Archives mensuelles : février 2023

Tresse lacrymale et paradis perdus

Fil narratif à partir de : les larmes de Gérard de Nerval (« Aurélia ») – Minia Biabiany, Nuit, palais de Tokyo – Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil – Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil 2021 – divers souvenirs de maisons, d’écritures….

Il ne sait depuis quand. Il barbote dans les larmes, coutumières, portant un regard brouillé sur le réel, les faits et objets quotidiens. Du sel sous les paupières. Le mouchoir toujours à portée de main. Les images intérieures diluées dans les yeux mouillés. Les siennes de larmes, bien entendu, quoiqu’il lui semble qu’à travers lui, ça reflue d’ailleurs, d’autres entités, vivantes, antérieures, d’autres temps. Il est traversé, pas étanche. Ses larmes mêlées à celles d’autres. Chaque fois qu’un soupçon d’affinités avec une famille invisible, élargie, spirituelle, réconfortante, vient l’émouvoir, à partir d’une lecture, d’une image qui le touche, d’une musique qui le remue, d’un paysage qui l’accueille. Chaque fois que ces émotions le gratifient d’une illumination, le ravissement de se sentir compris est vite emporté par les affres tourmentées, angoissantes. Il passe sans transition de l’appartenance à la séparation, la perte. Le sentiment d’être membre d’une famille métaphysique est fragile, éphémère, illusoire. Les larmes de Nerval. “C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. » Nerval, « Aurélia », p.371 (édition Pléiade) Tétanisé par la mort rapprochée – à portée, comme le lui rappelle chaque jour l’âge des personnalités dans la nécrologie médiatique -, comme il fut galvanisé par l’énergie indomptable de toute la vie devant soi, il y a longtemps. Devant, derrière, paradis perdus. En parfaite symétrie ? L’un et l’autre pôle attractif se révélant n’en faire finalement qu’un seul ? Par quelles formules amadouer la pression, mener sa barque du mieux possible ?

Le corps coron

Son corps, son mental, ses manières d’êtres voyagent souvent à rebours, comme animal attiré par son ancienne tanière, se lovent, épousent la forme d’un coron où il a habité longtemps. A la manière d’un homme se costumant pour un rituel, Il lui semble en revêtir intérieurement tous les attributs architecturaux, esthétiques, sonores, visuels, sociaux qui en faisaient l’âme. Il occupait plus exactement une excroissance, la proue dissymétrique du coron, un logis fabriqué par un ouvrier, bricolé pierre à pierre, ramenées en brouette de la carrière pas très éloignée. Des moellons délaissés, des rebuts, voire quelques matériaux détournés. De guingois, accolée à la pointe du coron semi-rural, morceau rapporté, érigé petit à petit, approximativement, au fil de plusieurs années (reflétant le temps laissé disponible à un ouvrier pour bâtir la maison de ses vieux jours). C’était au bout d’un cul-de-sac, la route prolongée par plusieurs sentiers, dont l’un conduisait à la rivière et les vestiges d’un ancien moulin à eau, non loin d’une haute cheminée en brique, reste totémique d’une minoterie. (Plus tard il assista au dynamitage de cette cheminée et vécut dorénavant dans un paysage doté de « quelque chose en moins », un manque.) Un passé industrieux avait irrigué la région. A l’arrière des maisons, une petite ruelle au carrelage inégal ou grandes dalles de pierre bleu patinée – posée avec amour, reflétant le savoir-faire de tailleurs de pierre –  longeait les remises en enfilade où se rangeaient outils, machine à lessiver, séchoir, vélo ou mobylette, WC directement sur la fosse septique. Au bout, les potagers en mosaïque. Il n’y vivait là plus guère que des ouvriers retraités, mémoire vivante, chancelante d’une économie envolée. Il était souvent invité à boire le café chez l’un ou l’autre. Certaines vieilles voisines lui apportaient des restes de potées (oseilles, lardons, pommes de terre) ou un bol de soupe, sympathie pour le marginal esseulé (mais que l’on sentait de « bonne faille », notamment grâce aux visites ponctuelles du père). On lui racontait par le menu la façon artisanale – et paupérisée- dont sa petite cahute avait été construite, de bric et de broc, comme ayant grignoté subrepticement, sans autorisation, un peu de terrain vague, entre la route et les autres habitations. On prenait à cœur qu’il intériorise cette histoire, qu’il en devienne une sorte de réincarnation. Ils étaient contents que quelqu’un occupe ce logis atypique, important dans leur communauté. Ils avaient cru que personne ne daignerait s’y intéresser, qu’il resterait vide à jamais, se délitant peu à peu.

