Archives de Tag: street art

Les énigmes temporelles de THTF

C’est une intervention conséquente que le duo d’illustrateurs THTF réalise sur Lyon, en nombre de dessins collés, leurs tailles, leurs sujets soignés, le nombre de rues et recoins investis (les photos ne montrent qu’une petite partie). On y voit souvent des êtres immobilisés, hiératiques mais d’une façon molle, élastique, posés dans des bulles, des gélules géantes, des blocs de glace, à moins qu’il ne s’agisse de sortes de sarcophages. Ce sont des êtres composites qui conservent quelque chose de l’homme tout en ayant adopté quelques avantages animaux. Une tête d’oiseau, des pieds palmés, des espèces rares, hybrides précieux, royaux. Bestiaire cosmique. Ils traversent le temps, sont prêts à se réveiller et difficiles à dater – viennent-ils du passé ou du futur ? – comme tout ce qui semble immortel. Très évolués ou archaïques. En tout cas, plein de mystères. Ils sont entourés d’attributs qui évoquent la magie, des pouvoirs occultes, des connaissances oubliées (ou que l’on rêve encore de découvrir). Des signes, des objets cabalistiques (mais d’une cabale fantaisiste) accompagnent ces momies dans leurs transmigrations au sein de l’imaginaire humain. Cela peut être un de ces êtres inclassables, dans une forme de baignoire, se recomposant tout un monde avec quelques objets détournés et donnant l’impression de voler dans un avion jouet. Traversant des dimensions. Le contenant qui impulse le mouvement peut aussi être une sorte d’avalanche, une coulée hétérogène, un joyeux fatras hétéroclite où l’histoire mélange quelques-unes de ses énigmes (pyramides, influences des astres, naissance de la géométrie) à toutes sortes d’encombrants inutiles, qui déséquilibrent la force, brouillent le message, quartier en démolition, expropriation mentale autant que matérielle et politique, mais l’ensemble, sans être niais, est souriant.Comme la Joconde : regardez ce grand dessin de n’importe où, sous n’importe quel angle, il semble vous sourire, énigmatique. Des signes sont récurrents, la bûche par exemple, peut-être un clin d’oeil à Noël, créations aussi délibérées de symboles à mi-chemin entre le sérieux et le n’importe quoi, c’est-à-dire faisant autant sens que non-sens. Cette bûche connaît de nombreuses variantes, inertes ou très vivantes, ceintes d’un anneau astral de mousse et d’où jaillit un liquide d’encre étoilé, à mois que cette flaque de voie lactée ne soit en train de retourner se cacher dans le bois. Il y a dans ces ensembles la « logique » fascinante des « gribouillis » que l’on enchaîne et relie sans trop réfléchir, en rêvassant, en étant ailleurs, sur une feuille blanche volante, le coin d’un carnet ou les marges d’un cahier (essentiellement jadis durant les cours). Une forme engendrant l’autre et l’on regarde ébahi la frise qui se compose, qui sort de la pointe du bic bougeant tout seul comme sismographe, quand on se met ainsi à l’écoute de l’ailleurs. Le côté atemporel est fascinant : c’est à la fois très familier et à la fois hors du temps, ça évoque des souvenirs d’Antiquité et d’autres futuristes, c’est ce mélange énigmatique de temporalités culturelles (à la manière du Sphinx) que j’ai ressenti de manière assez forte à Lyon (du musée antique au Musée d’Art Moderne, en passant par le Musée des Beaux-arts…) et, qui, finalement, est le bain amniotique indispensable à la création, aux visions d’autre chose. Les dessins de THTF ouvrent des passages entre les temporalités, sondent l’étrangeté des temps qui se mélangent et engendrent des êtres hybrides. Voici les témoins partiels d’une épopée à venir qu’il convient de deviner. Des martiens de l’intérieur. (PH) – THTFT

 

Ville et puzzle.

