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Un rossignol entre la falaise et la morgue

Librement inspiré de : Iris Hutegger, Ceci n’est pas un paysage, Galerie Jacques Cerami – Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l’apparition, 2, Editions de Minuit, 2013 – Berlinde De Bruyckere, Il me faut tout oublier, la Maison Rouge – Michel Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Flammarion, 2014 – José Maria Sicilia, L’instant, Galerie Chantal Crousel…

carton invitation galerie J. Cerami

carton invitation galerie J. Cerami

En train, le long d’un fleuve, retrouvailles avec des paysages d’enfance et les rêveries qu’il y semait, et qui ont depuis lors, germé dans le vide

Le train, sorti de la ville, longe un fleuve. Somnolent suite à une mauvaise nuit, accablé par la fermentation chuintante d’un gros rhume, il regarde vaguement par la vitre, affalé sur la banquette. Progressivement inondé par le paysage fluvial, comme si imperceptiblement une digue entre intérieur et extérieur s’était effacée, ses sens engourdis pétillent au ralenti, sans forcément reconnaître quelque chose de familier ou de plaisant, mais respirent un oxygène euphorisant, sournoisement psychédélique, glissant dans un état sans étanchéité stricte entre les formes qui se rencontrent, qu’elles soient solides ou fluides, matérielles ou mentales. Des conditions d’étranges empathies s’installent. Quelque chose vient. Il est titillé par « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer » (Michel Bitbol). Un picotement lumineux. Il contemple la berge de l’autre côté, et le versant de la vallée qui la domine, à la manière d’une conscience qui, en route vers sa dernière demeure, allongée dans un drone, s’attarderait au-dessus de régions antérieures, jadis connues, rendues inaccessibles par l’écoulement du temps, essayant de se retrouver, de se voir comme il y était jadis. Survoler son passé. Et il voit sans voir. Pendant toutes les années de l’enfance, tous les dimanches après-midi, il s’est retrouvé blotti dans la voiture familiale, roulant sur cette route, là-bas, de l’autre côté, au flanc de cette vallée, dont il éprouve à nouveau le poids, l’enveloppement. Il reconnaît ces flancs, du moins leur ombre, leur silhouette, leur texture, mais aussi une sorte de fil narratif entremêlé aux creux et reliefs, doublé d’une couture personnelle que lui-même y a appliquée, répons à la configuration rythmique des lieux tels qu’aperçus depuis le hublot de la voiture. Chaque fois, c’était un trajet de bonheur. Il essayait de survoler en pensée l’anatomie générale des coteaux et rochers le long desquels l’auto effectuait son rituel dominical. Le regard par la vitre, grimpant. Rideau opaque des falaises abruptes, forêt déboulant jusqu’au macadam, troupe drue des troncs verticaux sur la pente raide, armée immobile camouflée, passage aéré à chaque petite vallée perpendiculaire, aperçu alors des crêtes éloignées, garnies d’un alignement rigoureux de grands arbres, silhouettes emplumées surveillant les va et vient de la vallée. Une cadence, ses variantes, ses suspens. À ce qu’il voyait de mosan, il substituait des images de canyons déserts, inhospitaliers, avec ses sentinelles indiennes menaçantes, il se racontait des histoires. Chaque fois qu’il apercevait, avec une surprise jamais démentie, au sortie du même virage, le toit de la même maison dans une clairière verte, élevée, sorte de mini alpage tombé du ciel ou, à l’embouchure d’une rivière, l’inamovible église grise hermétique avec sa sacristie sinistre et tarabiscotée, entourée d’un vaste enclos grillagé peuplé de daims, son regard jetait dans ces lieux autarciques, sans chemin d’accès, comme suspendus dans d’autres dimensions, une petite graine d’imagination qui y réinventait le vivant, de A à Z. Un chapitre bégayant à chaque passage. Il se projetait dans des existences loufoques adaptées à ces décors pittoresques détachés du réel. Il inventait, fictionnait, multipliait la possibilité de ses avatars, une sorte de refuge.

Surgissement d’une falaise séminale, dedans dehors, paroi de moelle épinière, d’où s’élance le visible, hors de lui, qu’il décrit spontanément dans le style d’Iris Hutteger, où il découvre encore la mince feuille d’or du chant rossignol (José Maria Sicilia)

Et soudain, la vue est bouchée, il scrute au microscope une paroi grise, avec des taches, des mousses, des touffes incolores, une sorte de matière fondue, suif ou cire. Un immense iceberg de moelle molle surgissant du brouillard, contre lequel il s’écrase lentement, y pénétrant, faisant corps avec. Irréel. C’est qu’ont surgi dans les brumes les falaises grises, érodées, fatiguées, immenses et en même temps un peu dérisoires, falaises jouets, mêlant la perception réelle d’un adulte qui les trouve désuètes et celle intacte de l’enfant à jamais impressionné par leur majesté sauvage. Il a l’impression qu’une taie lui couvre les yeux, une bâche s’est abattue et enveloppe le wagon, c’est comme s’il perdait la vue ou qu’une autre vision prenait le contrôle de la sienne, emportée par le surgissement d’une image, disséminée vers d’autres manières de voir, à inventer. En tout cas, doutant d’avoir encore les yeux tournés vers l’extérieur, en face des trous. Quelque chose en lui s’est-il révulsé ? Et en même temps, comme un arrêt, le train s’est-il englué dans la même masse gommeuse ? S’est-il assoupi et rêve-t-il ? Est-ce bien la surface de rochers opaques et lumineux, lisses et rugueux, qui lui obture le regard, que ses paupières se lèvent ou s’abaissent ? Ouverts ou fermés, ses yeux fixent la même paroi. Pas de différence. Adéquation, coïncidence. Il est jeté, déversé dans le paysage. Ou il est béance qui aspire toutes les images du monde, eau cinématographe happée par le trou d’un évier. Après que le train se soit extirpé de l’effet paralysant de la falaise, il réalise que ce qu’il a vu se dresser là de l’autre côté de l’eau, devant lui – et déjà disparu de par la vitesse sur les rails – était ni plus ni moins un morceau de son imagerie mentale, un bout de son imaginaire, un rocher en matière cérébrale qui se reconstitue neurologiquement, monumentalement, chaque fois qu’il pense à ce paysage ou que se réactivent les sensations éprouvées lorsqu’il y voyageait, chaque dimanche réglé comme du papier à musique. Et chaque fois comme si toute sa consistance neuronale était cette falaise. Stupeur de voir un fragment de son paysage mental se dresser ainsi, immense, aux yeux de tous, sur les bords du fleuve (au cinéma, cela évoquerait le genre «Attaque de la moussaka géante »). Mur intérieur d’escalade spongieux où, depuis des décennies, il pratique l’ensemencement et l’enracinement de lui-même, par petits modules hétérogènes. C’est ainsi que la paroi de moelle est parsemée d’autres matières rapportées, sédimentées, petits pans de couleurs, marbrures de lichens neuronaux, cristaux de lignes brisées, rubans effilés, petits papiers volants piqués ou épinglés, tissus déchirés et cousus à même la surface accidentée, petits drapeaux décolorés plantés dans des zones difficiles à atteindre, là où l’on ne s’aventure qu’une fois, par défi, pour tester ses limites. Mais rien ne s’est fixé du premier coup, tant pour épingler, coudre ou planter. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois, ce qui laisse des traces, des perforations, des éclats (comme la trace d’impacts de balles dans le crépi de maisons mitraillées), des lambeaux qui se détachent et chutent lentement, forment des surplombs, des grottes. Chaque incrustation ou altération comme une collection de pense-bêtes. Des points  de symbiose. Et si, face à cette surface dressée, il revit une expérience originelle, reconduit ainsi aux premières années de son récit de vie poétique, approchant ce que les phénoménologues appellent une expérience pure – une confrontation qui lui permettrait « de se réenraciner dans le simple fait d’être qui ne cesse d’éclater comme expérience consciente, et d’en faire un nouveau point de départ » (M. Bitbol, p. 244) -, ce qui le soulage est, au contraire, que ce visage de montagne qui le scrute est plutôt un environnement d’impuretés offrant plein de possibilités d’inventions et de trajets d’escalades inédits – des accroches traçant des chemins divers – et qu’il y voit la grisaille tramée de toute image se formant en lui. Un écran lui évitant précisément d’en revenir à la chose « en soi » (l’audible, le visible, le sensible) pour mieux se préoccuper des « adhérences, ces impuretés » qui « donnent précisément à l’image sa puissance de multiplicité, son exubérance, sa force de potentialisation » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143), sa source d’énergie : « Cette énergie n’est jamais « pure », toujours elle adhère à quelque chose dans l’histoire et, donc, ne se dissipe pas purement et simplement, mais survit sous une autre forme, comme vestige, reste, lacune, symptôme, hantise, mémoire inconsciente. Certes, l’image détone et l’image brûle : mais l’explosion, qui nous assourdit un temps, nous fait aussi écouter toute chose, après coup, dans l’harmonique même de sa force destructrice, mais la combustion nous laisse  pour longtemps avec un goût de cendre dans la bouche. » (Didi-Huberman, Phalène, p.150) Il reste en attente toujours de ce qui peut fuser des anfractuosités de la roche, exciter les facultés transformistes entre faits extérieurs et intérieurs – du solide devenant fluide, de l’aérien pesant, du lointain proche, de l’invisible visible  -, c’est-à-dire prospecter d’autres manières de sentir et vivre : « Ce qui nous bouleverse dans une image n’est pas qu’elle atteigne « le visible en soi » mais, au contraire, qu’elle fasse fuser le visible hors de soi – en le fragmentant, en reconnectant autrement les fragments – pour autre chose, une autre façon de voir, de parler, de penser, d’écouter, de se mouvoir dans l’espace. » (Didi-Huberman, Phalène, p. 143) Les émanations de cette falaise forgent un voisinage propice aux passages entre éléments, aux stratégies de change. C’est dans ces parages, faisant corps avec la muraille de roches grises, qu’il se sent happer des images, des fragments, matériaux propices à se composer autrement, se camoufler, migrer en d’autres peaux, et suscitant « la fusion assumée de chaque chair vivante avec quelque essence générique comme celle d’une espèce totémique » (Michel Bitbol, p. 306). Ou attrapé par des images à travers lesquelles des chairs vivantes absentes cherchent une fusion avec des parties totémiques de lui-même, enfouies. Des choses passent, fusent, le traversent et changent de nature, laissant en lui le modelage de leur mouvement éclair. Ciel déchirant de mélancolie, alchimique, crépitant. De la même manière que les travaux saisissants de Sicilia, exposés récemment à la galerie Chantal Crousel, transcriptions cartographiques de chants d’oiseaux, rien de moins que des partitions graphiques. Parchemins synesthésiques. Il regarde, il lit ces tapis ornés de trilles dessinés, mandalas dus au «savoir-faire calligraphique des traces laissées par un temps échu » (M. Bitbol, p.309) – temps à écouter et à graver en soi les airs ornithologiques -, et il les entend, leurs fréquences, leurs colorations, ça fredonne en lui. Ou mieux, dans cet ensemble d’œuvres regroupées sous le titre L’instant, celle, pour lui absolument fascinante, frappante comme s’il voyait se matérialiser hors de sa poitrine un frisson cardiaque au timbre cristallin, pièce d’armure qui épouse la configuration onirique et charnelle d’une mélodie de rossignole, fine feuille d’or moulant dans le vide la contorsion poétique des sons. Un rossignol, à un moment précis, un chant unique. Turbulence sereine, révélation d’un organe caché, articulation étrange entre l’immatériel et le matériel, le sacré et le profane, le sans valeur et l’inestimable. Insaisissable bijou sans prix. À toucher, écouter, regarder, caresser, s’introduire ? Prêt à s’évanouir ?