Il était là enfin « à couvert », après un temps de turbulence, de déplacements, d’insécurité, de lieux en suspens. En quelque sorte, il était en cavale. Ca lui collait à la peau. Il avait fui l’école, l’enseignement, les études, le cheminement vers une métier, une carrière. Il était en roue libre, hors case, entre les lignes, ne mesurant pas encore la ‘gravité’ de sa décision, mais obsédé par l’urgence de substituer une promesse d’avenir à celle, conventionnelle, qu’il venait de rejeter. Il cherchait et essayait divers rites de substitution (comment remplacer la voie imposée par une autre et ‘réussir’ à vivre). Mais sans levier, rien dans les main., D’abord, voilà, enfin, un chez lui, une assise, un trou où se terrer, où on ne peut venir l’embêter, le reprendre. Un bien acquis avec l’héritage de la mère. Deux pièces minimales, sans sanitaire, juste un robinet, quelques prises de courant, une cellule. Là, décidé à se consacrer totalement, à la poésie, y consacrer tout son temps. Sans savoir vraiment ce que cela signifiait, au fond, invoquant une ‘force’ qui deviendrait tutélaire, le protégerait, pourvoirait à ses besoins. A défaut d’y voir clair – peut-être du reste qu’une certaine cécité était indispensable -,  rigoureusement, écrivant, lisant, relisant, corrigeant, déclamant, arpentant la pièce, et puis les champs, les bois, les berges du canal, à toute heure du jour ou de la nuit. Cherchant. Il n’ose toujours pas rouvrir les fardes où s’empilent les pages et les pages tapées à la machine. Et à défaut d’examiner froidement ces pièces à conviction, il lui est impossible de se représenter  ce qu’il avait en tête, alors, face à la page blanche. Qu’est-ce qu’il écrivait ? Et plus il s’éloigne (vieillit) plus c’est un mystère. Aujourd’hui, quand on l’interpelle : « ah ouais, t’écrivais des poèmes ? quel genre ? ça parlait de quoi ? » Il reste le bec dans l’eau, comme on dit. 

Sa bicoque fut déclarée insalubre par l’administration communale, ce qui la lui rendit encore plus chère, à la manière dont on prend la défense des déclassés sociaux. Le stigmate renforça le lien organique entre cette carcasse abritante et l’écriture de paria qu’il y dévidait comme un fil d’Ariane, s’auto-envoûtant. Conforté dans son coup de tête de rompre avec l’ordre, ce qu’il cherchait (sans savoir ce qu’il cherchait) ne pouvant se trouver que dans le hors-piste. Jacques Roubaud, commentant sa découverte bouleversante de la poésie : « A la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j’établissais entre la poésie et le lycée (…), j’ai cessé de considérer qu’il pouvait y avoir le moindre rapport entre la poésie et les institutions d’enseignement. » (p.1478) (…) Si Roubaud se donne un plan d’études pour parvenir à dégager le temps à consacrer à son projet de poésie, et inscrit celui-ci dans un programme rigoureux d’études poétiques, lui, larguait les amarres, abandonnait la rive, renonçait à tout, inconscient.

Il persistait dans le taudis, rivé à l’écritoire, un petit secrétaire hérité d’une arrière-grand-tante, lisant, ciselant des vers, inlassablement. Puisant dans une expérience de vie somme toute très limitée, à moins de vingt ans !Les ressources de la mémoire sont encore minimes. Sauf une mémoire inventée. Alors, imaginant. Projetant. Face au vide. Attendant de rendre visible ce que lui seul verrait apparaître. Mais quoi ? A l’affût. Le terme évoque la chasse et les esprits invoqués par les chasseurs animistes. De la même manière, une fois les amarres larguées avec la rive scolaire, sa règle de vie était de se donner entièrement à la poésie, de l’avoir toujours en tête, développant un régime spécifique d’attention, espérant réaliser de bonnes prises, transformer un peu de vent en or. « C’est pourquoi les vieux chasseurs ne cessent de rappeler aux jeunes gens qu’ils doivent constamment garder les animaux à l’esprit, quelle que soit l’activité dans laquelle ils sont engagés, comme un exercice propédeutique de l’attention. » (p.100) Il lisait beaucoup – mais sans méthode, contrairement à quelqu’un comme Roubaud -, plutôt en chien fou, ivre et inlassable, les poètes préférés, leurs œuvres, leurs vies et cherchait à identifier les forces, les courants qui lui offriraient quelques dérives profitables. Il mimait, imitait, copiait, enfilait les défroques pour « ressembler à », se glisser dans des peaux plus perméables aux flux poétiques des sens et des êtres. Il pistait. « Dans tous les cas, lorsqu’un chasseur porte le vêtement d’un animal de l’espèce qu’il poursuit, il copie les mouvements et le comportement de sa proie, certes en partie pour lui donner le change, mais aussi pour se faire reconnaître comme un congénère dans le collectif animal avec lequel il aspire à renouer des liens de bonne intelligence. Bref, de même que porter un masque d’animal, c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler un costume d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder à sa physicalité et la détourner à son usage. » (p.141) Se doter d’accessoires relevant du registre de l’écriture voyante, adopter des objets et des attitudes « qui font poète », emprunter des comportements, des vêtements, des coiffures évoquant les silhouettes maudites, tutélaires, manier ainsi une série de fétiches – pipe, longs cheveux, nœud papillon, foulards, casquette de velours, sabots, plume élégante -, c’est voyager dans le temps, se projeter en intrus au sein d’un collectif imaginaire d’esprits, d’âmes disparues, à la manière des techniques de chamanes pour intercéder auprès de communautés animales. « (…) En s’appropriant le blason d’une espèce, un humain ne fait pas qu’emprunter l’apparence qu’un membre de collectif animal revêt aux yeux de ses congénères, il emprunte aussi les dispositions physiques spécifiques qui le feront reconnaître par ces mêmes congénères comme partie intégrante d’un corps collectif détournant ainsi les aptitudes d’une espèce à son profit. » (p.155)

