé, le chemin de croix intérieur d’un même thème, exposé, effacé, exprimé, évacué, repris, recommencé, déporté, jusqu’à aboutir à une nouvelle interprétation, « transporté un pas plus loin ». Le trajet de frustration correspond à la trajectoire rompue – altération et articulation, brisures et jointures – d’Herzog et procède du même besoin de transmutation religieuse du matériau duquel on tire sa respiration, la force d’avancer par petites transcendances, discontinues, en guerre donc contre l’absolutisme des mono-transcendances centrales : « Ce qui frappe le plus dans le cahier des charges des êtres du religieux, c’est leur fragilité : ils dépendent constamment du rafraîchissement de l’interprétation qui permet de redire pourtant exactement la même chose que ce qui avait été dit avant (« ce que nos Pères avaient cru, vous ne l’avez donc pas compris, ») ; mais si l’on prétend « maintenir intact » le trésor de ce qui a été dit sans le transporter un pas plus loin par une nouvelle discontinuité, alors il est perdu. La manne empoisonne dès qu’on cherche à la thésauriser. » (B. Latour) L’esthétique des petits pas, des discontinuités, ce qu’apprend la rupture et que prouvent les carnets, les croquis, les inscriptions préparatoires par quoi le premier jet d’une œuvre s’égare, se reprend et génère de nouvelles apparitions. La promesse d’une plénitude à travers un rideau de feuilles et de larmes, attaquées ou intègres, éprouvées ou innocentes, pleines de grâce ou altérées, marquées par les effets de la rupture, reliées entre elles comme les perles d’un chapelet, un rideau de larmes où se confondent la proie et l’ombre.

Pierre Hemptinne

Gina PaneBruno latour, Enquête sur les modes d’existence Pour acheter le livre du blog Comment C’est?

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Issue de secours, nooduitgang

Un signe !? – Emporter un vieux livre de Foucault, repêché dans la bibliothèque avec le remord de ne l’avoir pas assez bien lu, s’y plonger tandis que le train vous emporte assez loin, vous donne le temps d’essayer de comprendre quelque chose – le périmètre de quelques pages -, en vous enveloppant de la voix du philosophe si particulière dans ses intonations, respirations, inspirations et débits, d’autant plus qu’il s’agit de cours retranscrits qui restituent cette magie du verbe en direct et, alors que la concentration s’est bien développée, tout à coup, voir surgir sur les pages du livre une inscription qui vient d’ailleurs, qui flotte comme un esprit voyageur, disparaît et revient, tantôt en néerlandais, tantôt en français et parfois en traduction simultanée, sans pour autant que l’on se rende compte immédiatement de la portée de ces mots intrus, périphériques, sans que l’on puisse directement évaluer leur coïncidence avec l’état intime que déclenche la lecture : « issue de secours » ! N’est-ce pas là le genre de signe qui, dans d’autres circonstances et à propos d’autres lectures, avait le don d’entretenir le mysticisme (autre chose que ce « bienheureux » popaul) ? Cette apparition survient sur les pages du cours des 17 et 24 février 1982 (Herméneutique du sujet, 2001) où Foucault, notamment, compare le mythe de la caverne chez Platon à sa version chez Sénèque. Chez Platon, il est question d’accès à la connaissance qui ouvre « la possibilité, pour l’individu qui l’a mérité, de choisir entre les différents types de vie qui lui sont proposés. » Avec Sénèque, le choix est tout autre et il convient avant tout de comprendre que la vie est un tout et qu’elle est à prendre totalement, dans toutes ses composantes : « (…), il faut bien qu’il comprenne que toutes les splendeurs qu’il peut trouver dans le ciel, dans les astres, dans les météores, et la beauté de la terre, les plaines, la mer, les montagnes, tout ceci est indissociablement lié aux mille fléaux du corps et de l’âme, et aux guerres, aux brigandages, à la mort, aux souffrances. (…) On lui montre le monde précisément pour qu’il comprenne