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Le cosmos dans les yeux d’une mère en jeune fille

Fil narratif à partir de : Cécile Vaché-Olivieri, Seeing Double, L’irrésolue au Plateau/Frac Ile de France – Hicham Berrada, Vestiges, galerie Kamel Mennour – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Achille Mbembé, La Communauté terrestre, La Découverte 2023 – Vestiges minéralogiques coloniaux – un portrait – un chevreuil…

Dans un coin de prairie, en contrebas de la route, en face de son abris, un chevreuil broute l’herbe fraîche, paisible, comme chaque matin à la même heure. Il le contemple, tandis que ses pensées du réveil s’attardent à paître les réminiscences nocturnes. De matin en matin, se tisse une sensation de cohabitation. Il aimerait tellement que leurs regards se croisent pour un partage fugace, se jauger dans leur mélancolie réciproque, animale et humaine…

Une vie en caisses

Autrefois, Il se momifiait dans les sédimentations de son imaginaire. A petit feu. Sa vie se figeait en lasagne de livres, cahiers de notes, disques, fichiers Word remplis de signes, photos imprimées ou numériques, guides du visiteur de multiples expositions (traces d’incursions dans les espaces artistiques, documents qu’il conservait pour études potentielles, matériau de médiation culturelle). Sans oublier, épices du millefeuille, les objets ramassés lors de déambulations rurales ou urbaines, plumes, cailloux, bouts de bois, coquillages, capsules, bouchons, de même que divers documents autobiographiques, images offertes par des artistes amis, des dédicaces, des cartes envoyées par les enfants ou des proches, il y a longtemps. Il ruminait, mastiquait son décor qui le lui rendait bien, l’acheminait vers la disparition. Puis, il a tout mis dans des caisses et s’est téléporté sur un radeau-terrasse, adossé à une maisonnette dès lors transformée en garde-meuble, où les cartons s’empilent, laissant un passage étroit dans le corridor, dans les pièces, vers une cuisine, une salle de bain sommaire, un divan où il se réfugie les nuits trop froides. Tout le décor, toutes les couches, toutes les sédimentations, mises en caisses. Des boîtes d’archives. Pleines à craquer. (Voilà, en guise de « rappel des épisodes précédents »).

Un autel improvisé, icône d’une jeune fille

Au fil de la dérive sur ce radeau-terrasse, près du seuil d’entrée en pierre polie, porte presque toujours ouverte, sur un casier en bois retourné, s’est instituée une compagnie de pénates et lares, une accumulation de bibelots et, derrière, entre le casier et le mur chaulé, presque dissimulé, sur le carrelage, trois jeunes filles, en noir et blanc, chacune dans la même blouse blanche, apparaissent dans un encadrement métallique déboîté, comme dans la lucane d’une télévision antédiluvienne. L’écran fixe est poussiéreux, garni de feuilles, d’aiguilles de pin. Quelques cadavres de mouches, de guêpes, dépouilles de scarabées, toiles d’araignées. Quelques akènes à aigrettes de pissenlits, des samares d’érables, un peu de bourre de peuplier (tels les nounous de poussière sous les lits, mais aériens). Un petit monde inanimé se construit – une nature morte -, selon les brises, les déplacements d’air. Cet inanimé devenant le terreau d’émergence de vie. Une graine qui germe. Des pousses vertes. Des fourmis s’installent. Il ne voit plus ce qu’il y a là. Pourtant, entre ces choses et son cerveau, c’est un flux permanent, une respiration. Il passe devant ce petit autel au temps suspendu plusieurs fois par jour, il ne marque aucun arrêt volontaire, quoique, quelques fois, il reste là, interdit, comme quelqu’un qui ne sait plus où il allait, ni ce qu’il était en train de faire. Et sans en avoir aucune conscience, l’échange de regards avec celle qui est là, entre ses sœurs, dans le cadre, se réactualise. Un échange qui la maintient en vie, quelque part, et le garde lui aussi bien vivant, de ce côté-ci. Ils se donnent vie mutuellement en discontinu. A travers la taie grisâtre qui recouvre le verre, les pollens déposés au fil des ans, offrandes venues du cosmos. Ses soeurs, l’ainée et la cadette sont facilement cernables, les deux pieds sur terre, dans la réalité de jeunes filles de leur époque (telle que l’on peut se l’imaginer), exprimant à leur manière le fait de voir poindre une identité indécise. Mais elle, non, le charbon de ses yeux plonge dans un infini qui ne s’ouvre qu’à elle, l’émerveille et l’assombrit à la fois, la marque de mélancolie, fait palpiter son cœur en décalage avec son temps. Submergé, magnétisé. Elle absorbe l’incommensurable mystérieux dans sa chair et se demande quelle pourra bien être sa ligne de fuite. Quand la nostalgie s’empare d’une chair aussi jeune, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle abrite un être qui a déjà épuisé plusieurs vies. Là, sur la photo, elle n’est pas encore sa mère, et elle ne le sera que peu de temps, emportée par le cancer. Que regarde-t-elle, qu’a-t-elle pressenti qui échappe aux autres ? Il ne se pose plus la question, ne sonde plus le portrait, ne lui parle plus, simplement, à chaque fois que ça se trouve dans son champ de vision, machinalement, le cerveau effectue un set up pour entretenir – en tout cas empêcher que rompe – le cordon ombilical qui relie son regard sur le monde à ces yeux éperdus.  

Brouter la mémoire dans une impalpable nébulosité

Il s’immobilise parfois contemplant, au-delà de l’autel de bric et de broc, l’empilement des cartons pleins dans le couloir. Comme il regarderait une sculpture, une installation dont il serait l’auteur. Il en est vaguement satisfait, soulagé. En pièces détachées, il y a là son ancien décor, le fouillis intégral, toutes les strates mélangées. Ses peaux successives et les reliques de ses mues remplissent son actuelle habitation. Quelque chose dont il s’est extirpé pour être plus léger, s’approchant de la fin. Pour libérer sa mémoire, qu’elle se sente libre d’aller où elle veut, de rejoindre n’importe quelle entité et, du coup,  cultiver une étrange extériorité avec ce qu’il est, sa substance cumulée. Il aime poser le regard sur ces caisses (pas vraiment regarder, toucher des yeux). Pleines à craquer. C’est son histoire, une grande partie en tout cas, empilée, enfermée. En vrac. Plutôt que de faire travailler ses méninges pour se souvenir de ce qu’il a fait, de ce qui l’a constitué au fil des ans, il pourrait déballer, étaler les contenus, fouiller, reconstituer. En archiviste. Sans doute en viendrait-il alors à réaliser le portrait de quelqu’un qui lui ressemble mais ne serait pas tout à fait lui. Une fiction plausible. C’est ce qui le rapproche du chevreuil, Il broute la matière mémorielle intérieure. Inlassablement, mais sans méthode, parcimonieusement. Sans s’en rendre compte, tâche mécanique. Parfois, un goût le titille, il saisit un fil et alors s’acharne. Pendant plusieurs jours et nuits, il lui semble qu’une cristallisation s’opère et qu’il va ramener à la surface une explication, une révélation, quelque chose d’inédit, de jamais écrit, découvrir à quoi toute sa vie a bien pu servir. Ce qu’elle a produit d’unique. Une compréhension fulgurante de la vie. Et qui serait utile à d’autres. Percer le mystère. Toujours ce désir d’être partiellement providentiel, à part ! Puis tout s’éloigne. Au fur et à mesure de ce travail devenu prioritaire, sa mémoire s’épuise, se répand, ruisselle et s’évapore, disparaît. Il aimerait que, parallèlement à cet évidement – évacuer les viscères de l’esprit pour embaumer son intériorité comme on le fait, en taxidermie, pour les corps physiques -, les cartons aussi se vident, s’épurent. Ils deviendraient juste des idées d’emballage, un ensemble de contenants dématérialisés, vides. Légers. Presque flottants. Des cocons à l’intérieur desquels le matériau de son passé amorcerait un stade de chrysalide légère. Se repenser, se projeter dans l’impensable futur. Ne laissant filtrer à travers leur fine pelure qu’une légère lueur en voie d’extinction. Ce genre de lumière qu’il adorait apercevoir aux horizons dans les campagnes du Nord où il s’immergeait, pédaleur béat. Ce bienfait de la lumière après laquelle il aura couru (et pédalé) durant des années, le rapprochant de la mélancolie voluptueuse et anxieuse du visage de cette jeune fille, sa future mère. Cette lumière que l’on dit « inventée » par Van Eyck, qui « baigne l’espace d’une impalpable nébulosité dorée ayant pour effet de déréaliser ce qui est dépeint tout en l’unifiant, d’abolir l’écoulement du temps ». (p.479). Cartons et lumière. 

Cartons vides et couveuses d’entre-deux

Ca le ramène toujours vers Seeing Double de Céline Vaché-Olivieri, installation photographiée il y a belle lurette, dans une exposition dont le titre l’avait séduit, « L’irrésolue ». Un ensemble de volumes en carton, marqués, éprouvés et pourtant impalpables, fragiles, translucides. Des cartons récupérés dans l’espace public, des volumes vidés de toutes entrailles, abandonnés, des déchets épuisés, en bout de vie, des contenants obsolètes. L’artiste les a recueillis avec soin, comme on le ferait d’une dépouille animale avec laquelle entretenir une relation par-delà la mort, en la dotant d’une forme pérenne. Ces cartons quelconque ont fait l’objet d’une série de soins et manipulations afin d’y faire affleurer une imperceptible personnalité. Une aura trouble que l’on n’accorde peu à ces objets manufacturés, industriels, emballages de la marchandisation. Chaque carton a désormais une histoire, ne ressemble à aucun autre. Ils sont soit décomposés couche après couche, jusqu’à l’ultime pellicule, quasi immatérielle, imbibée alors d’huile de lin, comme momifiée, boites ensuite refermées. Ou résolument déconstruits, radicalement, ils sont « reproduits », reconstituées à l’identique, avec du papier mâché ou du latex. Mutés, copiés. Ils reposent comme en un purgatoire, en phase de purification. Ames en transit. Disposés sur une table translucide, ils semblent des incubateurs de vide. Ils abritent des « intérieurs » en gestation, des intériorités en cours de reconstitution fragile, minimale. Ils célèbrent une esthétique douce d’objets perdus, figés dans une attente sans fin. Ils semblent chacun avoir un-e destinataire spécifique. Leurs formes assemblées est un poème géométrique chantant le mystère des entre-deux, à jamais égarés entre une expédition et une réception. 

Des cailloux qui flottent dans la main

Aux avant-postes de son petit monde mis en caisse, sur le petit autel du temps suspendu, certains objets datent de quand il a ouvert les yeux. Et il n’a cessé de les voir, sur un guéridon dans le salon des parents, dans la bibliothèque des grands-parents, dans des vitrines chez des oncles et tantes. Depuis longtemps il les voit sans les voir. Que se passerait-il s’ils disparaissaient ? Ils semblent devenus anodins, superflus, galvaudés, usés. Pourtant, sans les fluides qui circulent de lui à eux, d’eux à lui, conserverait-il la même stabilité, s’imaginant situé, assigné à un cheminement dans le cosmos ? Garderait-il le sentiment d’un refuge possible ? Ce sont des morceaux de malachite ramenés du Congo par ses aïeux. Leurs parties sphériques, pommelées, accidentées, portant encore des restes incrustés de terre africaine, lui a toujours évoqué des paysages d’altitude, des cimes lointaines, arides et mystérieuses, attirantes, peut-être la surface d’autres planètes où vivre. Avec des monts, des vallées, des sillons, des crevasses, des prairies parsemées de chaos rocheux ou des reliefs de cervelles. Elles tiennent en main comme une planète miniature, un crâne dont on tente de deviner les pensées passées. La partie abrupte, rocailleuse, contraste avec l’une ou l’autre face, sciée, lisse, révélant l’intérieur richement veiné, concentrique, miroitant et luxueux. Son grand-père maternel aimait, avec un sourire imperceptible, déclarer que la malachite était tellement abondante qu’elle dérivait à la surface du fleuve. Et lui, enfant, a longtemps cru que cette roche flottait ! Le statut de ces minéraux, qui sont toujours resté près de lui, s’apparente aux objets chinois tels que brûle-parfum ou encrier qui, sur un bureau, une table, dans le décor domestique, font office de paysage miniature, habité par des êtres microscopiques, dont la contemplation permet de voyager dans l’immensité, de s’y sentir à sa place. Le but est de toujours disposer à portée, une sortie de secours, la possibilité de « s’immerger dans le paysage miniature qu’il a sous les yeux afin de le parcourir en tous sens comme s’il était lui-même un habitant de ce paysage représenté dans l’objet ». Ce qui conduit à véritablement faire l’expérience régulière de « changer lui-même d’échelle, de fuir le monde et ses tracas pour trouver refuge dans un univers à part, un microcosme minuscule où toute vie s’écoule dans la quiétude d’un huis-clos. Le paysage miniature a ainsi partie liée avec l’effet magique de la figuration mimétique : figurer, ce n’est pas seulement évoquer un référent, susciter l’illusion de sa présence, mais bien le faire advenir par des moyens extraordinaires. » (p.379) 

Pérégrinations minuscules au long d’un infini filigrane animiste

Ces organes de malachite extirpés d’un sous-sol exotique, auquel se mêle l’épopée de ses grands-pères, momifiés, omniprésents dans les intérieurs où il a grandi, dont certains n’ont cessé de l’accompagner dans ses déménagement – longtemps faisant office de presse-livres ­— ­sont pour lui ces paysages miniatures chers aux lettrés taoïstes, des lieux de pérégrinations imaginaires indispensables à leur  équilibre (en ce qui le concerne, sans qu’il s’en rende compte) et se substituant à l’immersion en temps réel dans les immensités forestières : « (…) pour accéder à cette plénitude élémentaire, il n’est pas indispensable de s’interner au plus profond des forêts escarpées ; le lettré peut créer en sa demeure un site de pérégrination miniature afin de s’y retirer à sa guise. Ainsi, les petites montagnes qu’il conserve sous le regard n’évoquent pas seulement des images des lieux reculés où vivent les Immortels et des prodiges qu’ils recèlent, elles sont aussi le moyen occasionnel pour lui de se transfigurer lentement par la méditation en accomplissant ses dispositions grâce à des randonnées métaphysiques dans la contrée minuscule qui lui est devenue familière. Peu importe ici que ces paysages montagneux ne figurent pas le cosmos entier, de toute façon irreprésentable autrement que de façon schématique. Ils constituent un arrière-pays échappant aux règles communes, un monde à échelle réduite mais immensément plus grand que celui où se déploie l’existence ordinaire, en qui certains humains pourront trouvé l’écho enchanté de leurs propres qualités intérieures. » (p.380) Alors, il ne pratique pas, face aux paysages suggérés par les malachites, une méditation en règle, à la manière du lettré chinois. Mais depuis qu’il connaît ces objets, que ses yeux se posent sur eux, entretenant chaque fois la rêverie votive un peu informelle de contrées lointaines – et un détail d’un de ces cailloux lui rappelle toujours les grandes pâtures vertes bordées de forêt qu’il aimait apercevoir, depuis l’eau où il ramait, en haut de la vallée mosane -, c’est une ligne méditative, un filigrane animiste qui s’est tissé en lui, un peu brute, constituée d’autant d’incursions brèves dans un pays connus de lui-seul, dont lui seul connaît les accès, où une partie de lui-même peut facilement fuir, ce qui lui permet d’entretenir des relations avec le reste du monde, supportables, voire parfois agréables, profitables. Une ligne méditative qui est aussi résistance par où s’exfiltrer d’un milieu devenu très hostile, corrosif, à savoir le monde « du travail » mis sous pression maximale de rentabilité, de façonnement des imaginaires au service des actionnaires de quelques méta-logos, tout le monde, finalement, prié de se soumettre au bon vieux régime de la plantation. « Si le planteur s’intéresse à la durée de vie de l’esclave, c’est en tant que cette durée correspond à la durée effective du travail. Il y a ici une tentative de réduction du sujet et du vivant au travail. »(p.58) Ce que ne fait que confirmer le régime des retraites…

Ce milieu-là de l’esclavage n’a cessé, dans la mondiation moderne occidentale avec son fer de lance managérial, d’être l’arène où la technosphère insuffle aux corps et aux esprits une ontologie selon laquelle toute solution viendra du progrès technique – que les problèmes soient sociaux, économiques, écologiques, médicaux -, ontologie qui rend les cerveaux accros à la consommation de nouvelles technologies, adjonctions addictives de réseaux artificiels aux réseaux organiques. Il en est bien éloigné à présent, il écoute au loin les vagues et les rumeurs d’un long et lent déraillement, aux innombrables victimes. 