Poésie, magie, animisme

Il s’essayait à la magie, en somme. Comment, par des incantations versifiées, sortir de la précarité spirituelle et matérielle, s’assurer un confort un peu stable ? Regarder dans les yeux la vitalité du vivant, bouillonnante, désemparente, qui suintait de ses organes, l’inondait, le diluait dans un cosmos trop vaste pour lui, où il peinait à conserver son brin de singularité, comment transformer cela en musicalité libre ou rimée, ordonnée, domptée, et y apposer un copyright ?  Par quel coup de génie !? Quand il déclare « avoir passer sa jeunesse à écrire des poèmes », on lui demande alors « quel genre de poésie ? ». Et il reste coi, il ne sait plus. Disons des stances ésotériques, partant d’un brouillon plutôt narratif arpentant un sentiment ou ressentiment, un désir ou un rêve, une plainte ou complainte. A partir de là, il limait les mots, les articles, les idées, pour faire émerger un entretissement de syllabes et consonnes comme image sonore avant tout, une façon de concilier dans un phrasé harmonieux, rythmé, le flux des altérités et adversités qu’il affrontait chaque fois qu’il se projetait dans ce qui vient, essayant de déterminer son devenir (ce qui implique l’invention d’une diplomatie idiosyncrasique entre les « pour » et les « contre »). Jusqu’à atteindre un libellé hermétique. Tout ça dans un climat d’amour perdu, impossible, et d’adieux infinis à la mère. « Le désir d’un ailleurs, dans tous les domaines, était un corollaire constant de mon état de deuil. (Et a sans doute été un état constant de mon existence, à tous moments (il est fortement affaibli aujourd’hui).) » (Roubaud, p.1719) Écrire était une tentative de « mettre ensemble », dans un tout coopérant, dans un même chant intérieur, chant murmure, à la fois ce qui avait tendance à le disjoindre du vivant et les quelques entités alliées auxquelles il se sentait « joint ». Il donnait consistance ainsi à une tresse de « motifs » double-face – la succession obsessionnelle de poèmes – symbolisant sa manière de rester accroché au vivant, de conserver des chances de « devenir quelque chose ». C’est dire qu’il ne voyait pas comment arrêter cette écriture, c’est ça qui le maintenait. Le recueil-serpent de ses écrits – chaque poème identique au précédent et en même temps différent – fixait, matérialisait une « raison d’être ». Cela, à une échelle toute individuelle, évoque « le mythe wauja de l’origine des motifs graphiques. Ils sont attribués à Arakuni, un jeune homme qui a commis l’inceste avec sa sœur et qui fut en conséquence chassé du village par sa mère. Inconsolable, Arakuni se fabrique un habit de serpent monstrueux qu’il va endosser pour devenir reptile ; il le tresse avec de la fibre végétale tout en chantant son désespoir, chacun de ses couplets faisant surgir un motif de vannerie différent, de sorte qu’à la fin du chant l’habit présente sur sa surface tous les motifs du système graphique wauja disposés non pas en succession, mais comme une transformation continue les uns des autres. » (p.164) Un chamane parle d’un « dessin qui ne se termine jamais ». Il ne fallait pas que ça se termine. Pas dans la configuration où il se trouvait alors, à l’époque du coron (de constitution aussi un peu reptilienne). Et donc, écrire, écrire, envoyer les feuilles noircies à quelques amis, aux revues et fanzines confidentielles de Belgique et de France, aux micro-éditeurs, aux journalistes obscurs, tout cela caché sous un pseudonyme fantastique.

Rester si longtemps à battre la campagne, au propre et au figuré, forcément, il ne pouvait que basculer dans « autre chose », un flottement ontologique, interspéciste. Tant de jours et de nuit à chercher secours du côté des chimères, il avait forcément ouvert des portes, conspiré avec des existants immatériels, élaboré des arrangements et agencements vitaux avec des agents irrationnels.

Et curieusement, après quarante ans, quand il retourne en cette maison, par le rêve nocturne, ou la rêverie éveillée, il ne réintègre pas son corps d’ermite penché sur son cahier, de l’encre sur les doigts, mais celui du bâtisseur anonyme, ce bricoleur, rugueux mais tout autant poétique. Il est l’ouvrier qui transporte ses matériaux, à la brouette, comme une fourmi exilée. Jadis, se dit-il, « quand même, je ne suis pas resté à ne rien faire, j’ai construit ma première maison, un refuge, sur un bout de terrain vague ». Presqu’une cabane lunaire. C’est le signe, en quelque sorte, d’une corporéité plurielle qui n’est plus assignée à une seule enveloppe. Si cet état était contenu, connu de lui-seul, une curiosité avec laquelle il jouait, il s’est mis à déborder, empiéter peu à peu sur sa vraie vie.