De sa falaise de l’enfance, devenue chiasme visuel, pierre philosophale de sa manière de voir, d’intérioriser les paysages, aux techniques alchimiques d’Iris Hutteger pour capter et broder les montagnes reflétées en elle

Il referme les yeux pour revoir la falaise, façade alpestre de change. « De quel côté de mes paupières se trouve-t-elle ? », pense-t-il dans une mutation sensible de sa conscience que l’on pourrait appeler, avec Michel Bitbol, un « chiasme visuel ». « Si désormais la sensibilité ne se réduit plus à « informer » le sujet sur ce qui se passe dans un milieu séparé de lui, et si elle parvient au lieu de cela à transfixer la frontière entre eux, alors se fait jour une entière réciprocité des rôles entre le regardé et le regardant. » (M. Bitbol, p. 357) Et il voit resurgir la physionomie précise de la falaise tutélaire de son enfance, omniprésente dans sa relation à l’espace imaginé à gravir pour atteindre ses propres terres, dans de multiples occurrences, comme dans ce petit dessin de Tacita Dean où de vastes circonvolutions nuageuses, cervelle de ciel tourmentée, immense éponge rongée, flamboyance de coraux nuages s’élèvent sur un alignement de pyramides minérales, désert de sel abrasif. C’est donc devenu une sorte de paysage générique à partir duquel il empreinte tous les autres. Et il repense au travail d’Iris Hutteger, plus exactement il se perçoit comme travaillant les images qu’il engendre à la manière de cette artiste suisse. Elle photographie les horizons montagneux de son pays. Elle saisit uniquement la roche, les pics, les massifs, les forêts, les glaciers, les causses, jamais d’habitation, de présence humaine. Des paysages vides. Des sortes d’archétypes. Etendues natives génériques. Elle utilise un appareil ordinaire, la technique de prise de vue n’est pas fondamentale. Ce sont des paysages avec lesquels elle est née et a grandi, elle en est imprégnée. À la limite, elle ne les voit plus. C’est sous peau, dans ses gènes. Même, quand elle les photographie, elle ne les voit plus, elle sait qu’ils sont là, immuables. Elle les photographie à l’aveugle pourrait-on dire, elle sait intérieurement comment ils sont, où ils se trouvent, d’instinct, elle sait en cadrer ce qui la touche ou simplement la concerne. Parce qu’ils sont en elle, elle les a dans sa visée intérieure. Ce sont les couches archéologiques de son mental, de son histoire. À scruter ces réalisations, il a toujours eu l’impression qu’elle en était tapissée. En les immortalisant avec son petit appareil photo non numérique – qui va forcément intégrer des défauts, ne pas rendre possible le rendu le plus fidèle -, c’est comme si elle se photographiait l’intérieur, tournée vers ses abîmes, ignorant ce qu’elle peut ainsi capter. La photo est le début d’un processus expérimenté – à chaque fois expérience neuve – en vue de matérialiser dans des gestes, des techniques et des représentations à malaxer, ce qui la lie aux paysages qui l’ont bercée, qui l’ont moulée comme le linceul le corps prêt à glisser vers l’au-delà. Recherches de traces fondatrices. Repérages d’itinéraires affectifs enfouis, engloutis. Ce qui, points magnétiques comme décochés du squelette montagneux omniprésent, la fixe et la coud dans les dédales de son imaginaire minéral. Le paysage non comme reflet de la nature, mais comme « expérience », création de « réelle image de fiction » (propos de l’artiste). Fixation et coutures qui délimitent aussi une aire de liberté, d’évasion. Certainement sous le coup d’une intuition, répétée à chaque nouvelle œuvre, elle commence par manipuler la pellicule pour en effacer les pigments et obtenir une image livide en miroir des ombres crevassées de ses entrailles, tant cérébrales qu’ombilicales. Décolorer l’image, la rendre exsangue, albinos, maladive, comme ses organismes trop longtemps privés de lumières, légèrement phosphorescents. On dirait des physionomies nues apparaissant à la surface d’un douillet drap de cendres fines, encore tièdes après une nuit de lente consumation. Paysages fantomatiques flottant, sublimés dans leur rémanence, délicatement gravés par frottement à même des icebergs de pierre ponce, à la dérive. Et, dans certains plis de vallées, sur les alpages, les éboulis de roche ou les arêtes monolithiques, des pointillés, des duvets, jaune, vert tendre, violet, gris sur gris, blanc, rouille. Presque une prairie de graminées agitées par le vent. Une mousse de myosotis épousant les surplombs. Bourre soyeuse de pétales ruisselant des entailles calcaires. Herbes folles qui dansent et ourlent les pics. Il crut d’abord soit à une hallucination – discerner par suggestion les teintes manquantes -, soit à des restes de couleurs, entrelacs de fines écailles polychromes. Mais vu de près, il constata que ces taches ressortaient, tissées, fils repliées sur eux-mêmes, trames soyeuses, toiles d’araignées, reliefs finement matelassés. Une imperceptible renaissance, tiens, là ça revient, ça repousse, ça reprend des couleurs. Un médiateur choisit cet instant pour s’approcher et lui expliquer : « C’est une technique qui échappe au registre photographique pour rejoindre des pratiques qui consistent à transformer des matières premières par l’usure. Jusqu’à ne garder que le visage translucide des choses ». Alors, il se rappelle ses expériences de patience, précoces et avortées, quand il voulait imiter les enfants africains, réalisant des bagues dont la surface polie lui semblait infiniment précieuse et rare, en frottant concentriquement, inlassablement, des noyaux de fruits contre une pierre pointue. L’action répétitive, routinière, contrastait avec l’effet de rareté qui en découlait, et, dans la dimension hypnotique du geste court et rapide, se tournant et retournant sur lui-même, l’impression d’aspirer l’esprit du noyau de fruit, à proportion de la chair s’évaporant dans le frottement. Dans cette action se sentir autant machine, mécanisme primaire que métabolisme poétique, organe à conceptualiser. Établissant un parallèle avec le procédé de l’artiste, il l’imaginait agir ainsi pour que les couleurs du paysage se retirent de l’image et irriguent son sang. Transfusion. Les faire migrer dans ses circuits d’ondes vitales. Ce qu’il imaginait ainsi le résultat d’une intervention manuelle pour retirer la couleur – parce que littéralement, ce qui apparaît sur la photo semble avoir été opéré, retourné, charcuté dans chacun de ses pixels, et donc comme traumatisé – résulte d’une opération beaucoup plus simple : « j’agrandis les négatifs sur papier photo en noir et blanc».