Quand le Cloud retombe sur terre

Comment se représente-t-il l’état catastrophique des contrées denses et malades qu’il a délaissées ? Régulièrement, à la manière d’une série onirique, ses nuits sont animées de visions inquiétantes et merveilleuses à la fois : d’innombrables méga-gigantesque plaques ouvragées ont chuté du Cloud. Des cartographies en relief d’une machinerie occulte, joyaux post-industriels en attente de quelques archéologues fouineurs. Elles suggèrent les configurations neuronales de ce qui servait à capter, calculer, coder, mettre en réseau et orchestrer les flux sensibles de l’humanité. Fracassées au sol en pyramides de déchets, elles évoquent les architectures mystiques de sociétés occultes, constructions dont on peine à imaginer comment elles ont été érigées, par qui, pour quoi et quelle était l’origine de leur force agissante. Elles reposent à présent sur des sols abandonnés, regagnés par la nature vierge, des mousses, des champignons qui peu à peu vont les dévorer, les digérer, les transformer, les effacer de la surface de la terre. Cette vision d’une ingénierie du Cloud qui se casse la gueule, finalement traitée comme n’importe quel site contaminé, nettoyé par des agents naturels activés par l’industrie de la décontamination relative des sols, il la doit au Terrarium d’Hicham Berrada, microcosme où de superbes circuits imprimés, tels les plans cachés et les architectures mémorielles d’une civilisation computationnelle ayant échoué de peu à assujettir l’ensemble du vivant, éparpillés comme les boîtes noires d’un avion volatisé en plein vol, sont attaqués, acheminés vers le néant sous l’action inventive et corrosive de mycéliums invisibles. Tableau où deux biotopes blessés se rencontrent et se toisent, l’un naturel, l’autre machinique. Ce terrarium avait, ceci dit, des allures de vision paradisiaque, d’attachement naïf aux illusions d’un meilleur à venir : il montrait, comme en une boule de cristal, d’une part, des fragments du système nerveux du Léviathan numérique, démantibulé, et d’autre part, le spectacle de la nature « reprenant ses droits », réparant la folie humaine (ayant engendré l’hydre numérique à son image).

Il en émanait – réellement ou était-ce suggéré par l’atmosphère du décor sous verre ? -, un subtil parfum d’humus et cette profonde nostalgie qui monte de la terre sèche qu’humecte une ondée providentielle, fragrance d’une mémoire globale, matricielle, qui répare et réjouit le cœur, laisse espérer de nouvelles périodes fécondes, des renaissances possibles. Cela, mêlé à ce que laissait présager cette figuration mythologique d’une immense déconnexion, d’une rupture d’avec les algorithmes démiurges, à savoir, partout, un « feu aux poudres » spectaculaire, longue traîne d’émeutes. (Ce n’est pas le lieu de les détailler, mais il se rappelle ce qu’écrivait Achille Mbembé : « la vie au bord des extrêmes est en passe de devenir notre condition commune ».)

La désaffection progressive des réseaux qui reliaient les corps et les esprit, là où se métabolisent les opinions sur le monde, aux organismes totalitaires du Cloud, entraîne une calcification, une fossilisation des organes mixtes, mi chair, mi technologie. Une cristallisation de matières techno-intestines, techno-cérébrales, une agonie de cellules privées de ce qui nourrissait leur hybridité, le chant du cygne de virus et bactéries bio-digitaux. 

Minéralogie paysagère de la déconnexion

Une désagrégation profuse, proliférante, prenant la forme de paysages intérieurs surprenant, des contrées abandonnées, désertifiées, sinistrées, des cicatrices exubérantes, romantiques, des configurations viscérales sublimes, des dentelles synaptiques monstrueuses, fabuleuses.

Des fibres nerveuses ou musculaires subissant de plein fouet la folle accélération techno-démente, et figées en pleine outrance, bouffies d’adrénalines injectées par les applications démultiplicatrices de vies. Pétrifiées en leur apothéose transformatrice, agonies dans la résine fuligineuse du temps mort. C’est le genre d’imagerie paysagère qui surgit dès qu’il cherche à exprimer « comment il va », qui le déroute, en fait, ne parvenant pas encore à être parfaitement à l’aise avec ce qu’elles représentent, et qu’il aimerait montrer au chevreuil, lors d’un aléatoire échange de regards, pour voir si ça lui parle, si ça suscite des réactions animales. Des conseils ? Ce sont des vestiges qu’ils laissent aussi venir à la surface quand ses yeux partent flotter dans la mélancolie de la jeune fille, sa mère en devenir. Y reconnaitra-t-elle les formes de ses appréhensions ? Ca s’intègre à toutes les images qu’il se fait de son corps. Des incrustations qui racontent l’organologie qu’en tant qu’ancienne particule du monde technologique, il a secrété en symbiose avec les circuits imprimés, les réseaux numériques, les écrans, les algorithmes, outils omniprésents de tout agir. Ces objets technologiques étaient en quelque sorte greffés en lui. Ce que Simondon aide à nommer, ici repris par Achille Mbembé : « Autant l’on peut dire que « ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent », autant on peut affirmer à l’inverse qu’une part de l’humain consiste en la réalité des choses. L’humain n’est pas seulement présent parmi les machines ou en elles. Les machines, en retour, travaillent l’humain, le traversent, l’investissent. C’est ce qui fait leur caractère androïde. » (p.32)  Et à un moment, oui, il a débranché significativement ses organes artificiels, ils sont restés en lui et, abîmés par l’inactivité, se sont érodés, nécrosés, développant une minéralogie de planète artificielle, dont les ondes sont loin d’être totalement inoffensives. Elles restent toxiques, contagieuses pour plusieurs générations, au même titre que les pesticides et les radiations nucléaires. Elles tapissent son fond intérieur, à la manière de ces épaves dans les abysses marins, elles-aussi technologies de conquêtes impérialistes et peu à peu reprises par les organismes sous-marins, devenant coraux fantasques, dentelles cellulaires où archaïsme et futurisme fusionnent, promesses de futur et preuve de l’apocalypse se confondent, intriguent. Les lois qui président à leurs déformations sont similaires à celles qui configurèrent les minerais de malachite arrachés à leur sol natif. S’il ne les voit plus, quelques fois il les extirpe, somnambule, du fouillis du petit autel bancal, les prend en mains, les caresse, à l’aveugle, comme on manipulait jadis une série de gadgets censés atténuer le stress du boulot, au cœur des open-spaces, quand on écoutait encore les conneries des managers du bonheur et leurs leçons sur la résilience.

Pierre Hemptinne

Des paradis perdus à la nappe de sang

Fil narratif à partir de : « Paradis perdus » au Musée des Beaux-Arts de Tournai – Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère, L’olivier 2020 – Olga Tokarczuk, Les livres de Jacob, Les Pérégrins – Juan José Saer, Les Nuages, Le tripode – une pandémie, des souvenirs, une promenade/parcours d’artistes à Quevaucamp…

Appuyé à la balustrade, la fraîcheur brumeuse de la nuit se dissipant, l’azur idéal diluant les laitances atmosphériques, la luminosité gris souris se transcendant peu à peu en teinte radieuse, il hume tout ça , enveloppé de couvertures, près des cendres du brasero qui tiédissent, compagnon de toute une nuit alternant veille et somnolence, trous noirs et rêves agités, silence de tombe et cris ou glapissements déchirants d’animaux nocturnes, vide abyssal et coups d’œil brefs à la voûte étoilée. Parfois encore une fumerole, le fumet des braises, dont des traces rejoignent et se fondent dans les fumigations blanchâtres qui montent de la vallée. Son regard surplombant erre dans les bordures herbeuses de la route, dans les pieds broussailleux et mousseux qui ourlent la forêt encerclant la maison de toute part, dans les rocailles qui délimitent le jardinet. Il détecte les formes de champignons, camouflés, absents hier. Irruptions fraîches . Quand il en a repéré une ou deux, d’autres apparaissent, groupés, constellations figées. Comme pour les étoiles dans le ciel nocturne. Il lève la tête, n’en voit d’abord qu’une, intense, jouant son rôle de première et peu à peu, les myriades clignotent. Il épie à la jumelle les colonies de sporophores, ces chapeaux éphémères, déjà altérés par le temps, les animaux, les intempéries, captant ombres et lumières, non pas avec un œil mycologique mais avec l’attention réservée à des œuvres exposées en galerie. Encore que le regard d’un mycologue prenne en compte aussi les dimensions esthétiques.

Depuis des semaines, ça y est, se creuse un manque au niveau du voir, une absence de formes et couleurs nouvelles à intégrer, venant agiter les traces déjà enregistrées, couche après couche, assurant aération et rajeunissement des tissus où il conserve tout ce qu’il a vu et qui compte (pour lui). Voilà plusieurs mois qu’il n’a pu aller au musée, découvrir des œuvres jamais vues ou revisiter certaines déjà présentes dans ses archives intimes. Une fois par mois, en effet, il descendait à vélo jusqu’à la bourgade la plus proche, bâtie de part et d’autre de la rivière dévalant des cimes cévenoles, juste avant les garrigues, laissait la bécane chez un marchand de vélo (mais qui diversifie ses activités, vend et répare motoculteurs, tronçonneuses, taille-haies…), empruntait un bus qui le conduisait à l’une ou l’autre grande ville, dotées de quelques musées dynamiques, anciens et modernes. Mais voilà, les choses ne s’arrangent guère et ces institutions sont toujours fermées, depuis des années, depuis la grande pandémie de 2020 suivies d’autres, régulières, scandant la vie confinée de la planète. Ouvriront-elles encore un jour, à présent qu’elles ont toutes migrer vers le virtuel, déployant des visites à distance, contribuant aux phases d’épanouissement totalitaire des technologiques numériques, devenant rouages exemplaires de l’empire numérique, l’aidant à prendre en mains l’imaginaire collectif. La technologie n’est-elle qu’une roue de secours transitoire ou la réalisation d’une mutation définitive, une force coloniale s’emparant des moindres ressources premières humaines ? Plus le temps passe, moins il devient permis de douter de la réponse. 

Des pans entiers de temps et d’espaces qui faisaient partie intégrale de sa vie active passée, physique et spirituelle et qui continuaient à cristalliser dans son histoire ressassée à chaque instant, ont sombré, arrachés, disparus de sa géo-organologie, rayés de la carte sociale, le privant peu à peu d’oxygène, enrayant le processus incessant de décomposition, recyclage, recomposition, exhumation fictionnelle  en quoi consiste la vie spirituelle.  « Les lieux où j’ai cherché, erré, souvent palpité n’existent plus », et qu’ils soient clos, vidés de leur mission, suffit à interrompre ou raréfier en tout cas l’alimentation des processus imaginaires qu’ils assuraient.  Ses visites aux musées les plus proches – y compris aux plus humbles consacrés à la mémoire locale, aux patrimoines naturels et aux traditions et artisanats disparus – n’étaient elles-mêmes qu’une subsistance de ses anciennes grandes vadrouilles à Paris. Il arrivait tôt et partait tard, il marchait sans cesse, reliant de ses pas, à la manière d’une constellation, une dizaine de galeries d’art où, de flânerie en flânerie, au fur et à mesure qu’il se familiarisait avec la ville, il avait « pris ses habitudes », points de repère. Sans oublier que chaque pérégrination lui réservait des surprises, de nouvelles adresses, de nouveaux détours. Il préférait, finalement, ces lieux aux musées, plus simples, plus directs, il pouvait entrer et sortir, butiner, ou pas, sans obstacle, sans rituel de ticket et de vestiaire, sans affluence, restant plus totalement dans ses propres rêveries, ces haltes s’intégrant plus organiquement au rythme de la balade urbaine. Il n’était, en aucun cas, mû par aucune  religion de l’art ou esprit spéculatif de collectionneur. Cela ne ressemblait pas plus à ce que l’on appelle « faire le tour de sa propriété », ici, propriété pouvant signifier un certain domaine de l’art qu’il aurait « marquer », et d’où il puiserait un certain confort, un renforcement de ses goûts et couleurs, une appartenance marquée à une culture légitime, ou à un combat pour légitimer certaines formes peu reconnues. Il aimait observer, regarder, de la même façon que les paysages quand il marchait en campagne ou pédalait en montagne. Il accordait autant d’attention aux protocoles, aux attitudes, aux comportements du personnel et des habitué-e-s, aux échanges téléphoniques captées parfois entre une galeriste et un artiste (il se souvient ainsi avoir été témoin d’une conversation avec Georg Baselitz) ou un ou une collectionneuse. Souvent, il ne savait pas ce qu’il voyait, « mais qu’est-ce que c’est ? », « d’où ça vient ? », était perdu, devait ramer pour raccrocher à quelque chose faisant sens pour lui. Après coup, il aimait quand ça le plongeait dans la perplexité, et que cette tonalité déteignait, enchantait ensuite sa manière de marcher dans les rues. C’est surtout alors que, à partir de la réaction en chaîne des sensations, peu à peu remontaient en lui des réminiscences, sa manière de recréer les œuvres en images mentales à lui  (sans quoi, sans cet intangible multiplié par autant d’individus les ayant incorporer, elles n’existent pas). Jamais, finalement, même après des années, il ne se sentait dans ses galeries comme chez lui, mais l’intimidation des premières fois avait disparu, une familiarité s’était installée. Ce qui l’intéressait dans ce qu’exhibaient et mettaient en scène ces « cubes blancs » était le travail de représentation effectué par des dizaines d’individus, au présent, convoquant des héritages, recyclant l’histoire de l’art, actualisant des images aux intersections des patrimoines imaginaires individuels et collectifs, apportant leurs visions singulières, réorganisant des esthétiques déjà en place, déplaçant des références. (La continuation évolutive de ce qui meut le champ artistique tel qu’étudié par Bourdieu, au fond). Il avait besoin de happer régulièrement de nouvelles images, récentes, inspirées de l’air du temps et donc des multiples manières dont « l’époque » le traversait, qui résonnaient avec celles enfouies et grouillant dans son cerveau, qui ranimaient des souvenirs, relançaient et soutenaient en permanence l’interprétation des formes constituant au fil des années, son musée intérieur. Outre qu’ainsi émergeait la possibilité d’une permanence symbolique depuis les premiers gestes artistiques humains jusqu’à lui et par là le situait dans une histoire, elles lui permettaient d’entretenir une relation active, toujours pleine de surprises, avec tout ce qu’on cerveau avait emmagasiné. Il se promenait de galerie en galerie un peu comme ces insolites chercheurs, sur la plage, dans certains champs, casqués, remuant juste au-dessus du sol, les antennes d’un détecteur de métaux. Chaque fois que ça vibrait, il s’arrêtait, tombait en arrêt, scrutait, enregistrait des traces, prenait des notes et quelques photos. A l’aveugle, à l’instinct, il organisait ses outils de rétention. C’est grâce à ces stimulants extérieurs que se révélaient, de façon imprévisible, des bribes insolites ou des pans entiers de sa mémoire qui, sans ça, resteraient à jamais inaccessibles, ne reviendraient jamais à la surface, le vouant alors à une vie intérieure beaucoup plus inerte, stable et plane. Ce n’était rien d’autre que des matériaux réactifs, des outils pour fouiller ce qui était enfoui en lui. Il fallait que ce soit le témoignage d’une créativité polymorphe et « en train de se faire », pour être touché par la sensation que tout cela travaillait sans cesse, que l’héritage des arts étaient sans cesse en train de se  transformer, sans règles préétablies, passant d’un individu à un autre, à travers les âges et les modes, filiations étroites ou larges, flux de réminiscences ininterrompus. C’était cela, ce mode d’expérience esthétique, labile, cosmique, qui le conduisait à contester la légitimité de « propriété » des œuvres et le principe des droits d’auteur – postulant donc cette fiction ou supercherie d’un auteur-autrice unique aux choses. (De façon plus macro, il s’opposait aux principes de la propriété intellectuelle érigée comme essence du capitalisme numérique.)  Il percevait bien plutôt leur dimension de biens communs, privé de toute existence et consistance sans les multiples et aléatoires connexions du collectif au singulier, du singulier au collectif, du passé au présent, à travers d’innombrables sensibilités recevant, revisitant, recréant, croyant saisir de l’inédit, et d’autres examinant, percevant, réagissant, interprétant, attirées, fascinées ou indifférentes, toutes attestant, finalement, serait-ce sans s’en rendre compte, l’inexistante page blanche, vierge.