Mettre les pieds dans une grande ville que l’on ne connaît pas, pas encore ou à peine, ou que l’on n’entrevoit qu’à travers quelques clichés ou souvenirs superficiels et anecdotiques, c’est chaque fois recevoir – revivre -, toute la charge de l’histoire des villes, qu’est-ce qui s’est joué et continue à se jouer là pour la civilisation ? Sans pour autant qu’il soit possible de ressentir tout ça de manière ordonnée et analytique, selon une démarche archéologique raisonnée, il faut se fondre dans le chantier. Tout revient en vrac, en tourbillon souvent déguisé sous des flots de banalités. C’est ressentir comme jamais – et là où l’on habite au jour le jour, on cesse de l’éprouver, par habitude, le décentrement est nécessaire -, à quel point le présent est une continuation du passé, un gruyère de temporalités diverses. Le flux urbain est labyrinthe fait d’une multitudes d’actes qu’il convient sans cesse d’interpréter pour s’y retrouver, pour y faire contenance (c’est à dire s’y maintenir, respecter les autres, les aider à ce qu’ils trouvent aussi leur contenance), soit se cultiver, lire l’œuvre des hommes et des femmes dans toutes leurs occurrences et petit à petit établir des liens, relier  entre elles la plupart des traces de ces actions créatives, tout en se consacrant chaque jour à leur relecture. Ces traces, lues une fois, s’incrustent, et le travail de décryptage se poursuit au quotidien, l’air de rien, tandis que l’on procéde à toutes sortes d’autres tâches mentales, sublimes ou bassement matérielles, désintéressées ou très libidinales. En tout cas en est-il ainsi pour celles de ces actions – une peinture, une sculpture, une salle de restaurant, un édifice, un pochoir street art, une ruine, un plan -, que l’on parvient à percevoir, isoler et rencontrer dans l’agitation, l’accélération, l’attention se focalisant sur quelques éléments déterminés un peu par hasard. Ces éléments composant les premières pièces d’un puzzle que l’on tente d’emboîter pour déterminer plus clairement nos accointances avec l’espace où l’on vient de débarquer, le début d’une histoire. Bien que je ne puisse importer telle quelle dans mon propos la définition du « type-chantier », « caractéristique du changement, de la disparition » que Reinhard Jirgl utilise dans son roman Renégat, roman du temps nerveux, il n’est pas déplacé d’en évoquer certaine dimension : « Placé au cœur d’1 environnement de plus en plus excavé, architecturalement dénoyauté, autant perturbé que disfonctionnel – se-mettre-en chantier signifie tout d’abord : entrer dans un pays, fracturer le présent & donc déterrer le passé : le retour des morts & l’effet retard de la mort dans le présent : bombes&munitions objets-trouvés des guerres passées ; futur provoqué : une quantité monstrueuse de bureaux & bâtiments industriels vides dont personne n’a l’utilité, la production de ruines en l’absence de guerre classique ; le gargouillis dans les câbles souterrains de la communication en réseaux, l’état non définissable du Monde-Binaire. » (La ville concernée par le roman de cet écrivain allemand est Berlin et la situation du narrateur n’a rien à voir avec la mienne sortant de la gare Lyon Part Dieu.) La somme d’informations à humer, déterrer, recevoir, assimiler et actualiser est proprement démentielle. Un défi. Déjà, assimiler le fonctionnement de la machine à acheter des titres de transport, semblable à celui que l’on connaît dans une autre ville et néanmoins différent, exige une forte mobilisation des capacités de lecture et cette différence robotique à amadouer correspond probablement à des caractéristiques historiques de cette ville-ci ! C’est le premier parfum de la ville, un relent, un rappel de cette excitation qui donna lieu, au début de la modernité, à l’invention de la neurasthénie aujourd’hui bien dépassée, désuète. Et là-dedans ça grouille de partout, de tous les genres, comme un état naturel. La grande ville est devenue l’état naturel dominant. Il faut se soumettre à une certaine méthode pour s’y retrouver et comprendre comment fonctionne cette ville-ci afin d’y mener à bien quelques-unes des expériences que l’on a projetées d’y vivre. On commence par lire la carte (mais il faut préciser que ceci succède à d’autres informations glanées dans d’autres lectures hétérogènes dont, hélas, des « guides » touristiques). Comment réunir deux points, celui où l’on se trouve, celui où l’on veut aller, un hôtel, une rue précise, un monument, un bistrot, un musée, un restaurant ? Se faisant, on se donne une représentation rationnelle du tissu urbain, on se familiarise avec le corps de cette ville-ci en y déplaçant son corps, on trace les premiers trajets qui prennent le contour des premières impressions, on tisse des liens, mais aussi, on se soumet à la logique établie du réseau urbain, on accepte le plan dominant. En ayant plus de temps, il faudrait commencer par se perdre dans la ville, s’y enfoncer en dépit du bon sens, errer, aller au hasard, se donner une expérience déambulatoire se traduisant en cartographie neurologique déstructurant tous les plans et guides établis. C’est illusoire évidemment, mais on aimerait éprouver de la manière la plus intense le labyrinthe originel que perpétue le tissu urbain dans toutes ses modernisations (y ajoutant une dimension de palimpseste). – La figure. – Lyon est une ville idéale pour prolonger la lecture du livre de Jack Goody, Le vol de l’histoire. Même si l’appareil administratif des bâtiments de prestige (Hôtel de Ville, Bourse de commerce, Opéra, cathédrales…) s’inscrit dans l’affirmation d’une prédominance culturelle occidentale,  la chair historique de la ville est réjouissante de signes éclatants de rencontres entre Orient et Occident. A l’image du pavement de marbres colorés du théâtre antique, marbres provenant de tous les pays avec lesquels Lyon commerçait, et donc aussi bien marbres d’Occident que d’Orient. Une véritable plaque tournante. De même que tous les vestiges (sociaux, architecturaux, techniques, industriels, imaginaires) de l’industrie de la soie renvoient aux dynamiques des premières mondialisations, moteur