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L’échouage dans le déjà-vu

Fil narratif à partir de : une librairie fermée – « Imaginer Recommencer. Ce qui nous soulève 2″, Georges Didi-Huberman, Minuit 2021 – Tarek Anoui et Danh Vo chez Chantal Crousel, novembre 2021….

C’est à l’occasion d’une sortie dans une grande ville où il n’avait plus mis les pieds depuis des années… Revenir sur ses pas. Ces rues et trottoirs, places et façades, métro et berges appartenaient à ce passé qui ne reviendrait plus, chair désormais inatteignable de son parcours. Mais, bien que se connectant désormais très sporadiquement à Internet, il profitait quelques fois des largesses d’agences de voyage, billets offerts « à prix cassés » via des mailings sauvages. Il eut ainsi l’opportunité de retrouver ces lieux qu’il avait tellement fréquenté, en vrai et en pensée, et qui n’étaient plus, essentiellement, qu’espaces archivés, souvenirs. « Pourquoi pas », se dit-il, « ne pas recommencer brièvement ces errances, comme si, littéralement, j’en étais encore à nouer et dénouer mes pulsions chaotiques, à l’affût d’occasions d’enrichir émotions, perspectives, avide de trouver des portes à franchir pour réaliser quelque chose, devenir ». Dans cette action d’errer, il démontait et remontait le désir de vivre, de construire un récit, l’enroulant comme un ressort imaginaire qui, en se déclenchant, le propulserait vers l’inespéré, ressort bricolé en compilant et compressant des images-aspirations. Après tant d’années, l’espérance d’un futur s’étant fort amenuisée, il y revenait en fantôme, à la fois humer ce qui n’existait plus, ce qui ne reviendrait plus de sa vitalité antérieure, à la fois rencontrant de nouveaux stimulants inattendus, des mélancolies déclenchant d’improbables envies de recommencement, retricotant les itinéraires obstinés du flâneur qu’il fut, jeune, cherchant des passages vers ce qu’il avait rêvé d’atteindre et qui n’étaient qu’intuitions agitées, images sans origine, sans fin. En a-t-il trouvé, est-il passé quelque part ? S’il existe des vues de ces probables passages, ce sont celles des tables où il mangeait seul, oublié et heureux dans les bruits et odeurs de la salle, écoutant les conversations, savourant la formule de midi, délassant jambes et pieds sous la table, s’enivrant lentement de quelques verres de vin, un livre comme compagnie, des bribes lues entre les bouchées, un crayon pour souligner et noter, de nouvelles idées qui germaient, de nouvelles envies, à l’entrecroisement des ruminations du passé, des phrases lues, des tentatives de se deviner au futur, des saveurs séduisant les papilles, des parlotes autour de lui, leurs images, leurs musicalités.

Et puis, descendant une rue, depuis un parc et la façade un théâtre où il avait rêvasser sur un banc à regarder promeneurs et promeneuses  puis à lire les affiches des spectacles à venir – comme on glisse des frondaisons d’un arbre, le long de l’écorce du tronc vers les racines – il arrive devant une librairie-carrefour. Elle avait toujours été un point de passage obligé de ses promenades parisiennes. Et ila le choc d’apercevoir les vitrines complètement vides, poussiéreuses. Instantanément, affectivement, afflue en lui l’image de maisons ou de magasins pillés, mis à sac ! Il y avait là, avant, des étalages circonstanciés et engagés, de la poésie à la politique, qui n’avaient cessé de lui inspirer des lectures. Il y avait vu des sélections toujours senties et pointues, régulièrement actualisées, toujours aiguillon d’itinéraires critiques dans l’environnement social, politique, esthétique. Il achetait peu dans cette boutique, n’étant là qu’en promeneur léger, mais scrutant les vitrines, il découvrait des titres, prenait note d’ouvrages à lire, absolument, plus tard. Parfois, quand même, il entrait, faisait l’acquisition de quelques livres urgents. Il se souvient avoir eu chaque fois une conversation intéressante avec la vieille dame , descendant lentement l’escalier étroit puis attentive derrière son comptoir. Ou remontant dans les réserves chercher un ouvrage à recommander. Elle ne vendait pas des livres, à proprement parlé, elle alimentait le travail de lecture des unes et des autres, elle parlait de ce qu’on avait lu, de ce qu’on lisait, de ce qu’on lirait, l’objet livre étant juste un moyen, un outil. C’est du moins ainsi qu’il la percevait. Et à présent, la librairie était sombre, vide, éteinte, débranchée. Sur la porte, collé de l’intérieur, un papier rédigé de la main de la vieille dame, informant qu’elle est malade et regrette de ne pouvoir accueillir ses lecteurs et lectrices. Puis l’avis de décès, l’invitation à un dernier hommage. Ensuite, toute une série de témoignages, post-it ou autres formats, collés de l’extérieur, messages de regrets et remerciements, tristesses et condoléances, évocations de moments de grâce vécus dans cette librairie et dont l’âme avait un talent fou, non algorithmique, de mettre en relation les désirs de devenir « lecteur pour de bon » avec les textes susceptibles d’indiquer les meilleurs horizons, c’est-à-dire ceux des possibles, des émancipations et des bifurcations potentielles, ceux qui éclairent sans épuiser le mystère. Bien sûr, il n’était pas un habitué, il n’habitait pas cette ville. Mais il eut les larmes aux yeux en lisant tous ces avis et ex voto (collections de petits miracles dus à la lecture au quotidien). Pourtant, elle était déjà bien âgée, il y a longtemps, du temps où il fréquentait encore Paris assez régulièrement ! Il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle soit morte. Il était frappé que ce décès puisse lui sembler s’être produit tout récemment. Il venait d’avoir lieu. Il était touché dans son être obstiné de lecteur, ce en quoi il consistait principalement et fournirait, du reste, une jolie épitaphe : « il fut lecteur ». C’est-à-dire toujours soucieux de se réinventer, d’entretenir dans sa subjectivité une capacité de réinvention que n’importe quel autre pourrait aussi mobiliser, qui pourrait s’investir en de plus vastes expériences, en commun, de réinvention du monde. Espérer malgré tout. « Comprenons qu’il faut s’attacher, pour réinventer notre expérience, à lire malgré tout :  c’est une façon de lier les humains entre eux et de les soulever contre la misère politique des subjectivités (qui revient aussi à la misère subjective des politiques). Chaque fois qu’on lit pour de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans l’ordre du lien, du désir, de la pensée. (…) Comme Warburg, mais dans un sens plus urgent et radical encore, Benjamin fut un grand lecteur de temps : un lecteur malgré tout, qui savait percevoir les testaments cachés dans la « micrologie » des documents qu’il élisait avec génie pour mieux les lire et les relier avec patience. »  (p.175) En avait-il passé du temps dans les couloirs du ministère de la culture, de bureau en bureau, de hiérarchie en hiérarchie, de réunions en réunion, avec ses cahiers, son ordinateur portable, sa philosophie, ses notes de travail, ses budgets, ses phasages, ses feuilles de route, ses études de public, ses recommandations, ses études de public et de territoires pour convaincre les autorités de lui confier la création d’un centre de ressources dédié à la « lecture pour de bon », individuelle et collective, et lecture de toutes les images, qu’elle soient écrites, sonores, numériques, visuelles, plastiques… Que de temps perdu près des machines à café, revoyant et adaptant ses « slides », et puis, une fois introduit dans tel ou tel bureau, à radoter, à l’assaut du labyrinthe mental des fonctionnaires, impavides, se heurtant sans cesse à la barrière des idiomes : « nous ne comprenons pas vraiment où vous voulez en venir ». De part et d’autre de la table, on ne parlait pas la même langue. A un point tel qu’il se crût devenu idiot, incapable de manier sa langue maternelle, impuissant à énoncer la moindre idée transmissible. II consulta son médecin, fut mis longuement au repos et en analyse.

