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Fécondité et mémoire des larmes et poussières

Fil éco-narratif à partir de : Jonathan Jones, « Sans titre (territoire originel) » Palais de Tokyo – ‘le grand incendie de londres’ Jacques Roubaud, Seuil – « Fils de poussière » de Jehanne Paternostre au TAMAT (Tournai) – David Graeber & David Wengrow, « Au commencement était… » Les liens qui libèrent – Souvenirs, paysages, digressions …

Il ne sait plus depuis combien d’heures il paresse sous la lasagne de couvertures, bâches plastifiée, édredons. Près de lui, le brasero ronfle, surmonté d’une plaque en métal sur laquelle cuisent châtaignes, entaillées au canif. En s’étirant, en s’extirpant un peu de ses couches protectrices, il puise les châtaignes dans la brouette, récoltées lors d’une longue balade en forêt. Les bogues piquantes, séchées, relancent les flammes, crépitantes. Dans un seau, à portée de mains, des choux de Bruxelles, récoltés sur des plans redevenus presque sauvages, petits choux pas très serrés, pas calibrés, pas très ronds. Il les trempe dans l’huile et le sel avant de les poser sur la plaque de cuisson avec les châtaignes. Ca fume. Il remue tout ça, sporadiquement, avec une cuillère en bois, le feu n’est pas puissant, légumes et fruits confisent lentement. Dans une sorte d’hibernation, fonctionnant à régime réduit, il avale une châtaigne ou deux, un choux ou deux, toutes les heures ou deux heures (approximativement), accompagné de goulées d’eau (ramenée de la source du village comme déjà expliqué), avant de retourner à sa somnolence. Quand il émerge à nouveau, il grignote, doucement tout en absorbant la lumière éblouissante, froide, mais toujours ourlée de lointains bleutés, violets et gelés, nuit permanente par-delà les cimes proches. Il cligne des yeux, se désengourdit, émerge, son regard tombe sur une forme géométrique avachie, tapie sur le plancher, un livre, il s’en empare, le soulève et le ramène à lui, une brique souple, écornée, grise à force d’être manipulée, aux pages tellement griffonnées que le texte imprimé, originel, ne semble qu’une couche parmi d’autres d’un palimpseste épais. Il y a des années, quand il a découvert l’existence de ce bouquin dans un article de journal, qu’il l’a acheté et ouvert pour la première fois sur ses genoux, il a imaginé que c’était, non pas « le » livre tant attendu, mais un de ces livres qui en ont dans le ventre et font rêver à ce que serait un tel livre, « total », comprenant tous les autres (ceux qui ont compté pour lui, Mallarmé, Proust, Simon, Kafka…) sans leur ressembler – différent, mais impossible à imaginer sans de nombreux antécédents (répétitions ?) -, et qu’il serait peut-être le dernier livre qu’il lirait vraiment. En bouquinant – faisant défiler les pages pour qu’en jaillisse l’écume et qu’il puisse happer des extraits représentatifs du contenu et des strates de ces pages denses et douces, prélevant alors des échantillons – carottage de texte – à différents endroits du volume biblesque, il flaira une formidable adéquation avec le genre d’écriture qu’il affectionnait, sans suspens  – (par exemple des cyprès alignés une nuit chaude vus à travers l’appareil photo et la respiration d’une jeune femme ; la description de la couleur et de la lumière d’oliviers et la manière dont elles affectent la perception de l’ensemble des couleurs et lumières du paysage, le genre de chose qu’il rêve depuis toujours de saisir et fixer par l’écrit, peut-être même la quête qui motivait depuis toujours son désir d’écrire) – associée à l’étrangeté de formes et de protocoles qui lui sont complètement hermétiques, dont l’abstraction fastidieuse, entre poésie et mathématique, rébarbative, suscite même un mouvement de rejet. Cette association du familier et de l’incompatible rendait précisément cette brique attirante, garantie de se perdre, de patauger dans le texte, d’errer dans un travail de lecture sans fin. Prenant livraison de la commande, au comptoir du libraire Tropismes, non sans une feinte cordiale concernant le poids de ce « roman », l’accueillant la première fois entre ses mains, il soupesait un fantasme, celui de recueillir au creux des mains la totalité de la littérature déjà lue depuis le début de sa vie de lecteur, en un seul ruissellement uni à ce qui venait et qu’il allait lire, s’échappant comme le contenu d’un sablier, mais se figeant. Sentir cela. Le millefeuille par excellence, promesse de la lecture sans fin, la dernière page reculant au fur et à mesure qu’il débobine (pour comprendre) et rembobine (pour assimiler et conserver) le fil de l’écrit. Livre horizon. Aujourd’hui, il se souvient, certes, de ces premières sensations. Mais c’est devenu une présence constante, un outil, une extension naturelle de ses sens. Il l’ouvre à n’importe quelle page, lit les premières lignes sur lesquelles tombe son regard, ne se souvient plus de les avoir déjà rencontrées et, en amont et en aval de ces lignes, il en recommence l’approche, jusqu’à retrouver les traces des lectures antérieures, converties lentement en images qui enrichissent et différencient ce qu’il retiendra désormais de ce livre. (Il y a inséré, imprimées, des feuilles volantes où il a copié, à l’ordinateur, des pages d’autres livres, d’autres auteurs, qu’il met ainsi en résonance, occasionnant des carrefours entre les pages.) Il en reste à ces recommencements, partiels, parcimonieux, entrecoupés du grignotage de choux et châtaignes. La fumée du brasero, suite à une saute de vent, lui lèche le visage, ses yeux piquent, envahis de larmes. Les larmes, depuis combien de temps sont-elles omniprésentes ? Perlantes. Comme s’il se tenait depuis des années, en permanence, au bord des pleurs. Le livre a glissé sur les planches, tombé des mains. Les yeux enlarmés, il rêvasse. Il y a des années, physiologiquement, signe de vieillissement, il est devenu sensible au froid, au vent frais, dès qu’il claquait la porte et se mettait à courir vers l’arrêt du bus, les larmes inondaient les paupières. Il voyait alors trouble. Ajouté aux contraintes du masque imposé depuis les pandémies successives de Covid, banalisant la buée sur les lunettes, cela fait longtemps que ses relations à l’extérieur sont floues, déformées par l’eau. Cette vision aquatique, entre deux eaux, marécageuse, lui est devenue ordinaire. Puis, émotivement, de plus en plus souvent, les images – lues (littérature), vues (peintures, photos, dessin, installations, paysage), entendues (musiques, chansons, bruits naturels, sons urbains)  – ont sollicités les sources lacrymales. Des résurgences de ce par quoi, par le sensible, il appartenait au monde et possédait une part  minime de l’existence, et qui désormais se manifestait pour lui signifier que ça allait sortir de lui, migrer vers d’autres corps et âmes, petit à petit s’écouler ailleurs, continuant certes encore à exister en lui, mais sans plus d’attaches fermes. Alors, il voit des fleurs, des végétations mentales, dont il aura fixé le motif, en lui, comme on brode des images, et qui représentent le foisonnement de ses sensations, de ses attentions portées aux choses, revenant le saluer. Ces floraisons le hantent depuis qu’il fut foudroyé – puis liquéfié – par une installation de Jonathan Jones, au Palais de Tokyo. Une installation liturgique célébrant des individus-végétaux dans leurs morphologies singulières telles qu’ils avaient été arrachés à leur milieu naturel et à la mémoire collective d’usages indigènes. Déportés selon la logique coloniale, de l’esclavagisme. Et qui, grâce à l’art et à la communion esthétique, revenant chez eux, ressuscités. L’œuvre mettait en contact avec ce genre de retrouvailles incommensurables, bouleversantes. Là, plantes revenues, épanouies à même du linge blanc, dans le dispositif inventé par l’artiste. Il plonge dans ce souvenir et, à nouveau, remontant de profond en lui, comme d’un puits, l’arrosage lacrymale. Puis – rompu par cette émotion ancienne, inépuisable – il bascule en  une somnolence irrépressible, tout en maugréant qu’il serait temps qu’il bouge, qu’il se lave, qu’il commence à sentir le bouc, le boucanier, s’avouant aussitôt commencer à s’en foutre. Bientôt le printemps, il sera temps d’une douche, d’une lessive. En train de disparaître dans un nouveau somme, il a une secousse, « les enfants, les enfants descendront-ils, alors, voudront-ils bien disperser les cendres à l’Aigoual ? ». Et de nouvelles larmes diluent sa vie propre, son histoire, toutes ses années, dans celle, plurielle et végétale, scénographiée par Jonathan Jones. Il était arrivé là, exténué, saturé d’expositions. Marre de regarder, de ne rien comprendre au simple regard, de devoir lire de longs cartels, de devoir produire un travail de compréhension et d’interprétation. La salle dépouillée était un mixte de galerie d’art et de musée d’histoire naturelle.  Alignées, sobrement, sur une longue distance, des images de plantes. Il lut l’explication avec effort. Une expédition Napoléon en Australie. Des plantes indigènes prélevées pour constituer un herbier scientifique. Enrichir la globalisation des connaissances occidentales sur la nature. Les Aborigènes, opposés au déplacement de ces plantes considérées comme des parents. L’artiste accède à l’herbier et en ramène la substance là où vivaient ces plantes. Il en replace l’âme au sein d’une écologie et d’un imaginaire bien à elles. Avec toutes les relations qui leur donnaient sens et sève. Façon de les remettre dans leur terreau – rituel de ressuscitation – il en confie la reproduction à un groupe de femmes. La broderie des 308 spécimens est réalisée par des « artistes et artisanes vivant à Sydney ». Appliquées à leur travail d’aiguille, soucieuses de restituer fidèlement le modèle, elles se sont initiées à la botanique locale et apprécié tous les savoirs – médicaux, cultuels, culturels – qui y sont liés, et qui font que chaque plante est un individu à part entière, pas un exemplaire anonyme d’une espèce. Cela, grâce aux échanges avec des anciens et anciennes aborigènes. « Ce processus a engendré une guérison collective, car les Aborigènes ont eu l’occasion de partager leurs connaissances tout en retrouvant leurs plantes, tandis que les artistes ayant collaboré au projet ont pu établir un lien significatif avec l’Australie. » (Cartel / Palais de Tokyo) Pourquoi, soudain, malgré la fatigue particulière du visiteur de musée saturé du « trop vu, trop à voir », presque écœuré ou blasé, une telle pluie de larmes ? Par quel biais s’identifiait-il de façon si déstabilisante ? Il y avait l’environnement sonore, aussi, de l’eau qui chante, des voix, des chants d’oiseaux, le choc léger d’outils paisibles, le vent et les feuillages, une atmosphère mariant rituel avec us et coutumes ordinaires, le submergeant peu à peu du souvenir d’harmonies irrémédiablement perdues, des jeux dans la rivière lors de pique-niques familiaux, paisibles, où il jouait seul dans ses pensées et son imaginaire, mais non loin de la mère, du père, des frères et sœurs. La bande-son rappelait tout cela, perdu à jamais, ravivait la douleur des pertes, mais aussi résonnait comme un rivage où accoster, apaisé, réconcilié effectivement. Des retrouvailles. Chaque nuance – visuelle, sonore, olfactive – des harmoniques anciennes, du passé heureux, se manifestait alors doucement, chacune se levant lentement dans son champ de vision « second », semblaient s’incarner dans ces fleurs et herbes brodées devant lui, alignées sans fin, constituant « sans titre (territoire originel) ». Chacune de ces plantes, graphiques, et le contexte d’où elles étaient issues, avait son pendant dans une collection de plantes similaire, tout aussi invisible et oubliée qui retenait sa vie grâce à leurs racines, avait empêché qu’elle ne s’effrite ou ne s’érode trop. Elles étaient alignées, inclinées, sur de longs lutrins. Sobrement. Comme ces hommages aux victimes d’une catastrophe dont les corps n’ont pu être retrouvés et dont l’on expose le portrait pour en faciliter le deuil. Il défila, s’arrêta devant chaque plante, s’absorba dans la contemplation de chaque broderie, faisant ses dévotions, scrutant, admirant, écoutant. C’était un herbier magique qui donnait une connaissance nouvelle de tout ce dont il avait été privé, spolié. Le dessin de chaque herbe évoquant une blessure, une rupture et, simultanément, la médication guérisseuse et la cicatrice. 

L’activité qui depuis des années le maintenait à flot, sous-jacente, quasiment invisible, imperceptible, consistait – à travers les gestes investis dans toutes ses occupations ordinaires – à broder « en esprit », à même sa conscience, chaque individu de son herbier personnel, pour les connaître et les répertorier, échafaudant des taxonomies fantaisistes, histoire de se raccrocher à quelques choses, de maintenir et entretenir une végétation salutaire, respirante, nourrie de ses échecs et réussites, de ce qui s’en écoule, mais recyclant, transformant en oxygène, en nutriments. Point après point. A l’aveugle. L’objectif n’était pas de construire un récit linéaire qui, appliqué à son anonymat, activerait les mêmes principes que celle d’une « Histoire » basée sur la vie des Saints et des Héros, enjoliverait et simplifierait son parcours de vie, évacuant les ombres et errances. Les valeurs que la société place encore dans le « réussir sa vie » contraint souvent aux falsifications des récits biographiques, allégeance aux visions d’une humanité verticale, hiérarchique. Non, il s’était éjecté de la verticalité. « … le passé que j’évoque, que je « crée » (non au sens où je l’invente, mais au sens de la constitution d’un plasma de choses ayant eu lieu et réagissant ensemble, en suspension dans le temps, maintenu par la cohérence de la description, contigu à un passé de même nature, et venu de lui par un faisceau de changements), est sans leçon pour le futur. » (J Roubaud) L’idée de plasma le séduisait, sans bords, sans frontières.

Chaque fois qu’il se retrouve téléporté face à cette installation, épuisé, saturé et puis soudain, suite à un mystérieux reset, vierge, plein d’énergie de renouvellement, prêt à recommencer, les larmes remontent et s’écoulent. De la même famille, du même ruisseau qu’invariablement libère le rappel de la voix et des mots entendus au téléphone et qu’il dut bien traduire, sans appel, un dimanche de février, par « papa est mort ».

