Gregory Crewdson, « Beneath the Roses », Galerie Daniel Templon, jusqu’au 25 avril 09
J’étais frappé, au stand de la Galerie Daniel Templon (Art Foire de paris, mars 09), par quatre photographies imprimées au jet d’encre, représentant des « campings ». Paysages américains fumants, lumineux, à la limite de zones urbaines envahies par la nature, traversées de fumées fantastiques, avec des caravanes, des camping cars, étrange manière de transcender des aspects figés de ce que je prenais pour des manifestations de vie nomade, transcender en utilisant des matériaux très crus, comme si la luxuriance des couleurs, éclairages, des effets n’était qu’une violence esthétique faite aux choses pour les dépiauter, les faire hurler… Elles sont signées Gregory Crewdson, nom qui m’était inconnu (n’étant spécialiste d’aucun domaine, je suis plus souvent en situation de découverte, de « pas au courant », ce qui facilite les surprises, et le sentiment d’être un peu extérieur, pas trop mêlé aux enjeux des milieux traversés!) ! Et je me trompais sur toute la ligne : l’artiste est une star et, en fait de nomades, il s’agissait de photos de « tournage ». Crewdson organise la réalisation de ses séries photographiques à la manière d’un cinéaste, comme pour une superproduction : équipe d’assistants, maquillage, construction de décors, effets spéciaux… L’effet que produit ses grands tableaux photographiques est saisissant. C’est tellement travaillé, retouché, étudié au niveau des éléments, des objets, des poses, du rendu des matières, des détails anecdotiques (qui ne peuvent jamais s’exprimer de la sorte dans le réel, ils ne peuvent pas y être aussi « monstrueux ») et du mélange des codes (difficile d’imaginer qu’ils puissent ainsi cohabiter, se fondre dans une seule image, à partir d’une seule prise de vue !) que l’on pense à un procédé de peinture. (Ca m’évoque aussi, plus d’une fois, par la composition et l’immobilité, les toiles de Hopper, par la manière dont les individus apparaissent, perdus dans leurs rêveries, cataleptiques, de vrais revenants, caractéristique subtile chez le peinte, appuyée ici). La technique est époustouflante et impressionne. On peut le constater dans la galerie même, rue Beaubourg : il y a du monde, avec souvent des groupes devant les cadres, le regard happé par l’image, le catalogue est épuisé… Ça fascine indubitablement, ça remue. Ce sont des images hantées et qui hantent en exploitant, pas toujours avec finesse, les codes du cinéma fantastique (le pire comme le meilleur), les mises en scène télévisuelles du sordide, du morbide… Les personnages y sont confrontés à d’étranges miroirs qui ne les reflètent pas vraiment, qui montrent autre chose, ouvrent l’espace vers l’inconnu. Une manière de dire que tous ces personnages sont à côté de leurs pompes, ils vivent avec des doubles, des perceptions d’eux-mêmes qui les obligent à déserter leurs enveloppes corporelles pour oublier qu’ils ne sont pas ce qu’ils croient être ! Les sujets, là, sont comme des abîmes de chairs, de nerfs et muscles flasques. Des infinis dépressifs. Les miroirs (ou les fenêtres) sont habités d’existences diverses qui regardent, ils déversent leur monde dans les chambres, salles de bain, cuisines, au lieu de refléter fidèlement ce qui cherche à s’y contempler. Les scènes intérieures sont la plupart étouffantes, surchargées, difficilement datées, sorte de mouroir, chambres mortuaires, les personnages y sont affalés, en décomposition psychologique et physique avancée, avec une pharmacologie toujours à portée de main (pour en finir, pour se maintenir en vie ?). En même temps, le quotidien semble continuer son cours normal, alentour, voire tourner le dos à « l’accident » : devant l’évier de la vaisselle, par les portes vitrées qui donnent l’impression que, dans le reste de la maison, tout est ordinaire. Ces épuisés par le temps, terrorisés par ce qu’ils ont vu, choqués (sur le lit, dans le fauteuil, dans la baignoire), ne sont peut-être que des fantômes. La manière de représenter l’esprit malveillant qui règne dans ces vies confinées, sans but, qui tournent au lent cauchemar dans leurs hospices sombres, désuets. Éloge de la décrépitude. Grands corps décharnés, vidés de leur cervelle dans d’étranges lueurs qui proviennent, peut-être, des écrans de télévision… À l’extérieur, les rues, les paysages, les arbres viennent d’être lavés secoués par un grand vent et une belle drache, maintenant tout s’immobilise, lumière d’aube, la première ou la dernière, et il y a, ici ou là, des visiteurs ou visiteuses, une femme enceinte à la dérive, un couple qui baise près de bâtiments à l’abandon, au bord d’une écluse. La surface et la profondeur de chaque mage fourmillent d’indices, un peu trop, il s’agit d’une accumulation, une saturation d’éléments narratifs, une hypertrophie d’atmosphères lynchiennes mais sans l’insaisissable, l’inexplicable de Lynch. Ici, tout est « pesant », souligné, chaque détail est composé, poussé à outrance, surdéterminé, c’est presque l’hyperréalisme baroque du fantastique. Des superproductions remarquables, à la technique et au rendu impressionnant, mais une exploitation un peu creuse des codes parmi les plus racoleurs. Jusqu’à écoeurement – sans doute voulu. (Rien à voir, en tout cas en ce qui concerne cette série, avec les mises en scènes de Jeff Wall qui viennent questionner des situations et des réalités les plus diverses, d’une façon plus ouverte et critique). Mais il faut mettre à l’épreuve, se promener dans ces décors, creuser les histoires brisées qu’on y rencontre… Ce qui fascine n’est peut-être pas uniquement ce qui relèverait d’une prouesse photographique mais la construction du décor, la reproduction « en vrai » d’une image mentale, le projet du photographe, cette construction de la scène, avec son espace, ses meubles, ses objets, ses lumières recrées artificiellement, l’incarnation de ce qui est d’abord une image intérieure, un fantasme, et qui précède la prise photographique. Comme dans l’érotisme, ce n’est pas la photo en soi qui attire, mais le lien quelle entretient avec la construction de l’image, en amont… La réalisation d’une image en 3D qui, ensuite, donne lieu à des photos. Une certaine prouesse, mais qui relève aussi de moyens financiers, qui n’est pas sans dimension « gadget »… Je préfère, de beaucoup, les quatre photos de tournage (« camping »), qui ne sont pas sans contenir une part des caractéristiques de ses grandes compositions, mais en plus simple, elles sont plus légères, plus intrigantes (là, on cherche d’où vient l’étrange). 6000 euros pièce. (PH) – Des vidéos, scènes de tournage – Photos et analyse – Quelqu’un qui n’aime pas –