Quelle est encore, après ça, après cet épuisement à avoir essayé quelque chose, la force d’imaginer et de relier, d’entretenir l’illusion de pouvoir recommencer ? Oh, pas recommencer toute sa vie, bien entendu, mais initier des bouts de recommencement, ici ou là, sur tel ou tel fragment, rester en contact avec du recommencement, potentiel. Maintenir de la vie malgré son état d’échoué, dans son implication persévérante, au jour le jour, de lecteur et d’écrivant. Comment, pris dans le fatras de tous les éléments de l’échouage, sur une île de plus en plus réduite, renouer des fils de lectures, relancer l’imagination dans sa fonction de rendre possible des liens ? Il se plonge alors souvent dans les souvenirs d’une époque  – après les tentatives au ministère – où il endossa, furieusement, la peau d’un conférencier-militant-modeste. Un peu par hasard. Sur base de quelques publications confidentielles, il avait été invité par un atelier d’écriture à présenter son activité d’écrivant anonyme et à raconter la mécanique de son imagination, précisément, lui, écrivain raté, inconnu. Il avait alors entrepris de cartographier systématiquement son écologie subjective, l’univers enchevêtré de ses relations – avec des gens vivants, des disparu-e-s, avec des objets, des livres, des œuvres d’art, des plantes, des animaux, des saveurs – en tant que « nécromasse noétique » au sein de laquelle il vivait comme un ver de terre. Cette nécromasse, en partie personnalisée, en partie intégrée aux « communs de l’imagination » de l’humanité, il avait simplement contribué, comme tout un chacun, à l’oxygéner, à la renouveler, humblement, dans des périmètres réduits. Il avait été surpris de constater combien ce récit un peu brut séduisait et intéressait. Excitait l’envie d’en entendre plus. Peut-être précisément parce qu’il n’était pas un écrivain connu, reconnu ? Peut-être aussi parce qu’il donnait du sens et du prix au temps que chacun-e passe à imaginer, contrairement aux considérations répandues qui considère ce temps de l’imaginaire comme activité perdue, voire égoïste. Soudain, c’était utile pour soi, pour les autre. Cette invitation à parler l’avait complètement surpris et reprendre la parole avait exigé de lui une fameuse remise en condition. Il était en fin de carrière, son institution, ses supérieurs, ses collègues avaient veillé à ce que rien de ce qu’il avait appris au cours de sa vie ne trouve véritablement à s’exprimer, à se légitimer dans un partage. A la limite, de temps en temps, des accusés de réception polis. Et soudain, on s’intéressait à tout ce qu’il avait accumulé dans sa tête. On voulait que ça en sorte., que ça vienne stimuler la compréhension du monde, à l’échelle de quelques vies individuelles, au niveau de petits groupes de mise en commun. Faire circuler ce genre de connaissance intuitive qui aide à se réinventer, à se projeter en avant. Parce que le monde, désormais, n’offrait que peu de perspective, engoncé dans la crise climatique et la sixième extinction. Soudain, tout ce qu’il avait appris et théorisé en termes de médiation culturelle, les façons de s’emparer des sources de l’imagination pour mieux les répartir au sein des couches sociales et amplifier les possibilités d’agir sur le monde, soudain, cela intéressait quelqu’un. Venez nous en parler, s’il vous plaît ! Et il avait été encore plus surpris de l’empathie qui s’était installée avec son auditoire, de l’écoute attentive, des questions passionnées, des courriers qui suivaient, le remerciaient, lui confiaient des expériences, sollicitant des conseils, proposant des contrats de consultances. Voilà qu’à l’orée de la retraite, une nouvelle vie s’ouvrait à lui. A partir de là, il s’était plu à multiplier l’exercice, démarchant d’autres ateliers, des clubs de lecture, des centres culturels, des confréries du récit et de la narration, des cliniques de l’imaginaire, des écoles d’art, des maisons de retraite, des ateliers sauvages de rituels narratifs. Le bouche à oreille amplifiait le flux des invitations. Cela était devenu une nouvelle forme d’errance, sur le tard,  de salle en salle, de comité en comité, jamais de grandes foules, quelques dizaines ou une centaine de personnes passionnées, avides d’écouter et d’échanger. Une manière de faire autopsie et archéologie de son sentiment d’échec – « depuis mon premier jour il me semble avoir été voué à l’échec , malgré, souvent, la joie des options choisies »-  et forcément lui-même se retrouvant lové dans les poupées russes de l’échouage à l’infini, en échangeant avec d’autres individus présents au conférence, se reconnaissant en lui et différant à la fois. Et peu à peu, dans cet exercice de la parole – soutenue par un powerpoint en forme de cadavre exquis de citations d’auteurs, photos d’œuvres et de nature, extraits musicaux,  – il se réconcilia avec l’inachèvement fondamental de son existence, du fait de son enchevêtrement avec d’autres existences inachevées, toutes replacées, pourrait-on dire, dans la généalogie séculaire de cet inachevé, génétique  ! Une sorte de famille, quoi ! En exposant et explorant, en direct, face au public, les tenants et aboutissants, réels et fantasmés, de cet inaboutissement, il en tirait alors une force de proposition. Les premières fois, il s’appliquait à suivre un plan scrupuleux, des notes précises, linéaires. Avec la répétition des séances, le plan devint du par cœur. il glissa petit à petit vers la performance. Le stress était toujours au rendez-vous, le tract, la peur de tomber à court, le bec dans l’eau. Sur son ordinateur, sur sa table, il rassemblait des « outils », le matériel hétéroclite lui permettant de raconter, de monter et remonter tout son vécu, ce vécu qui, grâce à cet exercice, ne cessait de se révéler de plus en plus pluriel, submergeant, ressemblant de moins en moins au tracé d’une biographie claire et nette, à la maîtrise d’un trajet raisonné. La parole, le récit qu’il débitait semblait parler de moins en moins de lui mais de tout ce qui le traversait, ce qui l’avait modelé – et il faisait surgir, pour