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Les isoloirs et l’écriture de tranchées

Fil narratif à partir de : Laura Lamiel, avoir lieu, Palais de Tokyo – Des peintures d’Armand Bargibant, paysages d’Ypres – Une lithogravure de Didier Mahieu – Lisa Robertson, La fractale Baudelaire, Le Quartanier 2023 – Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte – Martin Walser, La Maison des cygnes, Gallimard – (…)

Il a squatté des sas de décompression imaginaires, hanté les salles d’attente mentales, collectionné chéri les isoloirs où il ne s’est jamais aussi bien senti en plein cœur du souk. Quand il pense à ce qu’il a été, ce qu’il a accompli, ce qu’il aurait pu être, ce qu’il s’obstine à maintenir, il s’égare en un jeu de pistes improbables, comme une succession d’aveux contradictoires devenus indémêlables, couchés par écrit lors de confinements en des cages de verre, cellules dédiées à la confession de soi, à l’extraction d’aveux inépuisables, mais dont le dispositif empêche, finalement, quoi que ce soit de se fixer comme fiable, avéré, juste un inventaire fétichiste, en suspens dans le vide, jamais de dernier mot, jamais de vérité avouée, juste alimenter une machinerie. 

Pas encore l’automne et la forêt est épuisée, feuillages flappis. De nombreux arbres déjà roussis. Le crépuscule est tombé, le mercure ne fléchit pas. Une légère brume, malgré la sécheresse, s’exhale des sous-bois. Parfum de derniers souffles. Des âmes migrent. Des bandes d’oiseaux s’engouffrent en leurs dortoirs. Des branches mortes craquent sous des sabots invisibles. Éboulis de cailloux, coulée de feuilles, de terreau. La vallée apporte des voix de différents hameaux, dispersés, en haut, en bas. Des familles se retrouvent à l’heure du souper à partager. Des appels. Des échos. Les enfants terminent leurs jeux à regret. Des pleurs de bébés, éprouvés par la chaleur, difficiles à endormir. Tous ces bruits à contretemps les uns par rapport aux autres, provenant de lieux différents, convergeant dans l’espace, apparaissant, se diluant, au sein d’un silence formidable. Une structure narrative éclatée, en apesanteur, qu’il aime débusquer dans la musique de phrases lues, qu’il cherche à inoculer à celles qu’il lui arrive de pondre, ou qu’il projette de rédiger un jour (en lui, une fabrique de potentiels phrasés). Nostalgie, mélancolie, il aimait l’époque des enfants à la maison. Il tend la main vers la tarte aux prunes du jardin cuite ce matin. Sa couleur, son parfum, sa saveur se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les voix distillées en la vallée, les pleurs de bébés au loin. Sans doute quelqu’un, quelque part dans un hameau, une ferme isolée, cueillant des champignons ou ramassant du bois mort en forêt, pense-t-il : « tiens, il y a un goût de tarte aux prunes dans l’air, ce soir… »

Le scribe récepteur, l’avoir lieu

« J’avais pour ambition de créer une intimité entre les phrases et la sensation. Je croyais mon avenir dissimulé dans les interstices flagrants de leur relation ; je cherchais à l’orée de la page une architecture capable d’accueillir ma nudité essentielle. (…) Je devais écrire afin de fabriquer un lieu pour mon corps » a-t-il souligné dans un livre de Lisa Robertson. Oui, lui aussi, probablement, un lieu pour son corps. Pour son corps aveccelui des autres. Un lieu pour tous les corps. Mais plus sûrement, plus simplement surtout, pour « avoir lieu » (Laura Lamiel), pour qu’à travers le brouhaha de toutes ses cellules, le « avoir lieu » global du vivant, polymorphe, polysémique, convergent et divergent à la fois, grappille, absorbe, emporte et conforte l’instant de singularité qu’il expertise, son infime parcelle de vie à lui. Sans autre but finalement que de participer, à l’aveugle et à l’échelle individuelle, à la convocation souterraine de l’humus culturel immémorial et les réflexes qu’il déclenche, réflexes à retraiter, interpréter, transformer, métaboliser, rejeter dans l’atmosphère (comme l’arbre rejette de l’oxygène). A l’aveugle parce que les objectifs rationnels qu’il se donnait – écrire tel poème, une pièce de théâtre, un échange épistolier, projeter tel livre, tel récit, se créer une place dans l’univers littéraire – n’étaient jamais rien d’autre que des prétextes pour le récepteur anonyme qu’il était face à la feuille de papier, au cahier ouvert, à la machine à écrire, au clavier d’ordinateur, autant de supports et outils qui attendaient ses contributions. Juste des manières humaines de capter les ondes propagées par toutes les créations culturelles antérieures que sa sensibilité, cherchant l’inspiration, traquaient, ramenaient au plus près de sa conscience. Avec ces fils épars, il travaillait, à la manière d’une couturière improvisant au départ d’un patron, courbée, indifférente au jour et à la nuit. « Le « récepteur » ne peut que transformer le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement ; etc.), et même, dans certains cas, à le rejeter ou le refuser. » (p.371) 

Le réel et l’écriture kayak

Généreusement et souvent, il écrivait, comme on donne son sang, il était transporté dans des isoloirs d’écriture, et ça coulait. Invité à pratiquer la plus grande liberté dans l’accommodement des matériaux culturels lui passant par la tête, il rédigeait sous le contrôle d’une instance invisible, placée derrière le miroir, en situation d’examen, de supervision, tout inoffensif et obscur soit-il en tant que plumitif, à vrai dire microscopique, nano-plumitif. Placé quelques fois sur le grill d’un éclairage violent, déshumanisant, minéralisant, de dévitalisation totale : avertissement qu’une ligne dangereuse était ou allait être franchie. Mis en cellule pour pisser de la copie sous surveillance disciplinaire – extérieure et intériorisée – car tout jeu de langage peut certes conforter ce qui est mais tout autant inventer d’autres rapports au réel, « distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc. » (p.504), écrire c’est sans cesse avoir accès à « la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépendamment de la réalité à laquelle ils renvoient » pour « une mise à distance de cette dernière »… écrire, même dans la plus stricte solitude – consentie, imposée – c’est accumuler et orienter des données culturelles, selon des initiatives personnelles ou en s’affiliant à des démarches communautaires, en vue de s’assurer un « stockage d’informations et de connaissances » qui sont des « moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel) » (p.514). Se ménager la possibilité d’une évasion. Une activité intensément politique où n’a cessé de fluctuer sa recherche du bon positionnement par rapport au réel, cherchant des ouvertures, reflué ici ou là, heurtant des forces de l’ordre et, dans l’ensemble, glissant, éprouvant les mêmes sensations corporelles, tumultueuses et euphoriques, que jadis dans son kayak, sur les rivières, se préservant en un sillage tracé entre deux embarcadères, manipulé par les différents courants ; de même allait son fil d’écriture personnel, son style comme on dit, malgré tout, travaillé par des enjeux qu’il ne maîtrisait absolument pas, saoulé qu’l était de « poésie », surfant sur des flux de « phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques, etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes habitats ; etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.). » Mais incapable d’instaurer un droit de propriété sur quoi que ce soit lui passant par la tête, juste participant à la récolte des pollens éparpillés d’expériences esthétiques et cognitives de tous les temps, participant à la production de la nécromasse noétique, disait Bernard Stiegler, au même niveau qu’un ver de terre dans un compost. Et engrangeant ou encaissant – au fil de l’accumulation de pages écrites, de textes plus ou moins aboutis, de fatras d’ébauches -, les angoisses, incertitudes, déchirement et rarement états de grâces, illuminations, gratifications liés aux « écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action » qui « sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnels ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifique) positives. » (p.371) Vivant, par l’écriture,  dans cet état permanent de transformation tant négative que positive, valences non départagées. Ces transactions se déroulant essentiellement en dehors de toute configuration pédagogique rationnelle, avec un maître et un-e élève, mais au sein d’une masse indistincte d’émetteurs et de récepteurs diffus, mélangés, morts et vifs, agissant à travers ce que chacun et chacune, au quotidien, absorbent comme images, textes, musiques, formes, savoirs…