Il était dernièrement au bistrot du village, attablé sur la place, en marge du marché local. Des jeunes récemment installés dans le coin, racontaient leurs chantiers de restauration d’anciennes bergeries en pierre. L’apprentissage des outils, des techniques de construction. Les anciens donnaient des conseils, se proposaient pour venir initier, sur le terrain. Profitant d’un silence, il entreprit le récit de sa première maison, comment il avait coupé dans le bosquet les arbres de la charpente, les avait laissé sécher deux ans, deux ans pendant lesquels il allait aux carrières récupérer des matériaux déclassés, moellons, sable, gravier ; parcourait les décharges à la recherche de châssis et portes bazardés ; visitait les entreprises et marchandait des fins de stock de tuiles et carrelages. Il était déjà bien avancé dans cette évocation somnambulique quand un étrange doute entrava ses paroles. En un éclair, il se rendit compte qu’il n’était plus dans le réel. Il inventait. Il était dans la peau d’un autre. Ce n’était pas mentir qui l’étonnait. C’est qu’il entendait ses mots et qu’il croyait à ce qu’il racontait. Dans ses bras, ses jambes, ses mains, il se sentait celui qui avait bâti cette maison, lointaine, perdue, peut-être aujourd’hui rasée. « Et comment se fait-il que j’ai perdu l’art de tailler la pierre, de manier ces outils sur ce matériau fascinant ? » Voilà le genre de pensée qui l’effleurait. Il se reprenait vite, « mais enfin ! ». N’empêche, ça revenait furtivement. Le doute s’immisçait. Perturbant, et exaltant  la fois, l’entretissement opératoire du vivant, ce n’était pas du vent, ça tissait sa vie, sa mémoire, ses organes à d’autres vies, mémoires, organes, et toujours plus, avec l’âge, l’usure, la familiarité de plus en plus accentuée avec ce qui fertilise son imaginaire comme principe vital, de là percolaient les larmes de paradis perdus, toujours plus abondantes.

La nasse mémorielle

Si le terme d’entretissement est devenu omniprésent chez ceux et celles qui plaident l’invention d’autres relations entre humains et non-humains, la référence aux techniques textiles sied mal à la manière dont ça le prend – en quel entretissement il se trouve engagé. Il imagine plutôt une matrice neuronale ressemblant aux installations de Minia Biabiany vues au palais de Tokyo (on dirait la caverne où l’on sonde la mémoire). Nuit. Une spatialisation de matériaux en des temporalités différentes, des structures flottantes, des fils narratifs congruents ou s’ignorant, motifs sériels de rendez-vous dont ne subsiste que l’ossature d’embranchements, des segments de trajectoires suspendus. C’est d’abord, dessiné au sol, juste à la surface usée recouvrant le passé enfoui, tout ce qu’a produit le passé, brut, et ne peut être recueilli qu’après coup, au compte-goutte, par l’intermédiaire d’un damier irrégulier, dérangé. Une géométrie fantaisiste évoquant marelles et nœuds d’une nasse cosmologique. Le filet que sans cesse il jette dans le sous-sol et qu’il remonte, souvent vide. Ce qui est dessiné là est une trame aléatoire pour saisir, enfermer, ramener au jour des souvenirs, les verser sur le plancher pour les examiner. (« Une » trame, pas « la » trame, celle d’une personne singulière, mais de même famille que celle à sa disposition, d’où éveil de correspondance. Il s’y reconnaît. Il rentre dedans.) Des lignes, des losanges, des trapèzes, des ouvertures, des enclos. Comme les séparations des parcelles cultivées d’un vaste paysage vu du ciel. Ces séparations sont fragiles, faites d’humus, de cendres, de copeaux broyés. Certaines parcelles sont « pleines », évoquent soit des tombes fraîches, soit des parties de potager dont la terre vient d’être retournée, binée, bien meuble, en jachère, attendant les semis. Un jardin entretenu, travaillé. En attente de printemps. L’ensemble fait l’effet d’un pays où il revient, soit pour s’y coucher, finir, soit pour y cueillir des énergies neuves qui en surgissent dès lors qu’il s’y penche comme sur un miroir énigmatique. (Ca ressemble à quelque forme luisante entraperçue en lui quand il se roule en boule, hérisson sur la défensive.) Finalement, ce parterre s’apparente aux lieux totémiques où les « êtres du Rêve » aborigènes « laissèrent aussi en dépôt des semences d’individuation ; appelées « âmes-enfants » dans la littérature ethnographique, lesquelles s’incorporent depuis lors dans les humains et les non-humains composant chaque classe totémique issue d’un être du Rêve et portant son nom. De ce fait, les propriétés héritées du prototype s’actualisent à chaque génération dans des humains, des animaux et des plantes, qui constituent, en dépit de leurs différences d’apparence, autant de manifestations identiques du groupe de qualités fondamentales au moyen duquel s’affirme leur identité commune. » (p.196) Ces « âmes-enfants » restent là disponibles. Face à ce damier dérangé, tracé sur le sol élimé, revêtement accidenté, il reconnaît l’interface qui trame sa mémoire. Pourtant issue d’ailleurs, d’une autre mémoire, celle de l’artiste qui l’a dessinée, sculptée. Surplombant un paysage iconique où se ressource sa singularité aux singularités sous-jacentes aux lignes dessinées, enfouies, sans qu’il puisse les identifier, les objectiver. Ca grouille. Son regard erre dans les espaces de cette grille, avec ses ouvertures, ses fermetures, labyrinthe où il se sent bien. Au-delà de ces mailles, poudroient divers paradis perdus – comme la brillance au-delà des arbres où fusionnent ciel et étang, abîme. Les larmes lui viennent. Comment un tel lieu « artistique » symbolise-t-il aussi bien la genèse de sa mémoire, de ses premiers rêves, dans ce qu’ils ont de strictement attachés à son avatar corporel tout en l’inscrivant au sein d’une communauté potentielle d’êtres qui sentent et pensent leurs propres problématiques ? Ce qui le renvoie, obscurément, à ce qui l’étonnait jadis en ses protocoles poétiques d’écriture : « d’où vient la profondeur mémorielle que je sonde alors que je suis encore tout neuf, que la couche de mes souvenirs est encore si ténue ? »