lui-même, les principes d’une mise en forme vitale dont il n’avait jusque-là jamais pris conscience. Il perfectionna le support de ses conférences. Il encoda dans son ordinateur près d’un millier d’extraits sonores et musicaux (il écuma sa discothèque et les plateformes de streaming, il sélectionnait surtout ces instants où la chanson démarre, prend corps, où la composition appareille vers ailleurs, soulève l’auditeur), plusieurs milliers de phrases ou bouts de phrases qu’il avait soulignées lors de sa vie de lecteur (il passa des jours et des jours à parcourir sa bibliothèque, fouillant les livres, repêchant des phrases qui l’avaient étonné, excité, questionné, des mots et des formules à chaque fois donnant l’illusion qu’une compréhension nouvelle s’ébauchait), des milliers de photos d’œuvres d’art prises lui-même lors de visites dans les galeries et musées du monde, œuvres qu’il était incapable désormais d’attribuer à qui que ce soit ais en quoi il reconnaissait des formes et des couleurs qui l’avait décontenancé et décentré, à tout cela il ajouta d’autres milliers de photos des paysages traversés, des présences des êtres qui lui avaient fait connaître les différentes formes d’amour et d’amitié, les présences animales et végétales qui le soutenaient au quotidien, lui offraient l’assistance d’un milieu.  Au début de chaque conférence, un algorithme sélectionnait un ou plusieurs documents de chacun de ces répertoires et les associait en constellation. A partir de là, il brodait, il recherchait et exhumait ce qui l’avait lié à ces choses et à quoi elles le liaient. Il découvrait sa vie, exhumait le vivant tel qu’il avait palpité en lui, de l’organique mêlé à d’autres organismes, symboliques et charnels. Voilà à quoi il avait toujours voulu que serve la médiation culturelle : à en finir avec la distinction, au sein de l’homme, entre la part organique, intégrée à la nature, et la partie culturelle, « civilisée », au-dessus de la nature. Dans ses conférences, il mettait à sac, en jubilant, le dualisme à l’origine de la destruction de la nature. De quoi encourager la bifurcation tant attendue. Il improvisait. A tâtons, d’abord craintif. Lui, mutique au long de toutes les journées que Dieu fait, l’inapte au bavardage, le taiseux maladif, prenait de l’assurance devant son public, il trouvait le fil, les bons enchainements, le jeu des correspondances le prenait, le guidait, il partait à l’aventure, se métamorphosait en orateur. Il décollait. A ce moment, il voyait les yeux pétiller devant lui, les oreilles s’agrandir, les bouches s’entrouvrir comme s’apprêtant elles-aussi à raconter ce qu’elles ignoraient encore. Il vivait une sorte de transe s’exposant à des chutes abruptes, des fins sans queue ni tête. Mais précisément, il aimait ça, et s’était rendu compte que c’était attendu, comme marque du non-calculé, de l’absence de manipulation dans ses conférences. Du reste, il en avait terminé avec le principe de la conclusion. Il confiait à son minuteur électronique la tâche de lui indiquer quand son temps de parole était échu. Il s’arrêtait net. Alors, il y avait un silence, on se regardait, on se frottait les yeux et on riait. Le tract était toujours au rendez-vous, avant la première parole. Toujours à cet instant il pensait à Bernard Stiegler sur scène. Sa voix particulière d’ouverture, posant les thèmes  philosophiques comme un musicien indien. Installe les clés de son raga. Puis la voix prenait de l’assurance et c’était parti. Toujours la peur que le cerveau ne suive pas, tombe à court, perde sa faculté à flairer les correspondances. Le tract se muait en adrénaline. Et puis une fois, cela se produisit, bien avant le terme de la causerie. Il était enfoncé profondément dans le dédale de son récit, loin, exalté par une confusion entre passé, présent et futur, entre ce qui venait de lui, de sa subjectivité et ce que d’autres existences y greffaient. Soudain, il ne sut plus ce qu’il était en train de dire, incapable de se situer dans les images et les mots de son débit, impuissant à identifier le lieu et le temps où il se trouvait. Il resta interdit, paniqué, ne reconnaissant ni la salle, ni le public, ni le jour, ni l’année. Tout ce que portait jusqu’à présent son récit, tout ce que celui-ci charriait, soudain indisponible, absent, reparti dans un tourbillon. Invisible et silencieux. Un blanc. Il s’éveilla et, en bégayant, entreprit de décrire la panne qui venait de se produire. Il eut peur de ce malaise. En même temps, cet accident l’excita, quelque chose d’imprévu jaillissait du récit même. L’accident restait en embuscade. Il multiplia les conférences espérant avidement que se reproduisent de telles pannes parce qu’elles procuraient un étrange bonheur, loin de tout, une merveilleuse suspension, celle d’une mécanique cassée, rompue, escamotée, mais qui va resurgir ailleurs, à un autre moment. Ce qu’il racontait s’apparentait de plus en plus à de la fiction. Il dérivait. Ca sortait du lit de ce qu’il avait écrit, ça n’appartenait plus vraiment à ce qu’il avait vécu, mais c’était ce qu’il était en train de vivre, à l’instant, ce que la vie en tout es organes était en train d’écrire, oralement, en direct, sur scène. D’imaginer, invoquant désormais ce qui allait venir, continuellement, recommençant à décrire ce que son imaginaire avait ouvert et lui ouvrait encore comme possibles, explorant toutes les pistes de digression, d’échappées. Et à force, piétinant, radotant. Il prit peur et effraya les autres, n’allait-il pas un jour disjoncter pour de bon et rendre l’âme lors d’une de ses prestations de plus en plus hachées et frelatées ? Il lui en reste un fameux vacarme, lointain, résidus de transe dont il essaie, depuis sa retraite silencieuse, d’extraire des formules, des images, des échanges, hanté par les visages qui écoutaient, les voix qui l’interpellaient, se glissaient dans sa trame verbale, les yeux qui entraient en contact. Brouhaha inspiré, hétérogène, qu’il fouille à la manière d’un archéologue remuant délicatement un lit antique de tessons de poteries.