Le cabinet de verre, l’écritoire passe-muraille

Il se revoit principalement – dans ses rêves nocturnes ou ses méditations lâches crépusculaires, ébauche de bilan de ses actes – assignés dans d’étroits cabinets de verre, agencés pour extorquer de lui du verbe, des confessions, des visions, des interprétations du monde, le fil narratif d’aveux sans queue ni tête (l’obligation de satisfaire l’inquisition débouche sur des inventions, des fictions susceptibles de rencontrer les attentes des institutions en surplomb et qui ne servent qu’à masquer ce qu’on a été, à effacer toute trace de son vécu engagé). Il y est souvent face à un miroir sans tain. Je ne vois pas vers où je vais, ce que je cherche à élucider, à scruter, disséquer, et qui me regarde, m’observe, m’étudie comme on étudie une bête dans un laboratoire, et c’est bien ce que je fais quand j’écris, je me réfugie derrière la surface et me regarde écrire, scrute ce qui se passe au cours de l’écriture. Les mots, les phrases, les métaphores, les expressions, les images, autant de fines nervures que j’extirpe de moi, que j’élance dans le vide pour me recoller à la part d’être, cachée derrière les parois du labyrinthe des désirs, et qu’une force mystérieuse exploite pour me faire parler, chanter. De cela, de cette vie d’écriture, il reste des décors. Une table. Des pièces à conviction. Des objets intimes dont la provenance et l’utilité sont malaisés à décrire objectivement. Il le faut pourtant. Parfois, il n’y a qu’une table nue, luisante, et au sol des volumes livides, cadavériques, empilés. Des registres dont il faut rendre compte. Le sol est quadrillé de néons, on dirait une cabine conçue pour flasher l’ombilic de l’être, le dissoudre dans une lumière inhumaine. D’autres fois, au centre, des bouquins anonymes, vierges, sans titre, sans auteur, sans pages imprimées, juste une masse reliée de pages blanches irradiant une lueur aveuglante (celle invoquée pour représenter un passage vers l’au-delà). Il s’agit justement de restituer ce qui a été effacé et d’expliquer pourquoi, comment, par qui a été gommé le contenu du livre. Pour éviter quoi, pour échapper à quoi ? Des formes insolites, inexplicables – gants retournés, coiffes chiffonnées, taxon non identifié, autre forme du vivant -, mises sous vide dans des cubes transparents. Minces carnets. Tasses de café. Lampes de bureau braquées sur des livres en gestation. Sur le dos d’une chaise, des étoffes blanches comme neige, des parures d’anges disparus, scintillantes, matelassées, duveteuses, ruissellement immobile de douceurs enveloppantes. Dépouilles. D’autres cellules sont plus fournies en éléments narratifs. Livres ouverts, lecture en cours. Bics, crayons, verre, bouteille, flacons transparents, roses, la forme d’une idée à saisir. Des objets trouvés exposés comme fragments d’une histoire à reconstituer. Une archéologie en cours. Des bibelots. Des boîtes en bois (évoquant des boîtes d’insectes ou des cadres retournés, superposés, en colonne), des boîtes métalliques (du genre où l’on fourre toutes sortes de bribes insolites, échouées sur les plages, sous les meubles, dans les caniveaux). Du fil de cuivre enroulé. Des volumes emballés de tissu orange. Des allumettes. Des morceaux de tuyauteries en métal. Tout un inventaire soigneux d’objets et d’outils – statufiés, magnifiés -, utiles à la réalisation d’un travail. Ce dernier n’est pas explicite. Et ni l’usage ni l’utilité de ces objets ne sont réellement connus. Ca reste hypothétique. Le « à quoi ça sert » reste en suspens, à chercher. Peut-être cet inventaire signale-t-il l’échec d’une tentative, un alignement mortuaire de ce que fut une vie consacrée à une recherche inaboutie, le signal d’un déménagement vers le vide, l’effacement de quelque chose d’arrêté, muséifié ? Tout cela, aussi, avec de derniers signes de vie, dans une sorte de nacelle de verre, aux rideaux de tulle agités par le vent, et voyageant entre différentes pièces, fusion d’un établis de bricolage, d’un cabinet d’archiviste, d’un atelier de peintre, improbable vaisseau spatial passe-muraille temporel, fracturant les murs, voyageant entre intériorité et extériorité, passé, présent et futur, façonnant images et écritures afin d’agir sur les forces adaptatives de l’organisme, le doter de ce qui lui permettra de traverser la catastrophe.

