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Toucher les mémoires et chimères bruissantes

Tissage narratif : gravures d’Ina Leys (Magasin de Papier/Mons) – Baptiste Morizot, « L’inexploré », Wildproject 2023 – des arbres, des nuages, des martinets, des mémoires…

Par le regard, il migre dans la lisère aérienne des chênes, au-delà desquels le couchant embrase le vide (ce vide qui l’attend, qui l’aimante, qu’il voudrait dévier). Treillis charnel de points lumineux. Constellations fragiles en suspens, vibratiles. Pulpe pulmonaire ascensionnelle, dentelle d’alvéoles où le végétal métabolise le soleil. Il se réfugie là, dans cette interface vivante à distance de lui-même, transporté, renouvelant ses sèves, vibrant du comment les choses se touchent, se propagent. Il se distille là-dedans. Regarder le soleil décliner sans le voir, étreint par les signes de son propre déclin. Il se sent perdu, entraîné irrémédiablement vers la mort et, à chaque fois, aussi, réellement chez lui , en phase avec cet écoulement terminal – mais amorti par les ramures hautes – qui le surprend telle une révélation qui pourrait tout relancer (outre que c’est précisément perdu qu’il s’éprouve pleinement lui-même, ainsi qu’il n’a cessé d’en faire l’expérience, au long de sa carrière de professionnel culturel, écoutant des musiques qui le déroutaient et lui inculquaient par là-même l’art exigeant du décentrement, un sens à explorer dans le tremblement plutôt que l’imposition). Ces dentelles arbres-soleil volantes, dans le vide, c’est une cartographie d’égarement. Où larguer tout point fixe. Sans possibilité de s’y localiser à coup sûr. Il voit, il entend, il sent différemment, et c’est alors qu’il jouit d’un sursis. Revit, encore. Que s’allonge, en une dimension insoupçonnée, la peau de chagrin étalée devant lui. Plein de choses à découvrir encore, sans effort, rien qu’en se penchant…  Il monte si haut pour appréhender autrement son ancrage, où il se trouve, et ne plus s’y retrouver, se découvrir non assigné, pas là où il pensait être. Lui reviennent des écritures. « (…) on sera de plus en plus loin d’un point connu, et l’espace entre le point sur la carte et celui où l’on se trouve en réalité sera de plus en plus grand. Or c’est cela être perdu : ce n’est pas être au fond du bush, au plus loin de toute activité humaine – c’est être le plus loin du point où vous pensez être, et donc le plus incapable de reconnaître quoi que ce soit autour, d’identifier quelque chose avec justesse, de ne pas le défigurer. » (p.167) La transformation de la planète, la métamorphose de son corps, tout contribue à ce qu’il ne soit plus là où il pensait être. Ce n’est plus possible. « C’est cela qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait ». (p.168) C’est cette disponibilité qu’il n’a cessé de solliciter pour se rendre capable d’écouter et interpréter d’innombrables musiques jugées inaudibles par le marché, systématiquement, méticuleusement (tant pis pour les acouphènes). 

Le couchant égaré dans les arbres en stress hydrique

Il rejoue cette expérience d’égarement au couchant quasiment chaque fin de journée. Il s’assied face aux arbres qui forment une membrane protectrice entre lui et le gouffre. Pas hermétique. Du gouffre lui parvient. Des particules de lui sont happées par le gouffre. A chaque fois, après quelque tumulte douloureux, comme l’approche d’un tourbillon mélancolique prêt à l’engloutir, il retrouve des rivages inédits, du neuf. A partir de rien. La quiétude, l’émerveillement, qu’il goûtait autrefois en ces contemplations du soir, s’enrichissent d’anxiété, bouffées par l’inconnu, là-même où, avant, il se contentait juste de rêvasser. Du coup, il se débat, il cherche. Il incorpore le fait que ce luminaire végétal qui l’accueille, l’illumine, est en souffrance, anémié. L’abris est devenu précaire, a rejoint « l’esthétique des ruines », celle de la nature persécutée par l’exploitation, mélancolie viciée, turbulente. L’impossible à connaître et que l’on ne connaît que trop bien (l’irréparable commis par l’humain, insondable et à la fois hyper documenté). Il se souvient de l’époque où ça rayonnait, abondant, profus, sauvage. Ca brassait des lumières, des énergies, sans compter. Désormais, les arbres sont marqués par les stress hydriques successifs, amaigris, même si toujours volontaires. Les ramures sont clairsemées, chaque année moins touffues, moins protectrices. Marquées par les sécheresses des derniers étés. Et ils ignorent ce qu’ils vont devenir. Quelle évolution envisager dans une telle accélération ? Se perdre en leur contemplation consiste à rejoindre de l’inexploré viscéral, déstabilisateur. Les humains aussi sont atteints par les restrictions d’eau, se trouvent ralentis, jetés hors des ornières de la modernité (au niveau de la facilité des gestes quotidiens, le robinet ne dispense plus l’eau vive à la demande). Régressent. De quoi se comprendre mutuellement, les arbres et lui. Il s’accroche à la manie de se blottir dans ces feuillages ardents éparpillés au ciel. De même que l’on persiste à aller prendre un apéro exagéré au bistrot du coin, même quand on sait qu’il vaudrait mieux lever le pied. Il y a toujours une part de réconfort – par habitude, par réactivation de souvenirs -, il y rencontre de façon toujours plus affirmée l’ombre de l’inhabitabilité. Ce n’est plus une abstraction, une vue de l’esprit, mais une présence, qui dès lors offre prise. Il y trouve une certaine satisfaction, bizarre. Le simple fait d’être devenu capable de détecter comment cette nouvelle menace se manifeste, tangible. C’est enchantement et inquiétude, cocktail de beauté et d’écoanxiété, euphorie et déprime enlacées. Un bruissement qui allège la douleur. 

Le bruissement et la mémoire du vivant (plutôt que crevé seul)

Taraudé par le choix de solitude, de vivre seul, de s’être couper de ses proches, de s’exiler pour s’épargner la tristesse de la décrépitude mutuelle, l’angoisse du premier à disparaître, les coups d’oeil qui scrutent la déchéance, du coup il a pris l’option unique de crever seul, sans personne. Pas simple. Heureusement, ça l’a rapproché du bruissement. Il a fallu des décennies pour mettre des mots et une explication sur la réalité de ce murmure bienveillant, régénérant. Dans un bouquin emprunté à la petite bibliothèque itinérante, une camionnette qui fait circuler dans les montagnes et garrigues une littérature susceptible d’encourager les mixités ontologiques, les bifurcations d’imaginaires, les cartographies hybrides, le goût pour les interdépendances inter-espèces. Ce bruissement provient de la matière qui le trame, est en lui, il s’amplifie et se complexifie à l’infini quand il se glisse dans l’interface végétale, soudain ça déferle à la manière d’une ravesauvage. Cette masse bruissante du vivant « est aussi une mémoire ». Une mémoire sédimentée dans les moindres plis de la matière dont il est une infime entité. « Le vivant, c’est ce mode d’existence dans le cosmos qui possède près de 4 milliards d’années de mémoires sédimentées dans chaque corps, dans chaque cellule, mais cette mémoire est toujours disponible à la surface du présent, activable face au problème de vivre. » (p.145) Vertige. Ou encore, pour enfoncer le clou : « Le vivant, c’est donc ce type d’existence où le passé sédimenté dans chaque corps est disponible à la membrane au contact du temps présent pour se bricoler l’avenir. Voilà l’étrangeté de ce mode d’être. Est vivante toute entité en laquelle des milliards d’années d’inventions passées sédimentées sont disponibles à la surface du présent pour inventer de nouvelles solutions au problème de vivre (cela s’appelle être un corps). » (p.147) Une ivresse, chaque fois que ce bruissement se manifeste, de nouveaux élans l’effleurent.

Les gravures d’Ina Leys comme interfaces avec les mémoires bruissantes

Du coup, dans son champ de vision contemplative, des présences reviennent, se manifestent, fragiles, des images flottent, excitent le désir de voir (déjà une bénédiction en soi). Exactement comme, il y a longtemps, lors des innombrables heures adolescentes qu’il passait à naviguer sur la Meuse, remontant le courant, il s’était vu entouré de débris de papiers, dérivant, tourbillonnant dans les mouvements d’eau de ses coups de rames, une multitudes d’images pornographiques, sans doute un magazine déchiré avant d’être balancé dans le fleuve, lui révélant alors l’anatomie inconnue, le secret du sexe. A l’époque, le cul n’était pas omniprésent sur les écrans. Il y avait un âge où le désir remuait des images approximatives du corps de l’autre. Ainsi, des vignettes gravées, d’un style volontairement sommaire, allusif,  accostent son champ de vision intérieur. Ce qu’il voit ? Des lieux d’apparition – fragments de nature approximative, rideaux de nature déchirée ou entrouverte fugacement. Des espaces végétatifs sidérés. Ca vient sans intention. Des figures s’y produisent. Presque fondues dans le décor, dans les lignes qui trament ces bouts de nature vierge (ou retournés à leur état vierge, déclassé). A la limite. De ces figures suggestives telles qu’on en devine dans les veines de certains matériaux, que l’on peut identifier comme les vestiges d’une intention artistique lointaine, suggestive, presque évanouie. Humaine ou non-humaine. Viennent-elles vers nous, abordent-elles nos rivages ou quittent-elles le navire ? Il est incapable de dire s’il s’agit de personnes connues de lui ou parfaitement étrangères. Surgissent-elles de l’intérieur ou procèdent-elles du lointain extérieur ? Familières ? Les gestes et les postures représentées lui rappellent vaguement des épisodes personnels, lointains, où il se réfugiait dans les bois, les clairières, se noyant dans le paysage, faisant le mort pour s’épargner la douleur du présent, ébauchant des rituels pour « sauter l’obstacle », emprunter des voies plus faciles à vivre. Se cherchant sur la carte, quelle carte ? Statique, immobile, assis, prenant racine dans la lévitation, la main traversée de traits évoquant l’action de filer la laine. Ou bras au ciel, invocation, convaincus de se relier aux énergies informelles. Ou encore silhouette fendant la matière, venant le chercher, ou dégageant un passage vers les chemins de traverse. Perturbant l’assurance des cartographies officielles. Cela lui évoque tout autant des personnages rencontrés, réellement ou dans des œuvres de fiction, livres, cinéma. C’est ainsi de toute sa mémoire. Elle brasse, elle moissonne de plus en plus largement, bien au-delà de ses neurones. Il ne se souvient plus de façon précise, imagée et articulée, ce que fut sa vie. C’est confus. La plupart du temps, quand il tente de fixer sa biographie en mots et images – cela signifie qu’il conserve la conscience que quelque chose, à certains moments, s’est passé, qu’il a été impliqué dans des histoires, qu’il y a à quelque chose à exhumer –, il retrouve juste les contours gommés d’énergies plurielles, narratives, la forme et l’informe, squelettes d’événements inaccessibles. L’organe de la mémoire mime des états antérieurs, fugaces, oubliés. Mime des humeurs. Et ce qui remonte à la surface n’est pas forcément exactement ce qui s’est passé, ne se soucie plus de fidélité au réel, incorpore de l’invention, des arrangements, ou s’avère mélangé à d’autres mémoires qui ressembleraient à la sienne (de même nature). Quand il s’emploie à saisir son histoire, ou certaines phases, en quelque chose qui ressemblerait à un récit, c’est comme s’il devait décrire des processus géologiques, des mouvements de terrain, des transformations lentes de matières vécues. Des Plus rien d’avéré objectivement, uniquement de l’interprétation. Interpréter, c’est faire des hypothèses, essayer plusieurs pistes de reconstitution et, pour cela, agréger d’autres sources qui font tenir les hypothèses esquissées. Il faut aller chercher ailleurs les éléments qui nourrissent l’interprétation. Mais quel ailleurs ? Rien de balisé, ça vient tout seul, on ne sait d’où, à vrai dire. Des « associations d’idées » non dirigées, spontanées, antérieures à toute pensée.  Ainsi, le doute s’installe : ces vignettes, qu’il croyait d’abord être une façon de dessiner, dans ses fibres mémorielles, des scènes de son passé, le passage d’êtres ayant traversé sa vie, des instants de recherche dans la forêt, ce sont probablement les œuvres de quelqu’un d’inconnu ayant représenté ses visions intérieures, ses expériences propres ou racontant des histoires attribuées à des tiers, reflétant les ombres mémorielles d’autres entités vivantes. Dans lesquelles il se reconnaît, avec laquelle il peut fusionner (au moins partiellement, rien n’étant plus jamais unidirectionnel). C’est la mémoire de plusieurs, mémoire d’altérité. Et il y a un inconfort à ne plus se sentir pris dans une mémoire à sens unique, obsédée par le droit de propriété son passé comme généalogie identitaire et, dans un deuxième temps, un réconfort, parce que ce qui s’ouvre est l’accès à de nouvelles combinaisons ou configurations. Et la rupture avec toute unidimensionnalité. Ca ressemble à un éternel commencement (bien entendu, sans être totalement dupe !). Des possibles. Par ces dessins – isolés ici, mais défilant parmi beaucoup d’autres, variant selon les jours et les humeurs -, il touche « aux mémoires bruissantes d’un inutilisé en vacance fonctionnelle, disponible pour mille usages » (p.144), soit un sentiment difficile à caractériser, à objectiver, de se fondre et contribuer à un flux de mémoires où il pourrait puiser pour préparer ce qui lui advient, voire participer plus largement à l’aménagement collectif d’un futur. Inventer. C’est confus, mais il aime ces sensations, ça l’apaise (en lui procurant de nouvelles excitations, motivations, résurgences de ce qui l’exaltait en sa jeunesse). Soudain, il ne se sent plus acculé à la fin, mais proche d’une réserve de « solutions », comme un bien commun où s’équiper (encore lui faut-il en clarifier les usages) au gré de son activité interprétative automatique, instinctive. 