Parallèlement, il eut des sensations similaires, des absences – dans le sens d’être enlevé, transporté ailleurs par des forces inconnues, masquées, puis remis à sa place – mais à vélo. Dans l’enchevêtrement des chemins qu’il parcourait inlassablement, en tous sens, jour après jour, décrivant des cercles, des ellipses tout autour de sa maison et de son jardin, depuis des années, mimant, en somme, l’enchevêtrement mental des motifs qu’il ne cessait d’égrener, de parcourir, d’écrire, à la recherche d’un apaisement spatio-temporel. « Cette expérience de l’enchevêtrement est tout en même temps visuelle, spatiale, émotionnelle et temporelle. L’entrecroisement des chemins, c’est au bout du compte l’anachronisme des temps : c’est l’inquiétance fondamentale mais, aussi, la fécondité principale du temps à l’œuvre. » Soudain, le nez dans le guidon, concentré sur la cadence des jambes, jetant de temps à autre un coup d’œil circulaire, il ne sut plus où il était, il ne reconnaissait ni les champs, ni les arbres, ni les talus, ni les maisons, ni le tracé de la route, ni le macadam, ni le ciel, ni les nuages, ni la météo. Il avait été téléporté sur une autre trajectoire. Perdu. Un vertige, une nausée, il allait s’arrêter, sortir son téléphone, appeler (qui ?). C’était atroce et excitant. Un ouragan lui vidait les neurones. Un tourbillon balayait tout ce qu’il avait sous les yeux. Était-ce la fin, gouffre ultime ou passait-il dans le champ magnétique de forces tourbillonnantes remettant à zéro toutes ses traces, sa mémoire, son bagage et le tournant vers un mystérieux recommencement ? Pourtant il savait que ce qu’il éprouvait était irrationnel. Il n’avait pas quitté ses circuits routiniers, il était passé là des centaines de fois. Justement, comme si à force d’y revenir, tout s’effaçait, s’usait. Il n’empêche, le « blanc » le faisait paniquer. Il ne reconnaissait rien et c’est précisément cela, comble de l’étrangeté, qui l’envahissait d’un déjà vu béant. Comme si une force impérieuse l’avait dévié pour qu’il se trouve dans ce no man’s land du trop connu pour un rendez-vous fixé depuis toujours avec quelque chose ou quelqu’un de non identifié. Que se passait-il au niveau de son cerveau ? Quelles entités cherchaient à en prendre possession, à l’en éjecter ?  « Il y aurait des occasions, des lieux où s’entrecroisent plusieurs voies du temps, plusieurs voix de notre histoire. C’est là qu’adviennent les sensations de déjà-vu. En chacun de ces lieux, écrit benjamin, « on pressent qu’on devra un jour y aller chercher quelque chose d’oublié ». ce qu’il appellera dans un autre fragment d’Enfance berlinoise, « un coin prophétique où il semble que tout ce qui en réalité nous attend encore est déjà passé ». » (p.512) Désemparé, il continua en roue libre, craignant de basculer, perdre l’équilibre, fermant les yeux, avec l’ultime sensation d’avoir dépassé irrémédiablement le carrefour où il aurait dû bifurquer. Chaque fois, ça le prenait pas surprise, aucun signe avant-coureur, et chaque fois, cela devenait plus grave. Quelques fois, il dît sonner à une porte, arrêter le tracteur d’un fermier, s’enquérir de l’endroit où il se trouvait. Puis, tout redevenait normal, par enchantement, les désarrois se muaient en délices. Juste les jambes encore un peu flageolantes d’avoir traversé un danger terrible. Il ne se retrouvait pas entier, d’emblée. D’abord, il flottait, disséminé. Une sorte de squelette-ouïe très étendu, flottant, captant des sons proches, lointains, d’aujourd’hui, d’hier. Et il tendait l’oreille, écoutait comme on fait après le passage d’une tempête, histoire de vérifier que les repères sonores d’une relative normalité prennent le dessus, rassurant à l’individu quant à sa place parmi la narration bruitiste d’un monde immédiat, bienveillant. Écouter, longtemps, fut l’essentiel de son ancien métier. Un organe et un sens forcément aiguisés. 