Il se redresse sur sa couche bordélique, jette un regard panoramique sur la vallée, l’hiver a été doux, le verdissement se manifeste très timidement, précoce, pâle, il zoome sur certaines zones aux teintes et reflets particuliers, élargit la focale pour suivre progressivement le rayonnement de ces particularités à la surface de la trame paysagère. A la manière dont différentes couleurs, mises en relation, se modifient mutuellement, se neutralisent ou engendrent une teinte neuve. Comment ces détails interagissent-ils pour créer l’impression d’ensemble ? Cela lui rappelle une des tâches inlassables de visiteur de musées, s’approchant des toiles pour scruter le « faire », les détails, la « touche », s’en éloignant pour jouir de l’effet d’ensemble. S’agissant ici d’une vaste étendue naturelle, vivante (dans laquelle il se trouve, de plus, immergé). Voici les histoires qu’il aurait tant aimé saisir et raconter, collectionner, rassembler en anthologie. Il n’a fait qu’en jouir. Au fur et à mesure. Il retourne à son cocon et s’enfouit dans le souvenir des oliviers de Roubaud. « La lumière dernière, insistante, du jour donne à leurs feuilles, à l’envers de leurs feuilles surtout, la juste quantité de gris et d’argent sourd (c’est ainsi que je les vois, éliminant presque tout le vert de mon souvenir) qui représente pour moi la mesure même de tout paysage, le centre de tous les assemblages de couleur. » (p.362) Voici la lumière particulière des oliviers, au sein des paysages où il pousse, mise en exergue, libérée. Il se resitue devant un tel paysage pour la première fois, vers 1976, où il descendu en autostop découvrir le midi. Qu’est-ce qui vibre en particulier, d’où vient ce qui irradie ce paysage-ci, ça part d’où ? Ah, ça vient de là, braquons les jumelles. « Le gris de l’envers étroit d’une feuille d’olivier a, dans l’ordre du visible, une importance au moins autant éthique qu’esthétique. Il corrige, d’avance, tous les débordements, toute la profusion excessive des rouges du soleil crépusculaire, insiste sur la réticence, la sobriété, la pauvreté même de moyens de toute beauté. Une pente d’oliviers est sans luxe, sans effets. » Puis on entre dans l’intimité du processus alchimique. « La couleur olivier, ainsi, a une fonction harmonique : établir une continuité (en apparence nécessaire) entre l’ordre des verts : verts des figuiers, des pins, des vignes, des cyprès d’une part ; et celui des gris d’autre part : les gris presque éteints, presque cendreux des thyms, des lavandes desséchées par l’été avançant, presque poussiéreux. L’harmonie est atteinte le plus parfaitement dans les grandes chaleurs, quand l’herbe a à peu près disparu, et les fleurs, quelque part entre le quatorze juillet et les derniers jours d’août. » Et enfin, la jonction avec le noir, le passage d’un versant à l’autre. « Écrasées, confondues par la toute lumière de l’après-midi, les composantes de gris et du vert végétal se réassemblent, à l’heure finale, avant de disparaître à nouveau, sur l’autre versant, qui n’est plus celui du blanc mais celui du noir, le noir de l’assombrissement nocturne. » Sur ce que donne à voir ce texte, rassemblant dans l’organisme du lecteur toutes les fois où il se consuma d’extase dans le spectacle d’un tel passage de la lumière à l’obscurité, fondu dans le crépuscule, ce « toutes les fois » différenciées et sérielles qui investissent l’endormissement d’un mille-feuille de ténèbres, les paupières à peine entrouvertes, ravies de ce miroitement idéal des oliviers mué peu à peu en jeux de poussières, virevoltantes, lentes, hypnotiques. Entre veille et somme, une profonde grisaille, abrasive et sensuelle (cette union de contraires faisant office de magnétisme, d’attirance vers le trou noir du sommeil), gagne son cerveau, comme la neige des anciens écrans télévisuels, c’est ce qu’il voit de sa vie qu’il ne parvient plus à ressaisir en fils narratifs construits, explicites, figuratifs, mais désormais broyée, volatilisée en poussières, ses poussières. Ses doigts, ses mains bougent, compulsivement, inconsciemment, comme les membres de chiens endormis, rêvant. Machinalement, obsessionnellement, dans sa tête, ça travaille, ça malaxe au rythme de la respiration, toutes les images accumulées, toutes les petites histoires et les expériences, plus que de la poussière, et il assemble ces masses de grains légers, au hasard, à l’aveugle, les pétrit, les transforme en pelotes laineuses, uniformes, mal dégrossies, toute son activité mentale consistant alors à transformer cette laine de fortune en fils tortueux, sans fin. Des chapelets mal dégrossis où repasse son vécu, abstrait, juste les fils approximatifs, garnis de nœuds et d’aspérités informes, qui ont tenus ensemble les différents aléas, la multitude de petites expériences, erratiques, au jour le jour. Il file jusqu’à l’endormissement, jamais total, étant donné qu’il couche à l’extérieur, un infime point d’attention continue au vrombissement des braises. Sommeil de bivouac, qui-vive poétique. Il flotte, perméable aux bruits de la vallée, de la forêts, aux passages rares et impromptus d’humains et non-humains sur la route, manifestations extérieures qui infiltrent son activité onirique, du coup de plus en plus écologique. Au réveil, scrutant ses rêves, il ne dira pas avoir rêvé de renard, de chouette, d’hérisson, de chevreuil, de sanglier, il se sentira doté, fugacement, de pensées-renard, pensées-hérisson, pensées-chouette, pensées-chevreuil…

Confronté jadis à des problèmes de sommeil, Il s’est initié à ce nouveau protocole d’endormissement, paisible, en mobilisant un savoir-faire qui consiste à rendre visible la poussière, à l’accumuler et à transformer ce rebut en nouveau matériau. Cette plasticité insoupçonnée d’une matière tant originelle que finale, associant le signe de la combustion finale, de l’effritement et de la dispersion ultime à la possibilité de renaître en trait d’union entre ici et au-delà, lui fut révélée en visitant une exposition au TAMAT (musée consacré à la conservation et l’étude d’anciennes tapisseries et à la recherche expérimentale en art textile) découvrant les recherches en art textile d’une artiste qui y avait été accueillie en résidence (Jehanne Paternostre). Il repense à son travail tel qu’elle le lui avait présenté. Les poussières nécessitent, au même titre que les trésors de la tapisserie patrimoniale, une attention constante. Arrivée au musée pour effectuer sa bourse de recherche, Elle commence par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle s’intéresse non pas aux représentations figées mais à ce qu’elles occasionnent comme travail infini de maintien des images. Elle a filmé les rituels de soin que nécessite le patrimoine licier, les mains qui restaurent, les gestes reliant endroit et envers. Se glissant sous l’œuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, le dessin d’une carte mémoire singulière. Évoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, ce qui tombe et quitte l’économie des biens valorisés : bouts de fil et poussières textiles. 

A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle relève les infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée de chemins. Elle glane aussi ces petits bouts de fils, rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, qu’elle passe dans le chas de grandes aiguilles, regroupés en un ensemble entomologique. 

Comment faire parler ce matériau dissipé, comment donner forme à cet informel, sans le trahir ? Elle amasse les « nounous » textiles, les malaxe, les feutre, leur redonnant apparence de laine sauvage et, s’initiant au maniement du fuseau, elle s’exerce à fabriquer des fils de poussière. D’autre part, elle autopsie les boules de fils, détachés des tapisseries, scories à remplacer, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule révèle des entrailles multicolores. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de « nerfs » de tailles, textures et coloris différents et individualisés. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes rien moins qu’homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Sous le verre aseptisé du laboratoire, filent des lignes de vie, des lignes du temps, anarchiques et têtues, à la granularité buissonnante, plurielles, brutes et raffinées, non plus de la corde, ni du tissu, mais les boyaux entretissés des mémoires du passé, du présent et du futur. Les regarder ou, encore mieux, les faire glisser entre ses doigts, certainement, aide à rêver une autre histoire de l’humanité qui ne serait plus bloquée, en panne d’imagination, au stade d’un capitalisme dépassé, échoué dans une biosphère dévastée. Ca calme. A la manière de cet artiste, donc, de tous les fils et poussières que la vie a fait tomber en lui, mentalement il fabrique des pelotes, des fils, il en suit le déroulé irrégulier et entrevoit ou fantasme un printemps de l’imagination. Il peut s’endormir. Ces fils le tireront jusqu’à demain.

Pierre Hemptinne

L’ensevelie infinie au zinc de l’Avant-Comptoir

Fil narratif tiré à partir de : Zinc de L’Avant-Compoir, Paris – Albert Renger-Patzsch, Les choses, Jeu de Paume – Ali Kazma, Safe, Past, Clok Master, Jeu de Paum – Jean-François Millet au Palais des Beaux-Arts de Lille – Tadashi Kawamata, Nest, Galerie Kamel Mennour – Antonio Damasio, L’Ordre étrange des choses, Odile Jacob 2017- du vin orange, des souvenirs sentimentaux (…)

Le zinc patiné l’absorbe dans des souvenirs d’étang gelé. Il rumine des conférences qui secouent les idées reçues.Le cuistot s’escrime pour la beauté du geste. Le temps patine.

Un moment de pause au comptoir d’un bistrot. Il capte, sans rien fixer, les gestes précis, rapides, speedés par nature, de la serveuse et du cuisinier, comme des rituels, des collections de gestes répétitifs, à l’infini, dans l’espace confiné où ils doivent cuisiner, servir, débarrasser, laver la vaisselle. Un bruit de fond visuel, une fresque cinétique qui le berce. A droite et à gauche, de petits groupes se restaurent, tranquilles, conversations calmes, plaisir des fourchettes entre assiettes et bouches, des verres levés, secoués à la lumière, portés aux lèvres, du pain rompu sur lequel on étend le beurre prélevé à même la grosse motte sur le comptoir et que l’on mord à belles dents. Des va-et-viens de sourires, de clins d’yeux, entre jouisseurs, amateurs de bons vins et bonne chère. Dans des coupes, des bols, de petites assiettes, le manger est soigné, inventif, goûteux, et même singularisé, déposé devant le client comme s’adressant à lui en particulier. Chaque fois, une sphère de saveurs qui stimulent les rêveries. Le comptoir est rivage de délices parcimonieuses, arrivant au compte-goutte, selon le bon vouloir et la créativité du cuistot affairé, jamais au repos, et que l’on dirait déconnecté de toute commande, toute contingence, happé par la beauté du geste. C’est dans cette atmosphère, aspiré et replié dans le cocon de ses ruminations, suite à plusieurs conférences qui ont remué ses connaissances, le conduisant à réviser, cahin-caha, de nombreuses perceptions du monde et stratégies professionnelles du savoir, qu’il s’abîme dans la contemplation du zinc. Chaque fois qu’il y repose son verre, il y découvre de nouveaux reflets, il a l’impression d’une surface irréelle qui absorbe le verre et son breuvage. C’est une matière meuble, soyeuse, sans âge, profonde. Patinée. Revoici le souvenir de rivières ou d’étangs gelés, masse faussement transparente, peuplée d’ombres figées, indéfinies. Une branche, des feuilles mortes, des fougères, des poissons, des écrevisses, des mousses, des bulles d’air, des poussières de vase, des déchets de pique-niqueurs. Il s’aventurait sur la glace précautionneusement, attendant la première fêlure, cherchant à anticiper surgissement de la crevasse originelle, guettant le craquement, prêt à rebrousser chemin vers la berge.

Polysémie du miroitement métallique feutré

La brillance émoussée ravive une admiration inattendue qu’il avait éprouvée pour de vieux couverts en argent, poinçonnés, sur la nappe immaculée, amidonnée du premier restaurant de luxe où il avait mis les pieds, chez Hélène Darroze, intimidé, et créant l’illusion de manger dans une vaisselle de famille. Mais tout autant, ce miroitement métallique a quelque chose de sonore, tintant et papillonnant, renvoyant au passage où Proust évoque l’effet du choc de verre en cristal, presque religieux. Sonneries d’élévation, clochettes de culte qui signalent l’approche de la transe. Déambulations virtuelles dans les airs, suivant des ondes sonores, tintinabulations à la limite du féérique.

Du zinc miroir au souvenir d’un couche sensuelle, peau parcheminée enveloppant, procurant la félicité de l’infini approchant. Et la main du père.

Lisse, douce, marbrée et miroitante, striée, piquée et marquée, l’étendue de zinc ressemble à une peau. Dans sa masse changeante, il y reconnaît d’autres surfaces aveuglantes, celle surtout des routes légèrement humides, réfléchissant un soleil bas, quand il roule à vélo vers le couchant lumineux, donnant l’impression que les roues fendent un macadam liquide, irréel. Le mélange d’ombres et d’éclats indirects qui bougent, respirent dans les cellules du métal vieilli, usé, singulier, lui rappelle aussi l’atmosphère d’une chambre en désordre où, parmi les vêtements sur des cintres suspendus à même une barre traversant l’espace, des collections de foulards et voilures hippies, les piles de livres et d’albums photos abîmés, les dessins d’enfants épinglés au mur, scintillaient des bibelots, des pendeloques, coquillages nacrés ramenés de la mer, des fragments précieux dénichés aux puces, morceaux épars de miroir aux alouettes en suspension dans la pénombre, autour du lit, dessus, en-dessous, constellation baroque répondant à la nudité brune, mate, de son premier amour. Est-elle toujours vivante ? Autant que cette chambre, telle une grotte bariolée et votive ou, mieux, un tipi bohème et nomade, dans sa mémoire à lui ? Là au fond, dans tous ces plis et replis, charbonneux, ses yeux dans le plaisir devenaient lave en fusion, inatteignable, et c’est dans cette lave, refroidie, pâmée et mémorielle, que semble avoir été découpé ce zinc. Vautrée sur les draps blancs, sans bijou, rejouant l’odalisque orientale, au naturel, sa nudité soyeuse, assouplie par le temps, l’usure, les caresses, les épreuves, reste intacte dans son souvenir. Le bouquin posé ouvert comme un toit sur le coussin d’un sein, une cigarette roulée se consume entre deux doigts suspendus dans le vide, rubans de fumée ascendante, seul mouvement dans le tableau. Mollesses hâlées, pattes d’oie parcheminées, ravines soyeuses. « L’étonnant, c’est qu’on ne puisse sans félicité se trouver aux approches de l’Infini. » (H. Michaux) Il avait, sur le moment, embrassé ce tableau d’une félicité inédite pour lui, avec dévotion, le début d’une histoire marquante, une scène originelle dont il serait enfin l’acteur bien qu’absent de la photo. Il continuait à le choyer, ce théâtre d’ombres et lumières, du moins sa reconstitution enfouie en ses couches psychiques, toujours fécond pour revivre la naissance de l’amour et, comme à l’époque, se sentir regardé par la femme qui rendait ce décor vivant, organique, couvé littéralement par les billes brûlantes des yeux, les aréoles larges et grumeleuses des seins, le mont de Vénus ombré, une fente en partie masquée, lisse ou bien dissimulant le tracé de lèvres rentrées, toujours à définir, ligne d’horizon instable. Il sentait l’image, et toute sa charge affective, se muer en peau douce et souple, venant l’envelopper, protectrice, une peau parcheminée égalant la patine du zinc hospitalier où il s’accoude, ce midi, assoiffé et affamé. C’est bien pour cela qu’il sent, exactement de la même manière, les réverbérations habitées de la surface du comptoir rayonner et venir le draper, surface froide et douce au toucher, criblée de pores et cicatrices, évoquant autant la main de cette femme dans la sienne, de plus en plus absorbée par sa propre chaleur et toujours présente en lui après tant d’années, que celle inerte, tant aimée, de son père sur son lit de mort. Sentait-elle, cette main paternelle raidie si douce, les caresses éperdues qu’il lui prodiguait en adieux ?

La silhouette ultime d’une île. Désir de marteler le sol gelé, sans attache. Gorgée de vin orange. Juste une crête de broussaille. Solitude délicieuse au zinc.

Chaque gorgée du vin blanc, blanc de macération, jaune doré et charriant lui aussi des fantômes orange, bleus, aux senteurs d’herbes hautes de vergers où gisent des fruits blets picorés d’insectes, le plonge un peu plus dans cet horizon brumeux, scintillant, où surgissent, de plus loin encore, des paysages constitutifs de son imaginaire, et dont il a vu, il y a quelques heures, des répliques puissantes en visitant une exposition de photos. Le rivage d’une île, au loin, juste une ligne. Une route de campagne enneigée, bordée d’arbres. Un paysage de prairies disparues sous une épaisse couche de neige. La route, probablement gravée lors d’errances oisives, les poches vides, sans avenir dessiné autre que chimérique, excitant ce désir de se retrouver en marge, dégagé, sans attaches, martelant le sol gelé. Sans destination, simplement marcher, regarder, respirer, réduit à l’os. Tournant à vide. La silhouette ultime de l’île, rien au-delà, comme le séjour heureux des morts, réconfortés, presque rien, un mirage à l’horizon. Dans cette photo-là, à merveille, mais plus généralement, les horizons au fond des toiles de Millet (par exemple) tels qu’ils captent toujours son regard. Juste une crête de broussailles et, plus loin encore, un relief de collines émoussées, falaise d’éponge entre brumes et nuages, tout au loin derrière le moutonnement de laines du troupeau. Ailleurs, l’esquisse d’un village avec son clocher tremblant. Le bout du monde, l’endroit où s’arrêter, apprivoiser l’abîme, vivre avec, s’y dissoudre lentement, épouser le bord du paysage, tout au bout des champs, les muscles épuisés. Accoster, s’extraire d’une frêle embarcation pour prendre pied sur l’autre rive, ailleurs, une île, est une gymnastique qui l’a toujours mis en joie, avec le risque de s’étaler dans l’eau.

Réminiscence de paysages photographiés ou peints où les horizons sont des lieux d’échanges entre mondes différents, matériels et immatériels (avec saveur du vin orange)

Le champ disparu sous la neige, absent (Lieu-dit Eichenkamp près de Wamel). Juste les traits des clôtures, la trace d’un chemin perdu, entre deux rangées de piquets. Délimitations épurées. Des arbustes et des arbres répartis entre les pâtures, des buissons que l’on imagine garnir les talus là où le sentier, grimpant la colline, s’encaisse. Des arbres et leurs ramures nues comme des ramifications pulmonaires. En haut, ce qu’il aime par-dessus tout, un bosquet serré, jonction entre la neige étincelante et le ciel gris, bouché. Un groupe d’arbres similaires, dans une toile de Millet, placé presque au même endroit d’une configuration paysagère semblable mais cette fois en été, une ligne de bouleaux clairs, vifs, que l’on devine balancés par le vent, leurs feuillages vert et argent, poussant le long de l’enclos d’une pâture, mais là on devine un muret de pierre et terre recouvert de ronces, herbes folles, courant à flanc de colline, bordant sans doute un sentier paysan. Dans une autre toile, une bergère filant assise sur le même genre de muret, s’intègre à une autre sorte d’horizon, grossi par les coups de pinceau, révélant les strates du talus, herbes, pailles, mottes, plis, fils, textures, roches, racines, de manière précise et en même temps comme immatérielle, images mentales du peintre plus que restitution d’une scène réelle. Là dans les touches de couleur démarre le fictionnel, les strates du sol se mêlant presque aux plis de la robe, à la féminité tapie sous le tissu, robe du sol, robe du corps, tissus terreaux, tissus humains. Même genre d’image que cette lisière de forêt en hiver où des ombres indistinctes – humains, chevaux, cervidés, autre gibier !?- , à la fois dans le bois et dans le champ, se confondent avec les troncs, représentations de ces zones vitales, intermédiaires, où les organismes vivent pleinement leurs échanges, leurs interpénétrations (intra-actions vaudrait-il mieux dire, tout commençant par une connexion intérieure, par le milieu de l’imaginaire du vivant).

