Archives mensuelles : janvier 2011

Ecriture des nervosités présentes

Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux, Quidam Editeur, 2010, 523 pages

C’est une brique et c’est du diamant. Friable et tranchant. L’épaisseur du texte s’effrite et se répand, insaisissable comme du sable, les galeries de ses phrases s’effondrent, rendant compte des plus extrêmes faiblesses de la vie. Le style et l’idée poursuivent le lecteur longtemps d’une brillance inaltérable, inusable. Après l’avoir refermé, plusieurs jours après, on peut l’ouvrir n’importe où, choisir une page et un passage au hasard, tout paraîtra neuf, réécrit, donnera envie de reprendre depuis le début, ou de tout lire à l’envers, la linéarité ne règne pas en maître. Le fil narratif peut se résumer en peu de choses : un écrivain, amoureux de sa psychologue, va jusqu’au bout de son inadaptation au réel et au désir. Ou jubile dans son désir qui se torpille systématiquement. Jusqu’à l’annihilation, l’infantilisation.Une sorte de persécuté qui n’en pense pas moins (« Subsistait en moi – comme dans toutindividu prisonnier de la spirale nébuleuse des humiliations omni-quotidiennes, & dont l’existence signifie séjourner de de-plus-en-plus dans des cellules nues blanchies à la chaux – une bombe à retardement dont plus rien ne pouvait stopper le mécanisme 1fois=mis-en-route. ») Mais l’important est bien l’épaisseur textuelle que l’auteur confère à ce propos. Pour l’emmêler à d’autres fils narratifs, mais surtout pour tenter de saisir toute la matière contextuelle, grouillante. Enorme. Le partage des deux Allemagnes et la réunification qui balafrent les corps, les psychismes, l’inconscient (il est souvent question, une fois que le « héros » s’installe à Berlin, de la « ErDéA-après-le-Tournant »). Le 11 septembre 2001. Les histoires qui plongent toujours dans l’innommable de la période nazie, et traversent les souvenirs de famille et d’école. La montée en puissance de la spéculation et du management au coeur du techno pouvoir. Les affres du collectif, du communautaire, des alternatives sociales qui se bouchent, tarissent leurs possibles. La mise en faillite de l’intergénérationnel. Toutes ces forces qui s’agencent comme un vaste complexe dépressionnaire minant l’individu créatif et son écriture, dont le but même est de miner, discréditer, rendre illisible toute écriture personnelle? L’épaisseur, la touffeur, la dispersion apparente des situations, des biographies, ne laisse pas oublier un instant qu’il est bien question d’une bombe à retardement. Il y a les partis pris typographique qui ne laissent pas le lecteur tranquille, agacent ou émoustillent. Beaucoup de traits d’union, de signes « égal », de points-virgules et de deux points entre les mots voire à l’intérieur de certains termes, le « et » est toujours « é », le « un » d’individu, par exemple, est toujours transcrit par le chiffre « 1 », beaucoup de mots déformés, entre phonétisme et écriture GSM, signalant des allergies, des hystéries, des stigmates !? Il y a enfin les encadrés qui complexifient la structure du texte et « dévient » sans arrêt la lecture : page 38, un encadré intitulé « lie amère » envoie à la page 206. L’encadré est un extrait du texte qui occupe la page 206. Vous faites un bond dans le texte. Vous commencez à grignoter la page 206, en amont et en aval de l’extrait encadré page 38. Vous prenez le texte par plusieurs bouts, à différents moments. Mais ça, c’est un lien encore simple. L’encadré peut être une réflexion philosophique, politique ou sociologique – de l’auteur ou une citation -, voire une digression poétique qui installe, entre les deux pages ainsi reliées, une complémentarité qui supplante la linéarité. Les encadrés peuvent envoyer vers l’avant ou l’arrière chronologiques.A la page 348 : « Conditionnés des annéesdécennies-durant par le rythme de la journée-de-travail-de-huit-heures-trois-quarts, le temps de vie privé confisqué par un régime-de-présence=au-travail décrété par d’autres, plongés dans la peur profonde d’un chômage dédoublé – au dehors inconnu jusqu’ici (perte de travail) viendrait s’ajouter le chômage intérieur, retombée de la sinistre perspective d’avoir à arpenter jours&nuits d’immenses espaces de temps libre=vide – la sélection-par-la-nonactivité au poste d’observation &d’espionnage dans l’armée du cha-1 :chac-1- : « Chez eux, ils se sentent à l’étroit. » » Ce passage est lesté d’une annexe qui engage à retourner page 321 vers « Espaces sensoriels », un chapitre plus théorique sur l’influence de l’urbanisation : « Les voûtes rumorantes du tumulte machinel (pour ne rien dire des rayonnements de toutes sortes qu’émettent les réalités extrasensorielles dans un orage permanent) s’étendent bien au-delà des limites des villes mêmes & se veulent un signe solide pour une histoire en marche (là où elle fait défaut, l’histoire s’est transformée en tableau) »… La construction en dédale de ces encadrés dans le corps du texte est surtout captivante après la première lecture complète du roman. Ils proposent des relectures partielles dans le récit, des tangentes, des mises en perspectives, des profondeurs et des clameurs que l’on n’avait que frôler. Des perles et des souffles à peine savourés. Au fur et à mesure que l’on pratique ainsi des incursions partielles, on mesure à quel point l’architecture qui pouvait sembler foutraque est étudiée, voulue, maîtrisée (délirante). C’est proprement le genre de roman que l’on n’a jamais fini de lire, d’ailleurs, à la dernière page, un encadré dirige le lecteur à la page 11, tout recommence, bien des enjeux de l’écriture s’éclairent, même la musique des mots et des phrases sera différente, un cri est venu en changer le climat. Et avec le peu de temps laissé au lecteur ordinaire pour trouver que dire d’une pareille lecture, comment s’en sortir !?  – L’autoportrait – « Dans le miroir, mon visage, l’ancien, celui regardé à satiété au-fil-des-ans, émerge de la buée évanescente : mes yeux grands è très rapprochés, sombrement altérés comme les eaux d’un marais, – mes sourcils, comme stoppés de frayeur au derniermoment à l’idée de se rejoindre à la racine du nez ; ma bouche trop près des narines : le visage d’un individu pouvant être celui de Quiconque é : ?qui le fréquente, ne doit s’attendre à rien, sinon d’être dépité & déçu. Car peu importe la direction prise par un type-de-cette-espèce, les vents lui sont toujours contraires. » – La forêt – Si le roman est très urbain, plusieurs scènes se déroulent en forêt. Un chapitre entier raconte la formation d’un écrivain forestier. Le héros principal trouve souvent refuge dans les bois proches de Berlin, il y respire, s’y cache, cherche le silence, le contact des mains avec la terre, l’humus. « Les mêmes chemins à travers la même forêt – tissés de toiles d’araignée – dans la lande de Krummendammer près de Friedrichshagen. Des chemins à travers des tunnels vert feuille : à longer sous des arbres au-dessus de mouchetures d’ombres qu’on dirait faites de rêves obscurs, délicats – à l’affût dans leur silence rires é murmures prêts-à-fuser. Mais le rire des forêts est empli de gravité, de mélancolie animale, ce qui est sans-langue fait é n cesse de refaire silence ; chaque bruissement-dans-le-feuillage est façonné de ce sans-voix. Sous l’un des tunnels arborisés, tronçon de mon trajet, stagne une épaisse odeur échaudée de sueur chevaline – les sabots des chevaux ont estampés de petits cratères dans le sable. Dans ma progression, 1 bâton à la main, je tape dans les toiles d’araignée – elles me répugnent – pour me dégager le chemin ; elles sont légions dans la forêt touffue, & si quelqu’un me voyait, il pourrait me prendre pour un prosodieur promeneur des bois qui dégage sa versification en frappant l’air vertchauffé. » – Terrain vague. – Intérieurs ou extérieurs, solitaires ou relationnels, symboliques (des champs de l’histoire) ou bien implantés dans la structure de la ville et du texte, le roman est rempli de « lieux en friche ». c’est peut-être en ces lieux qu’il puise toute sa force, c’est cela qui remue le destin joué par les personnages et qui nous les rend, malgré parfois l’exagération et la caricature, si proches. « Dans cette ville de BERLIN et ses centres multiples, sans que l’on s’y attende, on bute sur des terrains-vagues plus ou moins grands é littéralement VIDES. Ces terrains semblent n’appartenir à personne ni intéresser quiconque. Lieux du silence intriguant ; barrant & retenant brutalement le flot vital de la ville, ils font bégayer les voix-urbaines, entendre la-Ville comme un texte… Sculptures de silence en guise d’architecture détruite par la GUERRE sous toutes ses formes : architecture de la matière, du social, du discours, des convoitises. Lieux où la VILLE n’a pas-lieu, où intention calcul raison sont poreux & troués. Devenue renégate, la-Ville s’arrête  son origine ; libre, un mot qui ne vient pas à l’esprit ici. Pénétrer sur des lieux en friche, cette immortalité tenace, étouffe les mots sous des tas de pierres&gravats de petitesses perfides, à la pierre noircie de fumée colle encore parfois l’odeur du feu éteint (on devine les spéculateurs de l’immobilier, les escrocs aux terrains, les aigrefins des assurances dans la démolition à chaud), l’air empeste les gens sales (et sans qu’on le veuille on se retrouve soi-même associé à leur abaissement) ; excavations& îles de salpêtres, niches toujours-humides – le reste de mue wet ware, vie disparue. Si des maisons, magasins, fabriques, entreprises de transport ou, dans certains secteurs (comme au Scheunenviertel), des exploitations agricoles s’y trouvaient encore quelques décennies auparavant-du=même=pas, é cela crevait les yeux, tous s’en étaient allés depuis longtemps. » Ce ne sont que des bribes. Il faut continuer à chercher d’où vient la puissance de l’ensemble et l’assurance que ce roman deviendra un classique !? Du fait de ne pas jouer avec les recettes faciles des écrivains qui fabriquent des livres à vendre !?  (PH)  – Reinhard JirglEditions QuidamUne analyse sur un blog

