Mettre les pieds dans une grande ville que l’on ne connaît pas, pas encore ou à peine, ou que l’on n’entrevoit qu’à travers quelques clichés ou souvenirs superficiels et anecdotiques, c’est chaque fois recevoir – revivre -, toute la charge de l’histoire des villes, qu’est-ce qui s’est joué et continue à se jouer là pour la civilisation ? Sans pour autant qu’il soit possible de ressentir tout ça de manière ordonnée et analytique, selon une démarche archéologique raisonnée, il faut se fondre dans le chantier. Tout revient en vrac, en tourbillon souvent déguisé sous des flots de banalités. C’est ressentir comme jamais – et là où l’on habite au jour le jour, on cesse de l’éprouver, par habitude, le décentrement est nécessaire -, à quel point le présent est une continuation du passé, un gruyère de temporalités diverses. Le flux urbain est labyrinthe fait d’une multitudes d’actes qu’il convient sans cesse d’interpréter pour s’y retrouver, pour y faire contenance (c’est à dire s’y maintenir, respecter les autres, les aider à ce qu’ils trouvent aussi leur contenance), soit se cultiver, lire l’œuvre des hommes et des femmes dans toutes leurs occurrences et petit à petit établir des liens, relier entre elles la plupart des traces de ces actions créatives, tout en se consacrant chaque jour à leur relecture. Ces traces, lues une fois, s’incrustent, et le travail de décryptage se poursuit au quotidien, l’air de rien, tandis que l’on procéde à toutes sortes d’autres tâches mentales, sublimes ou bassement matérielles, désintéressées ou très libidinales. En tout cas en est-il ainsi pour celles de ces actions – une peinture, une sculpture, une salle de restaurant, un édifice, un pochoir street art, une ruine, un plan -, que l’on parvient à percevoir, isoler et rencontrer dans l’agitation, l’accélération, l’attention se focalisant sur quelques éléments déterminés un peu par hasard. Ces éléments composant les premières pièces d’un puzzle que l’on tente d’emboîter pour déterminer plus clairement nos accointances avec l’espace où l’on vient de débarquer, le début d’une histoire. Bien que je ne puisse importer telle quelle dans mon propos la définition du « type-chantier », « caractéristique du changement, de la disparition » que Reinhard Jirgl utilise dans son roman Renégat, roman du temps nerveux, il n’est pas déplacé d’en évoquer certaine dimension : « Placé au cœur d’1 environnement de plus en plus excavé, architecturalement dénoyauté, autant perturbé que disfonctionnel – se-mettre-en chantier signifie tout d’abord : entrer dans un pays, fracturer le présent & donc déterrer le passé : le retour des morts & l’effet retard de la mort dans le présent : bombes&munitions objets-trouvés des guerres passées ; futur provoqué : une quantité monstrueuse de bureaux & bâtiments industriels vides dont personne n’a l’utilité, la production de ruines en l’absence de guerre classique ; le gargouillis dans les câbles souterrains de la communication en réseaux, l’état non définissable du Monde-Binaire. » (La ville concernée par le roman de cet écrivain allemand est Berlin et la situation du narrateur n’a rien à voir avec la mienne sortant de la gare Lyon Part Dieu.) La somme d’informations à humer, déterrer, recevoir, assimiler et actualiser est proprement démentielle. Un défi. Déjà, assimiler le fonctionnement de la machine à acheter des titres de transport, semblable à celui que l’on connaît dans une autre ville et néanmoins différent, exige une forte mobilisation des capacités de lecture et cette différence robotique à amadouer correspond probablement à des caractéristiques historiques de cette ville-ci ! C’est le premier parfum de la ville, un relent, un rappel de cette excitation qui donna lieu, au début de la modernité, à l’invention de la neurasthénie aujourd’hui bien dépassée, désuète. Et là-dedans ça grouille de partout, de tous les genres, comme un état naturel. La grande ville est devenue l’état naturel dominant. Il faut se soumettre à une certaine méthode pour s’y retrouver et comprendre comment fonctionne cette ville-ci