Chaque fois que lui manque les substances de ces errances glaneuses d’œuvres d’art, de signaux esthétiques émis par d’autres humains, il y substitue de façon obstinée d’autres dérives contemplatives dont divers travaux physiques, corps à corps avec le paysage. Disons que suite à cette économie tarie du flux culturel, certaines tâches manuelles ordinaires ont changé de valeur. Ainsi, il descend de plus en plus souvent dans le bois juste en face, de l’autre côté du lacet macadamisé, dans un terrain presque à pic. Il empoigne dans le réduit humide, creusé dans la roche, situé sous la terrasse, fermé d’une porte à claire-voie donnant sur le jardinet, de vieux outils, pelle, pioche, masse, bêche, râteau, truelle, barre de mine, aux manches usés, aux fers polis, outillage rudimentaire, non motorisé, qu’il a toujours connu, qu’il a toujours manié, hérité de son grand-père maternel, véritables prothèses de ses membres, de ceux des aïeux. Il balance tout ça dans une vieille brouette, traverse la route, s’engage dans la pente raide qui mène aux zones boisées, sans fin, jusqu’au crêtes et autres vallées enchevêtrées vers les massifs culminants. Il y entame des micro-transformations, d’infimes aménagements de territoire, des altérations paysagères ténues (ou des greffes de ses paysages psychiques à même le sol du paysage naturel, par effet de domestication très discrète). Il a d’abord taillé un chemin dans le massif de ronces et d’orties, puis dans l’exubérance des premières fougères pus hautes que lui, et sculpté à coups de pioche et de  bêche quelques marches dans la terre et la caillasse. Ensuite, atteignant la partie envahie d’arbustes puis d’arbres plus grands, très anciens, il a entrepris de tracer dans la pente raide, un chemin, à flanc de coteau. Lentement, patiemment. Sans aucun geste trop brusque, avec le moins de brutalité possible, en espérant que sa progression passerait inaperçue à l’œil nu, au maximum intégrée à la vie de la masse vivante en laquelle il se fraie un chemin balisé. Ainsi, dans le massif de ronces, petit pas par petit pas, observant les insectes butinant, les formes formidablement entrelacées des tiges robustes, épineuses, coupant au sécateur, petit bout par petit bout, jour après jour, dessinant des angles de façon à ce que, de la route, il soit impossible de deviner où mène cette sente. Puis, une fois extirpé de l’hydre hirsute, au travail au-delà du rouleau végétal, imaginant peu à peu le dessin qu’il destine à son chemin quand, appuyé sur le manche d’une pelle, il regarde et scrute le sous-bois, les jeux de lumière entre les troncs, des zones plus aérées et envahies d’herbes folles, des parties où affleurent la roche. Quelque part, même en été, il entend de l’eau ruisseler. Un point sonore vers lequel il s’oriente. Mais quand l’atteindra-t-il ? Il avance très lentement. Pas à la manière d’un ouvrier de terrassement. Plutôt un archéologue qui remue délicatement le sol. Si bien qu’après les premiers bruits métallique des outils, le silence observé par les oiseaux ne dure pas longtemps, très vite son activité est acceptée, ne dérange plus. Il goûte particulièrement cet instant, sensation de se plonger dans un tout, de se répandre, être partout alentour. Il flotte, épars, immobile, il circule à travers tous les âges. Il est encore l’embryon qu’il a été. Il est déjà la cendre éparpillée, retournée à la terre. Il reste de longues périodes appuyé sur le manche d’un outil, engourdi, en lévitation, regardant, écoutant lumières et sons des paradis perdus, perdus mais parallèles, là, toujours si proches. Synthèse paradoxale d’un lieu-instant où il aurait connu le bonheur le plus intense, inexplicable, et tableau d’un coin paradisiaque étrangement familier où il n’aurait pourtant jamais mis les pieds. En ces instants, de gros fruits dorés, coings difformes de son ancien jardin,  presque plus des fruits mais des astéroïdes pulpeux alanguis, dérivent tels des nuages, évoquant un univers de planètes hors du temps dont il a été éjecté. Chacun de ces fruits, singuliers, semblent avoir une personnalité distincte des autres. Il pourrait leur donner un nom comme il fût fait avec les astres. Un arôme subtil l’envahit, celui qu’exhalait le réduit frais où mûrissaient les fruits, pareil à un encensoir immatériel, palpitant, au fond du couloir dans l’ancienne maison, accentue la confusion entre différents temps et espace de sa biographie. Cette fragrance lui remet sous les yeux, sous les doigts et narines la peau fine, douce, légèrement citronnelle, d’une amie intime, ces effluves l’enveloppent d’une soyeuse mélancolie. Il se remet en activité, comme on rêve, lent, somnambule. Il migre dans une représentation idéale du paradis perdu, une photo prise dans un musée, détail d’un tableau ancien dont il a oublié titre et auteur, photo qu’il conserve dans la mémoire d’un vieux smartphone par ailleurs obsolète. Un hameau, un clocher, niché dans les arbres au bord d’un lac reflétant le ciel en une mise en abîme de l’éther et de l’eau. On vit là sur les berges de l’infini lustral, si proche du néant cristallin que le temps ne s’écoule qu’infiniment lentement. Aucun chemin ne mène à ce hameau, aucune carte n’en indique la localisation. De grands oiseaux volent, cerclent, sans jamais trop s’éloigner. leurs silhouettes élégantes d’espèces éteintes partout ailleurs, saisissent le regard, étreignent le cœur, promesse de retrouvailles avec tout le merveilleux évaporé. Il rumine tous les limons intérieures , basculés dans la nuit de l’oubli, qui se transforment et illuminent quelques fragments, désormais abstraits, abscons, de ses paradis perdus. Bien entendu, l’atmosphère de quelques scènes de bonheur, pas les scènes en elles-mêmes, mais ce qui fluait à travers elles, d’invisible, d’inaccessible à la conscience et qui, précisément, rendait heureux. Et puis, ce qui constitue l’épaisseur radieuse, l’auréole de son paradis perdu – un seul paysage archétypique -, tout ce qu’il sécrète d’unique, que seul son organisme immergé dans l’ensemble du vivant fabrique, en mixant, mélangeant, tamisant, mariant, découpant. Ce qu’exprime ainsi l’écrivain Juan José Saer, à propos d’un personnage caractérisant la manière dont les sensations d’un voyage épousent les vers de Virgile qu’il lisait assidûment, reflet d’une immersion simultanée du corps dans le paysage réel, de l’esprit dans les paysages du poète : « … les rudes sensations de notre traversée et la musique délicate et savante des vers se pénètrent, mutuelles, dans ma mémoire et se confondent en une saveur unique, qui appartient de manière exclusive à mon être propre, et qui disparaîtra du monde avec moi quand je disparaitrai. » (p.120)

Absorbé par la rêverie, cherchant obstinément en ses tréfonds labyrinthiques l’accès à ce bout de paysage hors d’atteinte, préservé en son ambre lumineuse, les gestes de son travail manuel s’effectuent en apesanteur, irréels. Il rencontre les traces d’anciens murets de  pierres sèches, éboulés, lointaines tentatives d’implanter une succession de terrasses pour domestiquer le relief. Il récupère certains gros cailloux pour soutenir son chemin. De temps en temps, l’un échappe à ses mains, se libère du lierre et roule à travers branches mortes et feuilles mortes amassées jusqu’au lit d’un ru. Il déplace, joue, assemble, essaie, abandonne, reprend. Le vrai but est de simplement rester là à « travailler », à s’occuper les bras, les mains, les jambes, les pieds, en liaison avec un « plan » qui s’érige dans sa tête. Au contact de la matière. Regarder. Souvent s’immobiliser, se reposer, écouter, regarder, se souvenir, tout mélanger, regarder les détails du sol, souffler. Enregistrer les vibrations décroissantes que les chocs avec le sol, la pierre, les racines, les secousses du fer des outils avec la terre, ont diffusé dans ses membres. Des ondes le traversent, dispersent son centre, ressortent, emportent ses particules, rencontrent d’autres ondes qui strient le sous-bois, l’essaime au sein d’un réseau d’énergies communicantes. Il ne travaille plus contre la pente abrupte et ingrate, mais avec. Les bruits des outils qui grattent, fouillent, cognent, déplacent, rencontrent l’apaisement surréel que lui procurent ces activités, ce sont néanmoins des bruits d’enfouissement, et c’est une frise sonore douce, agréable, qui l’habitue au fait que, voilà, là, finalement, il creuse sa tombe, il configure le lieu où il va s’enfouir, se décomposer. Le tintement du fer sur une roche et son écho dans la vallée, le raclement régulier de la pelle qui, en évacuant les remblais, imite le soufflet d’une respiration poussiéreuse, tout cela lui rappelle une composition de Bob Ostertag dont le matériau de base était l’enregistrement d’un fils enterrant son père, au Nicaragua, abattu par les forces de l’ordre, petite voix pleine de larmes. Œuvre qui l’avait particulièrement bouleversé lors de sa découverte il y a plusieurs décennies, qui n’a cessé de l’accompagner. 

Remonter, sortir du sous-bois pentu, se défaire des outils et s’extraire du lacis des ondes palpables lui est, chaque fois, très pénible. Chaque fois s’éloignant de la conjonction temporelle si particulière qui lui fait entrevoir ses paradis perdus, revenant à la surface, les larmes aux yeux comme jadis s’éloignant de la tombe anonyme du père, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, mais vous êtes en dépression ! ». Et chaque fois cela réactive l’effet des longues retraites passées dans la lecture et l’écriture, ces mises à l’écart des rythmes insensés de la vie salariée, ces interruptions du temps pressant, fraîches comme de vastes maisons accueillantes. Les gouttes cristallines qui roulent et fuient presque irréelles depuis ces paradis perdus enfouis dans ses yeux, jusqu’à ses joues grêlées et râpeuses, juste une coulée fantomatique – à la manière précisément des membres amputés qui continuent à agir -, chaque fois, lui rappelle presque mot à mot, lui qui se souvient textuellement de si peu de choses, ces premières lignes de Mon père et ma mère :  « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. J’ai dit « je retourne » mais je voudrais aussitôt me corriger: je suis toujours dans ces maisons, même si elles n’existent plus depuis longtemps. Ce sont mes lieux inébranlables, des visions qui m’appartiennent et dont je m’approche pour les vivifier. Il est des jours où cette nécessité se fait plus pressante encore, à cause de la fatigue, de la mélancolie ou d’un sentiment d’effondrement. » Je retourne sans relâche. Je suis toujours dans ces maisons. Voilà, exactement ça. Le livre évoque essentiellement des moments de vacances avec ses parents au bord d’une rivière, où se regroupe une communauté juive citadine, juste avant la guerre. Des temps d’exception, avant la chute et l’horreur imprédictible. Il reconstitue, sans emphase, sans grande phrase, l’apprentissage des émotions soutenu par la présence discrète de la mère, à l’âge où l’on est souvent submergé par la nouveauté de ce que l’on découvre, pleins de mystères. Cette relation quasi amoureuse est le miroir de l’échange tacite, silencieux, fortifiant qui existait avec sa propre mère. C’est de là que se déversent les lumières chatoyantes de ce qui n’existe plus et dont la privation, si elle était réelle et effective, pourtant, lui ôterait la vie. Donc, elles sont, il les contemple, elles guident toujours son voyage (de plus en plus enlisé).  « Le voyage de l’écriture ressemble, par bien des aspects, au voyage que je faisais en été avec mes parents pour me rendre dans la maison de mes grands-parents, dans les Carpates. Rien de ce que je voyais ne ressemblait à ce que j’avais imaginé : ni les paysages, ni les gens que nous croisions. Les visions fondaient sur moi de toutes parts. Fort heureusement, ma mère soutenait mon émerveillement sans attirer mon attention sur des détails, et sans rien expliquer, permettant ainsi aux visions de s’écouler directement en moi, et ce silence absolu, qui est le secret de tout art, me rendait d’autant plus réceptif. » Surtout, héritage qui ne cesse de l’émouvoir chaque fois qu’il affleure, son apprentissage de la fragilité, du bégaiement, de la non affirmation, de ce que les mots ne saisissent pas tout en sachant qu’ils n’y parviennent pas et, par-là, dispensant une connaissance magique de cet insaisissable, perturbante. « Un bégaiement surgi de la détresse peut être l’expression d’une vérité. Je remercie qui de droit de m’avoir permis de vivre mon enfance auprès d’êtres à l’éloquence lourde qui cherchaient leurs mots. Ils m’ont enseigné la tension, la détresse, et aussi l’écriture. » La transcendance du fragile, devenue destin, presque règle de vie, le mystère qu’il fouille :  « Sans doute sous l’influence de ma mère, je suis depuis l’enfance attiré par les femmes qui ont des faiblesses, et ce n’est pas la pitié qui m’anime mais un sentiment de proximité. Elles ont éveillé en moi la passion de la contemplation. Il m’est aisé de découvrir la fragilité d’un être, en d’autres termes, son humanité. »

Depuis l’adresse concernant son état de santé, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, une telle sensiblerie, mais vous êtes en dépression ! », il avait commencé à collectionner, au gré de ses lectures, des descriptions d’agonies, de derniers souffles, de basculements de la vie à trépas, pas systématiquement à la manière d’une IA bien dressée passant roman après l’autre au crible de ses algorithmes, mais lorsque cela surgissait du fil narratif, du corps textuel, avec la force d’une surprise, d’un coup de feu inattendu, en lui arrachant frissons et larmes, réactivant tous ses deuils. Cela avait commencé avec Olga Tokarczuk, dans « Les livres de Jacob ». Une femme, que le long et très ramifié récit a suivi depuis son adolescence, après s’être enfuie et errer, échoue chez un homme qui la recueille, l’héberge, ils finissent par former un couple plus ou moins normal, et c’est au terme d’une vie « cachée », comme si à tout instant on pouvait la débusquer, la « reprendre », l’obliger à revenir dans son ancienne vie, que l’auteure décrit avec beaucoup de soins le dépérissement progressif de l’organisme de Gitla, la désagrégation de ce qui la faisait appartenir au vivant et, presque l’air de rien, la migration vers le néant, forme d’abandon que Gitla prend sur elle. « Elle prend en main cette partance, ce processus problématique et irrévocable, comme elle le ferait avec une nouvelle obligation à honorer. » Le mari l’accompagne, attentionné, mû aussi par un intérêt « autre » : va-t-elle réellement expirer son âme (cela se passe en des siècles lointains). Puis, après l’ultime souffrance et les râles pénibles, « Le souffle faiblit, à moins que l’oreille ne s’y soit habituée. Gitla devient plus calme, elle s’en va. Asher est témoin de cet instant qui a lieu longtemps avant que son cœur ne s’arrête et que la respiration ne cesse, Gitla s’éclipse quelque part, elle n’est plus dans ce corps sifflant, elle s’en est allée, elle a disparu. Quelque chose l’a requise, quelque chose a attiré son attention. Elle n’a pas jeté un regard derrière elle. Jeudi à treize heures vingt, le cœur de Gitla a cessé de battre. Gitla prend une dernière goulée d’air et celle-ci reste en elle. Elle remplit sa poitrine. » (p.74). S’en aller. Cela le fascine, l’obsède.