Carottage culturel et encre invisible

En ses rêves, nuit après nuit, il parcourt une enfilade de cellules où s’expose, selon des agencements sans cesse changeant, son matériel d’écriture, les attributs de sa vie de scribe, les outils utilisés pour fouiller l’accumulation culturelle – la sienne, résultant de ses expériences personnelles, mais de plus en plus, avec le temps, le dépassant, montant en lui par pompage et capillarité, l’accumulation culturelle de tout ce qui l’a précédé, propre à l’espèce à laquelle il appartient, et pas cet héritage dans toute son amplitude, bien entendu, sans quoi sa tête éclaterait, mais un carottage singulier de cette totalité héritée, de la superficie au plus profond, du plus immédiat au plus éloigné. Son temps de vie, son travail finalement, a consisté à explorer les sédiments de cette carotte, les interpréter, les transformer en matière organique à lui, en une forme écrite – dans ses neurones, sur papier puis sur écran – afin de contribuer à une capitalisation hétérogène – pour le coup, dans un vrai cloud – et en rendre possible l’appropriation par d’autres. Écrire, gribouiller, grifouiller, les actes qui le résument, par quoi s’est exprimé son conatus, pour défendre son lieu et s’accorder avec l’avoir lieu, à chaque seconde… Mais quoi. Qu’a-t-il écrit ? Ou qu’a-t-il désécrit ? Il ne se souvient de rien. Ne peut citer aucun titre, aucun sujet, aucune phrase, aucune métaphore à lui, aucune publication. Comme s’il avait accompli une tâche répétitive, durant des années, sans tout à fait comprendre ce qu’il faisait, à part que c’est ce que le vivant lui assignait comme rôle, attraper en lui les réminiscences d’œuvres culturelles, les nommer, les consigner, les distribuer, les faire passer (décortiquer le carottage effectué par sa sensibilité à travers l’accumulation culturelle humaine). Peut-être ne lui avait-on donné que de l’encre invisible, factice, peut-être l’avait-on condamné à faire semblant, sans qu’il en prenne conscience  !? Mais ce n’est pas grave, car il a aimé ces petites chambres de verre où son moi se désossait.

Isoloir matriciel, apesanteur charnelle

S’y agrègent d’autres souvenirs de parenthèses sanctifiées où il échappait à tout, se retrouvait dégagé de tout, hors du temps, de toute contingence. Par excellence, et malgré la honte et la culpabilité qui en résulte rétrospectivement, dans certaines cabines minables de bordels. Avant de franchir la porte, la déambulation devant les vitrines. Parmi une foule de mâles, en manque, complexés, culpabilisés ou fanfarons, pervers assumés, jouisseurs décomplexés, mineurs excités, souteneurs paradant. Et l’agitation intérieure, la tentation maladive, le débat moral, la fustigation des interdits, le pour et le contre lamentable, alternance cliché de sermons et d’exhortations à se libérer de toute pudibonderie. Malgré tout ce qu’il sait sur les dessous de la prostitution, l’emportait souvent un romantisme arriéré, lié au goût des poètes pour les putains, le mythe de la sainte pute. Dans le trouble, la palpitation, se jeter à l’eau, franchir la porte, une soudaine et violente accalmie, celle que procure une addiction quand elle comprend qu’elle vient d’obtenir gain de cause. Ivresse.  Après la transaction pathétique – qu’il cherchait à rendre humaine, mais qui revient ni plus ni moins à acheter un corps pour un temps délimité et à défini techniquement ce qui en est attendu, stipulant la ou les postures préférées, leur enchaînement, la durée, le montant -, il y avait alors quelques minutes, seul, à poil sur une couche de fortune, un décor kitsch baigné dans une lumière de boîte de nuit, à attendre que la femme le rejoigne, et c’était l’instant le plus délicieux, toutes les tentations évanouies, plus besoin de rien, toutes défenses désarmées, et surtout, il était dans un coin où personne ne l’imaginait, indétectable, hors de tout radar. Disparu. Une apesanteur paradisiaque en plein cœur du sordide, revoyant sa vie différemment, marchant à côté, sur une voie de garage, une enclave, il n’était plus rien, comme d’avoir par mégarde appuyé sur le bouton reset et attendant ce qui va se passer. S’immergeant ensuite dans une peau lisse, infiniment satinée comme les rivages d’une jeunesse éternelle, impersonnelle à force de marchandisation, de caresses tarifées, dépersonnalisantes, l’assignant à incarner le plus vieux métier du monde au service des mecs, une sorte d’essence charnelle sublimée où s’exprime, sans âge, le rôle de soin dévolu aux femmes, la fonction consolante, le réconfort à apporter aux troufions en permission, mais surtout la domination sexuelle depuis la nuit des temps du masculin sur le féminin. Et il sombrait dans cette compassion matricielle, tendresse infinie, libéré de tout devoir d’écriture, étreignant la foule de ses chères disparitions, s’effaçant dans l’estuaire d’une vaste peau sans empreinte, (destinée à être vendue à toutes sortes de gens et s’adaptant à toute sorte de désirs stéréotypés, une peau caméléon en quelque sorte). Bien entendu, comme chaque fois que se reconstitue un bout de maraudage au jardin d’Éden, la chute en est rejouée aussi, dans un second temps, dès les retrouvailles avec le trottoir, expulsé loin du bercement maternel. « Entrer en oscillation, au rythme de la respiration maternelle, comme quand on reposait sur son sein. Et celui-ci était plus gros que ta tête. Mais où, s’il te plaît, où trouver un sein pareil ? Disparu dans un éclair de lumière noire. Et le balancement entre ses bras, quand elle te berçait pour t’endormir, où le trouver ? Et l’on voudrait qu’il s’endorme à présent sans ce balancement dont le souvenir est resté gravé jusque dans ses os, jusque dans ses nerfs ? » (p.218)