Sans doute faut-il insister, aller plus loin dans le parallélisme entre ces lieux de pratiques artistiques ouverts aux interprétations et la formation des sites totémiques riches de gisements d’âmes-enfants. « Des récits étiologiques racontent que, lors de la genèse du monde, au « temps du Rêve », des êtres dotés d’aptitudes humaines, mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes, sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre ; les actions qu’ils accomplirent, les relations pacifiques ou violentes qu’ils nouèrent avec d’autres êtres du même genre, eurent pour résultat de façonner le milieu physique, soit parce qu’ils se métamorphosèrent en un élément du relief, soit parce qu’une trace de leur présence demeura visible, de sorte que les traits caractéristiques des lieux aborigènes – les chaos rocheux et les gisements d’ocre, les lits de ruisseau et les cordons littoraux, les bosquets et les collines – portent témoignages jusqu’à présent de ces péripéties. » (p.196) L’artiste a dessiné les traces par lesquelles la présence de ce qui a eu lieu – et dont il procède- reste visible, à portée. Sans cesse actualisé – par ceux et celles qui viennent regarder même parfois sans comprendre – comme l’eau d’une source.

Traces parmi un habitat explosé

Puis il y a des fils verticaux, légers, qui soutiennent, horizontaux, des traits sombres en lévitation désordonnée. Un grand mobile éclaté dont le point d’attache est hors-champs, au-delà du visible, à imaginer/concevoir. Des bouts de bois calcinés, les débris d’une maison commune, flottent dans le vide, oscillent. Oscillations pluri-rythmiques. Survolant le motif de nasse enracinant la mémoire, c’est la charpente d’un « habité » complètement explosée, atomisée. De par ses origines, l’artiste spécifie représenter, là, la prédation impitoyable du colonialisme et de l’esclavagisme aux Antilles. Mais aujourd’hui que l’on sait que le colonialisme – « essence » du capitalisme – a ruiné l’ensemble de l’habitat terrestre de l’humain, ce particularisme colonial parle à toute sensibilité, quelle que soit son origine culturelle. Le colonialisme est devenu un universel géographique, géologique. Et en regardant ces bois flottés, aériens, continuant à rendre présente la déflagration, la dispersion des matériaux par le souffle de la violence, l’œil et l’esprit tentent vainement d’écrire et jouer la musique (poésie), formule magique qui enclencherait une reconstruction (la remise en état,  les morceaux ré-assemblés, ré-emboités). Reconstruction équivaudrait alors à retour en arrière, « revenir avant ». Or, tout en en parcourant avec précision, douloureusement, les fractures, les béances irrémédiables et en prenant, finalement, un certain plaisir à épouser les discontinuités de cette morphologie morcelée, n’y a-t-il pas là une « leçon », une piste de solutions aux fracas binaires du monde ? Un plaisir paradoxal s’identifie à cet ensemble dissocié, l’incorpore et réveille la faculté d’auto-réparation cellulaire telle qu’activée par exemple chez certains reptiles amputés d’un bout de leur queue. La réparation, ici, ne consistant pas à remplacer ce qui est perdu, à guérir et faire oublier les fractures et le morcellements mais à les inscrire dans une jouissance d’un autre type au cours de laquelle le fonctionnement cellulaire absorbe les parties absentes, fantômes, les accepte telles quelles, en tire une force nouvelle. Ce qui se traduit en de lentes gestations, germinatives et, tels des bourgeons imprévisibles, en surgissent des organes immatures, discrets et originaux, aux intersections entre bois flottés, racines tramées et ombres souples sur les murs, révélant le travail de la nuit constante, même en plein jour. Des ébauches, des offrandes, imprévues, malhabiles, touchantes. Des commencements possibles. Des formes malléables qui peuvent remplir toutes sortes de fonctions. Selon les mémoires qu’elles vont stimuler. « Il faut laisser s’approcher les images de mémoire, les assembler tant bien que mal en la tête pour constituer, avec de la chance, quelque chose de cohérent. » (p.1304) Il court après ce genre de sites génésiques de l’art – ils ne se décrètent pas, il n’existe pas de guide ou de répertoire objectif – par lesquels sa mémoire est sollicitée, tourmentée, sondée, et à partir de quoi il cultive cette patience de l’approche, cette activité de composition, de jeu avec la chance, d’espoir de cohérence. Souvent pour rien. Mais exercice qui n’a de sens qu’à être toujours renouvelé pour exhumer, de temps à autre, des traces de vécus, de lieux déjà visités, d’actions vécues, les identifier, les cartographier avec avidité car « reproduire visuellement une trace, c’est redonner vie à la cause immédiate de ce qui l’a produite, réveiller son agence dans l’espoir d’en orienter l’effet » (p.256), c’est conjurer le temps qui passe, sans illusion, l’altérer avec du temps retrouvé, immobile, avec l’impression de pouvoir répéter ou modifier ce qui s’est déjà produit, le brouiller dans la latence brillante des larmes.