bien qu’il n’y a pas à choisir, et qu’on ne peut rien choisir si l’on ne choisit pas le reste, qu’il n’y a qu’un monde, que c’est le seul monde possible et qu’à celui-là on est liés. (…) Le seul élément de choix qui est donné à l’âme, au moment où, au seuil de la vie, elle va naître au monde, c’est : délibère si tu veux entrer ou sortir. C’est-à-dire : si tu veux vivre ou ne pas vivre. » La différence entre Platon et Sénèque est énorme : d’un côté un penchant pour les systèmes binaires qui classent entre le bon et le mauvais, de l’autre, le refus de la binarité, des antinomies, tout se tient. Foucault examine cette relation à la totalité qu’est le monde, totalité mettant sur le même pied d’égalité l’intérieur et l’extérieur, dans le cadre du « connais toi toi-même » et du précepte « tourner son regard vers soi-même ». Il s’agit de ne pas disqualifier le « savoir du monde » par rapport à un savoir qui serait plus spirituel, abstrait, intériorisé. Le choix tel qu’il est posé avec Sénèque (entrer ou sortir) relève d’une figure dont la dynamique diverge fort de celle de Platon : « cette figure, c’était celle du sujet qui recule, recule jusqu’au point culminant du monde, jusqu’au sommet du monde, à partir de quoi s’ouvre pour lui une vue plongeante sur le monde, vue plongeante qui d’une part le fait pénétrer jusque dans le secret le plus intime de la nature, et puis qui lui permet en même temps de prendre la mesure infime de ce point où il est et de cet instant du temps qu’il est. » Il n’y a pas de hiérarchie instituée entre la vue large et la conscience du point rétréci (soi), ça fonctionne ensemble. Il continue la réflexion sur ces « figures » qui correspondent aux fenêtres que l’on choisit d’ouvrir pour comprendre le monde par le point de vue de Marc Aurèle. « La figure que l’on trouve chez Marc Aurèle consiste plutôt à définir un certain mouvement du sujet qui, partant du point où il est dans le monde, s’enfonce à l’intérieur de ce monde, ou en tout cas se penche sur ce monde, et jusque dans ses moindres détails, comme pour porter un regard de myope sur le grain le plus ténu des choses. (…) Il s’agit en somme, si vous voulez, de la vue infinitésimale du sujet sur les choses. » Marc Aurèle propose de nombreux exercices pour apprendre à « définir et décrire toujours l’objet dont l’image se présente à l’esprit », le nommer, nommer ses différents éléments, ses possibilités et perspectives. Cela peut sembler assez élémentaire, voire rudimentaire et, pourtant, cette discipline n’est ni si régulière qu’on ne le pense ni conduite avec assez de rigueur pour qu’elle puisse porter des fruits car, souvent, et surtout dans un environnement de saturation d’objets qui « se présentent à l’esprit », on se contente  de se laisser traverser, on laisse les choses s’imprimer en nous, allègrement, abondamment et ça suffit parfois à se sentir « empli à satiété de biens culturels ». Nommer, désigner, ouvre à la connaissance et à la personnalisation des traces que les choses laissent en nous, c’est structurer et « marquer » ce qui entre dans la mémoire. Ce travail de contrarier les flux en triant, nommant, en produisant description et interprétation, c’est, une fois de plus, la fonction que les institutions de programme doivent encourager. – Applications : Everywhere, Communion, Transfiguration – Ce rappel succinct de quelques attitudes d’attention, de figures selon lesquelles on se dispose à apprendre du monde, je les sentis se réactiver spontanément en parcourant l’exposition de « Matt Pyke & friends » à la Gaîté Lyrique. Par exemple avec l’installation Everywhere, grande boîte noire érigée dans la pénombre de la salle et qui attire par une lucarne lumineuse. Pas un écran de télévision, c’est plus proche de la vitre d’un poêle qu’animent les ombres et lumière du feu intérieur, le feu de la création. Alors, on s’approche et s’y penche et, instantanément reviennent les mots de Foucault parlant de « se pencher sur le monde ». On