Les corps interprétants, dit-il

Quel résultat attendre de ces interprétations ? Quelle narration ? Il ne sait même pas. Ca se produit, ça s’écoule, ça disparaît, c’est remplacé par d’autres hypothèses immanentes. Il est heureux, interprétant. Sans plus. Ca ne lui donne rien de plus. Il s’assure juste d’être vivant, inclus dans une vastitude qui se préoccupe de lui sans savoir qui il est. Aux instants où il souffre de terminer seul, loin de tout, cet exercice le comble d’une présence, le rapproche de ce « bruissement pluriel déposé en chaque vivant par son histoire immémoriale » (p.156). Immémoriale parce qu’il n’a rien archivé consciemment, par le fait que son histoire individuelle se fond dans une histoire plus large, multidirectionnelle, multi-espèces. « Tous les corps vivants sont des corps interprétants. Il y a partout dans le vivant cette négociation particulière : l’interprétation d’une situation à partir d’un riche passé modulaire et plastique ; et elle fonde l’irréductible spécificité du fait vivant. Une activité interprétative, souvent sans interprète conscient : c’est le cadeau du vivant au cosmos minéral tel qu’il existait avant l’apparition de la vie. C’est donc l’interface qui fait le vivant : ce dernier n’est pas une mise en contact bord à bord d’une cause à un effet, un transfert d’énergie d’un mobile à un autre, un transfert de mouvement d’un mécanisme à un rouage. Le vivant manifeste des interfaces « interprétatives » à tous les niveaux (moléculaire, génétique, organique, comportemental), interfaces qui mobilisent le sédimenté de l’histoire pour accomplir un acte interprétatif stabilisateur ou créateur de nouveauté. » (p.151) Interpréter ce qu’il entend au sein du bruissement des mémoires sédimentées. C’est cela, ses heures de ressassement.

Nuages, martinets, magnétisme et érotisme

Dans l’ivresse intime du corps interprétant, il s’envole chaque fois que possible, il dérive, vers des nuages, leurs arrondis crémeux, leurs rebondis sensuels, leur délicate incarnation rose, lui rappellent précisément sa vie sur les nuages, certains moments d’amour où, dans l’étreinte et les caresses, lèvres et langues prolixes déclenchaient et se gavaient de l’avalanche laiteuse et satinée de seins, ventre, cuisses, fesses, bras, leurs intériorités interconnectées, ils s’élargissaient et s’évadaient en flot de matières nuageuses, élastiques, plastiques, premières, imprévisibles. Métamorphoses neigeuses. Ses plus belles heures sexuelles lui reviennent sous forme de nuages. Elles repassent dans le ciel quand il s’y attend le moins. ( Plus riche, plus oisif, il aurait été collectionner de tableaux de nuages). De là, une intuition lui fait scruter un espace vide, déjà vidé de soleil, gris. Soudain, des silhouettes noires, surgies de nulle part, jetées du plus haut des cieux, matérialisées à partir du néant azur, fusent et l’hypnotisent. C’est l’adoration béate des martinets. (Se souvenir de toutes les fois où il s’est abandonné à cette adoration.) Une espèce quasi disparue. Le moindre petit groupe fait figure d’événement. De visite mythique. Rappel de temps oubliés. Les arcanes de leurs vols, individuels et collectifs. Larges hyperboles solitaires se recoupant en un point improbable. Vifs changement de trajectoires. Saccades acrobatiques pour happer quelques insectes. Ellipses foudroyantes calligraphiées avec précision. Nouvelles trajectoires explosives. Un ballet sans accroc. Elégant mouvement perpétuel et grâce touchante des somnambules. Il les suit des yeux, épatés. Une boule chaude et vibrante au creux de l’estomac. Il vole aussi. Volupté. Ces oiseaux toujours actifs, jamais posés, dorment en volant (une partie du cerveau au repos, l’autre en veille). Il se rappelle de ses nuits amoureuses, blanches, entre dépense physique effrénée, rage de se dépouiller, d’échapper à ce que l’on est, se retrouver hors de soi et interpénétrés, cette dépense excessive distillant une sensation de légèreté irréelle, un long vol nocturne loin de tout radar. Le spectacle l’engourdit, quelques minutes de sommeil contradictoire où il mate, stupéfait, des fragments de rêves cochons, quelques gros plans dont il ne se serait pas cru encore hanté, des cuisses ouvertes – pas n’importe lesquelles, les siennes – des orifices offerts et ses doigts explorant les trous et, dès que s’enfonçant, la chair pénétrée se transformant en martinets, le vertige érotique se muant en cette volupté de cycliste avidement recherchée, la longue descente d’un col aux lacets confortables, aux angles pas trop dangereux, offrant une visibilité rassurante, permettant de lâcher les freins, de se laisser aller, se sentir emporté et glisser, engouffré vers la perte de contrôle, mais contrôlant juste à temps, à la limite, petites pressions, durant une vingtaine de kilomètres, par exemple depuis le col du Minier jusqu’à Le Vigan, une de ses descentes préférée, se tordant le cou pour voir les paysages, les crêtes, les vides, les plaines, les nuages. Les membres souples, muscles détendus… Et arrivé sur la place du Vigan, sous les micocouliers, étourdi, jambes flageolantes, s’asseyant à une terrasse, le garçon le reconnaissant : « alors, plus fort que vous, z’êtes encore monté ? » – Dans un râle (fatigue, émotion, trop d’heures solitaires, trop de vent dans les naseaux) : « ah (…), oui, trop beau » – « et vous rentrez chez vous à la pédale ? » – « oui, oui, tout doux, à mon aise » – « Allez, faut prendre des forces papy, vais voir en cuisine s’ils peuvent vous faire une assiette. – Hmmmm ! ». Sur l’image de ces assiettes qu’il dévorait avec bonheur à chaque descente de l’Aigoual, il se réveille. Il s’extirpe de cette fausse sieste – égaré entre veille et sommeil -, secoué, brisé, moulu, « pfft, allez, des heures avant de pouvoir bouger, m’activer ». 

Se réveiller en plusieurs cartes, composite

Baudruche fripée, vidée, parcheminée. Et jadis, paupière si tôt levée, si tôt d’attaque ! Et là, il attend de revenir à lui, incertain. L’air passe lentement, par à-coups et puis, mince filet. Il guette le reflux de l’énergie, partie au loin reviendra-t-elle ? Le remplissage est laborieux, aléatoire. Des images, des souvenirs, des sons, des couleurs, des goûts, de sa propre marque de fabrique et, probablement aussi, en provenance des 4 milliards de vivant sédimenté, happés par son cerveau qui bat la campagne, apparemment, mais s’acharne néanmoins à relier tous ces éléments qui remontent à la surface, plic ploc, avec quoi il bricole une forme/informe, constatant une fois de plus que la fabrique de soi est avant tout hétérogène, chimérique (une chimère, mélangeant les caractéristiques de temporalités plurielles, de natures diverses, d’histoires multiples). Ce faisant, il ne sait plus où il est, encore là-bas, la maison d’enfance, en vacances, au boulot, dans un hôtel, sur son vélo, à l’école, un hôpital (que lui est-il arrivé ?), chez ses grands-parents (la chambre sous le toit ?) ?  Une vague idée de ce qu’il a été. Perdu, donc. Intriguant au point de le motiver à émerger peu à peu pour en avoir le cœur net, trouver des indices, supposer une localisation, une identité, rassembler des signes, enquêter, interpréter. Entamée dans l’angoisse, cette remontée à la surface – la baudruche ressemblant peu à peu à une enveloppe humaine remplie, habitée – le passionne, ressemble au processus du vivant tel qu’il aime en faire partie et correspond exactement à ce programme du philosophe Morizot :  « chercher quelque chose et trouver autre chose », y compris s’agissant des quelques vérités avec lesquelles il s’arrange pour avoir une idée de ce qu’il est. Une posture liée à une avidité à l’égard de tout ce qui peut faire signe, une attention polymorphe qui conduit à mélanger les cartes qui lui servaient jusqu’ici de référence. « Lorsqu’on ne sait plus exactement où l’on est, il faut avancer et lire le paysage en postulant simultanément : on est là sur la carte, ou pas – on pourrait aussi être ailleurs, on pourrait aussi être en ce point-là, en pointant un autre méandre de la rivière sur la carte, ou encore en ce point-là, si l’on a dérivé trop au sud. Et c’est ce qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait, et qui, en revanche, vont nous dire qu’on où l’on pensait être en première intention, qu’on est effectivement le long de cette rivière, mais qu’on avait au départ une autre position que la première envisagée… » (p.168) Etc. Ce qu’il aimait pratiquer, à vélo, s’aventurant en des contrées peu connues de lui, emportant un schéma mental approximatif, refusant l’usage du GPS qui stérilise les neurones géolocalisateurs, préférant s’orienter au jugé, à l’intuition, demandant son chemin aux autochtones, paysans et fermières, aimant entendre leurs mots, leurs difficultés à rendre facilement compréhensible un chemin qu’ils-elles connaissaient par cœur mais peinaient à communiquer pratiquement, et lui ayant l’impression alors de flotter dans une carte en train de se faire, correspondant à différentes représentations psychiques des personnes vivant dans ce paysage, stratifiée. Ainsi il sillonne le périmètre infini de son réveil. Au jugé. Il a perdu la carte allant du songe à la lumière. De l’état tout fripé, comme si tous ses membres s’étaient vidés de leur sang, ankylosés, secs, proches de la poussière, et se gorgeaient au compte-goutte, douloureusement, du liquide vital, il remonte et émergeant de rien, se recompose, avec ce qui émerge en premier. Et d’être égaré, de devoir enquêter, relier et recoudre les traits et événements de plusieurs cartographies d’où procèdent sa localisation plurielle, cela lui ouvre la perspective d’une grande liberté, bon dieu, ce n’était pas aussi figé, bloqué, momifié que prétendu… Une bouffée d’oxygène. Vivre sur plusieurs cartes, oui, c’est la meilleure des perspectives, qui bouleverse le carcan imposé par des décennies, des siècles de pensée unidimensionnelle (la domination moderne occidentale) qui engageait tout un chacun dans une guerre contre le vivant. « Vivre et penser sur une seule carte, unidimensionnelle, c’est ce qui a lieu par exemple quand on essaie de réduire le monde vivant à des lois déterministes, mécanistes et passives, pour prétendument le comprendre sur le modèle de la matière inorganique, sans voir qu’il manifeste des émergences de propriétés qui ne sont pas réductibles à la passivité que les modernes attribuent à la matière. Vivre sur plusieurs cartes, c’est un dispositif pour ne pas unidimensionnaliser ce sur quoi on enquête. » (p.171) Des mots sont ainsi mis sur ce qui anima l’enquête de sa vie, un long travail pour explorer, pratiquer, définir à quoi sert la médiation culturelle au sein d’une société, d’une communauté…, ben, précisément à cela, à interpréter tous les matériaux culturels qu’elle produit, au sens large, pour inciter à vivre sur plusieurs cartes, se rendre plus aptes à bouleverser le modèle culturel qui organise nos vies, faire émerger un universel pacifiste de la différence, de l’altérité au lieu de s’obstiner et imposer l’universel vertical et unidimensionnel du tout le monde pense et éprouve la même chose en même temps. La médiation culturelle vise à chimériser nos cartes culturelles (où fermentent nos imaginaires, nos plis et replis ontologiques). « Car les cartes peuvent être hybrides : elles le deviennent spontanément lorsque, pendant un parcours de pensée et d’action, on saute d’un instant à l’autre d’une carte animiste de la situation à une carte naturaliste, puis à une carte analogiste, en fonction de l’exigence de pensée et d‘action. Ce n’est pas non plus un pluralisme monolithique, où l’on oscille entre naturalisme pur ou animisme pur : les cartes se composent. L’enjeu serait d’apprendre à chimériser les cartes ontologiques, et à les maintenir simultanément. » (p.170) Quel bonheur de réintégrer un soi tramé de différentes cartes, s’y reconnaître partiellement et se découvrir en même temps autre, à explorer, et de pouvoir en jouer simultanément, en lieu et place de l’ancienne culpabilité et obligation de mettre bon ordre à ce trouble, de choisir la seule et unique bonne carte (implicitement au centre de toute éducation occidentale, coloniale)! Voilà explicitée l’allégresse irrationnelle de vivre et la possibilité de traverser l’avenir bouché, vers un recommencement palpitant autant que fragile. 