S’il devait se représenter les nervures organiques qui le tiennent ensemble, cela ressemblerait à certaines installations sonores qui captent et rendent perceptibles les vibrations intimes des matériaux et des vies minimales, à l’instar, par exemple, des dispositifs de Tarek Atoui. Des ramifications. Des circuits dont il est impossible de définir, à partir de ce qui y entre au point A, ce qui en sortira au point B. Ca circule. Ca crée de nouvelles ondes mais aussi ça subit l’entropie, ça intègre la dissipation, la perte. Le bassin d’une fontaine, en pierre taillée, brute. Une vasque de verre. Un seau en métal. Une céramique sans âge. Une cymbale sur un bac en plastique ou un abreuvoir minéral. Une caisse claire, des objets automates à remonter, qui vibrent sur la peau tendue. De l’eau qui coule ou simplement affleure, perle. Des capteurs scotchés au creux des matières et objets – façon stéthoscope sur la peau, glissant sur la cage thoracique protégeant le soufflet  vital et ses arythmies-, des câbles qui courent, se rejoignent, se tressent. Des fluctuations cosmiques. Des platines, des microsillons et leurs gravures de visions musicales du monde. En principe quiconque peut décider d’écouter tel ou tel disque, voire apporter ses propres plaques qu’il aurait envie de voir et entendre interagir avec l’installation, se greffer, via sa discophilie, sur le circuit déjà multiple. De tout cela, une rumeur indistincte, discrète, qui évoque cette espèce de brouhaha constant, diffus, ténu, qu’il garde dans l’oreille, de la même famille que l’océan audible au fond du coquillage. Ou cette sorte de continuum apaisant et exaltant que l’on capte en marchant longtemps dans les bois et les champs, un léger torchis sonore qui assemblent les vibrations de l’air, tant audibles qu’inaudibles, les ondoiements de feuillages, le ruissellement des eaux de surface ou souterraines, les imperceptibles éboulis de pierre et de terre au passage des multiples corps invisibles – conséquents ou infimes. Les pièces de Tarek Atoui puisaient une force particulière de voisiner avec les œuvres de Danh Vo, silencieuses. Un Christ en bois du XVI siècle, coupé en deux, fourré dans une valise industrielle en métal, entrouverte. Un morceau de mémoire collective, historique, dans un bagage individuel à roulettes. L’héritage culturel voyage, franchit les frontières temporelles et leurs échelles de valeur, se transforme au fil des appropriations. Outre le commerce illicite d’objets d’arts –rappelant le marchandage dont fait l’objet les pièces à conviction de tout pseudo-enracinement culturel et religieux – cela évoque aussi ces fameuses valises de magiciens qui y découpent une femme enfermée, produisant de médusantes illusions : celles d’un corps manifestement scié, là sous les yeux, mais que l‘on sait toujours entier, ailleurs, dans la vraie vie mise de côté. De même que Tarek Atoui relie les vibrations de ce que l’on n’entend pas, choses du passé et objets du présent interconnectés, Danh Vo organise des sculptures qui conjoignent présences immémoriales et corporéités actuelles, silhouettes universelles et membres fétiches singularisés, comme provenant d’une même chair. Des marbres antiques, suggestifs ou exemplatifs des canons masculinistes, s’associent aux moulages en bronze des jambes de son partenaire. Un bloc de marbre brut jouxte des fragments figuratifs, incluant des formes fantomatiques ou reste nu, seul, simplement patiné par le temps, suaire minéral et en 3D des siècles écoulés. Le tout, posé ensemble, rassemblé ou attendant des déménageurs. Les morceaux de statues tronquées ne tiennent pas par elles-mêmes. Elles se dressent dans des coffrages sommaires en bois de construction, mobilier de démonstration et de protection, sortes d’échafaudages qui évoquent les structures mentales par lesquelles on aspire les images du passé, pour les remettre à flot, les maintenir en surface, les restaurer. Formes d’existences naufragées, échouées hors de l’oubli, miraculées. L’échaudage, ainsi, est peut-être la partie principale, la syntaxe plasticienne qui prime. L’artiste recourt aussi au réfrigérateur, mausolée portatif où pendent jambes et pieds du même partenaire, suspendus dans le vide intemporel, évoquant ceux d’un crucifié, d’un corps cultivé, adoré. Le frigo est aussi l’outil où l’on conserve ce que l’on projette de manger, de s’incorporer. Le rapprochement de ces différents matériaux et témoignages, réels et oniriques, concrets et intangibles, communs et exceptionnels, révèle que, tel qu’il nous traverse, «  le temps n’est lui-même qu’un entrelacs, un nœud d’anachronismes ou, plus généralement, d’hétérochronies » et crée des convergences au sein du disparate, rapproche celui qui regarde des phénomènes de la « coalescence, donc l’impureté, des divers modes d’appréhension du monde » et tout le perçu face à ces entrelacs fait qu’il se sent « porté, emporté par des latences, c’est-à-dire des sous-jacences actives, des possibilités temporelles, ces mouvements de l’être-à qui sont les mêmes mouvements mêmes du désir» (p.415), entretenant l’illusion (valise à découper l’objet du désir !) que recommencer reste de l’ordre du possible. Si pas pour lui-même, pour d’autres, c’est une énergie commune.