se trouve mimant le texte lu quelques heures plus tôt. Le regard plonge dans un infini féerique de particules en tous sens (dans le sens où, vraiment, la vie peut aller dans tous les sens, il n’y a pas une seule direction). Des ballets moléculaires qui composent des agitations presque géométriques – laissant entrevoir l’ombre pointilliste et fluorescente d’un dessein -, ou en pleine déconstruction générale, pyrotechnie savante jusqu’au délire ou feu d’artifice chaotique. L’objet est en soi relativement petit, mais on y contemple quelque chose que le regard seul ne peut embrasser dans une éventuelle complétude. Enfin, d’une certaine façon, il y a effet de miroir, on est soi-même décomposé en semblables agitations de signaux qui s’agrégent et se désagrégent, dégénèrent et se régénèrent. Les variantes se succèdent à une vitesse folle, ce rythme de vie est très accéléré. Passé le premier effet magique – voir en quelque sorte l’intime des matières cosmiques, terrestres, leur mélange -, un certain malaise, encore ténu, s’installe devant une telle représentation : elle est sans clôture et, on pourrait dire, presque sans projet autre que celui de faire fonctionner les techniques utilisées. Ça accroît la sensation de regarder le vide d’où tout procède. Voici le cartel qui accompagne cette œuvre : Matt Pyke & Chris Perry & Simon Pyke – Extrait d’un film infini. Media ; écran HD, miroirs, son – Technique : programme d’animation procédurale.  Pour une autre installation, Communion, on pénètre dans une salle obscure. Les quatre faces de cette boîte sont noires et quadrillées de formes qui bougent, lumineuses. On dirait des séries, mais chaque forme, bien que proche de celles qui l’entourent, est indépendante, individuelle. Chaque forme représente une « espèce » du vivant (au sens large, incluant les espèces fantasmatiques). Une espèce rudimentaire, des cristaux, des esquisses géométriques (comme j’en verrai plus tard dessinées sur une cloison, dans la rue), un lego de l’être. Quelques traits, qui se complexifient au fur et à mesure que ces individus schématiques dansent. A certains moments, tout s’efface, tout recommence à zéro. Les quatre écrans sont envahis de nouvelles espèces, proches et éloignées à la fois, mais il y a quand même un air de famille. L’atmosphère est légèrement primale et tribale. On évoque fugacement les dessins des parois préhistoriques, en version hyper techno. La musique, comme le dit la notice, est « proche des rythmes vaudous et des mantras », oui, proche, mais sur un mode soft, édulcoration de références ethniques dans un climax musical electro gentiment hypnotique. Des mouvements « communautaires » semblent s’esquisser, les danses des uns et des autres, à l’intérieur de certaines zones, glissent vers des complémentarités, des coordinations et organisations de ballets. Mais sans rien de déterminant. Ça s’en va et ça revient. Ça fait aussi penser à certaines danses irrésistibles bien connues et illustrées chez Walt Disney, l’apprenti sorcier ou autre Fantasia. Évidemment, ça charme, ça amuse, c’est assez agréable et ce n’est que petit à petit que le plaisir diffus frôle le malaise : ici aussi, une machine redoutable est mise en marche et elle tourne de manière infernale, sans fin, elle tourne à vide, il est impossible de tout voir, à tel point qu’elle donne l’impression qu’elle n’a pas besoin du spectateur. Elle est autonome. On aurait tout aussi bien pu ne jamais entré dans cette salle, ça n’aurait rien changé. Voici le cartel : Matt Pyke & Marcus Wendt & Vera-Maria Glahn & Simon Pyke – 648 espèces audio-réactives – Media : projction vidéo 360°, 6 enceintes – Technique : logiciel génératif temps réel. Toute l’exposition est martelée par les pas réguliers très sourds d’un commando robotique, d’un homme préhistorique inextinguible ou la marche en avant du vivant que rien n’arrête, aucune espèce, aucune incarnation, aucune catastrophe. Le plus primaire et le plus technologique en un seul