Pierre Hemptinne

Passage de serpent

Fil narratif à partir de :  Une manifestation, du vent dans un arbre, un serpent sur la route, Laurent Tixador, Vinyle, Galerie In Situ – Georges Didi-Huberman, Désirer Désobéir, Editions de Minuit – Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier…

Effacée, elle reste, sublimant tous les autres restes dont il tire l’essentiel de ses moyens de subsistance. Comme ces tombes presqu’invisibles dans les herbes. Il lui semble avoir usé les souvenirs, tout donné pour les maintenir à vif, les rapiécer. Ils s’estompent tout en restant en travers de tout, devenant même ce par quoi il se sent présent au monde, ils sont sa substance, fondus dans la masse. Une présence fatiguée, parfois théorique. Il a épuisé les astuces et les recours, tout ce qui permet de réactiver, de revivre la surprise, la révélation amoureuse en ses moindres détails. Il continue pourtant, même si ces exercices ne procurent plus les mêmes émerveillements. Contemplant ce que cela fut, il demeure ébahi, reconnaissant mais raidi, à vide, persistant à explorer tout ce que cela continue à engendrer comme associations d’idées, même s’il sent qu’il n’y a plus d’enjeu, cela devient des redites, des réitérations. Cela le quitte lentement à la manière d’une couleuvre glissant sur le macadam puis s’enfouissant dans les fourrés. Couleuvre qui sortirait de lui doucement et dont le glissement continuerait à faire corps avec sa consistance, seule trace, combien captivante, de la place qu’elle prenait en lui. Si le serpent est un animal qu’il craint, cette représentation lui fait presque aimé l’animal. Il en éprouve presqu’une volupté. Diffuse. A moins que ce ne soit lui, la couleuvre fuyante, s’extirpant de toutes les corporéités rêvées où il s’était niché, pensant se lover à jamais dans son corps à elle. Une fois de plus, repensant à elle, faisant le point sur leurs présences absences emmêlées, contemplant le serpent traverser la route, après qu’il l’ait presque écrasé sous sa roue de vélo, dans une petite route d’un col cévenol au soleil, c’est l’image d’une réversibilité qui s’impose à lui. N’est-ce pas finalement ce stade de la relation amoureuse qui l’intéresse le plus, quand elle devient diaphane, quoique toujours cosmogonique ?

Il n’est pas impossible qu’André Breton ait songé à l’exil hugolien : se tenir des années durant devant l’océan et, saisi par l’immensité de ce que l’on voit, imaginer encore. » (p.263) Dans cet « imaginer encore », Breton enchâssé dans Hugo ouvrant une certaine démesure, on entend le « malgré tout », malgré la satiété contemplative, saoulé, comblé et délavé de toute imagination, exténué, échoué. Perdu, dépossédé, rongé jusqu’à l’os, squelettisé. Basculer dans l’au-delà de l’imagination, aller outre ce qui, ordinairement, en constitue la clôture inspirante. Malgré les déceptions qu’ont fait naître toutes les imaginations auxquelles on s’est prêtés et qui n’ont fait que se succéder, dans un remplacement de la précédente sans autre fin que de maintenir un fil, sans rien changer à la vie, la sienne, celle des autres ? Mais qu’en sait-on ? Allez, reprenons, il vaut mieux persévérer dans l’imaginer. Serait-ce à vide, pour le vide. Mais quoi !? Au-delà de cet horizon, dans ce ressac qui tourne sot, que se représenter comme élan pour persévérer dans le néant ? Au bout de ce que l’imagination a pu esquisser, ou à côté, en dessous, se fondre dans le bruissement de tout ce que la pensée ne cesse de passer au crible, grain de sable parmi toutes les pensées qui ont animé jusqu’ici les destinées humaines et qui procèdent toutes les unes des autres, par attraction ou répulsion. De cela, parmi cela, quel bout de nouvelle page blanche peut germer, être attrapé, ouvrir un début improbable ? Lecteur compulsif, perdu dans des textes qui le débordent toujours, restant en-deçà de toute compréhension accomplie, fixant juste des lueurs, des impulsions, des intuitions nerveuses, ce ressac, cet océan, ce crible permanent est celui des livres lus et à lire. A relire, un jour, en suspens. Il songe aux lignes de Didi-Huberman décrivant, à partir d’une photo qui montre Theodor Adorno se relisant, le travail infini de l’autocritique, la relecture de soi et la correction de ce qui a été pensé, formalisé, écrit. Infini, car, indépendamment de ce qui ressemble à l’aboutissement éditorial, un livre imprimé, tout ouvrage qui se respecte, finalement, ne fixe rien, ne saisit qu’un instant fugace, passager, des pensées qui forgent le monde des mondes, seulement en en rencontrant d’autres qui les relancent et les modifient, les tordent, les assouplissent ou les radicalisent, à pas lents. Les passer au crible correspondrait aussi à la volonté d’en placer les particules aux bons endroits de l’ensemble de ce qui s’est écrit précédemment, tâche utopique. « Devant ce regard d’autant plus critique qu’il était proche du désespoir, on voit sur cette photographie l’incarnation d’un geste adornien par excellence, celui de passer la pensée au crible de la critique. Entendons bien ce mot de « crible » : il ne s’agit pas de mise à mort, de mitraillettes et de cibles « criblées » de balles. Il s’agit du tamis, tout simplement. En sorte qu’à la place de la feuille blanche constellée de signes graphiques, je me prends à imaginer qu’Adorno tient entre ses mains un crible virtuel, un tamis destiné à séparer, comme on dit, le « bon grain de l’ivraie » : son crible critique. On sait que le mot « critique » a justement pour étymologie, comme le mot « crise » qui lui est proche, le verbe grec krinein dont la racine linguistique se réfère au geste technique immémorial, agricole, du criblage des grains de céréales. » (p.99) Activité vitale que celle de ce tamis respiratoire et, comme l’indique l’auteur qualifiant le regard du philosophe, toujours proche du désespoir, s’en nourrissant, lui échappant de s’en nourrir. Et le plus important, probablement, en tout cas, au niveau de sa petite vie faite de restes, n’est pas tellement le résultat du tamisage, mais ce qui lui échappe, effluves, poussières, impuretés ? « Ne doit-on pas admettre, dès lors, que l’opération critique fait bien autre chose que simplement séparer – clairement et distinctement – le « bon grain » de « l’ivraie » ? Vous agitez le tamis pour obtenir une telle séparation : mais votre geste même rend l’opération impure. Un reste apparaît, de la poussière se soulève. Comme ignorant le crible du tamis qui voudrait que toute chose demeure à sa place une fois la séparation effectuée, cette poussière se répand anarchiquement dans l’espace et remonte même vers le visage tamiseur. (…) » (p.106)

Dans ces particules tamisées – tout ce que charrie sa respiration, organique, biologique, spirituelle, l’estran entre son cœur et le monde, tantôt noyé tantôt émergé -, entre matériel et immatériel, charnel et intellectuel, sans aucune action humaine délibérée, consciente, et pourtant activées, travaillées par l’influx des neurones, des concepts, du ressassement du vécu, des protentions qui tâtent les devenirs, des possibilités de bifurcations passent, rapides, crépitantes, infimes astéroïdes, micro étoiles filantes dans la masse des idées, des émotions, même pas, de ce qui précède toute idée toute émotion, broyées comme des coquillages dans les ressacs, sable scintillant où il cherche de nouvelles pensées, de nouveaux espoirs, construisant sur ses digues intérieures, des formes sommaires, ébauches de châteaux désuets, de villes oniriques pataudes, inlassablement reprises, effondrées, englouties. « On dira que tout espace comprend des sentiers qui bifurquent. Ils sont imprévisibles, comme le jardin de Jorge Luis Borges. Bifurquer permet de délirer, et « dé-lirer », c’est sortir du sillon, la lira chez les Romains – ce que trace le soc de la charrue. C’est donc ouvrir la perspective d’une innovation, ailleurs, hors des sentiers battus, loin du champ des conventions. » (Bertrand Westphal, Atlas des égarements, Editions de Minuit, 2019) D’où cela va-t-il surgir ? De cet arbre dans la vallée, qu’il fixe depuis une petite terrasse en bois, lui-même progressivement en transe, épousant le frottement de toutes ces fibres végétales gorgées de soleil, balayées, comme tamisées par les rafales de vent, tourmentées, agitées, brouillées et déstructurées, buisson d’or ardent, tourbillon de feuilles étincelantes, immensité qu’il ne cesse de contempler, fasciné, en attente ? Onde originelle. Arbre qui (se) délire hors de ses racines et dérive dans l’espace, là, passage secret vers le cœur de la matière et des lumières premières.

La façon dont il scrute les feuillages transformés en brasier par le soleil et le vent se superpose à une situation similaire mais où son regard fouillait et butinait une foule lâche, bariolée. C’est comme s’il vivait les deux moments simultanément, ubiquitaire, à des endroits et des moments séparés, correspondance qui l’électrise et ressemble à ce que décrit l’écrivain Peter Nadas quand, décrivant sa course dans les bois où l’effort et le contact abrupt, nu, avec la sauvage beauté du terrain, du sol, de l’escarpement, des végétations le plonge dans cette sensation magique de courir « avec » le paysage et toutes ses composantes, d’en faire partie et lui fait heurter « une peur terrifiante que venait de m’inspirer la magnificence de cet instinct profond dont jamais je n’avais senti si crûment la présence en moi. Je me retournai, animé de l’humain désir de voir au-delà des ténèbres de mon animalité. Par les trouées du feuillage, on n’apercevait guère qu’une lumière jaune. » (p.217) Il errait donc sur une vaste esplanade envahie par des groupes très divers, pas forcément ligués, chacun semblant avoir sa propre raison d’être là. Pourtant, il se rappelle, parce qu’il en avait lu l’annonce dans un journal, qu’un même motif justifiait toutes ces présences. C’est mu par un intérêt singulier qu’il en séparait et morcelait les éléments et les formes, s’attachant à isoler les interactions entre tel trio féminin, entre telle fille et tel garçon, à enregistrer les gestes de tel ou tel personnage, seul, à l’écart, se préparant à intégrer le théâtre des actions interconnectées. Son appétence serpente à la surface des corps, entre les physionomies, les courbes, les couleurs, les tissus, les habillements, les prothèses technologiques, selon une pornographie à la Gombrowicz, sa libido louche lui faisant oublier la raison politique de ce rassemblement. Peut-être parce que cette politique, encore juvénile, ne ressemblait pas à ses références en termes d’occupation politique de l’espace public. Il lui semble que la foule adolescente à l’assaut de la République, porteuse de calicots, joueau soulèvement de manière bon enfant. Ne déploie-t-elle pas, pour autant, un réel dispositif de bifurcations, lors de cette manifestation pour le climat qui prend sa force d’être en réseau avec d’autres manifestations semblables, dispersées dans d’autres villes, d’autres pays ? Il lui semble ici contempler de jeunes corps s’essayant aux gestes du soulèvement, de la révolte, par mimétisme. Balbutiement. A l’intérieur de la foule, de jeunes filles, de jeunes garçons essaient des postures, des rôles, vus à la télé, ou lorsqu’ils ont accompagnés des parents manifestants. Ils ont un plaisir à être là, sur la place publique, étonnés de se retrouver dans l’arène politique, libres, une joie évidente, une joie nouvelle. Escalader le socle du monument, rejoindre les plus hardis déjà installés aux pieds de la statue, prendre des risques, se hisser, se retourner, chercher dans la foule en bas des témoins, une amie à qui faire signe, fierté et légèreté. Ils et elles, novices, sont à la recherche de gestes appropriés, pas une copie de ceux que les aînés pratiquaient, mais s’en inspirant, voulant trouver une gestuelle adaptée à leur engagement, à leur état d’âme, à leur style. « Il s’agit avant tout de réinventer nos Gestes d’humanités tels qu’Yves Citton les nomme (au pluriel, y compris pour « les humanités ») pour comprendre comment toute subjectivation politique engage un « style de lutte » qui commencerait avec cette initiation : « Apprendre à nager dans les contradictions ». A partir de quoi pourraient se libérer des « gestualités critiques » efficaces au plan d’une inévitable « autoconstitution » subjective de la politique, jusque dans ses aspects « d’agentivités esthétiques ». Il s’agit bien là de soulèvements : il s’agit, dira encore Yves Citton, de savoir renverser l’insoutenable, ce qui suppose « d’inventer une politique des gestes » susceptibles de resubjectiver notre pensée, notre langue, notre « vocabulaire politique » et, pour finir -même si cela demeure sans fin – notre action dans l’histoire… » (p.493)

Peu de temps après, dans les heures qui suivirent sa rencontre avec la manifestation, il reste interdit devant ce que pourrait être la volonté de tendre au monde un geste poétique politique, pétrifié. Suspendu dans le vide, mutique et désespéré. Une jeune fille sur un quai de gare, assise, fœtale, enveloppée dans sa chevelure, semble dormir, un bras tendu et, au bout, une pomme dans la main crispée. On pense que la pomme va tomber dès que le sommeil aura relâché tous les muscles. Mais elle ne dort pas, elle est désespérée, abîmée. De temps à autre sa tête remue, elle glisse un œil vers le dehors, à travers les mèches emmêlées, depuis le trente-sixième dessous, douloureux, éperdu. En pleine séparation ? En train de dériver sans but, sans désir. Il devrait l’interpeller, lui proposer assistance, l’aider à se ressaisir et reprendre sa route, ne pas rater son train, rentrer quelque part. Prendre la pomme offerte.

