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Couleurs tuméfiées, vitalité promise (Miriam Cahn)

Fil narratif à partir de : Miriam Cahn, « Ma pensée sérielle », Palais de Tokyo – Georges Didi-Huberman, « Brouillards de peines et de désirs », Minuit 2023 – Baptiste Morizot, « L’inexploré » Wildproject 2023 – diverses bactéries…

Il pressent un cheval de Troie bactérien dans un de ses organe. Il ne sait pas encore précisément lequel. Cet organe et l’envahisseur bactérien, d’une certaine façon, bon ménage, façonnent un écosystème qui convient à leur union et rêvent de coloniser tout l’organisme, par le sang. C’est une présence sans nom, – plutôt une métamorphose impensée de soi –, tant qu’aucune analyse médicale ne vient identifier l’intrus. En tout cas, cela bouleverse ses affects à fleur de peau. Les déracine, les chahute, les déporte. Un brouillard imbibe l’épiderme, égare les notions d’intérieur et d’extérieur, d’ici et là-bas. D’abord rien d’autre qu’une fièvre de chien. Rejet intense de toxines. Pourtant, le tonus global est optimiste, il s’exalte même. Peut-être est-ce une exaltation de possession, dopé qu’il est de se sentir élu par des visiteurs-teuses venues d’ailleurs, étrangères, générant une vague d’énergie surnaturelle qu’il croit d’abord pouvoir domestiquer, et par là augmenter sa puissance, avant de douter, suspecter lentement mais sûrement que cette force intrusive se substitue à sa vitalité propre, purement et simplement. La remplacer, la transformer en quelque chose de tout autre. Ce qu’il ne voit même pas vraiment poindre d’un mauvais œil. Plutôt intrigué. Suspens dont il est l’enjeu.

Plus d’enveloppes mais des frissons

Se promenant, des jeux de lumières et couleurs qui, d’ordinaire, l’émeuvent, le touchent – à chaque fois, « événements » neufs – ne lui font plus ni chaud ni froid, ils sont là, simplement. Ce n’est pas qu’il soit blasé. Il les voit sans les ressentir en lui. Sans les reproduire en lui, les sentir entrer en lui. Il se souvient de l’émotion que cela suscitait, un an avant, à la même époque (ce sont des jeux de lumière saisonniers, liés à l’état de la végétation naissante à cette période de l’année, aux luminosités typiques de ce passage de l’hiver au printemps). Là-bas, sur la ligne des labours, un saule d’un jaune juvénile, fébrile, à peine né, vif et vagissant sous le spot du soleil, transfiguré sur une nuée noire de giboulée orageuse, dont il recevra le grésil un peu plus tard. Plus exactement, il est pris dedans, il est fondu dedans. Il est l’extérieur qu’il regarde. Il ne ressent plus les choses depuis un intérieur à partir duquel établir une distance, une différence, prélude à la jouissance esthétique (où l’on reçoit de quelque chose/quelqu’un, où l’on donne à quelque chose/quelqu’un). La barrière-philtre s’est estompée ainsi que la porosité quelle organisait, la porosité étant aussi un mode d’échange, d’interrelation, de transit assumé entre les choses et soi. 

Il n’a plus d’enveloppe, où qu’il soit, il a froid, sans cesse, il tremblote, il est parcouru de frissons, d’infimes vaguelettes lui hérissent le bas du dos (comme de sentir ses poils se dresser face au danger). Il est secoué, ses dents s’entrechoquent un peu, dès qu’il bouge, ou se déplace au jardin, se traîne un peu sur la route, dès qu’il change de position dans le fauteuil. Pour endiguer le gouffre des frissons – il lui semble qu’il pourrait y disparaître –  il accumule les couches, chemisette en mérinos, chemise, pull, premier polaire, second polaire, robe de chambre, plaid. Rien n’y fait. Au moindre déplacement, il se découvre partiellement, le froid lui inflige comme une décharge électrique. A chaque miction maladive, intempestive, dans le seau qu’il garde près de lui, douloureuse et rougeâtre (« ah, ça recommence, faut que je me fasse conduire à la pharmacie, en bas »), il s’éparpille dans le dehors glacial, doit patienter de longues minutes avant de retrouver, sous ses multiples couches, une température stable, à lui. Il n’a plus besoin de penser, de lire, de commenter, il lui suffit de regarder ce qu’il a sous les yeux, sentir ce qu’il ressent. Le monde est le grouillement qui l’affecte.

C’est une sorte d’immédiateté tremblante, intranquille, qu’il doit aux invisibles bestioles qui le violentent, sans intention de nuire, du simple fait qu’elles existent et ont trouvé la porte d’entrée. Ce ressenti physiologique – où la singularité des faits de son histoire s’estompe, se dilue, plus rien n’étant retenu – exhume une imagerie baignée de teintes instables, pas abouties, pigments débiles et fébriles. 

Racines et fosse commune

Flux de couleurs fraîches, d’une fraîcheur tuméfiée, rongée par un cancer omniprésent. Elles lui reviennentdes peintures de Miriam Cahn, vues il y a des années au Palais de Tokyo.

La silhouette soudainement illuminée d’un arbre, dressée comme une ampoule fragile, vaporeuse, sentinelle éphémère, presque sans attache, s’envolant, fuguant au ciel, échappée d’un lieu où l’on réprime les éclosions. Un autre arbre au feuillage pâle, s’évapore peu à peu dans une atmosphère indifférente, ses racines puisant une sève sanglante, une lave défoliante envahissant tronc et branchage. Le feuillage pâlit. Comment vivre, s’épanouir, quand ses racines plongent dans l’humus sanglant, absorbent le jus des innombrables mortes par violente, racines fouillant la fosse commune des féminicides  ? Comment s’échapper et rester arbre ?

 Il y a aussi cette vallée verdoyante, juste un halo gazeux, instable, un mirage au pied de montagnes à la neige grise, sillonnée d’une trainée rougeâtre, l’arête des pics sanglante, voilà, l’obstacle insurmontable, le cirque rocheux qui enferme et condamne tout espoir de passer de l’autre côté, d’atteindre le bleu, d’ailleurs si hautain, si idéal qu’il en est inhumain, menaçant, indésirable. L’image placée à côté : dans une atmosphère sombre, dense, cieux et terre opaques, ténébreuses, une maison transparente, refuge qui ne protège de rien.

Une image d’avance (comme on dit un temps d’avance)

Il se souvient avoir eu du mal à se fixer devant telle ou telle image. Cela bougeait. Ce qu’il devait saisir glissait de l’une à l’autre, le regard ne se posait pas, avait l’impression que le sens d’une image se trouvait dans la suivante, ou la précédente ou celle qui n’était pas encore là, en train de se faire. Un mouvement irrépressible à la fois vers la profondeur étouffante et vers un horizon où respirer, reprendre haleine. Cela tenait peut-être à la manière dont travaille l’artiste telle qu’elle l’évoque lors de diverses interventions dont un portrait publié par Libération (12/04/23) : « Tous les jours de toute la vie, l’incontournable plasticienne suisse se lève vers 11 heures, lit la presse internationale, puis réalise une œuvre à la beauté redoutable et la violence infinie. Trois heures maximum, qu’il s’agisse d’un petit dessin aux couleurs phosphorescentes ou d’une toile de cinq mètres à la craie noire. Jamais d’esquisse. Une fois l’œuvre terminée, elle la retourne contre le mur ou la roule dans un casier soigneusement numéroté, et ne la regardera plus. » C’est ce qui fait qu’aucune peinture n’est une œuvre en soi, avec un début et une fin, mais est le fragment d’une discipline, d’une pratique journalière, pour essayer de capter ce qui ne peut se fixer à l’intérieur d’un cadre statique. Ce qui compte est cette « routine » dans la quête d’images en prise avec le problème abyssal de la société, de la civilisation, celui de l’oppression des un-es par les autres, banale, innervant la tension sexuelle inscrite au cœur de la gouvernance du monde, depuis la nuit des temps, depuis l’organisation de la domination d’un sexe sur un autre. Au cœur d’un régime inégalitaire, la peur doit régner quelque part. Arrêter de produire les images qui ramènent à la surface les symptômes de cette malveillance systémique serait comme de n’avoir jamais dessiné ou peint le moindre tableau (ce n’est pas une thématique que l’on traite juste une fois, cela n’aurait pas de sens). Quelques petits écrans, dans l’exposition, révèlent le tempo inlassable, infatigable de cette dynamique répétitive, obsessionnelle, de montrer la contagion de la violence dans la formation de toute image du monde, petite ou grande, gangrène iconique.)

Couleurs stressées, porosité

Beaucoup de surfaces avec des couleurs qui n’en sont (presque) pas. Comme avortées, ou prématurées, sous l’effet d’une terreur soudaine, d’un trauma non seulement indéfinissable mais « normal », « banal ». Des couleurs sombres, inabouties, profondeurs mouvantes, entrailles telluriques. Ou à peine régurgitées, vives, à peine « posées », volatiles, un peu aigres, salies. Couleurs longtemps couvertes, encavées et qui suintent, vaguement éblouies, ne savent même plus qu’elles sont couleurs, nouées comme on parle de tripes noueuses dans l’angoisse et le stress de ce qui est advenu, de ce qui vient. 

(Ce sont ces couleurs qui lui reviennent, fumées lointaines, brumes éparses, taches insistantes, vapeurs stagnantes, d’abord comme générées par son infection, comme si les bactéries faisaient circuler des fragments d’entrailles teintées à la façon des toiles de Miriam Cahn, réveillant des atmosphères, des formes, des scènes. Cela lui revient donc comme des croquis organiques, tapis dans la fibre même de son histoire, et que des courants imperceptibles d’humeurs débusquent, font bouger, s’élever, se répandre, s’échapper, s’évanouir, comme des nuages sur les parois d’une caverne. )

Un climat de violence permanente, pénétrante, étalée et cachée à la fois, avec les côtés fulgurants et hallucinants du passage à l’acte, explicite, cru, et les côtés aveugles, les agencements où s’installe le refus de voir, la résignation des victimes qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, les épaisseurs psychiques qui encaissent, dépourvues, désemparées, éclatées, culpabilisées 

D’étranges tableaux.

Un corps allongé, une dépouille nue, massive, usée, travaillée, malaxée. Décomposée, indistincte. S’il n’y avait un éclairage blafard sur les doigts de pied, sur le sommet chevelu blanc, s’il n’y avait, du flanc, une main livide qui s’extirpait, se désolidarisait, faisait mine de s’éloigner de la charogne étalée sur le dos, rouille et viande saignée, il n’aurait pas vraiment identifier cette silhouette abattue comme celle d’un corps humain. Perdu. Un corps oublié, que personne ne réclamera, impleurable (selon Judith Butler). Comme ces cadavres anonymes gisant dans la poussière des rues en guerre, sacs affaissés, abandonnés, aperçus lors de reportages télé. Exposé à l’abîme sur un catafalque de sable, de limons tourmentés, caressé par des linceuls fuligineuses dérivant au ciel, nuages lourdement cardés. Écrasé par un azur irascible lointain, inaccessible. Dépouille ambigüe, victime ou bourreau exécuté, martyr ou vengeance, n’importe, silhouette de mort violente au cœur des matières originelles du paysage, d’où partent les récits. Il y a là quelque chose qui pense par l’image en train de se faire – ce travail quotidien de l’artiste, bien régulé, structuré, discipliné, déclenche une pensée par l’image – , s’enchaînant à d’autres à venir, en gestation, et qui met en échec la volonté de savoir clairement, objectivement, avec des mots d’emblée à disposition, ce que l’on voit sur la toile. Il s’y est arrêté justement parce qu’il ne savait pas ce qu’il y avait, là, ce que ça montrait. « … une pensée par images qui, sans doute, permet de n’avoir pas à distinguer une fois pour toutes telle chose de telle autre, tel corps de tel autre, telle matière de telle autre » comme l’écrit Didi-Huberman. »  (p.36) D’ouvrir ainsi des espaces de redéfinition des choses. Et le fait de buter dans l’incompréhension partielle face à ce qui est dessiné et peint, de n’avoir pas su ce que c’était, de ne le savoir toujours pas, l’entraîne dans une pensée labile, imagée, en tous sens. Et si au lieu d’un mort, d’un corps fini, achevant d’expirer tous ses fluides, toutes ses atmosphères psychiques s’exhalant peu à peu, il y avait là, bien plutôt une larve, un mort-chrysalide, en devenir (qui expliquerait que, de la masse vaporeuse avachie, surgisse une main déjà formée, des pieds qui ressemblent à des pieds, membres revenants) ? « Les matières sont dites indistinctes parce qu’elles sont pensées comme poreuses. Et elles ne sont si souvent poreuses que parce que domine en elles un principe dynamique de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses (en tant que métamorphoses et diffusions de liquides dans l’air ambiant). » (p.36) Ce corps, oui, infuse et diffuse, dans le limon, le nuageux, l’azur brut , engagé dans une transmission, trouble. Quelque chose de tabou. (Genre le géant/maître mort qui continue à inspirer la peur).