L’écriture régurgitée

Dernièrement, au bistrot du village, il trinquait et conversait depuis un certain temps avec quelques habitués quand le barman lui a soudain demandé : « tiens, en faisant une recherche sur Internet, je suis tombé sur ton nom, un texte, puis plusieurs textes, une sorte de blog à l’ancienne, c’est toi ? », il est à cet instant, distrait par un vieil homme traversant la place du village, sur sa bicyclette, poitrail à nu, cheveux gris, saluant les habitués assis sous le platane, il se demande si ce n’est pas Louis Julian, ce personnage qu’il adore, rêve de rencontrer, paysan vigneron cycliste, en marge, incarnant la vie qu’il aurait aimé vivre, puis revient vers son interlocuteur, lui adresse une vague moue étonnée, perplexe, l’air de dire, « j’y suis pour rien », avec le sentiment approximatif d’être rattrapé par quelque chose d’enfouis, quasiment « vieilles casseroles », surpris en tout cas, et pensant « tiens, ça existe toujours, ça n’a pas été mis aux oubliettes !? », mais se contentant d’interroger le barman, « c’est pas Louis Julian qui vient de passer, on est dimanche, son jour de vélo !? ». Plusieurs jours après, poursuivi par cette exhumation probable de ses écritures, il a exhumé son ordinateur, réactivé une connexion, retrouvé des automatismes d’humain connecté, il a cliqué le lien évoqué par l’homme au bistrot, il y est retourné donc, il a retrouvé le site, a commencé à relire des fragments, pour s’avouer ne rien reconnaître. Il doute que cela puisse avoir émané de lui. Il se glisse dans ces textes. Les relis. Ne retrouve rien qui lui parle (pas comme quand il feuillette les albums photos). Les livres évoqués, les expositions racontées que le narrateur a traversées, rien, aucun nom, aucun titre, aucune citation, rien ne lui semble venir de lui, avoir été vécu par lui. Il reprend ces textes, les copie-colle dans de nouveaux fichiers et s’y plonge, en éprouve à peine un imperceptible sentiment de déjà vu, déjà connu, dont il s’empare, au bout de quoi il lui semble voir briller une lueur de retrouvaille, reflets des lointains isoloirs de verre, il se synchronie avec le cours des textes, calque sa respiration sur leurs fils narratifs et les transforme, les réécrit, les augmente de digressions et bifurcations. Les livres cités, les auteurs et autrices présentés, les œuvres décrites, il les traite comme des productions imaginaires, fictives (au même titre que les peintures et les musiques dans La recherche inspirées de réalisations réelles), des inventions dont il peut faire ce qu’il veut, sans se soucieux de vraisemblance avec des productions artistiques avérées. Il replonge là-dedans et en revêt les lettres-mots-phrases-sons-images comme on s’affuble de défroques trouvées, cherchant à ressembler à quelqu’un, se mettre dans la peau d’un autre en espérant, par mimétisme, épouser ses manières de sentir, de penser. Faire diversion. Happé, passionné par ces kilomètres de caractères imprimés, serrés, dont il aurait pu être l’auteur dans une autre vie, il ne sait si les sentiments de familiarité que cette lecture éveille découlent du fait qu’il y reconnaît des traits de sa biographie, des expériences effectivement vécues ou si ce déluge narratif ne déclenche rien d’autre qu’une vague sensation de similarité ordinaire, arbitraire, reliant divers phénomènes du réel et permettant de les identifier, de s’y intéresser. « (…) notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger. Qu’on ait affaire à des convergences comportementales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à la filiation, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. » (p.272) Le récit répétitif et interminable d’un anonyme errant, chimérique, à travers divers lieux d’art et de culture, poussé par le contenu d’ouvrages lus, de paysages traversés, de vins dégustés, de musiques écoutées, soulève en lieu assez de résonances, d’impressions d’avoir vécu des choses similaires pour y greffer de nouveaux développements, prolonger des interprétations qui n’étaient qu’esquissées, ajouter rebonds, digressions, augmenter le lacis parcouru d’autres horizons référentiels (des œuvres dont il se souvient, ou qu’il a envie d’inventer et qu’il associe à celles citées dans le texte), travail de palimpseste.

Toiles trouvées, éclats de guerre, champs de batailles

Ce faisant, il dégoupille au cœur de ce délire graphomane, une anxiété qui ronge les phrases, une désespérance sourde qui, au contact de ses neurones inquiets, se révèle explosive, décuplée par l’angoisse de ce qu’est devenu le monde humain.  Réécrivant, retouchant, il agit tel un peintre qui reprendrait les toiles de ses débuts pour les assombrir de plus en plus, les tourmenter radicalement. Cette sorte de roman interminable, décousu, filandreux et nébuleux de la médiation culturelle au siècle passé, rédigé par un homonyme égaré, ayant porté le même genre de préoccupation que lui, à savoir agir par la culture pour changer le monde, rendre possible une autre évolution ou exaptation de l’espèce, ça l’épate par son optimisme, son contre-courant obstiné.  Car, au fond, « Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? (…) N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? » (p.473)

Il réécrit, écrit sur du déjà écrit, c’est irrépressible, et ouvre les vannes d’un désespoir sans fond, ne sait plus à quel saint se vouer, impuissant à rendre compte de ce qui se passe, en lui et autour de lui (une vie singulière emportée l’air de rien par un effondrement en cours qui allume en de multiples régions, d’innombrables guerres de factures différentes). Il se souvint, à propos de guerre, de quelques peintures dans l’atelier d’une amie, à terre, adossées contre le mur. Le grand-père, peintre, en 1918, avait fait le voyage jusque Ypres pour voir l’horreur et la peindre. Besoin irrépressible de constater, établir les faits, témoigner. Sur des bouts de carton (régime d’économie, de restriction). Le tout est d’une étrange verdeur, tremblée, éclatée. Comme les premières teintes d’un printemps chétif, hésitant, irréel, écorché, refusant de revenir, n’ayant la force que de pointer ici ou là dans la boue, la poussière, sous une lumière crue, l’azur implacable. Les couleurs de la palette sont elles-mêmes effrayées, pâlies par l’innommable, les pigments agités, déstabilisés. Le coup de pinceau est fébrile, électrique. Comment regarder ça !? Comment le peindre !? Et en même temps, ces cartons peints éclaboussent une étrange jubilation comme si, inconsciemment, le peintre y touchait une catastrophe au cœur même de la peinture. (Le plus important, c’est cette «catastrophe secrète» qui affecterait l’«acte même de peindre au plus profond». Pourquoi l’acte de peindre passerait-il par le chaos ? Parce que «quelque chose doit en sortir» : et «ce qui en sort, c’est la couleur». – Robert Maggiori, Libération, dans un article sur Deleuze et la peinture) Sol labouré par les bombes où se mêlent débris de barricades, vestiges de troncs d’arbres et croix sommaires, instables, à l’emplacement de corps hâtivement enterrés. Champ de ruines, paysage de gravats, confusion entre rivière et berge, tout est retourné, sans repère, toute perspective écroulée, les paysages ne mènent nulle part, terminus. Pour un paysagiste, c’était comme de peindre la fin du paysage, son agonie, son enterrement. Mais en train de se produire. C’est tout frais, tout chaud, fumant. La pierre et le ciment ont ici les reflets roses d’un réel se vidant de son sang, là l’aspect cireux des masques mortuaires, au loin, les plis livides et lourds de linceuls tourmentés. Contrairement à la peinture de Didier Mahieux qui est l’empreinte à postériori d’un champ de bataille reconstitué, imaginé, une remarquable archéologie plasticienne. Une mémoire après-coup de la dévastation convulsive. Pas exactement : elle atteste que l’auteur a sans cesse, en tête, l’image du sillage meurtrier, massif, reliant passé, présent. En l’admirant, fasciné par les ruines qu’elle montre, une sorte d’écriture de l’histoire bousillée, raturée jusqu’aux tréfonds, il ne put que constater qu’il vivait sans cesse en bordure de ces champs de bataille. Une dune, une plage de débris indescriptibles, des flots rachitiques au loin, un ciel définitivement brouillé, un astre approximatif, étouffé, et dans la charpie laissée par les bombardements, les mines, les corps-à-corps, des formes géométriques orphelines, alignées pour un décompte macabre, des vêtements vides, alignés, fantômes aplatis au sol. C’est bien à une écriture des tranchées qu’il s’est consacré, cherchant à rejoindre ses ramifications de résistance, invoquant ses protections, ses abris de fortune.