d’échanges de technologies entre Orient et Occident : « L’exemple de la soie montre quels liens étroits les fabricants et les marchands européens entretenaient avec la Turquie. On peut récapituler le processus ainsi : à l’origine, la soie arrive de l’Orient comme produit de luxe ; puis l’Europe se met à importer de la soie grège et à fabriquer ses propres tissus, pour finalement assurer l’ensemble du processus de production, y compris la culture des vers à soie et des mûriers. On a là un exemple de la manière dont différentes parties du monde entrent en relation, et du transfert des idées d’une zone à l’autre. Il nous faut donc considérer l’Eurasie non pas tant en fonction des dichotomies et des barrières qui séparent le système asiatique du système européen sur quelque plan que ce soit – politique (le despotisme) ou autre -, mais plutôt à partir de l’afflux progressif de marchandises et d’informations à travers l’ensemble du continent. Loin d’être celle à qui l’on doit d’avoir enclenché le processus de mécanisation, de production à grande échelle ou de commercialisation (il trouve son origine en Orient, et en Turquie), l’Europe n’a perfectionné l’industrie de la soie que bien plus tard ; et il s’agit là d’un cas typique de substitution des importations. » (Jack Goody, Gallimard 2010). C’est une ville où l’on sent que les zones Orient et Occident ont toujours travaillé l’une contre l’autre, l’une pour l’autre (ce que mettra en scène didactique, je pense, le futur Musée des Confluences). On en a de multiples autres signes en parcourant le formidable musée Gallo-romain à travers tous ces objets fabriqués de mains d’hommes où se lit les échanges entre mondes, et notamment dans les témoignages religieux dont de multiples divinités réunissent Orient et Occident (figures double faces). Ainsi Cybèle, une des déesses tutélaires de la ville et divinité très influente dans le Proche-Orient. Un élément du puzzle. Se rappeler que tout ça continue de jouer, d’avoir une influence même si ça se perd dans le temps. – La main, le savoir-faire. – Dans ce genre de musée, on retrouve intacte l’émotion intense devant les « premiers objets » façonnés par la main de l’homme. Quelque chose qui laisse sans voix. Que ce soit les pierres taillées avant l’âge de bronze, précises, ingénues, révélant une surprenante intelligence des mécanismes qui permettent de façonner la matière naturelle selon ses désirs et besoins, ou les premiers outils de bronze, puis de fer, parfois confondant d’élégance, ou les premières poteries raffinée, « parfaites ». Réalisations merveilleuses, quel amour du bien faire, du beau, de la perfection, la recherche de ce qui doit rester, va durer… Quel soin apporter à ses objets, à ses outils de survie. Un soin dont on manque de plus en plus. Face à ces vitrines reliquaires), on médite, on rêve, on voyage dans le temps, en arrière, en avant, on peut se dire que quelque chose s’est rompu, s’est dispersé, et pourtant quels progrès technologiques dans le savoir-faire humain! En tout cas, plus que jamais on se dit qu’il faut au moins, à son échelle, conserver un « fait main » à soi, passionné, méticuleux. Cela devient certainement de plus en plus précieux pour comprendre le reste, maintenir une consistance face à la débauche technologique qui surdimensionne la place de l’homme. Tout est parti de ce fait main, ambitieux dans sa simplicité élémentaire. C’est quelque chose du même genre que l’on peut retrouver dans une salle de restaurant qui revisite méticuleusement, artistiquement, une recette ancestrale, tellement éculée qu’on ne la voit même plus, celle du bon vieux pot-au-feu. Relecture aussi. La ville est propice à ces expériences qui tiennent à des défis, des rivalités (tenir son rang de grande ville grâce aux talents que l’on héberge) entre corporations, héritages. Elle favorise aussi les remises en question salutaires (un plat oublié, un objet de l’âge du bronze qui nous parle comme jamais, la sculpture presque estompée d’une sphinge évoquant les draperies fantômes d’une toile de la Renaissance, un appel de la rue à désobéir et à se souvenir de Thoreau, un bistrot qui vend les affiches d’un collectif impliqué dans la sauvegarde d’un quartier), comme cette exposition de Louis Cretey, « un visionnaire entre Lyon et Rome », peintre du 17ème siècle redécouvert récemment, dont on cherche à reconstituer la biographie et mieux cerner l’ampleur de l’oeuvre. Cette redécouverte qui fait émerger un style distinct, particulier à l’intérieur d’une époque dont on connaît déjà les grandes caractéristiques et les thèmes de prédilection, stimule le regard aiguise l’appétit de mieux comprendre cette peinture (devenir capable d’identifier un style personnel). Comme souvent, je serai surtout fasciné par les horizons de ces toiles constituées de cieux, de paysages, de villes au loin, d’infimes personnages dans leur labeur ou cheminement : bien plus que de simples faire-valoir du sujet mythologique ou biblique, je considère ces dégagements comme l’enveloppe mentale, le climat qui entoure la scène de premier-plan. Certaines toiles de Cretey sont, du reste, des paysages à part entière. Puisant dans son riche passé, de façon concertée selon une politique événementielle ou par le biais des activités de toute une classe de chercheurs, amateurs, créateurs et glandeurs indépendants, et désirant briller de modernité, de tous les dernier cris imaginables, la ville est un terrain miné par toutes les dimensions de la construction humaine, et elle interpelle, elle épuise de ses jeux d’étincelles, de chocs, de passages, des correspondance . En y étant plongé tous les jours, on se fait une carapace, on trie pour se préserver, mais quand on la traverse brièvement (deux ou trois jours), on prend tout, on est traversé. On y perd son latin (ce qu’il en reste ou à prendre comme une manière de parler!), le vocabulaire s’efface, il faut le rattraper. Textures intersticielles et célébration de l’hétérogénéité, on s’y perd et/ou on y trouve plein de choses sous formes d’intuitions. (PH) – Musée gallo-romainLouis Cretey, bande annonce –  –