afin d’y mener à bien quelques-unes des expériences que l’on a projetées d’y vivre. On commence par lire la carte (mais il faut préciser que ceci succède à d’autres informations glanées dans d’autres lectures hétérogènes dont, hélas, des « guides » touristiques). Comment réunir deux points, celui où l’on se trouve, celui où l’on veut aller, un hôtel, une rue précise, un monument, un bistrot, un musée, un restaurant ? Se faisant, on se donne une représentation rationnelle du tissu urbain, on se familiarise avec le corps de cette ville-ci en y déplaçant son corps, on trace les premiers trajets qui prennent le contour des premières impressions, on tisse des liens, mais aussi, on se soumet à la logique établie du réseau urbain, on accepte le plan dominant. En ayant plus de temps, il faudrait commencer par se perdre dans la ville, s’y enfoncer en dépit du bon sens, errer, aller au hasard, se donner une expérience déambulatoire se traduisant en cartographie neurologique déstructurant tous les plans et guides établis. C’est illusoire évidemment, mais on aimerait éprouver de la manière la plus intense le labyrinthe originel que perpétue le tissu urbain dans toutes ses modernisations (y ajoutant une dimension de palimpseste). – La figure. – Lyon est une ville idéale pour prolonger la lecture du livre de Jack Goody, Le vol de l’histoire. Même si l’appareil administratif des bâtiments de prestige (Hôtel de Ville, Bourse de commerce, Opéra, cathédrales…) s’inscrit dans l’affirmation d’une prédominance culturelle occidentale, la chair historique de la ville est réjouissante de signes éclatants de rencontres entre Orient et Occident. A l’image du pavement de marbres colorés du théâtre antique, marbres provenant de tous les pays avec lesquels Lyon commerçait, et donc aussi bien marbres d’Occident que d’Orient. Une véritable plaque tournante. De même que tous les vestiges (sociaux, architecturaux, techniques, industriels, imaginaires) de l’industrie de la soie renvoient aux dynamiques des premières mondialisations, moteur d’échanges de technologies entre Orient et Occident : « L’exemple de la soie montre quels liens étroits les fabricants et les marchands européens entretenaient avec la Turquie. On peut récapituler le processus ainsi : à l’origine, la soie arrive de l’Orient comme produit de luxe ; puis l’Europe se met à importer de la soie grège et à fabriquer ses propres tissus, pour finalement assurer l’ensemble du processus de production, y compris la culture des vers à soie et des mûriers. On a là un exemple de la manière dont différentes parties du monde entrent en relation, et du transfert des idées d’une zone à l’autre. Il nous faut donc considérer l’Eurasie non pas tant en fonction des dichotomies et des barrières qui séparent le système asiatique du système européen sur quelque plan que ce soit – politique (le despotisme) ou autre -, mais plutôt à partir de l’afflux progressif de marchandises et d’informations à travers l’ensemble du continent. Loin d’être celle à qui l’on doit d’avoir enclenché le processus de mécanisation, de production à grande échelle ou de commercialisation (il trouve son origine en Orient, et en Turquie), l’Europe n’a perfectionné l’industrie de la soie que bien plus tard ; et il s’agit là d’un cas typique de substitution des importations. » (Jack Goody, Gallimard 2010). C’est une ville où l’on sent que les zones Orient et Occident ont toujours travaillé l’une contre l’autre, l’une pour l’autre (ce que mettra en scène didactique, je pense, le futur Musée des Confluences). On en a de multiples autres signes en parcourant le formidable musée Gallo-romain à travers tous ces objets fabriqués de mains d’hommes où se lit les échanges entre mondes, et notamment dans les témoignages religieux dont de multiples divinités réunissent Orient et Occident (figures double faces). Ainsi Cybèle, une des déesses tutélaires de la ville et divinité très influente dans le Proche-Orient. Un élément du puzzle. Se rappeler que tout ça continue de jouer, d’avoir une influence même si ça se perd dans le