L’autre description qui inaugure sa collection est tirée des « Pérégrins ». Un vieux savant, en croisière, chute, se cogne la tête, est transporté inconscient aux urgences. Une hémorragie cérébrale se déclenche, irréversible. L’auteure décrit la progression de la nappe de sang engloutissant peu à peu ce qui faisait la singularité du personnage, ses souvenirs saillants, ses habitudes structurantes, ses lieux de vie, ses habitudes, ses repères et savoirs étendus sur l’antiquité qui l’ancraient dans l’histoire collective, c’est une crue sanglante qui peu à peu noie tout ce qui le relie à « sa vie », la manière qu’il avait de transformer le vivant générique en un sillage, une biographie personnelle. « La nappe scintillante de la mer de sang arrivait à présent au niveau des premiers rayonnages des bibliothèques qu’il aimait fréquenter ; les livres, y compris ceux dont la page de garde portait son nom, gonflaient, se gondolaient. La langue carmin léchait goulûment les caractères et l’encre noire d’imprimerie dégoulinaient sous ses lapements. (…) Le liquide poisseux s’infiltrait dans son portefeuille, en collait pour toujours les compartiments où il gardait ses cartes de crédit, ses billets d’avion et les photos de ses petits-enfants. La marée rouge submergeait les gares et les rails de chemin de fer, les aéroports et les pistes de décollage – aucun avion n’en décollerait plus, aucun train ne partirait plus nulle part. » Er enfin : « Le niveau de la mer montait inexorablement, emportant les mots, les concepts, les souvenirs. Au contact du liquide épais, les ampoules des lampadaires publics implosaient les unes après les autres, plongeant les rues dans le noir. Par suite d’un violent court-circuit dans les câbles, le réseau de communication s’était changé en une immense toile d’araignée sans vie, mutilée, stérile – un téléphone muet. Les derniers écrans s’éteignaient. Maintenant, cet océan lent, infini, commençait à monter vers l’hôpital ; du reste, toute la ville d’Athènes était en sang ; les temples, les voies sacrées, les bosquets, l’agora, vide à cette heure-là, la statue d’ivoire de la déesse tutélaire de la cité et son olivier emblématique. » (p.372) Métaphore de la longue et lente, imperceptible noyade dans laquelle il se débat et avec laquelle, aussi, il joue, d’une certaine façon, depuis le fameux burn out qui désagrégea toute ce que l’on appelle sa « vie active », pathologie dont on ne guérit pas – cela nécessiterait que l’on remédie à ses causes inscrites dans l’organisation mondiale du travail salarié , organisation qui encourage en sus la compétition, multiplie les chances d’’irruption de collègues toxiques et harcelant-, et depuis aussi le cap de l’âge où l’on sent ses forces se modifier, se modéliser autrement, adoptant des ruses pour durer, testant de nouvelles combinaisons entre dépenses énergétiques, alimentation et repos, approchant les phases avancées de la plasticité humaine, depuis aussi la diminution de stimulus due à la migration des lieux culturels vers l’économie numérique…

Pierre Hemptinne

Entre la chute et les remparts, les enclaves

Chute/remparts/enclaves

Librement divagué à partir (notamment) de : Juan José Saer, Grand Fugue, Seuil, 2007 – Axel Honneth, Le droit de la liberté, Gallimard, 2015 – Bruce Nauman, Fondation Cartier pour l’art contemporain – Jean-Marie Schaeffer, L’expérience esthétique, Gallimard, 2015

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Rarement, il n’a trouvé dans un texte une telle coïncidence avec la mort, rarement lu une écriture accompagner aussi résolument le glissement progressif, inéluctable, vers le néant, l’annulation, la négation. Pente nihiliste. Sans effet particulier, sans révélations fracassantes ni rien de sensationnel dans le récit proprement dit. Simplement, un texte imprégné de décomposition, y compris dans l’espèce de joie et d’exaltation, un momentané regain de vie matérialiste accordé au narrateur par un important prix littéraire. Un rebond vitaliste porteur aussi de chaos. L’auteur de ces lignes, pense-t-il, est probablement rongé par ses penchants morbides, cultivés avec soin, et son dégoût de la vie exacerbé par la déchéance physique du grand âge. Il était peut-être, tout en rédigeant ce journal, réellement en train d’agonir à petit feu ou, en tout cas, convaincu de passer l’arme à gauche ; et, en tant qu’écrivain, il s’acharnait à saisir un fil narratif même déconstruit et avait décidé de tout noter, jusqu’au dernier instant de conscience, et même au-delà, s’accommodant à l’avance des incohérences éventuelles. D’une certaine manière s’accrochant à la dimension éternelle qu’il attribue tout de même, certaines fois, à l’œuvre qui s’écrit, à la part des phrases qui nous survivrait et au mythe de l’artiste hors normes comme planche de salut fugitive. Peut-être le personnage tombait-il dans une ostentation littéraire de la dépression, confessant par ailleurs ses penchants à l’apitoiement, au ressassement sombre, mais ayant aussi de bonnes raisons, liées à son expérience des camps et aux progrès d’une maladie dégénérative, d’être affecté par de telles pathologies dépressives. « Silence. Abandon. Cicatrice douloureuse. Ça commence peut-être ainsi… Silence de plus en plus profond. Sentiment croissant d’abandon. Douleur de plus en plus indigne. » (P.255) « Une inertie maladive s’est emparée de moi. Je gémis sous le poids de ma dépression. Bateau à la dérive, je tangue par ci, je tangue par là… Je me réveille tôt et seul. La mort rôde autour de moi, je vis déjà un sentiment de perte : la disparition de Kertész me fait de la peine, il avait encore tant de choses à faire, tant de joie connaître… » (p. 267). « Je ne peux pas mettre un terme… Mettre un terme à l’écriture, mettre un terme à la vie… » (p.268) « J’aurai une mort brouillonne, comme un mauvais employé qu’on a mis à la porte et qui s’en va la tête rentrée dans les épaules, laissant sur son bureau et dans son secrétaire un désordre dans lequel ses successeurs ne se retrouveront pas. » (p. 274) « Confusion, peurs, dépression, impuissance, nullité. Lumbago. Horizons bouchés. Tout simplement, c’est fini… » (p.274) Et puis, ce qui le retient de ranger catégoriquement le livre parmi les recueils de litanies stériles, c’est qu’il ressent quelque chose en lui, une sonde ambulatoire qui se balade dans tous ses centres vitaux et qui sème, chez lui aussi, l’attirance magnétique pour les zones d’échouages. En même temps que l’ensemble de ses forces cherche inlassablement le courant changeant d’un auto-récit – à transformer en texte durant de longues heures d’occupation qui distillent la sensation d’avoir un sens à sa vie -, il sait que ce désir d’écrire est un subterfuge littéraire le dispensant de reconnaître ouvertement ne tenir à plus aucun fil. Ce désir d’écrire, informe et instinctif, est une sorte d’élément ancestral, gélatineux, luminescent, ballotant en ses entrailles intestinales et cérébrales et qui l’aide à expérimenter déséquilibre et équilibre, se projeter vers l’avant ; en quelque sorte, ça ressemble à un grouillement de méduses au fond de son être. « Je me sers des méduses pour comprendre l’ébauche de toute l’évolution. Elles sont extraordinaires car se sont les premières à avoir eu une reproduction sexuée. Les premières à avoir eu l’organe de la vue. Mais le plus incroyable est à venir : la méduse détient peut-être les clés de l’immortalité. Les polypes fixés ne s’abîment jamais. Ils bourgeonnent en permanence, sans que leurs télomères ne s’altèrent. » (Jacqueline Goy, dans Libération, juillet 2014). Il a, plus qu’il ne le voudrait, partie liée avec les fumeroles mortifères, le découragement, la perte de croyance en quelque action que ce soit. Quoi qu’il fasse pour agir, rester vivant, créatif, il contribue malgré lui au processus de transformation du vivant singulier en cadavérique impersonnel. Son être-pour-la-mort prend le dessus. Ne fut-ce que dans le désir de revenir à un degré zéro, un état qui serait celui d’avant la naissance, associé à l’effet de pénétrer nulle part. Ce qu’il éprouve parfois vaguement quand il se trouve exporté dans un coin de terre qu’il ne connaît pas. « Vaguement » comme chaque fois ouvrant ou réactualisant en lui un espace de terrain vague vital autant que problématique, une aspiration à épouser du vent. Au départ, cette impression de ne rien connaître, d’être parachuté dans un pays inconnu, une tabula rasa. Puis, dénicher la carte de cette région, et tenter de l’interpréter, mais avec difficulté, comme si le nom des localités provenaient d’une autre langue, de racines incompréhensibles. Il lui semble presque impossible de les prononcer mentalement, il bégaie, les déforme. Et il s’en rend compte surtout quand, hésitant, mettant pied-à-terre, il accoste un quidam pour demander son chemin  : il bafouille, estropie les syllabes, doit s’y reprendre à deux fois pour se faire comprendre. Il s’attire, au début, l’expression de surprise que l’on réserve aux perdus. S’élançant sur les routes de ces campagnes, alors, comme s’aventurant sur un terrain vierge, dont il ne connaît aucun trait, aucun carrefour, aucune fonction de liaison entre les différents lieux-dits et villages. Au début, progression rompue, avec beaucoup d’arrêts, carte en main et sens de l’orientation tourmenté! Puis, au fil des incursions journalières, des éléments de la carte s’impriment en son cerveau et font la jonction avec l’expérience spatiale que son corps enregistre traversant les paysages et la ramification des routes. Et petit à petit des repères s’installent, les noms de patelins s’inscrivent en lui, leur sonorité devient familière forcément, il repasse plusieurs fois aux mêmes endroits, cela devient un décor amadoué dans lequel il glisse toujours plus loin, en ayant de moins en moins besoin de consulter la carte, intégrant peu à peu la disposition cardinale des sites principaux et la logique des traits qui les relient en réseau polyphonique. Ainsi renaît en lui, mécaniquement, à la force des jambes et du muscle cardiaque, au gré de l’aération que mène une respiration dilatée, la croyance qu’il conserve la faculté d’atteindre de nouveaux territoires, de tout simplement se déplacer, changer de géographie. Surtout, légèrement à l’écart de la mer, mais y conduisant et même s’y jetant, et rompant avec les étendues dégagées de pâtures et de champs labourés qui couvrent les points culminants, il prend plaisir à pénétrer des zones particulières qui se révèlent progressivement des enclaves, vallées larges accueillant fleuves ou rivières. Le cours d’eau est souvent invisible parmi les forêts, les champs et les rideaux de roseaux, sauf quand il franchit un pont inattendu ou se rapproche inopinément d’une berge. Et alors, le courant sombre et brillant, rapide, fuyant, happe son regard, enveloppe son corps d’une fraîcheur minérale. Mais quelle odeur ça a ? Comment saisir le parfum de l’air ? Eau douce, eau saumâtre, parfum de terre ou de vase, arôme de ce qui se décompose et fragrance de cette pourriture raffinée, purifiée dans les rapides ? Là où elle est la plus limpide et vive ne brasse-t-elle pas et ne diffuse-t-elle pas quelques molécules odorantes des cailloux lisses ou garnis d’algues qu’elle déplace et polit sans cesse dans son flux inchoatif ? Lui revient instantanément le souvenir d’une dégustation où un vin l’avait frappé par son goût de terre, d’humus, sans qu’il sache vraiment d’où lui venait cette évidence et si cela correspondait à une qualité ou un défaut objectifs du vin, avant que le sommelier ne recoure lui-même cette comparaison. Ou, à ce restaurateur qui, pour évoquer un blanc régional, avait parlé du goût des pierres de rivières. Mettre des mots précis sur ce qu’il respire si près du fleuve le renvoie à cette fascination pour le vin, le défi sans cesse renouveler de caractériser le goût que ça a. Métaphore d’un terroir, d’une relation plante et sol, d’un climat, d’un travail de la main. Dans le dépouillement d’une gorgée – là, une plénitude et son effacement, presque simultanés -, éprouver la quintessence de la déréliction de nommer, de dire le sens même de sa vie, essayer d’écrire ce qu’il vit. Un voile, juste une ligne d’horizon liquide sous le palais, chargée peu à peu, au fur et à mesure qu’opère la porosité entre tissus et salive vineuse, d’un travail intérieur complexe et ramifié qu’il aime fouiller, mais qui ne dévoile ses rouages que de manière accidentelle. « Dans ses travaux expérimentaux, Rolls a montré que, chez les primates, une émotion aussi élémentaire que le goût n’est générée qu’après un traitement cognitif déjà relativement poussé, puisque même lorsqu’elle a atteint le niveau du cortex primaire, l’information du signal gustatif continue à être décodée sans réaction d’évaluation hédonique. » (JM Schaeffer, p. 135) Ce qui l’incite à courir les cavistes, traquer les flacons qui contiendraient des réminiscences le concernant, c’est-à-dire, des vins dont les cépages, la symbiose entre végétal et minéral, les modes de culture et d’élevage ainsi que l’esthétique de l’emballage, le nom et l’étiquette, vont lui parler, ont des chances de rencontrer ce qu’il attend du boire. En ce qui le concerne, il sera souvent question, humant et s’humectant d’un nouveau vin à découvrir, de souvenirs de fleuve, rivière, vallée et forêt, cailloux, algues, crustacés, vase et humus, berges herbeuses, reine de prés, géranium, enclave. Cela, finalement, en une sorte d’eucharistie, maintenir actuel ce qui s’incarne en lui ! Pour renouveler la sensation de la gorgée primale et absolue, réitérer cette impression d’une gorgée originelle qui s’embrume ensuite dans l’ébriété, diluant la conviction d’avoir réellement vécu cette première gorgée, reconduit au désir d’en recréer les conditions d’apparition, pour plus tard, au risque de l’alcoolisme. « Ce qui lui plaît vraiment, ce sont les soupçons de saveur qui parfois brillent dans chaque bouteille, dans chaque verre, et même dans chaque gorgée puis s’évaporent, pétillement empirique qui suscite des réminiscences d’épices, de bois ou de cuir. Imprévisibles et fugitives, ces étincelles sensorielles qui, paradoxales, rendent plus étrange et plus secret le goût du vin s’allument, soudaines, dans la conscience, promettent une vive évidence, mais à l’instant même où elles apparaissent, très discrètes, s’éteignent. » (Juan José Saer, p. 278)

Sinon, l’eau est omniprésente sous la végétation, derrière les haies, entre les troncs, le fleuve multiplie ses métastases immobiles, d’innombrables étangs de toutes tailles et de zones marécageuses, de flaques et de darses endormies sous les herbes séchées. Du coin de l’œil, il happe avide toutes ces surfaces luisantes, lisses, traversées de tiges, striées de pailles, couvertes de mousses, limpides ou putrides. À tel point que, derrière le rideau de verdure, ténu en ce prélude au printemps, ce n’est plus un fleuve qui se dessine, mais une sorte d’archipel non encore cartographié, incertain, et une espèce de vaste miroir à ciel ouvert, fragmenté en mille éclats. Tout cela aperçu du vélo, soit au ras de la moire fluide quand la route file au même niveau que l’eau, soit en surplomb quand il a fallu grimper une belle côte qui conduit à un hameau, et d’où aussi, il est plus facile d’apercevoir, correspondant aux claquettements entendus quand il filait au plus vite le nez dans le guidon, intrigué par ce bruit qu’il mettra longtemps à plus ou moins identifier, quelques cigognes perchées sur leur nid. L’instant d’apercevoir ces silhouettes blanches et noires, et il a envie de retrouver ces longues heures d’affût à observer dans des jumelles le vol de grands oiseaux, grues ou aigrettes, ou parmi les communautés de canards, quelques avocettes élégantes, sur une patte. Finesse animale, suspendue, lui rappelant la fragilité merveilleuse de certaine nudité féminine qui l’a toujours beaucoup ému. Longues heures durant lesquelles, par la vertu des verres grossissant, les distances disparaissent et il se sent proche, même plus que cela, incorporé comme en rêve dans les formes à plumes qui lui remplissent le regard. Avec l’excitation latente de celui qui découvre au télescope, voyeur, un événement spatial hors du commun, jusqu’ici dérobé, et qui parlerait de la naissance du monde. Comme cette fois où, embusqué dans la cabane de planches, balayant à la jumelle l’herbe d’une rive lointaine, il vit soudain la chute d’un corps, un bolide striant l’air. Un épervier de fondre sur un vanneau presque plus grand que lui et engager un singulier combat. Le rapace s’acharnait sur sa proie, invisible, plaqué dans l’herbe haute, et qui durant de longues minutes chaotiques, tenta quelques sursauts, déployant une grande aile qui cherchait à impulser un mouvement, des secousses pour se dégager des serres, mais en vain. Le nuage de duvet voletait toujours plus dense. Gouttes de sang. Difficile de s’arracher à ce spectacle qui, sans les jumelles, lui aurait complément échappé, se déroulant pourtant dans son champ de vision. « Penché vers le télescope, tout en regardant au travers de l’oculaire et en réglant l’appareil d’une seule main comme pour obtenir une parfaite visibilité, ou un cadrage plus précis, ou une mobilité rapide de l’engin pour pouvoir suivre à tout moment le déplacement routinier des corps qu’il prétendait avec sa main libre il tenait serrés à la hauteur des cuisses les bords de sa robe de chambre (…) En le voyant penché, l’œil collé à l’oculaire du télescope, Tomatis éprouva une violente impression d’obscénité, de perversion torve et satisfaite, comme si Brando avait épié une femme nue, encore que cette modeste perversion lui aurait en tout cas causé moins de répugnance que de le voir fouiller, de son regard indiscret, dans l’intimité des étoiles. » (Juan José Saer, p. 258)