Fluxus, Deezer & médiathèque

Geste musical et pognon. – Plusieurs articles récents dans la presse, traitant de la situation des industries musicales ou, en ouverture du Midem, cherchant à détecter l’émergence d’un modèle économique efficace d’accès aux musiques dans l’environnement dit dématérialisé, nous rappellent avec force que la musique, pour beaucoup, est tombée bien bas, est là pour faire de l’argent. Les formules mélangent tout et considèrent que la musique se porte bien si elle se vend bien, ou l’inverse. L’indice de santé du marché musical se confond avec la manière d’évaluer la qualité de la musique, sa créativité. Un titre comme « La musique se porte bien », signifie que les recettes sont bonnes. À l’opposé, on méditera ce magnifique exemple (Le Soir, 21/01/11) : « La musique poursuit son déclin ». Que vise-t-on ? La créativité, l’écriture de composition, la diversité, le renouvellement des idées, la qualité professionnelle des interprètes ? Non, le pognon que rapporte aux filières industrielles un certain type de répertoire dit populaire. Ce répertoire même qui fait l’objet du piratage massif et qui justifie les politiques répressives qui s’ébauchent ici et là, qui sont réclamées par les syndicats des majors. C’est de cela que l’on parle généralement, sous l’intitulé « musique ». C’est dire que la musique, loin d’être dématérialisée, est de plus en plus considérée comme un bien matériel, matérialiste et cette subtile opération trahit une perte d’esprit, une fuite de contenus spirituels.– Le modèle économique qui pointe et Fluxus ricane. – Les faits marquants sont le rapprochement entre sites de streaming et opérateurs de télécommunications (Deezer et Orange, Spotifiy et SFR…). L’objectif reste le même : « offrir à l’utilisateur un accès à la musique quand et où il veut sous n’importe quelle forme » selon une exploitation mercantile d’une pulsion entretenue artificiellement (marketing) à s’entourer régressivement de ses sons/musiques/ritournelles préférés. Fluxus aussi, au tout début des années 60, a développé un fourmillement de gestes musicaux originaux dont le but, d’une certaine manière, était de même nature (« un accès à la musique quand et où il veut sous n’importe quelle forme »), et pourtant déjà à contre sens (en prévision) de ce que l’on appelle aujourd’hui « accès immédiat à ses musiques », pour rechercher et maintenir le contact avec du sens en perdition. Fluxus et la musique d’Olivier Lussac (les presses du réel), 2010) tombe à pic pour nous le rappeler. Il est possible de changer d’échapper à cette rage de vendre de la musique en continu pour soutenir avec rien (trois fois rien, des scies musicales copiées des millions de fois) des taux de profits même pas confortables, non, mais les plus colossaux possible. Pas d’autre solution, dans cette course au profit, que d’amplifier sans cesse la captation du temps de cerveau via les oreilles, ce qui ne s’installe paradoxalement (paradoxe apparent) que par la perte de l’appétit d’écouter lié au désir de silence, au désir d’entendre des sons non fusionnels, soit des organisations sonores que l’on ne peut pas ingérer partout et tout le temps instantanément, ce qui pose la question des relations qualitatives au temps, au corps, au silence, au bruit via les musiques que l’on n’écoute/entend, et c’est bien pour cela que le projet Archipel de la Médiathèque est organisé en îlots Temps, Silence, Bruit… ). Or, cette présence permanente de sons, cette manière fort répandue de s’envelopper d’un cocon tenace de ses musiques préférées, à la fois, doit être addictive et en même temps dégoûter d’encore écouter vraiment de la musique, doit ôter le désir de rompre avec le cocon au risque d’entendre autre chose, de non habituel, de non préféré et donc forcément à rejeter. De cette manière latente s’installe une appréhension ce que l’on n’a pas l’habitude d’écouter et qui sera perçu comme agression, ingérence insupportable dans l’ordre des goûts « personnels ». Et si cette permanence industrielle de sons musicaux ne faisait qu’encourager l’intolérance ? Il est étonnant de constater qu’opposer à tout ça, encore et toujours 4’33 de Cage (et toute sa descendance de musique vide, silencieuse), un blanc invendable, même pas pur, sali, reste toujours dérangeant, scandaleux, incompréhensible, tant d’années après sa création mondiale. Fluxus est une turbulence, une guérilla contre les Beaux-Arts (provoquer leur destruction est écrit dans les textes fondateurs du mouvement qui n’en est pas un) et contre la captation commerciale et capitaliste des cerveaux par les arts dont la musique. Fluxus est un moteur qui a fracturé la position dominante de l’art Occidental, en prolongeant Dada par la constante lucidité à tirer les enseignements de la guerre mondiale effroyable qui venait de s’achever, guerre qui a mis en avant les pouvoirs de la propagande, du marketing de la guerre et de la mort. Fluxus fourbit ses armes dans l’enseignement Zen, le savoir faire non professionnel, l’Orient comme négation constructive de l’Occident, la déconstruction des valeurs, la destruction comme processus de création, l’a-musique, le silence, la performance, l’ennui, le geste immédiat, la rencontre concrète avec les éléments de la vie à l’instant aléatoire où ils basculent dans le registre de l’art, la surprise… – Retour à l’être par le point critique. – Fluxus se lit comme un catalogue épique d’actions, d’événements, de procès des manières convenues de concevoir et recevoir l’art. Mais, par rapport à la situation actuelle de gavage systématique où le marketing cherche à activer la consommation du même sans qu’intervienne dorénavant la possibilité de choisir (perte de temps, ennuyeux, réglons ça une bonne fois pour toute), Fluxus n’a cessé de chercher l’essentiel, l’écoute du minimum, la recherche de la peinture minimum, de la musique minimum, le degré zéro de l’art. À partir duquel on peut basculer dans le manque ou rechercher maladivement le trop. Le point critique. Le remplissage actuel avec ses gestes obsessionnels -écouter ses musiques compulsivement et n’importe où, ne jamais manquer de quelque chose à suçoter, image, son, texto – aurait alors pour but que le plus grand nombre de consommateurs soient conduits à ne jamais rencontrer ce point critique, qu’ils en aient peur comme on peut avoir peur du vide. C’est Ben qui, en écho au Carré Blanc de Malevitch empreint de spiritualisme, réalise Vitrines de magasin (1979-199). « Il s’agit d’une simple photographie, celle de la devanture abandonnée d’un agent commercial de la marque Fiat, badigeonnée de blanc à l’aide d’une éponge. A l’opposé de Malevitch, l’artiste niçois proclame la destruction de l’art et renvoie à un questionnement précis : « existe-t-il dans chaque homme une peinture minimum comme une musique minimum ? » Pour Ben, une peinture minimum est donc une peinture de vitrine passée au blanc d’Espagne ou une « peinture de l’inconscient sans référence culturelle : la peinture 0 ». Mais qu’est-ce qu’une peinture 0 ? Est-ce simplement un monochrome ? » (Olivier Lussac). Mais c’est aussi, dans les années 50, la connexion créative qui s’établit entre Rauschenberg et Cage.C’est en effet suite à sa relation aux White Paintings du peintre que Cage est conduit à penser et écrire 4’33. Voici ce que le compositeur en dit (cité dans Fluxus et la musique) : « Pas de sujet, pas d’image, pas de goût, pas d’objet, pas de beauté, pas de talent, pas de technique, pas d’idée, pas d’intention, pas d’art, pas de sensation, pas de noir, pas de blanc non (et). Après des considérations prudentes, j’en suis venu à la conclusion qu’il n’y a rien dans ces peintures que l’on puisse changer, qu’elles peuvent être perçues sous n’importe quelle lumière et qu’elles ne sont pas détruites sous l’action de l’ombre. Alléluia ! L’aveugle peut de nouveau voir ; la pureté de l’eau. (1953) » La surexposition actuelle de la musique, par exemple, allant jusqu’à une confusion entre le mot « musique » et « argent » que son commerce peut rapporter au commerce, détruit une grande partie des ressources musicales humaines en les plongeant dans l’ombre et l’émoussement de la sensibilité (quand vous écoutez tout le temps la même chose…). Retrouver les gestes simples par lesquels nous faisons du bruit et sommes reliés à la possibilité de l’organisation du son en musique, par lesquels nous nous définissons comme auditeur doté de compétences pour entendre et comprendre la musique. Ces gestes simples qui s’emparent d’objets quotidiens, quelconques, sans valeur symbolique particulière, ces gestes routiniers (ouvrir claquer une porte de voiture), qui pétrissent, altèrent des matériaux, des matières. Ces mises en scène de destruction d’instruments sacralisés, comme le piano, qui ne s’achèvent pas avec la mort de l’objet, mais, au bout du processus, font redécouvrir le piano et posent que les instruments de musiques et les technologies pour en jouer sont toujours à réinventer, à questionner. Et tout ça, avec la possibilité de faire surgir la vaste dimension de rire au sein du désir de créer. La musicalité fluxus est immédiate, on l’a sous la main, on la fait sonner quand on veut, n’importe où, mais elle implique un acte, une décision, une intervention. Ce n’est pas le flux continu musico-technologique qui insensibilise. Ce sont des ruptures qui re-sensibilisent. – Partitions et instructions de redécouvertes – Prenons un exemple  avec Paper Music de Patterson (cité et étudié dans Fluxus et la musique) qui fut un morceau de bravoure des actions Fluxus, repris, répété, interprété avec variantes : « Paper Piece, septembre 1960, Cologne/Instrumentation/ 15 feuilles de papier par exécutant, approximativement/ de la taille d’un journal, qualité variée, journal/ papier de soie, carton léger, coloré, imprimé ou brut/ 3 sacs en papier par exécutant, qualité, taille et formes variées/ Durée : 10 à 12 minutes et demi/ Procédure : / 7 feuilles sont utilisées/ SECOUER/ Briser – les bords opposés de la feuille sont fermement agrippés/ et brusquement secoués séparément/ DECHIRER – chaque feuille est réduite en particules de moins d’un dixième de l’original/ 5 feuilles sont utilisées/ FROISSER/ CHIFFONNER/ METTRE EN BOULE – choc entre les mains/ 3 feuilles sont utilisées/ FROTTER/RECURER/TORDRE – tordre sévèrement pour produire un craquement/ sonore/ 3 sacs sont utilisés/ POUF – gonfler avec la bouche/ PAN !… » Par la suite, la partition se complexifie avec des indications d’intensités, de recoupements, superpositions… On est frappé, 50 ans après, par le mélange de désuet et de sérieux, du côté naïf de cette radicalité. Pourtant, on peut y lire des gestes et une intention fondamentales, toujours nécessaires : préserver les espaces mentaux de production et de réception de la musique, les nettoyer, les dégager. Une sorte d’hygiène gestuelle qui maintient la sensibilité musicale en bon état. – La réduction au plus simple appareil consommant. – Le marché de la musique et sa stratégie à 360° peut donner l’impression d’associer des arts différents, sons, images, théâtre et prétendre au statut d’art total (je l’ai déjà lu, oui), alors que ces techniques différentes sont réunies en un seul faisceau d’uniformisation du produit à vendre et de sa perception. Fluxus a été très novateur, dès les années 50, en termes de pluridisciplinarité, de « poly-art », de polyesthétique, de polysémie… « Fluxus est à l’origine de nombreuses formes d’art contemporain, mais surtout, il a mis en jeu une scénographie sonore tridimensionnelle, en passant essentiellement par les fondements de la Textkomposition comme « superposition de communication musicale, poétique, et d’images picturales, graphique, kinésique ». (Olivier Lussac) Cette dimension tridimensionnelle s’est considérablement banalisée avec les technologies audiovisuelles et informatiques, elle  a été « récupérée » par le marketing pour accroître les forces de séduction. Le marketing, comme on sait, s’est toujours inspiré des innovations des avant-gardes créatives, son but étant de détourner à son profit calculable une créativité qui, au départ, produit de l’incalculable.En se penchant de plus près sur le « tridimensionnel fluxus », on est vite convaincu que les buts ne sont pas les mêmes et c’est toujours bon de le rappeler : « Cette activité polyartistique passe encore par le concept d’intermédia : « La Textkomposition était un territoire intermédia situé aux confins de la musique, de la poétique et des arts visuels », indique Miereanu. Qu’elle soit issue de Cage ou de Young, cette notion suppose un déplacement de frontière entre conception et interprétation de l’œuvre musicale. Il s’agit à l’origine de remettre en cause les modèles de la musique par une attitude transformative, libérant un type spécifique de pluralité artistique. La naissance se fait donc d’abord par l’éclatement de l’espace de l’écriture musicale, impliquant en même temps l’acte même de composer. Ce sont les recherches menées par Young, « minipoèmes décrivant des actions musicales/gestuelles simples, monostructurées et relevant parfois de la contemplation sonore, parfois du happening ». Ces minipoèmes monodynamiques constituent ce qu’on a appelé la musique intuitive ou méditative. (…) La Textkomposition est certes une forme de partition, mais qui, toujours selon Miereanu, « cesse d’être un objet esthétique fermé pour devenir un processus productif. L’essentiel n’est plus l’objet lui-même, mais la confrontation dramatique du spectateur à une situation perceptive. » Si la composition cesse d’être un espace clos, elle peut envisager de nouveaux paramètres sonores, des ouvertures aux domaines du visuel, du théâtral et du poétique, par l’usage de graphiques, de textes, de photographies… devenant ainsi non plus une écriture fixant définitivement les notes, mais une notation paramusicale, ou notation de situation servant essentiellement à la performance. » (Olivier Lussac) Discipline de l’ouverture, de la diversité, de la différence qui touche autant la création que la réception, l’échange entre créateurs et spectateurs, musicien et auditeur, interrogation de la « situation perceptive » comme enjeu social. Cette « situation perceptive », c’est bien ce que les industries de loisir, discréditant les arts contemporains au nom de l’élitisme, entendent régler une bonne fois pour toutes. – Fluxus, médiathèque et Archipel : situation perceptive. – Fluxus a été un moment fort, dont les influences sont toujours perceptibles dans certains champs, certaines ramifications artistiques actuelles. À côté, ou autour, de nombreux musiciens produisent des œuvres qui, elles aussi, ouvrent et questionnent les « situations perceptives » des différents publics segmentés ! C’est bien cela que les médiathèques doivent soutenir, en imaginant des programmes de médiation pour rapprocher le « grand public »  de ces esthétiques dites minoritaires. C’est dans cet esprit que là que le programme Archipel a été conçu et se développera dans les années qui viennent… (PH) – Fluxus et la Musique, Olivier Lussac, Presses du réel Archipel Fluxus en médiathèque (DVD)Fluxus