A perte de vue, des pages blanches poudreuses. Et puis un bunker, conservatoire de graines. Arche de Noé du végétal. Sauvegarde désespéré de la biodiversité pour ceux et celles qui viendront après, d’ailleurs

Avec l’inondation de la fourrure neigeuse, en plus, il y a cette impression d’« à perte de vue » immaculé, d’immenses surfaces vierges, apaisantes. S’oublier là. Le tirage argentique restituant à merveille, non une couche lisse, mais cotonneuse, poudreuse, cristallisée. Une page blanche, l’écriture minimaliste des végétations hivernales, calligraphiées, inépuisables. Complexité évacuée, une homéostasie rudimentaire et heureuse, stable, apaisée.  Promesse que tout reste à découvrir, à inventer, à écrire. Mais ses cellules ne peuvent en rester à la stabilité et imaginent des fragments narratifs, raccordent tout ce blanc à d’autres images. Il arrive en haut, à la crête et bascule dans un paysage glaciaire cette fois démesuré, à couper le souffle. Il y entre de plein pied. Une vidéo d’Ali Kazma consacrée à un bunker polaire où sont sauvegardées des échantillons du plus grand nombre possibles d’espèces végétales. Le cube de bêton jaillit, aveugle, abrupte, de la masse neigeuse. Improbable. Fortification militaire ou architecture contemporaine ? C’est un refuge, conservatoire de semences. Un mausolée de la diversité végétale, entre bâtiment scientifique et installation artistique. Bizarrement tout semble à l’abandon, installations qui semblent non fonctionnelles, désertées. A la manière d’un satellite rempli de graines que l’on enverrait tourner dans l’espace, au cas où des extraterrestres s’en empareraient et les testeraient dans leur environnement, avec une caméra mobile filmant sans arrêt l’intérieur de la capsule spatiale, perdue. Toute cette réserve de fécondité potentielle est stockée dans un décor stérile, d’abandon. C’est, pour lui, un gouffre à regarder, un gouffre qui s’ouvre au fur et à mesure qu’il avance dans les images, tunnels, portes closes, salles vides, infrastructures d’air conditionné. Comme d’autres films de cet artiste, c’est une métaphore magnétique, puissante, au contact de laquelle, par affinité, son histoire singulière fusionne et explose. Le bunker enfoui sous la neige – jusqu’où le travelling insolite s’enfonce-t-il dans les entrailles de la montagne de glace ? -, scellé et désertique, le renvoie à toutes les étincelles de vie, débauche d’énergie foudroyante de son dernier coup de foudre, dans les frictions des corps, des esprits, des imaginaires. Débauche de semences, de secondes fécondes. Comme si tout cela était rassemblé et plongé dans un souterrain abyssal, une réserve apparemment inépuisable de cellules vivantes qui pourraient, revitalisées, régénérer son imaginaire, aérer son flux d’émotions, de sentiments. Un potentiel créatif excitant et désormais inaccessible, attendant d’improbables nouvelles conjonctions entre leurs trajectoires de vie. Graines dévitalisées, enfouies dans un sarcophage, juste pour les curieux.

Du bunker-conservatoire de graines au sarcophage d’un amour où le séminal est figé. Il s’y promène, tout en sirotant au comptoir. Il plonge une sonde audiovisuelle pour capter les dernières vibrations du passage de l’aimée dans les moindres fibres de ses viscères. Et, l’ivresse montant, il s’égare dans des scènes SM

Car ce qui semble conservé précieusement là, à la manière d’une prisonnière rare, ce n’est plus le potentiel de vie de son amour, mais bien le vide, l’absence, l’air enfermé dans les volumes de ciment. Ce qu’il visualise à distance est un lieu inlocalisable où son amour enlevé a été enfoui, dilué, fantomatisé. Il voit sur cet écran une image qui revient souvent dans ses rêves, celle d’une architecture de survie, labyrinthique, où il a séquestré une jeune amante, juste avant que la vie ne les sépare. Et là, dans cette prison, elle disparaît, elle s’invisibilise, et pourtant elle est là, elle n’a pu s’échapper. Et chaque fois qu’il replonge dans ces tunnels et casemates, il a bien l’impression de renouer avec sa présence/absence, d’en être constitutif. Cela devient une sorte de lieu de culte chimérique, chapelle où les semences prient pour un renouveau, une future biodiversité paradisiaque, optimale, après catastrophe. Cette forteresse, réelle mais avant tout vue de l’esprit, a son pendant intérieure, dans le monde ancien des viscères, où se trament les images et récits les plus anciens de ce qui le lie au vivant, et c’est là où subsiste, infuse, végète et malaxe tout ce qu’il a ingéré de la femme aimée. Qu’il la recycle en permanence en oxygène symbolique. Le bunker est un bout de l’univers viscéral où il balade une sonde audiovisuelle pour capter les dernières vibrations que le passage de l’aimée, dans les moindres fibres de son organisme, y a imprimées. Et à partir de ces vibrations, cartographier des espace-temps secrets, des organes intra-actifs comme dit Citton, où il reste en contact avec elle, elle en lui, lui en elle. Noyau d’où tout reste possible, sauvegardé, laissé en l’état, inerte mais chargé d’une potentielle renaissance. C’est un peu comme devant la chambre-grotte-tipi où il veille les premières cellules de sa fabrique d’images amoureuses, où il entretient la foi. « La nature a commencé par utiliser des images conçues à partir des plus vieilles parties de l’intérieur de l’organisme – les processus de chimie métabolique, principalement réalisés dans les viscères et dans la circulation sanguine, ainsi que les mouvements qu’ils généraient. C’est ainsi qu’elle a progressivement élaboré les sentiments. Elle a ensuite utilisé des images provenant d’une partie moins primitive de l’intérieur de l’organisme – l’ossature et les muscles qui lui sont rattachés – pour générer une représentation de l’enveloppe de chaque vie, une représentation littérale de la structure abritant la vie. » (Damasio, p.113) Au dédale du bunker, parcouru inlassablement par son imagination, correspond une volonté de sauvegarder un espace virtuel de retrouvailles hypothétiques, espace votif, attentionnel, respectueux. Mais son esprit n’en reste jamais à une seule version et il y greffe aussi, influencé par l’atmosphère somme toute assez « cachot et sévices », d’autres images influencées par des ressentiments plus négatifs, la perte, la douleur, le deuil, l’absence, et l’envie, oui, allez, de se venger aussi, un peu. Des images charriées à partir de stéréotypes de dressage et soumission, pornographie invasive. Elle serait bien là, cloîtrée, dans un réduit écarté, encore à trouver, condamnée à l’attendre dans une position fixe, à genou, nue jusqu’à la taille, mains nouées dans le dos, portant de hautes bottes à talons hauts, et vêtue uniquement d’un short en latex, moulant, une ouverture à l’entrecuisse libérant la corolle de l’intime, offerte directement à l’œil et à la main. Peut-être a-t-elle bien été placée en cette position, tellement longtemps qu’elle s’est momifiée dans cette posture, et qu’elle y est toujours, figurine grandeur nature, poupée japonaise de compagnie, statue de sainte martyre en attente du baiser ou de l’attouchement qui la dégèlerait.

Jeu de glaçons et glouglou. Il regarde l’horloger démonter et remonter le temps. Il aimerait ainsi être mis en pièce par les mains douces de la disparue. Et échapper au temps, s’esquiver.

A nouveau la bouteille tirée du seau rempli de glaçons s’incline, la sommelière remplit le verre. Paille, pomme, poire, litchi, peau. Le service est calme. Ses yeux fouillent le zinc meuble. Au lointain – de l’église suggérée, tremblante, à l’intersection du champ immense et du ciel bas, ou, plus exactement d’un point indéfini à l’intérieur du brouillard dépoli, zingué – des cloches résonnent, embrumées. Big Ben égrené la nuit dans la maison endormie des grands-parents. Une autre vidéo d’Ali Kazma. Un horloger démonte une pendule ancienne pour en nettoyer tous les mécanismes, vérifier le moindre ressort. Plan serré sur les mains qui dévissent, séparent les pièces, les rangent par catégories, les plongent dans un bain. L’œil hypertrophié, prolongé d’une loupe vissée à même l’orbite. Au fur et à mesure que l’horloge disparaît, dispersée, le balancier du temps qui passe s’échappe de sa boîte et s’éparpille dans toute l’atmosphère, colonise les esprits, se fait plus prégnant, obsédant. Il n’y a pas de plan de montage et démontage, les doigts procèdent à l’instinct, on se demande comment est-il possible de démembrer cette machine avec autant de méthode assurée et, ensuite, de la remonter avec précision ! Le plan est intériorisé. L’horloge et l’horloger ne font qu’un, un seul organisme. La fascination pour le « par cœur ». Il aimait quand son père lui racontait la formation des militaires, qu’ils devaient savoir démonter et remonter leur fusil, les yeux bandés. Une forme de savoir qui associe la représentation mentale, le toucher, la coordination d’images intérieures et de gestes précis, concrets. Les doigts s’affairent et, les unes après les autres, les pièces s’emboîtent, huilées au passage. L’horloger monte et démonte le temps sans empêcher pour autant que les secondes ne filent. Et regardant la vidéo, ou juste l’écoutant, la revivant, il épouse prophétiquement le temps courant de sa naissance à sa mort, il fait corps avec le temps qui le sépare de plus en plus de ce qu’il aime, de plus en plus absent, de sorte qu’il lui reste accolé. C’est comme si, au plus près de l’horloge organique et de sa respiration métronomique, il gardait l’illusion de pouvoir immobiliser l’absence, la séparation, se réapproprier ce qui s’y enfouit irrémédiablement. Ce qu’il voit aussi sur l’écran, concret et rendu presque spirituel, métaphorique, ce sont ses propres rouages, son temps intérieur, son horloge biologique, les viscères de son métabolisme, ses petits arrangement avec le temps, pour y demeurer tel qu’en lui-même, entité singulière s’illusionnant sur son intégrité et sa pérennité, et il lui semble alors que les palpitations modifient leur course, parfois plus lente, parfois accélérée, recherche fébrile de l’équilibre, d’un bien-être relatif. Il s’imagine de la même manière être démonté et remonté par les mains douces et précises qui, bizarrement lui ont toujours semblé mieux le connaître que lui-même.

Leçon archéologique, dans le charnier du passé

C’est avec la même passion qu’il replonge – c’est fou tout ce que l’on peut revivre seul au comptoir – dans une vidéo consacrée aux milles gestes, événements et situation d’un champ de fouille. Des corps agenouillés, ployés, des mains nues ou gantées, des outils percussifs ou brosseur, qui extraient des corps étrangers mêlés à la terre. Etrangers pourtant familiers, existant déjà toujours quelque part dans la mémoire. Par la manière dont la pensée, nourrie d’histoire, se représente le passé et ses vestiges, ce qui subsiste des prédécesseurs. Parfois ces fourmis fouilleuses interviennent après le travail d’une excavatrice qui déblaie le recouvrement superficiel, arbres et racines empêchant d’atteindre certaines couches archéologiques. Gestes patients, délicats, préludant au travail fastidieux de classement, d’identification. Les images montrent le va-et-vient entre les différentes étapes du travail mental, d’une part le nez dans la matière, le « charnier du passé », et les lieux d’archives, de recherche laboratoire, d’expériences. Le montage cinématographique, aussi, passe du micro au macro, de gros plans sur les mains qui auscultent dans la poussière tessons de céramiques, fragments d’os ou métal de monnaie, la caméra s’éloigne, prend de la hauteur, révèle le paysage progressivement vu du ciel. La configuration globale du terrain. Cette globalité complexe du territoire, l’environnement, elle a existé, elle a été rempli et modélisé le mental des humains qui ont vécu là et y ont développé l’industrie artisanale comme l’art de comprendre leur milieu, d’interagir avec lui, d’y aménager une vie partagée. Ce sont les débris de cette industrie, langage de l’habitat passé, qu’à présent de nouveaux humains recueillent et auscultent, cartographient, avec bloc note et crayon, avant de tout retranscrire sur ordinateur, d’injecter ça dans d’immenses bases de données démultipliant les possibilités de recoupements, d’interprétations avec d’autres chantiers similaires sous d’autres latitudes. Travail infini, jamais fini, jamais abouti, toujours de nouvelles pièces resurgissent, modifient le puzzle, conduisent à interpréter autrement la vie d’avant, d’où l’on vient.

Archéologie des débris amoureux, fouille monomaniaque, vestiges ramassés, assemblés patiemment, au fil des heures, des jours, des ois, des années, comme milliers de brindilles avec quoi tricoter un vaste nid, protéiforme, qui tiendrait comme par magie dans le vide.

Toutes ces images narratives de fouille archéologique correspondent point à point, pixel à pixel, à son activité psychique principale, obsessionnel, monomaniaque : sans cesse maintenir en état de conservation satisfaisant tous les éléments d’histoires amoureuses comme autant d’ouvertures sur des perceptions exaltées et habitées du vivant. S’enfoncer dans le substrat mémoriel, identifier des formes, des morceaux spécifiquement liés à cette histoire, les isoler, les extraire, épousseter, gratter, brosser, tamiser finement. En recomposer l’image originelle, la replacer dans un tout, ce tout s’avérant chaque fois plus enseveli, plus infini, plus félicité. Il s’agit de matériaux divers, de provenances différentes. Par exemple, des pensées et sentiments qui sont nés en lui, de manières isolées, individualistes, venant de lui, lors de cette période amoureuse, sans être directement tributaire de la personne l’inspirant. Un livre qu’il a lu durant cette période, qui n’avait rien à voir avec leurs échanges, et qui, longtemps après, ne peut être évoqué sans être associé à certains moments de leur histoire commune. C’est bien entendu ces traces étranges laissées par la façon dont cette personne a vécu dans son esprit, s’est installée dans ses pensées, et qui restent à explorer, à ranimer, à identifier, des parties d’elles qu’elle a oublié en chemin, et dont il ne se rendait pas compte que sa mémoire les enregistrait quelque part. C’est, encore plus étrange, les souvenirs des traces qu’à son tour il laissait, symétriquement, à la manière des portraits de soi que l’on réalise en se laissant tomber dans la neige, dans l’esprit de l’aimée, tous ces sentiments qui refluent parfois et qui le confirment qu’il a vécu dans sa tête à elle, il a été partie prenante de ses activités psychiques. C’est comme de se souvenir d’une autre vie. Il y a les impressions plus physiques, constituées de prélèvements du toucher, de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût, et qui dressent en continu le portrait de l’amante, son corps, son animation, ses chaleurs, ses lumières, ses mouvements. Le corps tel qu’il le touchait, le regardait, l’incorporait, le mangeait, l’accueillait en lui, et cela inséparable des perceptions de son propre corps, touché par elle. Son corps à lui, donc, tel qu’elle le touchait, le reniflait, le regardait, l’absorbait en elle, très différent des images qu’il s’en formait en-dehors des stimuli qu’elle déclenchait. Les vestiges en provenance de ces différentes sources se mélangent, activées sans cesse et, en continu, brassées en séries d’images, en récits jamais aboutis, se défaisant dès que prenant forme satisfaisante, cohérente, revenant à l’état de fragments, recomposés aussitôt selon les mêmes scénarios incluant d’infimes variantes, pour donner l’impression que le film se renouvelle, ne montre jamais exactement la même chose, que l’histoire continue. C’est dans ces matériaux qu’il puise de quoi dessiner, peindre, écrire en lui des images et des mots qui le font se sentir en résonance particulière, intense avec une ligne d’horizon fragile, avec un clocher, les contreforts estompés d’une colline, un bouquet d’arbres, un talus et un bassin charnel sous la robe, la silhouette d’une île ultime, la campagne immaculée sous la neige, les miroitements d’un zinc dépoli, un rideau d’arbres où se faufilent des promeneurs, de quoi s’ensevelir dans ce qui lui tient à cœur. C’est là qu’il ramasse de quoi assembler un filet sensitif protecteur, les milliers de brindilles pour tricoter un vaste nid, protéiforme, qui tient comme par magie. Ce qu’il découvre en visitant la dernière œuvre de Kawamata. Sans réelle surprise mais avec satisfaction, une sorte de retrouvailles, tiens. A travers les pièces blanches, les membranes striées d’un vaste cocon, vivantes, palpitantes de lumière, en train de croître, respirer. Les parois d’une grotte aérienne, une bulle dans le vent. Sous la banquise, sous la neige, juste au-delà de la ligne d’horizon, une caverne creusée à même le vide, le néant, tissée de milliers d’aiguilles, cellules qui s’assemblent de manière apparemment anarchique mais programmées pour produire cette dentelle de fines baguettes de bois bien arrimées les unes aux autres, filet robuste mais donnant l’impression d’une fragile illusion, de pouvoir s’effondrer et disparaître en un souffle. Emerveillement de découvrir, au cœur de longues fouilles souvent ingrates, cette construction fantasque, irrationnelle, chambre chaleureuse à l’intersection des mondes, cathédrale extraterrestre au cœur de la terre, architecture viscérale éphémère, gratuite, une yourte organique, baroque, toute en fines lamelles d’or, un système nerveux complet avec cerveau ensevelis qui se seraient ramifié, tissu souple et articulé, de long en large dans toute la matière et la non-matière, à la manière d’une termitière infinie pour offrir un mausolée imaginaire à l’ensevelie infinie, l’envelopper, apprendre à la connaître, vivre avec elle.

