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Les isoloirs et l’écriture de tranchées

Fil narratif à partir de : Laura Lamiel, avoir lieu, Palais de Tokyo – Des peintures d’Armand Bargibant, paysages d’Ypres – Une lithogravure de Didier Mahieu – Lisa Robertson, La fractale Baudelaire, Le Quartanier 2023 – Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte – Martin Walser, La Maison des cygnes, Gallimard – (…)

Il a squatté des sas de décompression imaginaires, hanté les salles d’attente mentales, collectionné chéri les isoloirs où il ne s’est jamais aussi bien senti en plein cœur du souk. Quand il pense à ce qu’il a été, ce qu’il a accompli, ce qu’il aurait pu être, ce qu’il s’obstine à maintenir, il s’égare en un jeu de pistes improbables, comme une succession d’aveux contradictoires devenus indémêlables, couchés par écrit lors de confinements en des cages de verre, cellules dédiées à la confession de soi, à l’extraction d’aveux inépuisables, mais dont le dispositif empêche, finalement, quoi que ce soit de se fixer comme fiable, avéré, juste un inventaire fétichiste, en suspens dans le vide, jamais de dernier mot, jamais de vérité avouée, juste alimenter une machinerie. 

Pas encore l’automne et la forêt est épuisée, feuillages flappis. De nombreux arbres déjà roussis. Le crépuscule est tombé, le mercure ne fléchit pas. Une légère brume, malgré la sécheresse, s’exhale des sous-bois. Parfum de derniers souffles. Des âmes migrent. Des bandes d’oiseaux s’engouffrent en leurs dortoirs. Des branches mortes craquent sous des sabots invisibles. Éboulis de cailloux, coulée de feuilles, de terreau. La vallée apporte des voix de différents hameaux, dispersés, en haut, en bas. Des familles se retrouvent à l’heure du souper à partager. Des appels. Des échos. Les enfants terminent leurs jeux à regret. Des pleurs de bébés, éprouvés par la chaleur, difficiles à endormir. Tous ces bruits à contretemps les uns par rapport aux autres, provenant de lieux différents, convergeant dans l’espace, apparaissant, se diluant, au sein d’un silence formidable. Une structure narrative éclatée, en apesanteur, qu’il aime débusquer dans la musique de phrases lues, qu’il cherche à inoculer à celles qu’il lui arrive de pondre, ou qu’il projette de rédiger un jour (en lui, une fabrique de potentiels phrasés). Nostalgie, mélancolie, il aimait l’époque des enfants à la maison. Il tend la main vers la tarte aux prunes du jardin cuite ce matin. Sa couleur, son parfum, sa saveur se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les voix distillées en la vallée, les pleurs de bébés au loin. Sans doute quelqu’un, quelque part dans un hameau, une ferme isolée, cueillant des champignons ou ramassant du bois mort en forêt, pense-t-il : « tiens, il y a un goût de tarte aux prunes dans l’air, ce soir… »

Le scribe récepteur, l’avoir lieu

« J’avais pour ambition de créer une intimité entre les phrases et la sensation. Je croyais mon avenir dissimulé dans les interstices flagrants de leur relation ; je cherchais à l’orée de la page une architecture capable d’accueillir ma nudité essentielle. (…) Je devais écrire afin de fabriquer un lieu pour mon corps » a-t-il souligné dans un livre de Lisa Robertson. Oui, lui aussi, probablement, un lieu pour son corps. Pour son corps aveccelui des autres. Un lieu pour tous les corps. Mais plus sûrement, plus simplement surtout, pour « avoir lieu » (Laura Lamiel), pour qu’à travers le brouhaha de toutes ses cellules, le « avoir lieu » global du vivant, polymorphe, polysémique, convergent et divergent à la fois, grappille, absorbe, emporte et conforte l’instant de singularité qu’il expertise, son infime parcelle de vie à lui. Sans autre but finalement que de participer, à l’aveugle et à l’échelle individuelle, à la convocation souterraine de l’humus culturel immémorial et les réflexes qu’il déclenche, réflexes à retraiter, interpréter, transformer, métaboliser, rejeter dans l’atmosphère (comme l’arbre rejette de l’oxygène). A l’aveugle parce que les objectifs rationnels qu’il se donnait – écrire tel poème, une pièce de théâtre, un échange épistolier, projeter tel livre, tel récit, se créer une place dans l’univers littéraire – n’étaient jamais rien d’autre que des prétextes pour le récepteur anonyme qu’il était face à la feuille de papier, au cahier ouvert, à la machine à écrire, au clavier d’ordinateur, autant de supports et outils qui attendaient ses contributions. Juste des manières humaines de capter les ondes propagées par toutes les créations culturelles antérieures que sa sensibilité, cherchant l’inspiration, traquaient, ramenaient au plus près de sa conscience. Avec ces fils épars, il travaillait, à la manière d’une couturière improvisant au départ d’un patron, courbée, indifférente au jour et à la nuit. « Le « récepteur » ne peut que transformer le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement ; etc.), et même, dans certains cas, à le rejeter ou le refuser. » (p.371) 

Le réel et l’écriture kayak

Généreusement et souvent, il écrivait, comme on donne son sang, il était transporté dans des isoloirs d’écriture, et ça coulait. Invité à pratiquer la plus grande liberté dans l’accommodement des matériaux culturels lui passant par la tête, il rédigeait sous le contrôle d’une instance invisible, placée derrière le miroir, en situation d’examen, de supervision, tout inoffensif et obscur soit-il en tant que plumitif, à vrai dire microscopique, nano-plumitif. Placé quelques fois sur le grill d’un éclairage violent, déshumanisant, minéralisant, de dévitalisation totale : avertissement qu’une ligne dangereuse était ou allait être franchie. Mis en cellule pour pisser de la copie sous surveillance disciplinaire – extérieure et intériorisée – car tout jeu de langage peut certes conforter ce qui est mais tout autant inventer d’autres rapports au réel, « distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc. » (p.504), écrire c’est sans cesse avoir accès à « la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépendamment de la réalité à laquelle ils renvoient » pour « une mise à distance de cette dernière »… écrire, même dans la plus stricte solitude – consentie, imposée – c’est accumuler et orienter des données culturelles, selon des initiatives personnelles ou en s’affiliant à des démarches communautaires, en vue de s’assurer un « stockage d’informations et de connaissances » qui sont des « moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel) » (p.514). Se ménager la possibilité d’une évasion. Une activité intensément politique où n’a cessé de fluctuer sa recherche du bon positionnement par rapport au réel, cherchant des ouvertures, reflué ici ou là, heurtant des forces de l’ordre et, dans l’ensemble, glissant, éprouvant les mêmes sensations corporelles, tumultueuses et euphoriques, que jadis dans son kayak, sur les rivières, se préservant en un sillage tracé entre deux embarcadères, manipulé par les différents courants ; de même allait son fil d’écriture personnel, son style comme on dit, malgré tout, travaillé par des enjeux qu’il ne maîtrisait absolument pas, saoulé qu’l était de « poésie », surfant sur des flux de « phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques, etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes habitats ; etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.). » Mais incapable d’instaurer un droit de propriété sur quoi que ce soit lui passant par la tête, juste participant à la récolte des pollens éparpillés d’expériences esthétiques et cognitives de tous les temps, participant à la production de la nécromasse noétique, disait Bernard Stiegler, au même niveau qu’un ver de terre dans un compost. Et engrangeant ou encaissant – au fil de l’accumulation de pages écrites, de textes plus ou moins aboutis, de fatras d’ébauches -, les angoisses, incertitudes, déchirement et rarement états de grâces, illuminations, gratifications liés aux « écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action » qui « sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnels ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifique) positives. » (p.371) Vivant, par l’écriture,  dans cet état permanent de transformation tant négative que positive, valences non départagées. Ces transactions se déroulant essentiellement en dehors de toute configuration pédagogique rationnelle, avec un maître et un-e élève, mais au sein d’une masse indistincte d’émetteurs et de récepteurs diffus, mélangés, morts et vifs, agissant à travers ce que chacun et chacune, au quotidien, absorbent comme images, textes, musiques, formes, savoirs…

Le cabinet de verre, l’écritoire passe-muraille

Il se revoit principalement – dans ses rêves nocturnes ou ses méditations lâches crépusculaires, ébauche de bilan de ses actes – assignés dans d’étroits cabinets de verre, agencés pour extorquer de lui du verbe, des confessions, des visions, des interprétations du monde, le fil narratif d’aveux sans queue ni tête (l’obligation de satisfaire l’inquisition débouche sur des inventions, des fictions susceptibles de rencontrer les attentes des institutions en surplomb et qui ne servent qu’à masquer ce qu’on a été, à effacer toute trace de son vécu engagé). Il y est souvent face à un miroir sans tain. Je ne vois pas vers où je vais, ce que je cherche à élucider, à scruter, disséquer, et qui me regarde, m’observe, m’étudie comme on étudie une bête dans un laboratoire, et c’est bien ce que je fais quand j’écris, je me réfugie derrière la surface et me regarde écrire, scrute ce qui se passe au cours de l’écriture. Les mots, les phrases, les métaphores, les expressions, les images, autant de fines nervures que j’extirpe de moi, que j’élance dans le vide pour me recoller à la part d’être, cachée derrière les parois du labyrinthe des désirs, et qu’une force mystérieuse exploite pour me faire parler, chanter. De cela, de cette vie d’écriture, il reste des décors. Une table. Des pièces à conviction. Des objets intimes dont la provenance et l’utilité sont malaisés à décrire objectivement. Il le faut pourtant. Parfois, il n’y a qu’une table nue, luisante, et au sol des volumes livides, cadavériques, empilés. Des registres dont il faut rendre compte. Le sol est quadrillé de néons, on dirait une cabine conçue pour flasher l’ombilic de l’être, le dissoudre dans une lumière inhumaine. D’autres fois, au centre, des bouquins anonymes, vierges, sans titre, sans auteur, sans pages imprimées, juste une masse reliée de pages blanches irradiant une lueur aveuglante (celle invoquée pour représenter un passage vers l’au-delà). Il s’agit justement de restituer ce qui a été effacé et d’expliquer pourquoi, comment, par qui a été gommé le contenu du livre. Pour éviter quoi, pour échapper à quoi ? Des formes insolites, inexplicables – gants retournés, coiffes chiffonnées, taxon non identifié, autre forme du vivant -, mises sous vide dans des cubes transparents. Minces carnets. Tasses de café. Lampes de bureau braquées sur des livres en gestation. Sur le dos d’une chaise, des étoffes blanches comme neige, des parures d’anges disparus, scintillantes, matelassées, duveteuses, ruissellement immobile de douceurs enveloppantes. Dépouilles. D’autres cellules sont plus fournies en éléments narratifs. Livres ouverts, lecture en cours. Bics, crayons, verre, bouteille, flacons transparents, roses, la forme d’une idée à saisir. Des objets trouvés exposés comme fragments d’une histoire à reconstituer. Une archéologie en cours. Des bibelots. Des boîtes en bois (évoquant des boîtes d’insectes ou des cadres retournés, superposés, en colonne), des boîtes métalliques (du genre où l’on fourre toutes sortes de bribes insolites, échouées sur les plages, sous les meubles, dans les caniveaux). Du fil de cuivre enroulé. Des volumes emballés de tissu orange. Des allumettes. Des morceaux de tuyauteries en métal. Tout un inventaire soigneux d’objets et d’outils – statufiés, magnifiés -, utiles à la réalisation d’un travail. Ce dernier n’est pas explicite. Et ni l’usage ni l’utilité de ces objets ne sont réellement connus. Ca reste hypothétique. Le « à quoi ça sert » reste en suspens, à chercher. Peut-être cet inventaire signale-t-il l’échec d’une tentative, un alignement mortuaire de ce que fut une vie consacrée à une recherche inaboutie, le signal d’un déménagement vers le vide, l’effacement de quelque chose d’arrêté, muséifié ? Tout cela, aussi, avec de derniers signes de vie, dans une sorte de nacelle de verre, aux rideaux de tulle agités par le vent, et voyageant entre différentes pièces, fusion d’un établis de bricolage, d’un cabinet d’archiviste, d’un atelier de peintre, improbable vaisseau spatial passe-muraille temporel, fracturant les murs, voyageant entre intériorité et extériorité, passé, présent et futur, façonnant images et écritures afin d’agir sur les forces adaptatives de l’organisme, le doter de ce qui lui permettra de traverser la catastrophe.

Carottage culturel et encre invisible

En ses rêves, nuit après nuit, il parcourt une enfilade de cellules où s’expose, selon des agencements sans cesse changeant, son matériel d’écriture, les attributs de sa vie de scribe, les outils utilisés pour fouiller l’accumulation culturelle – la sienne, résultant de ses expériences personnelles, mais de plus en plus, avec le temps, le dépassant, montant en lui par pompage et capillarité, l’accumulation culturelle de tout ce qui l’a précédé, propre à l’espèce à laquelle il appartient, et pas cet héritage dans toute son amplitude, bien entendu, sans quoi sa tête éclaterait, mais un carottage singulier de cette totalité héritée, de la superficie au plus profond, du plus immédiat au plus éloigné. Son temps de vie, son travail finalement, a consisté à explorer les sédiments de cette carotte, les interpréter, les transformer en matière organique à lui, en une forme écrite – dans ses neurones, sur papier puis sur écran – afin de contribuer à une capitalisation hétérogène – pour le coup, dans un vrai cloud – et en rendre possible l’appropriation par d’autres. Écrire, gribouiller, grifouiller, les actes qui le résument, par quoi s’est exprimé son conatus, pour défendre son lieu et s’accorder avec l’avoir lieu, à chaque seconde… Mais quoi. Qu’a-t-il écrit ? Ou qu’a-t-il désécrit ? Il ne se souvient de rien. Ne peut citer aucun titre, aucun sujet, aucune phrase, aucune métaphore à lui, aucune publication. Comme s’il avait accompli une tâche répétitive, durant des années, sans tout à fait comprendre ce qu’il faisait, à part que c’est ce que le vivant lui assignait comme rôle, attraper en lui les réminiscences d’œuvres culturelles, les nommer, les consigner, les distribuer, les faire passer (décortiquer le carottage effectué par sa sensibilité à travers l’accumulation culturelle humaine). Peut-être ne lui avait-on donné que de l’encre invisible, factice, peut-être l’avait-on condamné à faire semblant, sans qu’il en prenne conscience  !? Mais ce n’est pas grave, car il a aimé ces petites chambres de verre où son moi se désossait.

Isoloir matriciel, apesanteur charnelle

S’y agrègent d’autres souvenirs de parenthèses sanctifiées où il échappait à tout, se retrouvait dégagé de tout, hors du temps, de toute contingence. Par excellence, et malgré la honte et la culpabilité qui en résulte rétrospectivement, dans certaines cabines minables de bordels. Avant de franchir la porte, la déambulation devant les vitrines. Parmi une foule de mâles, en manque, complexés, culpabilisés ou fanfarons, pervers assumés, jouisseurs décomplexés, mineurs excités, souteneurs paradant. Et l’agitation intérieure, la tentation maladive, le débat moral, la fustigation des interdits, le pour et le contre lamentable, alternance cliché de sermons et d’exhortations à se libérer de toute pudibonderie. Malgré tout ce qu’il sait sur les dessous de la prostitution, l’emportait souvent un romantisme arriéré, lié au goût des poètes pour les putains, le mythe de la sainte pute. Dans le trouble, la palpitation, se jeter à l’eau, franchir la porte, une soudaine et violente accalmie, celle que procure une addiction quand elle comprend qu’elle vient d’obtenir gain de cause. Ivresse.  Après la transaction pathétique – qu’il cherchait à rendre humaine, mais qui revient ni plus ni moins à acheter un corps pour un temps délimité et à défini techniquement ce qui en est attendu, stipulant la ou les postures préférées, leur enchaînement, la durée, le montant -, il y avait alors quelques minutes, seul, à poil sur une couche de fortune, un décor kitsch baigné dans une lumière de boîte de nuit, à attendre que la femme le rejoigne, et c’était l’instant le plus délicieux, toutes les tentations évanouies, plus besoin de rien, toutes défenses désarmées, et surtout, il était dans un coin où personne ne l’imaginait, indétectable, hors de tout radar. Disparu. Une apesanteur paradisiaque en plein cœur du sordide, revoyant sa vie différemment, marchant à côté, sur une voie de garage, une enclave, il n’était plus rien, comme d’avoir par mégarde appuyé sur le bouton reset et attendant ce qui va se passer. S’immergeant ensuite dans une peau lisse, infiniment satinée comme les rivages d’une jeunesse éternelle, impersonnelle à force de marchandisation, de caresses tarifées, dépersonnalisantes, l’assignant à incarner le plus vieux métier du monde au service des mecs, une sorte d’essence charnelle sublimée où s’exprime, sans âge, le rôle de soin dévolu aux femmes, la fonction consolante, le réconfort à apporter aux troufions en permission, mais surtout la domination sexuelle depuis la nuit des temps du masculin sur le féminin. Et il sombrait dans cette compassion matricielle, tendresse infinie, libéré de tout devoir d’écriture, étreignant la foule de ses chères disparitions, s’effaçant dans l’estuaire d’une vaste peau sans empreinte, (destinée à être vendue à toutes sortes de gens et s’adaptant à toute sorte de désirs stéréotypés, une peau caméléon en quelque sorte). Bien entendu, comme chaque fois que se reconstitue un bout de maraudage au jardin d’Éden, la chute en est rejouée aussi, dans un second temps, dès les retrouvailles avec le trottoir, expulsé loin du bercement maternel. « Entrer en oscillation, au rythme de la respiration maternelle, comme quand on reposait sur son sein. Et celui-ci était plus gros que ta tête. Mais où, s’il te plaît, où trouver un sein pareil ? Disparu dans un éclair de lumière noire. Et le balancement entre ses bras, quand elle te berçait pour t’endormir, où le trouver ? Et l’on voudrait qu’il s’endorme à présent sans ce balancement dont le souvenir est resté gravé jusque dans ses os, jusque dans ses nerfs ? » (p.218)