 

Les murs et les lambeaux

Pas d’indication sur cette intervention au M.u.r. (rue Oberkampf/Saint-Maur). En est-ce une, d’abord, d’intervention ? Toute la surface, accueillant habituellement des œuvres de street art, est recouverte de rectangles en carton, figurant des briques, rejointoyées, camouflée en mur. Il y a dû y avoir un moment, avant que ne commencent les dégradations, où cela représentait la surface d’un mur collé sur le Mur. Le mur du Mur. Une invitation géante à venir gratter, griffer, essayer de voir ce qu’il y a derrière. Une démangeaison. Mais y a-t-il seulement quelque chose derrière, cela cache-t-il une autre image ? Ce mur artificiel occulte-t-il un message, une autre réalité, un autre type de représentation ? Les briques de carton sont attaquées, décollées, écartées, pliées. L’installation part en lambeaux qui bougent (oscillent, frémissent) selon le vent et les vibrations urbaines. De manière imprévisible, indéterminée, cela ressemble simplement à un sol couvert de vieux cartons et autres déchets. Là où la surface de carton est arrachée, trouée, on aperçoit bien de la couleur, des grands traits, des lignes, des stries, des tranches verticales. Mais est-ce intentionnel ?Est-ce le détail d’un tableau, d’une fresque ? Il faudrait rester jusqu’au bout, attendre que la langue désagrégation soit menée à son terme, sans intervenir pour la précipiter (tout arracher pour en avoir le cœur net fausserait le processus). Est-ce par dessous ou par dessus que ça se passe ? Cette deuxième peau murale, collée sur le vrai mur, n’invite-t-elle pas les messages personnels (ou simplement des traces, des marques, des preuves qu’on est venu voir) à s’inscrire dans les rectangles vierges (carton d’invitation) ? Un mur de signatures. Ce qui est étonnant est que, de cette manière, le street art en repasse par le même genre de questionnement qui a alimenté le courant critique de l’art moderne : interrogation sur le support, la réalité du cadre, le statut de l’image, l’importance du matériau (ce qu’il dit par lui-même), l’absence ou la surabondance, le vide et le plein, la profondeur ou le bluff… – Lacérations et Dubuffet – Bien que cela ne relève ni des mêmes intentions ni des mêmes techniques, mais la contemplation de ce revêtement dont la destruction jouait avec la possibilité de ce qu’il y à voir en dessous (construire là où ça se détruit) me fit penser à certaines lacérations de Villeglé, vues quelques mois avant dans une galerie : sous l’amas des affiches publicitaires éphémères (commerciales, festives, commémorations, manifestations politiques), arrachées, grattées, réduites à une constellation d’indices contextuels abstraits, réapparaît la permanence d’un Dubuffet qui, d’œuvre d’art transformée en affiche d’exposition redevient œuvre d’art, mais signée d’un autre nom, du fait de l’intervention de Villeglé, tout en restant propriété de Dubuffet (une part inaliénable) ! Revenance. –  Kandy, Pimax dans un mur tremblant. – Deux pochoirs, l’un simplement signé « Candy » et l’autre légendé« Want my Kandy ? », pourraient être du même artiste, éléments d’une série plus longue dont il faudrait réunir toutes les occurrences pour en saisir l’intention. Un questionnement sur le désir, son exhibition, sa contagion, son partage, sa confusion ? Avec Pimax, les choses sont claires : le flot d’injustices est tel que nous devons de toute urgence recourir au super héros des bras d’honneur et des doigts vengeurs. Derrière cette image et cette signature, il y a un fameux travail régulier, une discipline (à voir sur son blog). Son vis-à-vis – ce à quoi en tout cas il apporte une réponse virilement et héroïquement humoristique -, est peut-être l’aveu placardé à plusieurs endroits, écrit sur de simples feuilles de papier: « je tremble ». Le monde nous met dans un état tremblant, il y a de quoi trembler.  De manière un peu archaïque – en contraste presque anachronique avec les techniques du street art -, les petites peintures sur bois (fin contreplaqué ou carton ?), collées ou accrochées au mur, opposent des typologies classiques, folkloriques : l’académicien ou le maréchal couvert de médailles d’une part et, d’autre part, le chevelu, préhistorique, la sous culture barbare qui ne cesse de rebattre les cartes, tout mélanger, tout embrouiller, tout repenser, y compris les codes de reconnaissance, au mépris des récompenses. Rappeler au mur (et à ceux qui les pratiquent comme support d’expression artistique) que l’académisme et l’anti-académisme caverneux n’épargne personne, qu’il faut penser avant tout à échapper à ces catégories ? Si on flânant dans les rues, on peut avoir l’impression que la période est calme, que la récolte de dessins, collages, papiers collés est maigre, il suffit parfois de passer la tête à travers une palissade pour découvrir un espace qui grouille, avec superpositions de genres, d’écoles, d’origines sociales, de motivations. Impressionnant. Une friche, un lieu de rendez-vous. – Plaisir à partager. – Comme pour toutes les autres formes d’expression, certains prennent à cœur de rappeler qu’il s’agit avant tout de plaisir et en font leur style (pochoir de JPM, très actif, voir aussi son blog). (PH) – Le blog de PimaxLe blog de JPM

 