être. Un rythme cardiaque, un rythme martial, un rythme frondeur, une scansion magnétique qui attire à elle les significations de tous les sens de la marche. Et l’on aperçoit de loin, un monstre dans un mouvement perpétuel, traverser l’espace. On reconnaît sa silhouette, elle illustre l’affiche, le folder de l’exposition, les principaux articles dans la presse. C’est The Transfiguration. Ça réunit, dans une technologie de pointe d’une plasticité impressionnante, des choses très anciennes comme les « chansons à métamorphoses » dans lesquelles, selon les forces qui cherchent à s’en emparer, un être change sans cesse de morphologie pour échapper au prédateur qui renouvelle lui aussi sa constitution en fonction des transformations morphologiques de sa proie, ou encore, bien plus proches de nos enfances, les fameux transformers. Mais tous les jeux de l’enfance, quasiment, reposent sur cette imagination qui nous fait passer d’une forme à une autre, d’une identité à une autre, d’une espèce à son contraire, tout en restant le même. Ici, un colosse surgit du feu – dès qu’il en surgit, on comprend qu’il était le feu -, se transforme en guerrier enveloppé d’une cuirasse en terre volcanique, et va ainsi, traverser toutes les matières, tous les états, l’or, la porcelaine,, le cristal, va devenir un être bulle, homme ectoplasmique, un être de couleurs, un être de fumée, de vent, un géant de fourrure, de cheveux, de longues soies multicolores, un animal de fibres, de câbles, de fils, redevenir guerrier torche, recommencer le cycle, des matières chaudes au plus froides, des plus dures au plus fluides, de la consistance la plus dense aux plus aériennes, mais toujours du même pas pesant, balancier déterminé, de gauche à droite, incarnant une seule trajectoire, un seul devenir sous l’infini des apparences. Cette traversée des matières et éléments aurait pu être incarnée dans un profil fragile, au pas désorienté, fragile, mais non, c’est un représentant des « forces spéciales » qui a été choisi. La réalisation est impeccable et fascine. Au-delà, une fois de plus, le mouvement semble infini, sans début ni fin – dès lors sans discours, sans intention ? -, connecté à un logiciel en roue libre combinant toutes les matières jusqu’à la nausée, représentant une marche dont on ne comprend ni l’origine ni la destinée et porté par un déplacement oppressant qui aimante et inspire un désir de fuite. S’éloigner de ce gouffre fantastique – incarné dans un être des cavernes hypermodernes -, qui cherche à tout représenter, en dévoyant le principe caméléonesque, grâce aux possibles boulimiques de la technologie. Mais regarder ça, essayer de nommer ce que ces œuvres déposes dans l’esprit, renouvelle l’expérience et les exercices recommandés par Sénèque et Marc Aurèle en vue de choisir une position face au monde. Cartel : Matt Pyke &Realise & Simon Pyke – Boucle vidéo – Media : projection HB, son – Technique : programme d’animation procédurale, 300 processeurs de calcul. (L’exposition est bien sûr plus diversifiée. Matt Pyke, nous dit-on, « est l’un des designers les plus innovants et attachants de sa génération », il a contribué « à la vulgarisation du motion design dans le monde ». I a travaillé pour MTV, Warp et AOL et réalisé des « films d’art » pour Nokia et Audi. Voilà, il faut tenir compte de cette volonté de ne plus dire « pub » mais « film d’art » .) –Nouveau lieu culturel, la Gaîté Lyrique. – Cette exposition se tient dans un nouveau lieu culturel parisien, la Gaîté Lyrique, un outil exceptionnel. On y sent la volonté d’ouvrir et tester de nouvelles approches programmatiques face à l’hétérogénéité de la création artistique dite « numérique », forcément interdisciplinaire. Un bâtiment formidable entre patrimoine historique et architecture moderne, des investissements importants pour adapter à l’infrastructure toute la souplesse possible des technologies (sons, lumières, projections). Salle de concerts pouvant se transformer en dance