Des images distillent le malaise.

Tapis volant sur abîme violent

Deux êtres couchés sur la même couche, à distance l’un de l’autre, repoussés. Tétanisés, l’un par la menace ou l’attaque subie. L’autre par l’agression perpétrée ou la jouissance prise à soumettre l’autre, violenter par nature. Le corps mâle est grand. Le corps femelle est petit. Cela ne signifie pas qu’il y ait un adulte et un enfant (comme auraient tendance à le croire des citoyen-nes d’extrême droit qui ont accusé l’artiste de pédopornographie, comme l’a cru l’ancien élu RN qui a finalement vandalisé l’œuvre, dans un besoin malsain de trophée muséal, où implanter leurs idées violentes).Dans leur immobilité, ils sont entourés des gestes fantômes qui viennent d’avoir lieu ou qui vont se décharger. Du côté mâle, ce sont des secousses qui démultiplient l’appareil musculaire, hydre redoutable. Du côté femelle, ce sont des défaillances spectrales qui liquéfient et amputent les membres, paralysent. Le drap sur lequel ils gisent est imprégné des humeurs aigres, avariées qu’exsudent les corps dans la possession forcée (« tiens, ça ressemble aux teintes de mes urines épaisses et rouges, avant l’oxydation », se dit-il). Mais ce qui l’avait surtout frappé est que ce drap ne recouvre pas le matelas d’un lit, d’une couche ordinaire, il semble flotter, légèrement transparent et, de part et d’autre, sa surface laisse apparaître, le vide, le ciel, révélant une situation aérienne, celle d’un tapis volant. Le conte de fée vire au cauchemar. Ce grand tableau est jouxté par un dessin plus petit, portrait funéraire du mâle tourmenté sur sa couche, et un autre, placé plus haut, lucarne où se pourlèche un hybride mammifère-oiseau, repus de sang. 

(Sanguinolence qui le renvoie une fois de plus à ces urines, accumulées dans le seau, rougeâtres, brunâtres, jaunasses, fétides. La fatigue le gagne, houle irrésistible, amplifiant le désir de replis, de cocon, de multi-couches. Mirage d’un repos illimité. Le sang dans l’urine évoque une confusion des canaux intérieurs, plus rien n’est séparé, une confusion règne. Une métamorphose intérieure faite de passages, d’écoulements, de transmissions liquides et, même, vaporeuses. L’hybridité le gagne. Bien que tassé dans son fauteuil, engoncé sous les couvertures, la peau humide de suées, il ne tient plus en place, métaphoriquement, le vague à l’âme lui donne le tournis. Le cœur n’est plus à sa place, devenu entité vaporeuse qu’il partage avec les bactéries qui l’envahissent… il se sent glisser vers des fonds inconnus, c’est pas désagréable, malgré une menace sournoise qui s’insinue, retrouvera-t-il, quelque part, son « je », ou est-ce déjà trop tard ? 

« Si je ne peux descendre au village, téléphoner au pharmacien, qu’il me monde des antibiotiques… je ne passerai pas commande par PharmAmazone… négocier les antibiotiques, sans prescription, ffft… » 

Situation métamorphique, protéiforme

Fièvre aidant, l’exaltation latente s’obstine à vivre, à l’échelle personnelle, une aventure universelle, passionnante, selon laquelle « l’évolution des lignées de vivants passe par une chimérisation lors de laquelle des espèces différentes entrent en symbiose pour produire de nouvelles formes de vie. » (p.30) Se sentir le siège d’émergence possible d’une nouvelle forme de vie, ça intrigue, ça excite ! Dans la confusion, il est envahi par des temps anciens, primordiaux, résurgences des débuts immémoriaux (ceux-là sur lesquels la civilisation occidentale a voulu établir sa propriété), carrément, où les forces mythiques décidaient de la forme du monde que l’humain allait explorer et bâtir, « le moment où les êtres de la métamorphose prolifèrent », avant l’assignation de quelque statut que ce soit. C’est, en quelque sorte, le retour en lui d’un pareil  « temps mythique ». Qu’est-ce, à vrai dire ? « Or, si l’on se souvient du temps mythique tel qu’il est décrit dans les ouvrages d’anthropologie, en première approximation, il s’agit d’un temps d’avant le temps, dans lequel les êtres sont encore indistincts. Les formes de vie ne sont pas encore séparées. Les animaux ne sont pas encore distincts des humains. C’est une situation métamorphique, protéiforme. Une situation dans laquelle les êtres ne sont pas encore individués. Et conséquemment, on n’a pas encore de statut précis à leur donner, et surtout, les relations qu’on entretient avec eux ne sont pas encore stabilisées. On ne sait pas quels rapports on peut entretenir avec eux.» (p.31) Déstabilisé, gagné par une constitution floue, protéiforme, sans plus aucune distinction entre lui et ses hôtes bactériens, glissant d’un côté vers la fin et, de l’autre, vers un renouveau inédit. Au fur et à mesure, tout de même, affecté par l’affaiblissement, c’est surtout la peur qui le gagne. Plus le temps passe, jouant en faveur de l’envahisseur, ses défenses immunitaires s’avouent peu à peu vaincues – réalisme qui ne se dit pas encore tel quel à la conscience -, il pressent sa défaite. Quel est le degré de métamorphisme qu’un organisme peut supporter sans passer de l’autre côté du réel qui était le sien jusqu’alors ? Et c’est exactement cette peur spongieuse qui crée une familiarité aigue avec les couleurs et les images de Miriam Cahn, lui permettant de les comprendre mieux que jamais. (Alors qu’il en est à chercher la sortie de secours, « si je descends au bistrot du hameau, je trouverai sûrement de l’aide, on me conduira chez un toubib, à l’hôpital ? … Téléphoner à mon ancien docteur pour une ordonnance urgente ? Se souvient-il de moi ?  … parlementer sera épuisant, trop…  Ne reste-t-il pas quelques médicaments, dans une caisse, mais laquelle, où ? … pas la force d’entreprendre des recherches » … Avant d’être gagné par une nouvelle phase de calme lucide où ressasser les couleurs et images de Miriam Chan, s’en souvenir du mieux possible, l’aide, au fond, à se préserver.)

Chute et Nativité

La chute. Une femme, un enfant. Nus, éprouvés. La femme n’a pas l’apparat souple et romantique, morbide triomphant, d’Ophélie. C’est un corps usagé (dans le sens « on en a fait usage, sans ménagement »). Le cou est translucide, la tête presque détachée. Les yeux clos. Pourtant, il n’est pas certain qu’elle soit morte. Le bébé n’a rien d’un nouveau-né tout lisse, tout neuf, innocent. Lui aussi semble déjà avoir dégusté. Entrejambe rougeâtre. Deux être jetables. Sombrent-il dans les abysses aquatiques et ce que l’on voit qui les surplombe, est-ce la surface de l’eau, irisée de taches, trace de sang, luminescence verte qui expire. Souvenirs de palpitations. Ou bien sont-ils expulsés du ciel et tombent-ils dans la nuit sans fin ? La texture qui les entoure, bleue orageuse, chargée, a quelque chose de cosmique, d’aurore boréale brouillée, c’est une chute sans fin dans l’espace, c’est une sorte de chute violente initiale, la première, comme à l’origine du monde, une sorte de big-bang, depuis toujours, ces corps jetables initiaux, paradigmatiques, chutent, ne cessent d’inventer le vertige, d’ouvrir la voie vers l’abîme inimaginable. Une nativité inversée. Mélange de glauque et de féérie qui prend à la gorge, fait tourner aigre toute une tradition de jolies images sur la Vierge et l’enfant (par exemple). En haut à droite, une toile plus petite, un insomniaque livide, nu, sur fond printanier barbouillé, exerce sa vision latérale, exorbitée, tente de surprendre la présence indéfinissable qui ne cesse de le suivre, comme son ombre, qui lui pèse telle une menace. Âme pas tranquille.

Lisière de vitalités salvatrices

N’empêche que, dans le mouvement qui le poussait d’une image à l’autre, dans le vaste espace – trop grand – du Palais de Tokyo, cherchant dans la répétition de la rencontre avec une image nouvelle, le sens arrêté, du moins complété, de cette peinture en train de se faire, ce qui l’avait marqué était l’affirmation d’une vitalité malgré tout, et la volonté de chercher comment donner à cette vitalité la force d’une libération. Un imagier de la vitalité malgré tout. A la manière dont Achille Mbembé explique que les savoirs accumulés par les êtres persécutés sont ceux-là même dont le monde a besoin pour trouver des solutions face au désastre climatique (dont est responsable l’homme blanc extractiviste, porté par l’ontologie naturaliste, celui-là même dont Miriam Cahn peint l’essence violente, multiforme.)

“La vitalité en général ne devrait-elle pas, désormais, être pensée sous l’angle d’un devenir et d’un sortir, toujours à reconduire, à réactiver, à redanser ? C’est-à-dire d’un émouvoir et d’un réémouvoir capables de fragiliser toutes nos assises, de déplacer toutes nos stases, de critiquer tous nos jugements ? Ne devrions-nous pas sortir en permanence, c’est-à-dire renaître à chaque fois ? »  (Didi-Huberman, p.468) N’est-il pas temps, en effet, de « fragiliser toutes les assises » du monde actuel, de sa violence systémique exercée à l’encontre des autres, des fragiles, des femmes ? N’est-il pas temps d’en finir, de « sortir », de « sortir en permanence » d’un système destructeur pour semer le réémouvoir désarmant, puissant, fait d’une multitude de renaissances, vécues par le plus grand nombre (comme on dit), un temps de grâce, un temps mythique pris en charge démocratiquement, avec un horizon égalitaire ? Oui, il avait bien pensé à quelque chose ainsi, il y a des années, en ruminant ce qu’il avait entrevu dans les toiles de Miriam Cahn (attaquée ensuite par l’extrême droite). Au-delà du sombre et du cru, il y avait entraperçu les lueurs d’une vitalité à venir, en tout cas, potentielle, dansante, encore atteignable, à l’époque où la peintre, chaque jour, peignait de telle à telle heure, telle un métronome d’espoir…

Pierre Hemptinne

Biopolitique à la chaîne, avec autistes, sexes et matraques…

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : projet de film de Clémence Hébert avec La Porte Ouverte – La Maison Particulière, Sexe, Argent et Pouvoir – Bruno Vandegraaf, Paysages Urbains « à vendre » – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence – 300 Basses, Sei Ritornelli, musique d’accordéon…

Maison Particulière

Protocole du film familial. Tout le monde s’attend à s’y voir, en miroir. Cinéma des petits gestes obsessionnels. Gestuelle poreuse entre autisme et « normal ». La langue des tics, colonne vertébrale de la maintenance en vie. Suicide simulé, se regarder mort.