C’est face à une autre immensité à tamiser que soudain, une fois engagé dans la galerie – dont l’accès et l’aspect intérieur lui évoque déjà plusieurs sortes de lieux à l’écart, typiquement disposés à accueillir des désirs de contre-histoire, hangars, remises, vérandas, greniers -, il est saisi par les boucles indescriptibles de Vinyle, installation de Laurent Tixador. Elles sillonnent le dedans et le dehors, parcourent l’étendue de carrelage, s’engouffrent et jaillissent de tunnels, tracent des droites et des courbes, des chicanes, et elles lui semblent tout autant le traverser, de part en part, de long en large, elles s’immiscent. Bien que prenant la forme d’un tracé fragile, un peu désuet, le circuit de rails, les deux trois microsillons suspendus, les quelques objets insolites le long des voies ferroviaires, jettent sous ses yeux, à la manière d’un lancer de dés, des possibilités de conjonctions, un potentiel de combinaison des choses, vers un ailleurs étrange. Une organologie hybride. Sans doute que cet ensemble ne vise qu’à laisser entrevoir quelque déraillement salutaire, exemplaire, le déraillement comme finalité. La médiatrice de la galerie s’affaire pour que la locomotive et ses wagons accomplissent au mieux leur rôle déambulatoire. Mais elle doit souvent intervenir pour solutionner blocage et sorties de route, tous ces ratés lui rappelant en quoi consistait, jadis, « jouer au petit train », l’essentiel étant d’intervenir pour remettre le jouet sur les rails, le jeu sans accrocs s’avérant vite ennuyeux. Et, lorsqu’il passait du temps à regarder la machine docile serpenter, ne rêvait-il pas la voir s’affranchir, quitter son orbite, et lui échapper, vers des destinations qu’il était incapable de se représenter mais qu’il désirait ?

Ce circuit bruissant d’une multitude de désirs d’évasion confuses le replonge dans son immensité intérieure, confinée en sa biographie, mais dont les frontières poreuses font que viennent se greffer au circuit monté dans la galerie d’autres parcours, d’autres circuits, à l’infini, entrelacés, et tout cela, venant de lui. Un point de fuite en communs, avec qui avec quoi ? Confusion entre intérieur et extérieur. Le train miniature qui semble parcourir un monde clos, délimiter tout l’espace de ce qu’il peut connaître, lui rappelle l’incommensurable de l’enfance, rencontré à partir de la circulation en boucle du train-jouet, parfaite simulation du « vrai » voyage. Le serpentement ferroviaire, au passage, déclenche des mécanismes qui, à leur tour, circulent et font courir la pointe d’un bras de platine avec son diamant dans les sillons de disques suspendus. Le coton tige planté dans le wagon citerne entraîne au passage une antenne plastique, horizontale,  et le disque se met à tourner. Ce sont des disques trouvés au hasard des marchés aux puces. Le temps que passe le train – il est passé par ici, il repassera par là – les disques tournent et font entendre des bribes de musiques, le tout-venant, des airs populaires quelconques mais symptomatiques d‘une époque. Cela le replonge dans ces années où l’écoute de musique, acharnée, systématique autant que poétique, correspondait à une manière d’organiser l’écoulement du temps, rythmé en microsillons à retourner sur la platine, au renversement d’une clepsydre sonore et à une manière, suivant le déroulé et l’épanchement en lui des expressions sonores venues de loin – que ce soit, géographiquement, esthétiquement ou socialement -, de se glisser au creux des circonvolutions métaphysiques, des strates affectives indéchiffrables de l’univers, se muant alors peu à peu en  géologies émotionnelles, sa chair intérieure imitant les matières sonores issues de sources diverses, géologie qu’il cultivait sous la surface d’une réalité qui ne lui convenait pas, le rejetait en quelque sorte. Où se jouait la formation de ses subjectivations. « Il s’agit, selon Deleuze, d’un mouvement par lequel une puissance ou une force se construit « par plissements » : processus de vagues où la mémoire reflue dans le présent et invente du nouveau en se « transgressant » toujours. C’est là, dit Deleuze, qu’il faut en fait comprendre « le dedans comme opération du dehors : dans toute son œuvre, Foucault semble poursuivi par ce thème d’un dedans qui serait seulement le pli du dehors, comme si le navire était un plissement de la mer ». Ou comme si l’inconscient de chacun était un plissement de l’histoire. » (p.483) Le circuit du petit train de Tixador, alors, bien loin d’une boucle monotone, se répétant à l’identique à chaque tour, installe un circuit de plissements. Certaines caisses de résonance, le long des voies, avec leurs antennes que vient secouer le coton tige, ressemblent aux citernes qui permettaient aux anciens trains de s’approvisionner en eau, et elles surviennent, bien que fixes, toujours par surprise, dans la course du train, exactement comme, passager, navetteur, dévorant le paysage qui défile, à l’un ou l’autre instant, un détail, un élément du décor, ou un acte fugitif, un fait qui s’y déroule et qu’il surprend, fait résonance entre lui, le train, l’environnement où il file, une sorte de point d’arrêt, là, quelque chose a donné lieu à une conjonction, il en emporte l’image, le schéma circonstanciel, mais l’essentiel restera, inconnu, invisible, toujours vibrant, là où ça s’est produit. Si il repasse par-là, plus tard, toujours en train, il cherchera en vain soit une marque, soit une réitération, mais la résonance intérieure en sera réactivée, un certain plis conjoint du terrain et du mouvement subjectif qui le parcourt, installé dans le train, prend racine, se déploie peu à peu.

Et tous les autres sons, aléatoires, provoqués par des ressorts actionnés par les tiges que frappe le train dans son mouvement en boucle, lui évoquent une partition aléatoire et lacunaire qui rassemblerait les échantillons éparpillés, suspendus, la multitude de sons, de conversations, de monologues, d’échos du monde perçus, de silences enfouis lors de ses innombrables déplacements et immersions passagères dans les ambiances de la vie, ici ou là et, surtout, les vestiges – et vertiges – acoustiques du temps énorme passé dans les trains, sur les quais, les gares et à quoi, parfois, lui semble que sa vie s’est résumée jusqu’ici. Les câbles, les transformateurs, les amplificateurs complètent l’impression qu’une installation ferroviaire est un dispositif de concert, de captation de vibrations dans l’air, les machines, les voyageurs, les paysages, quand leurs particules, par le biais de la vitesse et déplacement d’air, se réunissent, fusionnent. Et, de même que n’importe quelle voie ferrée traverse des zones industrielles ou des paysages fantastiques qui ne semblent visibles qu’à condition de voyage en train, le petit train de Tixador passe non loin d’une étrange machine en bois, équipée de pavillons évoquant les antiques appareils pour écouter les 78 tours, et dont la vocation serait de faire écouter le bruit et les musiques de toutes les énergies douces, les marques de vie et de mort gravés dans leurs sillons. Un appareil à écouter les sons mais silencieux, ceux qui se gravent dans les matériaux, vivants ou inertes, et qui pourtant témoignent de nos vies, de nos échanges de vibrations avec ce qui nous entoure. Retrouver les sons tels que captés par un arbre, à la manière dont le même arbre aura ingéré toutes sortes de poussières naturelles, industrielles, nourricières, destructrices.

Un récit sonore déambulatoire flotte, frappe certains points de l’espace, rebondit,  se réverbère, se morcèle et se multiplie, dans la galerie, un chœur en suspension, troué de brouillard, de parasites, de blancs bruissant, un flux où navigueraient des instants comme isolés dans leurs bulles, bouteilles à la mer autarciques, plongées dans des failles temporelles spécifiques. Tester, de l’intérieur, des vies hétérogènes. Immersion dans des altérités curieuses, banales. Ce fantasme de cabanes isolées, à l’écart, hors de l’écoulement du temps. N’était-ce pas cela qui motivait sa rage à ériger des abris de branches et de pailles , mais aussi avec toutes sortes de matériaux au rebut trouvés abandonnés au bord des routes ou sur les décharges, dans les sous-bois et terrains vagues, un réseaux de tanières disposées le long de ses trajets de jeux dans la nature ? Et où, souvent, il y retrouvait d’autres semblables, avec qui faire des plans, imaginer encore. « Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs. » (p.29) Réunis dans ces constructions secrètes, camouflées, habitations parallèles, ignorées des adultes, ils prenaient plaisir au côté fragile, bricolé, tout en passant pas mal de temps, dans leur conversation, à imaginer comment les rendre plus dures, impérissables, imaginant qu’autour, cela irait de pair avec une transformation du monde. Le moteur en était le sentiment, au fond, de n’être pas compris pour ce qu’ils étaient, recherchant les moyens d’obtenir un reconnaissance adaptée à la vie qu’ils menaient, avaient envie de développer. « Faire des cabanes sans forcément tenir à sa cabane – tenir à sa fragilité ou la rêver en dur, installée, éternisable -, mais pour élargir les formes de vie à considérer, retenter avec elles des liens, des côtoiements, des médiations, des nouages. Faire des cabanes pour relancer l’imagination… » (p.30) Avoir éprouvé cela, sans être à même de mettre des mots dessus et, tant d’années après, le lire, si bien exprimé, si précis, qu’a-t-il fait de ce qui incubait dans ces cabanes ? A cela correspond une casemate fabriquée avec des coquilles d’huîtres et autres rebuts, abris guerrier complètement démilitarisé par la poétique du bricolage. En changer la fonction, l’investir, transformer sa raison d’être, inventer, à ce terrier, d’autres raisons d’être, d’autres sensibles à protéger. Conquérir cette architecture, la déplacer, la reterritorialiser en d’autres luttes, ou autres inactivités face à l’océan, cet épuisement de l’imagination, ou épouser la reptation d’une couleuvre, s’en aller avec. Vivre là, que ce soit ici ou ailleurs.

Pierre Hemptinne

Histoire naturelle du planeur cannibale


histoire naturelle

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Mondher Kilani, Pour un universalisme critique. Essai d’anthropologie du contemporain. La Découverte, 2014 – Melik Ohanian, Stuttering, CRAC Languedoc Roussillon, Sète – Adrian Scheiss, Peinture, FRAC Provence Alpes Côte d’Azur, Marseille – Patrick Chamoiseau, Les neufs consciences de Malfini – Folio/Gallimard – Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie. Quelques millions d’années et trente ans plus tard. Odile Jacob, 2010 – Musée d’histoire naturelle …

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Contempler par inadvertance un fouillis végétal, y voir un amas de végétations neuronales, les siennes, autant que celles du monde inconscient. Pas de centre à ces arborescences, pas de tronc. C’est d’emblée le reflet d’un vivant qui cherche à se décentrer, traque et dissèque les germes d’ethnocentrisme, d’androcentrisme

La vue par-dessus le parapet de la passerelle s’éparpille dans le voilage des feuillages, pas exactement du vide, en quelque sorte la matérialisation de forces indicibles, poussant en tout sens et permettant que quelque chose tienne en l’air, que la vie soit passage. Il contemple cela comme l’image en relief, dans le miroir d’une eau invisible coulant au fond du ravin, de ce qui se construit en son cerveau, de ce qu’y fabrique l’ensemble des cellules de sa corporéité tant viandeuse que spirituelle et qui tend à lui donner des représentations symboliques en lien, mais décalées, avec les contextes traversés. Un foisonnement sans épine dorsale, sans linéarité affirmée. Impossible de dire où ça a commencé, où ça pourrait se terminer et où il s’y situerait, à l’instant précis où son regard y plonge, dans ce cosmos. Difficile de trancher : est-ce vu d’en haut ou d’en bas ? À l’endroit ou à l’envers ? Des tuilages anarchiques d’écailles et de feuilles sur des plans enchevêtrés, disposés selon des temporalités aux différences diffuses, reflétant la lumière diversement selon la découpe de leurs formes, leurs nervures, le creux ou la forme bombée de leur ventre, leur complexion concave ou convexe. Cela excède de loin, du reste, son espace syntaxique intérieur dont il a une connaissance raisonnée et intuitive ou qu’il lui reste à explorer et inclut, bien au-delà, des sécrétions annexes, étrangères, des matières autres, des échappées végétales, batraciennes qui l’englobent, qu’il abrite sans conscience. Il n’y a pas de centre à ces arborescences, pas de tronc. C’est d’emblée le reflet d’un vivant qui cherche à se décentrer, dont la pensée traque et dissèque les germes d’ethnocentrisme, d’androcentrisme. Il se penche, scrute surpris ce qu’il ne pensait jamais voir ainsi s’étaler hors de lui, et en éprouve un plaisir aigu, le temps d’une image déchirure. Surtout en fixant la myriade de petits détails, taches fauves qui font comme des pupilles dans les plis de l’infini feuilleté, prunelles luisantes de la consistance des œufs de grenouille, tapies dans les conques feuillues, points brillants vrillant vers le ciel, reflets de lumières d’au-delà que capteraient ces millions de petites antennes paraboliques vertes, grasses, lancéolées. Plaisir aigu qui vire progressivement au malaise comme lorsqu’il reste trop longtemps à jauger la tension sanguine, doigt pressé au poignet ou sur la veine du cou et, qu’après une forte satisfaction ronronnante, un vertige nauséeux lui ronge toute quiétude, cette vie qu’il sent battre ne lui appartient plus, il n’a aucune prise sur elle, juste un fil tendu au-dessus de l’abîme, entre deux points indistincts. La violence impersonnelle du pouls abolit la séparation entre dedans et dehors, ce cœur qui bat est mercenaire, il peut s’éteindre à tout instant ou migrer vers d’autres existants sans crier gare.