Se faufiler dans ces enclaves géo-esthétiques, c’est comme de changer d’air, traversé par une ventilation agréable. Quand il en franchit imperceptiblement la frontière invisible – simplement il sent que ses mouvements et pensées rencontrent d’autres échos -, il a l’impression de rejoindre un abri, une oasis immatérielle mais charnue. Et cette impression, il le sait, est un charme inépuisable pour autant qu’il ne cesse d’y jouir de la vélocité exaltante de sa mécanique en équilibre, du bon fonctionnement des jambes et du cœur. Comme si, là, il bénéficiait d’une facilité musculaire exceptionnelle, d’une excellence sportive rarement atteinte, comme s’il se retrouvait dans un paradis pour cycliste, au même niveau que n’importe quel champion et que cette vélocité intranquille était la condition pour embrasser l’esprit du lieu, s’y blottir. S’arrêter trop longtemps pour contempler, en s’imaginant prendre racine dans cet enchantement, ce serait risquer l’enlisement dans une faille anachronique, voire archaïque et d’où s’extraire pourrait se révéler périlleux. Les villages ont été construits selon une économie basée sur les ressources du fleuve, poissons, écrevisses, pisciculture, moulin à eau pour produire électricité et moudre les grains (les champs ne sont pas loin), l’élevage d’escargots, l’exploitation gastronomique des grenouilles… L’image d’une certaine autarcie perdure dans l’atmosphère, l’esthétique de ces lieux un peu perdus qui, sur la carte, ont bien la physionomie d’un espace clos, écosystème retranché et qui correspondent aux enclaves mentales où il se coule pour rejoindre et côtoyer, notamment, les souvenirs d’autres nasses de bonheurs ou d’aliénation. Certaines, en effet, frisent parfois l’enfermement et l’obsession maladive, le rituel hypnotique. Comme la bulle pornographique qu’il affectionne, fasciné par les images sur l’écran, flux industriel de sexes. Il y traque, à la manière d’un collectionneur fou et à l’intérieur des scènes répétitives, attentif de manière démente aux morphologies des femmes et à leur manière de se donner et de chevaucher, d’embrasser et caresser, lécher et sucer, au cœur de cette plasticité sexuelle, parmi la tension vibrante des muscles et le roulis soyeux de la chair – le ronron frémissant ou le tressautement désarticulé, arythmique, des ventres, cuisses, fesses, seins réagissant aux secousses intérieures de la queue -, les détails qui vont cristalliser son attention sur d’infimes ressemblances corporelles, revivre virtuellement et inlassablement l’excitation qu’ils partageaient, lui et son amante, et qui était une immense surprise, de l’inattendu et jamais un dû. Il cherche à produire et reproduire cette hypnose à distance, par substitution, dans l’aliénation pornographique et ses milliards de pixels de culs. Un peu à la manière dont il traquerait une sorte de matière noire dont les éléments invisibles, en permanence, continuerait à le relier à son amante perdue, persisterait à faire interagir leurs désirs, dans d’autres dimensions, déterminant par là même la forme qu’emprunteraient leurs vies séparées, les maintenant ensemble, reliés aux mêmes explosions, aux mêmes mystères orgasmiques, enfouis, relégués dans les couches intérieures de leurs cosmos. Il en découlerait ce qu’il aime qualifier de gravitation mutuelle, souterraine. « Voilà en effet une substance dont on ne connaît pas la nature, mais qui représente près de 85% de la masse de l’Univers. Sans elle, les amas de galaxies se disloqueraient, les étoiles s’échapperaient de leurs galaxies. Le grand chaos, en somme. Présente aux confins de l’Univers comme au cœur de la Voie lactée, on ne sait pourtant pas à quoi elle ressemble. On cherche à la piéger au fond des mines, sous les montagnes , dans des détecteurs toujours plus grands… En vain. » (La matière noire, amoureuse d’elle-même. N. Herzberg, Le Monde, 18/04/15). Dans ces enclaves, il lui semble plonger dans des réserves insondables de ces particules où chaque sensation se transforme en signes chatoyants le renvoyant aux effusions amoureuses loin derrière lui, recréant des liens possibles, cryptés, avec le corps disparu.

Il traverse les villages sans s’arrêter. Le regard, photographique, furetant dans tous les coins, à la manière d’un radar. Les volets ouverts ou fermés, les couleurs fraîches ou passées, la disposition de l’église et de la mairie, leurs abords, les drapeaux de la République, les restes d’affiches sur les panneaux publics, les enseignes, les rideaux, les commerces, le mobilier urbain, la statue du Poilu, les jardins, les fleurs, le bistrot, les garages ouverts, les outils, les véhicules d’un autre âge, l’école, les engins agricoles sous le platane, la fontaine, les restes d’un lavoir. Il reste attentif aux signes d’anomie et d’activité, mais préfère continuer sur sa lancée, pieds fixés aux pédales, cul sur la selle, poings au guidon. Un sillage. Les élections sont récentes et leurs résultats, exprimant un penchant sans équivoque vers l’extrême droite et les réflexes nationalistes, ne le mettent pas à l’aise. À ce qu’il ressent en s’immergeant dans le paysage naturel, s’ajoute inévitablement ce qui émane de la vie humaine telle qu’elle s’organise, en symbiose harmonieuse ou dysphorique, dans cet environnement. La pauvreté économique affleure partout, en tout cas, le manque d’aisance et de prospérité. L’aspect « reculé » de paysage partiellement à l’écart de la civilisation (l’autoroute n’est jamais éloignée) est renforcé par la dimension d’abandon social qu’il perçoit dans l’ensemble de la société et qu’il projette ici, en citadin, dans la physionomie engourdie, apathique, des villages campagnards (sachant que la vie agricole est rarement aujourd’hui vecteur de réussite florissante). Le contexte général de la techno-société marqué par l’absence de projet individuel et collectif pour les gens, le manque de perspective et la panne du progrès, la régression des droits sociaux, s’infiltre sournoisement dans les manières d’habiter les territoires champêtres. Il y a une arriération contrainte qui conduit à de multiples replis sur soi, à la résurgence des anciens petits métiers du bois, des champs, de la maraude, du braconnage qui, sous le pittoresque, prennent le statut d’activités qui améliorent l’ordinaire, deviennent indispensables à conduire sa vie de manière décente. Il ne peut écarter, chaque fois que la route le rapproche des habitations, et donc des habitants, d’autres réflexions sur le désintérêt des gens pour la politique dont on parle tant. Une lame de fond qui ne doit épargner aucune enclave, même si, selon leur situation géographique et géopolitique, les impacts seront plus ou moins violents, explicites ou diffus, délétères. « Les populations des pays d’Europe occidentale perçoivent, de façon plus ou moins articulée, l’existence d’une tension entre l’ordre économique capitaliste et l’Etat de droit démocratique. Toutefois, cette prise de conscience s’exprime moins dans des phénomènes de protestation politique que dans un état d’esprit diffus, une sorte d’ « acrimonie » à l’endroit de la politique. Ceux qui entretiennent cette défiance sans objet précis supposent, pas tout à fait à tort, qu’un arrangement informel se dissimule derrière chaque décision n’ayant été l’objet d’aucune procédure démocratique. (…) En effet, les mesures étatiques en question soit ne son absolument plus l’objet du moindre débat au sein des parlements, soit sont justifiées, dans les situations de crise, au motif de contraintes objectives. Mais le simple soupçon, confirmé par des enquêtes journalistiques, que les décisions individuelles des puissances étatiques privilégiant systématiquement les intérêts économiques se multiplient, ce simple soupçon, donc, suffit manifestement aux citoyennes et aux citoyens pour qu’ils se retirent des arènes officielles de la formation de la volonté politique. Les causes d’un tel retrait ne sont pas tant une privatisation galopante ou un désintérêt pour la politique, mais la prise de conscience dégrisante que la liberté sociale de l’auto-législation démocratique ne s’est pas étendue aux organes en question de l’Etat de droit. (Axel Honneth, Le droit de la liberté, p.497, 498))

Aussi, et dans le même ordre d’idée mais par un autre biais, il ne peut faire abstraction, malgré l’illusion que le cycliste aime entretenir, une fois qu’il est sur sa bécane, d’être seul dans une cosmologie d’espaces naturels préservés, de hameaux et villages typiques, que la relation au réel, à ce qui est, est largement en train de changer, et que c’est probablement perceptible ici aussi, dans ce qu’il prend pour une enclave. En effet, chaque maison, même la plus isolée, est certainement connectée à Internet et nombreux sont les occupants à surfer, à compenser leur isolement géographique par une circulation effrénée dans l’environnement numérique. Où, du moins, ils se sentent accompagnés, pris dans un dispositif qui leur répond, qui interagit, une manière enveloppante de comptabiliser – et du reste aussi « compatibiliser » -le monde et qui peut être rassurante. Ce qu’évoque notamment Antoinette Rouvroy à propos de l’action des algorithmes qui développe une présence agissante semblable à celle de la matière noire dans l’univers ! « Cette mise en nombre de la vie même, à laquelle est substituée non pas une vérité, mais une réalité numérique, une réalité qui se prétend le monde, c’est-à-dire qui se prétend non construite, est un phénomène très significatif de notre époque, bien qu’il paraisse abstrait. On peut avoir l’impression que ça ne nous touche pas dans nos affects quotidiens, mais je pense que c’est faux, et je fais l’hypothèse que c’est d’autant plus efficace que cela paraît tout à fait inoffensif. Dès lors qu’il « suffit » de faire tourner des algorithmes sur des quantités massives de données pour en faire surgir comme par magie des hypothèses à propos du monde, lesquelles ne vont pas nécessairement être vérifiées, mais seront opérationnelles, on a effectivement l’impression d’avoir décroché le Graal, d’avoir atteint l’idée d’une vérité qui ne doit plus, pour s’imposer, passer par aucune épreuve, aucune enquête, aucun examen, et qui, pour surgir, ne dépend plus d’aucun événement. » (Le régime de vérité numérique, dans la revue Socio, Le Tournant numérique et après ? p.118, avril 2015)

Il y connaît ce désir – dans ces enclaves où les routes, répliques de celles qu’il traçait dans le sable pour imaginer des courses de véhicules, invitent à jouer au cycliste sillonnant une réplique de l’univers – de n’en voir jamais le bout, que la succession de virages à angle droit au sortir de petits ponts pavés, de montées raides et de descentes abruptes avant et après chaque chapelle, de faux plats à flanc de coteaux entre chaque hameau, soit sans fin. Pourtant, inévitablement, à force de pédaler et de se dilater dans la joie d’épouser ces routes de vallée, soudain, dans son élan, il franchit la limite dans l’autre sens, expulsé. Il se retrouve sur une route ordinaire, hors des vallées. Et, sur le champ, un peu à court d’haleine, redevenant poussif et asthmatique, la flèche d’une nostalgie puissante le transperce, vive, nostalgie pour l’instant qu’il vient de vivre. C’est à l’instant où cela se produit qu’il mesure combien il évoluait depuis un certain temps, qui n’est pas mesurable, dans un climax heureux, un air lui convenant à merveille, légèrement euphorique. Tissant à coup de pédale et de rythme cardiaque ajusté à l’effort, un état thymique s’épanchant au fur et à mesure de la vitesse du vélo et des pensées qu’il sème en chemin, à la manière dont on décrit l’expansion continue de l’univers, état thymique qu’il sécrète à la manière d’une enveloppe protectrice, savoureuse, dont il pourrait ne plus se défaire. Pourtant, la collision avec un changement inévitable d’environnement rompt le charme, comme lorsque l’on bute sur le point final, ou la suspension définitivement ouverte, d’un texte fictionnel devenu auto-matriciel. « Une nostalgie imprévue de la veille l’assaille et la vision du changement constant, du devenir, s’incarne dans ces nuages qui ont existé et qui, peu à peu, subreptices pour l’œil et pour l’attention, se transformant, se défaisant, ignorés, ont cessé d’être des nuages et ont disparu. Le jour précédent lui semble maintenant avoir été la plus intime de ses possessions dont il se sent soudain dépouillé ; comme il est toujours imprégné de lambeaux frais de sensations, d’expériences, il le ressent plus sien que la totalité de son passé et il sait en même temps que, comme un mort récent, sa présence trompeuse dissimule la distance sans mesure qui sépare l’instant présent de ses prédécesseurs abolis, la substance fossilisée du souvenir de la masse charnue qui bat, entend, voit, palpe, sent et respire. » (Juan José Saer, p. 276) Nostalgie imprévue de l’instant à peine passé qui se transforme en vertige lorsqu’il s’avance sur les remparts de la ville, pris du désir de regarder de haut le pays dont il vient de parcourir les creux et les crêtes, laissant son vélo contre une muraille, empruntant les escaliers de pierre et de terre, malaisément, se dandinant comme un canard du fait des calles placées dans la semelle de ces chaussures cyclistes. Brutal retour au sol, passage rapide du sentiment d’aisance, sur la selle, à celui d’handicap, debout sur la terre. Il embrasse du regard les confins boisés et vallonnés d’où émergent, éparpillés, un clocher, une abbaye, la tour d’un pigeonnier, la cavité d’une carrière. Les forêts sont encore terreuses car les bourgeons à peine entrouverts sont en suspens, néanmoins, cela suffit pour éclairer légèrement la palette des bruns, l’adoucir de l’intérieur. Parmi ces étendues d’arbres, il le sait, se cachent ces vallées où il vient de pédaler des heures, dans un autre monde. Impossible de les identifier, de retrouver leur trace dans le paysage, elles sont comme englouties, disparues dans la masse forestière. Impossible, depuis cette hauteur, de voir les routes empruntées. Monde englouti silencieusement. Et se revoyant y sillonner le ruban d’asphalte étroit et sinueux, son esprit dévie vers d’autres images, plus anciennes, celles de ses promenades en kayak, l’avancée presque aérienne de l’esquif, sillage tranché et éphémère, le lent retour à l’inertie dans le courant, un trait dans un miroir lointain, frôlant les berges de glaise d’où jaillissait parfois un martin-pêcheur. Ce souvenir avive toujours sa mélancolie. De même que, vue des remparts face au couchant, la campagne à contre-jour, envahie par l’humidité du soir, semble réfléchie dans un miroir déformant. Dématérialisée. À l’instar de ces vieilles toiles au vernis jauni et craquelé qui voient leurs paysages ensevelis sous une couche de brume temporelle presque impénétrable.   « Plus d’une fois, ils se trouvaient dans quelque passage inconnu et, cessant de ramer, ils laissaient aller le canot à la dérive, corrigeant à peine de temps en temps sa trajectoire d’un coup d’aviron, sachant qu’à un moment ou un autre ils se retrouveraient dans un endroit familier de cette étendue incessante et déserte d’îles et d’eau. (…) C’était une expérience sans nom, quand la diversité de l’apparence en laquelle le monde se décomposait était réabsorbée par le flux qui, de temps en temps, lui permettait d’onduler pendant une durée incalculable dans l’espace qui lui appartenait, pour l’effacer presque immédiatement. (…) Dans cette immobilité générale, le glissement du canot différait du mouvement habituel, à cause du silence sans doute, mais aussi de la facilité avec laquelle cette substance luminescente, ondulante et vibratoire, qui conférait aux choses un halo supraterrestre, se laissait traverser sans effort, avec lenteur et calme, consentante et propice. » (Juan José Saer, p. 373, 374, 375) Repassant par la ville fortifiée qui domine la région, passage obligé d’un versant à l’autre de la vallée principale, celle qui se transforme en estuaire vers la mer, il grimpe avec délices la route qui monte le long des remparts et puis trace ses lacets pavés dans la ville, débouche sur la vaste place bordée de terrasses de bistrots. Pris d’un désir compulsif, il range le vélo contre la muraille, au fond d’une ruelle, et grimpe un talus herbeux, en canard, la pointe des pieds pointés en l’air, du fait des attaches volumineuses encastrées dans la semelle de ses chaussures cyclistes. Il avance sur ces remparts, sortes de jardins suspendus, hésitant, claudiquant. Bien que ces épais remparts représentent une belle assise pour surplomber le pays, il y avance presque au bord du vertige. Du fait de l’absence de parapet ou d’une quelconque protection, il développe une peur irrationnelle de la chute, pour lui mais aussi pour les autres promeneurs épars. Comme si, à tout instant, un coup de vent pouvait déséquilibrer n’importe quel corps et l’emporter. La chute est imminente, de la chute, quelque chose doit ou va chuter, il a ça sans cesse sous ses yeux, au creux du ventre, la bascule dans le vide. Un point de côté, la conviction que quelque part, quelque chose a chuté et que cela aura pour lui un effet domino. Message reçu, flèche décochée, « Hier, plaisir vélo, 32 kms, chute corporelle. Crise, vomissements, douleurs, écrasements intenses côté gauche de la tête. Jambe gauche bloquée. » Le sentiment de marcher sur un nœud tellurique où tout peut trébucher est accentué par la contemplation des bouquets d’arbres, regroupés aux bords arrondis de la courtine et qui, encore nus, semblent de loin pousser dans le vide ou tomber dans le ciel. Découpés sur l’abîme, ils ont l’ambiguïté des reflets de forêts qui bordent les étangs, sont-ils les vrais arbres ou sont-ils les reflets d’arbres plus grands, placés plus loin, ailleurs ? Racines, dentelles végétales déterritorialisées, perdues dans l’espace. Il calme ce roulis en contemplant aux pieds des murs de la forteresse, les rouleaux et rideaux des lianes, emmêlées, au repos, attendant, comme des nœuds touffus de serpents, de reverdir, de retrouver la circulation de sève pour reprendre leur progression recouvrant tout sur leur passage, ruines, fossés, arbres, clôtures, poteaux électriques. Ou encore, plus reposant, les jardins, les potagers, les gestes lents des corps penchés sur la terre, le manche en bois d’un outil à la main.