Tout commence lors d’une projection d’un fragment de film dans une médiathèque. Quelque chose en train de se faire, on pourrait dire en train d’être filmé, une forme ouverte. Il y a plus de cent personnes, l’atmosphère est familiale, comme pour ces rassemblements où plusieurs générations se redécouvrent et s’apprêtent à regarder et entendre une proposition d’images et de discours qui les concerne, qui parle d’elles, de près ou de loin, évoquant la filiation qui les traverse, génétique ou associative. Sans connaître encore la nature de ce qui va bouger sur l’écran, quasiment tout le monde dans l’assistance s’attend à s’y reconnaître un peu, directement ou par différents biais, ou à être touché à un niveau très intime de sa personnalité, avouable ou non. Chacun, chacune pourra vivre les images qui viennent un peu de l’intérieur, en paix ou en conflit, construites en partie par leur propre vécu. Ils ont à voir, ils contribuent activement ou passivement à la production de subjectivité qui aboutit à l’essai cinématographique qui fait l’objet de la soirée. Pourtant, d’emblée, peut-être que le point de vue surprend, conduit le regard à côté de ce qu’il se préparait à fixer ? Ce sont de petits gestes ordinaires et des postures sur le fil. On en a plein ainsi, perdus et disséminés dans notre propre langage, qui font même tenir ce langage, en sont une part du ciment, de l’articulation et contribue à nous donner une contenance. Des trucs, des signes pour tenir le coup, maintenir ensemble la forme à laquelle on tient vaguement, dans laquelle on se retrouve. Souvent on ne les sent plus, on ne les voit plus, on ne veut plus les voir. De l’ordre des tics, des marottes, manières de tordre les doigts, d’enrouler des cheveux, pas une fois, mais en série, de manière répétitive, absolue. Ou c’est une façon de sonder les miroirs, en s’absentant de son visage, en se vidant le regard, pour influencer le moins possible la surface réfléchissante, essayer de voir comment on est, vraiment, essayant, vainement, que ce ne soit pas vraiment nous en train de nous dévisager, mais extirpé de soi par la glace. Fugitivement, je pense à une courte séquence de Langue Maternelle où le narrateur simule le suicide sur les rails pour ensuite, caché, observé le protocole de recherche du corps : « J’entends crisser les roues du train, il s’arrête cent ou deux cents mètres plus loin, le conducteur longe la voie, certain qu’il va découvrir un mort. Il se penche plusieurs fois, parfois il court, espérant que je vis encore, il regarde en avant, en arrière, craignant d’avoir manqué mon cadavre il reprend sa marche tandis que, debout sur une souche, je regarde. J’observe avidement comment on cherche mon cadavre. Il faut qu’on me trouve. Malheur s’il est encore en vie. Sans savoir ce que j’ai dans la bouche je mâche une pomme de pin, de la résine entre les dents, des feuilles brunes collent à mes lèvres. » (J. Winkler, Langue maternelle, Verdier, 2008)

Les habitudes et le discontinu, dialectique. Filmer le chemin de l’altération. Autistes dans la maison médicale : « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ».

Si je cherche le mort dans le miroir, c’est assujetti culturellement au fantasme d’une première scène au miroir où j’aurais réussi à me voir dans une totale immanence, alors qu’aujourd’hui, ne parvenant plus à discerner le bon reflet de moi-même, créant une discontinuité de reflets semblables, jamais raccords, je ne parviens plus à les inscrire dans une habitude de me voir. « Sans l’habitude, nous n’aurions jamais affaire à des essences mais toujours à des discontinuités. Le monde serait insupportable. Tout se passe comme si l’habitude produisait ce qui se tient en place à partir de ce qui ne tient pas en place. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p.270) Face à ce genre de film, miroir, se poser la question de ce qui, ne tenant pas en place en moi, me fait tenir en place. Je ne trouve plus le chemin de la continuité, de cette immanence qui « s’obtient toujours par un pavage de transcendances minuscule » (B. Latour) que secrète l’habitude, la bonne, celle qui « augmente l’attention », qui sait « retrouver le chemin de l’altération en retrouvant la préposition qui l’a d’abord « envoyée » », au cas où elle se mettrait « à flotter sans repères » (B. Latour). C’est ce qu’entrouvre le film, un accès à ce chemin de l’altération. Des mouvements, tourner en rond, ne pas trouver de sortie, arpenter un couloir, se vautrer contre un radiateur pour sonder ce qu’il y a derrière, osciller au rythme d’une musique, s’effondrer narcotique au sol, s’accrocher au premier corps qui passe pour s’y encastrer, s’enrouler. Des postures, brailler théâtralement ou susurrer, avec une irrépressible envie de se voiler, se mettre sous le drap. De petits gestes ordinaires et des postures sur le fil, tellement bien connus de nous-mêmes, nous appartenant, mais que nous n’avons pas l’habitude de regarder comme nous caractérisant, nous préférons les ignorer, les considérer comme mineurs, involontaires, on ne sait d’où ils viennent, ni pourquoi ils s’obstinent à ponctuer tout ce que l’on dit et ne disons pas. On les connaît surtout de l’intérieur, sans jamais s’y arrêter vraiment, doutant même qu’ils soient repérables pour d’autres yeux que les nôtres. Ces gestes-là, précisément, mais triturés, malaxés, dégommés, sculptés, c’est exactement ce que s’attache à capter, monter et montrer, Clémence Hébert, dans un film en construction, en partenariat avec l’institution La Porte Ouverte. Un film qui reste un projet, qui a son futur devant lui et dont une phase provisoire est dévoilée comme une manière d’écouter et capter les avis d’un public, ses émotions indicatives, ses suggestions, ses interrogations. Mais ce ne sont pas là mes gestes ou postures, ni les vôtres qui leur ressemblent, mais ceux et celles d’enfants et adolescents autistes, dans les lieux de vie écartés qui leur sont réservés. Des locaux professionnels. Des espaces entre école et clinique, des bâtiments de vacances pour colonies, c’est cela la conception de la maison que la société destine à ces enfants. Et puis, là, dans le vide où l’on confine les autistes, avec entre eux et nous, un personnel soignant qui colmate tant qu’il peut les traces du rejet social, ces mêmes petits gestes et postures ordinaires, crèvent l’écran. Il n’y en a que pour eux, ils sont tout, ils sont le langage même. Ils sont création, selon l’expression d’un monsieur dans la salle, « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ». Oui, c’est cela qui crève l’écran, en tout cas, cette tentative de créer qui patine, tourne en rond, se mord la queue, c’est cela même créer. Dans la fracture, dans la rupture. Et un peu après, le même intervenant soulignera l’impression singulière que donne le film : ces autistes, acharnés à produire de la subjectivité, forment un collectif, un groupe relié, une communauté, ils semblent travailler le même matériau et dès lors relever d’une sorte de corps de métier spécifique, engagé dans une mission spécialisée. C’est peut-être parce que je vois dans toutes ces scènes une œuvre de création – montrées pour elles-mêmes, sans autre fil narratif, sans aucun commentaire, sans aucun pathos sonore ou musical supplémentaire, sans aucune dimension documentaire mais pour la force fictionnelle qu’elles dégagent et qui permet à ces enfants de tenir le coup, de continuer l’expérience de leur vie spéciale -, qu’à aucun moment elles ne me dérangent et suis surpris d’entendre un autre spectateur dire son angoisse devant certaines situations. (Mais je comprends.)

Ca coule, pourtant, aucune violence n’est cachée. C’est une production violente, violentée, de subjectivités douloureuses. Est-ce que d’avoir lu et relu Ferdidurke (Gombrowicz) crée une familiarité avec ces pensées autistes du monde ?

Je réalise alors qu’en ce qui me concerne, le film génère une empathie certaine, j’y reconnais une part de moi-même. Est-ce d’avoir trop lu et jouer à Ferdidurke ? Un peu plus tard, je m’étonne d’entendre un autre spectateur regretter que la réalisatrice ait, selon lui, édulcoré la réalité de l’enfermement autiste en ne montrant pas les crises de violence, les coups, les cris, les larmes, la casse. Pourtant, toute la violence, contextuelle autant que pathologique, remplit chacune des images du film, rien n’est caché, rien n’est embelli. Même si le montage, s’attachant avant tout à cadrer l’attention sur ces triturations douloureuses comme les moignons d’une narration fondamentale, prend une coloration apaisante parce ce qu’il révèle, comme quelque chose qui n’avait pas été prévue de pouvoir saisir, est que tout le temps, il y a là manipulation du langage ou de son impuissance, intervention sur le réel, ce qu’on appelle aussi production de subjectivité. Même si certains la trouveront empruntant des formes atrophiées. Dès lors le film renvoie à la question fondamentale, en évitant voyeurisme et problématique trop corporatiste (qui a par ailleurs tout lieu d’exister), qui est celle que chacun et chacune doit se poser : que faisons-nous de cette production de subjectivité ? Quelles voies d’accès aménageons-nous entre elle et notre propre production de subjectivité ? Comment la prenons-nous en compte, comment y répondre ? Ces personnes sont enfermées, non seulement parce que les dispositifs de soin impliquent de les isoler dans des bâtiments fermés avec du personnel d’accompagnement professionnel qui en font les objets et sujets d’un travail, mais avant tout parce que nous considérons tous que ce qui se produit là-dedans ne nous implique pas, et surtout, pour peu que nous ayons conscience que cela existe, parce que nous n’imaginons pas que ce qui provient de là correspond à une production de subjectivité avec laquelle nous devons aussi penser le monde, nous devons y puiser une part de notre créativité.

La production de savoirs des autistes et de leurs soignant-e-s enrichit généralement nos connaissances sur le monde, l’humain. Le secteur de la santé mentale produit de la subjectivité indispensable à la circulation des savoirs et des sensibilités différenciées

À part l’expression régulière de bons sentiments – « ces gens-là nous apprennent beaucoup » ou « ces gamins nous donnent une leçon de vie » -, il y a très peu d’analyses qui explorent le transfert de subjectivité des clos asilaires vers l’espace public. La littérature sur la biopolitique et la productivité de subjectivité exploite beaucoup l’opportunité des technologies de socialisation des outils numériques qui matérialisent en quelque sorte les réseaux d’idées, de réflexion, de créativité collective, toute la connectique socio-cérébrale qui, ainsi, rend plus évidente la part que cette économie mentale informelle prend dans la production économique industrielle globale. En général, et surtout autrefois, la subjectivité, considérée comme indispensable à la marche en avant de la société, est décrétée comme issue exclusivement des centres de pouvoir et des classes supérieures. Inévitablement, le changement de perspective devrait conduire à considérer autrement la contribution de chaque individu au travail individuel et collectif à fournir pour que le marché continue à produire des biens en suffisance pour tous et, surtout, pour innover, se repenser, s’adapter aux nouveaux défis notamment écologiques. Cela devrait conduire à revoir la notion de « chômeur-chômeuse » construite politiquement et médiatiquement comme péjorative. Mais penser et écrire sans état d’âme, comme Michael Hardt et Antonio Negri, que la production biopolitique devrait faire l’objet d’une révolution et remplacer l’actuelle production capitaliste, ne nous aide pas beaucoup quant à la manière d’y parvenir! Cette production biopolitique immatérielle, elle finit tout de même par intégrer des réseaux artisanaux et industriels qui la transforment en bien de consommation, dont profite le capitalisme. Ce qui change sont les définitions de propriété de l’outil et des matières premières qui entrent dans l’ensemble du processus industriel. Par conséquent, aussi, les niveaux et dispositifs de reconnaissance, de rémunération, ainsi que les fondements de justice sociale sont à repenser. Et justement, à ce propos, la production de subjectivité différente que montre le film de Clémence Hébert, comment entre-t-elle dans l’économie biopolitique !? « Pour augmenter la productivité, la production biopolitique doit non seulement contrôler ses mouvements mais se nourrir d’interactions constantes avec autrui, avec ceux qui sont culturellement et socialement différents ». (Hardt, Negri, Commonwealth) Par différents, ici, les auteurs visent les populations émigrées que les Etats, de plus en plus sous la pression populiste, entend contrôler par des politiques qui les constituent comme problème majeur et par ce fait même, les déprécient, les stigmatisent, les refoulent, alimentant toutes sortes de vieux fonds malsains nationalistes et identitaires. Mais incluons dans le processus biopolitique, nous, ces producteurs de productivité confinés et stigmatisés par d’autres frontières que des transfrontaliers du soin psychique tentent d’adoucir, ces enfants autistes, tous ces patients de ce que l’on appelle le secteur de la santé mentale.