Pierre Hemptinne

S’aimer en paysages de débris et chutes


debris Nuit Debout

Librement inspiré de : Tadashi Kawamata, Under the Water, Metz – La débâcle, Emile Zola – Dove Allouche, L’enfance de l’art, Fondation d’entreprise Ricard – Robert Longo, Luminous Discontent, galerie Thaddaeus RopacE.D.M. a few montains, galerie Jozsa, Bruxelles – autour de Nuit Debout – évocation fusillade Libération – Bernard Stiegler, Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui libèrent 2016… – Souvenirs de draps d’hôtel, scène d’amour…
Kawamata

Une cosmologie du désastre, extérieur et intérieur, avec Kawamata

Il marche sous les débris, sous la ligne de flottaison, dans un vaste espace à contre-jour, sorte d’immense hall transitionnel indéfini, dans les ténèbres latérales et aux extrémités foudroyées de lumière d’au-delà. Ces débris imbriqués, pressés les uns contre les autres, proviennent d’abris de fortune démantibulés, soufflés, d’intérieurs de maison modestes violés, balayés par des ouragans. Voici tout ce qui, dans les matériaux d’aménagements d’espaces de vie, flottent, forment radeau inhabité. Radeau céleste, en l’air, dans sa migration post-humanité. Comme les innombrables déchets plastiques qui colonisent les océans et dérivent en de lointaines régions où ils s’agglutinent et transforment les flots en magma artificiel, ces fragments d’habitats sont déportés, concaténés par les tsunamis, les tornades, déluges, les crues meurtrières. Puis ils sont rassemblés et assemblés par les courants marins en une seule structure, mosaïque qui raconte d’innombrables destructions, l’effacement progressif de l’humain des suites des catastrophes qu’il génère et qui l’exproprient de ses territoires. Puzzle de vies brisées, mémorial pour les gens qui n’ont plus rien, ont tout perdu, leur chez soi, leurs biens élémentaires, leurs chambres à soi. Des montants de portes, des châssis de fenêtres arrachés, des cadres de lits, des cloisons brisées, des pieds de tables, des poutres massacrées, des lunettes de toilettes, des coffres explosés, des lambris déchirés, des claies tordues, des lattes fendues, des squelettes de lustres, des miroirs survivants, des parquets laminés, des armoires démontées, des paravents décoratifs, des images orphelines, des papiers peints imitant du carrelage, des paniers en osier… Ce sont, en vrac, des petits pans de cuisines, de salon, de corridors, de chambres, de débarras, de garages, d’établis, de toilettes, d’escaliers. Une désolation suspendue dans les airs et dont il étudie, par en dessous, l’articulation et la désarticulation des fragments, sans début ni fin, sans fil narratif structuré. Chaque partie est un tout, la totalité est impossible à cerner, parce que tout est différent et tout se ressemble, parce que quand il arrive à une extrémité, il ne se souvient plus de ce qu’il y a avant, à gauche, à droite, pris dans un seul flux d’ombres et de luminosités aveuglantes qui ne se laisse pas décomposer. Cartographie d’un désastre qui jette toute connaissance arrêtée de la catastrophe dans une extase contemplative et chaotique. Une désolation qui trouve une transcendance. Tout cela semble tenir ensemble par magie, noire ou blanche, par l’intervention d’une de ces forces qui défient l’entendement (et que mime l’installation artistique). Et, à la fin, éprouvant une grande désorientation, ramenant tout, égoïstement, à son proche naufrage, imminent ou permanent, où se mêle l’effroi face au réel et la volupté inéluctable de se sentir bousculé par des puissances hallucinées, cela générant une esthétique, la traîne trouble d’une beauté incontestable. « Tous les débris dont je me constitue à partir de ce qui subsiste d’elle et de nos étreintes, de nos instants de grâce épars, rompus et explosés en plein vol rejoignant les autres débris de mon incapacité à me tenir à flot dans la vie sociale, un large voile de deuil et de noces sous lequel je marche somnambule, une architecture de brisures et de tracés diffractés où s’égare le désir, l’égarement devenant le désir absolu. Plus radical étant l’égarement, plus ravageur étant le désir. »

La balle court toujours (dessin de Longo), et course autour de Nuit Debout

De la catastrophe déclenchée, le désastre aux trousses – plus précisément qui a un coup d’avance–, il en est averti une fois de plus d’un coup au plexus, direct, abyssal, avant même de bien discerner ce qu’il voit, pris entre les deux panneaux d’un retable monumental, à la mine de plomb. D’un côté, la masse crépusculaire d’un iceberg qui fond, en train de disparaître, et de l’autre, à même dimension, l’impact sinistre d’une balle dans une vitre, qu’il associe instantanément au climat d’attentat, avant même d’en lire le cartel. Il s’agit d’un dessin réalisé à partir de la photo d’une vitre traversée par une balle perdue, lors de la fusillade de janvier 2015 au journal Libération. Une reproduction dessinée, d’une fidélité hallucinante par rapport à l’original – quelque chose de tellement brutal qui échappe au monde de la représentation–, qu’elle en saisit toute la dramaturgie sans fin de l’impact, toute la ramification démente du traumatisme, en constante évolution, comme la naissance d’un contre univers, une constellation négative. Autour du trou opaque, c’est un glacis astral, dont les tentacules – mais l’on dirait aussi les pétales proliférant de dahlias – croissent lentement, imperceptiblement, glacier creusant une roche-diamant. C’est tellement énorme que ça n’a plus de sens, c’est l’effraction extatique du nihilisme. Il voit se propager là, comme un hématome mortel qui gagne toutes les strates feuilletées de la vitre, la vacuité effroyable qui envahit le monde et sans laquelle de tels attentats n’existeraient pas. La beauté terrible de l’acte gratuit qui tue, imparable. Le travail que représente l’exécution d’un tel dessin, en termes d’observation et d’exercice de mimétisme, pour imprimer en soi l’image brute, à reproduire ensuite avec une lente élaboration mentale et l’usage d’outils organologiques, en termes de savoir faire ensuite, pour, trait à trait, réaliser une copie parfaite mais grossie, hypertrophiée jusqu’à l’illimité strié du drame et de la paix inaccessible, ce travail sidérant signifie une identification avec la vitre fracassée, perforée. Ce qui, à son tour, se communique et prend forme dans celui qui regarde et, dont, ainsi, l’agitation augmente face à cette perfection quasi malsaine. La balle court toujours. Depuis quelques heures, il court et effectue des allées et venues entre galeries d’art et l’observation ethnologique des commissions de Nuit Debout, place de la République. Les bribes des débats, avec leurs maladresses et approximations dues aux paroles inexpérimentées, lui semble plus vraies et en prise directe avec la crise politique que les œuvres qui tentent de mettre en question l’état de la société, dans les espaces gérés par le marché de l’art. À tel point qu’il sort en courant des galeries, pour retourner dare-dare vers les débats où il lui semble, au moins, qu’il se passe quelque chose de significatif, de non artificiel, même dans les mots banals, bégayants. Tard dans la soirée, l’anthropologue Paul Jorion exprimera quelque chose de ce genre lors de l’assemblée générale. « Continuez de dire ce que vous pensez, ce que vous ressentez comme ça vous vient à la bouche, avec vos mots. » C’est en s’éloignant de l’agora publique, réconfortante, et en découvrant dans les rues qui étoilent la grande place, tout le système policier, dense, et avançant petit à petit au fur et à mesure que l’heure du couvre-feu approche, qu’il mesure combien cet exercice de la parole simple est perçu comme dangereuse, subversive. La violence condensée dans l’arsenal policier qui enferme le lieu des débats souligne le refus des politiques au pouvoir d’entendre, écouter, dialoguer avec le peuple. Lui reviennent quelques déclarations criminelles de responsables fanfarons justifiant les dérapages répressifs des forces de l’ordre à l’égard de quelques manifestants ou manifestantes. L’incapacité à penser que la première provocation vient toujours du plus fort physiquement et symboliquement, rejeter la responsabilité des débordements sur les plus faibles revient à prouver son impuissance à comprendre de quoi est fait le jeu politique et sa responsabilité en tant qu’élu, surtout étant Premier ministre. Pourquoi ne viennent-ils pas plutôt, sans escorte armée, pour dialoguer et légitimer la réflexion démocratique publique, renforcer la puissance publique de la controverse citoyenne ? Pourquoi n’y voient-ils pas une aubaine pour recréer de la confiance entre les citoyens et le politique ? Parce qu’il leur serait impossible de s’impliquer dans ce travail collectif de l’esprit sans, selon l’expression consacrée, récupérer ? Alors, c’est vraiment un signe que le politique, et le personnel professionnel qui l’incarne, est vidé de sa substance, tourne à vide. A l’instar de cette autre ministre affirmant sans vergogne que l’on ne peut accuser le gouvernement de répression. Le je m’en-foutisme autorise de dire le contraire de ce que montre de nombreuses images, ce qui s’étale aux yeux de tous. Mais si, bien sûr qu’il réprime bel et bien, de toute évidence ! Pour le gouvernement et l’opposition, ces gens qui se dévouent pour redonner du sens à l’engagement sociétal sont des délinquants. Le mouvement d’occupation, la volonté collective de sortir de la prolétarisation pour penser, se rendre capable d’élaborer un projet, relancer l’imagination, tout ça est délictueux. La presse est méfiante, ne comprend pas bien quel est le projet !

De l’agora citoyenne aux galeries d’art, quels liens tisser ?

En comparaison, passant de l’art aux faits, de l’esthétique à l’engagement, les dispositifs sophistiqués de l’art contemporain lui semblent désuets, désincarnés, et peut-être désincarnant. Ne dérangeant plus personne. Même s’il sait que c’est une impression biaisée et que le recul lui restituera d’autres dimensions de ce face à face. Par exemple, il s’avoue que, confronté aux images monumentales de ce retable, durant un instant, un équilibre s’installe, quelque chose du travail artistique renforce ce qui balbutie sur la place, et la ferveur fiévreuse qui occupe l’espace public irradie les images de ce lieu où l’art se vend, se monnaie. Quelque chose que ne contrôle pas le luxe et le hall en marbre, le comptoir et les bureaux où de jeunes déesses travaillent, rivées sur les chiffres de leurs écrans, à faire monter les valeurs des artistes de leur écurie. Cette correspondance entre ces œuvres et l’actualité de la rue contribue probablement, en rehaussant l’art d’émotions contextuelles, hétérogènes, à en augmenter le prix commercial. L’instabilité enjoignant à forger des valeurs stables par d’insensés investissements. Et se détournant de l’image de l’impact dans le verre, il fond tout entier dans la volupté morbide de la perte, de ce qui se perd inéluctablement et l’entraîne dans sa fuite neigeuse. Le saint suaire du vivant, monumental, fantomatique. La falaise représentée là est celle de la présence à laquelle on tient et qui peu à peu s’enfonce, s’effondre dans son crépuscule. Elle disparaît dans une ultime apparition, sublime, esseulée, coupée du milieu qui la faisait vivre, monstrueuse dans sa solitude stérile, vaste parchemin de chair amoureuse qui coule, superbe. Pas forcément la chair amoureuse de telle ou telle, individualisée, liée à une histoire précise, mais, intégralement et transindividuellement, celle du vivant. Non plus un iceberg particulier amolli, gommé lentement par le réchauffement climatique, mais le linceul des désirs, l’empreinte sculptée dans la glace de la peau aimée, qu’il explorait, où il se vautrait se roulait physiquement et en imagination, à travers laquelle il s’accrochait à la vie, y faisant son nid, dans les frous-frous sensuels qui adoucissent l’existence. Pas une anecdote du réchauffement climatique, mais sa dimension panoramique d’une débâcle absolue, de fin de règne. Une masse compacte d’ailes d’anges ayant abdiqué de leurs vols et légèreté, pressées les unes dans les autres. Un massif neuronal déconnecté, en pleine dégénérescence, montagne fragile, de plus en plus friable, aux tissus s’estompant. Linceul transcendant, voluptueux, enveloppant ce qui meurt en lui en fonction de ce qui dépérit à l’extérieur, en miroir. Il revoit les photos prises rituellement des lits d’hôtels, éphémères, où il a partagé des nuits, sommeils enlacés, draps froissés, empreintes de conjonctions rêvées, avortées. Il se dit que l’artiste n’a pu dessiner avec un tel réalisme l’agonie de l’iceberg que parce qu’il y a vu un immense holocauste de tissus vivants formant une sorte d’enchevêtrement d’esprits communs, globalement tourmentés, que l’on a en soi, qui sont ailleurs, chez chacun, insaisissables, courant à leur perte, à notre perte, immatérielle et charnelle, désormais dissociée de la nature et de tout ancrage dans la raison. Et pourtant, ça reste là, indubitable, solide, falaise à la dérive, cadavérique, où l’avenir se fracasse à l’insu de tous. Page glaciaire, livre géologique ouvert sur l’histoire des catastrophes qui nous engendrent, qu’on lit comme relatant le passé enfoui, mais qui resurgissent, sont toujours en train de produire, de plus en plus incontournables, sans lendemain. Leur physionomie incroyable, de colonnes rondes et de chapiteaux givrés sortant des eaux et sur lesquels foisonnent draperies froissées, végétations chiffonnées d’où émerge un réseau de veines et arêtes, de plis et guipures cristallines, de facettes immaculées taillées à la hache et de versants ombrés, soyeux ou striés, tout ça est le résultat de la chute aléatoire – mais prévisible selon l’avancée du réchauffement – de masses glacées, petites ou grandes, qui se fendent, craquent, glissent et coulent dans la banquise. Physionomie de cicatrices.

Vivre avec la débâcle, image de séparation (Araki), larmes de la perte anticipée

La conscience de la catastrophe, face à ces immenses dessins, décuple en lui la faculté de voir s’articuler les détails, lointains, petits mécanismes qu’il contemple et admire au quotidien sans plus tenir compte de l’horreur qu’ils fabriquent. Comme cette transfiguration du champ de bataille, chez Zola, où la distance déréalise le tragique de la guerre pris dans la beauté de la nature : « Il semblait qu’on aurait compté les arbres de la forêt des Ardennes, dont l’océan se perdait jusqu’à la frontière. La Meuse, aux lents détours, n’était plus, sous cette lumière frisante, qu’une rivière d’or fin. Et la bataille atroce, souillée de sang, devenait une peinture délicate, vue de si haut, sous l’adieu du soleil : des cavaliers morts, des chevaux éventrés semaient le plateau de Floing de taches gaies ; vers la droite, du côté de Givonne, les dernières bousculades de la retraite amusaient l’œil du tourbillon de ces points noirs, courant, se culbutant ; tandis que dans la presqu’île d’Iges, à gauche, une batterie bavaroise, avec ses canons gros comme des allumettes, avait l’air d’être une pièce mécanique bien montée, tellement la manœuvre pouvait se suivre, d’une régularité d’horlogerie. » (Zola, p. 687) De même, dans le contexte heurté de débâcles, les forces de destructions envahissant tous les domaines de la vie sociale, il est sans cesse étonné de toujours discerner, de temps à autre, d’infimes havres préservés, où se poursuivent, détachées de lui, des choses heureuses vécues à d’autres instants de son existence, comme des cellules restant en bonne santé et lui permettant de conserver l’espoir. « Seules, des fumées s’élevaient, flottaient un instant dans le soleil. Et, comme il tournait la tête, il fut très surpris d’apercevoir, au fond d’un vallon écarté, protégé par des pentes rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant sa charrue attelée d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas parce qu’on se battait que le blé cesserait de croître et le monde de vivre. » (Zola, p. 598)

Les larmes de la perte, elles le rincent devant une photo d’Araki, torrent qui l’emporte. Le bord d’un lit médical, un bras, une main réduite à sa plus simple expression, sans poids, dans la main de quelqu’un au chevet, puis un tuyau, presque rien qui suggère un dispositif de phase terminale. Tout est-il fini ou la photo est-elle prise juste avant, quand un fil ténu de communication subsiste entre les deux êtres, là, reliés, espérant conjurer l’inéluctable ou passer ensemble de l’autre côté. Là, il mesure, ce qu’il en sera de la perdre vraiment, qu’elle ne soit plus sur terre, nulle part parmi les vivants et le tourmentent les souvenirs d’instants où il n’a pu être là pour tenir la main, se tenir prêt à franchir le cap ensemble. Plus largement, il est traversé d’images poignantes qui anticipent une cascade de séparations inéluctables, avec les êtres, avec lui-même, avec les choses, les objets, les organologies vivifiantes, tout ce qui lui permet de rester sous tension, sous perfusion d’énergies, de rêves, de croyances. Par exemple, quand il sentira dans son corps et sa tête qu’il ne pourra plus jamais refaire à vélo la route qui monte au sommet de telle ou telle montagne devenue familière, nécessaire, comme faisant partie de lui. L’Aigoual par exemple. Oh à quel point, alors, il se sentira amputé, diminué, en train de s’effacer, de mourir ! Peut-il conjurer cela en capturant de jeunes filles, et lentement, indéfiniment, les ligoter déshabillées, les suspendre dans les arbres et les laisser tourner là comme des chrysalides dans lesquelles lui-même se serait introduit pour y dormir, échapper au temps, à l’irrémédiable ?