 

 

Urinoirs du faux du vrai

Au musée, suite. Un grand classique, les urinoirs hors d’usage au Palais de Tokyo. Je n’y passe pas tous les jours, ni tous les mois, mais je ne me souviens pas les avoir vus dans leur état normal, disposés à remplir leur fonction correctement. C’est hors service ou, quand c’est en service, c’est souvent limite. Étant donné la vocation du lieu (l’art contemporain) et l’histoire conceptuelle de l’urinoir, je pense quelques fois qu’il s’agit d’une démarche duchampienne, sur la longueur. Regardez le soin avec lequel le « Urinoirs Hors Service » est calligraphié, un soin narquois, voire jubilatoire. La disposition des collants rouges pour fixer le papier sur le miroir, la bandelette en plastique, rouge et blanche, tirée de biais à l’instar de ces cordons délimitant l’espace d’un délit possible (n a un soupçon, sans preuve, on vérifie, on cherche, on enquête). Sans doute que, depuis, l’ouverture du palais, la mine déconfite de chaque visiteur qui se retrouve là coincé, la vessie pleine, obligé de faire la queue devant le seul WC homme disponible (ce qui reporte parfois longuement l’instant de délivrance, pensez, un WC pour un espace culturel de cette dimension !), est soigneusement filmée, enregistrée, archivée. Un jour, ça ressortira. – Dans la rue, retour. – En quelque sorte arraché aux lieux publics pour subir une sacralisation artistique, voici l’effigie de l’urinoir, dessiné, stylé, devenu complètement abstrait et conceptuel qui revient se coller au mur. Sur des murs de ruelle où il n’est pas rare de surprendre un pisseur sauvage ou de détecter des relents d’urine. C’est une manière, peut-être, de dire que, une fois passé par la fabrication d’un copyright artistique – capturé, détourné, approprié par une autre économie, symbolique, fonctionnant à la gloire d’un seul homme -, l’objet est inutile, ne veut plus rien dire. Usé. Il est là, en ligne claire, presque page blanche attendant une recréation, de retrouver un vrai usage. Bref, est-ce une image qui sert encore  penser ? Exposé au musée, le vrai urinoir ne pouvait servir à se soulager, et exposé en faux, dans un lieu où l’urgence surgit souvent de pouvoir se vider, il est impuissant à récolter quoi que ce soit. En tout cas, avec celui-ci, personne n’a encore essayé. – Faire le mur. – Poché en grande quantité sur les trottoirs, dans plusieurs quartiers, ce sympathique « Faites le mur », pancarte brandie par un rongeur hippie (est-ce une intervention de Banksy, une référence, un détournement?). Quel mur ? Pour aller où ? Franchir quoi ? Rien n’est explicite et, en l’absence d’un commentaire plus élaboré, le slogan, au-delà de faire sourire, risque de paraître fort passéiste. Faire le mur, c’est une image dans un monde où nous sommes envahis d’images techniques, industrielles. Comme le formule ce penseur cité par Didi-Huberman : « Les images techniques, écrit Flusser, ont pour fonction de libérer magiquement leurs destinataires de la nécessité d’une pensée conceptuelle – en substituant à la conscience historique une conscience magique de second degré et à la faculté conceptuelle une imagination de second degré. » Didi-Huberman pose alors cette question : « Comment, dans cette situation, mettre en œuvre une objection d’images ? Comment construire une alternative au pouvoir des images techniques que les pouvoirs politique instrumentalisent sans relâche à l’encontre de notre bien public ? Comment ouvrir nos yeux, comment réapprendre les images ? » Faire le mur, ce serait construire pareille objection d’images. Citant ensuite Harun Farock dont il analyse les œuvres, il souligne ces propos de l’artiste : « (…) je sais qu’il est impossible de faire exactement le contraire de ce que fait la télé », une constatation qui prend forme après une longue pratique d’objecteur d’images.Confortant ce constat artistique, Didi-Huberman n’en poursuit pas moins l’invitation à aller contre. « Mais il est fort possible – il est nécessaire d’inventer les possibilités – de construire des objets qui la prennent (la télé) à revers, qui l’attaquent de biais, qui adoptent une autre économie, qui obéissent à d’autres règles de la méthode. » Et de proposer d’agir en deux mouvements (pas forcément successifs, linéaires, mais simultanés, en boucle, en tourbillon, en lignes brisées) : désarmer les yeux, réarmer les yeux. Désarmer les yeux : « faire tomber les remparts que l’idée préalable – le préjugé – interpose entre l’œil et la chose. Mettre en pièce le sentiment de familiarité avec toute image, l’impression que « c’est tout vu » et que, par conséquent, ce n’est même pas la peine de regarder. Lazlo Moholy-Nagy, Bertolt Brecht et walter Benjamin appelaient cela un « analphabétisme de l’image » : lorsque les clichés photographiques – ou cinématographiques – ne suscitent chez leur spectateur que « clichés linguistiques », c’est-à-dire lorsque les idées préconçues – les représentations – nous empêchent tout simplement de regarder ce qui se présente sous nos yeux. » Pour ce qui est de réarmer les yeux, l’historien de l’art s’inspire d’un concept développé par Guattari et Deleuze dans Mille Plateaux, celui de « machine de guerre ». « Il faut en somme fabriquer, contre les appareils d’images, d’autres appareils qui leur feront la guerre par le simple fait qu’ils existent, qu’ils fonctionnent et qu’ils transmettent du sens. Opposer au pouvoir des images d’autres images où se libère la puissance du regard : ce pourrait être, en résumé, la tâche que se donne Harun Farocki à chaque nouveau montage. » Et cette tâche, ici définie dans la pratique d’un artiste, elle doit être celle des médiathèques (contre tous les analphabétismes), tirant parti des productions d’artistes tels qu’Harun Farocki, ou développant sur la production artistique catalographiée dans leurs collections, des interprétations qui auront le même effet que le montage artistique (fonctionnant selon des logiques créatives similaires).  Est-ce en ce sens que le gentil rongeur hippie manifeste en brandissant son slogan ? Difficile d’en avoir le cœur net. Toutes ces créations d’images dans la rue, placées très différemment sur le sismographe de la colère sociale, vont-elles dans le sens de stimuler l’objection d’images ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, histoire de faire le mur, le chat et le tigre sont champions. Ils sont intenables, bien que l’un est en voie de disparition (presque aussi conceptuel, bientôt, que l’urinoir). Réapprendre à lire, vérifier l’état de sa vue avec 5 lettres f o l i e… (PH) – Georges Didi-Huberman, Remontage du temps subi. L’oeil de l’histoire, 2. , Editions de Minuit, 2010 – Banksy, faites le mur

Insurrection qui vient en images (Gorgone et Dream Team politique)