L’artiste coud l’image à la machine, organologie accidentée, et surgissent alors des régions jusque là ignorée de son corps propre, constellations neurologiques

Tout cela – dénaturer la pellicule photographique, en faire une sorte de paysage au rayon X -bien entendu, n’est que préliminaire. Après, la photo est imprimée sur du carton assez robuste et commence l’acte par excellence, difficile à décrire autant qu’il doit être malaisé à contrôler. C’est avec une machine à coudre qu’elle opère. Le carton est le tissu, le fil utilisé est vert, gris, noir, jaune, bleu pervenche ou bleu nuit, rouille, et elle actionne cette organologie instrumentale pour transpercer la photo, y greffer le graphique de ce que l’image fait palpiter en elle, relier sa chair à ce que montre le carton. Sans patron, sans ligne, à l’instinct. Cela ne peut se faire qu’ainsi. Par un saut dans le vide, à travers la béance entre ce qu’elle ressent physiquement en elle et qu’elle veut fixer, dessiner, coudre, béance que le verbal ne peut combler. Il l’imagine pliée sur la machine, le pied sur la pédale, les mains tenant ferme le carton, de part et d’autre de l’aiguille. Tout le corps engagé, tendu dans « une attention pour ce qui s’annonce sans se nommer ». La navette qui procède par saccades, zigzag, piétinement obstiné, obsédé et qui va, au fond de l’artiste, de ses souvenirs, chercher des brins de couleur pour les piquer sur la photo décolorée. Pas n’importe où. Pas n’importe comment. Elle sait où et selon quel cheminement erratique, dense, parcimonieux, géométrique, elle ressent avec précision quels passages emprunter pour donner forme à ce qui s’articule en elle, par où frayer, mais la machine et la technique pour y arriver, sont immaîtrisables, peu adaptés et introduisent, de ce fait, une large part d’aléatoire. Il se souvient de ses propres tentatives malheureuses à la machine à coudre, ses doigts d’enfant incapables de résister à la vitesse, à l’impulsion soudaine et brutale, et le tissu de se froncer, se mettre de biais, la couture déraillant à travers tout. De quoi garder au creux des mains cette sensation fantastique d’une force jaillissante sauvage, secousse animale se libérant du carcan machinal. Elle fourrage. Dynamique contradictoire qui ressemble au rapprochement textuel « d’enfouissements à extirper » ! Démarrage au ralenti, puis tout s’accélère, s’emballe, « est-ce que la machine comprend avant moi où je veux aller ? », décharge neuroélectrique. L’évidence du côté expérientiel, c’est qu’il y a pas mal de ratés et de cartons jetés. De chutes. Collection de ratures aussi importantes que la constitution d’une suite d’œuvres réussies. Néanmoins, au fil de ses travaux, l’artiste élabore une virtuosité remarquable qui lui permet de restituer les effets de mousses sur la roche, de lichens sur les troncs nus de l’hiver, de végétations alpestres débordant des failles de manière absolument confondante. Le résultat, une fois qu’il y revient pour scruter plus méthodiquement la facture de ces oeuvres, lui évoque ces constellations de taches de couleurs qui attestent d’une activité neuronale, dans telle ou telle zone cérébrale et que l’on relie à telle ou telle activité spécifique. Ce qu’il admire toujours comme les signaux d’une vie sur une planète lointaine si proche et qui sont les «corrélats neuronaux de la conscience, voire les sites cérébraux d’activation et d’inactivation de cette même conscience ». (M. Bitbol, p. 422) Des nouvelles d’une « région jusque là ignorée de mon corps propre ». Tous ces éléments lui donnent l’intuition qu’Iris Hutegger efface systématiquement, au niveau de l’iconographie établie de ses lieux mémoriels, ce qui lui donne trop de présence autonome, et qu’elle cherche ensuite à inscrire, sur le fantôme de ces décors toujours présents mais proches de la page blanche, et selon un automatisme surréaliste de la couture, la carte des corrélats neuronaux que sa conscience suscite dans les sites cérébraux adéquats chaque fois qu’une rémanence de ces paysages vient exciter émotions, souvenirs, mettre en correspondance plusieurs impressions. Signes de ce que son activité spirituelle élabore comme fiction là où les paysages ont laissé leur impact. Constellations neurologiques à partir de quoi elle peut se nourrir de ses environnements matriciels tout en les laissant largement dans les frigos de l’oubli. Elle en suce la moelle. (Autre version graphique du chiasme visuel.)

Berlinde de Bruyckere, résurgences antédiluviennes, morgue chaotique et pleine de délivrances, d’espérances momifiées

La matière ravinée de cette falaise proche de celle des cartons couturés d’Iris Hutegger, ainsi que les énergies magnétiques de surgissement qu’elle génère, n’est pas sans lui évoquer la configuration et la manière dont se manifestent les œuvres de Berlinde de Bruyckere, en général, et plus spécifiquement celles de l’exposition Il me faut tout oublier (à la Maison Rouge). Cela surgit au regard comme un pan d’iceberg se fracassant dans l’eau en hurlant, comme la proue arrachée d’un bateau fantôme, où s’accrocheraient quelques rescapés zombies, dans les creux vertigineux d’une tempête. Une monstration, paradoxalement, de ce qui ne peut s’oublier, que la mémoire ne pourra jamais passer par pertes et profits, témoins antédiluviens de l’oppression de toute déviance. Là, des troncs d’arbres portant la trace dans leur chair, comme des Christ, de toutes les plaies que l’humanité s’inflige depuis toujours pour le triomphe du vrai, du beau. Extirpés d’une vase opaque. Surgissement d’épaves longtemps immergées, énormes gisants massacrés, empaquetés, fracturés, chevaux d’Apocalypses éclopés, fossilisés, remontés des profondeurs comme des bois flottés jetés sur le rivage, venus de nulle part. De régions jusqu’ici ignorées de nos corps propres et pourtant toujours sus. Au premier coup d’œil dans la grande salle blanche : sarcophages vandalisés, rongés par le temps, déposés sur des tréteaux, des corps sans identification pouvant représenter n’importe quelle corporéité blessée, mortifiée, en attente dans une infirmerie ou salle d’opération. Lumière de morgue. Juste après la catastrophe, immémoriale, et toute récente, venant de se produire, bégayante, les victimes en phase terminale ou en attente des premiers soins. Sans issue. Sans rémission possible. Ce sont des troncs ou des colonnes d’étançon, meurtries, écorces tuméfiées. La surface de ces corps tordus est crevassée, sombre, elle a rejeté, exsudé une couche épaisse de cire livide, sorte de pus translucide, croûte lymphatique partiellement écaillée ayant dans ses plis l’apparence de moelle et cette teinte grisâtre de la chair morte avec hématomes et traînées sanguinolentes. En dessous, la chair ossifiée est grêlée, perforée, entaillée. Rongée par les vers. La masse de ces présences est violée par des plaques métalliques rouillées qui contraignent à certaines postures, rentrent de force dans l’aubier, séparent, tranchent, corrigent. Des colliers, des attelles, des serre-joints. De vieilles sangles, des étoffes rigides, emmaillotent, compriment, pansements ou dispositifs de torture. Ces formes exténuées, couturées, qui n’en peuvent plus, supplient muettement qu’on les laisse s’en aller et ont aussi des allures de fœtus, récupérés pour pratiquer des expériences ou juste retirés du formol pour l’autopsie. Témoins de tout le monstrueux proliférant au cœur de l’humain, monstrueux constitués de tout ce qui se réprime, de tout ce qui souffre du hiatus imposé entre d’une part l’obligation de la pureté, de l’avènement de l’absolu de la « chose en soi » et d’autre part l’impureté banale et essentielle de toutes choses, par où circule le vivant créatif au quotidien, débarrassé de la dictature de l’essence. Formes martyres proches du canasson équarris sadiquement, expériences sur plusieurs membres déviants fixés entre eux pour former de nouvelles entités, collection d’anatomies fantastiques persécutées par la volonté de comprendre et d’élucider leur mystère singulier. Et qui flottent, dérivent. La sophistication du traitement infligé à ces troncs – ni d’arbre, ni d’homme, des troncs de vie macchabée – à travers les âges, puisqu’ils sont là depuis la nuit des temps et pris en charge par les générations successives, signale et célèbre comme l’éternité du bourreau. Il plane dans la morgue l’espoir d’une délivrance et le poids d’une fatalité, la révolte et la culpabilité. Ces humeurs mises en contact provoquant étincelles et explosions.