Pierre Hemptinne

Toucher les mémoires et chimères bruissantes

Tissage narratif : gravures d’Ina Leys (Magasin de Papier/Mons) – Baptiste Morizot, « L’inexploré », Wildproject 2023 – des arbres, des nuages, des martinets, des mémoires…

Par le regard, il migre dans la lisère aérienne des chênes, au-delà desquels le couchant embrase le vide (ce vide qui l’attend, qui l’aimante, qu’il voudrait dévier). Treillis charnel de points lumineux. Constellations fragiles en suspens, vibratiles. Pulpe pulmonaire ascensionnelle, dentelle d’alvéoles où le végétal métabolise le soleil. Il se réfugie là, dans cette interface vivante à distance de lui-même, transporté, renouvelant ses sèves, vibrant du comment les choses se touchent, se propagent. Il se distille là-dedans. Regarder le soleil décliner sans le voir, étreint par les signes de son propre déclin. Il se sent perdu, entraîné irrémédiablement vers la mort et, à chaque fois, aussi, réellement chez lui , en phase avec cet écoulement terminal – mais amorti par les ramures hautes – qui le surprend telle une révélation qui pourrait tout relancer (outre que c’est précisément perdu qu’il s’éprouve pleinement lui-même, ainsi qu’il n’a cessé d’en faire l’expérience, au long de sa carrière de professionnel culturel, écoutant des musiques qui le déroutaient et lui inculquaient par là-même l’art exigeant du décentrement, un sens à explorer dans le tremblement plutôt que l’imposition). Ces dentelles arbres-soleil volantes, dans le vide, c’est une cartographie d’égarement. Où larguer tout point fixe. Sans possibilité de s’y localiser à coup sûr. Il voit, il entend, il sent différemment, et c’est alors qu’il jouit d’un sursis. Revit, encore. Que s’allonge, en une dimension insoupçonnée, la peau de chagrin étalée devant lui. Plein de choses à découvrir encore, sans effort, rien qu’en se penchant…  Il monte si haut pour appréhender autrement son ancrage, où il se trouve, et ne plus s’y retrouver, se découvrir non assigné, pas là où il pensait être. Lui reviennent des écritures. « (…) on sera de plus en plus loin d’un point connu, et l’espace entre le point sur la carte et celui où l’on se trouve en réalité sera de plus en plus grand. Or c’est cela être perdu : ce n’est pas être au fond du bush, au plus loin de toute activité humaine – c’est être le plus loin du point où vous pensez être, et donc le plus incapable de reconnaître quoi que ce soit autour, d’identifier quelque chose avec justesse, de ne pas le défigurer. » (p.167) La transformation de la planète, la métamorphose de son corps, tout contribue à ce qu’il ne soit plus là où il pensait être. Ce n’est plus possible. « C’est cela qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait ». (p.168) C’est cette disponibilité qu’il n’a cessé de solliciter pour se rendre capable d’écouter et interpréter d’innombrables musiques jugées inaudibles par le marché, systématiquement, méticuleusement (tant pis pour les acouphènes). 

Le couchant égaré dans les arbres en stress hydrique

Il rejoue cette expérience d’égarement au couchant quasiment chaque fin de journée. Il s’assied face aux arbres qui forment une membrane protectrice entre lui et le gouffre. Pas hermétique. Du gouffre lui parvient. Des particules de lui sont happées par le gouffre. A chaque fois, après quelque tumulte douloureux, comme l’approche d’un tourbillon mélancolique prêt à l’engloutir, il retrouve des rivages inédits, du neuf. A partir de rien. La quiétude, l’émerveillement, qu’il goûtait autrefois en ces contemplations du soir, s’enrichissent d’anxiété, bouffées par l’inconnu, là-même où, avant, il se contentait juste de rêvasser. Du coup, il se débat, il cherche. Il incorpore le fait que ce luminaire végétal qui l’accueille, l’illumine, est en souffrance, anémié. L’abris est devenu précaire, a rejoint « l’esthétique des ruines », celle de la nature persécutée par l’exploitation, mélancolie viciée, turbulente. L’impossible à connaître et que l’on ne connaît que trop bien (l’irréparable commis par l’humain, insondable et à la fois hyper documenté). Il se souvient de l’époque où ça rayonnait, abondant, profus, sauvage. Ca brassait des lumières, des énergies, sans compter. Désormais, les arbres sont marqués par les stress hydriques successifs, amaigris, même si toujours volontaires. Les ramures sont clairsemées, chaque année moins touffues, moins protectrices. Marquées par les sécheresses des derniers étés. Et ils ignorent ce qu’ils vont devenir. Quelle évolution envisager dans une telle accélération ? Se perdre en leur contemplation consiste à rejoindre de l’inexploré viscéral, déstabilisateur. Les humains aussi sont atteints par les restrictions d’eau, se trouvent ralentis, jetés hors des ornières de la modernité (au niveau de la facilité des gestes quotidiens, le robinet ne dispense plus l’eau vive à la demande). Régressent. De quoi se comprendre mutuellement, les arbres et lui. Il s’accroche à la manie de se blottir dans ces feuillages ardents éparpillés au ciel. De même que l’on persiste à aller prendre un apéro exagéré au bistrot du coin, même quand on sait qu’il vaudrait mieux lever le pied. Il y a toujours une part de réconfort – par habitude, par réactivation de souvenirs -, il y rencontre de façon toujours plus affirmée l’ombre de l’inhabitabilité. Ce n’est plus une abstraction, une vue de l’esprit, mais une présence, qui dès lors offre prise. Il y trouve une certaine satisfaction, bizarre. Le simple fait d’être devenu capable de détecter comment cette nouvelle menace se manifeste, tangible. C’est enchantement et inquiétude, cocktail de beauté et d’écoanxiété, euphorie et déprime enlacées. Un bruissement qui allège la douleur. 