Ondes sismiques de fusions amoureuses, traces d’argent d’étreintes dans l’obscurité totale, de la peau des amants aux impressions de Dave Allouche

Que lui reste-t-il, dans l’obscurité, de la grâce imprévue, dévorée ? L’amante s’est estompée, happée par d’autres dimensions et les fils narratifs parallèles. Mentalement, il ne la voit même plus telle qu’il aurait pu, par exemple, l’archiver dans un album où les photos l’aideraient à se souvenir de manière précise et matérielle de ses cheveux, de ses yeux, sa bouche, ses jambes, sa taille, ses seins, ses bras, ses poignets, ses reins, sa croupe, son ventre… Support mnémonique pour reconstituer la manière dont cet ensemble de formes bougeait ou s’immobilisait, se fondait, se faisait oublier tout en restant là. Non, quand il pense à elle, il touche de l’irreprésentable, ce qui subsiste est ce qui lui envahissait les yeux, la bouche, les oreilles, les mains, la peau, collé à elle, mélangé, sans plus aucune conscience de ce qui le distinguait d’elle et elle de lui. Une nuit d’encre, une clameur sourde, une illumination, un mutisme ténébreux, des parfums saturés. Plongé en elle, visage contre visage comme ciel et lac se mirant, où la face enfouie dans le cou, échouée sur la poitrine palpitante, aspirée dans le ventre, entre les cuisses et les fesses, emportée sur la plaine du dos et le roulis des hanches. L’assourdissante joie et les limpides terreurs réunies en festin immémorial, ils perforent becs et ongles le plein et le vide, de la langue et du museau, s’enfonçant dans leur iceberg sublime, pour eux seuls, tombe superbe où s’ensevelir. Perdu dans les cheveux, la salive, la sueur, le firmament des yeux – immensités inexpressives, vus de si près, vides comme l’impassibilité divine -, la palpitation artérielle, le pouls soyeux des carotides, l’oxygène grisant du bouche-à-bouche. À chaque fois, à même l’étendue des peaux embrasées, circulent des tornades de cellules, à la fois hyper personnalisées et conscientes de leur être différencié et à la fois liesses animales dépersonnalisées, rejouant l’immersion primitive où d’étranges manipulations déchirent les ténèbres absolues, en font jaillir de premières lueurs bouleversantes. Le vif-argent amoureux réinvente à chaque fois la poudre, à tâtons, les amants fouaillant leurs corporéités miroitantes, excités par ce qui se ressemblant dans leur dissemblance, fait circuler du non apparié dans l’opacité, les infimes galeries lumineuses des affinités qui se rejoignent, s’accouplent, envers et contre tout, bifurquent hors du temps. Écorchés, étripés par leurs tendresses ivres, ils s’acharnent, emboîtés l’un à l’autre en chiffonniers célestes, luttant âprement pour traverser, atteindre l’autre rive, voir les reflets du premier jour. Ce qui lui évoque certaines pratiques alchimistes de Dove Allouche dont il serait bien en peine d’expliquer rationnellement le fonctionnement mécanique de ses gestuelles : « Dans la série Sunflower (2015-2016) de Dove Allouche, c’est l’exposition prolongée qui menace d’engloutir l’œuvre dans l’indéfini. La technique employée ici est celle de la fabrication des miroirs, d’où l’emploi d’argent, métal qui ne transmet pas la lumière mais au contraire la réfléchit ou l’absorbe en partie, voire entièrement. En chambre noire, Allouche recouvre son papier cibachrome d’une fine couche d’étain, sur laquelle il vaporise de l’argent pur, technique employée traditionnellement pour la fabrication d’un miroir. Ce geste doit être accompli dans l’obscurité la plus totale ; il faut savoir d’autre part que la température ambiante et les épaisseurs respectives des couches d’étain et d’argent jouent un rôle dans le résultat final. Lorsque les feuilles ainsi préparées sont sorties de la chambre noire, la lumière entre en jeu et expose le papier avec plus ou moins d’intensité : celui-ci présente alors des teintes brunes plus marquées par endroit, légères traces fantomatiques des gestes de l’artiste répartissant l’argent à la surface. » (Feuillet de la galerie). L’une et l’autre, c’est probablement quelque chose de ce genre qui leur reste des étreintes : de légères traces fantomatiques de leurs gestes répartissant l’argent à la surface de leurs émois tourbillonnant. Le dessin d’ondes sismiques. L’empreinte de flux et reflux, ressemblant à ces vaguelettes que la marée sculpte dans le sable durci, en se retirant. Mais les fines bulles de constellations inédites, messages microscopiques et codé d’autres mondes, dispensant l’impression d’une vie sans limites, non enfermée en une biosphère unique et non-r, la connexion avec les existences d’avant toute représentation et tout possible, ce qui exalte le sexe éperdu, clos et presque désespéré, furieux, et qui en fait une hallucination salutaire, tout ça est ce que montre L’enfance de l’art (2015). Où il semble aux amants que leurs peaux ultrasensibles, d’ordinaire matériau opaque les protégeant de l’extérieur, deviennent luminescentes et génèrent de nouveaux régimes d’images dont ils pourront se repaître à jamais, sans en revenir aux langages déjà saturés, viciés, moribonds, trop raisonnés. Des pointillés et stratifications cosmogoniques, des réseaux sympathiques souterrains, des voies lactées, d’autres systèmes, reflétés au plus ténébreux de la matière noire, des fresques pariétales à même la nuit neuronale. Sans modèle connu. Mais avant tout, là où la raison promet l’aveuglement total, de fines perforations figuratives qui laissent passer de la lumière. Il y retrouvent leur élément de folie.  « Ayant obtenu un spécimen de calcite – accumulé en stalagmites dans la grotte Chauvet sur une durée de 25.000 ans -, l’artiste y pratique des coupes superficielles de manière à obtenir de fins rectangles réguliers, qu’il colle ensuite sur une plaque de verre ; à l’aide de son agrandisseur, il en multiplie les dimensions. Le tronçonnage du bloc de matière permet l’apparition de veines et de jours conducteurs pour la lumière ; l’artiste a utilisé ensuite de l’hématite, un oxyde de fer rougeâtre collecté près de Vallon-Pont-d’Arc, connue pour avoir été utilisé comme pigment par les artisans de l’art pariétal, comme médium pour dessiner ce réseau de fissures, de bulles et de nuances de couleurs. Encadrés, les dessins sont présentés sous du verre soufflé qui rappelle, par sa texture, le grain des fines sections de calcite au départ de l’œuvre. » (Feuillet de la galerie)

Du mystère de l’amour, à bout de souffle,

bascule dans une géologie sublime, inerte (peinte par E.D.M.)

Dans leurs instants de pulvérulence amoureuse, les veines de leurs deux systèmes distincts s’ouvrent, coulent à flot, se réunissent, recousues, cautérisées. Puis elles fissurent le calcite opaque de ce qui les environne ou siège têtue en leur centre et, tendant par nature à les séparer. De cette obstination démente, bras et jambes emmêlés brassant l’air comme des ailes, à rejoindre un lieu à eux seuls, il s’en souvient comme d’une succession d’identifications avec des paysages enfouis qui, ensuite, disparaissent, engloutis par leur vertige. Ils faisaient jaillir les visions d’un pays originel, de plénitude ni heureuse ni malheureuse, dont il ne pouvait dater précisément ni l’émergence ni les activités fusionnelles qui l’auraient introduit en leur sein. Il y a longtemps, c’était avant, avant toute conception, et pourtant, dans le précipité amoureux, ils s’en forment une mémoire. C’est même avec ça qu’ils se construisent un radeau tangentiel. Ce sont des horizons, présents depuis toujours, composés de fines couches successives, certaines personnalisées et fragiles, singulières, d’autres universelles, immuables, stéréotypées, mêlant ainsi chaleur hospitalière et froideur de l’inhumain. Dans une étrange (in)quiétude. Sur quelle planète se trouvent-ils pour en arriver à contempler cela ? C’est-à-dire, à travers le cocon de leurs étreintes, au cœur même du havre où ils s’ébattent fusionnels, inventant leur décor préféré, pourquoi soudain basculent-ils vers ces paysages impersonnels, une nature de l’autre côté, sans vie ? Sont-ce déjà, là si proches, les immensités effrayantes de leur séparation, de l’impossibilité de rester proches, unis. Là, ils ne peuvent que se perdre, dans le chacun pour soi, débris humains imperceptibles parmi d’autres débris invisibles. Alors qu’ils brûlent délicieusement du confort de se trouver, de n’être plus dépourvus, déjà l’effroi leur inonde l’imaginaire. L’effroi de paysages inaccessibles qui remontent d’eux-mêmes, peintures qui tapissent leurs parois intérieures les plus reculées et soudain éclairées lorsque, fugitivement, l’intensité de leur plaisir les rapproche d’une insensée essence divine. La part du feu, les ombres délicieusement effrayantes de la jouissance. Et ce ne sont pas deux choses distinctes – le bonheur et l’effroi – mais deux faces d’une même révélation. C’est la nature abrupte, impénétrable, telle qu’elle a toujours fasciné et terrorisé l’humain, qu’ils retrouvent en eux. Le début de tout, dont les innombrables rémanences qu’attise leur absolue nudité et vulnérabilité viennent les hanter. Et cette résurgence surnaturelle leur hérisse le poil, avec ravissement. Coulée de sueur froide sur leurs échines moites. Je décris cela comme un instant fulgurant, révélateur, se produisant à l’apogée de la perte et don de soi, dans le sexe, mais je me trompe, ou disons que c’est pour la piquant textuel, car cela se produit plus finement et lentement, dramatiquement, dans ce qui les unit même séparés, le rêve, les pensées qui vont de l’une à l’autre, le sentiment d’être ensemble même séparés, les correspondances, les tendresses lumineuses qui sont autant de caresses à distance, conjonctions qui libèrent de fines bulles d’argent qui forent leur chemin dans le calcite ambiant. Ils se fracassent alors sur des montagnes gratte-ciel infranchissables, impénétrables, indomptables, totales. Ils errent dans une dramaturgie géologique indéchiffrable. Ils parcourent des langues de terre, des berges herbeuses, des fjords, des îlots, des lagunes et des isthmes nus noyés et tracés à même l’épaisse brume grise, entre terre et ciel. Presque sans lumière, gris atone. Surtout de vastes ellipses d’eau dormante, miroir finement bordé de roches hérissées, et épousant au lointain de leur courbe, les flots symétriques du ciel vide ou bouillonnant de nuages. Le partage réversible de la terre et des cieux, une digue courbe au-delà laquelle l’univers se dérobe. Quelques fois, avec le phare d’un couchant biblique, dédoublé au ciel et dans l’eau. Le soleil brouillé, typiquement romantique, hémorragie solaire dans le brouillard, reproduit à l’identique. Ou la patinoire étale et blafarde d’une aube lente, figée, scintillante. Exactement le genre d’apothéose creuse, linéaire et autant séduisante qu’effrayante, que les amants presque cruels provoquent et guettent dans les meurtrières de l’orgasme, quand ils ne s’offrent plus que leurs paupières entrouvertes, tranchées d’un trait écumeux, un œil révulsé qui opère à la manière d’une boule de cristal renvoyant tous les paysages ultimes du monde pré-humain. Voir ça, en pleine possession l’un de l’autre, par quoi leur jouissance explose en plein vol et les dépossède ! Là, où ils se pensaient seuls, complètement seuls, voici qu’ils ne sont plus que cellules disséminées, colonisées par d’autres vies, d’autres histoires. Les paysages qu’ils survolent débordent leur expérience. C’est toute une histoire du paysage qui les reprend, les charrie. Ce sont des milliers d’images tirées des livres, des encyclopédies, des premières expéditions en des contrées jusque-là jamais visitées. C’est aussi l’écho des premières tentatives pour dresser une taxinomie des physionomies de l’environnement, les premiers jalons d’une vaste entreprise de maîtrise de la nature par l’image, par la dimension mimétique et photographique de la peinture, en commençant par se rendre capable d’en représenter les faces monstrueuses. Ce sont des paysages types vus par des milliers et des milliers d’êtres humains qui les ont catalogués avant de les greffer dans leurs têtes. Paysagisme qui a engendré des clones, des imitations, des chromos, jusqu’à la nausée. Les voir resurgir de sa chair, c’est se rendre compte que l’on regarde sans arrêt quantité de choses avec des milliers d’yeux réactivés en nous, qui continuent à regarder avec nous, qui forment notre regard. Une multitude de résidus s’accumulant depuis des millénaires, depuis les premiers hommes. « Bordel, nous ne sommes donc pas uniques, non dupliquables et seuls au monde !? » Avant que cette démultiplication, à son tour, ne devienne source de frissons sensuels, tombant sous le charme du va-et-vient du pinceau qui, lentement, obsessionnellement, et avec la méticulosité d’un copiste bénédictin, réactive ses vues de l’esprit selon laquelle la culture a inventé nature, images consignées dans les grandes archives humaines. Une à une elles sont extraites de leur rangement et replacées sur le chevalet, rappelées à la vie, ramenées au statut d’original, de pièce unique. Peintures remises indéfiniment sur le métier, dans une pénombre de chapelle, et questionnant comme à la manière d’une prière muette, ces instants où le besoin d’esthétique se transcende dans une copie, une imitation de la nature. Cette volonté méticuleuse de revenir, critique mais en abnégation dans la technique, à quelque être primitif du pinceau. À l’encontre des écoles qui ont construit la modernité en s’émancipant des obligations de ressemblance. Revenons en arrière, que c’est-il passé là, qui a biaisé notre relation à la nature et qui, dans cette adoration apparente du peintre devant son sujet, ne faisait que construire les icônes attendues par le projet de Descartes, dominer et se rendre maître de la nature. Dans ces représentations minimales à rebours, célébrations à première vue d’une nature toujours intact et entière, malgré l’homme, n’y a-t-il pas un léger brillant funèbre, un filtre sinistre, de mauvais augure, qui signifie que ces peintures sont bien réalisées en pleine époque de l’anthropocène ? Et qu’elles montrent ce qui, bien qu’immensément familier de par notre culture, et rendu comme éternel, n’existe plus ? Et en signifiant que les ancêtres de ces peintures, jadis, toiles ou photographies annonçaient déjà l’anthropocène ? C’est cette gestuelle profondément singulière du peintre qui les fascine et les noie dans une sorte de connaissance fantasmagorique de comment c’était sans nous et comment ça redeviendra après nous, après la catastrophe, celle qu’ils sont en train de vivre, personnellement et en même temps que tout le monde la subit, même sans en avoir conscience. Donc, les amants voyant dans leur délire soudain défiler ces peintures, savent qu’ils visitent pour la première fois, peut-être la dernière fois, les paysages qui les précèdent et, d’une certaine façon, ont façonné leur géographie intérieure et leur configuration émotionnelle au fil des générations qui les précèdent. Ils savent que le privilège leur est donné, en pleine assomption, de contempler le cadre de leur disparition où leur chute ne fera même pas un trou dans l’eau, ne laissera pas de corps écrabouillés au pied des falaises. « Tu vois ce que je vois, nous n’y sommes déjà plus, tellement nous sommes petits ». (PH)
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Griffures lunaires et vif-argent de frontières ouvertes

désert et membranes

Librement déliré à partir : photos de Byung-Hun Min – La Galerie Particulière/Paris – Une broderie de Jeanne Tripier (art brut collection abcd/ Bruno De charme – La Maison Rouge) – David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Editions de Minuit, 2014 – Un repas chez David Toutain – Troisième Jour de Marc Couturier et Sounds of Beneath de Mikail Karikis & Uriel Orlow (Inside, Palais de Tokyo) – Philiipe Jaccottet, La promenade sous les arbres, La Pléiade – dernière rose, fougères séchées au soleil…