floor, studios pour résidences d’artistes, espaces d’expositions multifonctionnels, lieux de conférences et enfin, un centre de ressources qui pourrait être partiellement inspirant pour le devenir des médiathèques. Pas de surabondance de documents mais des choix ciblés en fonction des thématiques traitées par la programmation du lieu. Il s’agit d’accompagner ce qui se passe dans le lieu, de relier, et l’on imagine que, d’année en année, le fond va s’étoffer, deviendra de plus en plus riche, mais selon une histoire particulière. L’espace propose des chambres ouvertes pour étudier (lire, écrire, brancher son laptop), des écrans pour surfer, des « éclaireuses » que l’architecte a conçu comme des vacuoles, où, assis ou couchés, on peut explorer des programmes visuels ou sonores. Une collection de livres et de revues ciblant tout ce qui bouge dans les cultures actuelles est en libre consultation. On dirait que tout reste à définir, rien n’est coincé sur un modèle préétabli, que l’évolution dépendra des expériences qui vont s’enchaîner, de ce qu’elles engendreront comme idées, liens relations entre agents créatifs et publics. À suivre. (PH) – Motion designMatt Pyke La Gaité Lyrique

Ces bons et mauvais génies qui gouvernent les flux et réseaux

Yves Citton, Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance. Editions Amsterdam, 370 pages, 2011

Apologie du mineur. – Yves Citton étudie de manière touffue l’œuvre de Charles Tiphaigne de la Roche, « obscur médecin normand » et littérateur mineur du XVIIIème siècle. Ce qui caractérise les écrivains mineurs, dit-il, c’est « qu’en les lisant on a l’impression de retrouver ce que d’autres avaient déjà dit cent fois (et cent fois mieux) ». Il souligne leur richesse potentielle dès lors que l’on entreprend d’aller voir derrière les clichés qu’ils brassent consciencieusement. En répétant des banalités et des vérités éculées, ils reflètent non seulement une sorte de sagesse immanente de la multitude, mais surtout, ils apportent, en tant que voix singulières reprenant ce que pense la multitude, « un infléchissement propre à la reprise des voix communes » et, surtout, « c’est dans le détail de tels infléchissements qu’il faut souvent aller chercher de quoi éclairer à la fois les raisons profondes et les limites manifestes de ce qui circule comme lieux communs au sein des multitudes ». Ce penchant d’Yves Citton pour l’écrivain mineur se situe dans une stratégie qui vise à repenser la place de l’analyse littéraire : « les projets portant sur des quidams ayant jusqu’à présent échappé au statut d’auteur nous conduisent à revendiquer une vérité propre à l’espace des marges, à valoriser une conception tensive de l’écriture, à concevoir la pratique  littéraire sur le mode de la reprise, à réinscrire l’énonciation individuelle sur son arrière-fond collectif, et à proposer ainsi le tableau dynamique d’une sorte de « modernité alternative ». » Charles Tiphaigne manie le conte moral et merveilleux, le commentaire philosophique et la fable, la dissertation et l’essai scientifique, il brasse tous les savoirs de son époque, avérés ou rêvés. Son registre va de la fantaisie onirique à une étude prémonitoire dénonçant les effets néfastes de la surpêche. Son objectif serait d’expliciter, d’élucider les raisonnements et ce qui construit les savoirs de son époque, d’inciter, selon un style non-autoritaire, à « s’enhardir l’esprit », à penser par soi-même. En sondant les idées communes, il en a tiré des descriptions et des inventions quelques fois prémonitoires. Ainsi, exploitant le désir humain de représenter le plus fidèlement possible ce qu’il voit autour de lui, il décrit dans un de ses récits un procédé de fabrication d’image furieusement proche de la photographie ! – Des esprits, des flux, des cerveaux. – Son ouvrage le plus connu décrit la vie et l’action des Zaziris. Une sorte d’ethnologie des esprits invisibles qui se jouent des hommes et orientent leurs actions, leurs