Pierre Hemptinne – Iris HuteggerLa Maison Rouge –  Berlinde de Bruyckere à Venise

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Feuilles de mica dans la bouche bée

A propos de : Micachromes d’Evariste Richer (Meessen De Clercq, Bruxelles – Bernard Stiegler, Etat de choc. Bêtise et savoir au XXIème siècle, Mille et une nuits, 2012 – Alvin Curran, Canti e Vedute del Giardino Magnetico…

Micachromes

Revenir sur l’inexprimable, ce devant quoi je reste sans voix, pas du tout pris de court ou privé de répartie, mais au contraire submergé par la loquacité informelle, abstraite des choses, de toutes parts. Chaque fois un moment précis de l’écologie synaptique, interne et externe, qui nous engendre autant qu’on la secrète, chaque fois un moment réfléchissant, au sein duquel revivre un éclat du stade du miroir, un instant inchoatif qui m’évoque aussi la boule coincée dans la gorge, au plus près de l’inarticulable, qui ne se laisse ni avaler ni expectorer. C’est une substance qui, à mon contact, se désagrège et s’agrège en moi, et par laquelle j’essaime à mon corps défendant dès lors que je vis, pense, lis, écris, me souviens, et laisse donc repartir cette substance qui s’est transformée en moi, me transformant. Un instant d’inexprimable ressenti psychiquement et physiquement comme un panorama improbable de tout le senti que l’on aimerait saisir et amener au grand  jour, investir dans l’histoire commune, contribuer à son inachèvement vital. Par exemple, c’est cette parenthèse qui m’éblouit dans une page de Bernard Stiegler, par où je m’échappe, par laquelle s’engouffre en moi tout ce qui me manque et manquera quoi que je fasse : « (ce qui pense le plus loin dans une pensée est l’ampleur de l’inachèvement  – constitutif de tout processus d’individuation – qu’elle rend sensible, que cela soit ou non intelligible pour elle-même) ». Ce plus loin là, cet inachevé, « absolu » entraperçu, perçu comme substance donc, qui englobe, enveloppe et met la chimie mentale au travail, comme ces souris qui semblent inséparables de leur tourniquet qu’elles activent continument, une substance qui correspond  à ce qui transforme un organisme passif en lecteur de philosophie dans le sens où « l’œuvre philosophique vient contrarier une lecture quiète, c’est-à-dire coulant toute seule. Celui qui lit s’y trouve mis au travail, mis à contribution, c’est-à-dire contraint de s’individuer en individuant ce qu’il lit à partir de lui-même, et en se lisant lui-même à travers ce qu’il lit (ce qui est la définition proustienne de la lecture).(B. Stiegler, Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIème siècle, Mille et une nuits)

Je suis rentré dans la salle du premier étage, à droite, vide. Elle est blanche et sur ses murs sont alignés des cadres ou des miroirs. Photos ou peintures, je ne peux le discerner d’emblée avec certitude. Inventions chimériques ou archivage documentaire de formes anciennes du vivant, mises au frigo. Ce sont des fonds blancs, aussi, avec des taches, drues ou clairsemées, étudiées ou résultat d’un lent et géométrique dropping. L’exemple parfait de ce que certains qualifient de n’importe quoi quand ils regardent l’art contemporain. Dans l’informe brunâtre – architecture rongée de circuits électriques, cartes mémoires inondées et brouillées -, j’identifie d’autres formes, des traces nettes, des pochoirs en formes de mollusques, de coquillages ou silhouettes d’anémones de mer qui me parlent, par le biais de souvenirs personnels, visuels et tactiles et surtout par la trace des mots que j’essayais de mettre sur ces choses surprenantes, étranges à regarder et à toucher, dont j’ignorais, enfant, l’identité. De plus près, l’impression d’une simple surface peinte s’estompe, j’établis alors une correspondance avec une image-objet vue récemment, des feuilles, certaines individualisées, d’autres en amas indistincts, en suspension dans l’eau gelée d’un seau abandonné à l’extérieur. En m’approchant encore plus – dedans -, intrigué par des profondeurs de blancheurs qui transforment ces tableaux en trompe-l’œil temporel, le fond blanc de l’image se révèle superposé à celui du cadre, et présente l’apparence du marbre usé, patiné, presque transparent et cireux. Fragment de seuil craquelé, moucheté, écorné, d’autel atrophié. Finalement, ni photo, ni peinture, mais autre chose ? Des miroirs télescopiques qui captent au loin, dans l’inachèvement et inexprimable de mes regards, des strates archéologiques insoupçonnées, des fossiles de ce qui pense le plus loin, depuis toujours ? Des traces d’existence entre minéral végétal, animal ? Ce sont des images vues, mais où ? Au microscope, lors d’expériences dans un laboratoire ? Des motifs abstraits, infimes, observés quelque part dans la nature, sur des rochers de rivière, sous des galets de mer, sur la face interne d’écorces mortes et détachées du tronc et ici tellement grossis qu’ils paraissent dénaturés, englobant, matriciels ? Des respirations enroulées sur elles-mêmes et pétrifiées dans le corail ? De ces formes que l’on attribue à certains mouvements de matière, en nous, à l’émergence indécidable de ratures originelles de ce qui devient écriture de soi faisant suite à la lecture des choses et de ces textes qui exigent d’être relus, dont il est impossible de déterminer une bonne fois pour toutes ce qu’ils veulent dire ? Une stylisation des gestes infimes qui se cristallisent dans les actes de symbolisation, en phrases, en schémas de structures. Des lamelles de mémoire à déchiffrer ? Des géographies rupestres ? Des peaux d’animaux ou des pages d’herbier saccagées, recouvertes de poussières de spores ? À l’office, l’hôtesse d’accueil, avant de me laisser circuler librement dans la maison, m’a donné une feuille imprimée. C’est le moment de la déplier et d’y puiser des pistes d’orientation. J’apprends que ce que je regarde sont des Micachromes d’Everiste Richter. Si le descriptif technique reste pour moi quasi lettres mortes, je comprends néanmoins qu’il consiste en manipulations complexes pour capter quelque chose de lointain, relevant de l’apparition du vivant sur terre. Encore cette substance inexprimable indispensable pour (s’)exprimer, représentée à partir de feuillets de mica photographiés. « Fasciné par la qualité transparente de cette roche, l’artiste a utilisé chaque feuille comme positif (il n’y a donc pas de pellicule en soi) et l’a agrandie sur papier Cibachrome (technique en voie de disparition). Ayant joué un rôle non négligeable dans l’apparition de la vie sur terre, le mica est visible ici dans son ‘intimité’ microscopique. »

Voici, quelques informations, rapidement copiées sur Wikipédia, sur le rôle du mica comme transmetteur de vie sur terre : « Helen Hansma, de l’Université de Santa Barbara en Californie, propose l’hypothèse que l’apparition des premières cellules vivantes a eu lieu dans un film d’eau entre des feuillets de mica (« life between the sheets hypothesis »). L’universitaire remarque en effet que les groupements phosphates de l’ARN sont espacés d’un demi-nanomètre, comme la distance séparant les charges négatives sur le mica, et que ses feuillets ont une concentration en potassium similaire aux cellules. Le cycle jour-nuit, en provoquant la dilatation et la contraction thermique des feuillets de mica dans ou au bord des paléo-océans, aurait fourni l’énergie nécessaire pour briser et reconstituer des molécules organiques (ARN et membranes cellulaires) à la surface des feuillets. Cependant, l’observation de la surface de certains de ces feuillets par un microscope à force atomique montre qu’ils ne sont couverts que de molécules organiques simples. Des expérimentations sont conduites sur des feuillets de mica plongés dans un liquide reconstituant les conditions des océans primitifs afin de former des molécules plus complexes2. » La technicité précieuse de cet agencement – feuillets de mica, rythme jour-nuit, dilatation et contraction thermique, production d’énergie, constitution de molécules -, est d’une musicalité fascinante.