Dans la boucherie. Accès de cannibalisme refoulé. Viande et sang de femme.

Plaisir et malaise qu’il retrouve presque similaires, ce matin, dans la petite boucherie sous les platanes. Là, le rapport à la viande n’a pas été aseptisé, les quartiers posés sur l’établi en bois ou dans leurs baquets de plastique blanc évoquent bien la bête dont ils proviennent. Le magasin carrelé sent le sang frais, légèrement fade, presque écoeurant. Bon ? Il pousse la porte et passe de la chaleur méridionale et du chant des cigales à la fraîcheur d’une salle climatisée, lumières crues, bleues et roses, artificielles et donc, ce fumet de chair récemment sacrifiée, sanguinolente. Dans son tablier blanc taché, le boucher râblé, grassouillet, disserte toujours, en plissant les yeux, de la volupté qu’il y a à cuire la viande pour en tirer les meilleures saveurs. Retrouver ce que l’animal a de plus succulent. Il décrit et recommande les techniques de cuissons appropriées, en salivant jovialement, en laissant libre cours à sa sensualité carnivore, naïvement. Ce jour-là se tient au comptoir une jeune femme inattendue, une jambe repliée et genou posé sur la barre métallique qui longe la vitrine du frigo et où, en général, les ménagères rangent leurs cabas. Elle est fine, menue, avec des formes néanmoins marquées, vêtue d’un tailleur bleu pervenche, d’une jupe courte jusqu’à l’insolence et des hauts talons excessifs, ce qui lui donne cette apparence d’être en suspension tremblante, en sursis, un peu à la manière des carcasses qui pendent aux crochets. Sa chevelure rousse est roulée en arrière, fixée sur le haut du crâne en cascade et laisse la nuque nue, juste caressée par deux ou trois mèches baroques. Une sacoche presque symbolique suspendue à l’épaule par une chaîne dorée. Dans ce village, dans cette boucherie, elle semble anachronique. En tous cas intrigante. Il a l’impression de surprendre et d’interrompre quelque chose dont il aurait aimé être le témoin sans gêne. Par correction, il bafouille des excuses. S’imagine-t-il des choses? Le boucher se détourne aussitôt de la fille pour se consacrer au nouveau client comme si elle n’existait plus. De quoi parlaient-ils ? Que faisaient-ils? Quelque chose qui aurait à voir avec les relents de sang ? Quelle combine ont-ils en commun ? Se peut-il qu’elle se présentait pour être embauchée ? A-t-elle passé un examen ? Ou bien avait-elle fini son service (et de l’imaginer dans la salle derrière, en tablier blanc maculé, occupée à scier des carcasses, à brandir le hachoir, à fabriquer la chair à saucisse et la fourrer ensuite dans des boyaux…) Elle n’a rien acheté en tout cas, n’était pas là pour des emplettes. Et puis, son regard se détache de la silhouette sexuelle qui s’efface déjà au loin sous les platanes, revient se promener alors sur les morceaux de chair dans l’étal, un silence s’installe. Que choisir pour le repas du soir ? C’est en détaillant les gigots, les épaules, les côtes et entrecôtes sanguinolentes, puis surtout les rognons, foies, cœurs, cervelles – « dire que ces abats délicieux ont été interdits lors de crise de la vache folle » – et tout en s’avouant un désir violent pour la jeune fille, envie de la manger toute crue comme on dit, que le malaise se déclenche. Étourdissement de sentir revenir s’exprimer l’instinct prédateur, décomplexé, amoureux de l’ivresse tant appréciée par le rapace dont Patrick Chamoiseau raconte le bouleversement culturel, la même ivresse mais transposée dans la dimension métaphorique humaine : « J’aime frapper les chairs chaudes et me repaître de la saveur du sang. J’aime poursuivre les terreurs qui filent dans les ravines, qui se cachent dans les arbres, ou qui tentent de voler au plus loin et plus vite que moi. J’aime déchirer les muscles, éventrer, dérouler des boyaux, dissiper l’amertume d’une bile sous l’éclatement d’un foie… Et j’aime le tressautement de la chair qui abdique, et qui alors libère dans l’univers entier cette lumière de la vie que j’ai voulu souvent attraper de mon bec. » (Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences de Malfini, Folio Gallimard, p. 22) Troublé par la vision de la chair fraîche – longues jambes nues mobiles et croupe pimpante – et se demandant si, avec cette inconnue, il pourrait et selon quelle stratagème revivre d’anciennes effusions où caresses et baisers exacerbent les peaux et les organes jusqu’à générer l’ineffable confusion entre réalité biologique et corps imaginaires, jusqu’à ce que dégoulinent les humeurs dont les amants se lèchent les babines, buvant à même le flux vital de l’autre, lapant l’esprit et le sang, l’irradiation des regards exorbités mêlée aux vapeurs des entrailles réciproques comme béantes. L’œil attentif du boucher qui attend la commande. Saisit-il le trouble de son client ? Va-t-il lui proposer goguenard une tranche de jeune fille ? Ou du boudin au sang de demoiselle ? Mais qu’a-t-il vraiment envie de manger ? Un drôle de goût dans la bouche, sensation de vide fermenté, comme quand s’apprêtant à mordre dans un met préféré, les mâchoires se referment sur rien, la nourriture dérobée par un mauvais plaisantin. Acheter de la viande pour la préparer, la cuire, la découper, la mastiquer, n’est-ce qu’un substitut ? Un sacrifice ? Il repense aussi rapidement, bouillonnant, au livre d’Alain Testart, L’amazone et la cuisinière, analysant quelques mythes et croyances populaires parmi une série très féconde qu’a inspiré le sang des femmes et, de là, le symbolisme du sang en général dans notre culture : « De même que la femme en menstruation risque de faire fuir le gibier, de même elle risque de gâter le vin. De même que la femme, qui risque de saigner, ne peut attaquer les animaux avec des armes tranchantes, de même elle ne peut tailler les vignes au moyen d’instruments tranchants. La seule différence est qu’il s’agit de sang réel dans le cas des animaux et de sang symbolique dans celui de la vigne. Mais les croyances s’attachent aux symboles, aux métaphores, aux analogies multiples qu’elles perçoivent entre les choses, et pas du tout à la réalité telle que la définissent nos sciences physiques ou biologiques. Cette réalité-là, elles l’ignorent. »

Par le cannibalisme élargi, la frontière entre les espèces est transgressée, et son désir s’égare dans ces méandres

Ses méditations pataugent dans les remous de la crise de la vache folle, la ressemblance qu’il a notée entre la chair exposée et la viande humaine, l’appétit cannibale éveillé par la jeune fille, ce désir semblant rompre des interdits, semer la confusion entre dedans et dehors, l’humain et l’animal. «On croyait savoir ce que l’on mangeait et l’on découvre soudain l’horrible, l’insoutenable vérité : la vache, notre vache, est « cannibale » ! On l’engraisse avec des farines fabriquées à partir de cadavres d’autres animaux et même du placenta humain. En alimentant le bœuf de viande morte, de déchets d’abattoir, voire de déchets humains, et en s’en nourrissant lui-même, l’homme étend le cannibalisme à toutes les espèces : le bœuf mange du mouton engraissé aux farines de bœuf, le poulet est à son tour engraissé de farines de bœuf ou de mouton portant les germes de la maladie qui passe ainsi de corps en corps jusqu’à l’homme. La frontière entre les espèces se trouve donc doublement transgressée : non seulement l’homme, certes par nécessité et à son corps défendant, s’alimente en dévorant d’autres espèces vivantes, mais à cause de ses besoins croissants il transforme des espèces jusqu’ici herbivores en carnassiers. Une boucle dangereuse qui ressemble fort à de l’autophagie est en train de se nouer. » (Mondher Kilani, Pour un universalisme critique. Essai d’anthropologie du contemporain. La Découverte, 2014, p. 132) Et tandis qu’il surmonte sa défaillance pour demander, d’une voix blanche, noisettes d’agneau et jarret de porc, sa conscience reste secouée, tremblante, et il se dit – une fois de plus, car il n’en est pas à sa première crise – qu’il y a en lui un point fragile délicieux. Et ça l’excite aussi, parce que situé au point d’échange entre matière et symbolisme, entre humain et animalité et qu’il y a là beaucoup à explorer, expérimenter, à condition d’oublier ce que l’on a envie d’y trouver, d’éviter d’y projeter déjà l’histoire de l’homme. « Les éléments du vivant deviennent des choses, et parmi ces choses, on compte non seulement les animaux mais aussi bien l’homme, ses organes, son sang. L’interconnexion entre les espèces ne peut rester sans conséquences. La greffe sur l’homme d’organes provenant d’autres espèces animales, par exemple, a inévitablement un effet sur le mode de pensée. Il faut nécessairement réserver une place à l’intérieur de notre humanité à l’animal dont l’organe est greffé, qui fait désormais partie de notre identité. De même, la question est de savoir ce qui se passe aujourd’hui dans notre imaginaire quand on s’accorde pour recycler le placenta humain dans l’industrie du cosmétique, ou quand on apprend que des cliniques fournissent du placenta humain à l’industrie agroalimentaire qui l’incorpore aux farines animales ? L’effet symbolique de telles pratiques, pour être négligé par la raison utilitariste, n’en est pas moins réel ; il devient urgent de le traiter. » (Mondher Kilani, p.147). Sorti de la boutique climatisée et son odeur pénétrante de sang – perpétuelle comme la lumière maintenue sur certains autels pour symboliser l’éternité – il retrouve l’ombrage tiède des platanes, le paquet de viande à la main. Rapide coup d’œil à droite à gauche, au cas où la jeune femme se serait posée non loin et qu’il pourrait compléter son observation – quel est son milieu, avec qui fraie-t-elle, quelle stratégie sociale perceptible dans son comportement, comme il le ferait en poursuivant un oiseau rare de la garrigue se posant, s’envolant, se reposant ailleurs – mais non, elle s’est volatilisée. Cette brève irruption d’un récit alternatif, d’une vie différente, tranchant avec les biographies visibles et typiques de ce lieu rural, ne l’aura qu’effleuré, à peine dévié mentalement de ses errances de vacancier. Mais assez pour réveiller une vigilance, son attention aux tracés discordants. Dans sa peau de touriste avide de jouir de ses vacances après des mois de labeur abrutissant, qu’il se hisse en haut d’un pic pour une vue panoramique sur la plaine, la montagne et la mer, ou au sommet d’un lieu de culte pour une vision aérienne d’une grande cité massée sur ses rives marines, il évacue le stress et se berce d’une contemplation esthétique des choses, ce qu’elles éveillent comme sensations disposées en surface, dans leur apparence/apparition, déconnectées de leur histoire, de leur part éventuelle de controverse.

Rencontre avec la discordance et l’appel d’autres conceptions de l’universel, discordance libératoire