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Lumières troubles, reflets de la revenante dans un banc de carpes, sexe égaré dans la brume frétillante, opacités argentées

Déjà une fois, dans la journée d’errance, il s’est perdu dans des reflets, happé. Il a pataugé dans la matière fantomale. Intrigué, en passant devant une petite galerie, par des rectangles luisants de grisaille où flottent des ombres, abîmes réflecteurs, il entre. Au-dessus d’une balustrade en bois, une image encadrée, deux formes moléculaires, une pâle anguleuse qui a la fulgurance des gerbes de feu d’artifice retombant dans la nuit et, dessus, une noire étouffée, engoncée, énigmatique. Il est difficile de définir clairement de quoi il s’agit car lui-même s’y aperçoit en miroir, fondu dans le plan photographique, ainsi que d’autres parasites, une voiture dans la rue, une passante, la porte de la façade en face, d’autres cadres aveugles… C’est une femme nue s’enfonçant dans un rideau de ténèbres grises, ses épaules nues et la combe dorsale prises dans un faisceau lumineux cru et blafard, déchirant le corps en lambeaux visibles, une comète incertaine. Bien que la silhouette soit verticale, il pense à un corps noyé dont le haut du dos, les omoplates, émergeraient à peine des eaux troubles, la tignasse presque complètement coulée, tirée vers le fond. Plus loin un portrait diaphane et tremblé, jeune femme cheveux noués sur la tête, sorte de turban, presque disparue, embuée. Sur le côté, une autre forme nue, estompée, luminescente, silhouette sans bord bien fixe, plutôt nuageuse. Ectoplasme instable, en train de fondre autour d’un nombril sombre et dardé d’une toison fournie, nid charbonneux grouillant de vies informelles, en attente. Touffe de fines algues frissonnant au fond de l’eau. Petit brouillard d’encre. C’est l’atmosphère d’une chapelle où invoquer une revenante, réaliser qu’il est impossible de larguer ses hantises, elles sont là, jusqu’au rideau ultime de sa moelle, taches de lumières et de grisaille tout au fond des globes oculaires. « Là je remarque une ou deux lumières de villages scintillant parmi des vapeurs : une tendresse vague nous saisira toujours à la vue de ces signes humains sans orgueil et sans grossièreté. » (Ph. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 106) Comme jamais, il prend conscience de la fragilité de ce qui, charnellement en lui, subsiste de l’absente, fragilité tenace, vrillée en lui comme un tuteur douloureux, indispensable pour vivre, se tenir debout, penser, travailler, dormir, prendre attitude. Vestiges corporels tout au bout du visible, élimés, suaire brumeux. « Tout part d’un trouble de la perception, comme d’une suspension du monde. Il y a bien d’abord la lumière comme transparence pure – l’Idée ­–, mais cette lumière s’opacifie, devient brumeuse. La brume est le champ moléculaire où s’exerce la perception. Toute perception est désormais perception d’un champ moléculaire. » (D. Lapoujade, p.284) Il se rappelle l’attraction exercée, un mois auparavant,  par le jeu d’éclats argentés à la surface d’un étang, géométrie moléculaire abstraite, labile et jamais fixée, peau tantôt froissée par le vent puis se reformant par magie, sous laquelle évoluait un banc de carpes, écailles contre écailles. Alvéoles défaites, fragmentées à même une membrane huileuse vif-argent ou boue d’aluminium pelliculaire d’où émerge de temps à autre, de l’opaque vase, une carpe venant prendre l’air, masque mortuaire vif, messager de l’au-delà. Taie gélatineuse mouvante. Miroir sans tain qui rend impossible de dire, plus il plonge dans sa contemplation, de quel côté il se trouve, derrière, devant, dedans, dehors. Le ballet poissonneux disparate, presque indistinct et alangui dans l’eau froide, ressemble aux ondulations souples et comme aberrantes des bras, jambes, cuisses, ventre, cou, chevilles, bassin que déclenchent caresses et pénétration accomplies dans d’autres réalités temporelles, « quelque part », quand l’attouchement sexuel proprement dit semble s’effectuer à mille lieux de là, dans du sexe séparé des autres organes. Du sexe générique et engendrant une multiplication galopante des réalités organiques. Souvenir de frétillements dont les ondes sismiques lancent encore des éclairs louvoyant dans les eaux troubles de son esprit.

A la recherche d’un matricule d’identification, tissu fétiche, chiffon porte-bonheur, travers l’insensible du sensible, livrer vers les partitions d’un autre corps

Puis, quelques heures plus tard, ça insiste, attiré derechef par les reflets à la surface d’une vitrine, il se penche et se fige, rattrapé par ces désirs d’enfant transi devant certaines devantures de jouets ou d’objets magiques (dont il ne comprend pas la finalité rationnelle et qu’il fantasme alors selon leur esthétique inspirante), persuadé qu’une part de son devenir dépend de leur possession et de leur usage. Dès lors qu’il se projette dans les maniements et l’appropriation des techniques qui les rendent opératoires, il entrevoit des savoir-faire, des capacités jusqu’alors ignorées venant prolonger celles de ses organes originaires. Des apprentissages et des technologiques irrationnelles miroitent, susceptibles d’ouvrir de nouveaux mondes. Il frémit d’envie à l’idée de ces devenirs qu’écrivent les pratiques liées à ces choses convoitées, inaccessibles. S’échapper toujours, c’est une obsession, ingurgiter des limites, se pencher hors des frontières. Ainsi, dans cette exposition, sous les reflets de la vitrine, il tombe en arrêt devant un morceau de peau tatouée, bariolée, balafrée, cousue. D’abord, même pas un objet tangible, pense-t-il, une image mentale, juste projetée là, en direct d’un cerveau lointain qui l’engendre. Repères topographiques pour retrouver une formule enfouie dans la matière grise. Immédiatement, il sait qu’il aimerait coudre cela au revers de son veston, pour l’avoir toujours avec lui, comme ces matricules de soldats au front devant permettre de les identifier parmi les charniers de corps indifférenciés. C’est une broderie de Jeanne Tripier. Tissu maculé, compresse effrangée – sans bord distinct, sans limite claire – imbibé d’humeurs, des fils le parcourant en tous sens, ressemblant à des vaisseaux sanguins, des varices, des nerfs, des végétations intestinales, des ficelles de boyaux, des trames de tripes. Une cartographie synaptique, des trajets routiers métaphoriques, des réseaux de sentiers dans les friches du pathos, des constellations organiques. Sans distinction évidente entre recto et verso, il voit au travers, il traverse l’image, n’en perçoit ni envers ni endroit, juste une densité pleine, complète, quel que soit le point d’où on l’éprouve. Il aimerait coudre ce dessin dans la doublure de toutes ses vestes. Au cas où il s’égarerait, qu’il perdrait la tête. Il pense qu’alors, découdre ce bout de tissu, le toucher, le triturer entre ses doigts, en palper les reliefs réticulaires, le frotter sur son visage, cela le réconforterait, lui permettrait d’y voir plus clair, de retrouver partiellement son chemin. Une sorte de mode d’emploi. Et qui fulgure selon les mots de Deleuze : « petite image alogique, amnésique, presque aphasique, tantôt se tenant dans le vide, tantôt frissonnant dans l’ouvert. » D’une certaine manière, son esprit traverse cette réticulation graphique de taches, cette carte mémoire à même la peau, il y va et vient, et à chaque traversée, rapide, l’instant d’un éclair, ce qu’il parvient à toucher, c’est le désert, sa solitude, juste le goût de la terre, immense mais perçue le temps d’une fraction de seconde, éblouissante. Une tête d’épingle qui percute cet infini aspiré. Un lointain dépeuplé incertain, au bout du chemin, au bout du tissu qui s’use, s’élime. Chaque fois que ses yeux errent dans cette image et ne trouvent pas la sortie, à la manière d’un insecte dans la corolle d’une fleur, il capte des poussières de « l’insensible du sensible, l’immémorial de la mémoire », autant de petites syncopes discordantes, microscopiques parcelles vierges à partir desquelles commencer une nouvelle histoire, un jour, ou bien fléchir, criblé de trous. Particules qu’il collectionne soigneusement, en attendant, éclosion ou bombe à retardement. « Aller au désert, aller au désert à la façon des nomades, rejoindre sa propre solitude, où se forme la contre-pensée de la pensée. » (D. Lapoujade, p. 277) Exprimé d’une autre manière, cela tricote avec la mélancolie dans laquelle le plonge cet extrait littéraire, le renvoyant à l’attraction d’instants dépouillés de toute volonté de savoir et d’écriture, de toute intention de mémorisation, d’archivage, juste concentré sur le goût de la terre, rien d’autre, tout le corps libéré de ses organes et déployé en buvard vierge instantané, sans écoulement de temps. (À quoi fait écho, peut-être, malgré l’accent d’une « tendance » un peu snob, toute une cuisine épurée centrée sur l’expression la plus simple et juste des « produits », à quoi il s’essaie parfois, approchant une frugalité excitante des sens.) « Aucun goût ne fut jamais en moi pour l’histoire, littéraire ou autre. C’est la terre que j’aime, la puissance des heures qui changent, et par la fenêtre je vois en ce moment précis l’ombre de la nuit d’hiver qui absorbe les arbres, les jardins, les petites vignes, les rocs, ne faisant bientôt plus qu’une seule masse noire où des lumières de phares circulent, alors qu’au-dessus le ciel, pour un moment encore du moins, demeure un espace, une profondeur presque légère, à peine menacée de nuages. Certes, j’ai peu d’espoir de jamais pouvoir saluer dignement tant de forces… » (Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 94) Il se dit que le bout d’étoffe brodée, trame transitionnelle, chiffon porte-bonheur, pourrait lui conférer des pouvoirs insolites, celui de se traverser, connaître son envers, se franchir de part en part, rester dans le vivant tout en sortant de la vie. « « Supprimer toute verticalité comme transcendance, et nous coucher sur la terre et l’étreindre, sans regarder, sans réflexion, privé de communication. » D’où l’invocation d’êtres couchés, installés sur un plan vibrant comme l’araignée, aux aguets sur sa toile chez Proust, ou comme la puce de mer, enfoncée dans le sable, qui découvre, dans un saut, toute l’étendue de la plage comme plan d’immanence. » (D. Lapoujade p.282) Ne plus parler ni écrire, mais griffonner, couvrir des pages de lignes, de strates, remplir des carnets de carrés, de diagonales et verticales, de stries croisant des chiffres, des lettres, des nœuds, des quadrillages de nidification où peu à peu il endigue la perte de soi, il se sédimente et ébauche de nouvelles existences où migrer. Égrener à l’infini pour se situer dans le désert illimité des variations, sentir les devenirs. Comme ces travaux inlassables de notations de l’impensé dans les carnets de Melvin Way, les sismographies pastel de Joseph Lambert ou l’ingénierie délirante de Jean Perdrizet, couches géologiques de nombres, couveuses de nouveaux machinismes, et qu’il déchiffre chaque fois comme s’il s’agissait de partitions dessinées, y traquant des musiques intérieures qui lui manquent. « On ne peut pas sentir les variations intensives du corps sans organes sans aussitôt les délirer dans un devenir. On se souvient en effet que les devenirs sont réels, sans que soit réel ce qu’on devient. Le devenir est nécessairement hallucinatoire, mais il « exige » de produire le nouveau corps qui lui correspond, les objets qui correspondent à ses hallucinations et les contenus qui correspondent à son délire. » (D. Lapoujade, p.287)

Volte face, à contre voie, avalé par les vies éprouvantes dans les mines, déchiffrant les gravures laissées sur la boîte crânienne par les frottements du cerveau, membrane du dedans, du dehors

La jubilation face à ces plans qui, cosmiques et organiques, indiquent formellement un lieu où dormirait un trésor, dans une autre dimension de la matière, réel et inaccessible à la fois, n’est pas sans air de famille avec les pertes complètes d’orientation qu’il éprouve quelques fois dans le train, surtout les matins d’hiver, avant le lever du jour, en direction du bureau. Une frayeur dont il explore aussi les facettes délicieuses, déstabilisantes, frôlant la matérialité de temporalités parallèles. Il ne sait pas comment cela se déclenche ni quand ça va venir : tout à coup, il lève la tête de son livre et il constate que le train à fait volte face. Il fonce en sens inverse. Il a beau se raisonner, toutes ses perceptions le confirment : le train roule à contre-voie. Il prend la direction d’un dehors lointain, indéfinissable. L’inconnu. Pas tellement une ligne droite inversée, mais la chute dans l’entonnoir d’un compte à rebours qui rebat toutes les cartes. Il prend conscience, en ces instants de panique – panique parce que toute certitude vole en éclats–, que toute sa pensée, toutes ses actions, même les plus hétérogènes, obéissent et perpétuent un même courant, de gauche à droite, comme son écriture. Dès lors que cet ordre est perturbé, pourra-t-il encore écrire, penser, sera-t-il dispersé dans l’impensé moléculaire ? Et c’est la partie jouissive de cette désorientation, d’apercevoir les alternatives, comme les loupiotes clignotantes de communautés grégaires dans la nuit. « Pour la plupart des gens, le choix d’une direction dominante au plan horizontal simplifie la lecture, le décodage des graphèmes. Mais cela crée des difficultés à une partie d’entre eux, ceux dont l’orientation directionnelle reste indéterminée. Il peut être à leurs yeux sans importante que le phonème « th » soit écrit « ht » ou que la syllabe « god » soit écrite « dog ». L’ordre des lettres est important pour tout le monde, sauf pour ceux qui ne sont initialement ni gauchers, ni droitiers. » (Jack Goody, La raison graphique, p.214) Bien sûr, pour les autres voyageurs dans le wagon, tout reste normal, personne d’autre ne prend conscience de la volte-face. Et quand il croit avoir surmonté le trouble, que tout est rentré dans l’ordre, au moment de descendre à destination, alors que la foule se masse devant la porte de droite, il attend devant celle de gauche, à l’opposé des quais. Là, il panique vraiment. Cela le perturbe et l’intrigue tellement, ce déraillement profond, qu’il en guette les déclics, il voudrait en palper les symptômes, les ausculter comme s’il s’agissait d’une tumeur maligne. Mais ils ne surgissent jamais qu’une fois son attention complètement assoupie. Une part de cette désorientation est réactivée, entretenue aussi comme un repère vital, devant des œuvres qui jouent de la confusion entre dedans et dehors. Comme cette vidéo qui survole un site minier abandonné saisi dans toute son étrangeté, son délire, sa configuration ne le faisant ressembler à aucun biotope classique, nature créée de A à Z par une activité industrielle qui retourne la terre, peau inversée, malade d’être ainsi exposée au grand jour, produisant des réactions chimiques surprenantes entre ces matières et l’air qui n’étaient pas censés être un jour en contact. Dans cet environnement, accidentel, teinte et forme des glaises et des végétaux parlent de limites, de déterritorialisation et reterritorialisation (et ne sont pas sans parallèle avec les images d’un intérieur de corps humain, lors d’une opération chirurgicale utilisant le robot Da Vinci, telles qu’on le découvre, ébahi, dans le film de Yuti Ancarani). Sur la croûte terrestre constituée des entrailles calcinées des mines, à flanc de terril, un groupe d’hommes se promène, déambule, à la fois solidaire et éparpillé, organisme soudé et brisé. Les visages marqués, les corps éprouvés voire handicapés, claudicants, ils profèrent des sons, reproduisent les bruits intérieurs des galeries où ils ont travaillé des années durant, boyaux où ils ont été transformés, malaxés, aliénés. D’abord figure des sans voix, des bègues, des étourdis de se retrouver vivant en plein jour, cette chorale d’onomatopées élabore un chant de plus en plus complexe et restitue ce que les mots ne peuvent dire, la part concrète d’altération que le langage normal, plus abstrait, évacuerait dans un témoignage normal. Ils font sortir de leurs boyaux organiques internes – tripes, appareil respiratoire, voûtes résonantes du crâne et de la cage thoracique–, l’assourdissant brouhaha claustral des grands fonds, machines, cris, chocs d’outils, crissement de rails, respiration suffoquées, hennissements, échos des abîmes, courants d’air extérieurs, hallucinations auditives. Ils expectorent ainsi – longtemps après, selon une élaboration lente et longue, minéralisation acoustique des scories ingérées mentalement et métabolisées, et cela pas une fois, mais continûment, à chaque répétition de cet exercice de chant sans jamais en venir à bout -l’intériorisation de la mine, comment elle les a moulés, comment ils l’ont intériorisée. Et écoutant ces sons modulés il est lui-même, métaphoriquement, avalé par la mine. Traversant cet écran, il se retrouve, plus loin, dans une chambre crayonnée. Complètement, de bas en haut. Un espace vital, une caverne, une cache comme empreinte totale des moindres déplacements nerveux, neuronaux de la vie qui s’y est déployée. La limite en dur se transformant en brouillard de lignes, plis, brisures, ellipses, frises, comme la buée de l’existence qui s’y trouva confinée. De la même manière que les activités cérébrales laissent certains indices à l’intérieur de la boîte crânienne, à même l’os. Avec, comme première impression, celle de murs tapissés de peaux animales dont la fourrure aurait été coupée ras. Et même, pas tapissés, mais constitués de cette peau. Sensation de rentrer dans une peau. Des raies, des gribouillis capillaires, des traits de pluie, des plis aquatiques, des pilosités arabesques, des foins fauchés, des courants striés. Des praires verticales de griffures, rémanence fantasmatique de celles qui lui décoraient la peau des cuisses et mollets, lors des errances en forêt, après la traversée acharnée des taillis piquants et tranchants, griffures qu’il regardait après coup comme l’empreinte sur sa peau des paysages arpentés, le témoignage d’une fusion avec les éléments naturels, les plantes, les animaux, les insectes tapis dans les fourrés. Les écorchures laissées par le séjour au désert. Des gerbes de graphite comme se détachant du papier, masquant les angles pour former un volume sans repères, venant se coller à son enveloppe, s’y imprimer, reconnaissant dans cet univers d’entrelacs crayonnés, dans l’énergie qui y rayonne, l’idée qu’il se faisait d’une artiste qui l’envoûterait, au loin, quelque part, en traçant sur de grands rouleaux de papier, d’impénétrables brumes où errer sans fin à sa recherche. Il se sent tatoué, retourné par cette obsessionnelle fresque sans début ni fin, meutes d’infimes gouttelettes tombant du ciel, vapeurs sinueuses montent des fleuves et océan, charriant des myriades de poussières. Système d’irrigation multipolaires, lieu de passage et de partage, dès lors qu’en passant à travers quelque chose, il se sait relier plusieurs réalités, plusieurs corps réels et imaginaires, il transporte du dedans dans du dehors et inversement, il propage de l’hybride. Circuit anarchique à travers lequel il devient possible de bifurquer, fausser compagnie. « Que le cerveau ne soit plus pris dans les enchaînements d’images et de langage des sociétés de contrôle, qu’il introduise des coupures irrationnelles, des ré-enchaînements à partir de ces coupures, bref des mouvements aberrants pour se libérer de son asservissement machinique. Alors le cerveau devient comme l’organe du dehors ou la « membrane du dehors et du dedans ». » (D. Lapoujade, p.271)