Pierre Hemptinne

Le trouble plaisir des pièces détachées

A propos de : Danh Vo, Go Mo Ni Ma Da, Musée d’art moderne de la ville de Paris. – Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front National, Flammarion 2013

Danh Vo/lustre Devant une œuvre dont la corporéité et la lettre ne sont rien d’autre que le démontage, la dissociation d’éléments, le façonnage d’intervalles entre les morceaux de ce qui constituait un tout homogène et remplacé par une cartographie de béances ou absences en quoi consiste la dimension plastique de ce qui s’agence et se montre, je me trouve interdit. Voici le dépeçage de ce que je croyais être une entité bien définie, complète et, par effet tâche d’huile, dépeçage de toute autre entité relevant du même registre, de la même famille. C’est le démontage d’une réalité qui dépasse de loin les contours stricts de l’objet strictement élu et touché par l’acte artistique, car ce qui est ainsi déployé en ses pièces détachées, renvoie à tous les savoirs qui ont été utiles, en amont, à son invention, depuis les technologies sociales jusqu’aux techniques artisanales et industrielles. Ce qui est altéré est donc aussi tout ce qui fait que j’ai partie liée avec cet objet, sa situation historique, sa signification universelle prise dans un grouillement d’autres instances que je contribue à faire fonctionner, inconsciemment. C’est la désarticulation d’une réalité au-delà des simples contours de l’objet ainsi opéré, on dirait plutôt le travail d’une déconstruction syntaxique du fonctionnement de cet objet et de sa généalogie. C’est l’inventaire matériel et immatériel de ce qui en rendait possible la présence et le fonctionnement. Car ce qui est démembré et dénombré – comme sur une table d’opération ou le plan de travail d’un entomologiste – renvoie à l’ensemble des connaissances croisées, confrontées qui ont été nécessaires pour qu’émerge cet objet sophistiqué, parfait, et l’installer dans une réalité historique, le greffer dans un contexte complexe, stratifié, un décor à partir duquel il s’est disséminé dans l’imaginaire et les souvenirs d’une foule de gens marqués par son éclairage cérémoniel et, de ce fait, devenant contributeurs du prestige de ses ors et cristaux, de ce qu’il est censé éclairer. Producteur de lumière, grand lustre des réceptions mondaines. On hésite, on se trouve bête, intrigué. En quoi cet objet aux morceaux soigneusement étalés au sol, rangés par familles et proximités fonctionnelles, est-il une création, la publication d’un nouveau sens ? Mais, en piétinant devant l’œuvre, en battant la campagne, en cherchant à quoi se raccrocher, l’on est finalement assez vite excité par ce qui, au creux même de la cassure, laisse poindre la recréation qui perce, n’attend que la contribution aléatoire du spectateur. Il suffit d’un rien. Tout est indécis face à la bêtise apparente du dispositif, bêtise apparente dans la mesure où ce que le regard retient d’abord est une volonté de casser, choisie par l’artiste comme protocole d’intervention. Et casser, en général, est toujours proche de la bêtise, le geste d’une force qui ne sait pas résoudre un conflit par l’intelligence, par la compréhension qui transforme l’obstacle en production de nouveau bien. C’est ce qui dote cette impressionnante parure, cristalline et d’orfèvrerie, tombée au sol, évoquant la géométrie d’une rivière de diamant glissée d’un corps déshabillé, lumineuse dans la pénombre, d’une séduction suffisamment remarquable pour susciter la participation de celui qui regarde. En effet, on résiste difficilement au désir d’essayer de convertir de la bêtise, même supposée, faussement perçue comme telle, en son contraire, en aiguillon pour comprendre un peu mieux le monde, et renverser une tendance négative. Dès lors, on participe à l’œuvre.

Ce qui pourrait se circonscrire littéralement, sans autre forme de procès, à ce qu’éveille l’objet brisé renvoie en fait à une polarisation plus profonde, traversant toute notre vie spirituelle articulée de dispositions techniques : « Les êtres techniques que nous sommes sont structurés par l’épimétheia : ils sont polarisés par des tendances contradictoires qui les font à la fois pencher vers la bêtise et vouloir s’élever – ce qui constitue les deux temps de l’épimétheia comme expérience. (…) Chacun de nous est habité en permanence par ces tendances qui, en se contredisant, font de nous des « systèmes dynamiques » en équilibre métastable (plus ou moins en mouvement, entre équilibre et déséquilibre.) D’un côté nous voulons conserver ce qui est, de l’autre nous voulons dépasser ce qui est : les négociations en quoi consiste la vie sociale se jouent d’abord en nous-mêmes, et avec nous-mêmes. » (B. Stiegler, Pharmacologie du Front National, p.332) Ce que l’on appelle les arts contemporains proposent souvent d’entretenir, de renouveler les termes de cette expérience qui font de nous des « systèmes dynamiques » qui, s’exerçant face aux œuvres esthétiques, aiguisent leurs facultés à participer aux négociations de la « vie sociale » qui s’élaborent toujours d’abord « en nous-mêmes ». C’est par cela qu’ils proposent de préférence, par la prolifération de concepts, une plasticité de l’attention qui vise à stimuler « la matière plastique neuronale de ceux qui se forment et s’individuent ainsi ». (B. Stiegler, ibid, p.361) Les œuvres, surtout celles qui laissent interdits et réactivent le stade de la bêtise favorisent l’exercice des compétences culturelles dont le débat social a besoin pour progresser, s’élever et progressivement se régénérer, inventer des alternatives.