L’écriture régurgitée

Dernièrement, au bistrot du village, il trinquait et conversait depuis un certain temps avec quelques habitués quand le barman lui a soudain demandé : « tiens, en faisant une recherche sur Internet, je suis tombé sur ton nom, un texte, puis plusieurs textes, une sorte de blog à l’ancienne, c’est toi ? », il est à cet instant, distrait par un vieil homme traversant la place du village, sur sa bicyclette, poitrail à nu, cheveux gris, saluant les habitués assis sous le platane, il se demande si ce n’est pas Louis Julian, ce personnage qu’il adore, rêve de rencontrer, paysan vigneron cycliste, en marge, incarnant la vie qu’il aurait aimé vivre, puis revient vers son interlocuteur, lui adresse une vague moue étonnée, perplexe, l’air de dire, « j’y suis pour rien », avec le sentiment approximatif d’être rattrapé par quelque chose d’enfouis, quasiment « vieilles casseroles », surpris en tout cas, et pensant « tiens, ça existe toujours, ça n’a pas été mis aux oubliettes !? », mais se contentant d’interroger le barman, « c’est pas Louis Julian qui vient de passer, on est dimanche, son jour de vélo !? ». Plusieurs jours après, poursuivi par cette exhumation probable de ses écritures, il a exhumé son ordinateur, réactivé une connexion, retrouvé des automatismes d’humain connecté, il a cliqué le lien évoqué par l’homme au bistrot, il y est retourné donc, il a retrouvé le site, a commencé à relire des fragments, pour s’avouer ne rien reconnaître. Il doute que cela puisse avoir émané de lui. Il se glisse dans ces textes. Les relis. Ne retrouve rien qui lui parle (pas comme quand il feuillette les albums photos). Les livres évoqués, les expositions racontées que le narrateur a traversées, rien, aucun nom, aucun titre, aucune citation, rien ne lui semble venir de lui, avoir été vécu par lui. Il reprend ces textes, les copie-colle dans de nouveaux fichiers et s’y plonge, en éprouve à peine un imperceptible sentiment de déjà vu, déjà connu, dont il s’empare, au bout de quoi il lui semble voir briller une lueur de retrouvaille, reflets des lointains isoloirs de verre, il se synchronie avec le cours des textes, calque sa respiration sur leurs fils narratifs et les transforme, les réécrit, les augmente de digressions et bifurcations. Les livres cités, les auteurs et autrices présentés, les œuvres décrites, il les traite comme des productions imaginaires, fictives (au même titre que les peintures et les musiques dans La recherche inspirées de réalisations réelles), des inventions dont il peut faire ce qu’il veut, sans se soucieux de vraisemblance avec des productions artistiques avérées. Il replonge là-dedans et en revêt les lettres-mots-phrases-sons-images comme on s’affuble de défroques trouvées, cherchant à ressembler à quelqu’un, se mettre dans la peau d’un autre en espérant, par mimétisme, épouser ses manières de sentir, de penser. Faire diversion. Happé, passionné par ces kilomètres de caractères imprimés, serrés, dont il aurait pu être l’auteur dans une autre vie, il ne sait si les sentiments de familiarité que cette lecture éveille découlent du fait qu’il y reconnaît des traits de sa biographie, des expériences effectivement vécues ou si ce déluge narratif ne déclenche rien d’autre qu’une vague sensation de similarité ordinaire, arbitraire, reliant divers phénomènes du réel et permettant de les identifier, de s’y intéresser. « (…) notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger. Qu’on ait affaire à des convergences comportementales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à la filiation, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. » (p.272) Le récit répétitif et interminable d’un anonyme errant, chimérique, à travers divers lieux d’art et de culture, poussé par le contenu d’ouvrages lus, de paysages traversés, de vins dégustés, de musiques écoutées, soulève en lieu assez de résonances, d’impressions d’avoir vécu des choses similaires pour y greffer de nouveaux développements, prolonger des interprétations qui n’étaient qu’esquissées, ajouter rebonds, digressions, augmenter le lacis parcouru d’autres horizons référentiels (des œuvres dont il se souvient, ou qu’il a envie d’inventer et qu’il associe à celles citées dans le texte), travail de palimpseste.

Toiles trouvées, éclats de guerre, champs de batailles

Ce faisant, il dégoupille au cœur de ce délire graphomane, une anxiété qui ronge les phrases, une désespérance sourde qui, au contact de ses neurones inquiets, se révèle explosive, décuplée par l’angoisse de ce qu’est devenu le monde humain.  Réécrivant, retouchant, il agit tel un peintre qui reprendrait les toiles de ses débuts pour les assombrir de plus en plus, les tourmenter radicalement. Cette sorte de roman interminable, décousu, filandreux et nébuleux de la médiation culturelle au siècle passé, rédigé par un homonyme égaré, ayant porté le même genre de préoccupation que lui, à savoir agir par la culture pour changer le monde, rendre possible une autre évolution ou exaptation de l’espèce, ça l’épate par son optimisme, son contre-courant obstiné.  Car, au fond, « Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? (…) N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? » (p.473)

Il réécrit, écrit sur du déjà écrit, c’est irrépressible, et ouvre les vannes d’un désespoir sans fond, ne sait plus à quel saint se vouer, impuissant à rendre compte de ce qui se passe, en lui et autour de lui (une vie singulière emportée l’air de rien par un effondrement en cours qui allume en de multiples régions, d’innombrables guerres de factures différentes). Il se souvint, à propos de guerre, de quelques peintures dans l’atelier d’une amie, à terre, adossées contre le mur. Le grand-père, peintre, en 1918, avait fait le voyage jusque Ypres pour voir l’horreur et la peindre. Besoin irrépressible de constater, établir les faits, témoigner. Sur des bouts de carton (régime d’économie, de restriction). Le tout est d’une étrange verdeur, tremblée, éclatée. Comme les premières teintes d’un printemps chétif, hésitant, irréel, écorché, refusant de revenir, n’ayant la force que de pointer ici ou là dans la boue, la poussière, sous une lumière crue, l’azur implacable. Les couleurs de la palette sont elles-mêmes effrayées, pâlies par l’innommable, les pigments agités, déstabilisés. Le coup de pinceau est fébrile, électrique. Comment regarder ça !? Comment le peindre !? Et en même temps, ces cartons peints éclaboussent une étrange jubilation comme si, inconsciemment, le peintre y touchait une catastrophe au cœur même de la peinture. (Le plus important, c’est cette «catastrophe secrète» qui affecterait l’«acte même de peindre au plus profond». Pourquoi l’acte de peindre passerait-il par le chaos ? Parce que «quelque chose doit en sortir» : et «ce qui en sort, c’est la couleur». – Robert Maggiori, Libération, dans un article sur Deleuze et la peinture) Sol labouré par les bombes où se mêlent débris de barricades, vestiges de troncs d’arbres et croix sommaires, instables, à l’emplacement de corps hâtivement enterrés. Champ de ruines, paysage de gravats, confusion entre rivière et berge, tout est retourné, sans repère, toute perspective écroulée, les paysages ne mènent nulle part, terminus. Pour un paysagiste, c’était comme de peindre la fin du paysage, son agonie, son enterrement. Mais en train de se produire. C’est tout frais, tout chaud, fumant. La pierre et le ciment ont ici les reflets roses d’un réel se vidant de son sang, là l’aspect cireux des masques mortuaires, au loin, les plis livides et lourds de linceuls tourmentés. Contrairement à la peinture de Didier Mahieux qui est l’empreinte à postériori d’un champ de bataille reconstitué, imaginé, une remarquable archéologie plasticienne. Une mémoire après-coup de la dévastation convulsive. Pas exactement : elle atteste que l’auteur a sans cesse, en tête, l’image du sillage meurtrier, massif, reliant passé, présent. En l’admirant, fasciné par les ruines qu’elle montre, une sorte d’écriture de l’histoire bousillée, raturée jusqu’aux tréfonds, il ne put que constater qu’il vivait sans cesse en bordure de ces champs de bataille. Une dune, une plage de débris indescriptibles, des flots rachitiques au loin, un ciel définitivement brouillé, un astre approximatif, étouffé, et dans la charpie laissée par les bombardements, les mines, les corps-à-corps, des formes géométriques orphelines, alignées pour un décompte macabre, des vêtements vides, alignés, fantômes aplatis au sol. C’est bien à une écriture des tranchées qu’il s’est consacré, cherchant à rejoindre ses ramifications de résistance, invoquant ses protections, ses abris de fortune.

Pierre Hemptinne

Humer la chair des fleurs, devenir fou

corps lié fleurs

Fil narratif à partir de : Johannes Kahrs, Then, maybe, the explosion of a star », Frac île de France, Le Plateau – Anne-Lise Boyer, Regards de l’égaré, La galerie particulière – Bernard Stiegler, Dans la Disruption, comment ne pas devenir fou ?, Les liens qui libèrent, 2016 – Araki, Musée Guimet – Un jardin et un fantasme au jardin – Questions du désir chancelant…
sous cloche

Sous le glacis, entre viande et tissu immatériel, chancelle le désir, au Plateau

Il va d’une toile à l’autre, excité et inquiet, touché par une révélation toujours en train d’advenir et fouetté par un trouble défi à relever. Chaque nouveau coup d’œil sur l’une des peintures, croisé avec les précédents, anticipe ceux qu’il continue à jeter et croiser, sans oublier les regards mélangeant détails et atmosphères de plusieurs toiles, quand il marche de l’une à l’autre, traversant la salle, englobant ce qui entoure chaque cadre, le dispositif muséal, la touche de la commissaire, la posture des médiatrices comme prises dans les oeuvres, le passage d’autres visiteurs distraits ou attentifs. Pas à pas, l’évidence de son désir chancelant s’accentue et il savoure, sans oblitérer le danger sous-jacent, l’action contagieuse de ce désir qui le rend vacillant dans tous les domaines de la vie. Je chancelle de désir, peut-être ne restent-ils que les chancellements qui me tiennent lieu de désir ?  Désir qui enflamme sa vie intérieure et se trouve appelé, aiguisé, mis en exergue par les images exposées dans les salles du Plateau, plus exactement quelque chose de subtil dans le savoir-faire de l’artiste, entre le choix des sujets, leur mise en scène et la pratique remarquable du glacis fait glisser l’ensemble du représenté, et celui/celle qui les dévore du regard, dans des réalités interstitielles. Cette ruse sophistiquée du glacis l’oblige, en tant qu’observateur, à se déplacer, cligner des yeux, changer d’angle, sans aucun arrêt sur image référentielle, sans jamais être certain de voir la version réelle, voulue par l’artiste. Exactement à la manière fuyante, obsessionnelle dont le désir et ses mirages jouent avec lui, à la manière dont il regarde la vie à travers les buées du désir. Enfumage. Ainsi se découvre-t-il n’être pas simplement amoureux de celle qui obsède ses pensées, mais amoureux de cette condition chancelante, qui ne peut qu’être le sort que lui jette cette femme. Maladivement, de plus en plus égaré et se réfugiant dans cet égarement, voie de garage jouissive. Le chancellement lui semble parfois le meilleur moyen de soigner son désespoir plus général, un poison comme contrepoison. Car sa couche de désespoir est conséquente. Il faut l’être pour se maintenir amoureux dans le vide, amoureux d’une présence absente, d’une chair en ses ultimes substituts fétichistes, miroitant partout et nulle part, sans lieu à soi pour s’accomplir pleinement, toujours dans les limbes, jamais au repos, intranquille. Une chair qui se donne comme un voile, dissimulée dans chaque chose l’effleurant, matérielle ou immatérielle, bienveillante ou amère, une brume scintillante qui l’envelopperait dans sa marche et ses pensées, se confondant avec ses propres substances organiques. Cela, jusqu’alors latent, ressort soudain, avec force, face à cet ensemble de viandes crues et moelleuses, de sensualité lourde et fatiguée, et d’intrusions irréelles. L’explicite jouxtant l’abstrait, l’euphémisme, le sordide illuminé de grâce spirituelle, la force brutale égratignée, l’homme toujours incertain face à son image (à l’instar de ce personnage se photographiant parmi les ombres et reflets d’une chambre d’hôtel ou de cet autre, étendu, dont on ne voit que les jambes nues, raides, peut-être mort des suites d’un chancellement trop radical).

Pourquoi les mots « détails robe de jeune mariée » lui viennent-ils à l’esprit devant la grande toile où, s’approchant, reculant, s’approchant, il convient de sa méprise et identifie quelques côtelettes sur un papier blanc !? La confusion tient peut-être à la fraîcheur sacrificielle merveilleuse de cette viande ? Elle palpite pâle et lumineuse, avec son tendre persillage. Viande exsangue, spirituelle, posée sur du papier de boucher qui fait une sorte d’autel immaculé aérien, drap angélique malgré quelques pâles traînées sanglantes.

Le côté abattage et abattoirs, de toile en toile, met sur le même pied, dans le même drame,  pièces de boucherie et modèles érotiques médiatisés. Les stars déséquilibrées, manipulées, envoûtées par les strass du succès, poursuivies par le malheur, suant l’angoisse de mort, rongées par la vacuité. Étoiles au bord de l’explosion, reines d’une jouissance surjouée que les autres humains convoitent désespérément, se répartissant un éros d’imitation, de pacotille. Systèmes d’identifications ruinés, nauséabonds, modèles déliquescents, faisandés, incapables de générer de nouveaux rêves et désirs. La vraie viande est montrée dans une nudité presque poétique, la viande des icônes pop est observée à la loupe, dans sa dépravation, suant la peur, en décomposition.

Sfumato et paroxysme, suaire pornographique

Un mot le frappe dans le texte distribué sur le lieu d’exposition : paroxystique. Les couleurs, les formes, les trames suggestives, les lumières de cette exposition, doucement, de manière détournée, imitent avec raffinement le paroxysme du banal (notamment télévisuel), fine écume électrisée. Oui, sous le sfumato très classe, et sous des dehors de peintures classiques hyper contrôlées, ces toiles réfléchissent des lueurs malsaines, corrosives, glacées dans le filet transparent d’une bave livide produite par les spasmes qui déstructurent de plus en plus la société, privent de sens toute puissance publique, sapent tout avenir. Célébrant sournoisement ce tour de cochon en apologie ordinaire du nihilisme, c’est une peinture entre trivialité et sublime. Par exemple, cette femme vue de la taille jusqu’au pied, en dessous de la ceinture, est-elle une riche héritière costumée traversant les salons de sa réception, une escorte girl au turbin, une figurante d’opéra ou de partie fine ? Le statut social disparaît dans l’exhibition érotique. Quelle qu’elle soit, elle est danseuse au voile argenté piqué de brillants, tissu de voûte céleste drapé autour des jambes nues bronzées, avec quelque chose des photos racoleuses des magazines populaires, top modèle de seconde zone se substituant aux anciennes esclaves lascives. Mais, et c’est à partir de là que, dérangé, il ne parvient plus à se détacher de ces toiles, dans le drapé transparent qui ceint le bassin de la danseuse, il y a un point absolument compact, lourd, au bas du ventre, en haut des cuisses. Quelque chose de retenu et d’emprisonné, un masque de vie comme violet d’étouffement. C’est l’émergence d’un visage moulé dans les plis, un visage qui accouche, qui sort de là, un portrait de saint suaire pornographique, imprimé dans les tissus, eux-mêmes coagulés avec ce qu’ils recouvrent, le ventre, le giron d’une femme étoilée, pailletée. Quelque chose d’étrange qui regarde, sur le point de naître mais refusant de venir, reste dans les limbes, un refus de venir au monde. Alors que la femme, sur ses talons, est entre le pas de danse et le chancellement, brouille les pistes.

La tête contre le mur, le devenir fou

Ce vernis paroxystique, juste une crispation imperceptible à la surface des choses peintes, est du même givre glaçant qui enrobe, empâte chaque geste de son quotidien, dans la glu néolibérale, mortifère, qui n’épargne rien. Fine couche givrée qui dérobe aussi, ankylose plus exactement, sans qu’il s’en rende compte, une part des connexions par lesquelles, en temps normal, passé, présent et futur irriguent l’esprit. Une pétrification qui évolue sans qu’il en ait pleinement conscience. C’est de l’ordre de ces impuissances face aux béances terrifiantes, mais déviées, escamotées, tant qu’il peut. Ou sauve qui peut. Par instinct de survie. Sauf qu’ici, il devient difficile de distinguer entre instinct de vie et pulsion de mort. « Il paraît pratiquement impossible de vivre dans la conscience des dangers immenses qu’encourt à présent l’humanité : on s’en trouverait paralysé. On tente de penser à autre chose, où l’on recherche l’apport d’énergie nécessaire à la vie quotidienne. » (Stiegler, p.376) A force de penser à autre chose, les autres choses s’emboîtant comme dans une mise sous abîme, il atteint un état de dépossession, se résume à l’ombre de son ombre. Pour en sortir, paralysie et recherche d’énergie sont de plus en plus harassantes. Ce dont semblent presque se réjouir les top managers et dominants, les hommes politiques élus, paradant sur les scènes du pouvoir, dans leurs sinistres costumes de croque-morts, raides et engoncés, s’acharnant à tuer à petit feu toute possibilité de rêve, convaincus d’être ainsi les hommes providentiels d’une crise sans fin. Ils recourent aux promesses de sortie de crise, sans voir qu’ils prononcent les formules magiques qui renforcent le démon de la crise. Il vous manque juste encore un peu d’austérité. Ils le narguent, à la télévision, en une des journaux, sur les écrans d’Internet. Regardez-les attiser la violence et criminaliser sans vergogne la jeunesse manifestante, porteuse de nouveaux désirs dont tout le monde a soif. Regardez-les adorer la stérilité et la servilité, regardez-les continuer à conformer les lois du travail aux attentes les plus folles du marché, à amplifier l’aliénation de toutes et tous. Jusqu’à la folie. Et donner des leçons. Il faut savoir faire des choix difficiles et réformer, c’est cela gouverner ! Et se payer ainsi d’épouvantables mots creux qui sapent consciencieusement le moral. Comment ne pas profondément désespérer devant tant d’imbécillité, ne pas avoir envie de se pendre ? Quel espoir de renverser une telle entropie complexe et perverse ? Les bras m’en tombent. Comment, en effet, ne pas rester bras ballants, avec l’impression que tout le poids de la vie s’y effondre, membres énormes, écorchés, vertigineusement abandonnés dans le vide, la peau fine prête à éclater, barbouillée de violets et bleus délicats, vaisseaux rompus. Bras inutiles, dépressifs, sans attaches, sans raison, moignons de viande pendus au crochet du boucher. Quille boursouflée perdue dans les ténèbres, sans boussole. Bras hypertrophié dans l’impuissance et gorgé de mélancolie. « Comment ne pas devenir fou lorsque le devenir paraît ne plus porter aucun avenir, en sorte que le monde paraît n’avoir plus aucun sens ? Le devenir fou procède d’une immense démoralisation, elle-même aggravée par des processus de dénégation de toutes sortes. La démoralisation est ce qui fait perdre le moral. Et le moral, c’est-à-dire aussi la confiance, est la condition de toute action rationnelle, s’il est vrai que la raison est toujours portée par une raison d’espérer. » (Stiegler, p.257)

Penser à autre chose.