Maître et esclave, la dialectique et ses traces

La dialectique maître esclave de Hegel impose un certain récit originel de la conscience de soi, elle raconte comment l’homme (le principe masculin) engendre l’individu moderne, civil, de lui-même (comme Adam créant la femme d’une de ses côtes, mais la dialectique mâle revient en deçà, ou neutralise cette création de la femme par ce mythe de la dialectique donnant naissance à l’individu moderne, abouti, matériau indispensable pour bâtir la société des hommes). Le maître et l’esclave de cette dialectique-là ont, en quelque sorte, besoin l’un de l’autre pour s’affranchir et devenir égaux (le philosophe suppose qu’ils souffrent de l’inégalité qui les oppose dans une complémentarité), ils se transcendent pour s’égaler et formaliser, légiférer la fraternité entre hommes, ce qui débouche sur une ontologie qui tient naturellement les femmes à l’écart. Certaines féministes se sont inspirées de cette dialectique pour caractériser une étape des relations entre femmes et hommes dans la construction d’une nouvelle égalité. Pour Carole Pateman, cette utilisation féministe fait fausse route car la dialectique maître esclave hégélienne est bien inventée pour placer une histoire de mecs au centre de la construction sociale, comme raison d’être de la société civile, pour bâtir – faire tenir – un système philosophique qui a besoin de cette différence inconciliable entre les sexes, organisée au profit du mâle. Une philosophie dont finalement ce serait peut-être la motivation principale ! Voici comment Carole Pateman démonte ce mécanisme dialectique : « Le maître et l’esclave sont même à l’origine de la genèse de la conscience de soi. Hegel soutient que la conscience de soi présuppose la conscience d’un autre sujet ; être conscient de soi, c’est voir sa conscience reflétée par un autre qui, à son tour, voit sa propre conscience confirmée par la nôtre. Cette mutuelle reconnaissance et confirmation de soi n’est cependant possible que si les sujets ont un statut égal. Le maître ne peut voir son indépendance reflétée dans la conscience de l’esclave ; il y trouve de la servilité. La conscience de soi doit être reconnue par une autre conscience du même type, de sorte que la relation maître-esclave doit être transcendée. Le maître et l’esclave peuvent traverser pour ainsi dire tous les « moments » du grand récit de Hegel et se rencontrer finalement en égaux dans la société civile des Principes de la philosophie du droit. L’histoire des hommes s’accomplit une fois le pacte originel scellé et une fois advenue la société civile. Dans la fraternité de la société civile, chaque homme peut obtenir confirmation de soi et reconnaissance de son égalité dans la relation qui le lie à ses frères. » La construction de cette fraternité, via la conscience de soi qui s’éveille dans la dialectique transcendant la relation maître-esclave, place la société civile aux mains des hommes qui en réglementent l’accès aux femmes. Via le contrat sexuel que sous-entend le contrat social. Selon Carole Pateman (et ses arguments tiennent la route), cette conscience de soi n’est pas neutre, il s’agit dune conscience de soi patriarcale. Le contrat de mariage (contrat sexuel) se présente alors historiquement comme une entourloupe pour que les femmes soient considérées intégrées à la société civile (le fait de signer un contrat étant soi-disant réservé aux individus civils, égaux !), sans leur donner l’accès au « vrai » contrat, le contrat social. – Ce que le philosophe pensait des femmes -Il faut confronter cela à ce que pensait et écrivait Hegel à propos des femmes : « Les femmes ne peuvent participer à la vie publique civile, parce qu’elles sont naturellement incapables de se soumettre aux « exigences de l’universalité ». Selon Hegel, « la formation de la femme se fait on ne sait trop comment, par imprégnation de l’atmosphère que diffuse la représentation, c’est-à-dire davantage par les circonstances de la vie que par l’acquisition de connaissances ». (…) Les femmes sont ce qu’elles sont par nature ; les hommes doivent se créer eux-mêmes et créer la vie publique, et ils sont doués de la capacité masculine de le faire. » – Que faire de ces systèmes philosophiques liés à notre histoire, qui ont été étudiés par des générations durant des siècles, dont les idées se sont vulgarisées et se sont propagées dans le corps social, dans l’imaginaire collectif et dont la cohérence systémique, finalement, tient en grande partie à la volonté de théoriser la différence sexuelle au profit de l’homme, de démontrer la supériorité de l’homme ? Même si le macho et de base n’a jamais lu Hegel, c’est en partie parce qu’à une certaine époque, la fleur intellectuelle de notre culture a théorisé de la sorte la différence sexuelle en diffusant des idées qui deviennent des fondamentaux de l’organisation sociale, qu’il peut si facilement se sentir fondé dans ses partis pris et comportement. Si le sexisme est si difficile à extirper, cela est dû aux mêmes mécanismes. Ces systèmes philosophiques, ne sont-ils pas « beaux » comme des ouvrages d’art devenus obsolètes, inutilisables, dangereux parce que branlant (pouvant emporter dans leur chute d’autres pans entiers de la pensée occidentale tout aussi « importants »), toxiques ? Comment gérer la monstruosité des erreurs (hérésies) sur lesquelles s’est construite une part importante de notre culture quand cela même fait partie d’un héritage à ne pas oublier, comme histoire de la pensée humaine     (on apprend de ses erreurs)? – Contrat social, contrat sexuel, contrat racial – En postface du livre de Carole Pateman, Eric Fassin évoque quelque chose de similaire concernant le contrat social dans la société américaine : ce qui précède le contrat social, son « refoulé », est le contrat racial. Eric Fassin, chercheur et spécialiste des questions raciales, invoque les travaux de Charles W. Mills, philosophe d’origine jamaïcaine : « Comment définir ce « contrat racial » ? Pour Charles W. Mills, « son intention générale est toujours de privilégier de manière différentielle les Blancs, en tant que groupe, par rapport aux non-Blancs, en tant que groupe, en refusant à ceux-ci l’égalité des chances socioéconomiques par l’exploitation de leurs corps, de leurs terres et de leurs ressources. » Il s’agit bien de groupes – et non simplement d’individus : « Tous les Blancs sont bénéficiaires du contrat, même si certains refusent d’en être les signataires. Il devient dès lors évident que le contrat racial n’est pas un contrat auquel le sous-ensemble non blanc des êtres humains peut véritablement consentir. » En réalité, « c’est un contrat entre ceux qui sont catégorisés comme Blancs sur les non-Blancs lesquels sont donc les objets plutôt qu les sujets de l’accord. » On voit la différence avec le contrat social, qui fait passer les hommes de l’état de nature à la citoyenneté politique : dans la logique de la « suprématie blanche », « le rôle de l’état de nature n’est pas tant de définir la condition prépolitique (temporaire) de « tous » les hommes (soit en réalité les hommes blancs), mais plutôt la condition (définitivement) prépolitique, ou pour mieux dire, non politique des hommes non-blancs. » Ceci est écrit fin des années 90 et concerne la société américaine au fort passé esclavagiste et révèle la profondeur de la dimension raciale (raciste) de ce qui soutient le contrat social. L’histoire n’est pas directement la même de ce côté de l’Atlantique, mais on peut repérer des dimensions raciales à bien des fondements de notre contrat social. Rappelons les thèses racistes qui ont justifié le passé glorieux colonial de notre société comme vision du monde instituant somme toute un « contrat » entre Blancs et non-Blancs, comme partage universel entre exploitants et exploités (sans dialectique hégélienne conduisant maître et esclave à se transcender en êtres fraternels de couleur blanche). Où en est le désamiantage de cet héritage (de sa toxicité aujourd’hui avérée et qui longtemps a té accusée de fantasme), la décolonisation, la déracialisation de nos fondements sociaux qui, à un moment de globalisation où les peuples se côtoient comme jamais, ne peut qu’être une origine structurelle de violence ? En commençant par notre tête qui a bien été farcie de ce qui compose contrat sexuel et contrat racial ?- Le sens des pratiques artistiques et culturelles. –  L’art a produit des valeurs esthétiques contribuant à formater la vie émotive au service de valeurs philosophiques dominantes dont notamment des systèmes philosophiques pour lesquels la différence sexuelle est fondamentale. Aucune raison de les brûler, que du contraire, la lucidité et l’esprit critique peuvent aider à jouir de ces chef d’oeuvres (s’ils en sont) sans abonder dans leur sens. La modernité artistique a produit de nombreux mouvements dont l’âme allait dans le sens de désolidariser l’art de ces systèmes de valeurs conservateurs (voire pire). En lisant la description des nombreux dispositifs musicaux fluxus, on trouve par exemple cette proposition : « Cette pièce (Motor Vehicle Sundown Event), qui préfigure certaines des formes musicales aléatoires développées par Fluxus, est sous-titrée event-score, une partition d’événements dans laquelle, selon Brecht, « le hasard dans les arts fournit un moyen d’échapper aux préjugés gravés dans notre personnalité par notre culture et notre histoire passée personnelle. » » La relation aux arts, soit l’activité d’interprétation par laquelle nous nous lions à des œuvres, positivement ou négativement, en plus de fournir un plaisir, peut être mise à contribution dans cette lutte contre les préjugés (Hegel formule des idées qui, chez le sexiste moyen, devient des préjugés bien ancrés, plus difficiles à extirper que des idées). Soutenir l’art de l’interprétation dans ce sens, pour qu’il se diffuse largement dans la société civile comme valeur partagée, serait le rôle des médiathèques comme Centre vivant d’interprétation des arts enregistrés.- Mondrian et fourrure synthétique. – Cela conduit à de belles gymnastiques : quelle est la part des œuvres d’art en affinités avec les inconscients sexistes, raciaux aux fondements des contrats sociaux qui fournissent une part des cadres interprétatifs dans laquelle s’inscrit la création artistique ? Comme si pour chaque oeuvre, il y avait un double, ou un complément à aller chercher, pour le compléter ! J’ai récemment senti quelque chose allant en ce sens après avoir traversé la rétrospective Mondrian. Même si je n’adore pas, les salles où sont rassemblées toutes ces compositions abstraites, géométriques, toutes semblables et dissemblables, contenues et impossibles à tenir dans la délimitation d’une toile, laissant entendre non pas une représentation d’une parcelle de la réalité, mais une vision totale du monde – au-delà du cadre de cette toile-ci, ça continue de la sorte, c’est infini – dégagent une forte impression. Je rentre dans ce monde, en essayant de le comprendre je perçois la transformation que cela imposerait à mon être si j’y adhérais, si je devenais à son image. Il y a quelque chose d’hypnotique, comme ont pu l’être certaines compositions musicales jouant sur la répétition et la longueur, sur les notions temporelles orientales. Il y a aussi une autorité, de cette autorité masculine qui était faite pour inventer, organiser la société civile et qui, ici, s’investit dans une organisation artistique. Ça résonne. Un peu plus bas, je passe rapidement dans l’exposition du fond permanent de Beaubourg consacré aux artistes féminines. Juste le temps de me trouver nez à nez avec un « Mondrian » version Sylvie Fleury. Soit la copie d’une composition abstraite géométrique de Mondrian, mais les formes colorées, au lieu d’être peintes, sont capitonnées de fourrures synthétiques voyantes, mauvaise qualité, limite mauvais goût. Ces matières synthétiques, excentriques, évoquent entre autres lingeries, décors ou accessoires de sex-shop, les tenues de ce que l’on appelait les « femmes de mauvaises mœurs », les bordels, bref, à travers l’imitation détournée d’une œuvre masculine géométrique, le rappel (humoristique, complexe) du contrat sexuel qui a toujours présidé à la division du travail : les grands hommes et leurs systèmes (littéraires, esthétiques, géométriques, plastiques, scientifiques…) ont toujours eu besoin que des femmes leur dégagent du temps en se chargeant du maximum de tâches non élevées dans la gestion du quotidien. Voir cette œuvre, juste après l’immersion dans les toiles de Mondrian, ça secoue positivement, c’est clair, ça fait sourire ou rire, et ça complète les sentiments éprouvés dans la contemplation des « originaux ». Sylvie Fleury apporte ce qui manque à Mondrian, un commentaire artistique indispensable, et du coup, Mondrian passe mieux, laisse un arrière-goût moins sévère. (PH) – Repères et liens : Carole Pateman, Le contrat sexuel, La Découverte 2010 : si les médiathèques veulent, à partir de leurs collections, effectuer un travail sur la problématique du genre dans les musiques et le cinéma, ce genre de lecture est vraiment utile ; de même, pour travailler sur la manière dont les questions raciales s’inscrivent dans les musiques et le cinéma, les travaux d’Eric Fassin sont indispensables, à commencer par son blog ; rechercher les ouvrages de Charles W. Mills, philosophe jamaïcain qui va donc relayer une pensée « non-Blanche », est aussi fondamental pour approcher autrement cette thématique dans les musiques et le cinéma africain-américain. – Qui est Sylvie Fleury ? – Information sur l’exposition Mondrian. –