Devant les Micachromes d’Everiste Richer, je revis – un reflux de lecture qui donne l’impression d’être lu par le texte quand il revient ainsi, incorporé – un fragment de texte de Stiegler, comme commentaire de l’œuvre, comme texte-image interprétant les photos. De même que les Cibachromes, venant après la lecture du texte, venant à la rencontre de l’empreinte dessinée par le texte, leur fournissent une illustration éclairante, en reproduisent l’impact, après-coup, et par un autre biais, celui de la figuration plastique, sans jamais coincer texte et image dans un jeu de copie ou d’équivalence, de vis-à-vis sec. Leur correspondance renvoie, chaque fois que je la convoque comme expérience à répéter, vers un autre écart à explorer, à mesurer. Voici : « Qui ne sait que le régime (le règne, la souveraineté) animal est une sorte de colonie de diverses végétations cellulaires plus ou moins régies par une organisation neurovégétative, dépendante de divers minéraux – (tels le magnésium et le calcium, dont les carences ou défauts d’assimilation pourraient favoriser le « cafard », ce qui est une question d’organologie vitale de la mélancolie) – colonie cellulaire organisée selon les règles d’une espèce qui, dans le règne animal, serait elle-même l’individu véritable selon Simondon. » (B. Stiegler, Etat de choc. Bêtise et savoir au XXIème siècle, Mille et une nuits, 2012))

L’ensemble des œuvres d’Evariste Richer dans la maison aux pièces blanches sont rassemblées sous le vocable « Continuum ». Ce même continuum, circulaire, que cerne la citation de Bernard Stiegler, comme mode de continuité différante allant du minéral, végétal, animal vers l’individu véritable, en cycle jamais abouti. Et encore une autre version de ce « continuum » dans ce qui dérive au cœur de Canti e Vedute del Giardino Magnetico, composition d’Alvin Curran  enregistrée en 1973. Alvin Curan y joue tous les instruments. Ce sont d’abord des percussions vagabondes, des rites qui se délitent et gagnent des alpages de silence (je le dis parce que la sonorité ressemble à celles de cruches dans certains musiques tziganes et à certaines percussions traditionnelles de cultes), tandis qu’une voix agrandit les fragments d’une aubade, trace une cantilène hésitante, comme une fumée qui reste sur place à défaut de vent et qui dessine des végétation aériennes de coraux, immobiles, en une sorte d’écriture, antérieure ou future. Ce chant déploie à merveille le sentiment du jardinier qui, travaillant un coin de terre et soignant ses plantes, a l’impression d’être ailleurs, d’entretenir un autre jardin dans un autre plan de l’’existence. Cet autre instillant une douce électricité mélancolique aux gestes techniques de son travail sans âge. Cantilène peut signifier chant mélancolique (Petit Robert) et cette partie vocalisée du jardin magnétique amène de l’eau au moulin de cette question d’organologie vitale de la mélancolie dont parle Stiegler. Puis la musique est envahie par les rumeurs du jardin, vent, feuillages, aboiements, bourdonnements d’insectes, toute une brillante émulsion animiste. Environnementale et mentale. Avant de retrouver aubade et cantilène, mais à la trompette, portée par des franges d’écumes micacées d‘accordéon. La conduite est libertaire, lente, sans autoritarisme, avec des formalismes typiques des années 70, des topiques orientaux. Mais elle véhicule une capacité de révélation/révolution inoxydable, un courant propice aux alternatives. Entre les traits de cette écriture musicale lâche mais organique, entre le tuilage des modules sonores spéculatifs des différents instruments dont joue le musicien, on entend bruire l’inexprimable, le ressac de cette substance qui entre en l’auditeur, lui apporte de quoi contribuer à son individuation, et puis se retire, s’en va porter les ferments d’individuation ailleurs, toujours plus collectifs au fil de ses va-et-vient.  Ce continuum d’une substance silencieuse, qui place les éléments du feuilleté organologique dans l’aura d’une transparence sonnante et miroitante, grâce à la liberté de ton du compositeur héraut de cette époque d’aventure et d’audace, évoque le « fond » pré-individuel où l’on ne cesse de se nourrir pour avancer, se vivre comme alternative de l’imposé, comme possibilité d’engendrer de l’autre, du différent. Entre les notes d’Alvin Curran j’entends une trame, la musique des mécanismes de transindividuation tels que « Deleuze parle du processus d’individuation vitale sur le fond de laquelle, à partir du fonds de laquelle et en laquelle apparaît un processus d’individuation d’un nouveau type : l’individuation psychique et collective, qui n’entretient plus le même rapport à ce fond(s) parce qu’il continue précisément un nouveau régime (c’est-à-dire u nouveau règne) d’individuation. » (Bernard Stiegler) C’est ce fond et ce fonds, bien spécifiques, qui chantent dans le jardin de Curran, l’organisation neurovégétative de son système musical. Ce « fonds rétentionnel qui constitue l’individu, sur lequel il enchaîne, dont il a hérité, et qui supporte ses propres rétentions » (B. Stiegler), Alvin Curran le fait chanter, Evariste Richer, scrutant de la roche transparente, en saisit la trame visuelle. –  (Pierre Hemptinne) – A propos d’Alvin Curran

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Pourquoi Google ne peut se substituer aux médiathèques bibliothèques