Le bruissement et la mémoire du vivant (plutôt que crevé seul)

Taraudé par le choix de solitude, de vivre seul, de s’être couper de ses proches, de s’exiler pour s’épargner la tristesse de la décrépitude mutuelle, l’angoisse du premier à disparaître, les coups d’oeil qui scrutent la déchéance, du coup il a pris l’option unique de crever seul, sans personne. Pas simple. Heureusement, ça l’a rapproché du bruissement. Il a fallu des décennies pour mettre des mots et une explication sur la réalité de ce murmure bienveillant, régénérant. Dans un bouquin emprunté à la petite bibliothèque itinérante, une camionnette qui fait circuler dans les montagnes et garrigues une littérature susceptible d’encourager les mixités ontologiques, les bifurcations d’imaginaires, les cartographies hybrides, le goût pour les interdépendances inter-espèces. Ce bruissement provient de la matière qui le trame, est en lui, il s’amplifie et se complexifie à l’infini quand il se glisse dans l’interface végétale, soudain ça déferle à la manière d’une ravesauvage. Cette masse bruissante du vivant « est aussi une mémoire ». Une mémoire sédimentée dans les moindres plis de la matière dont il est une infime entité. « Le vivant, c’est ce mode d’existence dans le cosmos qui possède près de 4 milliards d’années de mémoires sédimentées dans chaque corps, dans chaque cellule, mais cette mémoire est toujours disponible à la surface du présent, activable face au problème de vivre. » (p.145) Vertige. Ou encore, pour enfoncer le clou : « Le vivant, c’est donc ce type d’existence où le passé sédimenté dans chaque corps est disponible à la membrane au contact du temps présent pour se bricoler l’avenir. Voilà l’étrangeté de ce mode d’être. Est vivante toute entité en laquelle des milliards d’années d’inventions passées sédimentées sont disponibles à la surface du présent pour inventer de nouvelles solutions au problème de vivre (cela s’appelle être un corps). » (p.147) Une ivresse, chaque fois que ce bruissement se manifeste, de nouveaux élans l’effleurent.

Les gravures d’Ina Leys comme interfaces avec les mémoires bruissantes

Du coup, dans son champ de vision contemplative, des présences reviennent, se manifestent, fragiles, des images flottent, excitent le désir de voir (déjà une bénédiction en soi). Exactement comme, il y a longtemps, lors des innombrables heures adolescentes qu’il passait à naviguer sur la Meuse, remontant le courant, il s’était vu entouré de débris de papiers, dérivant, tourbillonnant dans les mouvements d’eau de ses coups de rames, une multitudes d’images pornographiques, sans doute un magazine déchiré avant d’être balancé dans le fleuve, lui révélant alors l’anatomie inconnue, le secret du sexe. A l’époque, le cul n’était pas omniprésent sur les écrans. Il y avait un âge où le désir remuait des images approximatives du corps de l’autre. Ainsi, des vignettes gravées, d’un style volontairement sommaire, allusif,  accostent son champ de vision intérieur. Ce qu’il voit ? Des lieux d’apparition – fragments de nature approximative, rideaux de nature déchirée ou entrouverte fugacement. Des espaces végétatifs sidérés. Ca vient sans intention. Des figures s’y produisent. Presque fondues dans le décor, dans les lignes qui trament ces bouts de nature vierge (ou retournés à leur état vierge, déclassé). A la limite. De ces figures suggestives telles qu’on en devine dans les veines de certains matériaux, que l’on peut identifier comme les vestiges d’une intention artistique lointaine, suggestive, presque évanouie. Humaine ou non-humaine. Viennent-elles vers nous, abordent-elles nos rivages ou quittent-elles le navire ? Il est incapable de dire s’il s’agit de personnes connues de lui ou parfaitement étrangères. Surgissent-elles de l’intérieur ou procèdent-elles du lointain extérieur ? Familières ? Les gestes et les postures représentées lui rappellent vaguement des épisodes personnels, lointains, où il se réfugiait dans les bois, les clairières, se noyant dans le paysage, faisant le mort pour s’épargner la douleur du présent, ébauchant des rituels pour « sauter l’obstacle », emprunter des voies plus faciles à vivre. Se cherchant sur la carte, quelle carte ? Statique, immobile, assis, prenant racine dans la lévitation, la main traversée de traits évoquant l’action de filer la laine. Ou bras au ciel, invocation, convaincus de se relier aux énergies informelles. Ou encore silhouette fendant la matière, venant le chercher, ou dégageant un passage vers les chemins de traverse. Perturbant l’assurance des cartographies officielles. Cela lui évoque tout autant des personnages rencontrés, réellement ou dans des œuvres de fiction, livres, cinéma. C’est ainsi de toute sa mémoire. Elle brasse, elle moissonne de plus en plus largement, bien au-delà de ses neurones. Il ne se souvient plus de façon précise, imagée et articulée, ce que fut sa vie. C’est confus. La plupart du temps, quand il tente de fixer sa biographie en mots et images – cela signifie qu’il conserve la conscience que quelque chose, à certains moments, s’est passé, qu’il a été impliqué dans des histoires, qu’il y a à quelque chose à exhumer –, il retrouve juste les contours gommés d’énergies plurielles, narratives, la forme et l’informe, squelettes d’événements inaccessibles. L’organe de la mémoire mime des états antérieurs, fugaces, oubliés. Mime des humeurs. Et ce qui remonte à la surface n’est pas forcément exactement ce qui s’est passé, ne se soucie plus de fidélité au réel, incorpore de l’invention, des arrangements, ou s’avère mélangé à d’autres mémoires qui ressembleraient à la sienne (de même nature). Quand il s’emploie à saisir son histoire, ou certaines phases, en quelque chose qui ressemblerait à un récit, c’est comme s’il devait décrire des processus géologiques, des mouvements de terrain, des transformations lentes de matières vécues. Des Plus rien d’avéré objectivement, uniquement de l’interprétation. Interpréter, c’est faire des hypothèses, essayer plusieurs pistes de reconstitution et, pour cela, agréger d’autres sources qui font tenir les hypothèses esquissées. Il faut aller chercher ailleurs les éléments qui nourrissent l’interprétation. Mais quel ailleurs ? Rien de balisé, ça vient tout seul, on ne sait d’où, à vrai dire. Des « associations d’idées » non dirigées, spontanées, antérieures à toute pensée.  Ainsi, le doute s’installe : ces vignettes, qu’il croyait d’abord être une façon de dessiner, dans ses fibres mémorielles, des scènes de son passé, le passage d’êtres ayant traversé sa vie, des instants de recherche dans la forêt, ce sont probablement les œuvres de quelqu’un d’inconnu ayant représenté ses visions intérieures, ses expériences propres ou racontant des histoires attribuées à des tiers, reflétant les ombres mémorielles d’autres entités vivantes. Dans lesquelles il se reconnaît, avec laquelle il peut fusionner (au moins partiellement, rien n’étant plus jamais unidirectionnel). C’est la mémoire de plusieurs, mémoire d’altérité. Et il y a un inconfort à ne plus se sentir pris dans une mémoire à sens unique, obsédée par le droit de propriété son passé comme généalogie identitaire et, dans un deuxième temps, un réconfort, parce que ce qui s’ouvre est l’accès à de nouvelles combinaisons ou configurations. Et la rupture avec toute unidimensionnalité. Ca ressemble à un éternel commencement (bien entendu, sans être totalement dupe !). Des possibles. Par ces dessins – isolés ici, mais défilant parmi beaucoup d’autres, variant selon les jours et les humeurs -, il touche « aux mémoires bruissantes d’un inutilisé en vacance fonctionnelle, disponible pour mille usages » (p.144), soit un sentiment difficile à caractériser, à objectiver, de se fondre et contribuer à un flux de mémoires où il pourrait puiser pour préparer ce qui lui advient, voire participer plus largement à l’aménagement collectif d’un futur. Inventer. C’est confus, mais il aime ces sensations, ça l’apaise (en lui procurant de nouvelles excitations, motivations, résurgences de ce qui l’exaltait en sa jeunesse). Soudain, il ne se sent plus acculé à la fin, mais proche d’une réserve de « solutions », comme un bien commun où s’équiper (encore lui faut-il en clarifier les usages) au gré de son activité interprétative automatique, instinctive. 