Heureux qui comme Alÿs

Art, regard artiste, management. – C’est une exposition très agréable qui relance l’activité du Wiels, on y passe deux heures facilement, sans ennui. Il y a de nombreuses vidéos, mais courtes et immédiatement narratives, on voit tout de suite « qu’il se passe un truc ». Elles illustrent le regard d’un artiste qui marche dans la ville, dans les villes, dans le monde, là où ça chauffe, où des conflits – déclarés ou latents -, dressent toutes sortes de barrières, de frontières (sociales, politiques, religieuses), c’est le regard d’un artiste marcheur, très observateur, qui collectionne les images de « lignes de flottaison ». Ces lignes qui mesurent si la vie a encore quelque dignité. Il interroge les routines, les traces de désastre, les dysfonctionnements, les contournements poétiques anonymes (les bricolages auxquels de nombreuses existences doivent se livrer pour se maintenir, se respecter), les poésies involontaires aussi, les déformations dues au harcèlement économique, les transferts hystériques qu’engendrent les inepties politiques dans la conduite de la cité et dont les manifestations se disséminent dans la pauvre banalité, délinquances, accélérations, agressivités, laisser-aller. Là où le monde se partage entre Nord/Sud, riches et pauvres… En exposant des vidéos aussi « simples » qui ont l’apparence d’un regard neuf et surpris sur diverses réalités du monde de la rue, l’artiste convoque tout un héritage de la dépersonnalisation de l’art avec son célèbre slogan «, ‘ tout le monde peut être artiste ».  Petites vidéos, regards apparemment ordinaires. Tout le monde fait ça. L’appareil artistique est dépouillé, dépersonnalisé, réduit à ce qu’il y a de plus élémentaire, une pratique de témoignage, de collectage d’images, juste le regard que l’artiste pose sur son environnement, les choses, les gens – et il voit les mêmes choses que nous -, mais, dans cette réduction du geste et du matériau, on rencontre ce qui rend l’art inaliénable et énigmatique : le regard artiste. Cette activité incessante d’interpréter le monde, de le réinventer, d’y participer autrement. Et ces belles vidéos séduisantes rayonnent d’une forte mélancolie : le besoin d’interprétations du monde est de plus en plus aigu. Après avoir longuement observé la réalité de la rue, par exemple, identifié les énergies qui y circulent, les symbolismes qui s’y forment et ceux qui s’y défont, après avoir été à sa manière un homme de la rue qui erre, flâne, fait l’éponge, il filme ou re-filme ce réel en y plaçant une intervention, une déformation, une interrogation, une manipulation, une signalisation d’artiste, une fiction. En voyant le monde à travers ces vidéos, on éprouve ce qu’est le regard créatif de l’artiste sur le réel : il réorganise, il sélectionne, il singe, il coupe, il met en boucle, il perturbe, il met en contact avec divers héritages artistiques, culturels, jettent des ponts entre géographie, temporalités… Il transforme ce qu’il voit, instantanément en y injectant une créativité qui, dans la représentation, perturbe le cours naturel des choses, pourrait aider, souvent, à trouver des solutions, si la discipline de ce regard artiste se répandait beaucoup plus. (Et ces courtes vidéos, me disais-je en les regardant, pourraient illustrer des séances de management sur la créativité nécessaire, et c’est alors que je touchai une petite part d’ombre de ce genre de création.). L’exposition procure un sentiment de bien-être de se sentir participer à ce regard scrutateur, intelligent, ouvert. – Poétique, politique, comment ça bascule ? – On est, dans toutes ces œuvres, à l’intersection de deux types d’action essentielles : « Parfois, faire quelque chose de poétique peut devenir politique. Parfois, faire quelque chose de politique peut devenir poétique. » Réversibilité complémentaire. L’artiste collecte matériaux et situations qui animent cette ligne de démarcation séparant et joignant les deux pôles de l’action, de l’engagement (intérieur/extérieur, privé/public).Comme dans cette intervention, « The Collector » (1990-1992), où il se promène en ville tirant en laisse un chien-aimant qui va attirer tous les déchets et rebuts métalliques qui peuvent traîner dans les rues, sur les trottoirs (ces démarches sont charpentées, étayées, l’artiste y met du corps et du sens, par exemple, le chien n’est pas choisi gratuitement, il a étudié le rôle des animaux domestiques dans les sociétés, photographié de nombreux chiens des rues, filmé les rêves d’un chien qui dort sur le trottoir…). Il donnera une variante du magnétisme du témoin errant, qui attire à lui, sans le vouloir, une part des matériaux abandonnés, en utilisant des souliers magnétiques (le contraire du poète aux semelles de vent). L’artiste fait fonctionner ainsi, dans l’espace public, une sorte de personnage de fable. Il incarne de manière presque invisible l’essence à part de l’artiste, il n’est pas comme les autres. Sur un tout autre terrain, les films courts consacrés aux jeux d’enfants, de ces jeux qui reproduisent des gestes immémoriaux – lancer des cailloux, sauter à l’élastique, construire un château de sable -, font écho précisément aux coups d’œil de l’artiste, enfance éternelle du regard créatif comme invocation, rituel, voir et renvoyer ce que l’on voit. Le geste artiste conserve cette fraîcheur du jeu enfantin. En 2004 il trace « The Green Line » à Jérusalem, ligne de séparation entre Israéliens et Palestiniens. Il se balade avec un pot de peinture troué (58 litres de peintures pour 24 kilomètres). Geste poétique autour duquel il greffe des démarches plus politiques, de rencontres, d’espaces de dialogues, de témoignages enregistrés : « cette ligne, ce geste, ça vous dit quoi à vous Palestiniens et Israéliens ? ». Cet engagement, par une action filmée sur le terrain, un geste d’enfant qui vient traverser le sérieux hermétique du blocage politique, entretient de manière plus profonde un imaginaire et une activité d’artiste plus « conventionnel » : et il en sort des séries de petites toiles, grises, beiges, de personnages marchant près de palissades, de murs écrasants. Peindre retrouve une dimension très forte de résistance, fabriquer des images de cette manière datée redevient très politique/poétique, poétique/politique. – La fabrication du regard et du geste. – Les performances sont souvent documentées, dessinées, scénographiées, à la main, et documentées par de nombreuses coupures de presse (les faits-divers inspirent l’art, toute narration, toute écriture, comme symptômes de l’inconscient collectif, déraillements, courts-circuits dans le quotidien). Ces films simples reposent sur un travail de documentation important et un scénario rigoureux. L’image filmée est la conséquence d’une fabrication d’un regard qui implique le regard (on la dit) et tout le travail d’interprétation qui consiste en lire, écrire, dessiner, découper des images dans la presse, couper coller d’autres images. Ainsi, le « jeu » qui consiste à acheter un pistolet dans un magasin, le charger, sortir, marcher dans la rue en le tenant à la main, l’air de rien. L’artiste produit ainsi une sorte de traînée de poudre. L’action est chronométrée jusqu’à l’intervention musclée de la police. De nombreuses planches de dessins de « gestes aux pistolets », alors que le dessin est plus désuet que l’intervention filmée dans le réel (avec de vrais policiers brutaux), c’est pourtant cette activité dessinée qui donne une dimension intéressante à la vidéo, une dimension mentale, une profondeur. La vidéo « Patriotic Tales » (1997) évoque une scène célèbre de la protestation politique de 1968. Rassemblés sur la place publique, les fonctionnaires sommés de marquer leur soutien au gouvernement, avaient tourné le dos aux emblèmes du pouvoir et s’étaient mis à bêler comme des moutons. Allÿs construit plusieurs fictions à partir de ce récit : une intervention où il conduit des moutons qui tournent derrière lui, en rond autour du monument central de la place publique (qui suit qui ?), il fera des croquis préparatoires et la ronde deviendra un motif, élargi, de peintures… Les liens entre ces divers supports et techniques qui nécessitent des temps de réalisations et des implications mentales différentes donnent de l’épaisseur à la réunion de ces œuvres en exposition. C’est la manifestation de ce en quoi consiste un appareil critique qui conduit à fabriquer des images que l’on restitue dans l’imaginaire collectif : travailler sur plusieurs plans, diversifier les représentations, penser avec plusieurs organes. – Tourbillon, poussière et mixité. – Prenons un de ses films les plus célèbre, celui où il tente de pénétrer au centre de tourbillons de poussières, caméra en action. À la fois, c’est beau à couper le souffle (les images de ces phénomènes naturels dans les paysages), une sorte de poétique prise au mot et, en même temps, il n’y a rien à voir, plus rien à voir, une fois que l’artiste plonge au cœur du vortex, du mystère de la création, il n’y a plus rien, ondes, bruits, lumière abstraite. C’est trop évident : chercher le calme au centre de la tornade. Mais l’exploitation de cette expérience est drôlement plus attachant : de petites toiles abstraites (géométriques, conceptuelles) comme autant d’images qui lui sont venues, ou qui traduisent ce qu’il a éprouvé en perdant le contact avec le monde normal, une fois dans les flux monstrueux de poussières. Là où le regard- machine (la caméra) ne capte plus rien, où le regard organique doit s’occulter, des images mentales naissent et s’impriment, l’artiste, après, dispose de différentes techniques pour les restituer, les rapporter de là où personne d’autre que lui n’a été. D’une expérience que tout le monde pourrait faire – en ayant un peu de cran ! -, se perdre dans un tourbillon de poussières, l’artiste extirpe ce que lui seul peut voir et traduire en images. Je me souviens particulièrement d’un petit carré doré, avec quelques plis et reliefs aléatoires, intitulé sur post-it « noise/Friction/Fears ». Le pan de mur lumineux de Vermeer décrit par Proust, un carré de bruits tel qu’il me semble l’avoir entendu-vu déjà un jour, là retrouvé, miraculeux. – Le rien et son artifice, parfois faire quelque chose ne mène à rien. – Pendant plus de neuf Francis Alÿs pousse dans la rue un gros bloc de glace qui fond. La vidéo dure 5 minutes, s’intitule Paradox of Praxis 1 (Sometimes Doing Something Leads to Nothing) et se termine sur l’ultime petite flaque qui rentre dans le macadam (s’évapore). C’est une manière d’exhiber en rue une métaphore de « l’effort apparemment improductif qu’impliquent les stratégies de survie quotidienne de la plupart des gens de la région » (texte du catalogue) mais aussi « un moyen détourné de figurer la fonte de l’objet générique de l’art contemporain ». Dans un texte plus élaboré de Tom McDonough, cette action de Francis Allÿs qui montre comment l’œuvre et le faire artistique conduisent au rien, est reliée évidemment à Duchamp pour ensuite en dire ceci : « Cependant, dans le cas d’Alÿs, le travail n’est pas tant contrecarré que rendu improductif. Le travail – un travail physique et un effort esthétique – a bien lieu, mais dans des conditions si futiles qu’il en devient absurde. Si la « tâche » de Paradox of Praxis 1 consiste à déplacer un bloc de glace d’un point à un autre, tout ce que nous pouvons en conclure c’est que l’artiste a autant réussi qu’échoué dans sa mission : le bloc a bien été déplacé mais il a disparu en cours de processus. (…), la glace fondante ne laisse qu’une trace temporaire sur le sol, qui le prolonge telle une queue éphémère. L’effort fourni ne sert à rien, l’œuvre d’art se révèle à nouveau être un piège, un obstacle sur notre chemin. » C’est médusant comme interprétation parce qu’elle oublie de prendre en considération au moins la moitié de l’opération !? La « tâche » est bien définie comme « déplacer un bloc de glace d’un point à un autre » mais ne se limite pas à ça : la tâche est définie aussi comme devant être filmée intégralement puis montée en une séquence de 5 minutes qui devient une œuvre montrée dans des galeries, des musées, des catalogues, vues et commentées. L’art alors pourrait être dit conserver une trace de ce qui disparaît et ça change toute la perspective de ce qui est induit dans l’analyse de Tom McDonough. Celle-ci tiendrait mieux la route si l’action n’avait pas été filmée et devait s’éteindre avec le dernier être vivant capable d’en témoigner quelque chose ceci dit, une semaine après avoir vu cette exposition si agréable, j’ai eu parfois l’impression de n’en rien tenir, que tout avait filé entre les mailles du regard). Il ne reste pas « rien », l’œuvre est regardée, est ainsi reproduite, répétée, imprimée dans de multiples mémoires, et, en passant, elle contribue à la notoriété d’un artiste qui en retire considération sociale et rétributions financières (le rien se transmue aussi en argent, soit que l’oeuvre est achetée, publiée, exhibée dans des lieux institutionnels). Il en va ainsi de toutes les formes d’art qui veulent en finir avec l’art, elles correspondent à une interrogation saine sur les finalités de l’art, mais n’échappent pas au ridicule de se perpétuer par cela même qu’elles croient contribuer à éliminer. Mais pourquoi faudrait-il perdre son temps à éliminer l’art, au fond, c’est tellement utile et intéressant ? (PH)  – Un DVD en médiathèque sur Francis Alÿs WielsF. Alys – 

La numérisation du patrimoine culturel européen : pourquoi oublier la musique ?