Les savoirs des « autres » – étrangers, migrants, malades, autistes, fous – indispensables à une écologie efficace des communs du sensible. A mieux situer l’humain dans l’ensemble du vivant, en interdépendance juste. Pour une dynamique de l’autotransformation collective de ce qu’est la multitude à l’œuvre

Considérons que ce qui est créé par les travailleurs de l’autisme, une fois qu’ils fonctionnent en agencement positif avec les personnes qui les accompagnent, est indispensable à l’émergence « d’une écologie du commun focalisée tout aussi bien sur la nature et la société que sur les humains et le monde non humain dans une dynamique d’interdépendance, de soin et de transformations mutuels. Nous sommes maintenant davantage en mesure de comprendre que le devenir politique de la multitude n’exige pas d’abandonner l’état de nature, contrairement à ce que prétend la tradition de la souveraineté, mais en appelle plutôt à une métamorphose du commun qui opère simultanément sur la nature, la culture et la société. » (Commonwealth, 2012) Comment intégrer dans le circuit horizontal et non hiérarchique de la biopolitique les apports des adolescents dits autistes, de tous les fous en général, pour être certain que ce circuit ne reproduit pas les clivages et exclusions existants entre vies productives et vies à charge des autres !? Nous avons besoin que des chercheurs établissent la preuve que ces travailleurs différents sont parties prenantes de la multitude, indispensables, et non des handicaps. « La multitude doit alors être comprise non comme quelque chose qui est mais comme quelque chose que l’on fait ; comme un être non pas figé ou statique, mais constamment transformé, enrichi, façonné par un processus de construction. Il s’agit toutefois d’un genre particulier de construction dans la mesure où il n’y a pas de constructeur. À travers la notion de subjectivité, la multitude est elle-même auteur de son perpétuel devenir-autre, de ce processus ininterrompu d’autotransformation collective. » (Commonwealth, 2012, p.236) Ces approches biopolitiques de la multitude ont ceci d’intéressant qu’elles posent qu’aucune catégorisation n’est figée. Tout se pense et peut changer sans cesse. Et chacun a sa part dans « l’autotransformation collective » de ce qu’est la multitude à l’œuvre, plus question de se débiner, de se considérer comme désengagé, non concerné, impuissant. « La politique n’a sans doute jamais été tout à fait séparable du domaine des besoins et de la vie mais, aujourd’hui, la production biopolitique vise constamment et de plus en plus à produire des formes de vie. D’où la pertinence du terme « biopolitique ». Se concentrer ainsi sur la construction de la multitude nous permet de reconnaître que son activité productrice est aussi un acte politique d’autoformation. » (Commonwealth, p.238)

De la maison d’enfermement où créent des autistes à la riche demeure d’un collectionneur d’art. Ici, la production de subjectivité est prestigieuse. Elle a accès directement au marché. Collections privées partagées avec le public

Par rapport aux images de Clémence Hébert, optimistes parce qu’elles posent comme incontournable cette production de subjectivité autiste, terribles parce qu’elles révèlent toute la violence sociale qui pèse sur ces gestes et postures créatives, vivez un fabuleux contraste en pénétrant dans la Maison Particulière. Et je n’entends pas opposer, simplement marquer des différences de régime. Là-bas, un habitat collectif tout ce qu’il y a de plus commun, à l’esthétique et à l’équipement conditionnés par la pénurie et l’absence de générosité politique, ici, un luxe qui semble parfait, une merveille de design et d’agencements harmonieux. Nous sommes dans la maison même d’un collectionneur d’art éclairé, riche, un haut lieu cette fois incontestable de la production de subjectivité, parce que non seulement des œuvres s’y trouvent mais confortent surtout tout le système de leur réception, et de leur rayonnement social. Il est beaucoup plus facile de se représenter la circulation influente d’idées, d’images, de concepts, de plus values psychiques, à partir de ce foyer générateur de valeurs qu’à partir des chambres sans charmes où l’on confine les autistes. Le calme, luxe et volupté nécessaire au collectionneur pour jouir des œuvres achetées selon des affinités électives et l’intuition du bon placement, est, dans le projet de la Maison Particulière, visitable, fait pleinement partie de l’exposition, devient une expérience accessible à tous. Vous pouvez, le temps d’une visite, vous imaginer être le propriétaire de cet écrin raffiné, ou un de ses proches. Vous êtes dans le salon, les cabinets, la bibliothèque, vous avez librement accès à une partie des outils de connaissance, les livres et les catalogues disposés généreusement sur les tables basses et les rayonnages. Vous pouvez vous installer dans des fauteuils et divans magnifiques autant qu’agréables, et rêvasser, contempler, baigner dans une atmosphère esthétique et économique qui tisse une relation spatiale à un choix d’œuvres intégrées à la maison, une raison organique de conserver ces oeuvres qu’aucun musée ne peut restituer. C’est une situation exceptionnelle. Dans le musée, il y a toujours forcément l’espace commun, une zone fonctionnelle où tout le monde passe, la multitude indistincte, toutes catégories sociales mélangées. Les musées installés dans les demeures de grands artistes sont assez courants, mais elles ont été en quelque sorte dépersonnalisées, ne fonctionnent plus pleinement comme des maisons particulières, ne sont plus tout à fait des habitations singulières. Ici, c’est tout le contraire, et vous êtes dedans. Le collectionneur, avec d’autres amateurs d’art associés, a décidé, via la fondation d’une asbl, d’exposer là, trois fois par an, une sélection de leurs œuvres, en suivant plus ou moins une thématique curatoriale qui oriente la sélection des œuvres agencées dans la maison. L’entrée est de 10 euros, ce qui n’est pas un tarif très démocratique ni «association non marchande ». L’accueil et l’accompagnement sont agréables, chaleureux.

Festival d’images « sexe, argent, pouvoir. Mise en abîme de possessions ritualisées. Jeu de matraques et de sextoys.

Le thème du moment, un peu bateau, est Sexe, Argent et Pouvoir, n’est pas appuyé par une profonde littérature originale, mais fonctionne par les liens, les effets de miroir que l’accrochage crée entre les différentes images, morceaux narratifs, reliefs fictionnels. Par exemple une similitude entre la pose du personnage d’un tableau de Klossowski et le modèle d’une photo d’Araki, elle-même reflétée dans un des miroirs d’un grand retable de Mondongo et devenant, dès lors, partie intégrante du théâtre érotique et macabre de cette pièce amusante, figurant de loin une tête de mort très colorée en plasticine, genre Arcimboldo dévoyé, et de près une sorte de grotte de dépravation, paysage grouillant de licences sordides, de sexe corrompu par le fric (une autre tête de mort miroitante et orgasmique trône au deuxième étage, Lluks de Thomas Monn, incrustée de verroteries funéraires, couverte d’un corail de pacotille, sinistre, tout ce qui ressort en surface d’une vie pourrie par la marchandisation minable du quotidien) ; le nu violent d’Akira, comme toujours mise en scène ambiguë du viol systématique du corps féminin par le regard possesseur masculin qui en ritualise l’exhibition jusqu’à le désexualiser, reflété dans le miroir, jouxte une photo en noir et blanc de Kendell Geers, intitulée Viol, gerbes moissonnées,  métalliques, évoquant une impressionnante toison pubienne, que l’on pourrait croire parée pour la fête et que l’on découvre parée pour la guerre, constituée de lames souples et très tranchantes, barbelées. Impact de la blessure qui transforme la zone érogène d’exploration de l’altérité en piège automutilant et destructeur de l’autre, sans espoir. Ce retable de Mondongo et ces évocations de viols font face à un hexagramme hébraïque constitué de matraques noires, accolées deux par deux, dos-à-dos, silhouettes de crucifix policiers et macabres (Kendell Geers). C’est un bel exemple d’objets détournés et de confusions symboliques. Par tradition, la matraque est un objet de répression de la production de subjectivité considérée comme déviante et, par ailleurs, figure parmi les représentations phalliques agressives les plus consternantes. Et pourtant cette arme tueuse de subjectivité réintègre, par la subversion de l’artiste qui en détourne la symbolique, une collection d’objets/d’outils producteurs de subjectivité et gagne sa place sur le mur du collectionneur, au grand salon. Superposant le halo libérateur de la création de l’Etat Hébreu et son profil totalitaire et destructeur de peuple palestinien. (À l’étage, une variante, deux matraques transparentes, gadgets transcendants, sont suspendues au mur comme une croix catholique, traversées et renvoyant des lumières troubles. La banalisation des sex-toys phénoménaux aidant, cet insigne religieux ne manque pas d’évoquer un couple de godes virils, répressifs, agrégeant plaisir et douleur imposée.)  Dans le petit salon du rez, le même artiste empile des écrans où se forment et se déforment des gros plans pornographiques. Les images de pénétrations ou des secousses et vibrations chaotiques que les pénétrations impriment à toute la plastique féminine rebondie, pénétrée et ramonée ravageusement, du fondement jusqu’au sommet du crâne, images tellement explicites que l’on perd la notion de ce qu’elles représentent, c’est à dire qu’elles désensibilisent, ne captant plus que le rythme accéléré et monotone, ces images sont multipliées, mises en miroir, en cartes à jouer hystériques, multipliées, puis décomposées en formes géométriques qui se reproduisent et pullulent en générations spontanées, formant des compositions abstraites et psychédéliques, mais toujours, même quand elles ne sont plus que labyrinthe de taches colorées spasmodiques, apparence de jeu vidéo désuet, toujours dans un rythme frénétique de coït mécanique, sans fin. Points d’hypnose où le regard se laisse prendre, machine à décerveler, broyer le désir.

La sève multitude de deux amants. Copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie. Triomphe d’une jeune chinoise fouteuse de trouble. Comment l’interprétation relie, tisse son fil subjectif.

Dans la même pièce, l’exact opposé – si cela a du sens de parler ainsi -, le corps de deux amants occupe en grand l’angle face à la fenêtre, deux horizons corporels grouillant d’une multitude, de choses humaines et non humaines, un trop plein de désirs pour toutes les composantes du vivant et de cette sève qui excite l’imaginaire, jusqu’au délire (un grouillement, de nature différente, à celui du retable). Ces Amants de Dany Danino, dessinés au bic bleu, que l’on pourrait croire d’abord représenté en décompositions par tout ce qui les aura marqués, tatoués sur l’âme, se révèlent en magnifique machine corporelle à rêver, à produire de la subjectivité de fond en comble en fonction d’un organisme fait pour cela, biologique autant qu’héritage culturel, images psychiques, le tout en symbiose paisible ou orageuse, corps d’interpénétrations. On lève le regard et, dans un filet qui sert d’habitude à rassembler des ballons de football, sont entassées les têtes caricaturales de quelques grands de ce monde, pas les moins corrompus (Dirty Balls, Kendell Geers), histoire de rappeler les dégâts que ces personnalités aux commandes du monde occasionnent dans la production biopolitique et, sur un mode humoristique, rappeler que souvent, l’imagination salutaire de la multitude a eu besoin de révolution, les têtes pensantes ne valant guère plus que des ballons de foot déclassés. Loin de tout ça, un petit bronze agile du Dahomey (Bénin), montre une copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, toujours en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie, cela consistant en son aboutissement idéal. Les deux amants, couchés sur le flanc, se déplacent à toute vitesse, au ras du sol, latéralement, pour ne jamais s’emboîter, ne jamais se consommer, rester dans la discontinuité où se forge la continuité de leur corps, dans le désir qui leur confère profusion de subjectivité et immanence superbe, désarticulée mais lustrée, brillante, faite d’un « pavage de transcendances minuscules » à même leur peau, leur muscle, leurs formes bandées. C’est un (court) exemple de trajets que l’excitation à interpréter, encouragée par le cadre luxueux et la délicatesse des bouquets décorant les différents salons, dessine entre quelques œuvres. Choisissant un fil où interviennent ruptures et obstacles violentes, subjectives, transformées en nouvelles forces de création. Ce qui pourrait être symbolisé par cette grande toile figurative, chinoise, où le service d’ordre évacue manu militari une jeune fouteuse de trouble, mais la portant de telle manière que leur intervention autoritaire pour rétablir les apparences morales ne fait qu’exhiber la provocation érotique de la jeune fille, une petite culotte blanche mutine, qui restera insoumise et continuera à produire une libido refusant la ligne du parti.