S’abritant dans ce que son penchant contemplatif convoque comme universel le plus légitime et le plus confortable, de déjà établi, de tacitement reconnu comme ordre des choses. Surfant à la manière d’un rapace sur les grands courants de l’histoire déterminée par l’œil unique de l’Occident, racontant toute émergence et occurrence de l’autre en fonction du même, de ce qui a constitué l’histoire de la civilisation prépondérante dans l’ère moderne. Se sentir poussière reliée aux essences immatérielles qui fondent « notre » civilisation blanche et soudain poussière fondamentale. Il apprécie la succession de taches sombres et claires, de terre et de vert, de traits horizontaux ou verticaux, de dépressions et de concrétions, le tapis de champs et de terrains vagues, d’arbres et de rocailles, de traces labyrinthiques des routes et sentiers dans le paysage, comme il le ferait d’un tableau abstrait. Ce faisant, il sait qu’il n’échappe pas au confort des définitions dominantes du beau occidental, quand le paysage immense n’est pour lui qu’une toile abstraite. Il inscrit ses émotions dans une histoire de l’art bien spécifique, avec ses valeurs bien instituées (institutions) qui délimitent « notre » relation au paysage via l’expression artistique et à partir de laquelle nous jugeons les manières de la représenter. C’est un abandon, un repos que, dès qu’il s’installe dans la rêverie, il se surprend à voir revenir, complice de cette violence qui continue à séparer les peuples entre ceux considérés comme dépourvus d’histoire et ceux qui font l’histoire. « Seule l’irruption de l’Occidental, armé de sa représentation stratifiée d’un temps évolutif, a fait basculer le présent de ces sociétés dans un passé historique révolu, dont notre propre historicité serait l’étalon, dans un passé qui a toute l’allure d’un passé par rapport à nous, et ainsi réduit le mythe à une « mémoire concrète du passé ». une mémoire forcément défaillante, dont l’anthropologue ou l’historien devrait faire l’archéologie. À l’oubli postulé dans les sociétés exotiques succéderait l’accumulation de la mémoire dans les sociétés contemporaines. » (Mondher Kilani, p. 95) Il s’extirpe de ces violences inculquées, natives, quand quelque chose d’accidentel survient, cela peut être un rien qui déstabilise le jugement, un presque rien qui permet de renouer avec l’abîme, l’obscurité, la discordance de ne pas savoir quoi penser d’un événement ou d’une chose et, par là, d’être reconduit vers l’enquête, l’imagination, l’examen de soi et des autres. « Une discordance qui peut même présenter l’avantage de libérer le regard d’une certaine univocité du sens et d’un certain conformisme du bon goût ou du jugement juste, et nourrir ainsi l’imaginaire et susciter l’émotion à partir de l’opacité même de l’objet. » (M. Kilani, p.123) Par exemple, là en haut sur le promontoire de roche, c’est le passage si proche d’un planeur qui déstabilise le corps spectateur, happé par ce rêve soudain physique de voler, de surmonter le vide, ne comprenant pas comment durant quelques minutes il se trouve agrégé au léger appareil blanc, sifflant ; ou le couperet assourdissant du vol d’un martinet qui le frôle, et le tranche l’instant d’une fraction de seconde, lame opaque qui l’épanche dans le néant et déboussolé, tremblant, il se recompose, regardant les oiseaux au loin, toujours plus haut, rayer le ciel de leurs coups de crayon erratiques, traits s’effaçant aussitôt que tracés. Et ensuite, il déchiffre le paysage différemment, en bafouillant. Il s’y perd, scrute les détails jusqu’à ne plus rien reconnaître, avoir le sentiment de survoler l’étrangeté totale de la terre, sommé alors de se documenter, reconstituer l’histoire géologique de ce qu’il contemple et par rapport à quoi il est, enfin, éjecté de son coup d’œil universalisant, réduit à une poussière vivante regardant rapidement avant de s’éteindre. Et quand il ouvre un guide touristique, pour y glaner les éléments d’un savoir permettant de se situer – par exemple dans l’immensité urbaine, monstrueuse, industrieuse, brassant divers résidus de civilisations qui débordent et s’entrechoquent, ville sans limite et ponctuée de ses monuments qui dépassent des toits ordinaires agglutinés, s’installent dans des aires plus dégagées où subsistent aussi des couronnes de verdures ­-, il ne trouve rien qui encourage une pratique de décentrement à laquelle il aspire et qui consisterait, jusque dans les moindres faits quotidiens, à « nous voir parmi les autres comme un exemple local des formes que la vie humaine a prises ici et là, un cas parmi les cas, un monde parmi les mondes » (Geertz, cité par Mondher Kilani).

Du guide touristique, grille de lecture de l’urbain, au biais de l’androcentrisme, règne de l’être général, sur la défensive

Au contraire, les guides racontent tous la même chose, le même résumé confortant l’universel occidental, héritage du voyageur qui part observer les « autres » pour conforter les « mêmes », il n’y retrouve, en version soft, que la linéarité du point de vue de ceux qui ont décidé à partir de quel centre devait être décrit et raconté le monde. « L’approche culturaliste, habituellement appliquée aux périphéries par ceux qui détiennent le discours sur l’universel et en contrôlent l’application – généralement pour enfermer les autres dans des identités irréductibles et des rôles prédéfinis -, est une grille de lecture que le centre peut s’appliquer à lui-même. Ce dernier, qui se vit comme un être universel, pense son particulier comme la forme entière de l’humanité. Le « Nous » particulier se donne pour le genre humain universel. Autrement dit, être américain, c’est être à la fois particulier et général. Cette figure de l’universalisme particulier est de même nature que celle qui caractérise le discours hégémonique masculin. L’homme, en effet, est cet être particulier (vir) qui se prend pour l’être général (homo)/ le biais androcentrique est cette vision du monde exprimée du point de vue du mâle, qui se prend pour la référence de la totalité sociale. » (M. Kilani, p.274) Tout cela, à fleur de peau de la grande ville, de ses problématisations communautaires et économiques, et incitant l’homme blanc, pour se défendre (puisque tout est présenté comme agression contre son territoire et détérioration de son cadre de vie), à endosser la raison violente de cet universalisme et à prendre les armes pour en défendre les essences fondamentales.

Face aux oeuvres qui déconcertent, posent des discordances, imposent l’investigation qui détricote l’universel dominant. Avec Melik Ohanian, plongée dans l’esclavage en amont de la coupe du monde  de football au Quatar. Ou manipulation des coquillages, fossiles de la monnaie capitaliste.

Or, à cet instant, consultant son petit écran portable comme jadis il pouvait compulsivement aller relever sa boîte aux lettres, son smartphone lui rappelle avec insistance la liste des messages envoyés par un gourou de l’Esthétique et formulés en injonctions prophétiques : « Fuyez les formes d’art modernes qui ne disent rien d’emblée, dont le sens ne vous ravit pas le cœur et l’esprit sans médiation. Revenons à l’ère de l’aura obscur et radieuse, sans concession, radicalement. Détournons-nous de ces installations artistiques prétentieuses dont nous ne pouvons éclaircir les tenants et aboutissants qu’avec force explications intellectuelles sur la démarche et le processus !  Redoutons la contagion. » Mais le plaisir qu’il prend dans ces espaces d’exposition qui osent présenter les recherches artistiques dédiées à modifier les imaginaires, et donc invitant à s’engager dans leurs démarches selon des modes d’emploi plus ou moins ouverts – sans l’intervention d’un guide rien n’est réellement visible -, constitue réellement un réconfort. Celui de sentir, déjà, que l’expérience de soi n’est jamais close, jamais rigide, toujours en cours. C’est ainsi l’amorce d’un travail qui l’aide à s’engager dans les pratiques salutaires du détournement et de la discordance, à instaurer une distance critique avec l’essence de l’universel dont il est censé être représentant (et sommé par la société de se comporter en tant que tel). Par exemple les travaux de Melik Ohanian montrés à Sète, explicitement consacrés à déplacer le travail de mémoire que le centrisme organise autour de la notion de l’homme moderne occidental comme aboutissement de l’évolution. C’est, d’emblée, un regard posé sur les coulisses et l’envers des choses, plutôt que sur les parades triomphantes. Une tournure d’esprit ingénieuse aiguisée par le fait d’appartenir à une minorité, ayant toujours regardé le monde par l’autre bout de la lorgnette. Il ne montre rien, frontalement, des édifices prestigieux des émirats arabes, des constructions démentes qui poussent dans le désert. Sa caméra tourne nuit et jour sur des rails installés dans le camp clos où sont parqués les travailleurs immigrés, exploités sur les chantiers mirobolants de la future Coupe du Monde. Travelling labyrinthique et lent, comme somnambule ou incrédule, dans l’univers de ces reclus économiques qu’il imagine rejeté loin de tout droit et toute loi. Il les voit sur l’immense écran dans la salle blanche, comme des ombres laborieuses, accomplir les gestes quotidiens, collectifs aussi bien qu’intimes, se raser, boire, manger, converser, se détendre dans ce qui semble le seul espace public, les ruelles étroites entre leurs baraquements, le jour comme la nuit (à l’image des chantiers pharaoniques qui ne dorment jamais). Les marges de l’histoire sont toujours aussi fourmillantes, à l’écart des télévisions qui s’obstinent à rendre compte du storystelling que l’actualité générerait spontanément, selon une linéarité naturelle impeccable, martelée, au service d’une vision du monde axée sur la position centrale de l’homme blanc moderne. Comment en serait-il autrement dès lors que le linéaire convient mieux aux visées de l’audimat? Dans la salle suivante, sur le mode sculptural, c’est une autre manière d’interroger la temporalité, la manière dont se construit une mémoire dans l’imaginaire humain. Comment les pièces de cette mémoire se construisent et s’emboîtent. Un lancé de coquillages énormes sur le béton brut et lisse du sol, dispersés comme la combinaison d’objets divinatoires ouvrant ou scellant le devenir du monde, rappelle des temps très anciens où ces cauris, les vrais, d’abord en Chine puis en Afrique, avaient valeur de monnaie. Rappel d’une sorte d’instant originel de l’évolution économique du monde. Ces objets de la nature, surdimensionnés, figés et monochromes, lui font mesurer à quel point, finalement, la chape de plomb du capitalisme est partie de rien, d’une combinaison aléatoire, d’une expérience bricolée pour élaborer une équivalence entre un bien réel et un avoir symbolique. Jusqu’à atteindre des proportions incontrôlables où les lois économiques prétendent être la nature. Expérience, qu’à petite échelle, il a renouvelée souvent, sans le savoir, en jouant au magasin sur la plage, les coquillages ramassés faisant, dans ces jeux aussi, office de devises pour faire passer, de main à main, divers objets conventionnels inventés par les enfants, fleurs en papier, gâteaux de sable. La dimension monumentale rentre en contradiction avec leur surface lisse, neutre, impersonnelle, sous-entendant des sortes de transactions irreprésentables, déterminantes. Totalement hermétiques vues de l’extérieur. Sous certains angles, il leur trouve des aspects érotiques désincarnés, des airs de vulves, et là aussi, leur disposition et leur format imposant entre en conflit avec leur mutisme, comme si, présidant à l’économie sexuelle, ils installaient une disproportion entre la taille importante et le peu de signification explicite, ne reflétant que le vide, le rien, ou faisant délibérément écran. Ainsi, ce qui règle les échanges du monde et du désir serait exposés comme dissimulant du creux essentiellement. En les regardant dans la pénombre gris argenté, il voit donc d’une part un raccourci fulgurant reliant le premier geste économique à l’actuelle assujettissement du monde à la finance, et, d’autre part, la mise en place plastique évoquant le mystère des alignements mégalithiques – ici, désalignement -, installe un mystère, laisse entendre que le raccourci est trompeur et que, dans cette configuration divinatoire éclatée, symbolisant un des premiers coups de dès orientant l’histoire humaine, à la jonction de la nature et de la culture – objets de la nature, coquillages, à qui l’on confère une valeur symbolique, selon l’imaginaire et les besoins humains -, l’homme finalement n’est qu’un point perdu, factuel, dont il faut continuer à explorer la place réelle qu’il occupe. Installation médusante.

Rencontre avec une médiatrice face aux toiles superposées d’Adrian Schiess. Couleurs qui percolent de toile en toile, superposées, criblées, agrégeant en séchant feuilles et poussières, rejoignant la plasticité aléatoire des mousses et des spores

Les effets de cette rencontre s’installent durablement en plages de ressassements où s’échouent, virtuelles, de nouvelles configurations de cauris lancés par ses ruminations. Un peu plus tard, Il pousse les portes du Frac Provence Alpes Côte d’Azur à Marseille. Il serait resté complètement insensible aux œuvres d’Adrian Schiess, mis à part l’attrait qu’il éprouve toujours, depuis toujours, quasi génétique, pour l’effet réfléchissant des grandes surfaces peintes et polies, posées au sol à la manière d’un plancher bancal, puzzle sans raccord, et faisant travailler comme dans l’eau marmoréenne de ces cuves abyssales que l’on voit dans les centrales nucléaires, les lumières, les plafonds, les fenêtres, les structures techniques du bâtiment, tuyauteries en aluminium, plomberies luminaires, câbles électriques. Toute une réalité inversée, questionnée, traquée par le regard, une traque qui tourne dans le vide, l’esquive de la représentation. Il ne se serait pas attardé si, face aux œuvres, la médiatrice ne lui avait détaillé les différentes étapes de ce travail dans lequel l’artiste s’engage totalement – pas seulement les facultés que requiert l’exécution des œuvres -, lui faisant alors toucher du doigt une temporalité et une matière fascinantes. C’est-à-dire, d’une certaine manière, ce que capte l’œuvre au-delà de l’intention de l’artiste, ce qu’elles ramassent dans leurs matières vivantes, agissant tels des filtres. Ce qui s’y agrége en dépit de son projet. Et aussi, ce que la réalisation de ces œuvres, tout au long de leur lent processus d’émergence, dépose comme traces, elles-mêmes miroir de l’œuvre d’art. Archéologie du geste et des matériaux artistiques. Ce sont de grandes surfaces couvertes d’acryliques, le support étant de la toile transparente, finement criblée comme des tamis. Ces châssis toilés sont déposés au sol, superposés, et donc celui d’en dessous reçoit une partie des couleurs étalées, disposées sur le premier châssis de la pile, en surface. Ecoulement. Ce qui fait qu’aucune toile n’a de sens vue isolément puisqu’il y a interpénétration. Elles sont les strates communicantes d’une même expérience de la couleur. De couche en couche, ce que l’artiste tente de saisir en aspergeant de couleurs la superficie, coule, goutte, percole, forme des poches souterraines, des compressions, des ruissellements, des sédiments, des reliefs. Quand il va retirer la toile du dessus, pour s’attaquer directement à celle placée sous elle, ce ne sera plus une toile vierge, mais un support déjà impressionné par des traces, des formes, des taches. Ce qui donne au résultat final cet aspect de toile ayant été chiffonnée, où la couleur est une matière qui semble avoir pris l’empreinte d’une neurologie atmosphérique, à la manière de ces traces à l’intérieur des boîtes crâniennes qui permettent aux paléontologues de reconstituer la connectique du cerveau y ayant été abrité. Par frottement organique. De plus, ces grandes bâches imprégnées d’acryliques sèchent dans un hangar aux fenêtres ouvertes. Surfaces sensibles exposées à tous vents. Des poussières, des feuilles, des fruits volent et viennent s’engluer. Ils y restent, s’intègrent à l’œuvre, font songer aux fossiles qu’il verra, un peu plus tard, au Musée d’histoire naturelle, signalent la multiplicité des convergences entre nature culture. Le travail de l’artiste, de toile en toile, s’étale sur de longues durées durant lesquelles, son rapport aux couleurs varie, explore d’autres variations, d’autres lumières, d’autres combinaisons, reflétant la manière dont son esprit évolue – du psychique au corporel – exposé aux radiations atmosphériques, culturelles, sociales. De toile en toile, une fine bruine traverse toutes les couches, à la manière de l’eau filtrée par la terre et le calcaire pour se purifier et rejoindre des nappes profondes, à l’abri des infiltrations nuisibles de l’homme. Cette brumisation colorée échappée de son âme – esprit, corps – atteint le ciment du sol et y compose de vastes panoramas de points colorés, minuscules et clignotants, perdus dans les ténèbres totales. Cela ressemble à ces peintures délicates de moisissures et de mousses, fines constellations psychédéliques de champignons colorés que l’on voit sur certaines roches, des tombes très anciennes, des constructions de ciment qui se désagrégent. Cartographie accidentelle mouchetée, cette ombre portée de tout son travail de coloriste est probablement le miroir de ce qu’il cherchait profondément à représenter. Il confiera à la médiatrice qu’il y avait vu des photos agrandies de ces motifs qui ornent les roches, peintures naturelles spontanées qu’il affectionne particulièrement, idéale pour rêvasser, y chercher des desseins dissimulés dans la plasticité colorée des mousses et des spores. « Il me semble que toute l’histoire des arts de toutes les humanités est une espèce de tension vers ce point de fusion, de connivence avec l’autre de l’animal, l’autre de l’arbre, l’autre des choses, et que cette sourde tension a été toujours – et peut-être heureusement parce que c’est une tension insupportable – masquée, barrée, par une conception du beau comme consentement à des règles, consentement à des lois, consentement à un ordonnancement. » (E. Glissant, L’imaginaire des langues, Gallimard).