Dans un article publié mardi 11 janvier 2011, Le Soir rend compte des conclusions d’un rapport de sages déposé à la Commission européenne. La recommandation est claire : il faut investir 100 milliards d’euros pour numériser le patrimoine culturel. Afin que ce patrimoine numérisé reste propriété des pouvoirs publics et au service de politiques culturelles publiques. Les enjeux se situent du côté de la « démocratisation du savoir, d’accès à la culture, à la connaissance et à l’éducation, à tous les niveaux. » Robert Darnton, historien des lumières et responsable d’une grande bibliothèque américaine n’arrive pas à une autre conclusion. Le patrimoine culturel doit rester public pour des actions non-marchandes. La mesure recommandée par ce comité de sages (Maurice Lévy, Elisabeth Niggemann, Jacques De Decker) vise « le contenu des musées, des archives et des bibliothèques des vingt-sept pays de l’Union européenne ». Vous avez bien lu : la musique n’est pas concernée, pas mentionnée, pas intégrée au patrimoine culturel ! Il y a en fait peu de raisons d’être étonné : la musique et ses supports d’enregistrement n’ont jamais été considérés comme outils de connaissance et, d’autre part, on part du principe que toute l’industrie musicale s’est chargée de cette numérisation. Il faut radicalement s’opposer à tels présupposés. D’abord, la musique, et surtout les formes musicales les mieux inscrites dans la modernité et ses continuations, sont des documents esthétiques indispensables pour comprendre notre époque, notre civilisation et se comprendre dans cet environnement. Les musiques sont des « écritures » en création constante de nouvelles narrations et savantisations, elles sont indispensables à consulter. La musique sous toutes ses formes est partie intégrante du patrimoine culturel et pas besoin d’être « sage » pour en admettre l’évidence. Ensuite, que la musique soit pillée sur Internet, exploitée à outrance par les industries qui cherchent à rentabiliser les nouvelles technologies, mises à toutes les sauces numériques, ne signifie nullement que notre patrimoine musical se trouve actuellement numérisé en « lieu sûr », de manière professionnelle et respectueuse, dans un lieu « public », comme patrimoine collectif de l’humanité. On sait que c’est avant tout les patrimoines les plus facilement exploitables qui sont mis en avant. Même si les plateformes commerciales donnent l’impression que tout est disponible sur Internet, c’est faux, ou alors en ordre dispersé, éparpillé, sans appareil critique cohérent, sans catalographie scientifique qui en fasse une ressource incontournable et à l’abri des exploitations mercantiles. Surtout en ce qui concerne les registres moins commerciaux. La musique est massacrée par Internet et les « nouveaux accès » à la culture. Un plan ambitieux de numérisation du patrimoine culturel européen doit prendre en compte la musique. En confiant ce travail systématique aux médiathèques qui ont, le mieux, développer une attention érudite à ces esthétiques. D’autre part, et de manière plus spécifique, ce plan de numérisation devrait permettre à des outils de sensibilisation, de médiation et d’éducation de se développer, en numérisant des répertoires fragiles, indispensable à la concrétisation de la diversité culturelle, et qui seraient accompagnés d’une perspective critique, rédactionnelle et contributive. A titre d’exemple, le projet Archipel de la Communauté française de Belgique. (PH) – PS : le cinéma ne semble pas mériter non plus un investissement public pour numérisation : le commerce, les télécoms peuvent s’en charger, c’est bien assez bon.

Manger l’altérité


Préparer un repas avec des recettes que l’on aborde pour la première fois procure le sentiment de réinventer quelque chose qui était juste consigné dans un livre, un savoir à l’état de fiche technique, théorique. C’est restituer ce texte au monde des langues vivantes à l’échelle d’une expérience personnelle. Retrouver, exhumer des manipulations, des coups de mains, des techniques, essayer comme ceci, comme cela, à tâtons. Interpréter le texte avec des gestes, avec les mains. Pratiquer un langage qui s’accommode du silence, qui en a besoin. Beaucoup de procédés relèvent du bricolage ou des pratiques artistiques. Au fur et à mesure que s’élabore le repas, on traverse des postures d’artisan, on voit passer des objets, des tableaux, autant d’étapes par lesquelles les aliments se transforment. – Saucisson de Lyon en brioche. – Avec un pinceau, badigeonner de jaune d’oeufs la surface irrégulière d’un saucisson de Lyon, de manière égale, le rouler dans la farine, recommencer le travail avec le pinceau, étaler une nouvelle couche de jaune, jusqu’à ce que l’œuf et la farine rentrent bien dans toutes les anfractuosités, les pores, constituent une couche homogène. (Les gestes me font penser à la performance de Francis Alys, Retoque/Painting où l’artiste repeint les lignes de circulation sur le macadam grumeleux, dans l’ancienne zone nord-américaine du canal de Panama.) Le saucisson a déjà changé de gueule. Ensuite, il faut l’envelopper de la pâte à brioche que l’on a pétrie la veille. Donner forme, s’assurer que la pâte épouse bien le saucisson, en prenne l’empreinte. Les mains malaxent, façonnent. De l’art d’accommoder un souvenir de vacances. Puis on enfourne, une vingtaine de minutes, on épie la gueule que ça prend, la couleur de poterie que prend l’informe sculpture mais, ce que ça devient vraiment se passe à l’intérieur, il faudra trancher, casser le moule. (En suivant les recommandations de Robuchon.)  – Les fulgurances du rance et du caillé. – Aborder un nouveau livre de cuisine, c’est apprendre un nouveau vocabulaire. Et, d’abord, être déstabilisé par ce que l’on entend, ou plus exactement par le montage des saveurs que l’on devine à travers les mots et les photos, désarçonné par le cheminement pour les atteindre, les rendre comestibles, à soi. Comme pour une langue inconnue, pour une musique différente ou une peinture jamais vue, avant toute chose c’est affronter l’altérité. Mais cette confrontation, par le biais de la cuisine a ceci de particulier qu’on finit par manger l’altérité, littéralement, l’ingérer, la faire circuler en soi, elle rentre dans nos goûts et fait corps avec nous. Longtemps, les recettes de Michel Bras ne me parlaient pas, sans doute parce qu’elles me semblaient inaccessibles. Je n’imaginais ni d’où elles venaient ni ce qu’elles faisaient advenir. Puis, je me suis mis à les lire attentivement, les relire, jusqu’à me représenter un vague « comment faire » praticable. Cela suffit pour trouver l’audace de se lancer, essayer. Alors on chipote autour d’une recette, on adapte à ses capacités d’amateur, on traduit, une pièce de biche avec notamment un suc de genièvre et une lumineuse purée potimarron et citron confit. Il faut l’avoir sur la langue pour voir la lumière. Au premier survol des recettes, la difficulté réside dans la quantité de préparations préalables et d’ingrédients spécifiques. Des huiles arrangées (comme on parle de rhums arrangés), l’aïgo boulido, une préparation de légumes (poireaux, échalote, ail, girofle) qui, ici, remplace le bouillon, une utilisation quasi systématique d’une grande variété de jus courts eux aussi arrangés… Et comment s’entendent ensemble, sur la même assiette, une poitrine de pigeon, une crème rance, un jus de roquette, du boulgour au citron confit ? Y a-t-il un terrain d’entente ? N’est-ce pas du jargon ? D’où viennent ces associations ? A priori cela a plutôt une gueule disparate. Au fur et à mesure que l’on avance dans le décryptage et la préparation, ça se lit, on entrevoit la cohérence et la force de l’invention. Il faut commencer par confectionne l’huile rance, plusieurs jours avant le repas. De l’huile de pépins de raisin avec des crosses de jambon, six heures à basse température (le parfum dégagé est formidable) et qu’il faut « oublier » ensuite plusieurs jours à température ambiante voire au soleil. C’est avec cette huile que l’on prépare la crème rance, en la conjuguant à un œuf mollet, de l’aïgo boulido et en battant l’ensemble. La même huile se marie au jus de roquette allongé aussi d’aïgo boulido. Quand tous les éléments du puzzle sont disposés dans l’assiette, le mariage est saisissant et même une traduction bancale laisse deviner l’idée de génie au départ. Même magie avec cet autre paysage : pièce d’agneau, aubergines à la pulpe d’orange, lait caillé à la cardamome, jus court infusé de curry. À première vue cela semble frôler l’inconciliable. Et peut-être joue-t-il avec cette dimension ? Comme, d’une certaine façon, écrire (en tant qu’écrivain) c’est aussi résoudre des problèmes, aller chercher ce qui semble difficile d’exprimer en mots. Il faut commencer par se doter d’une huile à la cardamome, torréfier les graines de cardamome, laisser infuser longtemps dans l’huile de pépins de raisin. Au passage, on s’amuse avec de fines feuilles d’aubergines : on compose un tableau, une collection, on la recouvre d’une feuille, n les fait sécher au four, ça devient des sortes de chips pour donner de a tenue à l’assiette… Après tout coule de source. La chair d’aubergine mélangée à l’orange, le lait caillé (un yaourt battu où l’on fait couler un filet d’huile parfumée), le jus teinté de curry et l’agneau établissent entre eux de fines harmoniques inattendues (et l’on goûte en se demandant « d’où ça va venir » !?) qui font vibrer le palais. C’est une cuisine exigeante, mais une fois qu’on rassemble les ingrédients et que l’on entre dans son rythme et son temps, elle est relativement simple, épurée, en tout cas évidente, de manière renversante puisqu’au départ elle semblait très éloignée, spéciale, dispendieuse et complexe. (Enfin, tout est dit dans les « conseils de base » qui recommandent de « savoir lire et relire », de « prendre son temps », de ne pas s’énerver si on fait attendre, rechercher le plaisir… à mille lieux des tableaux stressés que peuvent donner certaines compétitions de télécuisine.) (PH) – Michel Bras