temps. – La main, le savoir-faire. – Dans ce genre de musée, on retrouve intacte l’émotion intense devant les « premiers objets » façonnés par la main de l’homme. Quelque chose qui laisse sans voix. Que ce soit les pierres taillées avant l’âge de bronze, précises, ingénues, révélant une surprenante intelligence des mécanismes qui permettent de façonner la matière naturelle selon ses désirs et besoins, ou les premiers outils de bronze, puis de fer, parfois confondant d’élégance, ou les premières poteries raffinée, « parfaites ». Réalisations merveilleuses, quel amour du bien faire, du beau, de la perfection, la recherche de ce qui doit rester, va durer… Quel soin apporter à ses objets, à ses outils de survie. Un soin dont on manque de plus en plus. Face à ces vitrines reliquaires), on médite, on rêve, on voyage dans le temps, en arrière, en avant, on peut se dire que quelque chose s’est rompu, s’est dispersé, et pourtant quels progrès technologiques dans le savoir-faire humain! En tout cas, plus que jamais on se dit qu’il faut au moins, à son échelle, conserver un « fait main » à soi, passionné, méticuleux. Cela devient certainement de plus en plus précieux pour comprendre le reste, maintenir une consistance face à la débauche technologique qui surdimensionne la place de l’homme. Tout est parti de ce fait main, ambitieux dans sa simplicité élémentaire. C’est quelque chose du même genre que l’on peut retrouver dans une salle de restaurant qui revisite méticuleusement, artistiquement, une recette ancestrale, tellement éculée qu’on ne la voit même plus, celle du bon vieux pot-au-feu. Relecture aussi. La ville est propice à ces expériences qui tiennent à des défis, des rivalités (tenir son rang de grande ville grâce aux talents que l’on héberge) entre corporations, héritages. Elle favorise aussi les remises en question salutaires (un plat oublié, un objet de l’âge du bronze qui nous parle comme jamais, la sculpture presque estompée d’une sphinge évoquant les draperies fantômes d’une toile de la Renaissance, un appel de la rue à désobéir et à se souvenir de Thoreau, un bistrot qui vend les affiches d’un collectif impliqué dans la sauvegarde d’un quartier), comme cette exposition de Louis Cretey, « un visionnaire entre Lyon et Rome », peintre du 17ème siècle redécouvert récemment, dont on cherche à reconstituer la biographie et mieux cerner l’ampleur de l’oeuvre. Cette redécouverte qui fait émerger un style distinct, particulier à l’intérieur d’une époque dont on connaît déjà les grandes caractéristiques et les thèmes de prédilection, stimule le regard aiguise l’appétit de mieux comprendre cette peinture (devenir capable d’identifier un style personnel). Comme souvent, je serai surtout fasciné par les horizons de ces toiles constituées de cieux, de paysages, de villes au loin, d’infimes personnages dans leur labeur ou cheminement : bien plus que de simples faire-valoir du sujet mythologique ou biblique, je considère ces dégagements comme l’enveloppe mentale, le climat qui entoure la scène de premier-plan. Certaines toiles de Cretey sont, du reste, des paysages à part entière. Puisant dans son riche passé, de façon concertée selon une politique événementielle ou par le biais des activités de toute une classe de chercheurs, amateurs, créateurs et glandeurs indépendants, et désirant briller de modernité, de tous les dernier cris imaginables, la ville est un terrain miné par toutes les dimensions de la construction humaine, et elle interpelle, elle épuise de ses jeux d’étincelles, de chocs, de passages, des correspondance . En y étant plongé tous les jours, on se fait une carapace, on trie pour se préserver, mais quand on la traverse brièvement (deux ou trois jours), on prend tout, on est traversé. On y perd son latin (ce qu’il en reste ou à prendre comme une manière de parler!), le vocabulaire s’efface, il faut le rattraper. Textures intersticielles et célébration de l’hétérogénéité, on s’y perd et/ou on y trouve plein de choses sous formes d’intuitions. (PH) – Musée gallo-romain – Louis Cretey, bande annonce – –