L’inquiétude sociale et les médiathèques comme source de consistance et persistance. – Le potentiel des technologies ouvre des voies d’accès toujours plus intimes au cerveau et au devenir des corps, par des savoir-faire qui en complémentent ou en dérivent de plus en plus les facultés, les ramifient vers des libérations ou des aliénations, vers des possibles ou des impossibles lumineux ou obscurs. Cet état des choses alimente de très nombreuses productions intellectuelles, critiques ou non, essayistes ou littéraires (et détermine le climat dans lequel émerge de nouvelles tentatives de populisme comme seules répliques à ce débordement de l’humain par ce qu’il engendre). Il y a, dans toutes ces interrogations qui s’enchevêtrent et qui ont trait partiellement aux dimensions mémorielles des connaissances, des indices clairs que le rôle ancien des bibliothèques et médiathèques est dépassé mais aussi beaucoup de perspectives sans réponse qui justifient de repenser leur rôle et leur utilité sociale. Elles ont incontestablement certaines qualités qui les destinent à se placer au cœur des relations que la chose  publique doit tisser avec la mémoire et les connaissances,   dans un souci de consistance et persistance collective. (Difficile de penser ce genre de chose dans un pays dont la classe politique assène à toute la population d’un pays la violence de son incapacité à gouverner.) Ce sont des institutions utiles à tout système se préoccupant de la circulation du sens critique en régime démocratie, un appareillage qui peut certes tomber dans l’obsolescence, ce qui gâcherait l’énorme investissement qui a été fait dans leur passé/présent, en termes d’argent public mais aussi de contributions des citoyens (les bibliothèques médiathèques existent par le passage des lecteurs et auditeurs) et du travail de son personnel pour donner une âme à ces lieux de connaissance. – La tentation populiste, comment en sortir ? – Dans le cadre d’une interrogation sur le populisme (est-il ou non exalté aujourd’hui ? y a-t-il des risques ?), Libération publiait le 5 janvier un texte de Bernard Stiegler, Les médias analogiques ont engendré un nouveau populisme. Le philosophe rappelle l’importance de l’éducation comme soutien de la démocratie, non pas parce qu’une classe éduquée défendrait mieux l’organisation démocratique mais parce que l’éducation développe le sens critique et qu’il n’y a pas de démocratie si son organisation ne s’endurcit pas sous les feux d’une critique constructive : « Sans ce dispositif éducatif vigoureux, la démocratie réelle devient formelle, se discrédite et se ruine de l’intérieur. » Une dizaine de jours en amont, le même journal publiait des informations révoltantes sur la future diminution du personnel enseignant dans les écoles françaises. Et il n’y a pas de raison que d’autres pays, en recherche d’économie, ne suivent pas la même tendance. Ce qui donne une idée du côté chimérique des efforts que nous investissons dans la philosophie. Un tel désengagement politique public de l’éducation (malgré les déclarations de bonnes intentions) est rendu possible parce que le marché et le « populisme des médias analogiques » se substituent de plus en plus à l’enseignement, à l’éducation, à la culture, à l’autorité et autres institutions prescriptives. Les pouvoirs publics ne luttent plus, ils sont dans la « soumission au court-termisme orchestré par le marketing ». Les bibliothèques, les médiathèques, les musées, en bénéficiant de subventions publiques assorties d’injonctions qui les somment de concrétiser une politique culturelle publique assujettie au court-termisme ambiant (répondre à la demande, obtenir des résultats rapides, remplir les salles, nombre de visites à la hausse sans indicateur qualitatif), doivent organiser, dans les marges de manœuvre qui leur restent, des actions, des stratégies qui puissent freiner la dictature du court terme, en retardent la progression. Cela rejoint ce que je disais déjà de ces espaces où l’on peut réellement se cultiver en les caractérisant comme oasis de décélération, faisant le lien avec le sociologue H. Rosa. Qu’il s’agisse de musiques, de cinéma, de peintures, de littératures, l’important est d’encourager l’apprentissage de la lecture, du temps de la lecture et, par la même occasion, le temps de l’interprétation, qui implique de se libérer de la synchronisation absolue avec l’air du temps. L’alphabétisation culturelle pourrait se résumer à apprendre à perdre du temps. La synchronisation forcée empêche de percevoir, recevoir, démonter, remonter, penser, flâner, il faut coller de suite, être en adéquation aveugle. – Édouard Glissant et l’importance de la lecture : « Dans notre fréquentation de plus en plus accélérée de la diversité du monde, nous avons besoin de haltes, de temps de méditation, où nous sortons du flot des informations qui nous sont fournies, pour commencer à mettre de l’ordre dans nos hasards. Le livre est un de ces moments. Après les premiers temps d’excitation, d’appétit boulimique pour les nouveaux moyens de la connaissance que nous offrent les technologies informatiques, un équilibre est souhaitable et que la lecture retrouve sa fonction de stabilisateur et de régulateur de nos désirs, de nos aspirations, de nos rêves. » (Traité du Tout-Monde. Poétique IV) Et ce partage entre livre et numérique est de plus en plus béant. Si le numérique avec ses « réseaux sociaux » devient une entité qui surdimensionne ce que les médias analogiques avaient amorcé, il ouvre aussi des possibilités de réplique, de contre-pouvoirs, de naissance d’un nouvel esprit critique à quoi peuvent contribuer modestement médiathèques et bibliothèques (si elles évoluent et trouvent des terrains d’entente avec les autres institutions culturelles plus événementielles) comme lieu autant physique que virtuel où l’intergénérationnel peut renouer des contacts culturels innovants. « Quant aux natifs de l’analogique, baby boomers vieillissants du XXIe siècle qui ne sont plus des natifs de la lettre et de l’imprimé depuis belle lurette, devenus acritiques devant la transformation des choses publiques par les publicistes, ils peuvent et doivent compter avec la new generation qui, rejetant le consumérisme en s’appropriant le dispositif de publication numérique, a besoin d’eux dans son cheminement vers une nouvelle critique de la démocratie et de l’économie politique. » (Bernard Stiegler). Un fameux défi qui concerne la place des bibliothèques et médiathèques. Ce que confirment les réflexions de Robert Darnton… – L’usage public de la mémoire, des connaissances doit être régulé par les bibliothèques et médiathèques. – Dans Le Monde des livres de ce vendredi 7 janvier 2011 est recensé un livre qui semble autant fascinant que repoussant, Total Recall de Gordon Bell et Jim Gemmel (Flammarion). D’après ce qu’on peut lire dans l’article, de manière totalement naïve, presque kitsch, les deux auteurs se livrent au « prosélytisme technologique ». Cela semble être une exaltation très premier degré de la possibilité de transférer complètement sa mémoire sur des documents numériques (images, sons enregistrés), c’est le fantasme de la « mémoire totale » qui n’oublie rien, chacun entouré de ses appendices organisés en bibliothèque et médiathèque de soi-même, chacun devenant «le bibliothécaire, l’archiviste, le cartographe et le conservateur de sa propre vie ». L’auteur de l’article, Jean-Louis Jeannelle, rappelle judicieusement une nouvelle de Borges, Funes ou la mémoire, dont les déploiements ruinent tout l’optimisme simplet des technoïdes, la mémoire complète est une malédiction, une plaie, une paralysie. La mémoire est créative d’oublier, de perdre des morceaux, de devoir chercher, fouiller, trouver, trier, essayer, recoller des morceaux, reconstituer un point de vue cohérent avec des bribes, des sons, des textes, des images, des fantômes qui exigent qu’on leur coure après. Enfin, à lire cet article, on se dit que l’auteur principal de Total Recall, Gordon Bel, avance avec un niveau de réflexion excessivement bas, dangereux. Sa motivation principale est « de se débarrasser complètement du papier » ! Une sorte de challenge dont l’absurdité a le mérite de mieux faire connaître l’ennemi et de ne pas endormir le questionnement sur les supports de mémoire et de connaissance. (Le Monde du 24 octobre 2009 consacrait une page complète à Emmanuel Hoog, PDG de l’Institut national de l’audiovisuel (France), et qui plaidait pour la « mise en œuvre d’une politique de la mémoire face à ce qu’il nomme une « inflation mémorielle » incarnée par Internet : « trop de mémoire tue l’histoire ». (Mémoire année zéro, Seuil)). Preuve que le sujet tracasse, le supplément Livres de Libération de ce jeudi 6 janvier présente, lui, le recueil d’articles (sur dix ans) de l’historien américain Robert Darnton, Apologie du livre. Demain aujourd’hui, hier (Gallimard). Contrairement à Total Recall reposant sur un parti pris idéologique, unilatéral, cette Apologie est un livre scientifique qui examine le pour et le contre, qui ne choisit pas de camp, évite les logiques de face-à-face, recherche l’intelligence de la complémentarité par souci de l’avenir de l’humanité. Robert Darnton est « à la fois spécialiste de la circulation de l’imprimé au siècle des Lumières, âge d’or de la diffusion du savoir, et responsable d’une des plus grandes bibliothèques au monde confrontée à la numérisation de masse de ses collections par Google. » Il n’est pas inutile de rappeler, pour éviter de caler devant les remarques de ceux qui prétendent que « oh, ça a toujours été ainsi », l’accélération foudroyante des techniques qui conditionnent de près ou de loin l’exercice de l’émotion et de l’intellect : « 4.300 ans de l’écriture au codex, 1150 ans du codex au caractère mobile, 524 ans du caractère mobile à l’Internet, 17 ans de l’Internet aux moteurs de recherche, 7 ans de ces moteurs aux algorithmes de Google. » Et de son travail en bibliothèque, aux convergences entre ses recherches et les collaborations avec Google, l’auteur tire tout de même l’une ou l’autre certitude : « les bibliothèques lui paraissent plus nécessaires que jamais pour préserver le patrimoine écrit », ne serait-ce que du fait de « l’obsolescence des médias électroniques », le « papier reste encore le meilleur moyen de conservation » (ce que n’a pas capté l’auteur de Total Recall). Mais surtout, « il vaudrait mieux développer les acquisitions de nos bibliothèques de recherche que de nous fier à Google pour conserver les livres à venir pour les générations à venir » parce que, rapporte Frédérique Roussel dans son article, « il est dangereux de confier le patrimoine écrit à des intérêts commerciaux ». Ce qu’a pu mesurer Robert Darnton est bien la différence de philosophie profonde, entre la bibliothèque et sa vocation d’une part et Google et ses intérêts d’autre part, dans la manière de traiter le patrimoine. « Plus j’apprenais à connaître Google et plus cette société m’apparaissait comme un monopole décidé  conquérir des marchés plutôt qu’un allié naturel des bibliothèques… ». « Le savoir imprimé n’est-il qu’affaire de marché ? ». Voilà de quoi méditer ! Surtout, il faudrait de toute urgence – même si là, une grande partie des dégâts soit irréparable -, transposer la réflexion à la musique enregistrée. Là, le gâchis est déjà énorme parce que la musique enregistrée n’étant pas considérée comme outil de savoir, on a laissé les intérêts commerciaux conduire le massacre comme ils l’entendaient. Il faut néanmoins entreprendre de réparer, soigner, et confier ça aux médiathèques, et c’est par elle que petit à petit doit se construire le « libre accès à l’héritage culturel » que réclame l’historien américain pour le livre. (Revenir sur ce dispositif européen qui interdit la transposition de la notion de prêt public dans l’environnement numérique). (PH)

 

Les exclamations d’Oval

Oval, « O » (Thrill Jockey, 2010)