Les corps interprétants, dit-il

Quel résultat attendre de ces interprétations ? Quelle narration ? Il ne sait même pas. Ca se produit, ça s’écoule, ça disparaît, c’est remplacé par d’autres hypothèses immanentes. Il est heureux, interprétant. Sans plus. Ca ne lui donne rien de plus. Il s’assure juste d’être vivant, inclus dans une vastitude qui se préoccupe de lui sans savoir qui il est. Aux instants où il souffre de terminer seul, loin de tout, cet exercice le comble d’une présence, le rapproche de ce « bruissement pluriel déposé en chaque vivant par son histoire immémoriale » (p.156). Immémoriale parce qu’il n’a rien archivé consciemment, par le fait que son histoire individuelle se fond dans une histoire plus large, multidirectionnelle, multi-espèces. « Tous les corps vivants sont des corps interprétants. Il y a partout dans le vivant cette négociation particulière : l’interprétation d’une situation à partir d’un riche passé modulaire et plastique ; et elle fonde l’irréductible spécificité du fait vivant. Une activité interprétative, souvent sans interprète conscient : c’est le cadeau du vivant au cosmos minéral tel qu’il existait avant l’apparition de la vie. C’est donc l’interface qui fait le vivant : ce dernier n’est pas une mise en contact bord à bord d’une cause à un effet, un transfert d’énergie d’un mobile à un autre, un transfert de mouvement d’un mécanisme à un rouage. Le vivant manifeste des interfaces « interprétatives » à tous les niveaux (moléculaire, génétique, organique, comportemental), interfaces qui mobilisent le sédimenté de l’histoire pour accomplir un acte interprétatif stabilisateur ou créateur de nouveauté. » (p.151) Interpréter ce qu’il entend au sein du bruissement des mémoires sédimentées. C’est cela, ses heures de ressassement.

Nuages, martinets, magnétisme et érotisme

Dans l’ivresse intime du corps interprétant, il s’envole chaque fois que possible, il dérive, vers des nuages, leurs arrondis crémeux, leurs rebondis sensuels, leur délicate incarnation rose, lui rappellent précisément sa vie sur les nuages, certains moments d’amour où, dans l’étreinte et les caresses, lèvres et langues prolixes déclenchaient et se gavaient de l’avalanche laiteuse et satinée de seins, ventre, cuisses, fesses, bras, leurs intériorités interconnectées, ils s’élargissaient et s’évadaient en flot de matières nuageuses, élastiques, plastiques, premières, imprévisibles. Métamorphoses neigeuses. Ses plus belles heures sexuelles lui reviennent sous forme de nuages. Elles repassent dans le ciel quand il s’y attend le moins. ( Plus riche, plus oisif, il aurait été collectionner de tableaux de nuages). De là, une intuition lui fait scruter un espace vide, déjà vidé de soleil, gris. Soudain, des silhouettes noires, surgies de nulle part, jetées du plus haut des cieux, matérialisées à partir du néant azur, fusent et l’hypnotisent. C’est l’adoration béate des martinets. (Se souvenir de toutes les fois où il s’est abandonné à cette adoration.) Une espèce quasi disparue. Le moindre petit groupe fait figure d’événement. De visite mythique. Rappel de temps oubliés. Les arcanes de leurs vols, individuels et collectifs. Larges hyperboles solitaires se recoupant en un point improbable. Vifs changement de trajectoires. Saccades acrobatiques pour happer quelques insectes. Ellipses foudroyantes calligraphiées avec précision. Nouvelles trajectoires explosives. Un ballet sans accroc. Elégant mouvement perpétuel et grâce touchante des somnambules. Il les suit des yeux, épatés. Une boule chaude et vibrante au creux de l’estomac. Il vole aussi. Volupté. Ces oiseaux toujours actifs, jamais posés, dorment en volant (une partie du cerveau au repos, l’autre en veille). Il se rappelle de ses nuits amoureuses, blanches, entre dépense physique effrénée, rage de se dépouiller, d’échapper à ce que l’on est, se retrouver hors de soi et interpénétrés, cette dépense excessive distillant une sensation de légèreté irréelle, un long vol nocturne loin de tout radar. Le spectacle l’engourdit, quelques minutes de sommeil contradictoire où il mate, stupéfait, des fragments de rêves cochons, quelques gros plans dont il ne se serait pas cru encore hanté, des cuisses ouvertes – pas n’importe lesquelles, les siennes – des orifices offerts et ses doigts explorant les trous et, dès que s’enfonçant, la chair pénétrée se transformant en martinets, le vertige érotique se muant en cette volupté de cycliste avidement recherchée, la longue descente d’un col aux lacets confortables, aux angles pas trop dangereux, offrant une visibilité rassurante, permettant de lâcher les freins, de se laisser aller, se sentir emporté et glisser, engouffré vers la perte de contrôle, mais contrôlant juste à temps, à la limite, petites pressions, durant une vingtaine de kilomètres, par exemple depuis le col du Minier jusqu’à Le Vigan, une de ses descentes préférée, se tordant le cou pour voir les paysages, les crêtes, les vides, les plaines, les nuages. Les membres souples, muscles détendus… Et arrivé sur la place du Vigan, sous les micocouliers, étourdi, jambes flageolantes, s’asseyant à une terrasse, le garçon le reconnaissant : « alors, plus fort que vous, z’êtes encore monté ? » – Dans un râle (fatigue, émotion, trop d’heures solitaires, trop de vent dans les naseaux) : « ah (…), oui, trop beau » – « et vous rentrez chez vous à la pédale ? » – « oui, oui, tout doux, à mon aise » – « Allez, faut prendre des forces papy, vais voir en cuisine s’ils peuvent vous faire une assiette. – Hmmmm ! ». Sur l’image de ces assiettes qu’il dévorait avec bonheur à chaque descente de l’Aigoual, il se réveille. Il s’extirpe de cette fausse sieste – égaré entre veille et sommeil -, secoué, brisé, moulu, « pfft, allez, des heures avant de pouvoir bouger, m’activer ». 