Comme lors de vertiges où son regard est incapable de se poser sur un point fixe, glisse sans cesse hors de son orbite, aimanté par des pôles désaxés. Il cultive le regard égaré, la pensée filant vers des paysages surexposés, des routes qui se perdent dans la chair buissonnante des lignes d’horizon, des étoffes soyeuses et sombres posées en chapiteaux près d’infinies nudités au-dessus desquelles clignotent des lumières lointaines, signaux d’autres planètes, des parures brodées de fleurs, pendues, vides, où s’enfouir dans le souvenir de matrices protectrices qui faisaient rêver. Et désespérément, inventer des rituels corporels pour échanger, entre amoureux, les dernières faibles lueurs de l’espérance (ou les premières nouvelles raisons lumineuses d’espérer). Par exemple, il se plonge dans le récit des liens du corps fleuri…

Il s’égare dans le récit d’un fantasme au jardin, relié aux images vues dans l’exposition Araki, connues déjà par plusieurs livres dans sa bibliothèque, à moins que ce soit l’existence de ces récits-fantasmes en lui qui l’ait orienté vers l’exposition :

« Le jour tombe, une fine gaze brumeuse enrobe le jardin. Des rayons de soleil vieil or sabrent le feuillage des arbres moussus, traits bibliques où insectes et poussières de l’origine des temps dansent leurs paraboles. L’air qui entre par les fenêtres est tiède, humide et feutré, douce compresse sur le front du lecteur, fatigué. Elle jaillit d’une douche fraîche, le prend par la main et, câline entraîneuse, l’emmène dehors. Courte bousculade imprévue. Il se dit que c’est pour aujourd’hui. Elle ne peut s’en douter, mais son regard, allumé et défaillant, donne l’impression qu’elle sait très bien ce qui l’attend, qu’elle l’espère et en attise, inconsciemment, la venue. Ils s’enlacent et s’embrassent doucement, par petits coups. Le bruit de leurs lèvres se fond dans le chant des oiseaux, les trilles et les coups de becs, les jappements des renards en lisière de la forêt proche, les branches secouées par le saut des écureuils. Tout cela ne formant qu’un seul gazouillis dans lequel leurs corps expérimentent une excitante porosité à toutes espèces vivantes.

« C’est très lentement, et tandis qu’ils valsent immobiles dans l’herbe, qu’il la fait jaillir Eve nue de son vêtement, une simple tunique lisse odorante passée après le bain. Il la couvre de douceurs et baisers, en fine pluie par où il s’écoule, hémorragie cosmique de son être, comme immolant son âme sur l’autel de son amour. Dans le velours aérien et sombre de sous-bois, la peau féminine resplendit, émoustillée, lumineuse. Il a l’impression qu’à travers ce filtre cutané de soie, il va pénétrer l’esprit du jardin, comme jamais, passer de l’autre côté. Elle le déshabille aussi, le restitue à son état d’Adam, le saisit aux fesses et, se frottant de haut en bas, l’enveloppant de sa chevelure, l’oint de ses effluves et l’empoigne au sexe, leurs désirs se propagent, explosifs volatiles. La parade les hypnotise, les gestes priment, plus aucun mot, ils sont sans voix.

« Il rompt tendresses et préliminaires, plus ferme, la tenant par la taille. Toujours yeux dans les yeux, il la conduit sous l’immense érable, sans âge. Magiquement, comme la tirant de ses tripes, il déploie une longue corde, lasso chuintant dans le soir, serpent souple qu’il enroule autour de son corps, calligraphie d’envoûtement. Il s’emploie à reproduire plus ou moins une figure d’Araki. Comme pour toute copie d’œuvre, il procède par essai, effacement, recommencement, approximation, jouant avec la corde sur la chair, jouissant de la manière dont elle s’imprime et comprime, essayant plusieurs trajets, faisant et défaisant les nœuds, serrant ou desserrant. Tantôt elle rouspète, râle, refuse, sous prétexte que « là, ça lui fait trop mal ». Il cherche les bons passages, où la corde semble épouser le trajet d’une énergie libidinale qui leur est commune. Procédant comme un sourcier*. Et chaque fois qu’il trouve l’endroit adéquat pour poser un nœud, elle acquiesce. Docile et émue, elle se laisse nouer, de plus en plus prise et figée dans les rets qui l’enferment et la pénètrent. Les bras dans le dos, poignets dans le creux des reins, les cuisses ouvertes, les mollets repliés vers l’arrière, les cordes font saillir les formes fertiles, les seins sont dardés, pressés, le ventre dodu est ficelé, la motte charnue, glabre sous une touffe sauvage électrisée, ressort dans toute sa splendeur de fruit juteux, compressée entre deux boyaux de chanvre.

« À plusieurs reprises, et dans un geste évoquant les scènes de lynchage, il lance une autre corde vers la cime de l’arbre, essayant de la faire passer dans une fourche solide. Plusieurs fois la corde retombe en sifflant. Ligotée, la fille émet un rire perlé dont les notes imitent celles d’un merle haut perché, à moins que ce ne soit celui-ci qui, par mimétisme, s’empare de l’aria cristalline. Enfin, il réussit l’exercice et cette corde élévatrice peut être nouée à celle qui harnache le corps. Alors, et comme on sonne les cloches ou qu’on élève les couleurs d’un pays cher, il la hisse, la suspend en l’air. Elle pendule et oscille lentement, tout le jardin la contemple, elle en est à présent le centre de gravité. Sous ses cheveux lianes, une énorme chrysalide légèrement écartelée prête à muer, transgressive et phosphorescente. Crapaude. Plus que nue et cataleptique, la captive ligotée, pour se soustraire à la réduction de la posture, s’échappe de son enveloppe terrestre. C’est une lente assomption, elle s’absente et rayonne. Son âme migre dans tout ce qui l’entoure de vivant, orgasme cosmologique. Il ne reste là qu’une coque fantastique, fantasmatique, appareil transitionnel auquel il adresse des prières. Le crépuscule est mordoré.

« La nuit est tombée. Il allume trois projecteurs de cinéma braqués sur le corps nu. Il paraît un moment blafard, cru. Le jardin est envahi par ce chant de la bobine qui tourne dans les cabines de cinéma qui se mêle à la musique nocturne d’insectes volants, venant se perdre dans les faisceaux. Des images de fleurs, furtives, comme ces parasites à l’amorce d’une pellicule, une à une, surgissent dans les cheveux, y glissent, continuent à chuter dans le cou, le long des bras, disparaissent. Puis, elles affleurent plus denses, refusent de disparaître, s’organisent en flux et phagocytent la fille origami, aimantées par cette efflorescence érotique. Il projette ainsi plusieurs films où défilent, comme à la surface d’une eau invisible, toutes les fleurs et feuillages du jardin qu’il photographie, filme et sèche dans un herbier, patiemment, depuis des années. De plus en plus nombreuses. Anémones, ail des ours, pissenlits, glaïeuls, renoncules, tulipes, myosotis, pensées, bleuets, glycine, muguets, roses, pivoines, seringat, aubépine, reines des près, oeillets, hortensias, capucines, iris, véroniques, angéliques, digitales, bourrache, campanule, trèfles, orties, phlox, camomille, ancolie, lupins, liserons, millepertuis, centaurées, pois de senteur, pétunias … En boutons ou épanouies, fanées et séchées, isolées ou en bouquets, en brassées, en couronnes, ou en pluies de pétales mélangés…

« L’ombre des papillons nocturnes, éblouis par les projecteurs, se promène aussi sur le corps qui pendule et infuse dans l’air.

« La peau nue n’est plus qu’un tapis de fleurs, grouillant, en relief. Ça ruisselle. Elles tombent du visage, rebondissent sur les seins, tressent des couronnes de petites corolles sur les larges aréoles sombres, autour des mamelons dardés, congestionnés, pointes durcies. Elles coulent sur le dos, épousent la croupe, et disparaissent dans le sillon entre les fesses, tournoient autour de l’anus froncé. Elles dévalent sur le ventre, se rapetissent et enfouissent dans le nombril et en rejaillissent, se défroissent et reprennent leurs tailles normales, dévalent les plis de l’aine, recouvrent le con dodu et s’engouffrent dans la fente qui en est friande, vibrionne de plaisir.

« Paupières entrouvertes, elle regarde ces sources florales, jaillissant d’elle-même, tourbillonnant sur son corps, dématérialisant la séparation entre son existence et celles qui fleurissent autour de la sienne. Au point de perdre ses repères corporels, ne plus savoir concrètement où elle est. Vertige. Et elle n’est pas simplement pendue sous les éclairages. Pour sa mise en scène, son amant s’est équipé d’une technologie de pointe. Les faisceaux lumineux ont une dimension tactile. Ils balaient les formes et les caressent, sèment de légères chairs de poule, comme d’imperceptibles frissonnements à la surface d’un étang. D’innombrables fins pinceaux de poils soyeux la touchent partout et peignent le défilé floral, à même la peau. À certains endroits, les fils lumineux interpénètrent les fibres charnelles et tissent une infinie draperie de fleurs. Il s’approche, fasciné par ce ballet floral qui habille et déshabille, métamorphose continue, métaphore sans fin. Et ainsi, à son tour il perd pied devant l’incroyable processus, la réussite inespérée de son entreprise, car les images ne sont pas simplement projetées sur l’épiderme. Il assiste à un véritable double mimétisme . Il s’approche tout près et à son tour les fleurs courent sur sa peau et, dans ce tourbillon orgiaque, pour ne pas la perdre et faire en sorte qu’ils restent du même côté, il noue et maintient le contact via un attouchement imperceptible, intense. Il lui masse le clitoris tantôt du doigt, tantôt de la langue, parmi le défilé floral, l’impression que tout dévale, rien ne reste en place. Son doigt, sa langue sont eux-mêmes pétales et corolles qui caressent d’autres pétales et corolles. Plus rien ne ressemble à quoi que ce soit de connu. Tout se mélange. Ses doigts sont de fins plumets d’asparagus dont il perd le contrôle et sa langue a le velours légèrement râpeux des feuilles de lamier blanc. Il pense en lamier blanc.

« L’anus camouflé dans l’exubérance virtuelle des feuilles et pétales est irrésistible, sphincter haletant, diaphragme de chair stroboscopique. À la manière d’un archer qui décoche sa flèche au cœur de la cible, rien que par la concentration mentale, en faisant corps avec elle, il y entortille délicatement l’index, lui-même comme recouvert de lierre, clématite et chèvre feuilles, il entre et sort dans le trou ventouse, et chaque fois qu’il ressort, il se pare d’autres végétaux, et chaque fois qu’il s’enfonce, qu’il la doigte à nouveau, il lui semble faire entrer une flore en folie dans le corps offert. Il lui mange les fesses où filent fugitives fleurs de pommiers et poiriers, néfliers et cognassier. Elle rentre en lui. Le nez entre les globes, il hume un parfum d’épices tandoori, synthèse des odeurs de tout le jardin. Il lui fait goûter son doigt. Elle réagit, lentement, de très loin, paupières entrouvertes, yeux révulsés, presque partie, comme faisant un signe depuis une autre rive.

« Pâmée et saoule, son enveloppe corporelle ficelée, toute son âme s’est épandue alentours, dans les éléments du paysage. Elle est partout. Son corps entravé n’est plus qu’une coque, en veilleuse. Sa vie rayonne immortelle. Ses doigts égarés en elle, tout en se sentant bien accueillis par les parois douces et humides, ont l’étrange sensation de branler du vide, de l’absence, de toucher l’absente là où elle se dérobe, exactement là aussi où elle offre prise, quand il lui fait l’amour à distance, dans la tête. Alors qu’avec la calligraphie des cordes qui immobilisent et cadavérisent la femme, il a l’impression d’une capture totale de ce qu’elle est, il sent qu’elle s’échappe, et c’est dans cette échappée qu’il la sent à lui, qu’elle se donne. Exactement comme, lors de ses anciennes chasses entomologiques, il suivait fasciné un insecte volant, rutilant et rapide, mais impossible à identifier à cause du mouvement incessant. Et puis il donnait un coup de filet. Il savait qu’il l’avait attrapé. Son cœur battait plus vite. Pourtant, rien ne révélait la présence de quoi que ce soit dans la nasse. Le vol flamboyant s’était immobilisé. Il était déçu pourtant il savait, il sentait que, par cet acte magique, il avait fait entrer en lui la beauté de l’insecte volant tel que son passage furtif l’avait envoûté.

Il est temps d’interrompre suspension et projection.

Il éteint les projecteurs, le noir total les absorbe.

Il fait coulisser la corde sur la branche. Le corps descend et se pose dans une couche d’herbes et fleurs coupées, abondance de prêles des champs et de petits géraniums vivaces, délicates étoiles mauve nuit aux points dorés. Il la libère des liens. Avec la rosée et la sueur, les fleurs et herbes collent à sa peau. Il la soulève, l’emmène dans la chambre, la dépose sur un grand lit ouvert, draps blancs. Languide, absente, invertébrée. Il la frotte, disperse la couche de végétaux, la tapote des pieds à la tête, pour la ranimer, frictionne les pointes, poignets, tempes. Fasciné par l’empreinte des cordages qui semble prendre vie à même la peau. Elle s’ébroue, heureuse de sentir le sang reprendre sa circulation normale, chaud et bondissant. Longtemps ankylosée et suspendue à un fil, elle a la grâce de qui revient à elle, retour de l’au-delà, inespérée. Quelques fleurs, encore collées aux aisselles, l’intérieur des cuisses et la plante des pieds, se détachent, s’éparpillent sur le drap en laissant des traces imprimées sur la peau ou ne restent que poussières et semences des graminées, pollens libérés par les pistils. Fine poudre de cristaux brillants sur les lèvres, gourmandise buccale avalée pour doper l’imagination et, vaginale, pour décupler le délire fusionnel. C’est à elle, déterminée mais comme au ralenti, de se détendre, de décocher le filet de ses membres lascifs, d’enfermer sa proie mâle et la prendre en elle, enfilée. Tous les liens qui l’enfermaient lui sont entrés dans la chair, font partie d’elle, ils glissent et rampent à la surface de sa nudité, rubans souples qui l’émoustillent, la chatouillent, serpents qui marquent leur territoire charnel, ils s’assemblent en un point de l’espace, au-dessus d’elle, exerçant une attractivité lunaire puissante qui lui soulève le bassin, et enfin, quand elle n’en peut plus et qu’elle le décide, elle aspire le tout en elle, convergeant vers son sexe, liane racine qui pénètre et l’emplit sans fin. Yeux clos tous deux. Elle continue à sentir les fleurs s’engouffrer dans ses orifices et elle l’étreint pour s’ensevelir ensemble sous des édredons de pétales. Il ne cesse de voir la flore luxuriante à fleur de peau de sa belle, et il lui semble se perdre dans une cataracte ininterrompue de corolles. »

L’ombilic de leurs liens, objet transitionnel pour leurs nouveaux rêves

Au réveil, le paquet de cordes, bien réel, est entre eux deux, maintenu par leurs ventres nus, et comme une excroissance commune. Leurs mains fouillent cet amas de boyaux qui les unit, cherchent les bouts, les doigts touchent autant la peau que les cordages et, à certains moments, leur trouvent une ressemblance troublante, au point de les confondre. Ainsi, s’embrassant, maintenant la boule cordée d’un nombril à l’autre, les mains y explorant des circonvolutions embrouillées et y suivant les enroulements d’un ombilic indémêlable, ils pétrissent d’abord du vide, un objet technique, un ustensile qui, de la sorte, prend leur chaleur et leurs attentes, se charge de leurs désirs indistincts et devient un objet transitionnel à géométrie variable, sans contours fixes. Une sphère noueuse des possibles, une matrice commune, qui ne fonctionne que d’être maintenue entre leurs deux corps, suspendue. Palper les entrailles de cette chose qui se noue entre eux, d’un même entrain, s’amusant quand leurs mains s’empoignent croyant encore suivre le tracé de la corde, les place sur un chemin à rebours vers une nouvelle enfance du désir, une volonté de connaître l’autre par le corps, les mains, les yeux, dans une innocence édénique. « Dans la transformation des règles que provoque l’enchaînement des générations dans l’exosomatisation, la production des objets transitionnels est le facteur capital de production des nouvelles formes de savoirs – du doudou de l’infans aux œuvres de l’esprit, en passant par les instruments du culte. Si l’adulte doit quitter l’adolescence, ses capacités néguanthropiques sont à la mesure et à la démesure de ses possibilités de transporter dans l’âge adulte des ascendants la vertu des objets transitionnels qui sont l’apanage de l’enfance – objets qui, en ouvrant l’espace transitionnel entre l’enfant et la good enough mother, et où « transitionnel » signifie que le rêve et la réalité y sont encore indistincts, inscrivent les possibilités de rêver dans la réalisation sociale du réel noétique, c’est-à-dire de l’être désirant qu’est l’être moral. » (Stiegler p.336) Si bien que ligotant la femme, il aura l’impression non seulement de la nouer à lui-même, et avec lui-même, son propre corps transformé en corde, mais aussi de se lier lui-même, en elle, par elle. C’est pourquoi, durant la longue période où, pendue dans le vide, tournoyant lentement, envahie par les fleurs, il la contemple fixement, il n’aura jamais eu autant l’impression que leurs aléas biologiques n’étaient rien, qu’ils se rejoignaient ailleurs, loin de tout ça, en un point indéfinissable de l’absence, terre inconnue et que c’était de cela qu’ils jouissaient. Ce point indéfinissable avec lequel communiquer via l’objet transitionnel. C’est cela qu’ils échangeaient yeux dans les yeux durant leur pendaison fleurie sous le vieil arbre. Regarder l’un dans l’autre le buissonnement de chair électrique sur la ligne d’horizon. Il du faire un effort pour s’extraire de cette hypnose et la détacher, tout comme se délier lui-même, à temps. Au prix de cet exercice éprouvant, ébranlés et tremblants, ils espéraient entendre recouler dans leurs veines les possibilités de rêver, pour eux, pour les autres.

Pierre Hemptinne


fresque Kahrs KAHRS Kahrs kahrs Karhrs Kahrs en fleurs modèle fresque sous coupole regards de l'égaré regards de l'égaré regards de l'égaré paysage brume feuille gouttes en fleur route horizon

Violette in vivo, Violette in vitro

Fil narratif à partir de : Le petit monde de Violette, fleuriste près de la Place Monge – Céline Lafontaine, Le corps-marché, Seuil, 2014 – Place Monge/Claude Simon – Michel Foucault, Subjectivité et vérité, Cours au Collège de France. 1980-1981, Gallimard-Seuil – Alain Cavalier, 24 portraits – Matthieu Ronsse, atelier d’artiste, Almine Rech – (…) Place Monge SONY DSC

Pèlerinage Place Monge où vécu Claude Simon. Arpentage du lieu de vie de l’écrivain. Réflexion sur l’échange entre environnement et écriture, lieu de vie et lecture, où affleure un certain type de relation au monde, entente tacite avec les choses.