Pour beaucoup, le contexte où élaborer subjectivité, créativité, est celui d’une économie sinistrée, de régions à l’abandon, déclassées, de villes fantômes. Peintes par Bruno van de Graaf. Voyageant dans un horizon accordéon.

Le lendemain, enfin, je découvre dans le même ordre d’idée – l’apport insoupçonné de subjectivité des autistes dans la biopolitique, la matraque répressive devenant œuvre d’art polysémiques, le renversement d’une censure en nouvelle créativité -, le travail récent de Bruno Vandegraaf. L’artiste rend compte d’une riche relation avec les paysages désolants d’une région minée par la crise économique, rongée par ce que certains n’hésitent pas à appeler le cancer du chômage, laminée par l’absence de projet de société politique pour la multitude une fois qu’un mirage industriel s’effondre. Pour autant, l’œuvre produite n’est pas bêtement accusatrice, elle est plus fine et sensible que cela. Elle repose sur une relation complexe – parce que sans aucune complaisance mais ouverte à la poésie qui finit par s’en dégager -aux vitrines abandonnées, aux bâtiments industriels désoeuvrés, aux litanies de maisons individuelles vides, à la série des affiches « à vendre » comme procédant d’une performance d’art conceptuel. Tout ce décor de friches, immenses comme des bateaux industriels échoués ou anecdotiques comme le naufrage d’une boutique quelconque, d’une maison individuelle qui portait le rêve d’une famille donne lieu à de grandes toiles acryliques où, parfois, les grands lignes d’une usine déshumanisée retrouvent une lumière de renaissance, sont parcourues d’ombres qui jouent malignement sur leur parking décimé, garni d’herbes maigres. Comme un paquebot émergeant de la sinistrose et recommençant à faire rêver. Une nouvelle noblesse architecturale, certes encore anémiée. La différence avec disons ceux qui auraient vécu directement le déclin, la fermeture, entraînés dans la perte de perspective de ces ruines en devenir, c’est que les restes de ce passé se sont incrustés dans le paysage, se déplacent dans l’imaginaire, entretiennent inévitablement une mélancolie, un sentiment de ratage, mais néanmoins l’imaginaire s’en empare et les transforme. Et cela ne signifie pas enjoliver, esthétiser, mais laisser libre cours à leur poignante nostalgie, leur talent de création burlesque ou surréaliste involontaire, qui rend attachants ces éléments de décor toujours marqués par la déroute humaine, points d’ancrages par lesquels la production de subjectivité renverse la vapeur du négatif, retrouve des couleurs insoupçonnées, un exotisme de l’intérieur. À côté des grandes toiles, Bruno Vandegraaf excelle dans les bas-reliefs de cartons superposés, peinturlurés, cartons de différentes textures reproduisant les façades et vitrines avec leurs messages d’abandon, comme adressés à des générations futures. Ces bas-reliefs magiques, quand le regard glisse dans leur boîte vitrée et voyage dans leurs ombres, épaisseurs, failles, ondulations, soufflets, fonctionnent soudain comme des orgues de barbarie visuels, remplissant la tête de musiques nostalgiques qui n’évacuent rien, ni les souvenirs de flonflons chaleureux, ni les sonorités industrielles, ni les scies désuètes qui font du bien. Curieusement, bien que de facture esthétique très différente, certaines musiques du trio d’accordéon 300 Basses, illustrent assez bien ce mélange, dans leurs improvisations bruitistes, iconoclastes. Tout voyage.

(Pierre Hemptinne)

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Dans la sierra et dans l’absence

À propos de : Chris Watson, El Tren Fantasma (Touch To : 42, 2011) – Jan Philipp Reemstma, Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité (Gallimard, 2011) – Thomas Harlan, Wundkanal, Robert Kramer, Notre Nazi (films 1984, Edition DVD filmmuseum 49, 2011) – Les betteraves rouges –