Se réveiller en plusieurs cartes, composite

Baudruche fripée, vidée, parcheminée. Et jadis, paupière si tôt levée, si tôt d’attaque ! Et là, il attend de revenir à lui, incertain. L’air passe lentement, par à-coups et puis, mince filet. Il guette le reflux de l’énergie, partie au loin reviendra-t-elle ? Le remplissage est laborieux, aléatoire. Des images, des souvenirs, des sons, des couleurs, des goûts, de sa propre marque de fabrique et, probablement aussi, en provenance des 4 milliards de vivant sédimenté, happés par son cerveau qui bat la campagne, apparemment, mais s’acharne néanmoins à relier tous ces éléments qui remontent à la surface, plic ploc, avec quoi il bricole une forme/informe, constatant une fois de plus que la fabrique de soi est avant tout hétérogène, chimérique (une chimère, mélangeant les caractéristiques de temporalités plurielles, de natures diverses, d’histoires multiples). Ce faisant, il ne sait plus où il est, encore là-bas, la maison d’enfance, en vacances, au boulot, dans un hôtel, sur son vélo, à l’école, un hôpital (que lui est-il arrivé ?), chez ses grands-parents (la chambre sous le toit ?) ?  Une vague idée de ce qu’il a été. Perdu, donc. Intriguant au point de le motiver à émerger peu à peu pour en avoir le cœur net, trouver des indices, supposer une localisation, une identité, rassembler des signes, enquêter, interpréter. Entamée dans l’angoisse, cette remontée à la surface – la baudruche ressemblant peu à peu à une enveloppe humaine remplie, habitée – le passionne, ressemble au processus du vivant tel qu’il aime en faire partie et correspond exactement à ce programme du philosophe Morizot :  « chercher quelque chose et trouver autre chose », y compris s’agissant des quelques vérités avec lesquelles il s’arrange pour avoir une idée de ce qu’il est. Une posture liée à une avidité à l’égard de tout ce qui peut faire signe, une attention polymorphe qui conduit à mélanger les cartes qui lui servaient jusqu’ici de référence. « Lorsqu’on ne sait plus exactement où l’on est, il faut avancer et lire le paysage en postulant simultanément : on est là sur la carte, ou pas – on pourrait aussi être ailleurs, on pourrait aussi être en ce point-là, en pointant un autre méandre de la rivière sur la carte, ou encore en ce point-là, si l’on a dérivé trop au sud. Et c’est ce qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait, et qui, en revanche, vont nous dire qu’on où l’on pensait être en première intention, qu’on est effectivement le long de cette rivière, mais qu’on avait au départ une autre position que la première envisagée… » (p.168) Etc. Ce qu’il aimait pratiquer, à vélo, s’aventurant en des contrées peu connues de lui, emportant un schéma mental approximatif, refusant l’usage du GPS qui stérilise les neurones géolocalisateurs, préférant s’orienter au jugé, à l’intuition, demandant son chemin aux autochtones, paysans et fermières, aimant entendre leurs mots, leurs difficultés à rendre facilement compréhensible un chemin qu’ils-elles connaissaient par cœur mais peinaient à communiquer pratiquement, et lui ayant l’impression alors de flotter dans une carte en train de se faire, correspondant à différentes représentations psychiques des personnes vivant dans ce paysage, stratifiée. Ainsi il sillonne le périmètre infini de son réveil. Au jugé. Il a perdu la carte allant du songe à la lumière. De l’état tout fripé, comme si tous ses membres s’étaient vidés de leur sang, ankylosés, secs, proches de la poussière, et se gorgeaient au compte-goutte, douloureusement, du liquide vital, il remonte et émergeant de rien, se recompose, avec ce qui émerge en premier. Et d’être égaré, de devoir enquêter, relier et recoudre les traits et événements de plusieurs cartographies d’où procèdent sa localisation plurielle, cela lui ouvre la perspective d’une grande liberté, bon dieu, ce n’était pas aussi figé, bloqué, momifié que prétendu… Une bouffée d’oxygène. Vivre sur plusieurs cartes, oui, c’est la meilleure des perspectives, qui bouleverse le carcan imposé par des décennies, des siècles de pensée unidimensionnelle (la domination moderne occidentale) qui engageait tout un chacun dans une guerre contre le vivant. « Vivre et penser sur une seule carte, unidimensionnelle, c’est ce qui a lieu par exemple quand on essaie de réduire le monde vivant à des lois déterministes, mécanistes et passives, pour prétendument le comprendre sur le modèle de la matière inorganique, sans voir qu’il manifeste des émergences de propriétés qui ne sont pas réductibles à la passivité que les modernes attribuent à la matière. Vivre sur plusieurs cartes, c’est un dispositif pour ne pas unidimensionnaliser ce sur quoi on enquête. » (p.171) Des mots sont ainsi mis sur ce qui anima l’enquête de sa vie, un long travail pour explorer, pratiquer, définir à quoi sert la médiation culturelle au sein d’une société, d’une communauté…, ben, précisément à cela, à interpréter tous les matériaux culturels qu’elle produit, au sens large, pour inciter à vivre sur plusieurs cartes, se rendre plus aptes à bouleverser le modèle culturel qui organise nos vies, faire émerger un universel pacifiste de la différence, de l’altérité au lieu de s’obstiner et imposer l’universel vertical et unidimensionnel du tout le monde pense et éprouve la même chose en même temps. La médiation culturelle vise à chimériser nos cartes culturelles (où fermentent nos imaginaires, nos plis et replis ontologiques). « Car les cartes peuvent être hybrides : elles le deviennent spontanément lorsque, pendant un parcours de pensée et d’action, on saute d’un instant à l’autre d’une carte animiste de la situation à une carte naturaliste, puis à une carte analogiste, en fonction de l’exigence de pensée et d‘action. Ce n’est pas non plus un pluralisme monolithique, où l’on oscille entre naturalisme pur ou animisme pur : les cartes se composent. L’enjeu serait d’apprendre à chimériser les cartes ontologiques, et à les maintenir simultanément. » (p.170) Quel bonheur de réintégrer un soi tramé de différentes cartes, s’y reconnaître partiellement et se découvrir en même temps autre, à explorer, et de pouvoir en jouer simultanément, en lieu et place de l’ancienne culpabilité et obligation de mettre bon ordre à ce trouble, de choisir la seule et unique bonne carte (implicitement au centre de toute éducation occidentale, coloniale)! Voilà explicitée l’allégresse irrationnelle de vivre et la possibilité de traverser l’avenir bouché, vers un recommencement palpitant autant que fragile. 

Pierre Hemptinne