passions, leurs lubies. Ce sont les forces qui forment les envies, les aspirations, les inspirations, guident les idées, orientent raison ou déraison, désir ou mélancolie. La présentation des coutumes de ces génies et de leurs interactions avec les hommes relève de l’imaginaire débridé en y associant tout ce que Tiphaigne a appris au contact des philosophes, en transposant dans une trame littéraire ce qu’il a appris en hydraulique, mécanique, botanique, en médecine… L’étude de la transpiration, ce qui s’évapore de l’être et circule dans le grand tout, lui donne un modèle pour se représenter comment circulent et s’échangent les particules d’esprit, de désir, d’images, d’être en être, du monde végétal au monde animal et humain. Il élabore des conceptions surprenantes pour son époque. Ainsi, en se représentant le monde comme un espace baigné de flux en tous sens, il ne situe pas le cerveau comme une unité centrale qui contrôle tout, mais il peut être aussi bien solitaire que disséminé, nœud où passent toutes les fibres nerveuses des êtres et des choses. L’image du filet, du tamis ou de la toile d’araignée sert aussi bien à définir le cerveau comme une fonction de tri. Ce sont des manières d’envisager la « place du cerveau » très proches des thèses les plus récentes qui laissent entendre que le cerveau est partout et nulle part. C’est de plus une approche qui connecte les cerveaux entre eux et postule l’existence d’une intelligence collective. « En observant les mécanismes à travers lesquels différentes individus « solitaires et disséminés » font société, on sera bien inspiré de les considérer comme formant ensemble un cerveau collectif, un filtre commun agissant comme un réseau de connexions – et cela même en l’absence de toute soumission à un Etat totalisateur. » Tiphaigne élabore des théories qui peuvent paraître loufoques en son siècle quant à la transformation de biens spirituels en biens matériels et vice-versa, quant à la façon dont ces productions spirituelles et organiques circulent, s’échangent, tissent des liens, forment des fondements« membraniques » aux sociétés. Expliquer comment les âmes se constituent de ce qui les traverse selon des canaux décrits à la manière de nanotubes flexibles conduit Tiphaigne à cerner avant l’heure les phénomènes de transindividuation. C’est ce que relève Citton : « « Je » me compose des multiples images de moi que je crois reconnaître dans les opinions d’autrui, de la fixation de quelques-unes de ces images sur des scènes fantasmatiques, au fil de rencontres aléatoires et chaotiques qui me frappent comme par une baguette magique brandie par un vieillard aveugle et ivre. Autrement dit : nos subjectivités n’ont pas d’autre substance que les flux transindividuels de narcissisme qui nous traversent sans cesse. En tant que « sujet », c’est-à-dire en tant qu’esprit, je ne suis rien d’autre que les flux d’images qui me traversent et me constituent par leur passage, au fur et à mesure que les images « fixées » en moi (les fantasmes) réagissent aux images nouvelles qui m’arrivent des sens. » – Phénoménologie de la croissance et du biopouvoir. – Ainsi, une littérature du XVIIIe siècle analyse l’idéologie de la croissance comme une poussée à produire toujours plus sans jamais s’interroger sur le pourquoi, le comment, la finalité au point de mettre en péril l’équilibre entre l’homme et la nature. Mais surtout, en produisant la phénoménologie des flux immatériels déterminant les croyances et le rythme de vie des humains, il permet de mieux se représenter les agissements du biopouvoir, concept élaboré au XXme siècle notamment par Michel Foucault.  