 El tren Fantasma de Chris Watson traverse le Mexique en dix tableaux sonores articulés le long d’une ligne de chemin de fer désaffectée (désincarnée). L’artiste imagine toute la chair qui habillait cet axe de voyages comme vecteur d’économie locale industrieuse et artisanale, son rôle dans l’économie des rêves et le déplacement des individus dont les désirs pollinisaient et étaient pollinisés par des horizons exogamiques plus larges, leur cerveau accueillant le changement et les variations des paysages qui défilent. Il s’en fait une image mentale et la met à l’épreuve au contact concret du tracé ferroviaire, son histoire, sa sociologie, ses paysages. Il superpose une cartographie fantasmée à ce qui reste de la voie ferrée en deux plans qui se confondent, se repoussent, bifurquent ou en engendrent d’autres. Il entend passer et repasser le train, il reconstitue les sonorités qu’il devait avoir, les bruits décalés que générait la force de son impact sur l’environnement, l’écho qu’il déclenchait, les vibrations qu’il propageait, l’agitation des branches et les débris qui s’envolent au déroulé des wagons. Il effectue une archéologie sonore, minutieuse, il exhume les sons fossilisés dans le silence. Il connecte entre eux des documents d’archives et des prises de sons actuelles. Il enregistre la vie autour de la voie ferrée, dans la nature, et les vestiges bruyants des machines tels qu’ils ont rouillés sur les rails et le ballast une fois le dernier convoi disparu à l’horizon. Je tombe en arrêt sur la composition Sierra Tarahumara. Un torrent électromagnétique disséminé. C’est une avalanche qui vient. Ou s’éloigne-t-elle ? Que transporte-t-elle ? A moins qu’elle n’établisse le vide sur son passage ? Est-ce la tempête mystique avant coureuse d’apparition ou la bourrasque divine masquant une disparition, un enlèvement ? Qu’est-ce qui approche ? Ou de quoi suis-je en train de m’approcher ? Le buisson ardent devait crépiter ainsi, crescendo. Un feu qui ruisselle, essore l’étoffe de ses flammes. C’est l’avalanche que j’attends. Le grand tremblement qui déchirera les lourdes tentures qui empêchent de voir. L’onde d’une déflagration qui se propage aux quatre coins cardinaux sans jamais s’apaiser ni les atteindre. Un moutonnement de mouvements trépidants qui s’annulent. Un déplacement inlocalisable, en tout sens, de tous sens, sans origine ni destination. Il est impossible de déterminer si cela se passe maintenant, si c’est l’écho d’un événement déjà advenu ou une dramatique prémonition d’un dérangement futur. Ce qui perturbe les repères temporels de l’écoute et détraque l’horloge biologique de l’oreille interne. C’est une lumière bruissante qui pénètre la chair et renverse la raison. C’est bien simple, je revois le faisceau éblouissant et crépitant de poussières par lequel se matérialisa dans ma chambre d’enfant la silhouette d’or de la Vierge. Sans doute étais-je dans un exceptionnel demi-sommeil. Mais justement, le grain sonore inventé par Chris Watson pour nimber la loco fantôme avalée par la Sierra Tarahumara est, pour moi, celui de cet endormissement propice aux sentis surnaturels, complice des circulations de corporéités entre mondes, engourdissement illuminé. Cette bourrasque étale et scandée venant de partout et allant partout est presque silence, une jouissance dilacérée en embruns/décibels dans l’atmosphère, c’est le silence sans reste d’un envol inexplicable, du genre de celui que j’expérimentai quand le coup de poing d’un sorteur m’envoya planer dans les airs, sur la piste d’un dancing. Je ne sentis rien, durant une fraction de seconde qui, dans la mémoire, s’élargit de plus en plus au fil des ans, devient parfois un état méditatif qui dure et où je m’abîme dans le reflet de cet instant incroyable où je cessai même de me sentir, suspendu, guéri de moi-même, sans substance. État réel ou fantôme ? Oui, c’est ce genre de souffle qui parcourt la Sierra sonore de Watson, transport vers le ravissement. Dans ce remue-ménage d’air permanent, le trait d’une sirène, une étoile filante, la queue résonante d’une comète à vapeur. Le train proprement dit, de gauche à droite. Puis plus tard, ailleurs, l’écho, une parabole harmonique, irréelle, s’involuant. Sans âge. On l’entend dans la brume comme ces rayons d’autres systèmes solaires ou les lueurs d’événements intervenus dans l’espace il y a des milliers d’années lumières que des appareils sophistiqués débusquent comme étant toujours en train de se produire à portée de notre monde. Et le train se dissout dans la sierra fulminante, monochrome de bourrasques. Les cris d’animaux restent étrangers aux turbulences, observateurs indifférents, intangibles, ils étaient là quand le train navettait entre ses départs et terminus, ils sont toujours là. Voie lactée de pépiements et gazouillis d’où se démarquent quelques spécimens singuliers. Claquette de becs. Roucoulement de ramiers. Zigzag Bourdonnant d’insecte. Puis le solo répétitif d’un hybride que je ne parviens pas à identifier. Glapissement d’une bête à poils ou hululement d’un nocturne à plumes transplanté en plein soleil par la magie du montage sonore. Un génie de la montagne. Le craquement siffleur, aussi, d’une sentinelle mi-mammifère mi-batracien. Peuple loquace, gazouilleur, persifleur aussi, peuple passeur, installé dans les ressacs aériens comme chez lui. Cette œuvre si bien construite, aux éléments écrits avec soin qui m’évoquent tant de choses précises –des souvenirs de coups et d’apparitions, des vibrations ferroviaires dont l’accumulation journalière associe transe et abrutissement -, entretient en son centre un brouhaha contagieux, hallucinant. Audible et inexistant. La mécanique du dispositif sonore vise à absenter des composantes du monde, à brasser l’absence contagieuse avec laquelle vivre, plus je rentre dans les détails sonores de la composition, plus elle amplifie son point de fuite « rafales de cimes », plus je m’y perds, plus j’en approche et désire m’y absenter. « Dire que le sentir est approche, c’est reconnaître que le phénomène demeure retenu dans la profondeur dont il émerge : le propre du monde est de s’absenter de ce qui le représente. » (Renaud Barbaras, La Perception, Vrin). Cette Sierra fantôme m’est un chaos fluide, en lévitation, où, comme un somnambule à l’appel irrésistible de la nuit, je rêve d’y plonger. « Créer à partir du plongeon dans le chaos pour donner corps d’image, de mots ou de gestes aux sensations qui demandent à passer, participe de la prise de consistance d’une cartographie de soi et du monde qui apporte les marques de l’altérité. » (Suely Rolnyk, Anthropophagie Zombie). Plonger là et recommencer à zéro ma cartographie. C’est l’appel d’un lieu exceptionnel où, par rapport à toutes les plaies et blessures, je jouirais d’un flux de forces me conférant des pouvoirs d’autotomie, larguant névroses et tissus sentimentaux nécrosés pour que la nature de la sierra me les reconstitue à l’état neuf. Réécoutant sans cesse ce morceau, scrutant la superposition des écoutes, je découvre l’ambiguïté violente de la fascination qu’il exerce sur moi. La dimension extatique signale parfaitement un bonheur toujours à prendre, prêt à être ravivé et qui rassure. Mais elle évoque aussi l’onde de choc jamais éteinte de la catastrophe, pas naturelle celle-là, sinon les oiseaux chanteraient la panique, mais la catastrophe humaine, celle qui au XXe siècle décomposa l’idée de modernité, de cheminement vers un mieux, et qui reste toujours dans le voisinage dès que ça pense et sent. Ce morceau de musique si venteux et solaire, si onirique et énigmatique, me rappelle aussi un goût de terre dont soudain j’ai besoin. – Destruction des corps. – Quelque chose de ce souffle qui reconduit à la centralité fantôme, âtre où l’on vient intuitivement réchauffer ses membres refroidis par la perte de confiance en la force des sentiments amoureux, émane de la lecture des 484 pages de Confiance et Violence (Jan Philipp Reemtsma, Gallimard, 2011). Avec toutefois une différence notoire, un renversement radical de nature. L’ode que Chris Watson dédie à l’avalanche de matière fantomatique est lustrale d’être située ailleurs, dans la Sierra Tarahumara, et de montrer (à l’oreille) comment un symbole de la modernité machinique, clé de voûte de la révolution industrielle, le train, s’évapore dans une nature/culture qui n’en a pas vraiment besoin, se dissout dans l’être de la Sierra où s’inventent d’autres devenirs. Alors que l’étude de Reemtsma, investigation sociologique et exégèse de documents historiques croisant l’analyse de textes Shakespearien (notamment), rappelle qu’ici, de ce côté-ci de la civilisation ferroviaire, le placenta fantomatique environnemental ne réchauffe plus rien, a perdu ses principales vertus régénératrices, il a été pollué par la preuve, au XXe siècle, que l’homme était capable du pire, l’impossible. Et ce morceau de musique, fontaine qui procure la sensation d’entendre venir ou revenir des forces magiques ailleurs, en un lieu de change, est soudain parasité par le sentiment d’angoisse de ce qui pourrait ainsi resurgir, ici, et que la pensée ne cesse d’appréhender. Je sais que je me cultive contre ça, même si forcément, cela s’oublie, se perd de vue au quotidien. Le sociologue allemand nomme cette crainte, « angoisse devant la répétition du passé » traumatique due aux violences exceptionnelles du XXe et il en fait la condition incontournable pour établir la promesse du « plus jamais ça ». Le « plus jamais ça » dépendrait alors d’une culture de l’angoisse et non plus d’une culture de certitudes. Il faut vivre dans cette angoisse afin de développer la conscience de soi et l’intelligence sensible, il n’y a pas de meilleur remède, pas de système révolutionnaire qui puisse promettre mieux. L’incompréhensibilité devant ce qui fut et qui continue à s’exprimer par « comment cela était-il possible ? » ou encore « comment, des élites aussi cultivées que les dignitaires allemands pouvaient-elles penser et accomplir de telles barbaries ? » ne peut se résoudre par aucun système miraculeux d’explication mais bien se soigner par l’angoisse. La persistance de ces interrogations inchangées sonne comme si, depuis tant de décennies, rien n’avait évolué dans l’approche de l’antinomie civilisé/barbare, bien plus, comme si nous n’avions cessé de vivre dans le paradoxe : tout en criant « jamais plus ça », aucun système éducatif n’a entrepris de déconstruire ce dualisme civilisé/barbare contribuant à légitimer les entreprises les plus monstrueuses. C’est que toutes les politiques ordinaires, des dirigeants de nos états ou des empires commerciaux, ne cesse de recourir à ce dualisme primaire pour justifier leurs initiatives discriminatoires flattant le sentiment national ou entretenir cette illusion que le marketing vous promet de gagner la guerre contre ceux qui n’ont aucun goût, ne font pas les bons choix consuméristes. Il est inimaginable qu’aujourd’hui encore la proximité entre esprit cultivé et acte barbare reste énigmatique. Que le raffinement intellectuel et spirituel peut parfaitement, et même souvent, conduire à se sentir supérieur et habilité à exercer les pires violences contre ceux accusés alors de tirer l’humanité vers le bas, cela saute aux yeux. La culture sans l’angoisse, sans la remise en cause permanente des missions civilisatrices, est dangereuse, elle fournit aux pouvoirs les plus légitimes comme les plus arbitraires la trame  dont ils ont besoin pour asseoir leurs abus de pouvoir. Dans le film de Robert Kramer, Notre nazi, qui documente le tournage d’un autre film, Wundkanal de Thomas Harlan, où l’acteur est un ancien nazi ayant purgé sa peine de prison et étant « réhabilité », un Français de l’équipe de tournage interpelle une collègue qui entretient selon lui des relations trop amicales avec le nazi : « Comment peut-on, en étant être humain, avoir de la sympathie pour un type comme ça ? Rien qu’à l’idée de toucher cette personne, je suis dégoûté, je me lave les mains 20 fois quand je rentre chez moi. » En 1984, ces propos témoignent d’une difficulté compréhensible face à un être vivant incarnant l’horreur des camps, mais d’autre part manifestent à quel point rien n’est résolu au niveau de la pensée de cet incompréhensible et ne font qu’inverser le dualisme bon/méchant sur lequel le nazi, par exemple, a construit sa haine du Juif. Ce nazi est bien un être humain et la fille qui lui sert d’interprète, voire de maquilleuse est aussi être humain à part entière et il est normal que s’instaurent entre eux, dans ce contexte, des relations humaines. Même si le film apporte quelques nuances dans ce qui bouleverse l’individu convaincu que ceux-là ne sont pas humains, il n’élucide rien et reste très confus dans l’indignation et une certaine rhétorique de l’horreur, cherchant d’une certaine manière à « faire justice », à « venger » les victimes, la mémoire de toutes les victimes. Au lieu d’être construit dans la sobriété et la rigueur pour tenter d’expliquer quoique ce soit, à la manière de Farocki par exemple, le film de Kramer ajoute des ombres à l’obscurité. Non sans quelque grandiloquence un peu délirante quand on entend les propos suivant, émanant de Kramer ou d’Harlan, je ne suis pas certain, mais en tout cas adressé à des personnes, probablement issues de communautés juives, invitées à assister au tournage : « l’objet de ce film est de creuser, pas seulement dans la terre mais aussi dans le ciel, ce morceau de vérité qu’on trouve à l’intérieur de ce barbare, qui est resté un barbare. C’est un des pires individus que la terre ait connus. Je vais le confronter à un massacre dont il est coupable et il ignore que j’en connais l’existence. » Une des raisons qui conduit à ce que ces réalisations de cinéastes produisent du trouble plutôt que de la clarté provient du fait qu’ils s’appliquent à décrire et condamner des actes innommables de violence considérée comme instrumentale et au nom de ce qu’est et n’est pas un « être humain ». La dialectique de l’humain/non-humain a pour fonction inavouée de préserver l’image de la civilisation moderne à laquelle on s’identifie universellement : « est « barbare » ce que la modernité prétend, avec une emphase particulière, avoir laissé derrière elle : les actes de violence autotélique. De même, les accès de violence » sont qualifiés de régressifs, et le national-socialisme a longtemps été taxé de « rechute dans le plus sombre Moyen Age »». (Reemtsma) L’inexplicable horreur est située hors de la société, elle n’est jamais étudiée comme partie intégrante de la société. Dans cette sierra de lumières décapantes que Jan Philipp Reemtsma fait souffler sur les horreurs du XXe siècle, je me découvre comme abritant aussi de nombreux germes de discours légitimant, malgré moi, la violence nazie, bolchevique, voire terroriste.Bien qu’elle me mette mal à l’aise, je n’étais pas loin de partager la vision assez répandue d’un Etat nazi super bien organisé, rationnel, incarnant la modernité efficace, jusqu’à la destruction systématique de l’ennemi, structurée dans des usines de la mort. Or, cette approche emprunte une partie des discours légitimant l’idéologie du national-socialisme, elle avait du bon, dommage qu’elle a dérapé, ce qui, malgré toute l’indignation que l’on peut manifester, confère au nazisme le statut d’un « incident de parcours » de la modernité. On entend encore des personnes dire qu’au début, au moins, Hitler avait solutionné la question du chômage. Cela ne semble pas si avéré que cela ! Le sociologue allemand, analysant textes officiels et correspondances, démontre que l’Etat allemand était bien en peine de faire fonctionner ses institutions et se trouvait plutôt régi par une dynamique de bandes. « Mais il faut tenir compte du fait que l’association étroite entre terreur, économie dirigée et direction politique n’est pas assurée par le fonctionnement d’institutions, mais par des liens personnels, à savoir : copinages, des clientélismes, des parentés, des amitiés ou, justement, des bandes constituées. En outre, une fois que cette méthode – consistant à compenser ses propres échecs par l’exercice d’une terreur de masse en bande et par razzias – s’était révélée payante, on recommençait le coup d’après. » Une logique organisationnelle perfectionnée par la révolution russe qui, en outre, porte l’art de la délation à des sommets de raffinement dément : « Bandes et familles sont des lieux où peuvent coexister violence et extrême et extrême cohésion. C’est dû à ce qu’elles promettent l’harmonie et donnent une chance de compenser ce qu’on subit par ce qu’on fait subir. Elles sont la promesse du ciel et offrent la possibilité de vivre l’enfer. Le parti bolchevique, comme centre du pouvoir, s’organisa à travers des rapports personnels de clientélismes. C’est pourquoi l’on fait un peu fausse route en y voyant une dictature de parti. Le parti n’était que le lieu permettant l’instauration de tels rapports de clientélisme. » En continuant à étudier en priorité les buts poursuivis par le national-socialisme ou le bolchevisme, on interprète la violence et les crimes de masse comme un instrument au service d’une politique et l’on refuse de voir qu’en grande partie elle n’avait pas d’autre but que de détruire des corps, les faire souffrir dans la torture, prendre plaisir à tuer l’ennemi. Le prétexte de la « mission civilisatrice » était toujours mis en exergue. Et si, malgré tout, nazis et bolcheviques, font naître dans la population une sorte d’espoir et bénéficient d’une forme de confiance c’est qu’ils ont établi, avec brutalité, une rupture avec une situation jugée calamiteuse et que cette rupture brutale est présentée et perçue comme la seule issue vers un « ordre nouveau ». « On leur faisait confiance non pas bien qu’ils fussent manifestement des brutes dénuées de conscience, mais précisément pour cette raison. » (Reemtsma)  – Extermination, plaisir, révolution. –  « Les explications instrumentales d’action souffrent du défaut fondamental consistant à ignorer qu’on ne fait jamais rien uniquement pour autre chose. Il faut toujours qu’il y ait un élément de plaisir. » Concernant les camps nazis, malgré la quantité de témoignages lus pour exercer la conscience de ce que cela pouvait être, je  partageais partiellement l’image d’une industrie rationnelle de la mort comme image la plus accablante qui soit pour ses concepteurs. Je mesure combien cette compréhension est dangereuse, complaisante. « À propos des camps d’extermination nazis également, l’idée a longtemps persisté que les meurtres de masse avaient ceci de « moderne » qu’ils auraient été perpétrés « industriellement » – métaphore qui connote l’adaptation aux modern times, et, donc la propreté, la rationalité, l’efficacité, l’impassibilité, etc, et qui correspond donc plutôt à quelque autoportrait complaisant des assassins qu’à la réalité, faite de brutalité, de saleté, de chaos et d’arbitraire. » L’auteur utilise dans un autre passage cette expression : « abattoir en folie ». À mettre en parallèle avec la mise en perspective de certains échanges entre dignitaires nazis, par exemple Goebbels et Goring, qui donnent l’impression de sales gamins qui s’amusent. Ils s’amusent follement. « Il y a tout un registre d’expériences qui ne peuvent se comprendre que de la façon suivante : nous exerçons une action sur les organismes humains qui sont entre nos mains, pour voir ce que ça donne. » Même chose avec la révolution russe. Sans doute commet-on l’erreur/l’horreur de s’intéresser d’abord aux idées présumées généreuses de la révolution et d’accepter déjà le fait que les violences et les meurtres de masse pouvaient se comprendre, à la limite, comme le moyen de parvenir à une société meilleure, et l’on peut alors considérer les révolutionnaires intègres au niveau de leurs idéaux, endossant courageusement le nécessaire exercice de la terreur ! Il y a une propension à croire en cela et cette croyance répandue dissuade d’étudier le cela. Plonger dans le fonctionnement du régime bolchevique où la brutalité aléatoire et le grossier atteignent une outrance presque surréaliste, soulignant cet « élément de plaisir » avant tout, de fin en soi dans la violence exercée, devrait ternir à jamais l’image somme toute positive du révolutionnaire en le voyant comme fondateur « d’un ordre social sur la violence ». Et pourtant ! N’oublions pas que nous vivons dans une société où l’image d’un sinistre révolutionnaire – responsable de meurtres, de tortures, partisan de l’économie dirigée, racketteur de peuples -, fait l’objet d’un prodigieux merchandising : Che Guevara. Quel douteux romantisme se cache derrière ce commerce ? Quelque chose de cette attirance pour la révolution, prise en charge par des groupes terroristes, est perceptible, selon moi, dans le film de Thomas Harlan, Wundkanal. Thomas Harlan est le fils d’un cinéaste apprécié par le régime nazi. En 1984, il tourne ce film où il s’inspire de l’enlèvement par des membres de la RAF d’un vieil homme probablement impliqué dans la mort de plusieurs terroristes dans le quartier de haute sécurité de Stammhein. Lors de l’interrogatoire auquel ils le soumettent, ils découvrent qu’il est un ancien nazi haut placé dans la hiérarchie de la solution finale et inventeur des meurtres politiques camouflés en suicides. Le réalisateur interprète plus ou moins librement cet événement en confiant le rôle à un ancien nazi. Durant le tournage, ici aussi, la vraie dimension de ce vétéran, beaucoup plus impliqué dans les responsabilités des crimes de masse qu’il voulait le laisser entendre, va apparaître et entraîner des mouvements imprévus qui transforment le tournage en laboratoire intéressant. Le film a l’avantage de révéler la réalité du recyclage des nazis en rouages du système policier allemand contemporain et, ainsi, de secouer la chape de plomb qui pèse encore, dans les années 80, sur cet héritage difficile. Mais il est construit comme un interrogatoire un peu difficile à suivre. Au lieu d’adopter un dispositif de clarification – faire la lumière -, il complexifie la complexité. Je crois que le film ne peut totalement se comprendre par lui-même sans lire son histoire en détail. L’acteur nazi dira ne pas très bien comprendre le but de ce film. Personnellement, je me suis souvent demandé où le réalisateur voulait en venir. À ce titre, le climat de l’interrogatoire aléatoire, déstabilisant, est bien reproduit dans sa manière d’effacer les repères. Le réalisateur – dont il est impossible de mettre en doute la bonne foi et les bonnes intentions -, est excité par la situation, ça se comprend, et cherche à révéler une part de la réalité historique enfermée dans la mémoire de ce personnage, quelque chose que seul le cinéma pourrait capter, et aucun autre processus d’enquête et de procès. Même chose avec Robert Kramer qui multiplie les gros plans du visage nazi, du crâne nazi, de l’œil nazi, de l’oreille nazie, de la pomme d’Adam nazie… jusqu’à en perdre son sujet. Cela ne me dérange pas en soi, l’expérience est intéressante, on peut considérer qu’elle était nécessaire, on avait besoin de pareils gros plans. Mais autre chose est, dans la manière de mettre en scène l’interrogatoire conduit par les terroristes, ce que je ressens comme la marque d’une (certaine) sympathie pour l’entreprise de rendre justice selon la manière terroriste. Car il s’agit bien, au-delà de récolter des aveux, de condamner à mort. Quand la réalité du passé historique de l’acteur choisi refait surface, le dispositif cinématographique s’emballe comme plateau où arracher des aveux à un coupable. La fascination qui s’exprime dans le film s’adresse à ceux-là qui sont assez libres pour s’arroger un droit de violence en principe réservé à l’Etat, s’imaginant pouvoir remplacer la violence légitime par une violence plus tolérable, de mieux justifiées parce que consacrées avec abnégation à l’avènement d’une société plus juste. Le cinéaste, transformant son film en expérience d’interrogatoire plus vrai que vrai, en vient aussi à trahir la jouissance d’exercer ce droit à la violence. « Les textes de la RAF furent ainsi l’objet de controverses politiques, alors qu’il aurait dû sauter aux yeux qu’ils étaient l’œuvre de gens non seulement incapables de l’analyse sociale la plus élémentaire, mais de surcroît viscéralement hostiles à toute théorie. Pourquoi ce verbiage inconsistant fut-il pris au sérieux ? D’abord parce qu’il reprenait un vocabulaire qui avait cours dans la gauche non terroriste. Ensuite, par un mélange de mauvaise conscience et de fascination. La gauche marxiste et anarchiste croyait à la nécessité de l’action violente pour changer la société. Mais, comme elle était pour sa plus grande part bien intégrée dans ses relations sociales, c’était seulement un jeu de l’imagination : quand le jour viendra, on me trouvera aux côtés de mes camarades. Cette idée fort désagréable, on la faisait passer en écoutant des chansons comme celle, déjà citée, de Wolf Bierman sur le Che. Et puis il y eut des gens qui, visiblement, prirent tout cela au pied de la lettre. » (Reemtsma). Le film de Thomas Harlan reflète les états d’âme difficiles de cette gauche mal à l’aise parce qu’elle se reconnaît dans ceux qui « prirent tout cela au pied de la lettre ». Vu l’époque du tournage, il est probablement difficile d’en faire un reproche. Néanmoins, bien que prétendant placer leur force au service de l’opprimé, les membres de la RAF désirent ni plus ni moins exercer leur droit à la violence autotélique (dont la seule fin est le plaisir de détruire des corps, tuer). Pas de RAF sans individus aimant porter des flingues à la ceinture, se sentant « maître de la vie et de la mort ». Pas plus qu’il n’y aurait eu de Brigades Internationales contre Franco, « juste par conviction abstraite qu’il ne faut pas que les fascistes gagnent la guerre civile. »  Des révolutions historiques aux agissements des groupes terroristes prédomine la rhétorique « d’une mission d’en haut », la mise en scène du mystère de la violence suprême entre les mains de quelques courageux, hors normes, hors la loi, desperados. Dans Wundkanal, Thomas Harlan, précisément, joue de manière ambiguë avec ce mystère au lieu de tout faire pour en dissiper les brumes. « Une arme importante dans le combat contre le terrorisme – c‘est déjà dans Dostoïevski – consiste à détruire cette aura de mystère et de signification plus profonde ou plus haute. Cela vaut aussi pour le terrorisme islamiste actuel, derrière lequel il n’y a pas non plus de mystère religieux que nous ne pourrions prétendument plus comprendre, nous autres séculiers, mais le triomphe intérieur qu’éprouve celui qui a entre ses mains le pouvoir de faire sauter une discothèque et de déchiqueter peut-être des douzaines de corps, même s ce triomphe est la dernière chose qu’il éprouvera. » (Reemtsma) – S’en sortir ? –  Le style de Jan Philipp Reemtsma me fait penser à celui de Baselitz sculpteur. Quelle stupeur de découvrir que ces pièces d’apparence et de technique rugueuse, grossière et rudimentaires – des blocs de bois ne cessant jamais d’être des blocs de bois, travaillés-attaqués à la tronçonneuse, à la scie, rien que des outils que l’on se représente impuissants à exprimer de la sensibilité – irradiaient tant de nuances subtiles, de signes émouvants, étaient animées de vies subtiles, différenciées. Le texte dense et costaud du sociologue, puisant en plusieurs matériaux hétérogènes, littéraires, historiques, statistiques, journalistiques, épistolaires, élève un appareil critique très ramifié, montagne rugueuse dans laquelle je commence par me perdre. Dans cette sierra, le découpage en chapitres tantôt théoriques, tantôt reposant sur ce qui parle plus directement à l’imagination, s’affine au fur et à mesure et souffle et cingle vers les solutions les plus fines dont l’exigence veut absenter le poids des connexions inconscientes avec les discours compromis dans la légitimation des violences, greffées en nous par le biais d’écrans sournois, comme cette sympathie pour la figure du révolutionnaire. Il faut se tenir à l’angoisse, la conscience de soi, le savoir développant la sensibilité. Mais cette solution cesse d’être abstraite parce qu’au préalable, elle en finit avec la dialectique humain/non-humain, civilisé/barbare, et que désormais l’on prend en compte l’élément de plaisir de la violence autotélique comme une part de l’humain, du civilisé, de la société. Il y a concrètement quelque chose à laquelle la culture peut s’attaquer. Il est possible alors (peut-être) de mieux (faire) comprendre en quoi une politique culturelle peut circonscrire les racines de la violence. Une fois de plus, le gain en sensible ne signifie pas intensifier et raffiner l’émoi que procure les œuvres d’art sublimes, signes supérieurs de la civilisation, en s’imaginant que ces frissons divins sont le meilleur rempart contre l’horreur. Mais de favoriser les pratiques culturelles qui fragilisent, angoissent et  conduisent à une éducation contre les armes, contre la virilité et ses affinités avec l’art de la guerre, de la conquête, etc. Mais il n’est pas possible de mieux dire qu’Adorno et Horkheimer que Reemtsma convoque pour son mot de la fin : « (…) contrairement à ce que dit le proverbe, l’homme ingénieux est toujours exposé à la tentation d’en dire trop. Il est toujours conditionné objectivement par la crainte que, s’il n’affirme pas continuellement l’avantage éphémère que confère la parole sur la violence, celle-ci reprenne l’avantage sur lui. » – Le goût de la terre. – Le goût de la terre, c’est l’image de s’ensevelir, retourner à la terre, en finir, tout oublier. C’est le goût de la betterave rouge, nourriture humble, fade, au ras du sol. En manger, c’est se nourrir de terre, s’enterrer. Arrachées au sol, séparées du feuillage, les racines ressemblent à des organes saturés de sang plombés, pollués. Épluchées, elles sont des plaies lumineuses. Cailloux rouges ruisselants. La terre qui saigne. Arrosées d’huiles et criblées de sel marin et de piment d’Espelette, elles se laissent confire lentement dans leurs papillotes d’aluminium, enveloppées, enfermées dans le four comme elles l’étaient dans la terre. Elles en ressortent, mates, plus foncées, tendres et juteuses. Un filet de vinaigre balsamique et d’huile fruitée, quelques grains supplémentaires de sel et de piment, les voilà suaves. Enfin, il s’établit entre le goût de la terre et la saveur obtenue, raffinée, sensible, un écart, un blanc, une profondeur fantôme, un chaos fluide où j’aime plonger et entendre siffler la sierra, m’absenter dans une nouvelle cartographie de mon goût pour la terre. (PH)