Une atmosphère de sacré lui enfume et irrite l’esprit. Il n’avait pas anticipé ces élancements ridicules d’idolâtrie en s’aventurant dans l’espace où avait vécu Claude Simon, se prêtant même au jeu d’une station mi-désinvolte mi-recueillie devant la plaque commémorative astiquée. Il avait envisagé cela comme un repérage fonctionnel, un pèlerinage pour la forme, non sentimental, aux lieux de vie ayant bordé les rivages de la chambre perméable où s’était écrite une œuvre dont les phrases, venant de loin, déferlent et irriguent profondément, mystérieusement, son intime. « Sentirais-je là quelque chose ressemblant à ce que j’éprouve quand je fais mon trou dans le maillage complexe de ses mots, à force de m’y abandonner/chercher ? » Et, vaquant ensuite dans l’espace de l’esplanade délimitée par des façades d’immeubles et une rue animée, déambulant, empruntant involontairement ce pas lent qui est celui, cérémoniel, d’entre les rangées de tombes, retenu, respectueux, il trace des itinéraires aléatoires sur le macadam, sous les branches dénudées des arbres, sans trop savoir à quoi rime, par rapport à la lecture de l’œuvre, le fait d’être là à humer, scruter, écouter, photographier le décor. Il s’étonne du nombre de personnes qui sont là, appuyées à un tronc, au parapet de la bouche du métro, assises sur le muret de la fontaine, fumant une cigarette, feuilletant un livre, regardant le vide, simplement pour, semble-t-il, le plaisir d’être là, sur cette place, la considérant comme lieu propice de rencontres, de rendez-vous. Il se dégage de ces présences inactives, en veille, une impression d’attente collective. Il se sent aiguillonné par un trouble désir, cherchant les indices de l’existence d’un méta-texte, ému par l’irrationnel de la relation littéraire aux choses, et de la vie qui, battant en lui pour la chose littéraire, s’ouvre autant que possible à la connivence, à l’insu. L’insu, l’impensé, cette petite porte de sortie, échappatoire dont il s’efforce d’entretenir la flamme, via le travail de lecture. La lecture instaurant malgré ses compréhensions lacunaires la possibilité d’un paysage panoptique de la manière dont l’intime s’imbrique dans le monde, dont l’extérieur pousse ses racines dans l’interne. « J’appellerai connivence cette autre relation au monde qui, s’instaurant de plein droit en vis-à-vis de la connaissance, en récupère ce que celle-ci a fini par enfouir, mais n’a pu pour autant abolir, et qui, face à elle, fera valoir sa cohérence. Car que, se développant en savoir spéculatif, c’est-à-dire en savoir pour le savoir, la connaissance se soit détachée, via la science, du besoin d’adaptation au monde dont elle est née et, se prenant elle-même pour fin, se soit débranchée du vital nous confère désormais cette tâche strictement corrélative : celle de revenir sur ce rapport recouvert par la raison et qui, dès lors opérant dans l’ombre, ne nous en maintient pas moins dans une entente tacite avec les choses – mais « entente » que nous ne pensons pas. » (François Jullien, Vivre de paysage, p.202). Il se situe, ce faisant, dans ce périmètre de vie que l’écrivain a dû tant de fois traverser, qu’il a eu sous les yeux, durant des décennies, depuis les fenêtres de son appartement, et dont il a plus d’une fois inséré dans sa prose des occurrences scrupuleusement prélevées, si fidèlement décrites qu’il est malaisé de déterminer si cela relevait du détachement ou de la fusion. Il baigne dans le genre de lumière propre à cet environnement clos, sorte de clairière dans la ville ou de cloître séculaire, avec ses habitants pittoresques qu’il n’imagine pas pouvoir rencontrer ailleurs ; ses bruits, ses boutiques presque villageoises, ses enseignes, la ramification des rues partant et arrivant, tressant la circulation avec les autres quartiers de la ville, tous éléments qui ont, au quotidien, infiltré l’appareil sensoriel de l’écrivain, influé de près ou de loin sur le rythme de ses images et sa respiration narrative. Un grand camion est stationné devant la vaste porte cochère de la caserne paisible, démilitarisée, sa remorque aux bâches relevées chargée de barres métalliques. Des ouvriers nonchalants y puisent des brassées de pieux qu’ils fichent ensuite dans des encoches prévues à cet effet dans le macadam. Ils installent les structures pour les échoppes du marché. Le bruit régulier de poteaux glissant de leurs bras et percutant le sol, éparpillant les notes d’une aubade fractionnée, arythmique, évoquant le martèlement lointain, mais régulier celui-là, du maréchal-ferrant, confèrent à l’espace une certaine unité acoustique, celle d’un lieu de célébration. Les poteaux s’érigeant progressivement à intervalles réguliers, délimitent l’emplacement des échoppes éphémères. Les trajets d’apparence anarchiques mais finalement obéissant à une organisation et division rigoureuse du travail, ressemblent à un ballet bien rôdé qui quadrille la vacance de la clairière urbaine en figures géométriques rassurantes, rituelles. De la même manière que les textes de l’écrivain, obstinément dédiés à la description entomologique de ce qu’il avait sous les yeux, objets, personnes et souvenirs, n’ont d’autre fonction, pour lui lecteur en tout cas, que de rythmer le temps long de la vie à la manière des grimoires, rédigés dans un style spécialement étudié pour susciter la nécessité de la relecture. Particulièrement, chaque fois que le goût de la vie s’affadissant, il lui faut bien agripper une bouée de sauvetage.

Boucles de relectures, gestion du temps long, effacement de la distance entre soi et l’autre, dissolution des frontières entre cellules, immergé dans un style qui brasse les distances, brouille les séparations entre entités. 

La possibilité de se raccrocher à quelque chose, c’est aussi ce que proposent ces gens qui, tout au long de la semaine, ont en charge l’organisation de trois marchés, trois montages et autant de démontages, la fluctuation d’un décor de théâtre social qui va et vient, ambulant, activité narrative inscrite dans le calendrier de la place. Il observe rêveur la manœuvre routinière des cantonniers avec le sentiment d’avoir déjà lu ça quelque part. Il se retrouve de la sorte dans un étrange entre-deux. D’une part, les souvenirs relativement indéterminées, spirituels et organiques des livres lus de l’écrivain, des textes agitant en sa forêt neuronale leurs prises ralenties de mouvements intérieurs et leurs autopsies maniaques de natures mortes, imbriquées à l’infini en poupées russes, charriant leur mystère, couches sans cesse à décoder et interpréter, renvoyant aux boucles de la relecture infinie. D’autre part, le fait d’être là, physiquement dans l’espace de vie de l’écrivain disparu, frôlant, en suspension dans l’air, des éléments de sa rêverie quotidienne, de ces éléments que l’on finit par ne plus percevoir et qui aèrent l’organisme, à la manière des vers dans la terre, mêlant du vide au plein, et font partie de notre corps élargi. Pris entre les textes toujours en train d’être lus et digérés par ses sucs internes et la sensation d’être plongé concrètement, d’une certaine manière, à leur source, les frontières entre dedans et dehors s’érodent. Sans compter que, pour atteindre cette clairière, il a durant des heures cheminé dans la grande ville, boulevards et couloirs de métro, au gré des mouvements de la foule, une densité de population dont il n’a pas l’habitude, subissant un effet de dépersonnalisation, son corps se désagrégeant dans ce que dégagent les autres corps de la fourmilière, pris dans un penchant obscur, grégaire, pour la régression vers le grouillement d’une seule matière vivante, aux entités interchangeables, sans enveloppes fixes, sans dedans ni dehors. N’être plus qu’un fragment cannibale et cannibalisé du grand marché des tissus vivants, cellules souches et autres organes. « La capacité de cultiver des cellules in vitro a permis le renversement des frontières corporelles en rendant visibles des processus organiques internes, en exposant la « vie en elle-même » au regard extérieur. Le passage du in vivo à l’in vitro a radicalement modifié la conception de la vie organique en démontrant la plasticité des cellules vivantes et leur autonomie par rapport au fonctionnement de l’organisme. Sans le développement de la culture cellulaire au début du XXe, l’isolement des processus vitaux et la division du corps en parties autonomes sur lesquels repose la bioéconomie n’auraient tout simplement pas été envisageables. Que l’on puisse détacher des cellules de leur milieu intérieur afin de les observer croître et se diviser remettait en cause non seulement les frontières entre intériorité et extériorité, mais aussi la temporalité même de l’organisme en intervenant sur son cycle de vie. » (Céline Lafontaine, Le corps-marché, p. 84, Seuil, 2014)

Les entrailles fleuristes. Une vitrine florale de la décomposition, précise, stylée dans le chaos, comme un hors champ des écritures simoniennes.

Finalement agacé par le vide idolâtre qui le titille aux alentours de la plaque dorée, il quitte l’aire mémorielle, hésitant quant à la direction à prendre. Puis, le choc d’une vitrine de fleuriste, un monde en soi, hermétique, pullulant et purulent, en avalanche figée derrière la vitre gravée de poussières minérales, de toiles d’araignées parcheminées. Quelque chose le happe. Une caverne, la caverne de ce qu’est un être, à l’extrême opposé de l’image aseptique du vivant débité et recyclé par le biomarché. Dans le fatras, dans l’effet de désastre qui surgit de l’esthétique involontaire de cette vitrine, il voit le fouillis de possibles qu’installe en ses profondeurs la lecture répétée et bégayante des textes de Claude Simon. Une exploration du monde-capharnaüm pour s’y livrer à une fantasmagorique tentative de classification rationnelle, infatigable et millimétrée, seule quête réelle – et irréelle, connue comme telle – de l’écriture. Cette vitrine malade, alors, devenant le signe qu’il avait jusqu’ici attendu d’une apparition de l’écrivain autour de cette place, et surgissant dans son champ de vision par la bande. Là, dans cette jungle déglinguée, vivarium de pacotille raidi dans la mort, lui saute à la gorge la « bombe à retardement» que l’écrivain planquait peu à peu dans sa tentative d’une description scientifique et politique de ce qui remplit un vivant (et qui ne peut qu’être indescriptible). Mais, ses premières perceptions ne lui donnent pas l’image d’une devanture de boutique abandonnée, plutôt la révélation d’un accomplissement ou aboutissement. Une magnifique fin de parcours, un bouquet final, vomi et se décomposant, engendrant d’autres formes. Un humus en activité, libéré. L’idée d’une sorte de tombeau lui effleure l’esprit, identifiant dans l’avalanche plusieurs de ces objets kitsch que l’on voit, fêlés, ébréchés, esseulés, orner certaines tombes. La personne – car il y a quelqu’un là derrière, chaque élément du chaos renvoyant au souvenir d’un souffle -, s’est sans doute cloîtrée au fond de son magasin, pour s’éteindre, ayant accumulé en façade, à la manière dont on ferme un terrier pour y hiberner, toutes les breloques qu’elle avait sous la main et dont, sa vie durant, elle a fait commerce. D’innombrables petites figurines et objets de décoration qu’elle avait agencés de diverses façons, au jour le jour, images engendrées pour construire sa relation au vivant, pour tisser des liens avec les passants en arrêt devant la vitrine, quelques fois entrant et les emportant chez eux, après la conversation, pour les intégrer en d’autres vitrines, à l’instar de ces pacotilles bigotes ramenées de lieux où se seraient produits des miracles guérisseurs et qu’à présent, elle laisse glisser et rejoindre l’entropie d’un formidable cataclysme silencieux. Une apothéose attendue, espérée, peut-être fantasmée peu à peu, toute une vie, à chaque bouquet vendu, à chaque fleur transmise et transplantée dans d’autres existences singulières, apothéose personnelle appréhendée comme une épiphanie des fleurs, de la fleur, mais qu’elle ne s’est jamais représentée sous cette esthétique de ruine. D’ailleurs c’est ce qu’elle lui dit, plus tard : « ah non ! là, ce n’est plus joli comme avant, ce n’est plus rien ! » alors qu’il trouve cette installation formidable, se rendant compte qu’il ne peut le lui faire comprendre. Et pourtant, n’est-ce pas uniquement ainsi, tout son petit monde dédié aux fleurs retournant à l’informe, au compost, qu’elle peut se réincarner en fleur ? Passer là comme devant un spectacle improbable, impudique, en jetant juste des regards par en dessous, à la manière de ces individus pas très francs, reluquant des prostituées en vitrine, à la dérobade, n’osant pas trop s’immiscer. Puis, tout de même, revenant sur ses pas, furtif. Est-ce l’obscénité d’une agonie, la décomposition luxuriante d’un plaisir phénoménal et hors champs malgré la profusion bien présente, crevant littéralement l’écran, de bibelots, de traces, de fétiches ? Il approche son visage pour scruter l’intérieur, des entrailles, une sorte de sous-bois obscur et ravagé, tellement encombré pollué que ça en ressemble au vide grimaçant. Mais, reculant, il croit y distinguer la fuite d’un corps, une âme s’envolant, un regard noisette l’enveloppant et le niant.

Au fond du chaos poussiéreux, un mouvement animal de fuite. Cela lui rappelle la volte face sensuelle de chevreuils surpris dans son jardin. Il s’égare alors dans des souvenirs d’autres vitrines et de chair furtive. Réflexion sur le plaisir.

À la manière d’une volte face sensuelle de chevreuil surpris dans un jardin au crépuscule, qui s’éloigne d’un bond bien que, par le regard tourné vers l’arrière, se jette au cou de l’intrus qui l’alarme. Animal souple et chaud, robe fauve qui se dérobe tout en instillant la sensation d’un fantôme soyeux qui se donne, s’abandonne, pénètre et se laisse pénétrer, juste en songe mais emportant en ses flancs la semence de cet accouplement inattendu, imaginaire. Une visitation. Ceci évoquant le bougé parfois paradoxal d’une croupe de femme quand, sous les mains qui l’empoignent doucement, au début de la pénétration, les mouvements des deux corps ne sont pas encore synchronisés. Il y a alors fuite en avant de la chair quand le membre avance, et reflux charnel quand il recule, presque déboîtement, ventre et fesses au lieu de communier s’éloignent, sous les mains un flottement des formes et, le regard femelle jeté par-dessus l’épaule, perçant les mèches de cheveux, brille de cette volte face de chevreuil qui à la fois s’abandonne et se cabre rétif. Cet échange fugace avec une improbable biche tapie au fond du fatras, peut-être imaginaire, nerveux, lui rappelle encore les allées et venues dans les quartiers chauds, le jeu des regards entre clients et filles aux enchères, les propos fanfarons échangés par des groupes de jeunes mâles se donnant du courage, et perpétuant en des mots rudimentaires la conviction communautaire, institutionnelle, que le mâle est au centre du plaisir. Étrange comédie où des hommes ruminent des choix pour aller jouir dans des femmes qui n’y prennent aucun plaisir, sauf parfois par accident, surprenante conjonction ou excitation mécanique, mais en général simulent au mieux complaisamment. Précisément le but de cette comédie n’est-il pas d’entretenir, pour soi et pour l’ensemble de la société, l’illusion antique, fondement du prestige masculin, que le mâle n’a pas à se préoccuper de satisfaire sa partenaire, celle-ci étant objet du plaisir et non sujet ? Et alors, les regards aguicheurs des femmes qui simulent la séduction naturelle, éludant provisoirement le tarif de leurs grâces – mais personne n’étant dupe, payer l’acte sexuel est le gage que la femme reste bien dans la catégorie d’objet -, et ceux des hommes, sérieux, guettant puérils les marques de ce qu’ils prennent pour doux consentement ajusté à leur appartenance au sexe viril, entretiennent, à la manière de celle qui brûle symbolique devant certains monuments du soldat inconnu, la flamme de la kharis qu’évoque Michel Foucault à propos de la sexualité des Grecs et analysant ce qu’en révèle Plutarque. « La kharis que les femmes ont pour l’homme c’est donc le fait de céder, mais de céder volontiers, d’accorder quelque chose dans un geste positif. (…) La kharis comme doux consentement, c’est une certaine manière, tout à fait régulière et tout à fait acceptable pour une femme, de s’identifier comme sujet à son rôle d’objet de plaisir. La kharis, c’est une manière de jouer volontairement, d’accepter de jouer très volontiers le rôle d’objet de plaisir. La kharis est donc le lien, le seul acceptable, qui va s’établir entre le plaisir de l’homme, qui définit l’élément fondamental de l’éthique sexuelle, et ce plaisir caché, ce plaisir non-dit, ce plaisir hors champ qu’est celui de la femme. La kharis, c’est la femme comme sujet se reconnaissant et s’acceptant dans un champ entièrement défini par l’activité du mâle. (…) La kharis de la femme est ce qui permet à l’homme de reconnaître que la femme a de l’amitié pour lui, et par conséquent de concevoir qu’il est possible d’avoir de l’amitié pour quelqu’un qui, après tout, est un objet de plaisir. » (Michel Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France. 1980-1981. EHESS, Gallimard, Seuil, p.197)

Un décor délirant, sans fin, multi-couche, sans âge.

C’est avant tout une spectaculaire chute d’ange qui le happe… Aimantés par la déchirure du tissu et, la surface imprimée décollée du globe terrestre laissant voir le support vierge, aspirés par le vide d’une terre inconnue sous-jacente, des oiseaux marins forment un maelström de duvets sales, éventrés, leurs fuselages aérodynamiques explosés, en charpie, becs et yeux en effroi, plumes blanches et grises en tous sens, au centre du petit monde floral. Catastrophe aérienne frémissante, silencieuse, traversant l’abîme, chute sans fin ébouriffée. Dans cette pulvérulence à plumes, ailes roidies de mouettes, impuissantes, impassibles. Et, peu à peu caressés puis recouverts par la chute de plumages crevés emportant bris de branches et fougères, mais aussi guirlandes et boas dépenaillés, cordages d’un voilier en détresse et édredon hilare volatilisé, un ours polaire au garde à vous et un panda famélique inclinés, prêts à sombrer. Plus bas, déjà presque ensevelis par la bourre éparpillée, poulette empaillée, faisan tissé de graminées séchées et de crin, coqs en terre cuite et lapins de porcelaine, bousculés, étouffent, balayés par le flot charriant quelques flûtes de pan, radeaux coulant à pic. Une couche plus bas encore, sentant venir la lame de fond pelucheuse, immobilisés et couinant à l’orée d’une caverne antédiluvienne, pingouins, lémuriens et animaux de fantaisie répertoriés par aucune encyclopédie. Sur le rivage au premier plan, dans une autre temporalité et ignorant encore la fin du monde, un petit peuple de babouins et de coquillages où, à la manière de bernard-l’ermite, gisent des roses que l’on dirait en sucre laqué, échappées de la garniture de quelque gâteau d’anniversaire. Déséquilibré par ce fatras sans âge, un G.I. Joe athlétique, torse nu, muscles bandés, hurle sa rage et sa détresse, affiche toute l’hystérie de sa plastique virile, hypertrophiée jusqu’au ridicule.