Pourquoi Google ne peut se substituer aux médiathèques bibliothèques

L’inquiétude sociale et les médiathèques comme source de consistance et persistance. – Le potentiel des technologies ouvre des voies d’accès toujours plus intimes au cerveau et au devenir des corps, par des savoir-faire qui en complémentent ou en dérivent de plus en plus les facultés, les ramifient vers des libérations ou des aliénations, vers des possibles ou des impossibles lumineux ou obscurs. Cet état des choses alimente de très nombreuses productions intellectuelles, critiques ou non, essayistes ou littéraires (et détermine le climat dans lequel émerge de nouvelles tentatives de populisme comme seules répliques à ce débordement de l’humain par ce qu’il engendre). Il y a, dans toutes ces interrogations qui s’enchevêtrent et qui ont trait partiellement aux dimensions mémorielles des connaissances, des indices clairs que le rôle ancien des bibliothèques et médiathèques est dépassé mais aussi beaucoup de perspectives sans réponse qui justifient de repenser leur rôle et leur utilité sociale. Elles ont incontestablement certaines qualités qui les destinent à se placer au cœur des relations que la chose  publique doit tisser avec la mémoire et les connaissances,   dans un souci de consistance et persistance collective. (Difficile de penser ce genre de chose dans un pays dont la classe politique assène à toute la population d’un pays la violence de son incapacité à gouverner.) Ce sont des institutions utiles à tout système se préoccupant de la circulation du sens critique en régime démocratie, un appareillage qui peut certes tomber dans l’obsolescence, ce qui gâcherait l’énorme investissement qui a été fait dans leur passé/présent, en termes d’argent public mais aussi de contributions des citoyens (les bibliothèques médiathèques existent par le passage des lecteurs et auditeurs) et du travail de son personnel pour donner une âme à ces lieux de connaissance. – La tentation populiste, comment en sortir ? – Dans le cadre d’une interrogation sur le populisme (est-il ou non exalté aujourd’hui ? y a-t-il des risques ?), Libération publiait le 5 janvier un texte de Bernard Stiegler, Les médias analogiques ont engendré un nouveau populisme. Le philosophe rappelle l’importance de l’éducation comme soutien de la démocratie, non pas parce qu’une classe éduquée défendrait mieux l’organisation démocratique mais parce que l’éducation développe le sens critique et qu’il n’y a pas de démocratie si son organisation ne s’endurcit pas sous les feux d’une critique constructive : « Sans ce dispositif éducatif vigoureux, la démocratie réelle devient formelle, se discrédite et se ruine de l’intérieur. » Une dizaine de jours en amont, le même journal publiait des informations révoltantes sur la future diminution du personnel enseignant dans les écoles françaises. Et il n’y a pas de raison que d’autres pays, en recherche d’économie, ne suivent pas la même tendance. Ce qui donne une idée du côté chimérique des efforts que nous investissons dans la philosophie. Un tel désengagement politique public de l’éducation (malgré les déclarations de bonnes intentions) est rendu possible parce que le marché et le « populisme des médias analogiques » se substituent de plus en plus à l’enseignement, à l’éducation, à la culture, à l’autorité et autres institutions prescriptives. Les pouvoirs publics ne luttent plus, ils sont dans la « soumission au court-termisme orchestré par le marketing ». Les bibliothèques, les médiathèques, les musées, en bénéficiant de subventions publiques assorties d’injonctions qui les somment de concrétiser une politique culturelle publique assujettie au court-termisme ambiant (répondre à la demande, obtenir des résultats rapides, remplir les salles, nombre de visites à la hausse sans indicateur qualitatif), doivent organiser, dans les marges de manœuvre qui leur restent, des actions, des stratégies qui puissent freiner la dictature du court terme, en retardent la progression. Cela rejoint ce que je disais déjà de ces espaces où l’on peut réellement se cultiver en les caractérisant comme oasis de décélération, faisant le lien avec le sociologue H. Rosa. Qu’il s’agisse de musiques, de cinéma, de peintures, de littératures, l’important est d’encourager l’apprentissage de la lecture, du temps de la lecture et, par la même occasion, le temps de l’interprétation, qui implique de se libérer de la synchronisation absolue avec l’air du temps. L’alphabétisation culturelle pourrait se résumer à apprendre à perdre du temps. La synchronisation forcée empêche de percevoir, recevoir, démonter, remonter, penser, flâner, il faut coller de suite, être en adéquation aveugle. – Édouard Glissant et l’importance de la lecture : « Dans notre fréquentation de plus en plus accélérée de la diversité du monde, nous avons besoin de haltes, de temps de méditation, où nous sortons du flot des informations qui nous sont fournies, pour commencer à mettre de l’ordre dans nos hasards. Le livre est un de ces moments. Après les premiers temps d’excitation, d’appétit boulimique pour les nouveaux moyens de la connaissance que nous offrent les technologies informatiques, un équilibre est souhaitable et que la lecture retrouve sa fonction de stabilisateur et de régulateur de nos désirs, de nos aspirations, de nos rêves. » (Traité du Tout-Monde. Poétique IV) Et ce partage entre livre et numérique est de plus en plus béant. Si le numérique avec ses « réseaux sociaux » devient une entité qui surdimensionne ce que les médias analogiques avaient amorcé, il ouvre aussi des possibilités de réplique, de contre-pouvoirs, de naissance d’un nouvel esprit critique à quoi peuvent contribuer modestement médiathèques et bibliothèques (si elles évoluent et trouvent des terrains d’entente avec les autres institutions culturelles plus événementielles) comme lieu autant physique que virtuel où l’intergénérationnel peut renouer des contacts culturels innovants. « Quant aux natifs de l’analogique, baby boomers vieillissants du XXIe siècle qui ne sont plus des natifs de la lettre et de l’imprimé depuis belle lurette, devenus acritiques devant la transformation des choses publiques par les publicistes, ils peuvent et doivent compter avec la new generation qui, rejetant le consumérisme en s’appropriant le dispositif de publication numérique, a besoin d’eux dans son cheminement vers une nouvelle critique de la démocratie et de l’économie politique. » (Bernard Stiegler). Un fameux défi qui concerne la place des bibliothèques et médiathèques. Ce que confirment les réflexions de Robert Darnton… – L’usage public de la mémoire, des connaissances doit être régulé par les bibliothèques et médiathèques. – Dans Le Monde des livres de ce vendredi 7 janvier 2011 est recensé un livre qui semble autant fascinant que repoussant, Total Recall de Gordon Bell et Jim Gemmel (Flammarion). D’après ce qu’on peut lire dans l’article, de manière totalement naïve, presque kitsch, les deux auteurs se livrent au « prosélytisme technologique ». Cela semble être une exaltation très premier degré de la possibilité de transférer complètement sa mémoire sur des documents numériques (images, sons enregistrés), c’est le fantasme de la « mémoire totale » qui n’oublie rien, chacun entouré de ses appendices organisés en bibliothèque et médiathèque de soi-même, chacun devenant «le bibliothécaire, l’archiviste, le cartographe et le conservateur de sa propre vie ». L’auteur de l’article, Jean-Louis Jeannelle, rappelle judicieusement une nouvelle de Borges, Funes ou la mémoire, dont les déploiements ruinent tout l’optimisme simplet des technoïdes, la mémoire complète est une malédiction, une plaie, une paralysie. La mémoire est créative d’oublier, de perdre des morceaux, de devoir chercher, fouiller, trouver, trier, essayer, recoller des morceaux, reconstituer un point de vue cohérent avec des bribes, des sons, des textes, des images, des fantômes qui exigent qu’on leur coure après. Enfin, à lire cet article, on se dit que l’auteur principal de Total Recall, Gordon Bel, avance avec un niveau de réflexion excessivement bas, dangereux. Sa motivation principale est « de se débarrasser complètement du papier » ! Une sorte de challenge dont l’absurdité a le mérite de mieux faire connaître l’ennemi et de ne pas endormir le questionnement sur les supports de mémoire et de connaissance. (Le Monde du 24 octobre 2009 consacrait une page complète à Emmanuel Hoog, PDG de l’Institut national de l’audiovisuel (France), et qui plaidait pour la « mise en œuvre d’une politique de la mémoire face à ce qu’il nomme une « inflation mémorielle » incarnée par Internet : « trop de mémoire tue l’histoire ». (Mémoire année zéro, Seuil)). Preuve que le sujet tracasse, le supplément Livres de Libération de ce jeudi 6 janvier présente, lui, le recueil d’articles (sur dix ans) de l’historien américain Robert Darnton, Apologie du livre. Demain aujourd’hui, hier (Gallimard). Contrairement à Total Recall reposant sur un parti pris idéologique, unilatéral, cette Apologie est un livre scientifique qui examine le pour et le contre, qui ne choisit pas de camp, évite les logiques de face-à-face, recherche l’intelligence de la complémentarité par souci de l’avenir de l’humanité. Robert Darnton est « à la fois spécialiste de la circulation de l’imprimé au siècle des Lumières, âge d’or de la diffusion du savoir, et responsable d’une des plus grandes bibliothèques au monde confrontée à la numérisation de masse de ses collections par Google. » Il n’est pas inutile de rappeler, pour éviter de caler devant les remarques de ceux qui prétendent que « oh, ça a toujours été ainsi », l’accélération foudroyante des techniques qui conditionnent de près ou de loin l’exercice de l’émotion et de l’intellect : « 4.300 ans de l’écriture au codex, 1150 ans du codex au caractère mobile, 524 ans du caractère mobile à l’Internet, 17 ans de l’Internet aux moteurs de recherche, 7 ans de ces moteurs aux algorithmes de Google. » Et de son travail en bibliothèque, aux convergences entre ses recherches et les collaborations avec Google, l’auteur tire tout de même l’une ou l’autre certitude : « les bibliothèques lui paraissent plus nécessaires que jamais pour préserver le patrimoine écrit », ne serait-ce que du fait de « l’obsolescence des médias électroniques », le « papier reste encore le meilleur moyen de conservation » (ce que n’a pas capté l’auteur de Total Recall). Mais surtout, « il vaudrait mieux développer les acquisitions de nos bibliothèques de recherche que de nous fier à Google pour conserver les livres à venir pour les générations à venir » parce que, rapporte Frédérique Roussel dans son article, « il est dangereux de confier le patrimoine écrit à des intérêts commerciaux ». Ce qu’a pu mesurer Robert Darnton est bien la différence de philosophie profonde, entre la bibliothèque et sa vocation d’une part et Google et ses intérêts d’autre part, dans la manière de traiter le patrimoine. « Plus j’apprenais à connaître Google et plus cette société m’apparaissait comme un monopole décidé  conquérir des marchés plutôt qu’un allié naturel des bibliothèques… ». « Le savoir imprimé n’est-il qu’affaire de marché ? ». Voilà de quoi méditer ! Surtout, il faudrait de toute urgence – même si là, une grande partie des dégâts soit irréparable -, transposer la réflexion à la musique enregistrée. Là, le gâchis est déjà énorme parce que la musique enregistrée n’étant pas considérée comme outil de savoir, on a laissé les intérêts commerciaux conduire le massacre comme ils l’entendaient. Il faut néanmoins entreprendre de réparer, soigner, et confier ça aux médiathèques, et c’est par elle que petit à petit doit se construire le « libre accès à l’héritage culturel » que réclame l’historien américain pour le livre. (Revenir sur ce dispositif européen qui interdit la transposition de la notion de prêt public dans l’environnement numérique). (PH)

 

Les énigmes temporelles de THTF

C’est une intervention conséquente que le duo d’illustrateurs THTF réalise sur Lyon, en nombre de dessins collés, leurs tailles, leurs sujets soignés, le nombre de rues et recoins investis (les photos ne montrent qu’une petite partie). On y voit souvent des êtres immobilisés, hiératiques mais d’une façon molle, élastique, posés dans des bulles, des gélules géantes, des blocs de glace, à moins qu’il ne s’agisse de sortes de sarcophages. Ce sont des êtres composites qui conservent quelque chose de l’homme tout en ayant adopté quelques avantages animaux. Une tête d’oiseau, des pieds palmés, des espèces rares, hybrides précieux, royaux. Bestiaire cosmique. Ils traversent le temps, sont prêts à se réveiller et difficiles à dater – viennent-ils du passé ou du futur ? – comme tout ce qui semble immortel. Très évolués ou archaïques. En tout cas, plein de mystères. Ils sont entourés d’attributs qui évoquent la magie, des pouvoirs occultes, des connaissances oubliées (ou que l’on rêve encore de découvrir). Des signes, des objets cabalistiques (mais d’une cabale fantaisiste) accompagnent ces momies dans leurs transmigrations au sein de l’imaginaire humain. Cela peut être un de ces êtres inclassables, dans une forme de baignoire, se recomposant tout un monde avec quelques objets détournés et donnant l’impression de voler dans un avion jouet. Traversant des dimensions. Le contenant qui impulse le mouvement peut aussi être une sorte d’avalanche, une coulée hétérogène, un joyeux fatras hétéroclite où l’histoire mélange quelques-unes de ses énigmes (pyramides, influences des astres, naissance de la géométrie) à toutes sortes d’encombrants inutiles, qui déséquilibrent la force, brouillent le message, quartier en démolition, expropriation mentale autant que matérielle et politique, mais l’ensemble, sans être niais, est souriant.Comme la Joconde : regardez ce grand dessin de n’importe où, sous n’importe quel angle, il semble vous sourire, énigmatique. Des signes sont récurrents, la bûche par exemple, peut-être un clin d’oeil à Noël, créations aussi délibérées de symboles à mi-chemin entre le sérieux et le n’importe quoi, c’est-à-dire faisant autant sens que non-sens. Cette bûche connaît de nombreuses variantes, inertes ou très vivantes, ceintes d’un anneau astral de mousse et d’où jaillit un liquide d’encre étoilé, à mois que cette flaque de voie lactée ne soit en train de retourner se cacher dans le bois. Il y a dans ces ensembles la « logique » fascinante des « gribouillis » que l’on enchaîne et relie sans trop réfléchir, en rêvassant, en étant ailleurs, sur une feuille blanche volante, le coin d’un carnet ou les marges d’un cahier (essentiellement jadis durant les cours). Une forme engendrant l’autre et l’on regarde ébahi la frise qui se compose, qui sort de la pointe du bic bougeant tout seul comme sismographe, quand on se met ainsi à l’écoute de l’ailleurs. Le côté atemporel est fascinant : c’est à la fois très familier et à la fois hors du temps, ça évoque des souvenirs d’Antiquité et d’autres futuristes, c’est ce mélange énigmatique de temporalités culturelles (à la manière du Sphinx) que j’ai ressenti de manière assez forte à Lyon (du musée antique au Musée d’Art Moderne, en passant par le Musée des Beaux-arts…) et, qui, finalement, est le bain amniotique indispensable à la création, aux visions d’autre chose. Les dessins de THTF ouvrent des passages entre les temporalités, sondent l’étrangeté des temps qui se mélangent et engendrent des êtres hybrides. Voici les témoins partiels d’une épopée à venir qu’il convient de deviner. Des martiens de l’intérieur. (PH) – THTFT