Une échappée prend fin et il lui semble retomber dans une ornière. Un rail. Ses instincts animaux frémissaient, frétillaient, s’égayaient, convaincus d’être libérés à jamais et les revoici reconduits à la niche, entravés par le col, traînés en rond, sans fin. Jusqu’à épuisement, perdre leurs poils, leurs muscles, leur sang, n’être plus que des formes, des silhouettes, des imitations, accessoires de théâtre. En cage, en cave. Comme dans cette œuvre de Bruce Nauman, Manège, où le carrousel de quelques corps ou fragments de corps, glissant au sol ou tournoyant dans les airs, mêlés à leurs ombres sur les murs, donne d’abord un sentiment de joyeuseté dubitative avant que le sourire ne se fige vraiment. Les corps ont quelque chose d’excédé et d’exténué, dépossédés et inconscients dans leur douleur écorchée, ce sont des moulages de taxidermie, daim, lynx, coyotes, ours, chevaux, entiers ou tronqués. Juste des restes d’animalité usés jusqu’à la corde. Représentation d’une humanité qui, non seulement extermine les autres espèces, mais extirpe violemment, même en soi, en tout être, les restes de bêtes, les résurgences totémiques, la part animale, ce que j’ai en moi de lynx, de daim, de coyote. Il faut les poursuivre, les persécuter, les torturer, les priver de liberté, les contraindre à l’abdication, la castration. Trophées sinistres exhibés dans les manèges de la pensée, pour la gloire de l’homme triomphant de la nature…

Au fond d’un sac à dos qu’il n’a plus ouvert depuis des mois, il retrouve une serviette en papier pliée, enveloppant deux madeleines séchées, presque momifiées, qu’il avait ainsi emballées pour les manger en guise de petit casse-croûte, lors d’une dernière sortie à vélo dans les montagnes, à la fin de l’été précédent. Touchant viatique pour accompagner les plongées dans les enclaves. Restes de pâtes momifiés imitant des fragments de château de sable, des parcelles de muraille, nourriture oubliée, moulée par le temps passé, l’oubli. Les regardant, les observant comme à la jumelle, les caressant, les roulant d’une main à l’autre, il chute dans le souvenir vague. (Pierre Hemptinne)

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Issue de secours, nooduitgang

Un signe !? – Emporter un vieux livre de Foucault, repêché dans la bibliothèque avec le remord de ne l’avoir pas assez bien lu, s’y plonger tandis que le train vous emporte assez loin, vous donne le temps d’essayer de comprendre quelque chose – le périmètre de quelques pages -, en vous enveloppant de la voix du philosophe si particulière dans ses intonations, respirations, inspirations et débits, d’autant plus qu’il s’agit de cours retranscrits qui restituent cette magie du verbe en direct et, alors que la concentration s’est bien développée, tout à coup, voir surgir sur les pages du livre une inscription qui vient d’ailleurs, qui flotte comme un esprit voyageur, disparaît et revient, tantôt en néerlandais, tantôt en français et parfois en traduction simultanée, sans pour autant que l’on se rende compte immédiatement de la portée de ces mots intrus, périphériques, sans que l’on puisse directement évaluer leur coïncidence avec l’état intime que déclenche la lecture : « issue de secours » ! N’est-ce pas là le genre de signe qui, dans d’autres circonstances et à propos d’autres lectures, avait le don d’entretenir le mysticisme (autre chose que ce « bienheureux » popaul) ? Cette apparition survient sur les pages du cours des 17 et 24 février 1982 (Herméneutique du sujet, 2001) où Foucault, notamment, compare le mythe de la caverne chez Platon à sa version chez Sénèque. Chez Platon, il est question d’accès à la connaissance qui ouvre « la possibilité, pour l’individu qui l’a mérité, de choisir entre les différents types de vie qui lui sont proposés. » Avec Sénèque, le choix est tout autre et il convient avant tout de comprendre que la vie est un tout et qu’elle est à prendre totalement, dans toutes ses composantes : « (…), il faut bien qu’il comprenne que toutes les splendeurs qu’il peut trouver dans le ciel, dans les astres, dans les météores, et la beauté de la terre, les plaines, la mer, les montagnes, tout ceci est indissociablement lié aux mille fléaux du corps et de l’âme, et aux guerres, aux brigandages, à la mort, aux souffrances. (…) On lui montre le monde précisément pour qu’il comprenne bien qu’il n’y a pas à choisir, et qu’on ne peut rien choisir si l’on ne choisit pas le reste, qu’il n’y a qu’un monde, que c’est le seul monde possible et qu’à celui-là on est liés. (…) Le seul élément de choix qui est donné à l’âme, au moment où, au seuil de la vie, elle va naître au monde, c’est : délibère si tu veux entrer ou sortir. C’est-à-dire : si tu veux vivre ou ne pas vivre. » La différence entre Platon et Sénèque est énorme : d’un côté un penchant pour les systèmes binaires qui classent entre le bon et le mauvais, de l’autre, le refus de la binarité, des antinomies, tout se tient. Foucault examine cette relation à la totalité qu’est le monde, totalité mettant sur le même pied d’égalité l’intérieur et l’extérieur, dans le cadre du « connais toi toi-même » et du précepte « tourner son regard vers soi-même ». Il s’agit de ne pas disqualifier le « savoir du monde » par rapport à un savoir qui serait plus spirituel, abstrait, intériorisé. Le choix tel qu’il est posé avec Sénèque (entrer ou sortir) relève d’une figure dont la dynamique diverge fort de celle de Platon : « cette figure, c’était celle du sujet qui recule, recule jusqu’au point culminant du monde, jusqu’au sommet du monde, à partir de quoi s’ouvre pour lui une vue plongeante sur le monde, vue plongeante qui d’une part le fait pénétrer jusque dans le secret le plus intime de la nature, et puis qui lui permet en même temps de prendre la mesure infime de ce point où il est et de cet instant du temps qu’il est. » Il n’y a pas de hiérarchie instituée entre la vue large et la conscience du point rétréci (soi), ça fonctionne ensemble. Il continue la réflexion sur ces « figures » qui correspondent aux fenêtres que l’on choisit d’ouvrir pour comprendre le monde par le point de vue de Marc Aurèle. « La figure que l’on trouve chez Marc Aurèle consiste plutôt à définir un certain mouvement du sujet qui, partant du point où il est dans le monde, s’enfonce à l’intérieur de ce monde, ou en tout cas se penche sur ce monde, et jusque dans ses moindres détails, comme pour porter un regard de myope sur le grain le plus ténu des choses. (…) Il s’agit en somme, si vous voulez, de la vue infinitésimale du sujet sur les choses. » Marc Aurèle propose de nombreux exercices pour apprendre à « définir et décrire toujours l’objet dont l’image se présente à l’esprit », le nommer, nommer ses différents éléments, ses possibilités et perspectives. Cela peut sembler assez élémentaire, voire rudimentaire et, pourtant, cette discipline n’est ni si régulière qu’on ne le pense ni conduite avec assez de rigueur pour qu’elle puisse porter des fruits car, souvent, et surtout dans un environnement de saturation d’objets qui « se présentent à l’esprit », on se contente  de se laisser traverser, on laisse les choses s’imprimer en nous, allègrement, abondamment et ça suffit parfois à se sentir « empli à satiété de biens culturels ». Nommer, désigner, ouvre à la connaissance et à la personnalisation des traces que les choses laissent en nous, c’est structurer et « marquer » ce qui entre dans la mémoire. Ce travail de contrarier les flux en triant, nommant, en produisant description et interprétation, c’est, une fois de plus, la fonction que les institutions de programme doivent encourager. – Applications : Everywhere, Communion, Transfiguration – Ce rappel succinct de quelques attitudes d’attention, de figures selon lesquelles on se dispose à apprendre du monde, je les sentis se réactiver spontanément en parcourant l’exposition de « Matt Pyke & friends » à la Gaîté Lyrique. Par exemple avec l’installation Everywhere, grande boîte noire érigée dans la pénombre de la salle et qui attire par une lucarne lumineuse. Pas un écran de télévision, c’est plus proche de la vitre d’un poêle qu’animent les ombres et lumière du feu intérieur, le feu de la création. Alors, on s’approche et s’y penche et, instantanément reviennent les mots de Foucault parlant de « se pencher sur le monde ». On se trouve mimant le texte lu quelques heures plus tôt. Le regard plonge dans un infini féerique de particules en tous sens (dans le sens où, vraiment, la vie peut aller dans tous les sens, il n’y a pas une seule direction). Des ballets moléculaires qui composent des agitations presque géométriques – laissant entrevoir l’ombre pointilliste et fluorescente d’un dessein -, ou en pleine déconstruction générale, pyrotechnie savante jusqu’au délire ou feu d’artifice chaotique. L’objet est en soi relativement petit, mais on y contemple quelque chose que le regard seul ne peut embrasser dans une éventuelle complétude. Enfin, d’une certaine façon, il y a effet de miroir, on est soi-même décomposé en semblables agitations de signaux qui s’agrégent et se désagrégent, dégénèrent et se régénèrent. Les variantes se succèdent à une vitesse folle, ce rythme de vie est très accéléré. Passé le premier effet magique – voir en quelque sorte l’intime des matières cosmiques, terrestres, leur mélange -, un certain malaise, encore ténu, s’installe devant une telle représentation : elle est sans clôture et, on pourrait dire, presque sans projet autre que celui de faire fonctionner les techniques utilisées. Ça accroît la sensation de regarder le vide d’où tout procède. Voici le cartel qui accompagne cette œuvre : Matt Pyke & Chris Perry & Simon Pyke – Extrait d’un film infini. Media ; écran HD, miroirs, son – Technique : programme d’animation procédurale.  Pour une autre installation, Communion, on pénètre dans une salle obscure. Les quatre faces de cette boîte sont noires et quadrillées de formes qui bougent, lumineuses. On dirait des séries, mais chaque forme, bien que proche de celles qui l’entourent, est indépendante, individuelle. Chaque forme représente une « espèce » du vivant (au sens large, incluant les espèces fantasmatiques). Une espèce rudimentaire, des cristaux, des esquisses géométriques (comme j’en verrai plus tard dessinées sur une cloison, dans la rue), un lego de l’être. Quelques traits, qui se complexifient au fur et à mesure que ces individus schématiques dansent. A certains moments, tout s’efface, tout recommence à zéro. Les quatre écrans sont envahis de nouvelles espèces, proches et éloignées à la fois, mais il y a quand même un air de famille. L’atmosphère est légèrement primale et tribale. On évoque fugacement les dessins des parois préhistoriques, en version hyper techno. La musique, comme le dit la notice, est « proche des rythmes vaudous et des mantras », oui, proche, mais sur un mode soft, édulcoration de références ethniques dans un climax musical electro gentiment hypnotique. Des mouvements « communautaires » semblent s’esquisser, les danses des uns et des autres, à l’intérieur de certaines zones, glissent vers des complémentarités, des coordinations et organisations de ballets. Mais sans rien de déterminant. Ça s’en va et ça revient. Ça fait aussi penser à certaines danses irrésistibles bien connues et illustrées chez Walt Disney, l’apprenti sorcier ou autre Fantasia. Évidemment, ça charme, ça amuse, c’est assez agréable et ce n’est que petit à petit que le plaisir diffus frôle le malaise : ici aussi, une machine redoutable est mise en marche et elle tourne de manière infernale, sans fin, elle tourne à vide, il est impossible de tout voir, à tel point qu’elle donne l’impression qu’elle n’a pas besoin du spectateur. Elle est autonome. On aurait tout aussi bien pu ne jamais entré dans cette salle, ça n’aurait rien changé. Voici le cartel : Matt Pyke & Marcus Wendt & Vera-Maria Glahn & Simon Pyke – 648 espèces audio-réactives – Media : projction vidéo 360°, 6 enceintes – Technique : logiciel génératif temps réel. Toute l’exposition est martelée par les pas réguliers très sourds d’un commando robotique, d’un homme préhistorique inextinguible ou la marche en avant du vivant que rien n’arrête, aucune espèce, aucune incarnation, aucune catastrophe. Le plus primaire et le plus technologique en un seul être. Un rythme cardiaque, un rythme martial, un rythme frondeur, une scansion magnétique qui attire à elle les significations de tous les sens de la marche. Et l’on aperçoit de loin, un monstre dans un mouvement perpétuel, traverser l’espace. On reconnaît sa silhouette, elle illustre l’affiche, le folder de l’exposition, les principaux articles dans la presse. C’est The Transfiguration. Ça réunit, dans une technologie de pointe d’une plasticité impressionnante, des choses très anciennes comme les « chansons à métamorphoses » dans lesquelles, selon les forces qui cherchent à s’en emparer, un être change sans cesse de morphologie pour échapper au prédateur qui renouvelle lui aussi sa constitution en fonction des transformations morphologiques de sa proie, ou encore, bien plus proches de nos enfances, les fameux transformers. Mais tous les jeux de l’enfance, quasiment, reposent sur cette imagination qui nous fait passer d’une forme à une autre, d’une identité à une autre, d’une espèce à son contraire, tout en restant le même. Ici, un colosse surgit du feu – dès qu’il en surgit, on comprend qu’il était le feu -, se transforme en guerrier enveloppé d’une cuirasse en terre volcanique, et va ainsi, traverser toutes les matières, tous les états, l’or, la porcelaine,, le cristal, va devenir un être bulle, homme ectoplasmique, un être de couleurs, un être de fumée, de vent, un géant de fourrure, de cheveux, de longues soies multicolores, un animal de fibres, de câbles, de fils, redevenir guerrier torche, recommencer le cycle, des matières chaudes au plus froides, des plus dures au plus fluides, de la consistance la plus dense aux plus aériennes, mais toujours du même pas pesant, balancier déterminé, de gauche à droite, incarnant une seule trajectoire, un seul devenir sous l’infini des apparences. Cette traversée des matières et éléments aurait pu être incarnée dans un profil fragile, au pas désorienté, fragile, mais non, c’est un représentant des « forces spéciales » qui a été choisi. La réalisation est impeccable et fascine. Au-delà, une fois de plus, le mouvement semble infini, sans début ni fin – dès lors sans discours, sans intention ? -, connecté à un logiciel en roue libre combinant toutes les matières jusqu’à la nausée, représentant une marche dont on ne comprend ni l’origine ni la destinée et porté par un déplacement oppressant qui aimante et inspire un désir de fuite. S’éloigner de ce gouffre fantastique – incarné dans un être des cavernes hypermodernes -, qui cherche à tout représenter, en dévoyant le principe caméléonesque, grâce aux possibles boulimiques de la technologie. Mais regarder ça, essayer de nommer ce que ces œuvres déposes dans l’esprit, renouvelle l’expérience et les exercices recommandés par Sénèque et Marc Aurèle en vue de choisir une position face au monde. Cartel : Matt Pyke &Realise & Simon Pyke – Boucle vidéo – Media : projection HB, son – Technique : programme d’animation procédurale, 300 processeurs de calcul. (L’exposition est bien sûr plus diversifiée. Matt Pyke, nous dit-on, « est l’un des designers les plus innovants et attachants de sa génération », il a contribué « à la vulgarisation du motion design dans le monde ». I a travaillé pour MTV, Warp et AOL et réalisé des « films d’art » pour Nokia et Audi. Voilà, il faut tenir compte de cette volonté de ne plus dire « pub » mais « film d’art » .) –Nouveau lieu culturel, la Gaîté Lyrique. – Cette exposition se tient dans un nouveau lieu culturel parisien, la Gaîté Lyrique, un outil exceptionnel. On y sent la volonté d’ouvrir et tester de nouvelles approches programmatiques face à l’hétérogénéité de la création artistique dite « numérique », forcément interdisciplinaire. Un bâtiment formidable entre patrimoine historique et architecture moderne, des investissements importants pour adapter à l’infrastructure toute la souplesse possible des technologies (sons, lumières, projections). Salle de concerts pouvant se transformer en dance floor, studios pour résidences d’artistes, espaces d’expositions multifonctionnels, lieux de conférences et enfin, un centre de ressources qui pourrait être partiellement inspirant pour le devenir des médiathèques. Pas de surabondance de documents mais des choix ciblés en fonction des thématiques traitées par la programmation du lieu. Il s’agit d’accompagner ce qui se passe dans le lieu, de relier, et l’on imagine que, d’année en année, le fond va s’étoffer, deviendra de plus en plus riche, mais selon une histoire particulière. L’espace propose des chambres ouvertes pour étudier (lire, écrire, brancher son laptop), des écrans pour surfer, des « éclaireuses » que l’architecte a conçu comme des vacuoles, où, assis ou couchés, on peut explorer des programmes visuels ou sonores. Une collection de livres et de revues ciblant tout ce qui bouge dans les cultures actuelles est en libre consultation. On dirait que tout reste à définir, rien n’est coincé sur un modèle préétabli, que l’évolution dépendra des expériences qui vont s’enchaîner, de ce qu’elles engendreront comme idées, liens relations entre agents créatifs et publics. À suivre. (PH) – Motion designMatt Pyke La Gaité Lyrique