L’activité intense de contestation stimule, en marge des manifestations, une iconographie forte. (Avec effets de nouveautés, certes, en phase avec l’actualité mais aussi cet effet « rémanence » de luttes anciennes, vieux patrimoine de la rue où s’exprime le peuple, résurgence, formes qui transpirent des murs, nouvelles et fatiguées à la fois.) L’atmosphère de critique, quel que soit son niveau, même si ça ne vole pas toujours très haut, ça dégage une force collective qui repense les conditions de vie contre lesquelles les idéaux butent et s’écrasent. Ça dégage un phénomène enveloppant propice à l’individuation créative. Par exemple ce joli blason où les puissants du monde forment un team rayonnant de managers promettant l’avenir radieux. Sauf que leurs dégaines n’a rien d’engageant, transpirent la corruption, le bling bling, l’impuissance. Une démarche intrigante est celle de GRP et de son personnage vert (Gripa), en combinaison protectrice évoquant la corporéité martienne, les homuncules d’autres dimensions, qui s’invitent chez les hommes pour les observer, les commenter, leur tendre un miroir déplaisant. Gripa m’évoque la grippe dans le sens où, venu d’ailleurs et arrivé chez nous sans immunité adaptée, nous lui avons refilé la grippe et dans l’autre sens : il a tout fait pour être pris en grippe, selon l’expression consacrée, d’où son aspect morose, grincheux, isolé dans sa bulle, en quarantaine. Vu sa fragilité immunitaire, il capte tout le mauvais, la pollution sociale se fixe sur son enveloppe, et il devient ainsi un être microbien imaginaire judicieux à examiner au microscope. On peut, cela dit, le surprendre en toutes sortes de postures, médusé simplement dans la maussaderie contagieuse du monde, ou ambigu, pas loin d’opter pour les voies malignes, s’amuser du mal, s’en repaître. Gripa est par ailleurs intégré aux créations du collectif No Rules Corp qui, actuellement, ne passe pas inaperçu. Notamment dans cette figure avec mitraillette en bandouillère, sombre, charbonneuse et en même temps chatoyante, incandescente, intemporelle, dressée comme un reproche éternel, la guérilla sans fin, immortelle. Sa corporéité relève, elle, de l’apparition, sans doute par la maîtrise de la texture déchirée, lacérée. Comme pour cette tête hurlante, jaillissant du mur, propulsée par des traits de papier déchiré, laissant imaginer un corps invisible dans le rouge, dissout dans le sang, transpercé de traits. (Ce sens de l’apparition caractérise aussi la présence d’un grand flic-RATP flanqué sur la façade du Musée d’Art Moderne.) Ces sujets en arme (porteurs d’armes ou criblés d’impacts) croisent un insurgé plus poétique, qui se multiplie dans des pantalons de couleurs différentes, torse nu comme un bateleur de cirque, comme un gladiateur moderne de la rue. Les différentes occurrences se répondent : là, il brandit une tête de Gorgone, ici une tête d’homme qui se cache les yeux (plus précisément : l’image d’un homme qui se cache les yeux), évitant de regarder le monstre. C’est, en deux gestes symboliques, la représentation des forces à surmonter pour manifester contre un ordre établi et se sentir exister, apparaître en individu. Il faut déjouer la violence descendante qui paralyse (méduse). Se fermer les yeux et crier comme signe de lucidité, comme arme pour trancher la tête de Gorgone. Car avant d’agir, encore faut-il remettre en cause une somme épuisante d’évidences dont la présupposée « nature » laisse entendre qu’il est désormais impossible de changer quoi que ce soit, « c’est ainsi, on n’y peut rien ». (PH) – Info sur No Rules Corp

Gare au primaire

Une thématique préhistorique à Mons. Est-elle concertée ? Entend-elle indiquer comment le côté primaire d’une vie, d’une ville et de son esprit de clocher, finit par sourdre des murs ? Ou simplement rappeler que ce temps là n’est pas si loin, finalement, rappeler des origines, les inscrire dans toute ambition qui entend rompre avec les instincts ? Souligner perfidement que les « dinosaures » gardent la main sur la vie de l’esprit ? Simplement s’amuser avec des formes anciennes pour faire joli (ça marche aussi) ? Le Cromagnon avec sa massue, qui semble promener son petit dinosaure, est stigmatisé comme « touriste ». L’inscription est presque recouverte, est-elle due à l’artiste qui a collé les deux silhouettes en papier ? (Enfin, ce n’est pas très fin comme message.) (PH)

Street art des vacances

La nature, la montagne, les villages pas très peuplés, le terrain n’est pas propice au street art ! Je ne parle pas des murs abandonnés, des vieilles granges, des constructions publiques le long des routes, des boîtes électriques, couvertes de signatures… Je n’ai pas cherché, ce n’était pas l’objectif, mais j’ai vu peu de choses. Tout de même un très beau papier collé à Sauve, village médiéval abritant, selon les rumeurs, pas mal d’artistes. Dans une petite cour, sur un tuyau d’évacuation d’eau, un torse qui porte sa tête, dans les mains, à hauteur du ventre. Peut-être la tête d’un autre ? Est-ce une tête décapitée ? À regarder de près elle semble sortir du ventre. À la place du chef, sur les épaules, une lettre A, bancale. Un être en forme de rébus. Sauve prépare sa fête médiévale, tous les habitants participent à la décoration, les ruelles sont pavoisées. Toiles peintes « maison ». Lors d’un passage à Nîmes, rien vu grand chose (mais pas cherché, je m’en tiens à ce qui saute aux yeux selon le trajet prévu), une tête avec mention « 3ile » (île de la tentation ?), et un autre pochoir barbouillé que j’aime pour ses ratures, tête perdue dans les bavures d’encre. À Uzès, on ne doit pas tolérer l’impression d’œuvres libres sur les murs classés. Deux ou trois interventions criardes, ici ou là, mais surtout, placé en hauteur, ce pochoir de deux briques colorées, fines, précises, superposées, presque interpénétrées, évoquant en un mouvement aérien suspendu, toute l’ingéniosité et les combinaisons infinies du principe Lego. Appel à l’imagination des formes simples en faisant ressortir la monotonie de la pierre historique. Dans Avignon, agitée par la fin de son festival, il était possible, en cherchant bien, d’effectuer une fameuse moisson. L’art appelle l’art ! Déjà, ce placard hétéroclite autour d’un papier collé, tête de punk héraldique aux polarités bien tranchées (positif vs négatif), autour duquel quelques pochoirs cinéphiles se sont rassemblés : une créature bicéphale de Manga, une silhouette d’Al Pacino mafieux, la lune éborgnée de Méliès. Pas très loin, un homme strié de fatigue, anonyme marqué par une histoire éprouvante théâtralisée à même la peau (rides, réseau de lignes), bascule hors du mur. C’est signé « enim », pas un débutant si les documents trouvés sur le Net lui correspondent. Dans une ruelle près du Palais, au fond d’une niche qui pourrait héberger l’image d’un saint ou d’un personnage historique, la silhouette expressive d’un corps moderne ensauvagé, bête de scène entravée, révoltée. La grande image du vélo méticuleusement démonté, exposé en pièces détachées, amuse (avec adresse flikr). Et j’ai un faible pour ces silhouettes d’encre presque informes (déjà présenté ici des sortes de poux accrochés au crépi de murs parisiens), élément d’un bestiaire approximatif, éclaboussé, ici une bestiole entre micro-éléphant et puce-géante, trompeuse et suceuse, en lévitation au-dessus d’un cœur « love ». Plus humbles, les pierres usées, polies, sont copieusement dessinées et écrites. (PH) – Site de « umin »