Markus Popp a longtemps créé de la musique à partir de CD défectueux et d’erreurs informatiques, c’est-à-dire en utilisant les sons que produit une technologie quand elle fait défaut, prise en flagrant délit de défaillance, aux instants où elle fait défaut à l’homme et plus précisément quand elle entaille une technique de mémoire, quand le support disjoncte et altère ce qu’il renferme, interfère avec le contenu ou, carrément, se substitue à lui, par exemple une musique mise en mémoire qui se trouve alors, soudain, empêchée, détournée, greffée à autre chose de non défini, volatilisée dans un micro-crash, coagulée dans une blessure technologique. Disques de mémoire rongés par la maladie. La musique d’Oval « lisait », faisait sonner cette coagulation maladive. Des dérapages, des bégaiements, des sautes, des précipités, des répétitions, des égarements. Et ce qui se manifestait ainsi dans les machines, révélé par l’interprétation créative de Markus Popp, ressemblait tellement à ce qui peut frapper la mémoire vivante humaine que cette musique « mécanique » en devenait très troublante, en miroir avec la vulnérabilité des bio-technologies humaines. Des éclats aux géométries diversifiées, accidentées et imprévisibles, mais à travers lesquelles se manifeste une béance fascinante, le rien, le vide, l’insondable, le non mesurable, de l’infini cristallisé qui donne sa consistance à cette démarche artistique, par effraction. Quelque chose relevant autant du morbide que d’une possible renaissance. Après une longue absence, Oval publie de nouveaux enregistrements et il est ailleurs, il s’est déplacé dans sa démarche artistique et cela constitue un événement discographique majeur. La manipulation de CD abîmés ou d’autres supports informatiques amputés n’est plus à l’ordre du jour. L’artiste se présente avec une guitare et, parfois, une batterie. On pourrait dire que le musicien revient dans son plus simple appareil. Il signe un double CD qui aligne 70 vignettes sonores assez courtes. Il est difficile de tout écouter attentivement d’une seule traite, tellement ces images sonores sont intenses, éclatent à la figure et évoquent, malgré leur esthétique du manque, des plénitudes qui submergent. Il est préférable de piocher, d’en écouter quelques-unes chaque jour, au hasard, comme on le ferait avec un recueil de poésie. Quelques secousses, quelques traits de lumière. Nous n’avons plus l’habitude de cette fraîcheur d’aubades exigeante. Est-ce une rupture complète avec ce que l’artiste réalisait auparavant (changement de technique, de format, utilisation d’instruments conventionnels) ? Pas si simple. Aux premières écoutes, il est parfois difficile de se représenter que cela est « joué » de façon « normale » (en triturant une guitare, rien que l’instrument à corde et les doigts, les mains, le corps du musicien). Sons naturels, sons artificiels ? Y a-t-il un traitement sonore, un synthétiseur ? Est-ce une musique mécanique ou une musique humaine ? Coule-t-elle d’un jet ou en passe-t-elle par des rétentions transformationnelles ? Ou les deux ? Le mélange des technologies – humaines et machiniques – est ici très troublant et pas facile à caractériser (il y a une sorte de mariage fusionnel qui empêche d’en séparer les composantes). Ce sont des objets sonores hybrides, très contrastés aux désirs mélodiques brisés, désarticulés, démantibulés. Objets transitionnels entre l’imaginaire humain et l’imaginaire des machines, entre la mémoire de l’homme et celle des machines et techniques qui le traversent et le prolongent, grâce auxquelles sa mémoire s’élargit à d’autres domaines (se transforme, change de nature). Il y a, finalement, de fortes ressemblances entre cette musique-ci (guitare, batterie) et celle que Markus Popp réalisait autre fois (tissus numériques dégénérés, traumatisés, CD comme support de mémoire choqué, troué). On dirait qu’ayant composé mentalement de fort jolies musiques impressionnistes, sans les avoir fixées par écrit, au moment de les jouer de mémoire, il est incapable de les reproduire à l’identique. Leur organisme s’est modifié et lui échappe, se mélange à d’autres éléments. Elles éclatent, se désaxent, se déboîtent, s’effritent. D’infimes fractures ouvertes parcourent, mais on pourrait dire « fleurissent », chaque chanson. La mémoire, déficiente ou malicieuse, fragmente chaque composition, efface, inverse, oppose. Elle fait, en tout cas, resurgir une part de mémoire non prévue, de l’inconscient réveillé par la trace de chacune de ces musiques au moment où l’artiste les « chante » intérieurement pour la première fois , une part de désir infini réveillée par ces miniatures sonores hors du commun, et qui se manifeste en perturbant la composition, sous forme d’irruptions d’éléments invisibles, inaudibles, mais qui affectent, modifient la rengaine initiale. Ces perturbations difficiles à définir sont autant des « moins » (quelque chose est soustrait) que des « plus » (le moins se transforme en plus). Il y a composition entre l’audible et l’inaudible qui révèle et accentue un défaut originel (qui déclenche la motivation d’écriture, de dire, de chanter), sans quoi il n’y aurait pas de musique.D’où cette sensation d’entendre quelque chose de très sophistiqué et de très primale, « brut ». Ce sont des musiques très vives qui font entendre des défauts, qui sont faites avec les défauts, les mauvais raccords, ce qu’en principe on ne conserve pas. Il applique à sa technologie interne le principe du CD défectueux. Il a intériorisé un langage technologique, comme s’il avait compris la langue « parlée » par les appareils, les prothèses techniques quand elles déraillent, il a intériorisé ça « au niveau des couches biologiques d’une part, physico-chimiques d’autre part » (B. Stiegler). Et puis, ça ressort sans que l’on puisse discerner ce c’est de la chair ou du robot. Des floraisons épatantes de détails cristallisés, des accrocs, des éclats, des entailles, des manques, des courts-circuits. Et, pour faire tenir le tout ensemble, c’est chaque fois une prouesse, un équilibre réinventé, une virtuosité d’un nouveau genre. Un tissu de dextérités excessivement vives. Il y a longtemps que je n’avais plus entendu une musique aussi exclamative, aussi vierge dans sa manière de faire surgir du sensible, de relier, d’articuler de façon limpide et neuve des territoires composites, éloignés, et avec une limpidité désarmante. Une rare économie (apparente) de moyens. Envahi par du sensible, en grande partie conditionné par les liens entretenus avec le monde via un questionnement sur les machines et les technologies transformationnelles, l’artiste exprime quelque chose, extériorise, renvoie des musiques qui sont des fusées autant questionnantes qu’éclairantes. Ce circuit créatif de partage est « celui de l’exclamation en quoi le désir consiste et qui met en question celui qui s’exclame » (B. Stiegler).  Cet engagement fait qu’au niveau de l’émotion de celui qui écoute, ça s’exclame aussi, ça bouleverse. Au niveau du ressenti, c’est proprement extraordinaire : « Panorama », « Cinematic », « Beige », Citybike », « Pastell », « Matinée », « Septembre », « Rainyday », « Vitesse », « Voilà », pas de doute, vous y êtes, on est dedans. C’est un imagier scintillant, fascinant. À la fois bouleversant d’humanité et à la fois ressemblant aux créations anarchiques d’un programme informatique conçu pour engendrer des bulles de rêves sonores. Je ne pourrai plus jamais me jeter dans la plénitude d’un panorama, sans entendre Oval. Face à une couleur, je ne penserai plus jamais que c’est du « beige » sans entendre Oval… Ces nano-musiques s’incrustent, s’intériorisent, prennent le contrôle de certaines capacités émotives !! (PH) – Oval en Médiathèque

Copier c’est apprendre. Une mascotte pour La Sélec.