Coup d’oeil à l’intérieur où s’épanouissent des calices immaculés, frais, étincelants, nourris des entrailles

Il se recule, glisse latéralement vers la porte, des fois qu’il serait possible de la pousser et entrer dans un magasin qui se révélerait, somme toute, normal. Il observe par l’ouverture de l’imposte entrouverte, le carrelage du plafond, losange vert entre carrés blancs, piquetés, patinés. Image d’un monde inversé, le sol au plafond. Des odeurs de caverne lui parviennent-elles ? Non. Un grand lapin ou baudet – il est incapable de trancher – de paille est suspendu, lévite près d’un autre globe terrestre, astre sorti de son orbite. Sous l’animal pendu, un amoncellement de poupées, clowns, lapins, tête de Mickey, gendarme en plastique avec son vélo couché sur les flancs d’une affiche de cinéma, affalée, gondolée, au titre caché. On y voit juste, décolorés, le profil d’un homme et d’une femme, probablement des amants passionnés et tragiques. Agonisant près d’un miroir, un Charlot, un Teddy Bear. Dans une strate inférieure au miroir, une sorte de grotte où une jeune fille à tête de lapine, assise sur un cube fleuri, minaude. Quelques martiens tout verts communiquent avec l’espace lointain. Plus bas, une foule de clowns, encore des lapins, un dignitaire chinois sur une monture brisée, un gentilhomme en redingote à tête d’oiseau noir, se traînent dans une couche épaisse de coquillages, de poussières, de crasses. Le regard remonte alors vers un resplendissant bouquet de fleurs blanches (arums ou lys?). Tout n’est donc pas si inerte, ni si abandonné puisque ces fleurs viennent d’être placées !? Se pourrait-il que tout cela soit délibéré, entretenu dans une décrépitude étudiée, intentionnelle ? La luminosité des calices contraste avec une nature morte de roses académiques, sans âme. Dans l’ombre, un grand angelot païen en pagne joue de la flûte. À ses pieds, en procession sur une planche, une collection de santons. Tous ces sujets semblent poussés sur le devant de la scène par d’innombrables autres qui piétinent dans l’antre sombre de la boutique et qui soudain, parfois, jaillissent, créant des bousculades, ici un super héros, un cyborg rouge pendu à un fil, un petit coq Portugais, des canards creux, des oiseaux de verre, un Roi Mage, une Vierge noire en habit doré, des chiens et des chats, un lapin albinos, des fragments de porcelaines à vague allure humaine, fermière, soldats, comtesse, moine. Des colifichets roulés en boule, des papiers usés, des documents administratifs déchirés, des lettres, des fleurs artificielles exténuées, des glands, des colliers de pommes de pin, une théière et une boule de feuilles de houx fossilisées. Mais aussi des cordons, des rubans, des déchets végétaux, bois et feuilles, une baudruche crevée, des couronnes de galettes des rois, des œufs en carton et en plastique, des graines éparpillées, rongées. Il colle son visage sur la vitre, il voudrait enregistrer mentalement le moindre détail, fixer assez longtemps l’ensemble pour voir frémir ce fouillis invraisemblable, car il a bien l’impression que ça vit.

Fasciné, il revient, repasse devant la vitrine fleuriste. Ce qui semblait figé, mort, révèle une formidable plasticité in vitro de tout ce qui s’est échangé par le don de fleurs, via l’activité artiste de la fleuriste, prolifération de bio-objets poétiques

D’ailleurs, chaque fois qu’il repasse devant, dans les mois suivant cette première vision, il a l’impression de constater d’infimes modifications dans les agencements, des figurines déplacées, des éléments nouveaux, une nouvelle carte postale glissée. Si bien que ce qui s’affichait comme un décor mortuaire, une entropie totale et irrémédiable lui semble désormais doué d’une vie particulière qu’il lui serait permis d’observer, en quelque sorte, in vitro. « La capacité de cultiver des cellules in vitro a permis le renversement des frontières corporelles en rendant visibles des processus organiques internes, en exposant « la vie en elle-même » au regard extérieur. Le passage du in vivo à l’in vitro a radicalement modifié la conception de la vie organique en démontrant la plasticité des cellules vivantes et leur autonomie par rapport au fonctionnement de l’organisme. » (Céline Lafontaine, Le corps-Marché, p. 84) Le plus fascinant étant cette espèce de tissu impalpable, entre toile d’araignée et buée poussiéreuse, qui se trame et relie toutes les pièces et fait de l’ensemble la matrice d’un imaginaire en train d’évoluer et se perpétuer en l’absence même du corps qui l’a engendré. Mais trame qui n’existerait pas sans les émanations organiques de ce corps, où qu’il soit, momifié dans l’arrière-boutique, alité ailleurs dans la chambre d’un appartement, voire établi dans d’autres existences. Il s’établit dans cette vitrine une biologie autonome des reliquats concrets qui, durant une vie laborieuse, ont formalisé les échanges de sentiments, de pensées pratiqués par la fleuriste, et qui, une fois délaissés dans leur vivarium, in vitro, inventent leur propre vie, se dégradent et se réengendrent exactement comme leurs correspondants spéculaire dans le cerveau de la vieille dame, mémoire défaillante, saturée, détruisant, transformant, réinventant. En contemplation devant les vitres, à nouveau, la sensation que frontière entre intérieur et extérieur se brouille, cela n’engageant pas seulement son identité et ce qu’il a devant lui, mais aussi ce qu’il sent et entend bruire dans son dos, l’immensité urbaine. Et quelque chose, dans les images ainsi travaillées, composées et décomposées, hybridées, lui fait penser ni plus ni moins à des morceaux de fresques de l’imaginaire collectif, visuel universel qui traverse et scande la vie des gens. Ce qui confère à ces autels que sont les deux vitrines – il pense à ces globes sous lesquels on enferme la statue d’un saint, une relique, un animal, le symbole d’un arbre, quelques bijoux et les mots d’une sentence -, non seulement une atmosphère de laboratoire mais aussi une allure de chapelle involontaire où se recueillir et absorber un peu de cette vitalité créative, disons post-mortem, ce qui continue à proliférer et se donner aux imaginaires des passants une fois l’activité génératrice interrompue. Même s’il finira par découvrir un jour le magasin ouvert, animé par le fantôme de la fleuriste, allant jusqu’à échanger quelques mots avec elle, des mots ressemblant aux choses accumulées dans ses vitrines, reproduisant tels quels ce en quoi elle croit et qui a guidé toute sa vie naïve, une sorte de vie de sainte ainsi entendue. Un don de vitalité, archaïque, préfigurant ceux ultra sophistiqués de la bioéconomie. « Alors que, dans le cas des biobanques populationnelles, le don prend la forme d’informations personnelles et génétiques, dans le cas des biobanques de tissus, c’est la vitalité corporelle en tant que telle qui fait l’objet d’une transformation et d’une appropriation. Se situant dans le prolongement direct du don de sang et d’organes, l’économie des tissus humains contribue au remodelage des frontières du corps en favorisant la prolifération de bio-objets. Ces créatures de laboratoire conservent inexorablement un lien génétique avec le corps dont elles sont issues et, surtout, une aura symbolique qui varie selon leur origine et leur fonction. Sur ce point, les sociologues Catherine Waldby et Robert Mitchell ont bien montré que les tissus qui voyagent du corps à une biobanque, d’un laboratoire à d’autres corps, « transportent avec eux diverses valeurs ontologiques » relatives aux liens de parenté, à l’âge, au genre, à l’ethnicité, aux systèmes de croyance et aux valeurs éthiques. » (Céline Lafontaine, Le corps-marché, p.146, Seuil)

Flashback. Les images d’Alain Cavalier. ce que veut dire vivre pour les fleurs.

Ce n’est que lors des visites répétées qu’il remarquera, pourtant à l’avant-plan, le boîtier de la cassette vidéo de « Portraits » d’Alain Cavalier et qu’il se souviendra de ce que montre ce film formidable. Des images de la table nette, le travail précis des mains soignant les tiges, les épines, les pétales, les mettant en évidence et aussi, pendant que la voix off déclare son amour aux fleurs, les mises en scène proprettes de la vitrine. Elle avait ainsi, de manière poétique et ordonnée, accompagné les saisons florales – elles-mêmes symboles des saisons humaines – en créant dans sa vitrine de jolies scénettes, utilisant des matériaux professionnels, des bricolages personnels, des figurines trouvées, voire des jouets récupérés chez des proches, des pièces rapportées fonds de grenier familiaux, mêlant petit à petit des icônes populaires de tous les folklores et de tous les âges, personnages de son enfance, objets de ses ancêtres, héros de la jeunesse actuelle. Et parce que le commerce des fleurs donne les moyens d’exprimer, en deçà et au-delà des mots, ce que rythment les moments forts du calendrier – naissance, Nouvel An, Pâques, mariages, communions, anniversaires, fête des mères, fêtes votives, premier mai, déclaration amoureuse, guérison, décès -, le rassemblement bordélique de tous les ustensiles qui lui ont servi, durant des décennies de fleuriste de la rue Monge, à représenter la succession des moments clés de la vie, peut procurer à chacun l’impression de reconnaître dans cet imagier en relief et en pagaille, un fragment d’un immense album de famille le concernant et jusqu’ici caché, discerner quelque chose de ces voiles et tissus invisibles qui trament sa propre vie sans qu’il puisse jamais mettre un nom dessus. Le petit monde de Violette. Violette, la fleur symbolisant les amours cachées, secrètes. Tout ce qu’elle avait utilisé pour illustrer traditions et fêtes calendaires se retrouve réunis, dans un grand foutoir apocalyptique, une seule grande fête indéfinie, sans début ni fin. Et le jour où il trouve la porte ouverte, se glissant un peu à l’intérieur, réalisant que la totalité de l’espace est occupé de la même manière que ce qui est en vitrine, et elle, depuis le trottoir l’enjoignant à lire les articles de journaux qui lui sont consacrés ou les innombrables cartes postales envoyées du monde entier (à Paris, il y a la Tour Eiffel, mais aussi Violette…), disant comme si elle venait de trouver les mots pour le dire, exactement les mêmes phrases enregistrées par Alain Cavalier, je vis pour les fleurs, c’est tout pour moi.

Une vitrine où bouge les fantômes qu’il traque, atelier matriciel de la mémoire fleurie

La boutique, aperçue dans sa profondeur encombrée, lui rappelle une installation de Matthieu Ronsse, atelier d’artiste, espace matriciel d’où prolifèrent les cellules et bio-objets de l’invention artiste. Front contre vitre, scrutant une flasque violette, encore inaperçue, émergeant des strates de miettes et de bricoles cassées, grosse goutte perlant dans la décomposition du décor. Une surface brillante animée de taches irisées, kitch et occultes, parcourue de reflets identifiés se mêlant à d’autres, immatériels, à la provenance indéfinissable. Un peu comme on s’imagine l’apparition d’images embrumées dans une boule de cristal. Scrutant là, la fuite d’un corps, une âme s’envolant, un regard noisette l’enveloppant et le niant. À la manière d’une volte face sensuelle de chevreuil surpris dans un jardin au crépuscule, qui s’éloigne d’un bond bien que, par le regard tourné vers l’arrière, se jette au cou de l’intrus qui l’alarme. Animal souple et chaud, robe fauve qui se dérobe tout en instillant la sensation d’un fantôme soyeux qui se donne, s’abandonne, pénètre et se laisse pénétrer, juste en songe mais emportant en ses flancs la semence de cet accouplement inattendu, imaginaire. Une visitation.

Pierre Hemptinne
Le petit monde de violette, fleuristevitrine gaucheViolette vitrine droiteViolette PlumesSONY DSCSONY DSCSONY DSCViolette Plumes...Violette G.I. joeViolettePetit monde de VioletteSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCPetit monde de violette/détailsSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCSONY DSCatelier d'artiste

Biopolitique à la chaîne, avec autistes, sexes et matraques…

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : projet de film de Clémence Hébert avec La Porte Ouverte – La Maison Particulière, Sexe, Argent et Pouvoir – Bruno Vandegraaf, Paysages Urbains « à vendre » – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence – 300 Basses, Sei Ritornelli, musique d’accordéon…

Maison Particulière

Protocole du film familial. Tout le monde s’attend à s’y voir, en miroir. Cinéma des petits gestes obsessionnels. Gestuelle poreuse entre autisme et « normal ». La langue des tics, colonne vertébrale de la maintenance en vie. Suicide simulé, se regarder mort.

Tout commence lors d’une projection d’un fragment de film dans une médiathèque. Quelque chose en train de se faire, on pourrait dire en train d’être filmé, une forme ouverte. Il y a plus de cent personnes, l’atmosphère est familiale, comme pour ces rassemblements où plusieurs générations se redécouvrent et s’apprêtent à regarder et entendre une proposition d’images et de discours qui les concerne, qui parle d’elles, de près ou de loin, évoquant la filiation qui les traverse, génétique ou associative. Sans connaître encore la nature de ce qui va bouger sur l’écran, quasiment tout le monde dans l’assistance s’attend à s’y reconnaître un peu, directement ou par différents biais, ou à être touché à un niveau très intime de sa personnalité, avouable ou non. Chacun, chacune pourra vivre les images qui viennent un peu de l’intérieur, en paix ou en conflit, construites en partie par leur propre vécu. Ils ont à voir, ils contribuent activement ou passivement à la production de subjectivité qui aboutit à l’essai cinématographique qui fait l’objet de la soirée. Pourtant, d’emblée, peut-être que le point de vue surprend, conduit le regard à côté de ce qu’il se préparait à fixer ? Ce sont de petits gestes ordinaires et des postures sur le fil. On en a plein ainsi, perdus et disséminés dans notre propre langage, qui font même tenir ce langage, en sont une part du ciment, de l’articulation et contribue à nous donner une contenance. Des trucs, des signes pour tenir le coup, maintenir ensemble la forme à laquelle on tient vaguement, dans laquelle on se retrouve. Souvent on ne les sent plus, on ne les voit plus, on ne veut plus les voir. De l’ordre des tics, des marottes, manières de tordre les doigts, d’enrouler des cheveux, pas une fois, mais en série, de manière répétitive, absolue. Ou c’est une façon de sonder les miroirs, en s’absentant de son visage, en se vidant le regard, pour influencer le moins possible la surface réfléchissante, essayer de voir comment on est, vraiment, essayant, vainement, que ce ne soit pas vraiment nous en train de nous dévisager, mais extirpé de soi par la glace. Fugitivement, je pense à une courte séquence de Langue Maternelle où le narrateur simule le suicide sur les rails pour ensuite, caché, observé le protocole de recherche du corps : « J’entends crisser les roues du train, il s’arrête cent ou deux cents mètres plus loin, le conducteur longe la voie, certain qu’il va découvrir un mort. Il se penche plusieurs fois, parfois il court, espérant que je vis encore, il regarde en avant, en arrière, craignant d’avoir manqué mon cadavre il reprend sa marche tandis que, debout sur une souche, je regarde. J’observe avidement comment on cherche mon cadavre. Il faut qu’on me trouve. Malheur s’il est encore en vie. Sans savoir ce que j’ai dans la bouche je mâche une pomme de pin, de la résine entre les dents, des feuilles brunes collent à mes lèvres. » (J. Winkler, Langue maternelle, Verdier, 2008)

Les habitudes et le discontinu, dialectique. Filmer le chemin de l’altération. Autistes dans la maison médicale : « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ».

Si je cherche le mort dans le miroir, c’est assujetti culturellement au fantasme d’une première scène au miroir où j’aurais réussi à me voir dans une totale immanence, alors qu’aujourd’hui, ne parvenant plus à discerner le bon reflet de moi-même, créant une discontinuité de reflets semblables, jamais raccords, je ne parviens plus à les inscrire dans une habitude de me voir. « Sans l’habitude, nous n’aurions jamais affaire à des essences mais toujours à des discontinuités. Le monde serait insupportable. Tout se passe comme si l’habitude produisait ce qui se tient en place à partir de ce qui ne tient pas en place. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, p.270) Face à ce genre de film, miroir, se poser la question de ce qui, ne tenant pas en place en moi, me fait tenir en place. Je ne trouve plus le chemin de la continuité, de cette immanence qui « s’obtient toujours par un pavage de transcendances minuscule » (B. Latour) que secrète l’habitude, la bonne, celle qui « augmente l’attention », qui sait « retrouver le chemin de l’altération en retrouvant la préposition qui l’a d’abord « envoyée » », au cas où elle se mettrait « à flotter sans repères » (B. Latour). C’est ce qu’entrouvre le film, un accès à ce chemin de l’altération. Des mouvements, tourner en rond, ne pas trouver de sortie, arpenter un couloir, se vautrer contre un radiateur pour sonder ce qu’il y a derrière, osciller au rythme d’une musique, s’effondrer narcotique au sol, s’accrocher au premier corps qui passe pour s’y encastrer, s’enrouler. Des postures, brailler théâtralement ou susurrer, avec une irrépressible envie de se voiler, se mettre sous le drap. De petits gestes ordinaires et des postures sur le fil, tellement bien connus de nous-mêmes, nous appartenant, mais que nous n’avons pas l’habitude de regarder comme nous caractérisant, nous préférons les ignorer, les considérer comme mineurs, involontaires, on ne sait d’où ils viennent, ni pourquoi ils s’obstinent à ponctuer tout ce que l’on dit et ne disons pas. On les connaît surtout de l’intérieur, sans jamais s’y arrêter vraiment, doutant même qu’ils soient repérables pour d’autres yeux que les nôtres. Ces gestes-là, précisément, mais triturés, malaxés, dégommés, sculptés, c’est exactement ce que s’attache à capter, monter et montrer, Clémence Hébert, dans un film en construction, en partenariat avec l’institution La Porte Ouverte. Un film qui reste un projet, qui a son futur devant lui et dont une phase provisoire est dévoilée comme une manière d’écouter et capter les avis d’un public, ses émotions indicatives, ses suggestions, ses interrogations. Mais ce ne sont pas là mes gestes ou postures, ni les vôtres qui leur ressemblent, mais ceux et celles d’enfants et adolescents autistes, dans les lieux de vie écartés qui leur sont réservés. Des locaux professionnels. Des espaces entre école et clinique, des bâtiments de vacances pour colonies, c’est cela la conception de la maison que la société destine à ces enfants. Et puis, là, dans le vide où l’on confine les autistes, avec entre eux et nous, un personnel soignant qui colmate tant qu’il peut les traces du rejet social, ces mêmes petits gestes et postures ordinaires, crèvent l’écran. Il n’y en a que pour eux, ils sont tout, ils sont le langage même. Ils sont création, selon l’expression d’un monsieur dans la salle, « regardez-les, ces enfants que l’on dit incapables de communiquer, ils sont sans cesse en train de créer ». Oui, c’est cela qui crève l’écran, en tout cas, cette tentative de créer qui patine, tourne en rond, se mord la queue, c’est cela même créer. Dans la fracture, dans la rupture. Et un peu après, le même intervenant soulignera l’impression singulière que donne le film : ces autistes, acharnés à produire de la subjectivité, forment un collectif, un groupe relié, une communauté, ils semblent travailler le même matériau et dès lors relever d’une sorte de corps de métier spécifique, engagé dans une mission spécialisée. C’est peut-être parce que je vois dans toutes ces scènes une œuvre de création – montrées pour elles-mêmes, sans autre fil narratif, sans aucun commentaire, sans aucun pathos sonore ou musical supplémentaire, sans aucune dimension documentaire mais pour la force fictionnelle qu’elles dégagent et qui permet à ces enfants de tenir le coup, de continuer l’expérience de leur vie spéciale -, qu’à aucun moment elles ne me dérangent et suis surpris d’entendre un autre spectateur dire son angoisse devant certaines situations. (Mais je comprends.)

Ca coule, pourtant, aucune violence n’est cachée. C’est une production violente, violentée, de subjectivités douloureuses. Est-ce que d’avoir lu et relu Ferdidurke (Gombrowicz) crée une familiarité avec ces pensées autistes du monde ?