Queue leu leu fraîcheur

(Méli-mélo, 2)

Bitume fœtus. L’air chaud et lourd joue le retour de flammes dans les rues. À même le bitume du trottoir, la silhouette d’un fœtus bien à l’abri dans ses membranes maternelles se met à trembler comme un mirage, un signe qui s’évapore, contours qui s’effacent. On ne cesse de piétiner la vie. Où aller pour ne plus penser en langage thermomètre et oublier la sueur ? Essayons cette galerie d’art dans l’arrière-cour, il y a de l’ombre. – Carrousel de vie et de mort – Selon la petite annonce, l’artiste Saint Clair Cemin y expose « Splendeur et misère », d’après Balzac. Tout un programme, et il fonctionne, le programme. À défaut de réelle fraîcheur physique (ni clim’, ni atmosphère de vieille maison qui ne laisse pas entrer la canicule), il y a une allure générale entraînante, un courant d’air visuel qui charme par sa simplicité et une profusion désuète. Le regard embrasse d’emblée une sorte de procession aux formes multiples, l’œuvre épouse des courbes linéaires et brasse de nombreux épisodes, (chaque silhouette évoquant des familles d’événements, des avatars en cascade), c’est la roue de la vie qui tourne. Une foule bigarrée à la queue leu leu où tous les âges et plusieurs styles de statuaires sont représentés, abstraits, symboliques, figuratifs, artisanaux (comme tous les âges aussi de la représentation artistique). Des formes solitaires, des groupes, des pèlerins, des scènes de la vie quotidienne, métiers ruraux disparus, des évocations de fable, des fanfarons, des âmes en peine, des luxurieux, l’humain et l’animal dans le même cortège, des silhouettes informes, en évolution ou en décomposition, des éléphants à la parade, et vers la fin, quelques oiseaux stylisés, superbe envol migratoire vers la mort… – Mater du nu pour transpirer moins? –  Le Centre Culturel Suisse présente une exposition conçue par Jean-Christophe Ammann qui, en 1985, présentait au même endroit les créations de Fischli & Weiss. Aujourd’hui il rassemble des œuvres de quatre artistes qui « abordent frontalement les questions du corps et de la sexualité ». Le titre de l’exposition c’est « A Rebours », mouvement de régression, retour vers les poches fœtales. Ce n’est pas inintéressant même si on peut avoir l’impression au vu du contenu, du titre et du discours, que c’est un peu gonflé. Aborder frontalement les questions du corps et de la sexualité, avouons que ça fait un peu bateau, ça peut vouloir dire tout et son contraire et ne pas sembler très original. Mais peut-être que quelque chose d’original s’inscrit dans ce frontal : il y a chaque fois, au cœur même du ton direct, une esquive, parfois subtile (parfois moins). Dans les grands formats d’Elly Strik (huile, laque, crayon sur papier), il y a effectivement des sujets corporels et sexuels « affrontés » mais dans leur état fantomatique, obsédants, êtres presque immatériels, des ombres, des hantises. Dans The Same, la longue silhouette enrobée de bleu clair de pois blancs soulève son scalp, son identité est constituée d’une série de masques simiesques (on en voit deux, on peut en supposer des couches à l’infini empêchant d’atteindre le vrai visage. La Castration est un jeu de nervures et membrures, cherchez la blessure… Du même artiste il y a de petits formats noir et blanc (huile, laque, graphite sur papier) tout à fait saisissants. Cette main et ces doigts complètement tatoués, comme une cosmogonie personnelle, indéchiffrable, à même la peau et s’enfonçant dans la naissance d’une touffeur intime. Le même dessine la dispersion reproductive, des tourbillons comme des nœuds d’arbre à la surface des désirs, des intrications de visages renversés, d’œufs, de pilosités rituelles… De Martin Eder il y a des aquarelles : l’esquive se glisse dans l’archétype du genre, l’aquarelle étant traditionnellement (par convention) réservée à des sujets « poétiques » et non à des modèles pornographiques pris tels quels dans des magazines, sans doute, et presque tous tenant un appareil photo à la main. Et puis, au centre du dispositif, des photographies couleurs, grand format. Quelques nus. La dimension, le contraste entre la peau nue et les fonds noirs soulignent l’intention d’exhiber « frontalement » le nu et le trouble érotique qu’il est censé engendrer (tout en reposant sur un universel du nu féminin, les postures, attitudes, regards et accessoires disent assez que les standards changent, que les corps ne sont plus les mêmes et qu’ils sont le lieu d’écritures, de formatages, de plasticités érotiques perturbantes). Pas si simple en effet : sur ce visage en gros plan, des gouttes de sueur ou des larmes retiennent surtout l’attention et détournent la sensualité des lèvres. Là, le corps sans pudeur conserve un mystère, un voile de par la présence des piercings qui « escamotent » quelques zones érogènes (les transforme en autre « marques » d’autre chose, une clôture). Un hématome sur la cuisse, une position de replis des jambes ou cette maternité absorbée par la transformation de son corps, les mains supportant le fœtus et scellant l’accès à l’intime, détournent le regard vers des significations moins frontales, moins nettes. Avec Caro Suerkemper, il peut s’agir d’esquive par le matériau et l’objet (le modèle détourné) : des œuvres de porcelaine, imitation de chinoiseries et scènes orientalisantes mièvres pour décorer les vitrines de salons rococos, représentent des groupes de hardeuses pratiquant des jeux sans équivoques. Ou des statuaires dont l’ingénuité artisanale cache mal les intentions perverses : mélange des genres qui laisse affleurer le malsain. Avec Christoph Wachter, l’esquive est dans la manifestation même de son œuvre. De loin, des cadres blancs avec au centre des taches noires, de format identique. On dirait un alignement de boîtes postales ou d’urnes funéraires. Un alignement géométrique de carrés noirs. En s’approchant, le noir ne semble pas compact, des traits et du gris s’y distingue, on pense à une collection de timbres, il faut avoir le nez dessus pour identifier autant de scènes SM gravées. Dans les alignements, certains rectangles sont d’authentiques monochromes noirs. Face à la monotonie de la perversion, il est recommandé de fois fermer les yeux, au moins de les cligner… – Recevoir un signe d’amour pour planer au-dessus de la chaleur ? . – Le Mur, espace réservé à la création d’œuvres de street art (intersection Saint-Maur et Oberkampf), accueille une vaste signature, une magnifique calligraphie sismographe, colorée et feuilletée, faite de failles et de crêtes fulgurantes, une écriture comme un labyrinthe effrayé. C’est créé par A1one, artiste iranien, ça s’intitule « ISHQ », ce qui veut dire « Amour » au sens spirituel. Voilà, un signe qui appelle à développer les « techniques de soi ». Juste dessus, il y a un papier collé, signé Kony (assez « célèbre », que l’on peut voir à d’autres endroits de la ville et un « hommage » à Ben, ben voyons). Justement, là se trouve une terrasse ombragée, agréable, avec des mojitos bien foutus et des appareils brumisateurs. Mais il faut reprendre la marche, le long des boulevards irrespirables du fait de la circulation, puis de plus petites routes, tiens, « le palais des glaces », c’est pas là qu’on serait bien ? Plus bas on arrive sur le canal Saint-Martin, il commence là où s’enfonce sous la ville, et tant pour l’œil que pour la respiration, c’est plus fluide. Sans nier le côté historique du canal, là en pleine ville, avec ses petits ponts et ses minuscules maisons d’éclusier, pour un ancien mosan, cela sent le jouet, la réduction, le décor de train Marklin et miroir à souvenirs. Sauf qu’au bord, il n’y a pas que des pécheurs, mais aussi des téméraires assis à côté de leur bécane branchée, affiliée aux pratiques du fixing. Ce n’est pas grand-chose, mais une écriture plus loin, témoigne de l’appropriation des paroles de chansons pour exprimer le désir de partir voir ailleurs, de changer d’horizon (« nous nous en allerons »)… (PH) – Méli-mélo 1Saint Clair CeminA1One