Pierre Hemptinne

Pairi Daiza, le zoo, l’économie écocide.

Préalable narratif :

Si le monde est de plus en plus couturé de conflits, marmite prête à exploser, le découragement et les forces déclinantes l’éloignent de ses combats directs… Mais dans sa retraite, des rages le reprennent, voire en pleine nuit, et c’est le retour des insomnies, comme au bon vieux temps… Il ne peut s’empêcher par exemple, régulièrement, d’en revenir à une entreprise qui durant de longues années lui a pourri la vie de promeneur, colonisant de plus en plus une série de paysages familiers… Pairi Daiza, un zoo, avec un marketing d’enfer axé sur la défense de la nature, carrément, un marchandising dingue, notamment de tout ce qui touche de près ou de loin le panda, à croire qu’ils l’avaient inventé, le panda… Ce genre de fleuron capitaliste qui, une fois dans votre décor, ne vous lâche plus, vous bouffe le crâne… Dès qu’il se souvenait de la manière dont, au fil des années, ils avaient envahi et bousillé toute une région, la colère revenait, des mots, des phrases, des images, des arguments, un réquisitoire, des projets de lettres, d’articles, destinés à la poubelle dès le lever du soleil, car à quoi bon… mais quand même…

« Il y a longtemps, je me promenais régulièrement au parc de Cambron-Casteau, désuet, hors du temps, réconfortant. Une enceinte, un reste d’abbaye, des pelouses, un étang, une tour presque en ruines, quelques arbres magnifiques, le tout niché dans une région de pâtures et de champs traversés par la Dendre, de bosquets, petits vallons préfigurant la région des Collines, aux frontières picardes, pas loin des Hauts de France.. Puis est venu Paradisio. C’était dommage, une irruption inquiétante, mais au moins le projet s’était avéré bien dimensionné, relativement respectueux du site. Il semblait tenir compte des existants locaux, humains, non-humains. Mais aujourd’hui ? Je suis toujours promeneur régulier dans cette région et Pairi Daiza est une agression permanente, physique et psychique, comme de se sentir expulsé d’un paysage ou dépossédé des rêveries que l’on y a cultivées.

Que produit réellement Pairi Daiza ? Manifestement, à première vue, en son centre une artificialisation impérialiste du vivant (un camp) et, tout autour, des hectares dévitalisés, morts, une prolifération de surfaces zombies. Et là, c‘est l’emballement, ce qui s’érige est effarant. L’extension jadis mesurée, prudente, avance sans vergogne, à visage découvert. Décomplexée. Une architecture monumentale achève de dénaturer le site historique, phagocyté. C’est tellement démesuré, laid, énorme, vain, dérisoire que l’on se demande comment est-il possible d’obtenir un permis de construire pour pareille monstruosité. Ca n’encourage pas à faire confiance à nos institutions. Surtout que cela se passe en pleine conscience de ce que signifie l’anthropocène. Alors que se multiplient les appels pour réinventer de toute urgence les relations entre humains et non-humains, on laisse s’édifier là une usine de marchandisation outrancière de la nature où une faune de plus en plus exotique est exploitée pour gonfler les plus-values de quelques actionnaires. Il barre l’horizon, on ne voit plus que lui, insolent, un temple à la gloire de l’écocide, violent et aveugle à son anachronisme.