Je réalise alors qu’en ce qui me concerne, le film génère une empathie certaine, j’y reconnais une part de moi-même. Est-ce d’avoir trop lu et jouer à Ferdidurke ? Un peu plus tard, je m’étonne d’entendre un autre spectateur regretter que la réalisatrice ait, selon lui, édulcoré la réalité de l’enfermement autiste en ne montrant pas les crises de violence, les coups, les cris, les larmes, la casse. Pourtant, toute la violence, contextuelle autant que pathologique, remplit chacune des images du film, rien n’est caché, rien n’est embelli. Même si le montage, s’attachant avant tout à cadrer l’attention sur ces triturations douloureuses comme les moignons d’une narration fondamentale, prend une coloration apaisante parce ce qu’il révèle, comme quelque chose qui n’avait pas été prévue de pouvoir saisir, est que tout le temps, il y a là manipulation du langage ou de son impuissance, intervention sur le réel, ce qu’on appelle aussi production de subjectivité. Même si certains la trouveront empruntant des formes atrophiées. Dès lors le film renvoie à la question fondamentale, en évitant voyeurisme et problématique trop corporatiste (qui a par ailleurs tout lieu d’exister), qui est celle que chacun et chacune doit se poser : que faisons-nous de cette production de subjectivité ? Quelles voies d’accès aménageons-nous entre elle et notre propre production de subjectivité ? Comment la prenons-nous en compte, comment y répondre ? Ces personnes sont enfermées, non seulement parce que les dispositifs de soin impliquent de les isoler dans des bâtiments fermés avec du personnel d’accompagnement professionnel qui en font les objets et sujets d’un travail, mais avant tout parce que nous considérons tous que ce qui se produit là-dedans ne nous implique pas, et surtout, pour peu que nous ayons conscience que cela existe, parce que nous n’imaginons pas que ce qui provient de là correspond à une production de subjectivité avec laquelle nous devons aussi penser le monde, nous devons y puiser une part de notre créativité.

La production de savoirs des autistes et de leurs soignant-e-s enrichit généralement nos connaissances sur le monde, l’humain. Le secteur de la santé mentale produit de la subjectivité indispensable à la circulation des savoirs et des sensibilités différenciées

À part l’expression régulière de bons sentiments – « ces gens-là nous apprennent beaucoup » ou « ces gamins nous donnent une leçon de vie » -, il y a très peu d’analyses qui explorent le transfert de subjectivité des clos asilaires vers l’espace public. La littérature sur la biopolitique et la productivité de subjectivité exploite beaucoup l’opportunité des technologies de socialisation des outils numériques qui matérialisent en quelque sorte les réseaux d’idées, de réflexion, de créativité collective, toute la connectique socio-cérébrale qui, ainsi, rend plus évidente la part que cette économie mentale informelle prend dans la production économique industrielle globale. En général, et surtout autrefois, la subjectivité, considérée comme indispensable à la marche en avant de la société, est décrétée comme issue exclusivement des centres de pouvoir et des classes supérieures. Inévitablement, le changement de perspective devrait conduire à considérer autrement la contribution de chaque individu au travail individuel et collectif à fournir pour que le marché continue à produire des biens en suffisance pour tous et, surtout, pour innover, se repenser, s’adapter aux nouveaux défis notamment écologiques. Cela devrait conduire à revoir la notion de « chômeur-chômeuse » construite politiquement et médiatiquement comme péjorative. Mais penser et écrire sans état d’âme, comme Michael Hardt et Antonio Negri, que la production biopolitique devrait faire l’objet d’une révolution et remplacer l’actuelle production capitaliste, ne nous aide pas beaucoup quant à la manière d’y parvenir! Cette production biopolitique immatérielle, elle finit tout de même par intégrer des réseaux artisanaux et industriels qui la transforment en bien de consommation, dont profite le capitalisme. Ce qui change sont les définitions de propriété de l’outil et des matières premières qui entrent dans l’ensemble du processus industriel. Par conséquent, aussi, les niveaux et dispositifs de reconnaissance, de rémunération, ainsi que les fondements de justice sociale sont à repenser. Et justement, à ce propos, la production de subjectivité différente que montre le film de Clémence Hébert, comment entre-t-elle dans l’économie biopolitique !? « Pour augmenter la productivité, la production biopolitique doit non seulement contrôler ses mouvements mais se nourrir d’interactions constantes avec autrui, avec ceux qui sont culturellement et socialement différents ». (Hardt, Negri, Commonwealth) Par différents, ici, les auteurs visent les populations émigrées que les Etats, de plus en plus sous la pression populiste, entend contrôler par des politiques qui les constituent comme problème majeur et par ce fait même, les déprécient, les stigmatisent, les refoulent, alimentant toutes sortes de vieux fonds malsains nationalistes et identitaires. Mais incluons dans le processus biopolitique, nous, ces producteurs de productivité confinés et stigmatisés par d’autres frontières que des transfrontaliers du soin psychique tentent d’adoucir, ces enfants autistes, tous ces patients de ce que l’on appelle le secteur de la santé mentale.

Les savoirs des « autres » – étrangers, migrants, malades, autistes, fous – indispensables à une écologie efficace des communs du sensible. A mieux situer l’humain dans l’ensemble du vivant, en interdépendance juste. Pour une dynamique de l’autotransformation collective de ce qu’est la multitude à l’œuvre

Considérons que ce qui est créé par les travailleurs de l’autisme, une fois qu’ils fonctionnent en agencement positif avec les personnes qui les accompagnent, est indispensable à l’émergence « d’une écologie du commun focalisée tout aussi bien sur la nature et la société que sur les humains et le monde non humain dans une dynamique d’interdépendance, de soin et de transformations mutuels. Nous sommes maintenant davantage en mesure de comprendre que le devenir politique de la multitude n’exige pas d’abandonner l’état de nature, contrairement à ce que prétend la tradition de la souveraineté, mais en appelle plutôt à une métamorphose du commun qui opère simultanément sur la nature, la culture et la société. » (Commonwealth, 2012) Comment intégrer dans le circuit horizontal et non hiérarchique de la biopolitique les apports des adolescents dits autistes, de tous les fous en général, pour être certain que ce circuit ne reproduit pas les clivages et exclusions existants entre vies productives et vies à charge des autres !? Nous avons besoin que des chercheurs établissent la preuve que ces travailleurs différents sont parties prenantes de la multitude, indispensables, et non des handicaps. « La multitude doit alors être comprise non comme quelque chose qui est mais comme quelque chose que l’on fait ; comme un être non pas figé ou statique, mais constamment transformé, enrichi, façonné par un processus de construction. Il s’agit toutefois d’un genre particulier de construction dans la mesure où il n’y a pas de constructeur. À travers la notion de subjectivité, la multitude est elle-même auteur de son perpétuel devenir-autre, de ce processus ininterrompu d’autotransformation collective. » (Commonwealth, 2012, p.236) Ces approches biopolitiques de la multitude ont ceci d’intéressant qu’elles posent qu’aucune catégorisation n’est figée. Tout se pense et peut changer sans cesse. Et chacun a sa part dans « l’autotransformation collective » de ce qu’est la multitude à l’œuvre, plus question de se débiner, de se considérer comme désengagé, non concerné, impuissant. « La politique n’a sans doute jamais été tout à fait séparable du domaine des besoins et de la vie mais, aujourd’hui, la production biopolitique vise constamment et de plus en plus à produire des formes de vie. D’où la pertinence du terme « biopolitique ». Se concentrer ainsi sur la construction de la multitude nous permet de reconnaître que son activité productrice est aussi un acte politique d’autoformation. » (Commonwealth, p.238)

De la maison d’enfermement où créent des autistes à la riche demeure d’un collectionneur d’art. Ici, la production de subjectivité est prestigieuse. Elle a accès directement au marché. Collections privées partagées avec le public

Par rapport aux images de Clémence Hébert, optimistes parce qu’elles posent comme incontournable cette production de subjectivité autiste, terribles parce qu’elles révèlent toute la violence sociale qui pèse sur ces gestes et postures créatives, vivez un fabuleux contraste en pénétrant dans la Maison Particulière. Et je n’entends pas opposer, simplement marquer des différences de régime. Là-bas, un habitat collectif tout ce qu’il y a de plus commun, à l’esthétique et à l’équipement conditionnés par la pénurie et l’absence de générosité politique, ici, un luxe qui semble parfait, une merveille de design et d’agencements harmonieux. Nous sommes dans la maison même d’un collectionneur d’art éclairé, riche, un haut lieu cette fois incontestable de la production de subjectivité, parce que non seulement des œuvres s’y trouvent mais confortent surtout tout le système de leur réception, et de leur rayonnement social. Il est beaucoup plus facile de se représenter la circulation influente d’idées, d’images, de concepts, de plus values psychiques, à partir de ce foyer générateur de valeurs qu’à partir des chambres sans charmes où l’on confine les autistes. Le calme, luxe et volupté nécessaire au collectionneur pour jouir des œuvres achetées selon des affinités électives et l’intuition du bon placement, est, dans le projet de la Maison Particulière, visitable, fait pleinement partie de l’exposition, devient une expérience accessible à tous. Vous pouvez, le temps d’une visite, vous imaginer être le propriétaire de cet écrin raffiné, ou un de ses proches. Vous êtes dans le salon, les cabinets, la bibliothèque, vous avez librement accès à une partie des outils de connaissance, les livres et les catalogues disposés généreusement sur les tables basses et les rayonnages. Vous pouvez vous installer dans des fauteuils et divans magnifiques autant qu’agréables, et rêvasser, contempler, baigner dans une atmosphère esthétique et économique qui tisse une relation spatiale à un choix d’œuvres intégrées à la maison, une raison organique de conserver ces oeuvres qu’aucun musée ne peut restituer. C’est une situation exceptionnelle. Dans le musée, il y a toujours forcément l’espace commun, une zone fonctionnelle où tout le monde passe, la multitude indistincte, toutes catégories sociales mélangées. Les musées installés dans les demeures de grands artistes sont assez courants, mais elles ont été en quelque sorte dépersonnalisées, ne fonctionnent plus pleinement comme des maisons particulières, ne sont plus tout à fait des habitations singulières. Ici, c’est tout le contraire, et vous êtes dedans. Le collectionneur, avec d’autres amateurs d’art associés, a décidé, via la fondation d’une asbl, d’exposer là, trois fois par an, une sélection de leurs œuvres, en suivant plus ou moins une thématique curatoriale qui oriente la sélection des œuvres agencées dans la maison. L’entrée est de 10 euros, ce qui n’est pas un tarif très démocratique ni «association non marchande ». L’accueil et l’accompagnement sont agréables, chaleureux.

Festival d’images « sexe, argent, pouvoir. Mise en abîme de possessions ritualisées. Jeu de matraques et de sextoys.

Le thème du moment, un peu bateau, est Sexe, Argent et Pouvoir, n’est pas appuyé par une profonde littérature originale, mais fonctionne par les liens, les effets de miroir que l’accrochage crée entre les différentes images, morceaux narratifs, reliefs fictionnels. Par exemple une similitude entre la pose du personnage d’un tableau de Klossowski et le modèle d’une photo d’Araki, elle-même reflétée dans un des miroirs d’un grand retable de Mondongo et devenant, dès lors, partie intégrante du théâtre érotique et macabre de cette pièce amusante, figurant de loin une tête de mort très colorée en plasticine, genre Arcimboldo dévoyé, et de près une sorte de grotte de dépravation, paysage grouillant de licences sordides, de sexe corrompu par le fric (une autre tête de mort miroitante et orgasmique trône au deuxième étage, Lluks de Thomas Monn, incrustée de verroteries funéraires, couverte d’un corail de pacotille, sinistre, tout ce qui ressort en surface d’une vie pourrie par la marchandisation minable du quotidien) ; le nu violent d’Akira, comme toujours mise en scène ambiguë du viol systématique du corps féminin par le regard possesseur masculin qui en ritualise l’exhibition jusqu’à le désexualiser, reflété dans le miroir, jouxte une photo en noir et blanc de Kendell Geers, intitulée Viol, gerbes moissonnées,  métalliques, évoquant une impressionnante toison pubienne, que l’on pourrait croire parée pour la fête et que l’on découvre parée pour la guerre, constituée de lames souples et très tranchantes, barbelées. Impact de la blessure qui transforme la zone érogène d’exploration de l’altérité en piège automutilant et destructeur de l’autre, sans espoir. Ce retable de Mondongo et ces évocations de viols font face à un hexagramme hébraïque constitué de matraques noires, accolées deux par deux, dos-à-dos, silhouettes de crucifix policiers et macabres (Kendell Geers). C’est un bel exemple d’objets détournés et de confusions symboliques. Par tradition, la matraque est un objet de répression de la production de subjectivité considérée comme déviante et, par ailleurs, figure parmi les représentations phalliques agressives les plus consternantes. Et pourtant cette arme tueuse de subjectivité réintègre, par la subversion de l’artiste qui en détourne la symbolique, une collection d’objets/d’outils producteurs de subjectivité et gagne sa place sur le mur du collectionneur, au grand salon. Superposant le halo libérateur de la création de l’Etat Hébreu et son profil totalitaire et destructeur de peuple palestinien. (À l’étage, une variante, deux matraques transparentes, gadgets transcendants, sont suspendues au mur comme une croix catholique, traversées et renvoyant des lumières troubles. La banalisation des sex-toys phénoménaux aidant, cet insigne religieux ne manque pas d’évoquer un couple de godes virils, répressifs, agrégeant plaisir et douleur imposée.)  Dans le petit salon du rez, le même artiste empile des écrans où se forment et se déforment des gros plans pornographiques. Les images de pénétrations ou des secousses et vibrations chaotiques que les pénétrations impriment à toute la plastique féminine rebondie, pénétrée et ramonée ravageusement, du fondement jusqu’au sommet du crâne, images tellement explicites que l’on perd la notion de ce qu’elles représentent, c’est à dire qu’elles désensibilisent, ne captant plus que le rythme accéléré et monotone, ces images sont multipliées, mises en miroir, en cartes à jouer hystériques, multipliées, puis décomposées en formes géométriques qui se reproduisent et pullulent en générations spontanées, formant des compositions abstraites et psychédéliques, mais toujours, même quand elles ne sont plus que labyrinthe de taches colorées spasmodiques, apparence de jeu vidéo désuet, toujours dans un rythme frénétique de coït mécanique, sans fin. Points d’hypnose où le regard se laisse prendre, machine à décerveler, broyer le désir.

La sève multitude de deux amants. Copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie. Triomphe d’une jeune chinoise fouteuse de trouble. Comment l’interprétation relie, tisse son fil subjectif.

Dans la même pièce, l’exact opposé – si cela a du sens de parler ainsi -, le corps de deux amants occupe en grand l’angle face à la fenêtre, deux horizons corporels grouillant d’une multitude, de choses humaines et non humaines, un trop plein de désirs pour toutes les composantes du vivant et de cette sève qui excite l’imaginaire, jusqu’au délire (un grouillement, de nature différente, à celui du retable). Ces Amants de Dany Danino, dessinés au bic bleu, que l’on pourrait croire d’abord représenté en décompositions par tout ce qui les aura marqués, tatoués sur l’âme, se révèlent en magnifique machine corporelle à rêver, à produire de la subjectivité de fond en comble en fonction d’un organisme fait pour cela, biologique autant qu’héritage culturel, images psychiques, le tout en symbiose paisible ou orageuse, corps d’interpénétrations. On lève le regard et, dans un filet qui sert d’habitude à rassembler des ballons de football, sont entassées les têtes caricaturales de quelques grands de ce monde, pas les moins corrompus (Dirty Balls, Kendell Geers), histoire de rappeler les dégâts que ces personnalités aux commandes du monde occasionnent dans la production biopolitique et, sur un mode humoristique, rappeler que souvent, l’imagination salutaire de la multitude a eu besoin de révolution, les têtes pensantes ne valant guère plus que des ballons de foot déclassés. Loin de tout ça, un petit bronze agile du Dahomey (Bénin), montre une copulation hétérosexuelle suspendue, comme la flèche de Zénon d’Elée, toujours en vol paradoxal, prise dans son élan mais jamais aboutie, cela consistant en son aboutissement idéal. Les deux amants, couchés sur le flanc, se déplacent à toute vitesse, au ras du sol, latéralement, pour ne jamais s’emboîter, ne jamais se consommer, rester dans la discontinuité où se forge la continuité de leur corps, dans le désir qui leur confère profusion de subjectivité et immanence superbe, désarticulée mais lustrée, brillante, faite d’un « pavage de transcendances minuscules » à même leur peau, leur muscle, leurs formes bandées. C’est un (court) exemple de trajets que l’excitation à interpréter, encouragée par le cadre luxueux et la délicatesse des bouquets décorant les différents salons, dessine entre quelques œuvres. Choisissant un fil où interviennent ruptures et obstacles violentes, subjectives, transformées en nouvelles forces de création. Ce qui pourrait être symbolisé par cette grande toile figurative, chinoise, où le service d’ordre évacue manu militari une jeune fouteuse de trouble, mais la portant de telle manière que leur intervention autoritaire pour rétablir les apparences morales ne fait qu’exhiber la provocation érotique de la jeune fille, une petite culotte blanche mutine, qui restera insoumise et continuera à produire une libido refusant la ligne du parti.

Pour beaucoup, le contexte où élaborer subjectivité, créativité, est celui d’une économie sinistrée, de régions à l’abandon, déclassées, de villes fantômes. Peintes par Bruno van de Graaf. Voyageant dans un horizon accordéon.

Le lendemain, enfin, je découvre dans le même ordre d’idée – l’apport insoupçonné de subjectivité des autistes dans la biopolitique, la matraque répressive devenant œuvre d’art polysémiques, le renversement d’une censure en nouvelle créativité -, le travail récent de Bruno Vandegraaf. L’artiste rend compte d’une riche relation avec les paysages désolants d’une région minée par la crise économique, rongée par ce que certains n’hésitent pas à appeler le cancer du chômage, laminée par l’absence de projet de société politique pour la multitude une fois qu’un mirage industriel s’effondre. Pour autant, l’œuvre produite n’est pas bêtement accusatrice, elle est plus fine et sensible que cela. Elle repose sur une relation complexe – parce que sans aucune complaisance mais ouverte à la poésie qui finit par s’en dégager -aux vitrines abandonnées, aux bâtiments industriels désoeuvrés, aux litanies de maisons individuelles vides, à la série des affiches « à vendre » comme procédant d’une performance d’art conceptuel. Tout ce décor de friches, immenses comme des bateaux industriels échoués ou anecdotiques comme le naufrage d’une boutique quelconque, d’une maison individuelle qui portait le rêve d’une famille donne lieu à de grandes toiles acryliques où, parfois, les grands lignes d’une usine déshumanisée retrouvent une lumière de renaissance, sont parcourues d’ombres qui jouent malignement sur leur parking décimé, garni d’herbes maigres. Comme un paquebot émergeant de la sinistrose et recommençant à faire rêver. Une nouvelle noblesse architecturale, certes encore anémiée. La différence avec disons ceux qui auraient vécu directement le déclin, la fermeture, entraînés dans la perte de perspective de ces ruines en devenir, c’est que les restes de ce passé se sont incrustés dans le paysage, se déplacent dans l’imaginaire, entretiennent inévitablement une mélancolie, un sentiment de ratage, mais néanmoins l’imaginaire s’en empare et les transforme. Et cela ne signifie pas enjoliver, esthétiser, mais laisser libre cours à leur poignante nostalgie, leur talent de création burlesque ou surréaliste involontaire, qui rend attachants ces éléments de décor toujours marqués par la déroute humaine, points d’ancrages par lesquels la production de subjectivité renverse la vapeur du négatif, retrouve des couleurs insoupçonnées, un exotisme de l’intérieur. À côté des grandes toiles, Bruno Vandegraaf excelle dans les bas-reliefs de cartons superposés, peinturlurés, cartons de différentes textures reproduisant les façades et vitrines avec leurs messages d’abandon, comme adressés à des générations futures. Ces bas-reliefs magiques, quand le regard glisse dans leur boîte vitrée et voyage dans leurs ombres, épaisseurs, failles, ondulations, soufflets, fonctionnent soudain comme des orgues de barbarie visuels, remplissant la tête de musiques nostalgiques qui n’évacuent rien, ni les souvenirs de flonflons chaleureux, ni les sonorités industrielles, ni les scies désuètes qui font du bien. Curieusement, bien que de facture esthétique très différente, certaines musiques du trio d’accordéon 300 Basses, illustrent assez bien ce mélange, dans leurs improvisations bruitistes, iconoclastes. Tout voyage.