Les urnes, les burnes, dedans, dehors

Un beau papier collé, stylé et en phase avec le rendez-vous électoral belge récent. Près des panneaux de signalisation, il pourrait signifier « attention, zone tous risques ». On peut passer devant et l’assimiler à une campagne citoyenne en faveur du « devoir démocratique » (exprimer sa voix dans les urnes quand on y est invité). L’urne est rouge et transparente, en perspective, elle a du volume et elle est présentée comme un lieu accueillant où se rencontrent différentes trajectoires de vie. En quelques silhouettes, on y voit plusieurs générations, des travailleurs, des promeneurs, des personnes à mobilité réduite… Les urnes comme boîte à idées où l’on décide de la société que l’on veut partager. Une deuxième lecture peut y voir un espace forclos, une boîte scellée, on y entre, mais rien n’en sort, l’urne cul-de-sac, à court d’idées, l’urne qui tourne vinaigre et rend la démocratie claustrophobe et se transforme en cage. On n’en est pas loin. Les murs, en général, ne sont pas optimistes pour le moment ! Voyez cette fresque sanglante qui représente la violence déchirant le monde, de bas en haut, des silhouettes fashion aux technologies sophistiques de bombardement, de la terre au ciel, le sang coule dans une atmosphère de sadisme/masochisme. Ou encore cette planète en forme de cristallin (ou vaste donut oculaire fracassé) qui se fendille, se craquelle, implose, un monde qui part en couilles. Un peu de détente grinçante avec le fumeur aventurier de Spliff Gâchette (continuation en street art de Pif Gadget, 40 années dans le sillage du PC), jeune élégant, politiquement incorrect qui fait resurgir sur les murs le plaisir de fumer. Juste à côté d’une « passeuse », elle aussi aventurière, mais ombrageuse, cigarette à la main, et indiquant la sortie. De l’importance de garder l’oeil sur la sortie. Dessin tiré de la série « Exit – Das Kapital ». Autre manière d’indiquer une sortie d’urne honorable, pour le futur ! Les petites bestioles carnassières, pochées blanches sur les trottoirs, veillent au grain, empêchent de rêvasser complaisamment, nous rappellent que les parasites anti-démocratiques, invisibles, nous rongent de partout. (PH) – Blog de Spliff GâchetteExit – Das Kapital

Immolation coréenne (dans l’indifférence d’un street art plus décoratif)