Dans le musée d’histoire naturelle. Enchantement. Retrouvailles avec une biodiversité embaumée. Vitrines du savoir panoptique de l’humain sur le vivant. Classement systématique des espèces.

Dans le fil en aiguille des pérégrinations urbaines, il se retrouve dans une grande salle du musée d’Histoire Naturelle consacrée à la biodiversité de la Provence. Quelques ombres furtives, mais très vite, il se retrouve seul dans cette atmosphère de vaste chapelle. Ou on le laisse seul, comme quand, dans certaines circonstances tragiques, l’entourage ou le protocole veille à ce qu’on dispose d’un temps de recueillement solitaire près de la dépouille d’un proche, amorcer avec elle le dialogue qui continuera au-delà de la mort. La salle silencieuse est haute de plafond, sous des fresques représentant la diversité idyllique des paysages provençaux, ses murs sont recouverts de vitrines spacieuses où sont rangées, par famille, les espèces à plume, à poils et à écailles qui constituaient la faune provençale. De magnifiques spécimens empaillés. Au centre, sont alignées d’autres vitrines sur pieds qui présentent des collections de fossiles, d’œufs et de nids d’oiseaux, de minerais, de coquillages, de batraciens et reptiles, d’insectes ainsi que des planches d’herbiers. Chaque animal, objet, plante est identifié par une étiquette écrite à la main, en cursive. Il y a là, dans une cohérence forte, non pas une juxtaposition, mais une vision d’ensemble de ce qui constitue le vivant provençal. Une totalité idéale, presque une vue de l’esprit. Dans un premier temps, le côté endormi, vieillot et cadavérique l’indispose. Puis, il se rapproche, regarde de plus près les rapaces prêts à s’envoler, se penche sur les tables, s’abîme dans la contemplation d’un fossile ; son cerveau, lentement, se ressaisit de ce que signifie les fossiles, de quoi ils sont la mémoire. Il jauge les classifications, par la comparaison des formes et spécificités qui justifient la notion de famille. Il admire une construction florale ou le design spatial d’une structure d’oursin mise à nu. Il salue les animaux familiers, renards, lièvres, blaireaux, chevreuils, perdrix, geais, écureuils, belettes, pics, faisans, moineaux de ces animaux qu’il a toujours côtoyés, passé beaucoup de temps en forêt pour les surprendre, les observer. Et dont, ce faisant, il a appris beaucoup de choses qui influence sa personnalité, ses savoirs et comportement. Familiers, oui, mais bien plus, ils ont carrément un air de famille, de parenté par la place qu’ils occupent dans sa biographie intime. Ce qui lui semblait poussiéreux et pétrifié se dégèle, s’anime. Il identifie de nombreuses espèces disparues, ou en passe de l’être, qui ne sont plus que des ombres, pour lesquelles ne subsistent que de rares individus en liberté. Inspecter le contenu de ces vitrines qui répertorient ce qui constituait la totalité d’un écosystème rend évidents les trous et les failles qui, aujourd’hui, le fragilisent. Ce que confirmera plus tard un restaurateur chez qui il se sera attablé : « Des poissons ? Il n’y a plus rien, on pêche toujours les mêmes. À se demander comment certains continuent à pouvoir préparer la bouillabaisse ! » Toute la salle et ses multiples reflets se révèlent alors mémoire palpitante. Il fouille, il s’extasie, passant d’une vitrine à l’autre comme engagé dans un processus de lecture multidirectionnelle, sans forcément savoir ce qu’il cherche. Mais les yeux écarquillés retrouvent un émerveillement d’enfant en regardant, en découvrant la multiplicité et ingéniosité des formes. Il s’arrête devant chaque élément de la collection ; chaque pierre, chaque insecte épinglé, chaque animal empaillé, chaque plante séchée cherchent à lui parler et ont quelque chose à lui apprendre sur lui-même, sur la vie qui bat en lui. La chapelle se remplit de chuchotements. Et, en tentant fébrilement de mémoriser tous les éléments de ce trésor, en les photographiant, il sait qu’il recherche l’origine d’un dérangement intérieur, sans idée bien précise, c’est un état dans lequel il aime vivre, l’investigation libre, sur les pas d’un insidieux différend avec l’ordre qui règne dans cette immense morgue enchantée. Car, au-delà du premier enchantement, ce qui transpire est, à travers la classification savante qui s’affiche, très organisée, un savoir panoptique sur le vivant animal et végétal, autoritaire. Une vision centrale a supervisé cette représentation des existences autres qu’humaine. La majesté des grandes surfaces vitrées, l’immobilité intimidante de tous ces témoins de ce qu’est la nature, affirme la place de l’homme, sa manière de classer tout ce qui extérieur à lui, histoire de se situer dans l’exception culturelle, à un autre niveau de l’évolution. Tout ce qui est répertorié dans la nature l’est en fonction d’une histoire déjà écrite, que l’on veut confirmer. Mais, et c’est le puissant parfum de nostalgie que dégage involontairement la scénographie du mausolée – comme quelque chose qui suinte d’un cadavre dissimulé, refoulé – ce n’est que le stade archéologique d’un savoir, toujours sujet à examen, toujours susceptible d’évoluer selon de nouvelles connaissances, toujours à interpréter, toujours vivant. Ce qui semble s’afficher comme immuable, une statufication de l’ordre du vivant, est en fait travaillé par des courants de pensée complexes, rivaux. « Ce qu’on appelle la systématique évolutionniste, très attachée à la théorie synthétique de l’évolution, reprend le schéma de l’inébranlable échelle naturelle des espèces. On classe les espèces en fonction de leurs ressemblances structurales et aussi en ayant une certaine idée de l’évolution, d’où le nom de systématique évolutionniste. (…) La systématique moderne, appelée systématique phylogénétique, se préoccupe de classer les espèces en fonction de leurs relations de parenté. Celles-ci s’établissent sur la base du partage exclusif de caractères dit dérivés ou évolués. Des frères et des sœurs sont les personnes qui se ressemblent le plus au monde en raison de caractères qu’ils ont hérités de leurs parents ; ensuite, ce sont les cousins en raison des caractères hérités des grands-parents, etc. Il en va de même entre les espèces, et pas seulement de faon analogique. (…) Les méthodes de la systématique phylogénétique finissent par s’imposer au début des années 1980, et de même pour la systématique moléculaire, cette dernière s’appuyant sur les méthodes de la systématique phylogénétique, mais en comparant les molécules, aujourd’hui l’ADN. Évidemment, tous les a priori sur l’homme, le signe et l’animal sont dénués de pertinence au niveau moléculaire. (…) Selon le type de systématique, on est amené à faire des hypothèses radicalement différentes sur nos origines et nos relations avec les espèces les plus proches de nous dans la nature actuelle. » (Pascal Picq, Il était une fois la paléoanthropologie, Odile Jacob, 2010)

Pulsion de ranger et déranger, s’enfermer dans la muséographie du vivant, perturber les classements, enfanter des hybrides et des espèces polymorphes, échapper au regard surplombant

La pulsion de classer, d’organiser, de ranger excite sa curiosité, rencontre quelque chose de profond et d’obscur, qui font frémir toutes ses facultés, des plus cérébrales aux plus intestines, qui traverse toutes ses activités, fussent-elles très futiles, se rattachant à des modèles scientifiques ou s’en détachant complètement, flirtant avec la fantaisie, la poésie, la fiction. Mais surtout, ce qui l’émeut dans cette diversité des formes complémentaires du vivant, terrestres et aquatiques – qui toutes finalement semblent se répondre, se font mutuellement signe, se libèrent des vitrines -, ne le retrouve-t-il pas dans sa nature même, ce qui devient sa culture fortement totémique jusqu’au cœur même des élaborations les plus conceptuelles, formes de métaphores constantes qu’il utilise pour qualifier ce qu’il éprouve, ce qu’il désire, ce qu’il partage, conserve ou rejette selon l’intuition du trajet qu’il trace ? Et particulièrement dans les émulsions amoureuses où il a cherché à transcender les barrières entre soi et l’autre, essayé de toutes les façons d’échapper à son enveloppe, devenir polymorphe, mille êtres différents, humains, animaux, végétaux pour multiplier à l’infini les manières de sentir, de jouir, de soi, de l’autre. Se sentir des ailes. Fouir le corps, ses ouvertures, chercher le sang, assouvir le cannibalisme, manger l’autre, sa viande où palpite son activité de symbolisation, l’assimiler dans ses moindres cellules, se donner à dévorer, se partager. Se propulser dans les nasses coïtales où les poumons explosent, privés d’air, où l’organisme accède à d’autres formes oubliées de métabolisme, réactivant des branchies, respirant d’autres atmosphères. Les sentiments ressemblent à des structures florales qui s’échappent dans le vent. Les mots s’involuent vers des formes fossiles de la mémoire que la chair de plus en plus translucide, chauffée à blanc, laisse apparaître dans son limon. L’œil rivé sur des stries, plumes, écailles, griffes, émail, silex, pinces, corail, vibrisses, ivoire, il se remémore les fantasques outils amoureux qui harmonisent les engrenages corporels. L’ensemble des vitrines du musée se mettent à bruire. Il devrait s’échapper, la visite des villes est toujours chronométrée. Mais il a tellement envie de se laisser enfermer ici, entamer un processus pour se fondre dans les vitrines, n’en être plus un regard extérieur, supérieur. Rester à l’affût. La jeune femme vue à la boucherie finira bien par y passer, ne doit pas être loin…

(Pierre Hemptinne)

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Bons voeux de Bugarach…

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Fil narratif de médiation culturel à partir de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) – Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg) – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – (…)

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Les conditions affreuses de réception de l’art dans les grands musées conditionnent le regard. Le formatent et créent des accidents. D’un détail d’une toile de Raphaël au rocher de Bugarach inséré par Huang Yong Ping chez Kamel Mennour. Des conséquences de « regarder si près ».

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité temporelle, contrastant avec celle des personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières sont des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau, dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien percevoir de ce que leurs pieds écrasent, portés par une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui défile et s’éloigne irrémédiablement, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jallie pour prendre possession du white cube, phagocyter tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me sautèrent à la gorge comme la nature et la vitesse de ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence globale des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Réunies dans une chapelle éphémère, au coeur du pic de Bugarach, les espèces vivantes décapitées par la sixième extinction, attendent la résurrection qu’apportera leurs allié-e-s extraterrestres. 

Sinon, au premier pas dans la galerie Kamel Mennour, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a surgi la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

La tête séparée du corps, signe de purification, l’esprit libéré de la manière! Les animaux ainsi préparés invoquent la transcendance apocalyptique. Arrêt sur image catastrophique. Le monde prêt à basculer dans un n’importe quoi « jérôme-boschien »

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène («poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traversé-e-s par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

La justice terrestre et céleste, à l’approche de l’effondrement climatique, toujours dominées par les « représentations médiévales de l’enfer, des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre »

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

La musique de la fin dans le sillon mort des arbres abattus. Crachouillis funèbre du plantationocène. ce disque-là ne se rejoue pas.