L’iPod et le différé, culture et scénario du pire

Il y a une semaine, le journal Le Soir, dans sa page « Polémiques » pose la quesion « L’iPod a-t-il tué ou sauvé la musique ? » Par musique, vous savez bien, il faut entendre « industrie du disque ». C’est une pleine page, coupée verticalement en deux, à gauche le pour, à droite le contre. – Le pour. – Du côté pour, c’est Raphaël Charlier qui s’y colle. C’est un animateur de radio (Pire FM) qui a basé son émission sur ce que les gens écoutent avce leur iPod. Genre, il se balade dans la rue, accoste des passants en train de sadonner à leur prothèse sonore et leur demand e : « vous écoutez quoi, là, en ce moment » ? S’en suit une petite interview de la personne, sympa. « C’est intéressant de voir que deux personnes peuvent écouter la même chanson au même endroit et s’en faire une interprétation complètement différente. » Outre la perfection technique de l’appareil merveilleux d’Apple, son principal bénéfice réside, selon Raphaël Charlier en « ce qu’il permet à chacun de se promener où il veut tout en écoutant sa musique préférée ». Entendez bien, « sa musique préférée », comme dans tous les slogans des opérateurs qui vendent du flux vers des sources sonores. A la manière des parents qui enclenchent toujours la même ritournele mécanique pour calmer et endormir bébé. Il est déjà bizarre, au fond, de ne jamais rencontrer quelqu’un qui serait en train d’écouter, dans son iPod, une musique qui ne fasse pas partie de ses « préférées ». Et qui répondrait à Raphaël Charlier : « là, j’écoute un truc, je sais pas du tout ce que c’est, je m’interroge, peut-être pouvez-vous m’aider ? écoutez-en un bout, dites-moi ! ». Pourtant, s’intéresser à la musique, se cultiver, implique aussi d’écouter attentivement beaucoup de créations « non préférées », sinon, comment entretenir son « agilité » sensorielle et mentale sur toutes les questions musicales, sur les multiples aspects de la relation à la musique, comment pouvoir être un auditeur dont les choix peuvent aider l’émergence de nouvelles formes, en soutien au progressisme ? Je n’écoute pas cette émission sur PureFM sponsorisée, d’une ceraine manière, par iPod ! Mais on m’en a parlé, quelqu’un, même, une fois qui semblait s’y être penché de très près. Voici son commentaire : « une fois que le contact a été établi avec un adepte de l’iPod, l’animateur va chercher dans la discothèque de son émission le titre que son « client » était en train d’écouter, et le diffuse sur antenne. Il trouve quasi toujours le disque correspondant dans la discothèque de la radio. Or, celle-ci est très réduite, limitée à tout ce qui est le plus connu, mainstream de chez mainstream ». Que peut-on en tirer comme conclusion ? Qu’il trie au préalable les personnes qu’il présente dans l’émission ou que, globalement, les gens écoutent les mêmes choses relevant d’un répertoire étroit ? Bizarre que le présentateur ne se pose pas cette question, qu’il ne soit pas lui-même surpris, interpellé par cette coïncidence entre ce que des gens en principe choisis au hasard écoute et le choix arbitraire opéré par une discothèque très coonsensuelle. Non, ça ne l’effleure même pas. Comme s’il n’imaginait pas que l’on puisse écouter d’autres choses, inconnues de lui et qui n’existeraient pas en support physique dans la discothèque de son employeur (radio publique). Comme s’il n’y avait pas d’ailleurs musicaux en-dehors de ce qui fait tourner son émission. Une étrange manière de clôturer le champ des goûts et des couleurs aux intérêts d’une démarche, ici radiophonique, et, de ce fait, de contribuer à coincer la pratique musicale dans une production « immédiate », sans « différé » possible, sans recul de la perception mais bien dans l’obligation du « préféré ». – Le contre, sans surprise. – Pour fairr valoir un avis contraire, Le Soir fait appel à Olivier Maeterlinck, représentant des industries, directeur de la Belgian Entertainment Association. A part préciser quelques données historiques (iPod arrivé avant iTunes), la position d’Olivier Maeterlinck est sans surprise : l’iPod est un appareil qui s’inscrit dans une dynamique qui fait surgir le téléchargement illégal et met en danger l’économie musicale. Mais, pas trop de panique, l’industrie « propose de nouveaux modèles de distribution » et de citer le sempiternel bon élève : Radiohead. Le « pour » et le « contre », finalement, sont plutôt assez proches, s’entendent sur le fond (de commerce) et cherchent des solutions au devenir de l’industrie des supports musicaux, dont ils dépendent, en créant l’enfermement des goûts musicaux dans ce qui est le plus facilement exploitable et correspond à la discothèque d’une émission radio draguant l’audience jeune la plus large. Tant Raphaël Charlier qu’Olivier Maeterlinck, en forçant à peine le trait, apparaissent comme les chevilles ouvrières de ce qui vient écraser l’espace d’action des institutions et associations oeuvrant à élargir et structurer la curiosité culturelle, à promouvoir une interrogation vive sur la diversité des expressions. Parce qu’ils agissent, consciemment ou non, en promouvant une économie (l’iPod est aussi un accélérateur économique des goûts les mieux formatés en faveur de ce qui peut s’écouter n’importe où) basée sur la satisfaction rapide, immédiate. Ce sont des acteurs de tout ce qui court-circuite le long terme du culturel. En conclusion, nous pourrions dire aussi que cette pleine page du journal Le Soir est au service de cette manière d’envisager l’économie culturelle. Peu « polémique ». – Rappelons l’enjeu du différé.- Dans son livre Philosophie du vivre (Gallimard, 2011), François Jullien nous fournit une approche très utile du différé (et qui rejoint ce que nous avions présenté déjà dans ce blog, en parlant de Harmut Rosa et de ses « oasis temporelles ») :  « … la société contemporaine est portée à négliger une telle valeur du différé (et que, par exemple, l’éducation, qui compte nécessairement sur du différé, y est rendue si difficile). Une culture telle que l’actuelle, anticipant toujours davantage et par suite se précipitant vers ses buts, et cédant à la fascination de « l’en temps réel » (la technologie de la communication y pourvoit), méconnaît cet apport généreux du délai. Or une civilisation n’est forte – à l’instar de l’individu – qu’à hauteur du différé qu’elle peut supporter : de ce qu’une génération sait planter (comme ressource à venir) sans prétendre elle-même récolter – je ne verrai pas ombreux les chênes dont j’ai reboisé la colline. » (F. Jullien) La manière même de consacrer une page aux dix ans d’une petite machine commerciale à écouter la musique en dit long sur la mécanique médiatique qui réduit ce temps/espace différé dont l’éducation et la culture ont besoin. – Prospectives culturelles, le pire n’est pas exclu. – Quand on évoque la possibilité que, sous peu, la politique culturelle des Etats soit menée presque exclusivement par les industries, on se fait traité assez souvent de paranos. Le ministère de la culture français a commandé une analyse sur nos futurs culturels au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS). Plusieus futurs possibles ont été testé et confrontés aux avis de spécialistes du milieu (théâtres, bibliothèques, musées). Quatre grands scénarios émergent, depuis la continuation des priorités actuelles centrées sur « l’exception culturelle » et qui couperaient la politique publique du grand public, jusqu’au recentrage sur des questions « d’identité nationale et régionale », en passant par une hypothèse ambitieuse mais très utopique d’une démarche européenne associant l’art et la culture dans une politique du « durable » à tous niveaux du projet sociétal. La piste la plus crédible est celle du « marché culturel » : il « valide en quelque sorte les sombres pronostics des syndicats. Le ministère disparaît, la politique culturelle s’efface au profit d’un renforcement des acteurs économiques de la culture. Les productions « médiatiques valorisables au sein des industries culturelles » fleurissent. Par contraste, « nombre de troupes, compagnies ou ensembles disparaissent », ou survivent… » (Le Monde, Clarisse Fabre). Ce n’est que de la prospective, mais c’est la première fois que cela est écrit, noir sur blanc, comme une hypothèse banalisée, qui plus est dans une étude officielle commanditée par un ministère. Même si les auteurs de l’étude concluent par des pirouettes du genre « Les quatre scénarios sont faux, mais d’une certaine manière, ils vont se produie », c’est inquiétant. – L’exemple anglais en avant-garde. – La rigueur budgétaire mise en place an Angleterre a des impacts immédiats : « Des centaines de lieux culturels anglais sacrifiés » (Le Monde, Virginie Malingre, 1-04-11) le budget public de la culture a été diminué de 15%. « Sur 1330 lieux qui ont sollicité une aide à l’ACE pour 2012-2015, seuls 695 ont obtenus quelque chose. » Ce sont les institutions phares qui s’en sortent le mieux, celles dont le prestige permet par ailleurs de draîner l’essentiel du mécénat et sponsoring pour équilibrer leurs comptes. Celles aussi qui rivalisent le mieux avec les industries du diverstissement, sur le même terrain qu’elles, pour attirer de l’audience, celles donc qui préparent le terrain au scénario du pire décrit dans la prospective française (celui du « marché culturel », disparition du ministère). Les restrictions des subventions culturelles vont frapper les petites structures, plus fragiles, plus proches de démarches sociales et de démocratisation de la culture, plus attentives aux nouvelles esthétiques, aux artistes émergents, aux acteurs de la diversité culturelle. On peut s’attendre à une grave détérioration du tissu artistique et culturel, à une dramatique destruction de ce qui rend possible le différé, le tout préparant d’autant mieux le terrain aux industries de programme dans leur ambition de se substituer aux ministères. J’aurais bien déguster une brésilienne en lisant ces articles de presse et en ressassant colère et amertume qu’ils éveillent, mais elle se fait rare. (PH) – Prospectives culturelles, lire l’étude. –

Panade numérique et médiathèques

ACIM, 10ème rencontre nationale des bibliothécaires musicaux, Aix-en-Provence, Cité du livre