 

 

Les urnes, les burnes, dedans, dehors

Un beau papier collé, stylé et en phase avec le rendez-vous électoral belge récent. Près des panneaux de signalisation, il pourrait signifier « attention, zone tous risques ». On peut passer devant et l’assimiler à une campagne citoyenne en faveur du « devoir démocratique » (exprimer sa voix dans les urnes quand on y est invité). L’urne est rouge et transparente, en perspective, elle a du volume et elle est présentée comme un lieu accueillant où se rencontrent différentes trajectoires de vie. En quelques silhouettes, on y voit plusieurs générations, des travailleurs, des promeneurs, des personnes à mobilité réduite… Les urnes comme boîte à idées où l’on décide de la société que l’on veut partager. Une deuxième lecture peut y voir un espace forclos, une boîte scellée, on y entre, mais rien n’en sort, l’urne cul-de-sac, à court d’idées, l’urne qui tourne vinaigre et rend la démocratie claustrophobe et se transforme en cage. On n’en est pas loin. Les murs, en général, ne sont pas optimistes pour le moment ! Voyez cette fresque sanglante qui représente la violence déchirant le monde, de bas en haut, des silhouettes fashion aux technologies sophistiques de bombardement, de la terre au ciel, le sang coule dans une atmosphère de sadisme/masochisme. Ou encore cette planète en forme de cristallin (ou vaste donut oculaire fracassé) qui se fendille, se craquelle, implose, un monde qui part en couilles. Un peu de détente grinçante avec le fumeur aventurier de Spliff Gâchette (continuation en street art de Pif Gadget, 40 années dans le sillage du PC), jeune élégant, politiquement incorrect qui fait resurgir sur les murs le plaisir de fumer. Juste à côté d’une « passeuse », elle aussi aventurière, mais ombrageuse, cigarette à la main, et indiquant la sortie. De l’importance de garder l’oeil sur la sortie. Dessin tiré de la série « Exit – Das Kapital ». Autre manière d’indiquer une sortie d’urne honorable, pour le futur ! Les petites bestioles carnassières, pochées blanches sur les trottoirs, veillent au grain, empêchent de rêvasser complaisamment, nous rappellent que les parasites anti-démocratiques, invisibles, nous rongent de partout. (PH) – Blog de Spliff GâchetteExit – Das Kapital