AudioIntroduction. Je voulais initialement, dans cette rubrique « le qui le pourquoi », traiter de front la question du modèle « médiathèque » comme accès privilégié aux musiques : suffit-il de déclarer, dans l’excitation ambiguë procurée par les dites nouvelles technologies, comme certains l’ont fait compulsivement que ce modèle est dépassé pour qu’il en soit ainsi ? Que se jouait-il dans la fréquentation d’une médiathèque : un accès technique, logistique à des médias physiques ou la possibilité d’accéder à un dispositif de prise de connaissance sur les musiques et le cinéma, soit un service public proposant une discipline désignée la « pratique du prêt » selon la forme extérieure qu’elle revêt, cette discipline consistant à « se cultiver » ? Voilà, alors partant de mon expérience personnelle, celle d’une longue expérience d’usager de la Médiathèque, avant d’en devenir un employé, puis un cadre, je me propose dans cette rubrique une réflexion sur ce que pouvait représenter le « modèle médiathèque » à l’époque du microsillon, puis à ses heures de gloire, et d’examiner ce qu’il en est aujourd’hui de ces éléments qui justifiaient pleinement, socialement, l’existence de cette médiathèque. J’ai raconté dans l’article précédent (« fenêtre sur le monde ») l’importance comme site d’ouverture culturelle sur le monde, palliant une pauvreté d’information. La copie. Je me pencherai cette fois sur l’importance de la copie dans un processus d’acquisition de connaissances culturelles. Puisque la modification des procédés de copie et de transmission de copies est pointée comme une des causes qui rendrait obsolète les missions du prêt public de médias physiques. Le débat est très ancien, ce sont les contextes qui ont évolué, mais il y a toujours eu des intérêts opposés au fait que la Médiathèque puisse encourager la copie. Il a toujours été opposé à cette vision que la copie privée à usage personnel était tout à fait légitime. Argument non sans fragilité : l’usage personnel a des frontières parfois floues. Néanmoins, il m’a toujours semblé qu’il y avait là quelque chose d’indispensable à défendre. Les techniques de copie, de multiplication des documents, sont des technologies de mémoire. Quand je copie, que je stocke sur un support technique une musique, un film, c’est pour en soutenir ma mémoire, en soutenir les traces que j’en conserve mentalement par la possibilité de recourir facilement à une réécoute (etc.), c’est pour y revenir dans un but de mieux connaître ce contenu, de mieux connaître en quoi il m’intéresse (= se cultiver). En tenant compte que l’ampleur de ces documents est tellement étendue qu’il est impossible de tout acheter en « version originale » (mais c’est d’emblée un marché de la copie) et que, de plus, le marché ne rend pas tout disponible. L’exercice de la copie privée, dans un but de mieux connaître les musiques, est indispensable parce qu’elle empêche que les technologies de la mémorisation soient totalement liées aux lois du marché. Cela permet que les supports techniques de mémoire de plus en plus sophistiqués puissent encourager des pratiques de connaissances personnelles et individualisantes, selon une logique non-marchande où la copie « privée » devrait être rentabilisée à l’égal des autres copies « légales », ce que sont les microsillons et les CD et les DVD sur un marché de la copie, mais comme une copie moins chère, de seconde classe. La K7.  Quand j’ai découvert la Médiathèque à Namur, dans les années 70, et que je me suis retrouvé affolé par la quantité et la diversité de musiques à écouter pour appréhender un peu ce qu’était la planète musicale, j’ai donc entrepris frénétiquement, boulimiquement, à emprunter tout systématiquement, dans l’ordre. Et à écouter, seul ou avec des copains. (Les musiques qui émergeaient ainsi, par la bande, dans notre quotidien, étaient parfois si surprenantes, qu’un club d’écoute s’était constitué à l’Athénée. Ce qui nous « décapait » ou nous jetait dans les controverses était très diversifié : ça pouvait être Léo Ferré avec le groupe Zoo, les premiers Slades, un album solo de Steve Lacy… Mais tout ça venait de la Médiathèque : chacun apportait les disques sur lesquels il s’extasiait ou crachait, mais tout venait de la médiathèque, ou avait été acheté après une première écoute rendue possible par le prêt public. Une association de type « lecture publique » initiait un club d’écoute et de discussion sur les musiques, une organisation sociale d’apprentissage, de formation de connaissance, de savoir-faire lié à l’écoute.) Mais il ne suffisait pas d’écouter à la chaîne, ni d’en parler au fur et à mesure en cour de récréation. Il fallait fixer. D’abord comme garder un témoin fixé, physique, de ce que je faisais entrer dans ma mémoire de son. Je faisais donc un usage effréné de la vieille K7 audio. Je peux même préciser, étant donné qu’il y a prescription, que pour assouvir mon besoin de copier (garder une trace de tout ce que j’écoutais, quand je n’allais pas acheter le disque), je me suis fait délinquant culturel, n’hésitant pas à voler des boîtes et des boîtes de K7. J’en ai accumulé plusieurs centaines. C’est ça qui me fournissait un support pour « retenir » quelque chose de la masse importante et chaotique de tout ce qui se déversait dans ma tête. C’est cette pratique qui me donnait un fil pour ordonner. C’est en enregistrant que se développait une autre attention : je n’étais plus attentif uniquement aux sons, à ce qu’ils provoquaient comme émotions, comme réflexions, comme imaginaire, mais je devais décider d’un classement. Au fur et à mesure, j’organisais le rangement par affinités, par ressemblances, je faisais des groupes, des associations en fonction de mes perceptions. Quand j’en venais à introduire une nouvelle K7, dans un groupe déterminé, j’étais enclin à réécouter, au moins en partie, ce qui se trouvait à droite et à gauche sur la rangée. C’est aussi cette collection en devenir qui permettait de partager, de faire écouter, de faire circuler les découvertes, de donner envie à d’autres d’aller écouter autre chose, au-delà. Plusieurs années plus tard, ce trésor de K7 a été récupéré par une radio libre (où j’effectuais une partie de mon service civil) qui en a usé les bandes dans ses émissions. Même si c’est délicat, parce que derrière les questions de droit il y a aussi les questions de subsistance des artistes, il faut maintenir comme essentiel le principe de cette économie de la copie privée. Elle joue un rôle important pour faire circuler une information sur les musiques, une curiosité pour la créativité, pour soutenir le désir de la rencontre avec ce qu’il y a de surprenant dans les musiques. Sur le long terme, le maintien de cette économie de la copie est bénéfique pour les artistes. J’ai, de plus, toujours observé autour de moi que ceux qui copiaient au même rythme que moi, après leurs passages en médiathèque, étaient ceux que je retrouvais le plus souvent en train d’acheter chez les disquaires (ce qui a été plus ou moins prouvé par des enquêtes). Il faudrait donc accepter cette part « non-rentable » financièrement du marché de la musique, mais qui contribue à en faire un marché de la connaissance et du désir culturel. Copie et service public. Cette part de la copie, convenons qu’elle doit aussi se limiter à une part raisonnable. C’est une fonction qui  devrait essentiellement être confiée, émaner de dispositif de type service public. Ce qui renforcerait le caractère social de cette pratique de la copie. Le rôle des services publics, nous rappelle Robert Castel, est « d’assurer la prépondérance de l’intérêt général sur les intérêts privés ». Fréquenter les services publics, en être usager régulier, renforce leur rôle dans les dynamiques de cohésion sociale, l’usage des services publics développe ce que l’on appelle l’interdépendance sociale. « La valeur d’un bien social ne se réduit pas au profit commercial qu’il est possible d’en tirer, et seule la puissance publique peut être le garant de l’intérêt général. » La dérégularisation des services publics, au nom de la concurrence et d’un meilleur rendement, « sur le même mode que l’on met en concurrence les marchandises ». L’accès aux musiques et au cinéma via un dispositif de prêt public, stimule des pratiques privées d’acquisition de connaissances, encourage les profils d’amateurs qui vont réinjecter d’une manière ou d’une autre leurs passions, leurs plaisirs de la découverte dans le bien commun, dans la circulation des désirs d’apprendre, des curiosités. Décréter que les « nouveaux accès aux musiques » rendent obsolètes les services de prêts de médias physiques, c’est précisément décider de détricoter un service public au niveau des modes d’accès aux contenus culturels, et de jouer l’accès aux biens culturels comme on le fait de n’importe quelle marchandise. C’est se laisser entraîner sur une marchandisation croissante de l’accès aux musiques et cinémas enregistrés. L’accès à la culture par l’organisation de services publics permet à la culture, aux biens symboliques qui la constitue, de contribuer à la cohésion sociale. Ce qui ne se vérifie pas du côté des industries culturelles et leur manière de tirer profit de certains biens culturels (la cohésion sociale n’est pas l’objectif de ces industries). Au-delà des copies, le contact humain. En manipulant mes K7 –avec la part de bricolage que cela incluait pour différencier les étiquettes, l’emballage- petit à petit, je prenais possession de certains repères. Je n’avais plus simplement écouté plusieurs dizaines de disques de jazz, j’avais aussi passé du temps à les mettre en relation, à les comparer. Même chose pour la musique classique : ça prend du temps de copier sur K7 un opéra de Wagner, des quatuors à cordes de Shostakovich, différentes versions de ceux de Beethoven (avec des faces de 30 ou 45 minutes, il faut rester tout près, écouter, être prêt à retourner la petite galette), et quand on a passé ainsi du temps à écouter, à assimiler, il y a une autre possibilité d’échange humain. Ce n’est qu’à force d’écouter et d’enregistrer, de « classer dans mon système mental archaïque », que je trouvais de quoi, ici ou là, dire sur ce que j’écoutais. Ça me permettait aussi de mieux comprendre, à l’occasion, tel ou tel conseil, telle ou telle suggestion. Bref, le dialogue avec les médiathécaires devenait plus ouvert, plus enrichissant. Il y avait là, pour moi, un collectif de passionnés d’écouteurs, payés pour ça et qui devait avoir élaboré des méthodes, structuré leur approche des répertoires, dont j’avais beaucoup à apprendre. (Ce sera pour le prochain chapitre de cette rubrique.) – Une mascotte. Je suis donc ravis de me retrouver aujourd’hui, de l’intérieur, avec un artiste (Harrisson) qui crée pour La Sélec une image qui a le culot de rappeler que « copier c’est apprendre ». Il ne faut pas légiférer pour organiser le marché, légal ou non de la copie, mais légiférer pour favoriser un marché de la connaissance. Quitte à inventer des rémunérations pour les artistes qui ne soient pas liées au régime de la copie. Cette mascotte qui, en outre, totalement open source, associe le Corbeau et le Renard dans une rengaine radieuse : arrêtons de nous laisser mener par les fables et leur logique immuable, cessons d’opposer les contraires, original et parasite profitent l’un à l’autre, cherchons des solutions de progrès, vers la connaissance partagée (qui nécessite de nouvelles missions de service publics) Le Renard associé au Corbeau dans sa quête de nouvelles musiques et films, très smart, porte un badge « créer c’est copié », c’est aussi se construire, se découvrir, s’individuer. On se crée à partir de ce que créent les autres, on se bricole ainsi, c’est un grand jeu d’influences, de citations, de copiés collés qu’il serait suicidaire de vouloir briser. Le site auquel la mascotte de La Sélec fait référence est un bel exemple : comment, à partir de parties de textes empruntés dans différentes œuvres (et il faut en avoir bien pris connaissance pour y puiser), recomposer son propre texte, sa propre version, alimenter son moi (une réalisation à prendre comme métaphore du butinage indispensable, de la pollinisation culturelle). (PH)

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