En effet, cette construction pharaonique a toutes les caractéristiques de ce que les auteurs du manifeste « Héritage et fermeture » appelle des technologies obsolètes à peine nées, mortifères. Dans le sens où elles sont tellement en désaccord avec les enjeux climatiques et environnementaux auxquels nous devons faire face, qu’il faut quasiment déjà programmer leur déconstruction. Devant un tel faste absurde, insensé, à contre-courant de ce qu’il conviendrait de construire dans le cadre d‘un devenir sobre de l’humanité, on ne peut que penser devant ce qu’assemblent ces grues et machines : mais comment feront-ils pour démonter tout ça, bientôt ? Et d’être gagné par le sentiment d’un énorme gaspillage révoltant, cynique, bafouillant toute idée de commun et d’esprit civique.

Pairi Daiza, production d’hectares morts. La biodiversité du sol (importante) n’a aucune chance…
Pairi Daiza, productions d’hectares morts… la biodiversité du sol, importante, n’a aucune chance (du reste, elle n’a rien d’extraordinaire pour un zoo…)

une diplomatie digne de l’ancien monde

Le plus étonnant est que, selon les articles qui en rendent compte, les débats concernant l’irrésistible extension de cet empire, singulièrement la création d’une nouvelle route, s’inscrivent toujours dans une logique antérieure à l’anthropocène. Une logique de vieux monde. Comme si les rapport du GIEC n’avaient toujours pas été publiés. Rien n’a changé, le capitalisme est la référence et doit naturellement triompher, parce qu’il est le principe de base de notre système économique actuel. C’est marche ou crève. Tout au plus convient-il que des concessions soient faites aux collectifs défenseurs de l’écologie, pour calmer les esprits et désarmer l’opposition. Le philosophe Grégoire Chamayou a très bien décrit, dans son livre « La société ingouvernable » les principes de cette stratégie définie dans les années 70 par les grandes multinationales désemparées par les premiers boycott d’activistes environnementaux. C’était simple : il suffisait de parler avec eux, de faire quelques petites concessions et au final, de faire quand même ce qui était prévu. Cela est établi par l’analyse scientifique des nombreuses archives d’entreprises, courriers, procès-verbaux de conseil d’administration, etc.  Et entretemps, grâce à cette « diplomatie » jamais remise en question, le capitalisme garde le cap, avance et poursuit son œuvre néfaste de destruction de l’environnement, en prônant un soi-disant « dialogue ».

Pourtant, il semble que depuis lors, l’urgence de changer de politique à l’égard de l’environnement s’est drôlement manifestée ! La destruction de la biosphère, la perte de biodiversité, la crise climatique ont cessé d’être des menaces abstraites, ou d’être couvertes par le vacarme des climato-sceptiques, et que l’on s’accorde, au moins eu niveau des mots, sur la nécessité de préserver la nature, de cesser le saccage et, pour ce faire, de changer de système économique. Il semble que les dernières catastrophes naturelles, les canicules, les dérèglements concrets ont convaincu le plus grand nombre. Pourtant, les expert-e-s sont de plus en plus désespérés par l’inactivité politique. Comme le révèle un article récent du Monde, de plus en plus de scientifiques en appellent à la désobéissance civile. A l’instar de la biogéochimiste américaine Rose Abrammoff, 35 ans : « Devenue relectrice du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 2019, elle a pris conscience de l’ampleur de la catastrophe écologique : le maintien « politiquement impossible » du réchauffement climatique à 1,5 °C, les points de bascule « de plus en plus probables », la dégradation des écosystèmes. « Ce fut un choc », se souvient-elle. » (Le Monde, 28/01/23) Il semblerait que du côté des responsables de Pari Daizai et de leurs interlocuteurs politiques, le choc ne se soit pas encore produit.

Pire, étant donné le principe même du zoo – exploiter le vivant dans tous les sens du terme : le non-humain que l’on enferme, l’humain dont on trompe la sensibilité et le besoin d’émotion -, on peut considérer que les investissements effectués pour étendre sans cesse la zone d’influence, augmenter continûment l’audience et les adeptes, ont une fonction de prosélytisme au service de l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola afin que se perpétue sa domination au nom de la modernité , conçue comme ce qui a légitimé et orchestré la destruction systématique de notre lieu de vie : « J’ai appelé naturalisme cette façon d’inférer des qualités dans les choses car elle a d’abord pour effet de nettement dissocier dans l’architecture du monde entre ce qui relève de la nature, un domaine de régularités physiques prévisibles puisque gouvernés par des principes universels, et ce qui relève de la société et de la culture, soit les conventions humaines dans toute leur diversité instituée. Il en résulte une dissociation entre la sphère des humains, seuls capables de discernement rationnel, d’activité symbolique et de vie sociale, et la foule immense des non-humains voués à une existence machinale et non réflexive, dissociation inouïe qu’aucune autre civilisation n’avait envisager de systématiser de la sorte. »