Street Art Without Borders, mai 2010, Paris

Tir groupé de papiers collés portant tous la mention « Street Art Without Borders », avec des signatures allemande, coréenne, brésilienne… Le concept de l’exposition collective adapté au Street Art ? Une communauté d’artistes de la rue qui voyagent et utilisent cet intitulé pour identifier leurs travaux ? Auquel cas, on peut imaginer des rendes-vous coordonnés et que l’Allemand, la Brésilienne, la coréenne soient passés ici, il y a peu, pour apposer leurs dessins. En fait, il en est autrement : une personne bien inspirée a imaginé un système pour faire voyager les œuvres de Street Art, les montrer en plusieurs villes, leur permettre d’être vues dans des villes autres que celles où elles sont nées. En outre, de cette manière, les artistes peuvent découvrir, replacées in situ, pas uniquement en photos, les créations conçues loin de chez eux, qu’ils ont peut-être peu de chances de voir en vrai. Cela fait office de musée, lieu où l’on peut se confronter aux images réelles et non à leur reproduction. Bien sûr, un musée éphémère adapté aux images du Street Art, forcément un art de copies mais dont l’authenticité tient à être « accroché » pour une durée aléatoire dans la rue. C’est ce rapport au support et cette durée aléatoire qui font de la copie un original, en quelque sorte. Voilà, derrière tout ça, l’initiative d’un personnage qui contacte des artistes, leur demande de lui envoyer des œuvres et qui les colle aux endroits les mieux adaptés, selon la mise en scène la plus appropriée. Un commissaire Street Art. De cette fraîche livraison, je retiens l’image épurée et puissante de la coréenne Nana : « Hatekillmyself », frêle corps féminin agenouillé, la tête couverte d’un vaste sac noir ou remplacée par un autre organe à force d’être contrainte à l’anonymat, se vidant de son sang, aux extrémités tranchées. Un dessin très simple qui happe le regard, une sorte d’appel à l’aide dont les traits sont explicites : ici, dans la société, il se passe des choses graves, sans nom, et ça passe par mon corps, mon intimité. Ça contraste avec les jolies filles asiatiques qu’aime placarder ZHE155… La Brésilienne Verdeee a réalisé un collage avec pochoir très attrayant (technique mixte), sombre et chatoyant. Un fond de journaux avec des taches de couleurs, des triangles colorés en tous sens, une forêt de signes où volent des messagers intergalactiques et, par-dessus, trois têtes de femme (la même mais en des postures ou expressions différentes), à l’encre noire, carrément charbonneuses, ornées de magnifiques bois de biches/cerfs, familière mais d’une sauvagerie subtile, inaliénable. Cet éternel féminin sauvageon est placé à côté d’une jeune princesse blanche, torse nu, le Christ tatoué entre les seins et surmonté de cette phrase : « Die Die my Darling » (Mittenimwold). Et tandis qu’Aiber colle à tour de bras son Super Monsieur en lui adjoignant une Super Madame au Super cœur éclatant, que Mimi le Clown ne cesse de revenir en de nouveaux avatars (Super Clown comme on parle de Super Héros), je retrouve avec intérêt une série de tête de singes et de lapin de 13Bis. On dirait des masques qui veille sur nous, on pense aux dessins anatomiques représentant les êtres sans leur peau, pour montrer la structure des muscles, des nerfs, de tout ce qui fait tenir l’être en un tout, mobile, actif. Une esthétique qui hésite entre victime et appareil de violence. Ainsi, sous la peau reste aux aguets une bestialité prédatrice, une machine inexplicable, aux instincts insondables, indomptables… (PH) – Présentation détaillée du projet Street Art Without Borders

Chercher des poux

Laurent Busine explique, dans le cadre d’une table-ronde sur le patrimoine industriel, au Centre Wallonie Bruxelles – événement organisé pour soutenir le dossier du classement du site du Grand-Hornu auprès de l’Unesco -, comment faire pour qu’un musée d’art contemporain n’atterrisse pas en météorite indéchiffrable dans le Borinage. Il raconte son travail de Conservateur hors les murs pour rencontrer les « voisins », aller chez eux, les faire parler d’art, affronter autant de fois que nécessaire le questionnement élémentaire concernant les significations de l’art… Laurent Busine parle devant une image géante Microsoft, paysage virtuel, et je me dis qu’i s’agit peut-être de patrimoine industriel de demain, futurs vestiges de l’industrie des programmes numériques, qui pourrait bien faire l’objet d’archéologie, d’études, de publications, d’expositions… Un peu avant, Alain Forti avait présenté un diaporama sur l’évolution des perceptions des paysages industriels miniers et sidérurgiques et montré quelques représentations picturales dues au peintre Paulus. Dont un mineur hâve, déprimé aux traits tirés, aux orbites broussailleuses, impénétrables. (Ce bref colloque parcourant l’émergence, les balbutiements puis l’élaboration scientifique d’une politiques officielle pour sauvegarder le patrimoine industriel, scrutant ce moment où, pour contrer la défaite que représentait ces bâtiments à l’abandon, glissant à l’état de friches, il a fallu penser autrement, faire évoluer le concept de patrimoine « valable » et, en quelque sorte, profiter des évolutions de la notion de « beauté », aurait gagné à évoquer, par exemple, le répertoire des musiques dites industrielles dont la radicalité a marqué les esprits et certainement contribué à faire prendre conscience qu’il fallait faire quelque chose, traiter autrement les traces d’une époque révolue, détruite et qui n’était pas non plus réellement un âge d’or ! Mais ce n’était pas l’objet !) Mais j’en reviens aux orbites broussailleuses, regard vide, sombre, enfoui dans son désespoir, peint par Paulus, abîme au fond duquel on se dit que doit briller l’œil vengeur de la lutte des classes, ne serait-ce qu’un reflet ! Et en sortant de là, je l’ai retrouvée cette orbite, mais libérée de la toile, affranchie du personnage, de tout individu, et se multipliant sur les murs comme une araignée. Une bête contagieuse. Un pochoir qui pourrait ne pas en être un. Une tâche, une éclaboussure. Mais non, en comparant plusieurs de ces tâches, il y a bien une intention, une forme dans ce difforme qui galope. Un gros pou noir hirsute, et on lui voit parfois les yeux, carnassiers, sans pitié. Une vengeance qui vient de loin, de profond. C’est tout petit mais indestructible et doté d’une mémoire phénoménale, industrieuse. (PH)