Ventre blanc qui taraude, oreiller ombilical, dernière rose au jardin, racines lunaires et saveurs à table chez David Toutain où revient le salsifis

C’est en traversant sans cesse ces limites tout autant qu’elles le traversent, à cheval sur les frontières, désaxé volontaire du dehors et du dedans, qu’il espère retrouver une plénitude paradoxale, une quiétude dérangée, revoir un certain ventre blanc – lequel, n’en demandez pas trop à sa pauvre tête – , et y rouler le crâne, la cervelle, s’y enfoncer dans le murmure intérieur des grands fonds matriciels, oreiller ombilical où puiser une ardeur qu’il ne connaît qu’épisodiquement, les nuits de pleine lune. « Mais, en réalité, toutes les choses qu’on pouvait discerner cette nuit-là, c’est-à-dire simplement les arbres dans les champs, une meule peut-être, une ou deux maisons et plus loin des collines, toutes ces choses, claires ou noires selon leur position par rapport à la lune, ne semblaient plus simplement les habitants du jour surpris dans leur vêtement de sommeil, mais de vraies créations de la lumière lunaire… » (Philippe Jaccottet, Promenade sous les arbres). Et c’est bien comme étant une de ces créations lunaires – après avoir erré la nuit, aspiré par le ciel immense, la pleine lune, l’air froid et l’espace dilaté -,  qu’il regarde la dernière rose de la saison, miraculée, inattendue presque incongrue, transie, fragile translucide, la soie fragile humectée de lumière lunaire, rose lunatique. L’apparence de certains pétales, confits dans la rosée, évoque les réalisations délicates en sucre et il les mange des yeux, en a presque le goût sur la langue (souvenir aussi d’un lointain sorbet à la rose). Et cela le renvoie à d’autres instants de confusion entre goût, vue et toucher, instant où, précisément, le cheminement des perceptions est dérouté, emprunte des itinéraires aberrants, illogiques, dans l’excitation d’une chasse au trésor futile autant qu’improbable. Alors, tout autant que dans ces expériences de train inversant sa course, il entrevoit des échappées, des portes de sorties, des dehors vierges et des dedans déserts. Comme de se retrouver, dans un restaurant, devant une soucoupe en céramique, raffinée et frustre à la fois, avec en son centre une proéminence volcanique striée concentriquement, un vrai paysage. Reposant sur les bords et occupant une partie décentrée du récipient – à la manière de troncs d’arbres abattus et enjambant une conque – , un ensemble de petits rameaux enchevêtrés, troncs et branches miniatures, épure de bosquet couché, mort. Coudrier ou noisetier. Un ou deux bouts de bois plus tendres, peut-être bambous, se faufilent, suspendus dans cette représentation de buisson forestier. Ce sont en fait des racines comestibles, extraites de la terre et qui, à l’extérieur, ont entamé une lente métamorphose. Il faut les prendre avec les doigts et il est difficile de ne pas toucher, dans cette opération, les autres ramures brindilles. Comme de marauder certains fruits sans pouvoir éviter les ronces. Les unes sont sèches, rigides, la racine est douce, souple et comme encore vivante, toujours en train de se transformer. C’est un salsifis, il a séjourné longtemps dans la chaux, pour éliminer sa pelure épaisse et terreuse, entamer lentement la cuisson périphérique de sa chair, au départ dure et immangeable. Il a été ensuite exposé à l’air libre pour prendre des couleurs instables sous l’effet de l’oxydation et ensuite confié au four pour rôtir délicatement. On dirait un rouleau de moelle végétale. Ou la reproduction fidèle de ces bouts de bois qu’il écorçait au canif et qui séchaient ensuite dans la cabane, brunissaient, se polissaient dans les mains (ils faisaient fonction de toutes sortes d’objets et armes imaginaires, trait d’union et de relais entre les mondes du jeu et du réel). Pour l’accompagner, sur le bord de la céramique, une sève onctueuse, crème de panais et chocolat blanc, lactescence stellaire émulsionnée. Elle offre un mariage de saveurs terrestres et célestes, de suc charnel et de jus minéral, de mystère floral et de foin animal, d’amertume et de douceur qui brouille le partage entre saveurs sauvages et cultivées. Elle active en carrousel des références intimes ou étrangères qui, à peine touchent-elles les papilles, s’élargissent à d’autres souvenirs de tables, de travaux au jardin ou dans les bois, de proximité avec les matières brutes, comme ces tiges mâchonnées ou ces bâtonnets de pailles qui remplaçaient les cigarettes. Subtiles fumaisons de ces climats d’enfance, rencontre vierge avec le goût des choses. La bouche aussi s’émancipe, sort de ses rives, se multiplie. De la même manière, en fin de repas, lorsque les doigts s’enfoncent et fouillent un mélange de fin gravier fluvial et de graines lisses, au fond d’un bol, où dépassent les antennes de drôles de petits rhizomes tronçonnés. Ils touchent quelque chose. Une truffe en chocolat ainsi dénichée à l’aveugle, par les ongles qui creusent à l’instinct, fouissant à la manière des cochons truffiers au pied des chênes. Elle est enrobée de poussières frustes qui contrastent avec la finesse de son cœur. Mise en scène.. Mais ce qui est ressenti par les doigts et accompagné du regard comme un rituel décalé, amusant, se transmet à toute la cavité buccale, à l’instant où le chocolat se répand. Et, parfait de densité, une fois qu’il se désagrège dans la salive et qu’au départ d’un point précis, tête d’épingle explosive, un univers de saveurs entame une expansion sans fin, chaudes et âcres, il y incorpore des sensations hétérogènes, tout ce qui participe de la théâtralisation gastronomique. Sa bouche, sa langue, son palais, ses papilles intériorisent les caractéristiques des graviers et des graines, le mouvement doux, ruisselant, des petits grains quand les doigts fouillent, la silhouette hirsute du morceau de racine, tout ce qui leur permet de mieux sentir. Là aussi, la bouche se décentre, elle est autant dedans que dehors, dorénavant à cheval sur les frontières, position à amadouer.

Fougères, pieuvres, candélabres, ventouses, noircir des carnets de dessins, croquis, retourner le langage, plier, traquer l’intérieur

Cela lui donne envie de créer de grands registres de traits, de lignes, ou de noircir des carnets de signes, de formes géométriques accumulées, reliées en cellules indissolubles, comme vu dans l’exposition « art brut, collection abcd/Bruno Decharme ». Dessiner des alignements et croisements de lignes, au plus près de la terre, sans plus relever la tête, le bic bien serré entre les doigts, l’ouïe toujours en train de rêver dans l’oreiller ombilical absent, page après page, de manière concentrée, comme quand il construit pendant des heures un château de cartes ou d’allumettes et qu’il sait qu’il va s’effondrer. « Retourner la structure du langage sur le dehors des cris inarticulés, retourner le corps organique sur les variations intensives du corps sans organes. Toujours plier, déplier, multiplier pour percer ces formes d’intériorité, et entrer directement en contact avec les multiplicités du « dehors » par la création d’un « dedans » qui en supporte les afflux. L’opération de retournement ou de réversion ne consiste pas à déplacer la limite, parce que dans ce cas, on ne fait que la retrouver un peu plus loin, plus impérieuse encore. Ce sont les contresens les plus fréquents sur les notions de déterritorialisation et de ligne de fuite, comme s’il s’agissait de repousser les limites ou de s’en éloigner, alors qu’il s’agit de les enfourcher et d’être déterritorialisé, mis en fuite par leurs vecteurs. » (D. Lapoujade, p.297) Fougères séchées traversées de soleil, de même famille que des tentacules de pieuvres déshydratés et brodés à même les tissus lumineux, rubans de gastéropodes antédiluviens ou autres fossiles aériens, candélabres de petites ventouses, structures photophores sans intérieur ni extérieur, sans face ni arrière, dentelle de cendres et poussières de rouille, il éprouve la difficulté de les situer, réalité végétale mise en fuite, organisme désertique ultime, son regard s’engouffrant dans leur disparition en cours où appréhender un espace où se cacher, ne plus choisir son camp, rester à cheval.

Pierre Hemptinne

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Sous l’avalanche (d’images, murs, baisers).

Fil narratif à partir de : Marcel Cohen, Murs (Anamnèses), Editions peuplier – Adam Helms, Pathos Formula, Almine Rech Galery (Bruxelles) – Evariste Richer, Avalanche, Meessen De Clercq (Bruxelles) –  Erik Kessels, 24 HRS Photos, Arles in Black – (…)

Adam Helms

Embrasser du regard la matière du visage aimé, du baiser sur la bouche ouvrir la planète rêvée, déclencher l’avalanche qui bouleverse le lieu de vie, un point situé nulle part

Des portraits de femmes alignés dans une nudité charbonneuse de noir et blanc, cinq visages dans des écrans criblés de neige, vitraux gris. Une frise qui rappelle, du moins pour un hétérosexuel, une collection du genre « les femmes qui ont compté dans ma vie » et dont les traits intériorisés en portraits robots de divas – effets de la mythomanie machiste – deviennent des grilles de lecture de ce qui raccroche à la vie, ce que l’on a cherché, ce que l’on a raté. C’est la ligne d’horizon du pathos brassant les figures qui attirent, les configurations de particules physionomiques qui nous situent dans l’atmosphère, que l’on adore scruter et respirer – oxygène vital -, et constituées au final d’une grille de points névralgiques, fusionnels et fisionnels, qui ne cesse de hanter, former ou déformer au fil d’une désagrégation des liens ou plutôt de leur transformation en autre chose. Juste un champ de tensions, une densification de traits, une manière de se situer dans le vide. Voilà comment les paysages-visages que l’on a épousés nous enveloppent successivement de leur matrice singulière et, lentement, inexorablement, modèlent notre anatomie à leur image qui, dans le même temps, s’éloigne dans le temps, s’estompe. En marchant vers ces tableaux, les yeux rivés sur les topographies de faciès affichés comme autant d’avis de recherche, je perds la cible, les visages se dissolvent, il n’y a plus alors qu’un crible sentimental – celui de l’artiste – à travers lequel je reconnais un fragment dilaté de celui, spatial, où je sais errer de jour en jour, cherchant un chemin dans l’abstraite structure du visage de femme aimée et qui, déjà, ne sera jamais plus le même que dans le souvenir de la première fois, transformé maintenant en énigme, juste une trame où poursuivre la quête de retrouvailles, le renouvellement du désir à l’identique. Ce qui probablement correspond au fait de consister dans le manque. J’avance dans du flou, entre obscurité et lumière et, au plus près des icônes, tout contre le mur – en quoi du reste se transforme complètement le mur, en grillage iconique -, je suis simplement dans la fantastique réverbération d’une émulsion fixe, écho de ce feutrage infini en quoi dans l’étreinte se transforme la configuration personnelle de la planète où nous rêvions nous exiler définitivement. Exactement comme dans le baiser où, au bord de la transe, l’on ne sait plus ce que l’on fait, où l’on n’en revient pas, et que c’est probablement cela, l’instant recherché, le plus intéressant, où quelque chose comme une avalanche se prépare et promet ou menace de tout reconfigurer. Exactement donc ce que l’on attend puisque l’on espère que le baiser soit un passage, une brèche vers une nouvelle vie, une nourriture immatérielle régénérant l’espoir de nouveaux débuts, sans que l’on sache plus d’où et de qui ça part.

Interpénétration amoureuse des visages embrassés, proliférations bactériennes des désirs, tentation du retour à l’indistinct, la disparition

Ce que je prenais de loin pour du dessin assez gras, agressif, se révèle une technique plus originale et très fine dans son insistance : du fusain sur feutre. Et, en observant de près ce support singulier ainsi que les accumulations très denses de charbon, par taches et impacts, globules et mailles, en se représentant les gestes qui ont été portés, répétés et normés pour aboutir à ces tatouages, ces contusions graphiques à même la laitance mémorielle incertaine du feutre, j’entre dans une autre dimension de l’image. Je découvre que les portraits importants – géographies d’étreintes qu’archive la mémoire dans la rubrique « tournants décisifs » – ont probablement été travaillés ainsi, naturellement, codés dans le cerveau en réseau de mailles, globules, impacts, taches, contusions, tatous. Embaumés sous forme de grillage. Filets qui nous enserrent, filets que l’on agite pour attraper la proie ou son ombre. Tissu de résonances tachistes qui se propagent. J’appréhende de manière plus concrète la manière dont par effleurements, frottements, caresses, coups de langues, baisers, mordillements, reptations labiales, des visages s’interpénètrent, prennent l’empreinte de l’autre à l’aveugle, deviennent moules où coule la substance de ce qu’ils absorbent. Ils se mélangent, s’impriment, se traversent l’un l’autre pour s’exporter dans l’autre, imprimer l’autre en soi en désir de changer de peau, composer momentanément un visage partagé et pluriel, s’altérer réciproquement en hydre à plusieurs têtes. De près, ce que l’on voit dans ces portraits, c’est, sous la violence du désir, des visages en zones de dissolutions ou d’émergences, irrésolues et crépitantes, juste des points, des amibes, bactéries et virus, un pointillisme vivant accidenté comme la promesse fragile d’un dépassement, d’une recréation, mais aussi la crainte d’une rechute dans l’indifférencié organique avec dissolution des liens affectifs qui personnalisent notre rapport au monde. Je reste contre, au plus près de la sécrétion fantasmatique de ce treillis de camouflage, tirée des sucs du désir amoureux, des fragments d’images de l’autre dans lesquels on aime disparaître, s’enfouir.