L’épée du langage

Javier Marias, « Ton visage demain (II). Danse et rêve », Gallimard, 2004,  360 pages

D’où vient le goût du sang ? – Il y a bien continuation, du premier au deuxième volume, c’est bien le même texte, les rémanences sont multiples et s’étoffent, des « détails » du premier volume deviennent des thèmes récurrents, des labyrinthes dans le roman, des nœuds autour desquels le romanesque de l’auteur se construit. Ainsi cette tache de sang inexpliquée découverte par le narrateur durant la nuit qu’il passe dans la maison d’une relation, qu’il efface consciencieusement la rendant ainsi quasiment fantasmatique. Interrogés, ses hôtes mettront en doute poliment sa perception et, dans le deuxième volume, la tache revient, on n’est pas près d’en avoir fini avec elle, quelque chose à son propos ne passe pas, et elle conduit notamment à une longue conversation avec son ancienne compagne à propos des règles des femmes, peuvent-elles perdre ainsi du sang s’en rendre compte, selon quelles circonstances… Bref, toute une enquête enfouie sur l’origine du sang, sur ce qui l’oblige à faire irruption hors de ses veines et artères et vient tacher le sol. C’est parfois un peu lourdement que le narrateur traite du spleen de la séparation et son cortège de regrets, lui étant installé à Londres et son ex toujours à Madrid avec les enfants, dorénavant chacun dans des vies bien distinctes. Mais, le texte y puise une part de sa dynamique dépressive : « Oui, sa curiosité et son impatience avaient été éveillées, ce n’était pas dans cette intention que je l’avais appelée mais ça c’était trouvé. Et oui, brusquement elle avait voulu participer à mes affaires, comme dans le bon vieux temps. Cela avait été bref, une minute seulement (ah ! il y a toujours autre chose à venir, il reste toujours quelque chose, une minute, la lance, une seconde, la fièvre, et une autre seconde, le rêve, et un peu plus pour la danse – la lance, la fièvre, ma douleur et la parole, le rêve, et encore un petit peu plus, pour la dernière danse -), elle avait voulu partager mes enquêtes ou mes aventures sans même savoir en quoi elles consistaient, comme autrefois. » – Suspense et jeu de lame. – Les quatrièmes de couverture des volumes de cette trilogie insistent sur la dimension « suspense » de ces romans, ou n’hésitent pas à laisser entendre que ça se lit comme du roman policier. Il n’en est rien, ce ne sont que des arguments de vente, même s’il y a bien un fil narratif, une aventure et la mise en perspective de destinées individuelles intriquées et qu’il y a un effet de suspense dans le procédé littéraire lui-même. Mais là où un roman à suspens (ou policier) enchaîne les événements, les rebonds et les surprises, ce deuxième volume de 360 pages en reste au déroulé d’une seule scène dont l’essentiel se déroule en un seul lieu (et pour le reste, ça se passe dans les coulisses proches) et qui, en temps réel, ne couvre que quelques heures (une partie de soirée). Autant dire que l’action est disséquée à travers le spectre des digressions qu’elle inspire, un peu à la manière du nouveau roman où les descriptions détaillées de tous les mouvements, éléments saillants ou gratuits du décor et variations des humeurs donnent l’impression d’un extrême ralenti. Ainsi, au moment clé de l’action, un coup d’épée théâtral donnera lieu à un flot de pages, tellement le geste saisissant, dans sa cruauté inattendue d’objet ancien, pourrions-nous dire, réactive de l’inconscient. « L’épée descendit à grande vitesse, avec grande force, cette frappe suffirait à couper proprement et même à atteindre le couvercle et à la fendre ou le couper, mais Tupra arrêta net la lame en l’air, à un ou deux centimètres de la nuque, de la chair, des cartilages et du sang, il contrôlait son élan, il savait le mesurer, il avait voulu le freiner. « Il ne l’a pas fait, il ne l’a pas décapité », pensai-je avec soulagement et avec moins de mots, mais cela ne dura pas même un instant car il la souleva de nouveau, conformément à ce que les armes ont de propre et de terrible, à savoir qu’on ne es lâche pas et qu’on ne les lance pas et qu’elles sont par conséquent à répétition elles aussi, donc elles peuvent s’abattre à plusieurs reprises, elles peuvent menacer d’abord et couper ensuite ou traverser sans remède, un raté ou un brusque remords n’équivalent pas à un répit, à une grâce momentanée ni à une trêve éphémère, comme le seraient en revanche la lance lancée qui manque son but ou la flèche qui s’égare et se perd sur le chemin du ciel ou retombe à plat sur terre… » – Parenthèse et maison sans nom. – Rappelons que le narrateur, espagnol exilé à Londres suite à sa rupture amoureuse, se trouve engagé pour effectuer un drôle de métier : raconter ce que lui inspirent le comportement, les mots, les phrases, les tonalités et les gestes d’individus observés directement en entretiens ou, en différés, sur des films pris en situation. On lui attribue un don pour deviner et prédire ce que cachent toutes ces personnes alors qu’il a l’impression de ne lancer en l’air que supputations, improvisations, bref de ne raconter que ce qu’il imagine, à la manière d’un écrivain. Dans le deuxième volume, les tenants et aboutissants de son emploi sont un peu moins flous. D’abord, ça paie bien. Ensuite, sans trop chercher à clarifier les choses, le narrateur observe qu’il y a beaucoup d’intérêts en jeu derrière les missions qui leur sont confiées. Des intérêts pas toujours nets. Mais il s’interroge toujours sur la réalité du pouvoir de divination qu’on lui attribue. Comment la fiction, l’imagination, l’invention pourraient-elle correspondre à la réalité, prédire ? Le travail qui s’effectue dans la « maison sans nom » professionnalise, hypertrophie et bureaucratise l’art d’interpréter, il y a toujours quelque chose à dire de qui que ce soit, il est interdit de déclarer ne « rien voir, « rien entendre ». Une dynamique de résultat (management, culte de l’efficacité, technique du résultat) s’installe, on se force à imaginer des choses, à inventer des intentions, des doutes, des liens, des associations, à traduire, sans jamais rien qui vienne objectiver, prouver scientifiquement les dire que les observateurs avancent. Une machine délirante interprétative qui s’avère, au fur et à mesure que la trilogie avance, au centre d’une violence sociale latente… Et sur cette situation, Javier Marias tisse plusieurs fils de réflexions sur l’importance de la narration dans la vie sociale. Ainsi, en revenant régulièrement aux propos du protagoniste Wheeler (ex-professeur d’Oxford, ex-agent secret, un de ceux qui auraient décelé le don du narrateur) : « La vie n’est pas racontable, avait aussi dit Wheeler, et il est extraordinaire que les hommes se soient consacrés à le faire depuis tous les siècles que nous connaissons… » Il débouche alors sur une ode à la page blanche : « Mais la page blanche est la meilleure de toutes, la plus crédible éternellement et celle qui compte le plus car elle n’est jamais terminée, et celle qui peut tout contenir, éternellement, jusqu’à ses démentis ; et ce qu’elle ne dit pas, ou qu’elle dit, par conséquent (car en ne disant rien elle dit déjà quelque chose, dans un monde où sont infinis les dires simultanés, superposés, contradictoires, constants et épuisants et inépuisables), pourra être cru à n’importe quelle époque, et pas simplement en son seul temps, qui parfois n’est rien, un jour ou quelques heures fatales, et parfois très long, un ou plusieurs siècles, et alors rien n’est fatal parce qu’il n’y a plus personne pour vérifier si ce qu’on croit est vrai ou faux, et d’ailleurs tout le monde s’en moque, quand tout est nivelé. » Ce que vit le personnage central, ce lien à la construction continuelle de récits biographiques – avec leurs liens implicites avec un ordre public mal défini -, et aussi cette immersion dans un travail somme toute occulte (difficile d’explique à un tiers à quoi il s’occupe dans la maison sans nom) et donc, d’une manière ou d’une autre, lié à l’exercice d’une violence, le conduit à se souvenir beaucoup de son père et de ce que celui-ci lui racontait, au compte goutte, de la réalité répressive et des horreurs du franquisme. Avec là aussi une série de considérations sur quand et comment raconter ce genre d’héritage éprouvant. Raconter c’est faire éprouver, transmettre l’horreur. Les parents du narrateur avaient plutôt pris le parti d’épargner leurs enfants pour qu’ils ne soient pas marqués par les mêmes barbaries. Quand est-on le plus traumatisé ? Quand on est soi-même le témoin ou quand un être cher vous vous raconte le massacre, les humiliations et les tortures qu’il a vus ou subis ou dont il a récolté les témoignages ? Sans que ce soit explicité, la dynamique du texte s’installe entre ce que vit le fils et les souvenirs du père, par un biais inattendu : la terreur franquiste dont a été victime, toute sa vie, son père était orchestrée par les services secrets et les collaborations qui s’établissaient dans la population, alors que le fils, presque sans s’en rendre compte, se retrouve enrôlé, sous prétexte d’une grâce ou d’un don, dans les menées de services secrets anglais. C’est d’être plongé, disons à son corps défendant, par nonchalance et ennui, dans cette fonction régulatrice et policière du langage, qu’il revit tout ce que son père a subi du fait de la mainmise dictatoriale sur la langue et les choix de vie qu’elle peut exprimer. Parallèle déséquilibré accentué par l’évocation des scènes où il tire les vers du nez de son père et celle où son chef hiérarchique, Tupra, le pousse à en dire toujours plus à propos des personnalités observées, épiées. Divination ou mécanisme de la délation ? On peut tout raconter pour faire accuser ou jeter le soupçon ? – Parenthèse – Le passage à la violence, ou la contribution à un système violent, se prépare toujours par des conditions d’exceptions. Les historiens qui analysent les mécanismes de génocides retracent la mise en place de nouveaux repères qui rendent possibles aux consciences de participer aux massacres. À un niveau individuel, c’est à la page 109, donc assez tôt, que l’on prend connaissance du contexte particulier qui rend plausible la contribution du personnage principal à une économie de la terreur (comment qualifier autrement le fait qu’un service secret analyse les faits et gestes de ses citoyens en recourant au délire interprétatif de la narration libre ?), est le fait qu’il traverse une parenthèse de sa vie. Ce qui, en général, affecte les phénomènes de conscience et la vigilance morale : ce sont d’autres logiques de vies, ce sont des conditions d’exception. « A quoi servent alors l’atténuation et la nébulosité de ce qui arrive et de ce que nous faisons hors de chez nous ou loin, dans une autre ville, un autre pays, dans l’existence imprévue qui ne semble pas nous appartenir, dans la vie théorique ou entre parenthèses que nous avons l’impression de mener et qui jusqu’à un certain point nous pousse à penser sans le penser, de façon souterraine, que rien de ce qui contient ce temps n’est irréversible et que tout implique annulation, retour, remède ; que ce n’est passé qu’à moitié et sans notre plein consentement. » Parenthèse qui s’origine dans la séparation amoureuse et son corollaire, la fragilité psychologique et sociale, la stimulation des facultés interprétatives pour s’expliquer ce qui s’est passé, faire passer la déception, réorganiser sa vie. Passage à vide, vulnérabilité.  (PH) – Notice sur le premier volume – Comment traiter le passé franquiste? Un documentaire en médiathèque