Au sein des flux qui font voyager tout ce qui alimente le monde visible et invisible, conscient et inconscient, chaque être fonctionne à la manière d’un filet, une structure réticulaire pour capter ce qui le nourrit, lui permet de se développer. Cette structure le relie aussi à d’autres structures. Les forces du biopouvoir cherchent à prendre le contrôle de ce qui transite dans ces fibres et filets pour faire fonctionner les structures réticulaires en tant qu’unités et collectifs de production tout à son service. Cette même organisation en filets et connexions réticulaires peut aussi contribuer à s’émanciper, penser par soi-même, autrement. Il est demandé à chacun de produire, à l’intérieur de ces réseaux, de l’innovation, de l’énergie, de l’électricité. Le biopouvoir néolibéral s’ingénie à capter et capitaliser ces énergies avec de plus en plus d’efficacité que lui procure les nouvelles technologies de l’information, de la communication, du marketing, du virtuel, des réseaux sociaux. Voici un bref échantillon de la réflexion : « Les filets sont non seulement ce qui permet de capturer des proies désirables au sein des flux qui nous entourent ; ils sont aussi ce qui tisse mon identité, en l’attachant (faiblement et imperceptiblement) à « chacun de mes concitoyens ». Au sein d’un tel imaginaire, l’innovateur est celui qui parvient à mobiliser ces filets pour faire advenir de nouveaux modes de tissage. La lumière nouvelle qu’il fait advenir au monde ne provient vraisemblablement pas de sa propre identité individuée, mais relève d’une propriété du réseau (électrique) dont il tire sa tension propre. Le filet illustre une ontologie du réseau qui est le double de l’ontologie du filtre évoquée dans un chapitre antérieur : un filet doit être flexible pour épouser les flux et reflux de ce qui l’entoure. ; il doit jouer de la transparence à la fois pour laisser passer ce qui le traverse et pour pouvoir identifier précisément ce qu’il entend saisir au sein de ces flux ; il ne tient son identité que de ce qu’il parvient à tenir ensemble les différents liens qui le constituent. Que ce même mot de filet soit employé par Tiphaigne pour faire contraste avec le mot lien, en signalant la faiblesse de ce qui me relie à autrui dans la socialité biopolitique, voilà qui touche au plus profond de la dimension affective de cette socialité : la Zazirocratie est un régime où chacun est poussé à travailler dur, de façon à affirmer sa singularité et son excellence, tendant toutes ses fibres à l’extrême pour être aussi productif que possible, élargissant aussi loin que possible les réseaux qu’il peut mobiliser pour valoriser sa capacité d’innovation, mais – de ce fait même -, la Zazirocratie est un régime délié, froid, cruel,brutal, impitoyable et profondément solitaire. » – Morts-vivants, dividus, vacuoles. – Le biopouvoir est une technologie de pouvoir qui repose sur sa capacité à engendrer les désirs et les rêves des individus. « Si l’action politique doit se fixer une tâche – qu’elle s’appuie sur les institutions existantes ou qu’elle cherche à contrer leurs effets -, c’est celle d’influencer les rêves et les désirs des citoyens. Et, dans la mesure où chacun ne rêve qu’un rêve à la fois, l’action politique consiste d’abord à occuper les esprits par les rêves qui conviennent le mieux à l’agenda politique visé. » La gestion des flux qui baigne les esprits confère la puissance d’engendrer des morts vivants dociles qui produiront les rêves souhaités (et l’on sait que les rêves des uns influencent les rêves des autres). « Est mort-vivant celui dont l’être s’est soudainement figé pour s’identifier au simulacre-cliché qui le représente autour de lui. (…) Le vrai problème tient bien davantage à une fixité qui congèle les flux du devenir, et enferme la circulation vitale dans la répétition des mêmes gestes – figés et sages comme des images. Ce n’est pas le simulacre, mais sa fixation qui nous menace de mort spirituelle. » Soumis aux injonctions constantes des flux qui poussent à produire, consommer, désirer et rêver selon « l’agenda politique », des êtres deviennent des prolétaires de la consommation, sont incapables de se réfréner, ce sont des vies sans frein, littéralement (Sanfrein est un personnage inventé par Tiphaigne). Les êtres sans frein ne sont plus des