Toujours est-il que cette vaste pièce nue, haute et sombre, comme celle d’un temple, où a été rituellement disséminés les organes d’un vaste corps lumineux, est troublante. On n’y pénètre pas, elle est fermée par un cordon, on se penche pour distinguer de manière plus précise la disposition des éléments, leur dessin et respirer le climat de dévotion qui plane autour des bijoux épars. On s’y promène en pensée, en s’y projetant, en sortant de son corps, en migrant dans un espace sacré, à part, et sous bonne garde. Quand le regard balaie l’installation sans s’y poser, n’embrassant que les reliefs et les brillants, le cerveau pense à une chambre nuptiale, à une mariée mise à nu par un amoureux maniaque cherchant à énoncer l’origine de ce qui l’éblouit dans le corps qui l’attire et l’absorbe peu à peu, à en dresser la taxinomie. Comprendre la phrase qui unit plusieurs destins, déjouer le mécanisme qui fait croire en une lumière partagée, voici à quoi ressemble cette sorte de viol méticuleux d’un grand lustre luxueux. Où se situer dans ce puzzle luxurieux, y a-t-on part, cela représente-t-il une scène nous impliquant, rétrospectivement ou au présent ? Précisément, le plus important, est le trouble que, rendu bête par la surprise de l’œuvre, j’éprouve profondément, presque de façon érotique, comme rejeté dans l’hésitation, l’indécision, revêtant les habits du débutant qui n’y comprend rien, dépourvu de repères, errant. (Et malgré l’expérience que l’on peut accumuler, à moins de se protéger par le cynisme ou de professer un machisme aveugle, le face à face avec le sexe d’une femme à aimer renoue aussi ce passage par la bêtise, l’impression que l’on ne sait jamais vraiment comment s’y prendre, qu’il n’y a pas de règles rationnelles conduisant à la jouissance, d’où le glissement érotique du trouble entre l’objet malaisément définissable de l’art et l’organe sexuel mystérieux, non contrôlable, anonyme et pourtant abritant une formidable terminaison nerveuse unique, personnalisée. Médusé face aux lèvres alors, plutôt qu’interdit face à l’œuvre. Et la pratique érotique, confrontée aux caractéristiques physiologiques de la vulve, rencontre déjà d’emblée aussi le construit social, chaque chatte ayant appris à prendre du plaisir dans certains contextes, à travers une série d’expériences socialisant la découverte du sexe ; et le tâtonnement de l’amant, de même, tire parti du rêve, de fantasmes, de savoirs qui circulent et du toucher d’autres organes sexuels similaires.) Et c’est ce trouble de l’œuvre que je soigne, confusément, c’est après lui que je cours, contrairement à d’autres formes de socialisations culturelles qui, dans les musées et les salles de spectacles, entretiennent les certitudes, gravent toujours plus profond dans le métabolisme de certains publics la conviction d’appartenance aux valeurs sûres de l’art qui peuvent très bien, selon le circuit de symbolisation qui les adopte, tuer toute possibilité de trouble. Ce qui est l’aspiration de beaucoup de personnes se cultivant par souci de leur classe et recherche d’apaisement, c’est aussi ce que désire le marketing culturel, saturer pour délivrer du trouble, de la bêtise, de l’indécision, rendant par là même tout culture impossible, stérile. « (…)Toute idéalisation commence par une telle errance, c’est-à-dire par un trouble et une désorientation. Ce trouble est toujours de près ou de loin une expérience initiale de la bêtise – et comme une sorte de bêtise fraîche, et naïve, qui peut prendre ensuite bien d’autres formes, telle la bêtise fermée et entêtée où la vieillesse, lorsqu’elle devient amère, tend à forclore purement et simplement l’épimetheia. » (B. Stiegler, ibid., p.283)