 

Non et vieilles casseroles masculines

En plongeant dans le livre de Carole Pateman, Le contrat sexuel (La Découverte, 2010, traduction d’un texte américain de 1988), on découvre – devrais-je dire « redécouvre » parce que d’une certaine manière « on connaît tout ça » ne serait-ce que par intuition ou par mimétisme social que l’on décide de suivre ou de contrarier, héritages avec lequel on compose, on s’arrange, on négocie plus ou moins ouvertement -, le fabuleux trésors de sornettes masculines inventées le plus sérieusement du monde pour instituer le « contrat social » au fondement de la vie commune, en tant que garantie intangible  de liberté et égalité ! Une lecture implacable entre les lignes et entre les sexes rappelle combien une part importante de nos législations institue surtout le partage sexuel, assigne des places sociales et politiques aux genres. Et l’on croise de véritables perles dont n’était pas avare, parmi d’autres, le grand Jean-Jacques Rousseau : « Rousseau dit clairement au chapitre V de l’Emile que les femmes en état de se marier doivent indiquer leur désir de la façon la plus indirecte possible. Elles doivent dire « non » pour signifier « oui » – une pratique sociale qui rend presque impossible de distinguer les relations sexuelles contraintes de celles qui sont librement choisies. » Tout ça professé dans des livres d’éducation sentimentale et sexuelle se targuant d’exercer son bel esprit et sa supériorité intellectuelle ! (Une grande partie de notre culture est basée sur ces inepties, sexistes, racistes ou autres qui ont permis au capitalisme mâle de se développer en exploitant le labeur des femmes d’une part en pratiquant d’autre part sans état d’âme le colonialisme le plus barbare, au nom de la civilisation, non c’est oui.) On imagine avec quelle ampleur ces recommandations faites aux femmes, mais lues et connues des hommes, ont dû être « reprises », diffusées, transformées en lois naturelles et l’on se représente sans peine les dégâts causés par ce genre de posture, étayée par un pseudo discours docte et raffiné, qui ne manqua pas d’émules. « Elles disent non, ça veut dire oui » est une formidable légitimation de la violence, les excuses étant faites pour s’en servir, même et surtout préventivement. En lisant ces lignes, je me suis rappelé certaines inscriptions féministes que j’avais photographiées en novembre 2010 sans pouvoir m’empêcher de penser qu’elles visaient tout de même des « travers » sexistes en voie de disparition ou fort affaiblis, de l’histoire ancienne. Or, quand on lit ce genre de choses – et la quantité de littératures au fondement de notre culture ayant inventé la supériorité du mâle à partir de rien, comme on bluffe le monde avec un storytelling fondateur -, on mesure qu’il est impossible que cela soit globalement « guéri », c’est trop chevillé dans nos textes fondateurs. Avant que tout cela soit extirpé des textes de lois, des codes et schémas contractuels, il y a encore pas mal de travail. Ce que l’auteur démontre, c’est que, l’immense inventivité masculine investie dans l’édification rigoureuse du contrat social, dont le modèle est toujours d’actualité dans ses grandes lignes y compris dans tout contrat de travail, tend surtout à recouvrir la réalité d’une scène primitive attestant de la primauté du contrat sexuel sur le contrat social. Les plus beaux penseurs ont imaginé l’état de nature d’où aurait surgi l’autorité naturelle du père. Le père devenant la figure autour de laquelle s’organise la société, la famille, la pratique des contrats, tout ce qui concourt à gérer l’autorité et l’usage de la violence. « Les histoires de Freud, comme celles de sir Robert Filmer et des théoriciens du contrat, commencent avec un père qui est déjà père. Les argumentations concernant le droit politique « originel » commencent donc toutes après la genèse physique, après la naissance du fils qui fait d’un homme (d’un mari) un père. Mais le père ne peut devenir père sans qu’une femme ne devienne mère, et elle ne peut devenir mère sans un acte de coït. Où est donc l’histoire de la véritable origine du droit politique ? ». Ici aussi, il est bien question d’un vol de l’histoire, à l’instar de ce que Jack Goody étudie dans son dernier ouvrage quant aux apports civilisationnels respectifs de l’Orient et l’Occident. Tous les textes des grands auteurs qui font référence que Carole Pateman citent comme censés démontrer la supériorité naturelle de l’homme sur la femme ne formulent que des affirmations fantaisistes « juges et parties ». Rien ne tient la route. Tous ces textes ayant servi à orienter les lois et l’organisation sociale en fonction de la protection que l’homme apporterait à la femme (en échange de sa capacité à engendrer) ne représentent qu’une formidable fiction, un coup de force arbitraire, d’où la violence symbolique qu’un sociologue comme Bourdieu a toujours placé au centre de la légitimité de l’Etat. « Le récit du contrat originel raconte une histoire moderne de naissance politique masculine. Cette histoire illustre l’appropriation par les hommes du don considérable que la nature leur a dénié et sa transmutation en créativité politique masculine. Les hommes donnent naissance à un corps « artificiel », le corps politique de la société civile ; ils créent « l’homme artificiel que nous appelons République » de Hobbes ou le « corps moral et collectif » de Rousseau, ou encore le « corps unique » du « corps politique » de Locke. » Cet état de fait va déterminer grandement toute l’histoire sociale à travers l’établissement des contrats de mariage avec des conséquences que l’on ne cesse encore de constater au jour le jour : l’inégalité des salaires entre femmes et hommes. A la base de cette inégalité salariale se trouve la répartition des rôles de l’un et l’autre sexe dans la subsistance de la famille : « C’est le père et son salaire familial – non la mère – qui assure la subsistance des enfants. A partir de là, les économistes politiques ont pu voir les travaux de la mère comme « le matériau brut sur lequel agissent les forces économiques, l’élément naturel sur lequel sont construites les sociétés humaines » (c’est-à-dire civiles). Le père ou soutien de famille avait gagné le « statut de créateur de valeur ». On peut également dire que les hommes, en tant que travailleurs salariés, partagent la capacité masculine à créer et entretenir la vie politique. » On sait que le contrat de mariage qui transforme les femmes en épouses faisait en sortes que celles-ci, femmes au foyer, effectuaient tout un travail domestique non salarié indispensables au bien être de l’homme-travailleur. Quand, sous la pression économique, les femmes ont pu travailler, cela s’est fait difficilement d’abord, et ensuite toujours dans un cadre dévaluant. Elles n’avaient pas besoin d’être payées au même niveau que les hommes puisqu’elles étaient en principe épouses et déjà entretenues par leurs maris. Leur salaire était une sorte de prime, d’argent de poche, pour améliorer l’ordinaire de la famille mais ne devant pas diminuer l’importance du salaire masculin. Ce dispositif avant vocation à encourager tout de même les femmes à rechercher le mariage et à assurer le rôle de femme au foyer (en sus, si nécessaire, d’un travail salarié). C’est à cette époque que le harcèlement sexuelle dans le milieu du travail se développe comme une nécessité : les choses changent mais il faut maintenir les distances, la répartition des rôles. Evoquant les recherches de Cynthia Cockburn sur les relations entre hommes et femmes au travail, Carole Pateman cite : « Dans une autre usine, « les plaisanteries et farces à caractère sexuel étaient devenues plus qu’une simple occasion de rire – elles étaient le langage de la discipline ». Il s’opère ainsi une légitimité du discours sexiste. « Un tel langage est très différent du langage du contrat ou de l’exploitation généralement utilisé pour parler de l’emploi capitaliste. Entre hommes, c’est le langage familier qui est de mise ; entre les hommes et les femmes, c’est un autre langage, celui de la discipline patriarcale, qui est requis. (…) Les femmes n’ont pas été intégrées à la structure patriarcale de l’entreprise capitaliste en tant que « travailleuses » ; elles y ont été intégrées en tant que femmes. (…) Le contrat sexuel fait partie intégrante de la société civile et du contrat de travail ; la domination sexuelle structure l’entreprise comme elle structure le foyer conjugal. » Même si les choses changent lentement, à des vitesses différentes selon les milieux et le genre de travail, force est de constater qu’il reste beaucoup à changer dans les principes de nos lois et contrats. Si l’égalité est bien au principe de nos sociétés démocratiques, comment comprendre la persistance de l’inégalitaire de salaire entre hommes et femmes ? – Voilà, rapidement résumée, une problématique « genres » bien chevillée à notre actualité, à notre quotidien. Inévitablement, une grande partie de la production artistique et critique se positionne, directement ou non, par rapport à cet héritage (pensez au nombre d’articles de la presse qui, s’agissant d’une musicienne, va évoquer sa « beauté », sa séduction féminine, sa tenue vestimentaire alors que ces critères sont systématiquement absent de critiques consacrées aux mecs). Le rôle des médiathèques/bibliothèques comme « centres vivants d’interprétation des arts enregistrés » est bien de stimuler des modes de réceptions des productions attractives qui soient attentives à ces questions, de favoriser interprétations (individuelles ou professionnelles) susceptibles d’éclairer ces dimensions. Car les esthétiques s’inscrivent en soutien ou en combattantes des valeurs qui structurent nos sociétés. Cela ne signifie pas que ce soit sur ce genre de critère qu’une musique ou un film doivent être jugées « valables » ou non, mais la lucidité même à l’égard de ce que l’on aime, quant à ce que cela véhicule, n’a jamais tué personne et aide à faire avancer les logiques de progrès (en tout cas les mentalités favorables à ces logiques). C’est aussi pourquoi il me semble utile de réagir au sexisme ambiant, ordinaire, de la publicité, comme celle de Proximus. – Carole Pateman, Le Contrat Sexuel, Editions La Découverte –  (PH)