(Pierre Hemptinne)

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Les fièvres réversibles (avec le saxophone de John Butcher, sur les pas de Wallenstein)

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : John Butcher, Willow Shiver (de l’album Bell Trove Spools) – Alfred Döblin, Wallenstein, Editions Agone, 2012 – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – Mircea Kantor, Don’t Judge, Filter, Shoot (2012) – La neige, la fièvre – (…)

Fenêtre

Situation fiévreuse de lecture. Voyage dans le temps de l’expérience de lecture. Temporalités brouillées. Et confusion entre lecture et le hors-cadre. Retrouvailles avec les musiques singulières, jouant avec l’acoustique particulière de lieux résonants. Ecologies sonores.

Enfoncé dans le fauteuil, enseveli sous édredon et malgré tout frissonnant, retrouvant le gouffre dévorant d’une lecture romanesque me rappelant à chaque ligne l’élan de premières fièvres littéraires, comme reprise là où elle avait été interrompue (Illusions perdues, Balzac), perturbé par la perception présente du corps brûlant probablement réplique du feu ancien – suis-je aujourd’hui ou suis-je retombé jadis -, j’aperçois hors cadre, aux limites des pages infinies, de fines bourrasques blanches, laiteuses qui glissent comme des voiles doucement agités le long des vitres, poudreuse que le vent fait lentement tomber du toit, en festons pixellisés, en arabesques ralenties, accentuant le sentiment d’un enfouissement temporel sous le gel, d’un ensevelissement dans un mausolée de lectures transies, une faille où je serais tombé et resté coincé depuis quelques décennies. Ces cataractes de tulle éphémère, fugitive, silencieuse, situées hors-cadre, c’est-à-dire exactement là où je me sens déporté, hors moi, par la température excessive, écume de la réversibilité entre intérieur et extérieur, je les pénètre ou les intègre, voire les percute, sous une autre forme, plastique et sonore, dans certaines musiques récentes de John Butcher, vers lequel je reviens alors que je ne l’ai plus écouté depuis longtemps. Circonstances qui permettent de mesurer, dans le parcours de l’artiste, à la fois une permanence et un déplacement évolutif. Plus exactement, des correspondances s’établissent quand, à l’extérieur, l’éboulement niagaresque de flocons livides, s’immisce dans les pages de ma lecture, se confond avec ce que je lis, renforce l’éblouissement des lettres qui me tirent vers une extase profonde, d’où revient une certaine musique du saxophoniste anglais, plus précisément Willow Shiver. Comme un tamis d’ondes sonores concentriques à travers lesquels je migre et transite vers un autre état plus gazeux où je ne conserve de solide que la trace ridulée de mes frissons.

Une musique du souffle. Une esthétique relationnelle entre le saxophoniste et les lieux naturels, l’élaboration d’un phrasé de l’interdépendance entre humains et non-humains. Bien avant que cela devienne un peu à la mode.

John Butcher a joué physiquement avec l’acoustique habitée d’endroits résonants particuliers, notamment des grottes, des citernes, des carrières, des cryptes. Au fil de sa production et de son langage saxophoniste, on peut constater qu’il ne l’a pas fait pour obtenir ponctuellement un effet valorisant, une aura provisoire dont la particularité géologique ou architecturale envelopperait sa musique d’un ornement extérieur un peu sacré. Il en a fait un dialogue, un échange, une discipline relationnelle. Parce que, où qu’il soit désormais, par exemple enregistré en solo sur une scène normale, il introduit, subtilement, dans sa musique ce langage complexe de grottes, de citernes, de carrières abandonnées, de cryptes indéchiffrables, une musicalité de cavités ignorées, insoupçonnées. Il poursuit le dialogue avec ces lieux dont la résonance lui ont permis de forger un son à lui, son style. Ces lieux où il a joué, en osmose avec ce qui les hante, ce sont comme des organes de change, capable d’impulser des changements dans la manière d’être, des points de réflexion où le son et la grammaire d’une mélodie se retournent comme un gant, leur facture idiosyncrasique parcourant en multitude la voûte des matières libérées. Il irradie une spatialité musicale très organisée où la plus extrême singularité s’évanouit dans une effusion de multiples échos qui l’imitent, la dupliquent et se séparent à nouveaux en autant de gouttelettes incomparables. Ce qui fait dire régulièrement lors de l’écoute attentive de l’enregistrement : est-ce encore du saxophone ? Si ça n’en est plus, qu’est-ce ? À travers l’agencement du saxophone et du musicien – biologie, social, culturel, technologie -, c’est une écologie du son en tant que pratique «focalisée tout aussi bien sur la nature et la société que sur les humains et le monde non humain dans une dynamique d’interdépendance, de soin et de transformations mutuels. » (Hard/Negri, Commonwealth, Stock, 2012) Et donc, non pas la description impressionniste d’un saule tremblant, mais le mécanisme qui propage les ondes du frisson à travers tous les constituants de l’arbre, l’amplifiant dans la masse striée de l’aubier, de branche en branche, sous l’écorce, et dans toutes ces ramures magnétiques agitées comme une chevelure garnie de micros contacts. L’auditeur est plongé dans le saule comme en une citerne, la ramure de ses frissons coïncidant avec celle de l’arbre pleureur. (Des programmes poétiques aussi surprenants que Parfum crissant, Ombres matelassées, sont traités de la même manière, en nous transportant dedans.) L’écoute fiévreuse attache beaucoup d’importance à l’ouate silencieuse que John Butcher pétrit entre chaque module sonore, un souffle brumeux, des couches de nuage et avance parcellaire. Comme un matelas de neige d’où fusent de rares pailles contorsionnées, des tiges squelettiques, panoplies d’antennes névralgiques ; ou au contraire, des cavités refermées sur des feuilles dentelées, des trognons accidentés, des lacis de tunnels sous la surface du son gelé.

Le genre de musique de John Butcher, et ses interdépendances immatérielles, aide l’imaginaire à s’extraire d’une Histoire préétablie, autour de quelques hommes providentiels. Comme dans le texte d’Alfred Döblin, plongée dans la mécanique broyante du pouvoir, tous les détails d’une machine qui tue, traversant la réversibilité des événements. Couronne et révulsion.

Mais cette fièvre s’est-elle introduite dans le sang par la grippe ou s’est-elle distillée de l’intérieur à partir d’une fermentation d’imagination ? N’est-elle pas une élucubration mentale, un refroidissement langoureux contracté par une longue immersion, parfois trop haletante et sous le niveau de flottaison, dans le puissant roman-fleuve du règne de Ferdinand II, au XVIIe siècle, raconté par Alfred Doblin dans Wallenstein (Editions Agone, 2012, 819 pages) ? Wallenstein est le général qui fut l’incarnation guerrière de l’Empereur, une sorte de double, un autre corps du roi. D’abord je m’y suis perdu, ne parvenait pas à y nager, brassant maladroitement la liste des noms de personnages historiques, confusion des rôles, des territoires, complexité des ambitions et des stratégies. La description d’un immense chantier de nations qui se mettent en place, traversées des luttes religieuses, secouées par le mouvement des armées. Une prodigieuse conscription de troupes levées par Wallenstein, qui devient une fin en soi, un système économique qui étrangle les régions, les petits pouvoirs, imposent une sorte d’unité par l’étouffement. Wallenstein cherche-t-il à supplanter l’Empereur ? Même pas, c’est autre chose, il « ne connaissait désormais que le jeu, dont l’envie augmentait avec la taille des enjeux ; il connaissait seulement l’argent qu’on remue, qu’on déplace, pas celui qu’on possède. Il était simplement la force qui rendait fluide le solide. Il se rongeait d’effroi chaque fois que du solide se mettait en travers de sa route. » (Wallenstein, p.412) Et, sourdement, il se réjouit que cette passion puisse coïncider avec les intérêts de l’Empereur, contribuer à une certaine perpétuité de sa gloire. Quant à Ferdinand, au fil de l’histoire, Döblin en fait un principe dérangé, un corps symbolique par où passent les pouvoirs, les décisions, les projets, sans pour autant que ça se décide , ça transite par ce qu’il représente plus que par son libre-arbitre. De toutes parts, les individus et les multitudes le traversent. Il ne décide jamais vraiment. « Car gouverner ne servait à peu près à rien. Tout marche de son propre mouvement. » En plus de 800 pages, Döblin démonte l’illusion des destins historiques lucidement construits, l’idée même d’un dessein de l’Histoire procédant d’un projet préétabli jalonné d’hommes providentiels. Rien de tout cela, c’est un chaos de singularités et de multiples, le point fiévreux étant leurs agencements, leurs imbrications, leurs étincelles, empathie ou répulsions. Destinées humaines goupillées avec celles des objets, des animaux, des hybridations. Les pensées et actions, depuis le haut de la hiérarchie jusqu’au bas de l’échelle, sont empêtrées dans les descriptions de parures et harnachements, de paysages et scènes de chasse, mouvements haletants des armées et mastications orgiaques des banquets, atmosphères des couloirs de châteaux et tortures minutieuses sur échafaud, dialogues procéduriers des jésuites et hallucinations dans le parc. Tout est pris, porté et mangé par les engrenages organiques, mécanique des corps et des attirails, dynamique des formes naturelles et des entrailles, célébrations de l’esprit et contingences matérielles, dans un texte dense, puissant, broyant les manières de sentir et de penser. Les intériorités, les entrailles – des gens, des affaires, des familles – infléchissent sans cesse le cours des choses. La réversibilité, la révulsionnalité des événements est fascinante, permanente. C’est un immense foutoir qui pourtant a les caractéristiques d’une marche en avant, systématique malgré sa motricité faite d’enrayements.

La femme dans la guerre. Sa force reproductive dans la pompe abstraite du pouvoir.

Je suis frappé, ainsi, par la place des femmes qu’Alfred Döblin cerne déjà avec précision, toujours en filigranes, toujours à côté, marchandées, instrumentalisées, et systématiquement violentées par les troupes qui manoeuvrent, comme étant la première raison de faire la guerre, terroriser la part féminine. Sous-jacentes, dans les marges du texte et de l’histoire, confondues pourtant avec l’érotique des conquêtes, de l’extension et abstraction charnelle du pouvoir. Comme il apparaît dans ce cortège triomphant des couples de la cour lors d’un banquet en hommage au duo impérial, et dont la description se focalise sur la description des femmes, puissance charnelle et fécondité magique, ne représentant pas grand chose prises une à une, mais dégageant une telle force une fois liguées, reliées, agencées, produisant alors une énergie commune qui engouffre sa force reproductrice dans la pompe abstraite du pouvoir. De fond en comble. Corps et âme. Fiévreusement. «Dames aux jupes amples et escarpins de soie, blondes et rieuses figures portant des épis de blés dans les cheveux. Têtes fières ployant la nuque, découvrant les dents, cous entourés de colliers scintillants, couvertes d’hermine les épaules, bras nus bien en chair, poitrines gonflées offertes dans le large décolleté. Mouvement souple et lent des genoux sous leurs ondoyants rideaux de satin, laissant les traînes derrière comme les chiennes leur odeur. Bras blancs, accoutumés au fouet et aux rênes, relevant la masse des robes fastueuses. Sur le piédestal de leurs fortes cuisses se déplaçaient souplement au son des trompettes les corps à peau délicate, soignés baignés de parfum, dans lesquels remuaient comme dans un chaudron magique le cœur gâté et avide, les poumons aux profondes inspirations, l’estomac aviné, le long intestin blanc, rassasié et bourré de pâtés, poires, grives rôties, les chaudes, précieuses cachettes et voies de la procréation. Yeux faits pour être ouverts sur les images de faste mascarades voyages en traîneau, chiens à la chasse, danses au milieu de salles bondées, bouches qui commandent prient embrassent, chantent, oreilles faites pour êtres ouvertes aux paroles de bonheur. En toilettes de satin, rabattues par des bras blancs, s’avançait, ployant le genou, ce fier chaos, qui bravait le soleil, l’air, les fleurs, les orages. » (Alfred Döblin, Wallenstein, Agone 2012)

La résistance plurielle des anonymes, des « sans valeurs », à l’époque des grandes batailles de l’Empereur Ferdinand (dans le roman de Döblin), et à l’époque du numérique. Grâce à une production alternative de subjectivités. Différence entre bio pouvoir et biopolitique. Point fiévreux où singularité et multiplicité se trouvent reliés.

La stratégie textuelle de Döblin laisse percevoir que le rôle des anonymes dans l’Histoire, ces masses des sans parts, les sans voix, ces vies sans valeur avalées sans considération, n’en constituent pas moins une multitude qui, inexplicablement, pèse sur les orientations, infléchit l’issue des grandes manœuvres, produit une résistance diffuse. Elle n’est pas une puissance robotique comme le laisse entendre le récit conventionnel des grandes batailles où il semble que les armées soient manipulées par les états-majors aussi proprement, mathématiquement, que des bataillons de soldats de plomb. Même sans qu’il y ait conscience ou organisation, on peut attribuer cette résistance chaotique des masses silencieuses à la dimension biopolitique qu’Antoni Negri et Michael Hardt vont chercher chez Foucault. «Pour marquer cette différence entre les « deux pouvoirs de la vie », nous adoptons une distinction terminologique entre le biopouvoir et la biopolitique qui nous est soufflée par les écrits de Foucault sans qu’il en fasse un usage opératoire. Selon cette distinction, on peut définir le premier (de manière sommaire) comme le pouvoir qui s’exerce sur la vie, et le second comme la puissance dont dispose la vie pour résister et déterminer une production alternative de subjectivité. » (Hardt, Negri, Commonwealth, Stock 2012) Ce concept et cette « production alternative de subjectivité » visent des mouvements critiques de la modernité et veulent surtout caractériser les modes nouveaux de production d’idées, d’images, de sensibilités que l’on associe à l’émergence d’outils numérique de productions de mise en commun de la créativité. Mais il y a eu probablement de tout temps biopouvoir et biopolitique et c’est ce que met en scène la version littéraire du règne de Ferdinand II. Même informelle, même analphabète, non canalisée et faiblement équipée de techniques de diffusion et de mise en commun, il y a dans la multitude des sans parts, une « production alternative de subjectivité ». Et ça se passe en ce point magique, difficile à concrétiser, d’échanges entre le singulier et le multiple. Un point fiévreux. Et c’est en ce point précis, quand monte la température qui agite les nuits, que l’on perd la distinction entre ce qui, en soi, relève du singulier et du multiple, de l’animé et de l’inanimé. On flotte. « Le concept de singularité se définit selon trois premières caractéristiques qui le lient intrinsèquement à la multiplicité. Tout d’abord, chaque singularité indique et se définit par une multiplicité située en-dehors d’elle. Aucune singularité ne peut exister seule ou être conçue seule ; au contraire, son existence et sa définition découlent nécessairement de ses rapports aux autres singularités qui constituent la société. Deuxièmement, toute singularité est multiple, traversée par des divisions innombrables qui ne l’affaiblissent pas mais la constituent. Troisièmement, la singularité est toujours engagée dans un processus de devenir différent – une multiplicité temporelle. Cette caractéristique procède des deux premières dans la mesure où les relations sociales et sa composition interne au sein de chaque singularité changent sans arrêt. » (Hardt, Negri, Commonwealth, 2012) Avec, en point de mire, comme force de progrès, individuel et collectif, cet insondable mécanisme du change, de métamorphose animale, de transsubstantiation sociale, « Ce que nous recherchons – et ce qui compte en amour -, c’est la production de subjectivité et la rencontre de singularités qui composent de nouveaux assemblages et constituent de nouvelles formes du commun. » (ibid.)

Retour face aux oeuvres. Mircea Kantor. Une rosace de cathédrale, subliminale et biochimique, chamanique. Lieu de passage, de change et d’échange entre ma perception subjective de l’oeuvre et son au-delà pluriversel.

Une part de cette recherche s’accomplit régulièrement, rituellement, dans la relation aux œuvres d’art. En étant attentif, réceptif à l’écologie sonore de Willow Shiver de John Butcher, (un tamis d’ondes concentriques à travers lesquels je migre et transite vers un autre état plus gazeux où je ne conserve de solide que la trace ridulée de mes frissons). Ou encore quand j’essaie de me représenter par quels processus lents et tortueux, par quelle complexité organologique, une production de subjectivité individuelle intègre une créativité collective, commune, j’ai aussi l’image d’un vaste filtre à entrées multiples. J’ai alors l’image d’une sorte de rosace de cathédrale, subliminale et biochimique, une œuvre de Mircea Kantor intitulée Don’t Judge, Filter, Shoot (2012). Un ensemble de membranes de lumières et de sons, vaste cellule composée de tamis ou de tambourins rituels, cercles de moire et de larmes. Un lieu fiévreux, un lieu de passage, de change et d’échange entre ma perception subjective de l’œuvre et son au-delà universel, sa singularité et sa multitude commune. Les membranes de contacts sont percutées, traversées, trouées par des balles, en or ou en béton, traits de fulgurance éphémère, à voie unique. Les déflagrations lointaines du réel, distancées par la fièvre.

Pierre Hemptinne

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Fenêtre Neige Neige neige Neige Neige neige Neige Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor Tamis Kantor

Mystère et boule de gomme (avec Bruno Latour)

Fil narratif de médiation culturelle : un rêve du Chant des Adolescents, un cortège scolaire – deux œuvres de David Adamo à laGalerie Nelson-Freeman -, Untitled d’Urs Fischer à l’Ecole Nationale supérieure des Beaux Arts de Paris et la vidéo El aplauso d’Antoni Muntadas au Jeu de Paume – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, la Découverte 2012 – (…)

Rêver du chant des adolescents

Une cacophonie papillonnante. Juvénile et sauvage. « Tiens, j’avais oublié le Chant des Adolescents (Gesang der Jünlinge) de Stockhausen et il me visite la nuit, je l’entends en rêve, ou plutôt, c’est le climat polyphonique de l’époque durant laquelle je l’écoutai la première fois, sur les conseils d’un ami, qui me revient en songe, halo d’un temps riche en surprises que j’aimerais vivre et revivre, encore. » Une fois de plus, la preuve que le cerveau enregistre des oeuvres, des impressions, que ‘on croit oubliées, effacées, et qui resurgissent, qu’il convoque pour exprimer et aider à comprendre diverses situations.