individus, mais du dividu, « à savoir  d’un ensemble hétérogène de facteurs agissant à l’intérieur d’un individu, mais non-intégrables en une totalité cohérente. Livré non seulement à une succession de passions discontinues mais aussi et surtout à la tension synchronique d’aspirations incompatibles entre elles, le dividu demande à être traité comme une multiplicité plus ou moins convergente, davantage que comme une personne unifiée. Comme la girouette, il est l’inconséquence même. » Contre ces pathologies effrayantes et diagnostiquées déjà il y a deux siècles ( !), comment se protéger ? En renforçant nos aptitudes à trier, à filtrer ce qui nous traverse. Non pas en nous coupant du monde, en restant immerger dans les flux mais en se dotant d’une certaine coquille protectrice. En instituant de la distance où enhardir sa pensée. En cultivant les vacuoles (Hartmut Rosa), les « chambres à soi » (Virginia Woolf). « Du point de vue d’une biopolitique émancipatrice, ce qui compte, c’est de cultiver les dynamiques qui favorisent le renforcement parallèle de la circulation vitalisante de l’esprit universel et de la constitution de coquilles protégées au sein desquelles peut prendre forme le travail de réflexion propre à l’âme raisonnable. » À titre d’exemple de vacuole exemplaire, Yves Citton expose les vertus singulières de l’écriture et de la lecture, « l’espace du livre apparaissant ainsi comme une figure majeure de la coquille ou de la vacuole », ce qu’il démontre remarquablement avec cette analyse et l’interprétation foisonnantes de l’œuvre de Tiphaigne. – En quoi ça nous parle. – Montrer qu’une œuvre littéraire du XVIIIe siècle peut aider à mieux se représenter comme agissent les pouvoirs dématérialisés du biopouvoir, ça donne, je pense, une meilleure idée de ce dont il s’agit. Ce n’est plus simplement une idée actuelle pour disqualifier des formes de pouvoir difficiles à cerner. Détailler de manière aussi élaborée – serait-ce dans la fantaisie -, l’impact du spirituel sur le matériel, la circulation des idées et des rêves dans les filets, d’âme en âme, cela facilite la compréhension d’une action culturelle non-marchande dans une économie de la culture de plus en plus fabricante de dividus. Or, quand on travaille en bibliothèque ou en médiathèque pour que chacun puisse entretenir sa ou ses vacuoles au contact d’un patrimoine d’idées, d’images, de textes et de musiques à l’écart des flux éreintants, la difficulté, aujourd’hui où le modèle économique de ces institutions productrices de vacuoles n’est plus assurée, est bien de se représenter l’utilité de ce que l’on fait. Est-ce que cela a un impact réel, est-ce que ça change quelque chose ? Comment le savoir ? Comment évaluer ? Quand les études que nous pourrions commander, la plupart du temps, ne prennent pas en compte des individus mais des « profils » ! Il faut se convaincre que le travail inventif – faire parler les collections d’une médiathèque afin de capter l’attention des individus qui s’y promènent -, va dans le sens d’une « biopolitique émancipatrice », il faut sen convaincre par un minimum de théorisation. La littérature de Tiphaigne, l’interprétation qu’en fait Citton, nous aident à forger et entretenir la croyance que le travail non-marchand a des répercussions positives. Personne ne nous en apportera la preuve à grande échelle, il faut s’en convaincre, raisonnablement (c’est-à-dire sans s’imaginer que le marketing va nous apporter toutes les réponses). C’est un livre gigogne – les réflexions de Citton pliées dans les phrases et fantaisies plissées de Tiphaigne -, passionnant, qui fourmille de bien d’autres trouvailles combatives, éclairantes. Il est toujours réjouissant de découvrir une nouvelle peuve que les pensées « archipéliques » (Edouard Glissant) ou rhizomatique (Deleuze) ont une généalogie plus ancienne qu’on le croit généralement, elles relèvent d’imaginaires qui ont une histoire, minoritaires. (PH) – Charles Tiphaigne de la RoceheYves Citton