La manière de disperser le lustre en ses moindres parties n’est pas sans évoquer cette ancienne peinture, réalisée autour de 1842 par des artistes vietnamiens et à la demande des autorités catholiques, représentant le martyr de prêtres évangélisateurs, apportant à la population indigène la bonne parole et la lumière du lustre céleste (qui voit tout, éclaire tout). On y détaille le corps d’un missionnaire, tronçonné en quatre sur la planche d’un établi, ses tripes et autres organes vitaux étalés entre les parties principales disjointes, cela presque sans haine, plutôt par expérience, pour voir, découpage rationnel, expérience conduite presque scientifiquement pour analyser si ces êtres qui se disent envoyés de Dieu sont faits comme nous, ou bien bénéficient d’une autre substance. Un peuple entier, rassembler en cercle, observe, sans jubilation malsaine, mais comme on regarde une expérience en cours, pour apprendre. Mais le trouble, dans cette exposition, a commencé en passant devant un premier lustre, sans que je ne m’arrête, le jugeant anecdotique. Lourd, imposant, déchu de tout plafond et entravé au crochet d’un portique, comme un matériau brut suspendu dans l’atelier d’un sculpteur, d’un bricoleur. Ses breloques traînent au sol, il attend rangé contre un mur comme un captif entravé attendant que l’on décide de son sort, qu’on le fasse parler, qu’il révèle ce qu’il cache dans ses tripes. Détaché de son élément, de ses hauteurs et exhibé à portée de tous. Enfin, on peut le voir de près, le toucher. Un animal extirpé de son élément naturel, sa splendeur est effacée, maladroit. Participant jadis à l’apparat clinquant de salons fastueux, il a quelque chose de dégonflé, de promesse non tenue. Ce n’est qu’après avoir été impressionné par le même lustre démembré, fonctionnant au sol comme la parure géante d’un culte qui se cherche, le reflet hermétique adorant quelque chose qui se serait déroulé dans les hauteurs indéchiffrables, de ces choses qui déterminent le destin d’innombrables humains, que je reviens vers le premier lustre simplement enchaîné. Et j’en découvre un troisième alors, dans une salle contiguë, lui tronçonné en deux parties disjointes. L’une d’elle, la partie haute, est suspendue dans une caisse en bois de déménagement qu’elle illumine comme une silhouette religieuse dans sa niche envahie de cierges allumés. En transit dans le temps, évoquant un mécanisme d’horloge. L’autre, la partie basse, est accrochée au centre d’un échafaudage de bois et métal dont l’esthétique d’autel rudimentaire, fonctionnelle, contraste avec le raffinement gratuit et proliférant de cette végétale verroterie. Là aussi, je constate d’abord que la proximité n’est pas évidente, on n’a pas l’habitude de voir un tel monstre de si près. Un effet de rapprochement troublant, un effet de grossissement, une dimension obscène. Sa situation centrale dans la pénombre et les effets de contre-jour font que le regard se perd vraiment dans les jeux de lumières des breloques de cristal. Parfois perles obscurcies, cendrées, parfois larmes d’une transparence divinatoire, parfois gouttes d’un gris laiteux, les ornements stylés et les chapelets d’oeils de verre gardent, dans leur masse, comme les reflets de tout ce qu’ils ont contemplé d’en haut, coagulés ou cristallisés. On dirait les eaux d’un partage, mélancoliques. Le propos de l’artiste, accentué par l’agencement et la transformation des objets, déterminent les nuances qu’il nous semble lire dans cette matière exposée. L’ensemble étant une sorte de machinerie à produire et échanger de la subjectivité à propos des questions coloniales, post-coloniales et des transactions diplomatiques qui formalisèrent ces échanges déséquilibrés, meurtriers, dont les retombées ne cessent de secouer la société mondialisée, à l’instar de ces ombres que l’on voit courir dans les restes cristallins de ces lustres.

Danh Vo, créant et exposant ici, ne cesse d’interroger les relations entre Occident et Asie, plus particulièrement avec le Vietnam. Il travaille plastiquement les traces trouvées de ce côté-ci de l’histoire et qui bouleversèrent la vie là-bas. Ainsi, dans cette œuvre, il s’agit des « trois lustres provenant du Centre de Conférences Internationales avenue Kléber, anciennement Hôtel Majestic, où furent signés en 1973 les Accords de paix entre les Etats-Unis et le Vietnam. L’événement se tenait dans une grande salle de bal ornée de trois lustres. Lors de la rénovation du bâtiment en 2009, Danh Vo acquiert les trois luminaires, ‘témoins silencieux d’un moment historique qui ne marque pas la fin de la guerre mais le début d’une tragédie qui a touché des millions de personnes’ ». (Feuillet du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).

C’est le même sentiment d’être un peu bête que j’éprouve en débouchant dans une grande salle où reposent des bouts de carcasses, apprenant que ces pièces sont des fragments de la statue de la Liberté, fabriqués à l’identique (avec les mêmes techniques qu’à l’époque). Une vingtaine de fragments, grandeur nature, impressionnants, pas de quoi reconstituer l’ensemble de la sculpture. Un ensemble lacunaire, qui ne ressemble à rien. Un peu bête, parce que, bien entendu, je ne reconnais en rien la célèbre statue. Sans la notice, il m’eût été impossible d’identifier la provenance de ces morceaux de tôle. Je suis tout autant incapable de reconnaître à quoi correspondent les fragments, où prennent-ils place dans la Liberté. Ce que renfermait et symbolisait la statue est dilapidé, je déambule entre quelques-uns de ses organes, dans du vide, dans quelque chose comme une matrice du possible en lieu et place d’une représentation aboutie, fermée. Ce dont parlent ces pièces détachées, c’est de la désagrégation d’une sorte de lieu unique, autoritaire : celui où la statue entière trône et incarne la Liberté au fronton d’une société bien précise. L’effet de morcellement partiel (les autres morceaux, pour reconstituer le tout, sont ailleurs, perdus, inaccessibles) empêche désormais de se représenter la liberté sous quelque forme unique que ce soit, en héroïne homogène dont une industrie, une économie et une culture confisqueraient la représentation à leur profit. Pour constituer leur crédit aux yeux du monde. Elle est à chercher partout et disponible sous de multiples occurrences, toujours en attente de réinvention. Il ne sera plus possible de voir la statue de la Liberté sans penser que, finalement, elle n’est qu’une copie, l’original étant désormais la reproduction de fragments disséminés, puzzle impossible à reconstruire, toujours contrarié par la liberté que prennent les pièces de se mouvoir, se déplacer, se détacher des formes établies. C’est la perception positive que l’artiste a voulu privilégier par une « interprétation plurielle » de « l’allégorie du monde libre » : « Je considère cette œuvre comme l’éventail de tout ce à quoi on peut prétendre aujourd’hui en termes de liberté… » (Feuillet du visiteur). Mais l’effet immédiat n’est pas que positif, l’installation a quelque chose d’un cimetière de vieilles carcasses, des constructions de rêve qui n’ont pas réussi à se maintenir au-dessus des nuages et se sont disloquées en plein vol. On dirait aussi les restes cabossés, torturés de cuirasses de géants fantasques, protecteurs des chimères généreuses, et littéralement explosées. Quelque chose de cassé, de perdu. (Pierre Hemptinne) – Danh Vo/Artpress

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