Ce qui déclenche le rêve du chant des adolescents. Porosité du dormeur. Correspondance entre chant intérieur et cacophonie juvénile, extérieure

C’est une nébuleuse lettriste, douce mais ici et là, éraillée, perçante et turbulente, infiltrée dans les plumes du demi-sommeil. Ca le charme. L’attraction qu’elle exerce déclenche la lente remontée luminescente du dormeur vers l’éveil, à son corps défendant. Pour lui, ce qui le berce ainsi est le choeur du songe, il aimerait s’y incorporer, s’enfoncer dans le sommeil pour ne pas se réveiller, alors qu’en fait, plus il se persuade de s’y enfouir, plus il s’en éloigne car ce qui l’attire résonne en fait à la surface du jour, torrent joyeux de mots dispersés, en particules désolidarisées, poussières sonores ruisselant dans les airs. Il y perçoit, encore à moitié endormi, comme la reconstitution précipitée du langage conscient, après une nuit d’imagination sans contrôle, la remise en place approximative du vocabulaire diurne après l’emprise des langues nocturnes, incontrôlables, inconnues. Les paupières mi-closes, peut-être surprend-il une musique secrète, celle d’un espace intermédiaire grouillant, profitant du dernier instant de mélange absolu, entre chien et loup. Juste avant que le langage ne reprenne ses apparences d’outil formaté. Une coulée de phrases, ritournelles, mélodies partiellement gommées, réduites à leurs accents toniques, une seule tonalité organique soulevant des corps et des esprits, en mouvement, en marche, en course. Babillement, mais amplifié, flirtant avec des crêtes insoutenables. De ces signaux aériens qui paraissent annonciateurs d’une pagaille venue des cieux et qui, pourtant, permettent à leurs émetteurs, les oiseaux migrateurs, de rester groupés, chacun bien en place dans l’organigramme de l’escadre. Près d’ouvrir les yeux, il se rend compte que ce n’était pas un résidu onirique, cela entre par la fenêtre, vient de la rue. Il se précipite pour surprendre l’origine de la musique entendue en rêve. Du balcon de l’hôtel, il découvre des trottoirs envahis d’enfants et d’adolescents bavards, groupes scolaires se dirigeant vers le parc, probablement pour une compétition et s’échauffant, se toisant. En même temps qu’il voit, il cesse presque d’entendre, tout s’est dissipé. À part le nombre impressionnant d’élèves qui défilent, plus rien de spectaculaire, tout s’explique, juste le brouhaha d’une cour de récréation. Et, bien réveillé, il aspire à réintégrer la masse sombre du sommeil qui avait su traduire en sa gomme immatérielle ce qu’avait de magique le ruissellement de sons sortis de tous ces gosiers.

Dans la galerie, marcher sur de la craie lui semble condamner toute possibilité, à l’avenir, d’écrire quoi que ce soit d’hypothétique sur le tableau noir, rendre impossible la démonstration d’un possible

Quelques heures plus tard, il pénètre dans la galerie Nelson-Freeman, et il ne reconnaît pas le lieu. Exactement comme dans certaines situations de rêve. La pièce est peu encombrée, comme souvent peu démonstrative, il faut chercher ce qui s’y expose. Un vide tellement blanc que c’était comme de se trouver face à un mur. Une lumière crayeuse aussi dense que du brouillard à couper au couteau. Plus légère. Presque du talc lumineux. Il n’ose pas avancer. Etait-ce à cause du rayonnement étincelant du vide, poudreuse spectrale que je soupçonnais être capable de m’effacer ? Il se demande s’il est permis de s’avancer, de marcher. Quelque chose a changé, de définitif, la pièce n’est peut-être simplement plus visitable, plus une galerie? C’est du sol que cela vient. Il regarde ses pieds inhibés, refusant de fouler cette matière, fragile, friable, au motif en chevron. S’il avance, « je vais passer au travers ». Il ne faut néanmoins pas plus d’une ou deux minutes pour comprendre qu’à l’habituel parquet de bois s’est substitué un parquet de craies. De ces épaisses craies blanches, professorales, faites pour les grands tableaux noirs, alignées à l’infini. Ce qui l’effraie pourtant n’est pas tellement le risque de casser les bâtons de craie – tant pis si le sol s’effrite sous mes semelles -, que le fait de piétiner – nier, annihiler – un outil conçu pour écrire et dessiner au tableau noir, pour exposer des démonstrations, tracer des arguments, des schémas cognitifs, des cheminements de pensées, explorer le discontinu qui fait se mouvoir les idées, déceler les constances qui s’installent par sédiments dans la transformation des pensées, élucubrer. C’est cela, pour lui, le travail au tableau noir. Et derrière chaque mot, chaque phrase, chaque image qui émerge, il y a gribouillis au tableau, effacements successifs, recouvrements. Dès lors, avancer et broyer ce qui permet de se projeter symboliquement sur la surface de l’ardoise noire, entraînerait une dissociation irréparable du dispositif expérientiel. Si son poids réduit la craie en poussière, il ne pourra plus jamais s’essayer au tableau effaçable. Si la pièce là-devant est si vide et perturbante dans son éblouissement calcaire, c’est qu’elle reflète un monde sans tableau noir. Où n’existe plus un seul tableau noir nulle part. Radicalement escamoté. Et avec ça, toute possibilité de démontrer quoi que ce soit au tableau. Les craies sont dorénavant désoeuvrées, recyclées en parquet livide. Cette lumière clinique parle d’un monde agressif désormais sans surface d’esquisse. Mais, dans la pièce, l’attention se porte alors sur une fuite, un trait sombre, crénelé et disparate, disposé sur une planche blanche encastrée dans le mur blanc. Une ligne pointillée. Un horizon fragmenté. Un alignement de petits cailloux, un chemin de prière ?

Une collection de gommes. Expressives. Prenant la forme de tout ce qui a été effacé, avorté. La plasticité étrange de tout ce qui a été retranché des mots, des images, interdits. Bouts de moelle éprouvés par ce qui dans les corps élabore de la pensée par essais et erreurs. Gommes anthropomorphes.

C’est pour voir ce qui chemine là que, sans plus de précaution, il piétine les craies qui, à sa grande surprise, tiennent le coup, le portent. Sur la planche, une collection de gommes usagées. Très usées. Elles ont fondu, même, entre les doigts de maniaques du gommage. Certaines en ont absorbé la transpiration noircie, l’angoisse de trop ou pas assez effacer, sueur de la tension mentale et musculaire de l’effort pour matérialiser la part de correspondance entre sujet et objet qui passe dans tous nos actes énonciatifs, bien doser ce qu’il faut expliciter, ce qu’il faut gommer. Les risques que l’on prend pour être vrai dans ce que l’on dessine et écrit. Ces outils qui maintiennent ouverte la possibilité de se corriger, par effacement, évoquent l’écriture et le dessin comme formes de véridiction esthétique. Instantanément, il pense à ses gommes. Avec lesquelles, quand il était si important de dessiner ce qui l’entourait, il n’a cessé de travailler, d’ajuster ce qui ne correspondait pas aux formes qu’il cherchait à saisir. Ces gommes, ustensiles indispensables toujours à portée de mains, dont la partie qui s’évanouit en fins déchets souples, brins de plasticine, prenait en quelque sorte la forme de tous les points constituant les lignes avalées, ravalées, renfoncées dans le non-dit, le non formulé. Gommes réelles ou virtuelles, du reste, le travail de la pensée, faite de mots, d’images et surtout d’hybrides étant sans cesse soumis au passage, raisonné ou arbitraire, voulu ou imposé, de divers fluides d’effaçage. La gomme est amputée, au fur et mesure du gommage, de l’équivalent de ce qu’elle supprime du dessin ou du texte, ôtant au passage des parcelles de papier, amalgamées. Ce qu’elle efface la façonne et l’épuise. Elle prend la forme de ce qui est gommé. Ne passe-t-on pas, du reste, plus de temps à effacer qu’à tracer ? Les forces de l’usure résultent des pressions exercées par la main, la manière de tenir, d’appuyer, de frotter, l’attention qu’on exerce, l’hésitation stressante. Les gommes sont transformées par ce que l’on renonce à faire apparaître, à révéler, ce que l’on juge non conforme, non correct, pas assez correspondant à ce que l’on cherche à représenter. Elles sont mangées par les discontinuités, sucées par les hiatus qui font progresser une pensée, une idée, une émotion et qui ne viennent pas que de nous, mais subissent les influences d’une grande quantité d’autres biopouvoirs invisibles, normatifs, qui censurent, trient, nous intiment de gommer ceci ou cela. La partie manquante – déplacée, cachée – de ces gommes est à l’image d’une pensée perdue, d’une image mise à la poubelle ; elle est faite de cette masse cérébrale plastique, gommeuse, par laquelle on cherche à modeler des formes, des musicalités verbales et qui, sans cesse, se trompent, s’égarent, se réajustent, jettent et efface. L’image de tout ce que l’on a écarté, oublié, et qui pourtant nous a été essentiel pour vivre ce que nous sommes. Pour le dessin ou l’écrit que l’on conserve parce que mimétiques avec l’intention première, combien d’esquisses et de ratages ont été jetés sur le papier, puis retirés, repris, recouverts, ne ressemblant à rien !? Plus qu’au produit final jugé valide, il reste attaché aux errements, hésitations, tentatives avortées, viscéralement intéressé par l’espace de médiation des esquisses. Comme l’instant où quelque chose reste possible, où ça remue, où les catégories du sensible et de la pensée échappent aux normes, aux institutions normatives. Ces gommes alignées et, forcément, se prêtant à une étude comparative, sont des spécimens de glandes cérébrales du sensible, organes cachés du contrôle ou de la libération des pensées intérieures, sur l’étagère d’un laboratoire, d’un museum, en attente de prélèvements d’ADN, d’autopsies. Morceaux de chair souillés, bouts de moelle éprouvés par ce qui dans les corps élabore de la pensée par essais et erreurs, le plus extraordinaire étant que ce ne sont pas de vraies gommes, mais des créations de l’artiste (tempera sur argile) ! En elles se cache une part essentielle ambivalente, complexe et toujours cachée, du processus qui engendre notre histoire et la raison dont on s’en fait, toujours à découvrir. Elles portent aussi l’espoir un peu fou, toujours trompé, de pouvoir revenir à une page vierge. De recommencer. Il les trouve hyper émouvantes, chacune étroitement reliée, secrètement, à un individu singulier, un corps, un esprit, une sensibilité différenciée. Presque anthropomorphes. Emouvantes comme quelque chose d’anodin, que l’on retrouverait en une autre dimension. Par exemple, comme s’il revoyais soudain tous les bics, stylos, crayons qu’il a tenus en main pour entretenir le désir de retenir et comprendre quelque chose du vivant…

Ce défilé de gommes éreintées, diminuées, souffreteuses, sorties de l’ombre, reproduites par l’artiste David Adamo, parle surtout des travailleurs de l’ombre de la modernité occidentale, qui ont gommé la trace de tous les processus laborieux, pour faire croire à une science descendue en ligne directe des substances, des phénomènes physiques, de la Nature

Cette perception que chaque gomme est déterminée par un parcours personnel, un rapport singulier à l’écrit et à l’image, ne s’impose à lui avec une telle force que parce qu’elle converge avec un courant signifiant plus large, dont il prend connaissance depuis, notamment avec les analyses de la raison moderne que développe Bruno Latour. Les gommes usagées comme reflets d’une vaste problématisation des relations culturelles historiques et mondiales, personnalisant la preuve qu’aucun dessein n’est conduit à terme sans erreurs, effaçages, reprises. Dans les descriptions minutieuses du coup de force par lequel une certaine philosophie occidentale  imposé le «penser droit », une posture d’autorité omnisciente qui « dit les faits », établit le réel « objectif et scientifique », fixe les « substances » pures, comme ayant toujours été là pour les modernes, le philosophe utilise régulièrement le terme gommer. Dans le sens d’une opération magique qui masque toutes les étapes antérieures de la pensée du monde qui ne sont faites que d’hiatus, de discontinuités, de constructions de références et fabrication de constantes artificielles et qui finit même par camoufler toute trace de gommage. Il faut faire oublier le travail de la gomme, elle doit se dissoudre, pour la mise en scène d’une pensée qui soit l’équivalent de la matière, du réel. Et pour s’imposer seule manière expression valable du vivant, puisqu’elle s’affiche coulant de source, transmise par voie directe, sans médiation, depuis la substance même des choses, en dissimulant le fil de l’expérience et des multiples accidents encourageant, a contrario, la diversité de pensée. Sous ce couvert se trame la construction du fondamentalisme de l’objectivité occidentale, prétention d’une culture qui n’aurait rien à gommer. « La recherche des fondements que ne viendraient souiller aucune interprétation, aucune transformation, aucune manipulation, aucune traduction, que ne viendrait corrompre aucune multiplicité, que ne ralentirait aucun cheminement, aurait pu rester une passion au fond assez innocente – puisque de toute façon, en pratique, on a toujours fait le contraire et multiplié les médiations, qu’il s’agisse de science, de politique, de religion, de droit, etc. Mais tout a changé depuis quelques dizaines d’années, lorsque l’impuissance des Modernes à se présenter poliment au reste du monde a fait que celui-ci a cru ce qu’ils disaient d’eux-mêmes ! (…) La modernisation plus ou moins ratée des autres cultures, cela nous amusait plutôt : un chameau devant une usine pétrochimique, et voilà une nouvelle « terre de contraste déchirée », disions-nous en souriant finement, « entre modernité et tradition ». Comme si nous n’étions pas nous-mêmes déchirés, nous aussi, entre ce que nous disons de nous-mêmes et ce que nous faisons ! Mais aujourd’hui tout a changé, « les autres » ont absorbé d’énormes doses de modernisation, ils sont devenus puissants, ils nous imitent admirablement, sauf qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de savoir que nous ne l’avons jamais été… Du coup, notre sourire amusé s’est figé en un rictus de terreur. Il est un peu tard pour s’écrier : « Mais non, pas du tout, ce n’est pas ça! Vous n’avez rien compris, aucun fondement n’est accessible sans un chemin de médiation, le Vrai surtout, et aussi le Bon, le Juste, l’Utile, et le Bien et Dieu peut-être aussi… » Nous sommes devenus fragiles à faire peur. Terrorisés ? Oui, on le serait à moins. Nous pouvions faire semblant d’avoir été modernes, mais à condition de ne pas être environnés de modernisateurs fanatisés. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La Découverte, 2012)

L’espace matriciel d’une école des beaux-arts, là aussi, école du mystère de la création et du gommage. Une installation a jeté par la fenêtre des formes défaites, un tas amorphes iconoclastes où se marquent des présences, des intentions, des ressemblances. Des ombres calcinées. 

Il parcourt, comme par effraction, les couloirs de l’école des Beaux Arts de Paris, suivant les invitations à découvrir une installation mais, surtout, saisissant le prétexte à renifler ces courants d’air d’esthétiques provisoires, faites et défaites, circulation d’archétypes qui passent de l’un à l’autre, des profs aux élèves, entre élèves, et chaque fois se transforment, dévient, intègrent une part de réinvention, gomment des traces de leurs origines, réécrivent leur généalogie. Ateliers où s’ébauchent des formes non déterminées. Il voit, par des fenêtres, des structures non abouties, empilées dans des coins. Des étudiants portent des toiles pour les exposer, les présenter à un jury, peut-être les recommencer. Des brouillons déposés contre les murs attendent qu’on les reprenne. Des interventions sur les sculptures héritées du passé et qui décorent les jardins ou les halls intérieurs. C’est un lieu où, par excellence, on crée en tâtonnant, en reproduisant, en traduisant ce qui a déjà été fait, copiant, effaçant, affirmant, se trompant. Il suit le fléchage qui conduit vers Untitled, 2011, Sculptures modelées en argile, œuvres collectives réalisées selon les indications apportées par Urs Fischer. Il arrive. Grillagé vers la rue, entouré du corps de logis sur les trois autres côtés, le lieu est une cour pavée garnie de socles et de sculptures, avec des jardins à l’abandon où poussent des mauvaises herbes, Et ce qu’il ressent est d’arriver trop tard. L’œuvre n’est plus à voir. Elle a éclaté en une série d’informes noirs dispersés dans l’espace. Elle a subi une forme d’effacement atmosphérique. Un peu comme les châteaux de sable dont ne subsistent que de vagues contours après la vague. Il y a eu, ici, un ensemble de pièces en argile que la pluie de la nuit précédente a liquéfiées et que les visiteurs ont, ensuite, piétinées, triturées, renvoyées à leur état de matière vague, approximative, sans plus rien de remarquable, et qui perturbe l’ordonnancement de la cour. Mais, précisément, c’est cela l’œuvre collective, un faux carnage. Le lieu semble saccagé, vandalisé par des ectoplasmes sombres qui salopent son calme cérémonieux, académique. Des modèles ont été balancés par la fenêtre, tournés en dérision, malaxés, écrasés, fondus, gommés, choses incertaines et sales. Et dans ce « défait », ces tas amorphes iconoclastes, se marquent des présences, des intentions, des ressemblances. Des ombres calcinées. Mais aussi des interventions potaches. Il interrompt, sans doute à tort, le travail de traduction de la très forte impression causée par cette invasion ricanante d’un n’importe quoi corrosif quand il apprend que l’artiste à l’instigation de ce travail collectif est scientologue.

Les applaudissements forcés de l’audimat, soutien des régimes consuméristes et des dictatures. Applaudissements qui gomment, escamotent ce qu’il ne faut pas voir. Mais aussi gommage de certains applaudissements devenus suspects, plus assez convaincus.

Flâneur infatigable, le voilà déjà ailleurs, au Jeu de Paume. Autres battements de cœur. Devant On Translation : El aplauso (1999, Antoni Muntandas). Trois grands écrans où tournent en boucle des scènes d’applaudissements, salles de spectacle, public de meeting. Les mains frappent en cadence fervente. En rythme, avec dans l’unisson une anarchie spontanée, difficulté orgiaque d’être en synchronie parfaite. Un même rythme et pourtant une grande diversité de pulsions. Le son est puissant, il prend à la gorge. Et puis, sur l’écran du centre, les mains s’éclipsent et apparaissent des scènes de violence. Colombiennes, mais surtout représentatives d’une mondialisation qui n’en a pas fini avec les dictatures ni avec les choix qui font peser sur la planète la menace d’une destruction totale. Album photo des hiatus et des discontinuités tragiques de la modernité, des trous dans ses prétentions, applaudie par la majorité silencieuse. Les applaudissements ne faiblissent jamais, couvrent les horreurs. Petit à petit, l’oreille entend des effets de camouflage dans le claquement effréné des paumes. Des tensions dramatiques, des lignes qui évoquent le jeu avec la mort des percussions flamenco. Et même, le volume sonore étant relativement agressif, répétitif, un effet de désagrégation assourdissante se propage à l’intérieur des nuées de battements, des masses d’applaudissements disparaissent dans des gouffres, gommées. Et plus on regarde les images simultanées de la réalité sinistre dont le pouvoir totalitaire s’empare des corps et du vivant, plus la musicalité des applaudissements, dans la subjectivité du spectateur, au lieu de couvrir les exactions, déploie ses lamentations.

Pierre Hemptinne

David Adamo – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence

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