A noter aussi que le montant nécessaire à construire une nouvelle route – dans un pays où il n’en manque pas, de routes- fait débat. C’est peut-être même le seul aspect vraiment mis en question, sur lequel obtenir des concessions, des aménagements, la décision de tracer un nouvel accès étant implicitement jugé incontournable. Au final il s’agira d’argent public – « nos impôts » – investi pour permettre à top manager, à une équipe de marketing et à quelques actionnaires avides d’atteindre leurs objectifs de rentabilité exponentielle. Un classique du néolibéralisme : affaiblir la puissance publique mais en profiter. On pourrait imaginer que ce modèle ne soit plus acceptable pour le politique, une fois bien intégrée la nécessité d’adapter nos modes d’existence à l’urgence climatique. Bien sûr, ce n’est pas simple de rompre avec les vieilles habitudes. Et il faudrait que soient prises des initiatives structurelles, systémiques pour modifier le marché de l’emploi, ses finalités, ses ressources, afin de ne plus à subir le chantage à l’emploi de pareilles entreprises cyniques, destructrices de biodiversité. Finalement ce sont elles qui définissent la « valeur travail » !

Pourquoi en effet faut-il s’écraser parce que Pairi Daiza a décidé d’atteindre trois millions de visiteurs. Pourquoi en déduire qu’évidemment, alors, cela justifie une nouvelle route, pensons-la pour nuire le moins possible aux riverains, pour intégrer quelques ajustements et réflexions des bourgmestres et collectifs opposés. Bien entendu, le parcours actuel occasionne des nuisances importantes pour les habitant-e-s des entités traversées par le charroi. Mais ajouter un contournement, un autre tracé, ne va pas supprimer les décibels des files de voiture ni éliminer la pollution atmosphère des gaz d’échappement. Sans compter que les nuisances évoquées ne concernent pas que les villages proches (Gages…) mais tous ceux que traversent la route Nimy-Ath, Jurbise, Lens…  Il serait préférable de changer radicalement de logique.

Il est temps d’avoir le courage politique et de considérer qu’au nom des intérêts d’un privé, il n’est plus admissible qu’un bien commun – un paysage, un patrimoine rural – subisse la pression d’une marchandisation maximale. Pourquoi accepter cette ambition de trois millions de visiteurs qui viendront essentiellement- on le sait – en voitures, générant une empreinte carbone monstrueuse, bien en phase avec cet esprit de l’exploitation du vivant caractéristique du zoo. Et les innombrables panneaux solaires ne changeront rien à cette empreinte carbone désastreuse. Pourquoi, en bonne gestion écologique, ne pas limiter le nombre de visiteurs, en établissant un seuil de soutenabilité du milieu naturel concerné. Pourquoi est-il impossible d’indiquer à une entreprise privée que son projet et ses ambitions doivent être dimensionnés aux impératifs écologiques du lieu où elle vient pratiquer un extractivisme sans scrupule au profit de ses actionnaires ? Cela semble pourtant relever du bon sens, d’une gestion en bon père/bonne mère de famille : consciente du tournant climatique, soucieuse de prendre les mesures qui préservent la biosphère, espérant léguer quelque chose de vivable aux générations futures…

Alors que notre époque voit se multiplier l’attribution du statut personne morale à des entités naturelles – fleuve, montagne, plaine, forêt -, on peut « admirer » dans le chantier colonial de Pari Daiza les bonnes vieilles habitudes de dénier au vivant tout droit à la parole. Ce qui correspond bien, encore une fois, à la vocation même du zoo. Pourtant, heureusement, comme partout où frappe ce délire capitaliste, il y a des collectifs qui se forment, contribuent à inventer une diplomatie originale, en représenta tant les humains que les non-humains qui forment le paysage agressé (Mouvement pays vert et collines). Bien entendu, les rôles étant prédéterminés, souvent, ils font office de David (en plus, au pays d’Ath…). Que peut-on rêver de mieux pour Pairi Daiza ? Que l’on donne autant de millions à ce collectif que pour construire une route de plus : cela leur permettra de mener une occupation de terrain réellement écologique, respectueuse. Que l’on offre à Extinction Rebellion  quelques abonnements à Pari Daiza. Que l’on puisse rêver à une zad qui encerclerait le « parc animalier » et contribuerait enfin à un réel basculement vers un autre imaginaire, une autre économie, une réinvention des relations humains et non-humains. Et cela attirerait du monde, donnerait lieu à une activité citoyenne d’initiation à vivre autrement, mais sans avoir besoin d’attirer des millions de personnes (le modèle économique étant tout autre), sans avoir besoin de bétonner des hectares, d’ajouter une route parmi tant d’autres. Investir dans un plan culturelle ambitieux serait judicieux aussi, en mobilisant tant les associations d’éducation permanente que les organisations naturalistes, des écologues pédagogues, des guides nature : son objectif serait de rendre une vraie rencontre avec la nature plus désirable, pour le plus grand nombre, que les représentations artificielles orchestrées par des zoos. Du coup, on élargirait la possibilité d’un boycott efficace des manifestations ludiques de l’économie écocide, tout bénéfice pour les objectifs de « nouvelle société », adaptée au dérèglement climatique, décarbonée… »

Pierre Hemptinne

Références :

Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire » La fabrique éditions, 2018

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, « Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement », éditions divergences, 2021

Philippe Descola, « Les formes du visible », Seuil, 2021