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène/plantatioconène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend la musique, ou plutôt non, son souvenir, ce qui en restait après qu’elle ait été épuisée par le support mécanique de lecture et qu’il ne reste plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, avec une aura singulière unique, elle restait reproductible sous diverses variantes. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas, sillons à voie unique.

Pierre Hemptinne

Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse –  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est?

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Dans le coing imaginaire

Dans le coing

 

 

Les fruits apparaissent dans le coing. Ils dardent leur forme approximative – ingrate, si l’on veut évoquer le corps incertain de l’adolescence -, des ébauches au fuselage maladroit et à la peau duveteuse, surmontées des restes de corolles et pétales qui forment des hélices molles, cordons ombilicaux chiffonnés qui les rattachent encore à leur être fleur. Pour mieux appréhender ce massif de feuilles et de branches d’où jaillissent ces drôles de dirigeables vaguement obscènes, à la trajectoire incertaine voire improbable, je le parcours et le sonde avec un téléobjectif, comme une montagne lointaine observée à la jumelle. Zoomant et dézoomant, alternant le net et le flou dans une dialectique de l’apparition. J’isole des zones touffues, des branches nues puis des ramifications de rameaux, je promène le regard dans le dessin des branches et des feuilles, je cherche les sentiers qui conduisent à un beau spécimen solitaire ou à un regroupement de bébés coings. Ici, je fouille une masse verte. Là, je descends en courant. Je m’égare sur des coteaux. J’emprunte des vallées, des chemins de crête, des champs marécageux. Ce faisant, j’ai l’impression de déchiffrer la carte d’un pays imaginaire, avec ses reliefs et dépressions, creux et promontoires, lisières et espaces nus totalement fictifs, insitués ailleurs que dans mon imagination. Je trace les itinéraires offrant des vues imprenables sur les fruits, je multiplie les détours pour qu’ils apparaissent chaque fois comme une surprise. Je m’exerce, face à ce paysage de feuilles, à une stratégie du regard, comme on peut le faire quand, avide, on cherche à retenir – matérialiser dans la mémoire – toutes les variations de lumière dans un visage qui raconte ses traversées de mondes lointains – écarquillant ou clignant les yeux, s’éloignant ou s’approchant au plus près, filmant des déplacements et transformations imperceptibles ou photographiant des expressions fixes, récurrentes. On peut développer l’éducation à l’image en enseignant comment déchiffrer un film, une émission de télévision. Apprendre à regarder dans un arbre pourrait être tout aussi instructif. Être resté des heures durant, dans les heures chaudes de l’été, à observer le manège des insectes dans les massifs de fleurs sauvages, en bordure des forêts, m’a aussi appris à laisser venir une histoire dans son décousu fondamental, à ne pas me sentir incommodé par des films lents (par exemple) ou des livres dont le fil narratif se perd dans le corps du texte. Quelque chose se passe, avec ces insectes et ces fleurs, de concret et abstrait, qui n’a ni début ni fin, car chaque année ils se retrouvent, à peu de chose près, en train de raconter le même fragment narratif. En scrutant le cognassier décoré de ces étranges formes, inventant toutes les manœuvres d’approche pour braquer l’objectif grossissant sur ces futurs fruits au modelé vulvaire et/ou phallique, inévitablement, j’épouse des pages lues récemment – je vois à travers ces pages, ou ce que je vois vient réécrire ces lignes en moi. Des pages, encore, des Lances Rouillées où Juan Benet compose les mouvements d’une guérilla dans les montagnes, les montagnes d’une province espagnole imaginaire, Region, dans un mouvement proustien inversé : à travers une ethnographie de la vie mondaine menée en son centre et ses multiples métastases, Proust décrit, sous les us et coutumes ordinaires, toutes les stratégies qui traversent et structurent une société. En écrivant, le nez dessus, très terre à terre, une sorte de traité de la guerre comme principe de vie social, détaillant les milles et une manœuvres pour s’emparer, neutraliser ou détruire l’ennemi, en décortiquant la dynamique des combats, les stratégies à l’intérieur de la stratégie – la guerre étant constitué de différentes initiatives collectives ou individuelles superposées comme des pelures d’oignon -, Juan Benet cerne l’essentiel de la vie à travers une armée de portraits de personnages et de paysages dans ce qu’ils ont d’essentiel à la stratégie du vivant, là, à Region, au cœur de la guerre civile. Les mouvements de troupes, le corps à corps avec les composantes physiques du terrain, l’intelligence à tirer parti des atouts du paysage pour établir une position favorable, tout ça est peint avec une minutie démente s’agissant d’une contrée inventée, qui n’existe que dans sa tête, il a du se le représenter de manière tellement réaliste qu’il se l’est certainement imprimé à l’intérieur. A moins qu’il ne s’agisse de la configuration paysagère de son cerveau que, sans s’en rendre compte, il prend comme décor de son livre. Le théâtre minutieux de ces opérations militaires s’étire sur 670 pages (livre inachevé), c’est dire si ce pays imaginaire vivait dans la tête de l’écrivain. Au point de faire corps avec son texte, avec l’idée qu’il se faisait de son texte (et forcément inachevé puisque pour le conclure il aurait fallu qu’il passe l’arme à gauche et puisse revenir inclure cet événement final dans le texte, l’extinction du paysage intérieur, ses plis et replis, où se déployait sa guérilla d’écriture). Sans doute y a-t-il un parallèle à établir avec l’interprétation que Bernard Lahire propose du terrier de Kafka : le terrier représente la vocation littéraire, le travail d’écriture, le texte projeté, toujours fantasmé et selon, ici, une stratégie textuelle à rapprocher du texte de Benet où la science militaire se confond avec la science littéraire : « Kafka conçoit ses textes comme des façons de pouvoir faire face et combattre ses ennemis (ses démons intérieurs, les obsessions qui le hantent) et, de ce point de vue, il voit ces premiers textes comme des pièges tendus à ces ennemis : « Voilà l’entrée de ma maison » disais-je alors ironiquement aux invisibles ennemis que je voyais déjà périr d’étouffement dans ce labyrinthe. » » Les Lance rouillées transforment Region en labyrinthe où le texte étouffe, sous sa métaphore dévorante, hypertrophiée, l’idée même de la guerre (impression après 180 pages). Quelques lignes sur la guérilla dans ces territoires abstraits : « Aux premières heures du jour, le combat était engagé. Sans préjuger du nombre et de la nature des défenses au col, Estanis décida de lancer une attaque frontale en s’appuyant sur la ligne du talweg, après l’occupation d’un petit rocher escarpé – le piton de Calatrava –  sur son flanc gauche, d’où il pourrait harceler l’ennemi, disperser ses feux et couvrir sa propre avancée. Avant le point du jour, un détachement d’une soixantaine d’hommes, avec trois mitrailleuses et deux mortiers, avait occupé le piton sans – d’après lui – être détecté par l’ennemi, tapi derrière la ligne d’horizon du coteau sans laisser voir ses armes ni ses enseignes ; au dernier moment, au lieu de suivre la trajectoire la plus directe et pentue, Estanis modifia la direction de l’assaut pour le conduire à travers une bergerie située à mi-chemin, dont l’éclat des pierres et des ardoises, au contact des premiers rayons du soleil, attira à tel point son attention qu’il pensa en faire une position de force qui, une fois conquise, pouvait lui épargner une bonne partie de la course à découvert. La première vague d’hommes – salopettes bleues et verdâtres, une casaque kaki de temps à autre, chemises blanches et pantalons de velours, bérets noirs et un casque français ici ou là – se lança vers le haut de la montagne, obéissant tous aux instructions qu’ils avaient reçues un mois durant dans les vallées du Torce : le pas rapide et court, le buste courbé et prêts à faire feu, s’aplatissant au sol tous les trente mètres pour se relever et courir de nouveau une fois choisi le point d’abri suivant, tous ensemble. Sur une mule et derrière le tronc d’un pin, Estanis observa le déploiement tout en épiant aux jumelles l’éventuelle réaction de l’ennemi, et quand il fut assuré que tous les hommes de la première vague avaient atteint l’objectif, sans que ceux du col eussent donné aucun signe de l’avoir remarqué, il leva la main gauche pour indiquer la bergerie vers laquelle se lança la seconde vague, dans les pas de la première. » (Juan Benet, Les lances rouillées, Passage du Nord Ouest) (PH)

Des arbres urbains et des langues

Kertesz a pris des photos d’un Paris –ancien, certes, mais pas non plus en des temps inimaginables –où le rural et l’urbain sont encore mal départagés. On voit des parties de troupeaux dans les rues, des chèvres, des moutons, des paysans. La ville a l’air d’une trame  grouillante, proliférante, un chantier qui s’impose difficilement à la nature. Les arbres en ville, aujourd’hui, sont des subsistances, des survivants (mais aussi, à chaque printemps, ils réapparaissent comme des résurgences, regagnant du terrain, reprenant leur volume complet). C’est vrai, comme dit le poème (un peu simpliste) de Bonnefoy, qu’ils sont des univers à part entière, des microcosmes, des îlots de vie naturelle dans le tissu urbain. C’est vrai surtout en été s’ils s’épanouissent. En hiver, ils ont plutôt l’apparence d’accessoires remisés de manière incongrue, de grands sauvages amputés et pétrifiés, d’alibis pour une ville qui a intérêt à sembler « verte », dotée de poumons végétaux. Rangés dans des parcs, alignés sous une première neige, ils ne semblent plus préparés à affronter les rigueurs hivernales. Ils encaissent. Là où les promoteurs construisent de nouveaux immeubles rentables, ils sont rognés, sauvegardés par obligation, ou juste « pour faire bien », pour garder un fétiche protecteur, un symbole du bien-être. Quand les rameaux nus se déploient en rade sur fond de building sombre, ils semblent flotter sans corps et sans racine, suspendus. Au fond d’une impasse, derrière la grille, de quoi est-il l’otage ? Mais on devine qu’en refaisant du bois et des feuilles, il va coloniser cet espace qui en perdra son caractère de cul-de-sac. Quand des pointes de feuillus ou résineux dépassent de quelques murs, signalant un jardin intérieur dans un îlot urbain, on fantasme un peu sur ce coin de verdure en plein cœur de la ville. Il y a aussi des havres où un culte est rendu aux arbres, aux plantes, aux jardins, à la nature qui manque en ville, comme dans cette Cour du figuier où, protégé entre les façades, un bouquet d’arbres se prélasse, semble chez lui et où devant chaque maison des pots et de plantes sont disposés, opération camouflage collective pour créer l’impression de vivre hors de la ville. Même chiches et réduits à portion congrue, les arbres dans la ville permettent de n’y pas baigner dans le seul langage urbain, ce qui serait étouffant. En les regardant, en pensant à eux, on est aussi irrigué par leur langage. Cela évite d’être enfermé dans un seul langage environnemental (soit l’urbain, soit le forestier) avec comme conséquence de manquer de respiration, d’équilibre et de voir sa sensibilité s’appauvrir. « Bon, dit Roca. Je dois vous annoncer quand même les quatre dimensions, vous aurez besoin. La première est dans la langue, ou dans la parole. Vous tombez dans oh ! combien d’autres langages, et aucune idée n’est exprimée, si elle n’est pas en relation. Il n’y a pas d’idée de l’isolé ni un isolé de l’idée. » (E. Glissant, Tout-monde, Gallimard/Folio) L’arbre, survivant ou expatrié en ville, est agent de ce relationnel-là. Cette situation d’être pris par plusieurs langues vaut bien entendu pour avoir des idées face à la peinture, la musique, un paysage… Avant d’aller écouter Parsifal à la Monnaie, j’avais bien écouté – jusqu’à imprégnation -, des compositions noise du groupe Whitehouse interprétées par l’ensemble contemporain Zeitkratzer. Je suis convaincu que cette musique ayant provoqué une surprise, stimulé l’écoute, a contribué à une réception optimale de la musique de Wagner. Une relation s’était installée entre les végétations de Whitehouse/Zeitkratzer et la forêt intérieure de Parsifal/Wagner. Quand je suis traversé par les différents codes des langages urbains dans lesquels je suis immergé, ceux de la forêt qui irradie de la présence de quelques arbres, quand je mets en relation plusieurs discours musicaux d’époques et de compositeurs très éloignés l’un de l’autre, je fais l’expérience de la créolité telle que pensée par Glissant, et du caractère fondamentalement multilingue de notre sensibilité; sans ce multilinguisme, que serions-nous capable de sentir et penser? Cette conscience de la constitution composite de notre nature culturelle conduit à se méfier de certaines conceptions de l’identité reposant sur l’unicité et la pureté d’une langue maternelle (autre manière de désigner un territoire, un sol et un sang). « Une langue composite comme le créole ne saurait être défendue sur le mode atavique de l’unicité ou de l’enfermement. L’unicité close menace aujourd’hui le tramé des langues, et c’est la trame du Divers qui les soutient. » Et encore : « Un langage, c’est cela d’abord : la fréquentation insensée de l’organique, des spécifiques d’une langue et, en même temps, son ouverture sévère à la Relation. » (E. Glissant, Traité du Tout-monde, Gallimard) (Ph)