Encore une fois, la méthode adoptée pour traiter de la technologie est déterminante. Explication : Dans Libération du vendredi 2 avril, Julien Gautier et Guillaume Vergne (professeurs de philosophie en lycée et fondateurs de la revue Skole) publient un texte intitulé « L’école et les adorateurs de la technique ». C’est une réaction au rapport Fourgous définissant « les modalités de l’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’école ». La position des auteurs est claire :… « .. un système éducatif public digne de ce nom devrait non pas chercher coûte que coûte à rattraper son prétendue « retard », mais à jouer activement un rôle propre et autonome, assurer une mission régulatrice, prescriptive et en quelque sorte « thérapeutique ». Notre véritable devoir à l’égard des jeunes générations n’est-il pas de leur donner les moyens de construire une solide culture numérique, plutôt que d’accompagner leur soumission aux iPod, MSN et autres Facebook ? » Il se fait qu’après avoir lu cet article, je participais à une journée d’étude de l’ACIM (association des bibliothécaires musicaux de France) sur le thème du numérique comme nécessitant une redéfinition du rôle des médiathèques (ce n’était pas la première fois que j’intervenais dans ce genre de « journées d’étude »). Les médiathèques sont à inscrire dans le dispositif éducatif, comme toutes les structures culturelles publiques, et à ce titre ce que Julien Gautier et Guillaume Vergne expriment concernant l’école se transpose aisément sur le terrain des médiathèques. Et même si on ne partage pas à 100% leur vision des choses, elle est tout de même déjà le fruit d’une analyse, d’une conscientisation, d’une prise de position, d’une vision d’avenir reposant sur une mise en perspective des différents aspects de la problématique. A évacuer : le prétendu retard. Or, à écouter l’ensemble des intervenants et des propos tenus tout au long de cette journée, il semble que le parti pris adopté soit justement de « rattraper le prétendu « retard » » et d’aller dans le sens de l’adoration de la technologie tel qu’il serait prôné par le rapport Fourgous. L’autre tendance majeure et d’associer « nouvelles technologies » à la nécessité de médiation. Le mot, comme lors d’autres rendez-vous du genre, surgit de tous côtés. Mais curieusement, à aucun moment, il n’est question de contenus, de discours, de musiques, de connaissances à transmettre, de définition de ce dont nous sommes censés devenir les médiateurs, mais uniquement de questions d’accès. Dans la tourmente de la dématérialisation, les médiathèques s’intéressent avant tout à la matérialité des accès vers la dématérialisation gérée aux bénéfices d’autres structures. Alain Giffard, qui se livre à une étude comparative poussée des lectures numériques et lectures traditionnelles, donne des armes, pourtant, pour penser un positionnement lucide à l’égard des industries numériques : « Ce qui caractérise l’économie numérique de ce point de vue, ce n’est pas le développement des « industries littéraires », mais bien celui des « industries de lecture », ou, c’est tout un, dans le jargon actuel, plutôt que le développement des « contenus » celui de l’économie et des industries de l’accès ». Et de renvoyer à des formulations similaires de Jeremy Rifkin (L’âge de l’accès) : « Les marchés cèdent la place aux réseaux ; vendeurs et acheteurs remplacés par des prestataires et des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique de l’accès. » La tonalité générale de ce que j’ai entendu dans cette journée de réflexion sur l’avenir des médiathèques face au numérique, le 2 avril, me donne l’impression soit d’un aveuglement sur la question, soit de la volonté d’entériner cette orientation voulue par l’économie du numérique, de revendiquer ni plus ni moins qu’une spécificité d’accès en contribuant au courant dominant qui évacue le contenu. Ce qui revient bien à scier la branche sur laquelle reposent les médiathèques et qui correspond à leur utilité sociale. En introduction à mon intervention, c’est bien ce que j’ai voulu rappeler : notre force est du côté de la connaissance des musiques et de ce que nous parviendrons à en dire pour dé-banaliser l’écoute de musique et réenclencher de vrais désirs d’écoute. Mais revenons au début de cette journée… Porte-à-faux sociologique. C’est le sociologue Philippe Coulangeon (CNRS) qui se charge d’informer sur les pratiques musicales des français face au numérique (finalement il ne s’agira pas tellement de ça). Présentant un article écrit pour les Actes de la recherche en sciences sociales, il rend compte des éléments inclus dans la dernière grande enquête officielle sur les pratiques culturelles. Voici les grands axes : brouillage des frontières entre les répertoires, non rivalité des biens musicaux, éclectisme des goûts et nouvelle frontière de la légitimité… L’approche est moins nuancée que celle de Bernard Lahire dans «La culture des individus » (on sentira lors des échanges avec la salle que Coulageon occupe une place bourdieusienne très orthodoxe, léger coup de griffe à Lahire, coup de boule à Mafesolli…). De fait, les catégories utilisées et le type de questionnaire empêchent toute finesse qui puisse nous être utile dans la réflexion sur un positionnement actualisé des médiathèques en fonction des nouvelles pratiques et de l’évolution des goûts. Les publics ont toujours à se prononcer sur des entités très vagues : « musique classique », « rock, pop », « jazz », « chanson française »… Chacune de ces étiquettes recouvre des esthétiques très différenciées, des mondes inconciliables. Quand les amateurs répondent écouter plusieurs genres musicaux : de quel type de différence entre les genres parlent-ils, quel type d’écoute ? L’éclectisme dont on parle peut très bien s’avérer n’être qu’un mirage… Ces enquêtes évoquent une certaine popularisation des modes savants, mais omettent systématiquement de se prononcer sur les savantisations d’expression populaire (ça ne rentre pas dans les catégories), ce qui revient quand même à déceler et étudier une tout autre dynamique. Bref, cette sociologie-là de la musique mesure essentiellement l’impact du marché dominant sur les pratiques musicales les plus visibles, mais reste impuissante à réellement mesurer ce qui se passe avec la musique dans la société et à proposer une analyse critique de la manière dont le marché organise la consommation musicale. Sans doute parce que les sociologues ne connaissent pas assez les répertoires, les actualités esthétiques, n’écoutent pas assez de musique ? Philippe Coulangeon, lors des questions-réponses, reconnaît une part de la faiblesse structurelle de ces études sur la musique : notions anciennes, genres vagues, définition faible de ce que l’on entend par écouter… Dans son analyse des pratiques actuelles de la lecture, Alain Giffard associe la lecture numérique à ce que l’on appelle la lecture d’information. La lecture numérique ne tient jamais la place de la lecture d’étude (plus soutenue, profonde). Ça ne pose pas un problème tant que les pratiquants ont une bonne culture de la lecture et font la distinction entre ces différents niveaux complémentaires. Mais quand de jeunes générations, mal dotées de compétences de lecture, ne font plus la distinction entre les différents niveaux de lecture et considère la lecture d’information comme une lecture d’étude, alors, on a un grave problème cognitif. On transpose facilement  cette  étude de la lecture à l’écoute des musiques, l’écoute réelle étant de plus en plus remplacée par un survol, une immersion machinale, une entente qui banalise la musique et l’excluent des pratiques culturelles cognitives. Alain Giffard désigne ce phénomène dangereux par « nouveaux savoirs, nouvelles ignorances ». (« Des lectures industrielles » – Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis.) Voilà une base plus intéressante pour aborder l’évolution des pratiques musicales des publics que ce que propose P. Coulangeon. Car contrairement à ce qui sera dit dans une autre intervention de la journée, la crise du disque n’est pas une crise de la distribution, argument qui sert à mettre en avant des solutions pour améliorer cette distribution soit encore des questions d’accès. Le vrai problème avec la crise du disque c’est qu’elle recouvre une grave crise de la dimension cognitive de l’écoute musicale. Et c’est justement à cet égard que les médiathèques peuvent apporter quelque chose : par les contenus, en tenant un discours sur l’écoute, en valorisant d’autres pratiques, d’autres connaissances. Quel est le potentiel créatif des médiathèques ? Mais ce serait surtout intéressant que des sociologues se penchent vraiment sur ces situations, ces hypothèses de travail. – L’obsession de l’accès. – La table ronde de l’après-midi– qui n’en sera plus une tellement elle comportera d’intervenants – renforcera un sentiment que face, au « prétendu retard » (prétendu parce que si le réseau des médiathèques était créatif sur les contenus, il n’y aurait pas de retard), les solutions esquissées relèvent du cours de rattrapage (type « fracture numérique », allez, facebookez, twittez, ça ira mieux) ou de l’association avec des partenaires commerciaux. En effet, plutôt qu’une table ronde pour débattre du fond, il s’agissait en grande partie d’une succession d’offres de services : de petites entreprises recyclant ressassant un peu les tendances principales sur le Web, incapables de voler de leurs propres ailes (le modèle économique n’existe pas) et sentant qu’il y a un coup à jouer du côté de la politique publique et du non-marchand, élaborent des outils de téléchargement ou de streaming pouvant être mis au service des médiathèques. Ce n’est pas toujours d’une grande originalité dans la forme (ni graphique, ni ergonomique). Quant au fond – revoici la médiation et l’obligatoire différenciation par du contenu –, il tient parfois à peu de choses : une bio de l’artiste (copié collé du dossier de presse ou de Myspace ?), une discographie, des dates de concert… Allez, c’est quoi le « plus » médiathèque là-dedans ? Quelle spécificité, quel discours ? La priorité accordée à l’accès se lit aussi dans le genre de listes de sites ou de blogs renseignés aux médiathécaires comme représentatifs, comme outils avec lesquels se familiariser en premier. Par exemple, la lecture régulière de quelques blog de fond  n’est absolument pas abordée, de ces blogs qui se situent au-delà de la lecture de consommation, donne du grain à moudre pour une lecture d’étude, cette lecture dont le but est d’alimenter la réflexion post-lecture (par exemple le blog d’Alain Giffard, justement). La question réelle de la qualité des métadonnées sera souvent soulevée : elle est cruciale en effet, les bases de données sur Internet étant souvent médiocres. Mais là, nous développerons une force qui se fera remarquer quand nous aurons la capacité à organiser une seule base de données de type « médiathéque publique » et pas chacune la sienne. La taille, sur Internet, est fondamentale. Cette taille compte aussi beaucoup concernant ce que soulevait un peu naïvement la représentante d’une médiathèque « tout numérique » de Chesnay : les majors devraient s’intéresser à nous, faire des conditions spéciales aux médiathèques… Au stade actuel, vu l’utilisation que les majors entendent faire de la musique, on ne les intéresse pas, elles nous ignorent. Par contre – et ça relève de l’utopie – si les médiathèques parvenaient à grandir et à dégager une force de contenus incontournables en réveillant et inspirant de nouveaux désirs d’écoutes, bref à être créatives et source de créativité dans les pratiques d’écoute, elles pourraient devenir attractives. C’est dans ce sens que la Médiathèque de la communauté française de Belgique devait soumettre au débat son projet « Archipel », outil de médiation hybride sur les musiques actuelles, associant différents niveaux de lecture et d’écoute, d’information et d’étude, médiation numérique et médiation sur le terrain, supports physiques et streaming… La présentation a été perturbée, écourtée notamment par absence de connexion Internet ( on ne parlait que de ça depuis le matin : se connecter !?). Il faudra encore attendre, en septembre à la BPI !! – Chute abrupte & pistes sommaires – L’avantage de ces journées est de révéler l’ampleur du chantier. À commencer par la faiblesse du bagage théorique pour structurer les questions, leur examen, faire avancer les débats. La littérature actuelle des chercheurs sur ces sujets n’est pas assez lue par les médiathécaires. Or, pour résoudre des problèmes il vaut mieux acquérir les bons outils, les partager, se construire un appareil critique commun, avec des concepts et des vocabulaires partagés. (Je m’attendais à entendre ne fut-ce qu’une fois la notion de « capitalisme cognitif »). Et ce que je relève encore, comme à Blois ou à Périgueux où j’ai eu plaisir à prendre la parole, est l’approche strictement « française », alors que la dimension pour le moins européenne est indispensable pour exister en tant que médiathèque sur le Web et arriver à influer, à peser sur les évolutions. L’objectif doit bien être de prendre une part de marché significative de la prescription culturelle en fait de pratiques d’écoute musicale. Certains aspects de la mutation des médiathèques, abordé frontalement en ateliers, dans ce type de rencontre, ont l’avantage de faire ressortir le désarroi du terrain, de la base, mais ça tourne un peu à vide et ça localise les problèmes peut-être à l’extrême (comment faire de la place, quel espace convivial, qu’y faire, ce que ça change dans le métier, inévitable, avec ses doléances parfois fastidieuses, sa force d’inertie phénoménale). Ce niveau ne doit-il pas être traité dans un programme de changement de « culture d’entreprise », tout au long de l’année, dans chaque médiathèque, avec échanges et mises en commun par cloud computer ( !), et utiliser ces rencontres à des travaux exaltants, motivants, élargissant le champ et faisant avancer concrètement les pratiques dans l’élaboration de projets de médiation. Où l’on parlerait contenus, mises en forme de discours, de formes d’échanges, de mutualisation de la créativité médiathèque à une échelle européenne… !? (PH)

Le gratuit & l’addition

RTBFJ’avais aujourd’hui le plaisir de retrouver un studio de la RTBF pour participer à une conversation sur le gratuit. Essentiellement le gratuit légal lié à l’économie numérique (Internet). Pour une fois le temps de parole n’était pas limité à quelques minutes, nous avions 1H30 pour aborder cette question complexe, c’est peu et pas mal. Initiative que l’on doit à « Tout autre chose », émission de Soraya Amrani et Catherine Sorel. L’autre invité, très bien choisi, était Paul Belleflamme, Professeur d’économie au CORE et à la Louvain School of Management, Université Catholique de Louvain. Il vient de publier un article « Organisation industrielle de la gratuité » dans la revue Economie et Management, article qui sera bientôt disponible sur son site. Les lumières d’un économiste sont bien indispensables pour expliquer les mécanismes économiques du gratuit qui correspond, ni plus ni moins, à une subvention concédée par des industries pour promouvoir un produit, l’implanter au sein dune masse d’utilisateurs suffisamment importante, « critique », pour que ce réseau d’utilisateurs plus ou moins captifs, appâtés par le prix équivalent à zéro, puisse se convertir en dispositif rentable. C’est-à-dire puisse être revendu à d’autres opérateurs proposant d’autres services. Dans le jeu du gratuit, un service offert est financé par une autre dépense, sans en avoir l’air, et selon des associations de plus en plus affinées, plusieurs biens en cascade finissant par se masquer l’un l’autre, pouvant devenir assez occulte. Un exemple classique, au début de la téléphonie mobile, est le montage par lequel la téléphonie fixe finançait l’extension du GSM… Pour ma part, j’ai tenté d’aborder, sans porter de jugement moral, les implications que pourraient avoir, sur le long terme, une généralisation étendue du gratuit dans les pratiques culturelles. Implications sur la société, le choix de société, le modèle culturel, la capacité d’une société de se régénérer par la créativité artistique à découvrir, problématiser, assimiler, faire circuler, partager… Internet et connaissance, aura et scientifiques. En traitant d’abord la manière un peu épique dont la presse généraliste, souvent, a présenté l’extension du gratuit : « ça y est, c’est arrivé, l’accès le plus démocratique est en train de s’implanter », non sans faire allusion aux sources de financement du gratuit, c’est vrai, mais en mettant surtout en avant le fait qu’il s’agirait d’une pratique voulue, imposée, organisée par les internautes, par les citoyens, une sorte de rêve anti-commerce rendu possible par l’Internet ! Il y a là une méprise qui transforme une grande partie de l’information sur le gratuit en propagande dangereuse, en soutien à l’instrumentalisation des compétences culturelles et une méprise assez ancienne, en tout cas bien ancrée. Méprise qui consiste, en partie, à considérer que la technique donnant accès au partage et à la circulation des connaissances réalise la société de la connaissance et suffit à faire accéder tout le monde à la connaissance dès lors qu’il se familiarise avec ces techniques. Méprise, confusion qui vient des débuts d’Internet quand tous les outils aujourd’hui accessibles à tous (2.0) étaient réservés à la communauté scientifique. C’est là que l’aura de la technique d’accès aux biens culturels s’est construite et a escamoté ce que signifie se mettre vraiment en contact avec des connaissances à assimiler. Dominique Wolton évoque cette question dans un livre de synthèse paru aux CNRS Editions : « Sociétés de la connaissance. Fractures et évolutions. » : Ils (les scientifiques) auraient dû occuper les premiers une fonction critique en abordant la question des usages. Ils auraient dû être les premiers à dire que ce n’est pas parce que l’on utilise Internet que c’est une preuve d’intelligence mais les universitaires, le monde académique et scientifique, n’ont pas osé le faire. Ils n’ont pas voulu se différencier, se distancier à l’égard des industries de l’information. Ainsi, dans les années 80 et 90, le monde de la connaissance s’est fait l’allié objectif de l’idéologie technique. D’une part le fait que les chercheurs étaient séduits qu’on les flattent et les courtisent pour qu’ils accompagnent la célébration de l’innovation technique. D’autre part, le monde académique est sensible au thème de la gratuité des connaissances qui correspond assez bien aux valeurs du savoir pour tous. C’est la volonté de dépasser les logiques économiques. Malheureusement, cette utopie est instrumentalisée et puisque de toute façon, rien n’est gratuit, il faut bien que quelqu’un paye. Si on veut une réelle gratuité, alors c’est une bataille politique et non pas seulement le résultat d’un dispositif technique. Par conséquent il n’y a pas de lien direct entre gratuité et une nouvelle idéologie de la liberté de l’information. Les chercheurs ont fait une confusion entre un intérêt technique pour Internet et une idéologie de la liberté échappant aux pressions économiques ou politiques. » Confusion qui connaît donc un superbe développement, contagieux ! Biens d’expériences, rationaliser le marché des contenus, de la segmentation. Les biens culturels, on l’a abordé régulièrement dans Comment7, notamment à propos du livre de Menger « Le travail créateur », sont dits des « biens d’expérience » : il faut les consommer pour savoir s’ils nous conviennent, s’ils nous apportent quelque chose, s’ils correspondent à ce que nous attendions d’un roman, d’une musique, d’un film… Le « succès » de ce processus est dépendant des compétences culturelles de chacun, du nombre d’expériences faites, de la pratique ou non de questionnement accompagnant ces expériences, de la manière d’en garder une mémoire, un sens critique… Les industries culturelles cherchent par tous les moyens à optimaliser le jeu de l’offre et de la demande sur le marché des contenus, soit à limiter au maximum la part de l’incertain : « Car non seulement la demande pour un contenu est globalement très incertaine, mais la grande dispersion des préférences individuelles crée des profils de demande très spécifiques. » (Olivier Bomsel) Situation complexe qu’il convient de simplifier. Ce qui peut se réaliser par les effets de réseau qui opèrent sur le marché du conseil culturel, la stratégie du bouche-à-oreille, regroupant la demande autour de buzz souvent orchestrés mais gardant l’apparence d’être nés naturellement, spontanément. Le gratuit se finance sur la constitution de masses critiques partageant les mêmes goûts, les mêmes besoins, les mêmes pratiques et consommations. « En fait, dès lors que l’utilité d’un bien est associée à une circulation symbolique, on voit surgir des effets de réseau. Ces effets sont multiples et dépendent fortement des formats (texte, musique, images) et des marchés visés par les produits. Plus une œuvre est consommée, plus son expérience est évaluée et, le cas échéant, prescrite ou déconseillée. » ( Olivier Bomsel, « Gratuit !Du déploiement de l’économie numérique », Folio/Actuel). Le gratuit n’attire pas les amateurs de musique vers les œuvres de Braxton ou de Joëlle Léandre (les buzz concernent généralement des contenus faciles à assimiler (qu’ils soient bons ou mauvais), il organise des concentrations de demande, formatant des goûts ensuite exploitables (segments) en recherchant des produits similaires. Le gratuit étant une pub dissimulée, il agit bien comme la pub : occuper le temps de cerveau disponible, prendre le plus de place dans les loisirs culturels. Le temps n’est pas extensible :  que devient la culture d’une communauté, dune société quand y prédominera sur le long terme ce qui est rendu attractif au plus grand nombre par le caractère du gratuit ? Quel devenir pour la créativité qui dépendra de cet état de fait ? Se cultiver ne signifie pas remplir son temps libre par le plus de produits gratuits. Se cultiver, c’est structurer une connaissance de soi et des autres, du passé et du présent par une confrontation à un patrimoine : avec mise en perspective, avec ce qui fait histoire et sens, ce qui explique les esthétiques actuelles… Enfin, nous ne sommes pas égaux devant le gratuit légal (marchand). L’importance du capital culturel, des compétences culturelles est primordiale. Or ces compétences seront de plus en plus le fait des familles, la sensibilisation aux langages artistiques étant de moins en moins enseignée. La fracture culturelle se développe au sein de l’économie numérique, renforçant certainement la fracture du… numérique ! Il faut certainement équilibrer les influences du gratuit lucratif par une politique industrielle et culturelle ambitieuse, par une vision de l’importance de la créativité artistique quand elle circule et se laisse appropriée par les cerveaux des amateurs, ce qui nous ramène à Bernard Stiegler et l’association Ars Industrialis qui creusent ces questions… Au cours de l’émission, les interventions d’auditeurs révélaient une grande confusion sur la notion du gratuit, exprimaient surtout le souhait de n’être pas dupe. Sans doute est-ce dû au type d’audience et à l’heure de diffusion, il manquait d’interventions de pro-gratuits ou de détourneurs du gratuit… (PH)

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