Au contraire de la porosité amoureuse, la fabrication incessante de murs pour séparer, enfermer, contenir; sur la piste de formes de vies où apprendre à les traverser, vivre avec plutôt que contre, les intégrer à la porosité féconde

Les œuvres se confondent avec le mur d’où elles surgissent et l’on retrouve quelque chose, dans la posture de scruter leurs réseaux de points et de blancs, des rêveries nocturnes et enfantines face aux parois décorées jouxtant le lit : « En se brouillant dans la pénombre les petites fleurs du papier peint découvraient un mur infiniment plus lointain, limite exacte de mes forces, de ma curiosité, mais qu’il me semblait du moins repousser chaque soir, préparant cette victoire décisive : débarquer en pleine lumière, prendre racine dans l’immensité. » (Marcel Cohen, Murs, Edition peuplier). Ce recueil de Marcel Cohen provoque un phénomène similaire à celui des portraits de femmes d’Adam Helms. Au fur et à mesure de la navigation dans ses pages et ses phrases, au gré des images, des musiques, des mots déposés comme des plantes dans un herbier, le mur se dissout, devient un crible à travers lequel on ne cesse de passer, devenant nous-mêmes autant bouts de murs disséminés dans l’espace social que forces potentielles pour faire voler en éclats leurs diverses maçonneries. Un crible qui permet aussi au mur de nous transpercer continuellement. Profondément réversibles mais toujours contenus, affrontés aux murs, parties prenantes, collaborateurs. L’auteur égrène des souvenirs de murs d’école, de punition, de cachot, d’exécution, de lamentation, un précis finement ciselé de l’omniprésence structurante des murs dans l’imaginaire, dans l’élaboration des identités, dans l’héritage ancestral des sensibilités. Il pratique une poésie dialectique qui décille notre rôle dans l’omniprésence labyrinthique des murs qui passent inéluctablement par nous et qui fortifie notre aptitude à imaginer des techniques d’évasions, chimériques, stériles : « Loin d’appeler à l’aide, il entreprit alors de scruter  les moindres aspérités du béton avec l’avidité nouée d’un amateur de paysages poussant les volets d’une chambre d’hôtel qu’il n’a pas choisie » (M. Cohen, Murs, Edition peuplier). De la dentelle tranchante pour équarrir l’immensité murale, métaphysique qui charpente tous nos systèmes symboliques, petit réquisitoire précis, implacable de tous les crimes que les murs ont rendu possibles : « Murs presque respectables si l’on n’approche pas assez pour voir la trace des ongles ». (M. Cohen, ibid.) Murs de façades ensoleillées, aperçus entre les feuillages, presque immatériels, crible précisément. Ou mur au revêtement relâché, couleurs et plâtre presque au bord de l’avalanche, où deux arbres soigneusement taillés et encadrés projettent la frise de leur coiffe feuillue, libre, film d’une hydre hirsute qui s’accouple se reproduit par ses synapses tentaculaires emmêlées Avec le petit livre de Marcel Cohen, un dialogue peut s’engager avec toutes les sortes de murs rencontrés et les apparitions que réservent les accidents de leurs surfaces éprouvées, évitant qu’on ne les laisse en l’état monter, continuer leur œuvre d’enfermement, permettant au contraire d’encourager la porosité par exercice mental régulier.

Les images de l’artiste aident à détecter l’invasion de notre espace mental par toute la machinerie guerrière des dominants

Comment les images de ceux et celles que l’on a le plus approchés, jusqu’à quelques fois les confondre avec notre chair, se dissolvent en nous, se transcendent en averses de points, de traits, de tâches, de macules, des sortes de toiles sensorielles blessées comme programmées pour repérer d’autres présences du même type à attirer pour leur faire subir le même processus d’intériorisation, des toiles cannibales ! ? Quelques autres œuvres d’Adam Helms en donnent une idée. Elles représentent, en petit, des silhouettes d’armes militaires de destruction foudroyante, des avions de combat, des missiles, des bombardiers. Forces guerrières légitimes auréolées de la violence légitime. Mais l’on dirait aussi bien des formes agrandies de microbes, de virus guerriers. Tout engin de mort, une fois sorti de cerveaux humains et lâché dans la réalité par les industries de la guerre, ensuite multiplié et banalisé par les industries du loisir et du cinéma, va proliférer en drones symboliques qui reviennent coloniser l’imaginaire humain, s’infiltrer dans les mouvements où, à l’échelle individuelle, se jouent les combats pour le maintien ou non de l’intégrité des territoires intérieurs, pour la maîtrise des stratégies de territorialisation et déterritorialisation. Nous sommes contaminés par les aléas graphiques de ces machines à tuer qui, en nous aussi, s’infiltrent, bombardent, pilonnent, trouent, brûlent, ravagent. Elles deviennent les représentations métaphoriques de ce qui nous ronge, des prédateurs sournois du temps qui altèrent détournent détruisent rançonnent les images de ce à quoi l’on tient le plus.

Panorama du baiser en 45.000 coups de dès figés, bascule dans le trop plein d’images

De toute l’immanence brûlante de ce pointillisme, fusionnel et fissionnel, Evariste Richer étale à nos pieds une mise en scène paisible, sable mouvant de pixels noirs et blancs, aveuglant et dévorant. Le tapis idéal pour une chambre secrète où le corps de deux amants nus tomberaient en pâmoison, déclenchant la réaction en chaîne d’innombrables coups de dès par lesquelles leur rencontre se joue, disparaissant dans l’envol et l’avalanche des 45.000 petits cubes blancs et noirs combinant dans leur tourbillon d’infinies combinaisons d’harmonie éternelle ou de séparation irrémédiable, paradis ou enfer. Ils disparaissent comme sous des gerbes d’eau ou de poudreuse, expérience fugace de l’unisson retrouvée dans l’éclatement aléatoire de toutes leurs vibrations désirantes. Panorama de milliers de points qui forment une convergence, un réseau subtil de confluences, une sorte d’unité de surface, magique et fuyante, à l’instar de ces ballets de fumeroles certains matins sur le miroir des étangs. C’est l’effet d’une tension frissonnante, vaporeuse, qui traverse les traits d’un visage-paysage, toujours sur le point de s’évanouir, de glisser ailleurs. Quand le regard balaie l’image au sol, les points semblent magnétiquement se déplacer, courir, voler, ruisseler, esquissant d’autres figures, jamais fixées. Toujours ailleurs, toujours passées. « Les dés sont placés les uns à côté des autres, sans être collés (ni entre eux ni au sol), ce qui confère ce sentiment de fragilité à l’ensemble qui risque la dissolution sous tout coup de pied maladroit. » (Livret de la galerie). Le rêve d’une couverture neigeuse dévalant des montagnes, épousant reptilienne la forme des vallées, des forêts et brouillards, changeant sans cesse de visage et de caresse fourmillante, au ralenti. Au pied de l’œuvre ou du baiser, l’exaltation de l’attente, de se remettre en jeu soi-même, la possibilité de tout recevoir mais aussi de tout perdre d’un coup, au moindre geste maladroit. Et cette tension face à une image unique de 45.000 dès pouvant bouger pour changer de configuration et peut-être nous expulser  – à l’instar de ces grands tableaux vivants constitués par des milliers de personnes dont les positions et gestes font évoluer un tableau, un symbole, un message, lors de grandes parades patriotiques ou sportives -, voire nous rendre étranger à elle, exactement comme le baiser est une hypothèse de recréer une unicité, un bord à bord vierge, cette tension face à l’image unique est d’emblée mise en dialectique avec l’immense avalanche d’images qui nous submerge en permanence, annulant toute possibilité d’instants réellement à soi ou partagés avec attention, et que met en scène de manière très efficace Erik Kessels dans son installation 24 HRS Photos, soit une coulée plastique continue de « toutes les images mises en ligne en l’espace de 25 heure », une avalanche broyant toute séparation entre public et privé, un trop plein radical, révélant tout l’horreur de la plasticité coloniale du numérique.

Pierre Hemptinne

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Baiser de soleil et d’ombre dans Paris

Lumière, ombre, la mêlée. Dans les rues, le grand soleil printanier se décline en jeux d’ombres et de lumières très serrés pour prendre ou garder la maîtrise des lieux, une véritable guérilla urbaine sur les murs, les façades, les trottoirs, les toits, les fenêtres, les vitres, les gargouilles, les impostes. Le chaud lumineux et le froid obscur se disputent les sols, les volumes,, les ruelles. Autel aux esprits. Sur un mur de Saint-Germain, une sorte d’ex-voto dispute à l’oubli et à la récupération, la mémoire d’Albert Camus. Quelqu’un se bat pour établir une vérité et conserver la propriété d’un esprit ou empêcher qu’il devienne l’ornement de forces contraires, dénaturantes. Symboliquement, ce mur suinte les larmes et le sang d’une bagarre permanente pour conserver les bonnes grâces des esprits tutélaires. Tourbillons et sang de Cyborgs. Un peu plus loin, la galerie Vallois introduit un peu plus à la réalité de ces tourbillons d’ombres et de clarté, de floral et de matières flétries, par le biais d’une exposition intitulée « Un lotus dans la boue », consacrée à une certaine catégorie de Mangas qui « constituent autant de seuils, de portes et de conduits menant à des univers visionnaires, cauchemardesques ou grotesques, dont la propriété commune semble être d’absorber celles et ceux qui les regardent » (David Rosenberg, commissaire). Le titre en lui-même rassemble les termes du conflit entre le sombre et le clair, car le lotus « puise son énergie dans le limon et la boue (qui en Asie représente les troubles, les passions et les souffrances), les transformant en une ineffable et exquise beauté. De la boue au sublime, donc. » Au passage, il nous est rappelé que l’art du Manga est « l’art des « images dérisoires », des « images aux traits libres », des « images au gré de la fantaisie » » et que le mot et l’usage se retrouvent dès le XVIIIe siècle. L’exposition présente des œuvres de Yoshikazu Ebisu, Usamaru Inuki, Suehiro Maruo, Junko Mizuno et Toru Terada et, dans l’espace lumineux bien occupé de la galerie Vallois, organise une ronde fraîche, crue et horrible d’images qui font éclater les frontières entre notre monde et celui des esprits. Dépressions et infiltration d’esprits malveillants. À la galerie In Situ / Fabienne Leclerc, Renaud Auguste-Dormeuil enchevêtre plusieurs séries de travaux photographiques qui se renforcent mutuellement sous l’intitulé « Bigger Than Life ». D’abord, une longue série de petits « collages », des figures connues, historiques incarnant le pouvoir sur terre sur le long terme, on voit défiler là les âmes des personnalités qui s’arrogent le droit de tenir en mains la destinée humaine depuis plus d’un siècle. Leurs figures sont réduites à quelques signes caricaturaux de leur personnalité, signes qui sont devenus emblématiques de la manière qu’ils avaient d’incarner le pouvoir. Ces mystérieuses silhouettes faciales semblent représentées au moment fugace où elles traversent le miroir, comme révélant leur pacte avec le monde occulte des images par lequel ils entretiennent leur puissance sur l’imaginaire. C’est surprenant. Ces petits (dé)portraits dérobés à l’invisible font face à de grandes photos en noir et blanc, des couples détourés sur fond blanc, en train de se soutenir dans l’affaissement, de se retenir en s’agrippant l’un à l’autre, de se protéger contre les coups et le vide de leur vie. Leur look évoque une époque que l’on date d’instinct du début du XXe siècle (1930 dit la notice). Face aux défigurés du pouvoir – mais qui n’en continuent pas moins à manifester leur main mise sur l’histoire, même ainsi mutilés, c’est sous cette forme qu’ils doivent hanter leurs « sujets » -, on est ainsi frappé par la « grande dépression » permanente qui s’installe dans les corps, la chair, les nerfs, sur le long terme, résultat de la possession constante qu’exerce les « chefs » des nations. Ensuite, trois grands portraits de ville (Paris, Rome, New York) jouant « d’une tension entre disparition et reconnaissance », justement. Comme si, dans la nuit, tous les points lumineux étaient supprimés pour ne conserver que les trous noirs. Et voici des trames qui révèlent bien la structure urbaine caractéristique de ces villes. « Réalisées depuis des points culminants, ces photographies s’avèrent être des portraits en négatif, des tentatives démiurgiques pour ôter les lumières de la ville et en révéler l’essence cachée » (Clément Dirié, notice d’exposition). On reste bien dans la thématique lumières et ombres ! La nature bascule dans l’industriel. Pierre Malphettes installe chez Kamel Mennour les éléments faussement épars d’un « terrain vague » identifié comme lieu d’échanges et de transformations entre différentes « natures ». Entre paysage naturel et paysage urbain, entre objets naturels et objets industriels, entre images de la nature et fabrication d’images culturelles, le naturel et l’artificiel, l’image spontanée et l’image fabriquée… Autre manière de délimiter un espace de basculements concrets et imaginaires. La fumée blanche d’un feu de campagne que l’on peut voir s’élever en se tortillant paresseusement sur l’horizon accueille ici le visiteur en une structure lumineuse de néons, légère, dansante, figée. La trace de ces pierres particulières qui « marquent » les promeneurs (chacun trouve les siennes, qui lui font signes) est ici traitée par la technique du moulage : comme elles s’impriment dans l’esprit, elles sont matériellement moulées, et reproduites avec précision (la moindre ligne, petite faille, anfractuosité..) comme objet immatériel de mémoire, sans gravité, fixées au mur. La géométrie d’un arbre est décomposée, reproduite avec des lattes de bois usinés, le lierre qui le recouvrait remplacé par un lierre de néon. Transmutation des matériaux au cours de l’évolution des images, comment elles se fixent dans l’expérience en associant différents matériaux que la pensée peut associer librement dans ses élaborations (comment, aujourd’hui, séparer bois à l’état naturel du bois usiné ?), ainsi l’impression lumineuse que peut laisser un lierre envahissant un tronc se traduit-elle en guirlandes d’ampoules. Le terrain vague est aussi ce champ magique où les valeurs font la culbute, une poutre massive est rongée, transformée en structure florale, passerelle légère et organique joignant des mondes séparés. Une autre poutrelle traverse des panneaux de verre grâce à un complexe agencement d’équilibre, « subtil calcul de forces entre sa pesanteur et la fragilité apparente du verre, et en inversion des équilibres qui voient ses matériaux dialoguer habituellement dans l’architecture » (Pascal Beausse, notice d’exposition). On pourra établir une connexion entre cette conception de la galerie d’art comme terrain vague et le tableau « Terrain vague » de Lucian Freud visible actuellement au Centre Pompidou. Là, c’est un terrain vague « classique » qui est peint de manière réaliste, à l’arrière d’immeubles urbains quelconque, un espace vierge où s’accumulent végétaux et déchets, plantes et vieux objets abandonnés. Un lieu de transformation, fondamentalement, où déterritorialisation et reterritorialisation s’enclenchent et se poursuivent de manière « spontanée » comme des forces qui inévitablement s’emparent de tous les espaces laissés libres et préexistent à ce qu’en veulent faire les hommes. Des clos où ça respire. De cette exposition de Lucian Freud, plus que le travail un peu morbide sur la chair comme finitude, décomposition de l’existence, stade final de l’être bouffé par lui-même, je retiens surtout quelques plantes : ce terrain vague foisonnant, explosif dans son carcan urbain, un acacia presque nu surplombant un bout de jardin et, en cette journée de printemps, évoque tous les arbres entre nudité de l’hiver et revenance des feuilles… Et aussi « Deux lutteurs japonais près d’un évier », gros plan sur un évier (faïence traitée comme il traite la chair) avec deux robinets de cuivre, deux minces filets d’eau et, en reflet, des esquisses de corps que l’on identifie comme les deux lutteurs. Une belle frontière fontaine entre visible et invisible, incarné et désincarné, en lutte et abandonné… Il faudrait rappeler de quoi l’évier peut être la charnière, vieil évier à l’eau glacial de la citerne d’eau de pluie dans la cave du grand-père avec rituel obligatoire du lavage de main, entre travail au jardin et installation à la table du dîner, l’évier comme lieu d’ablutions qui rincent la fatigue, remettent les esprits en place… Autres manifestations de « terrain vague », les cabanes en bois de Kawamata, abris de fortune nichés dans les structures de Beaubourg, des cellules de « terrain vague » qui viennent métastaser là d’autres logiques de vie, de croissance, de prolifération créative, de structures…  Triomphe provisoire du soleil malgré Ben. En même temps que Ben sera en grande rétrospective à Lyon, il envahit une galerie de Saint-Germain. Fatigue de ses écriteaux accumulés, superposés comme des ex-voto célébrant le miracle de l’art tout en le déniant, le dénigrant. Même s’il y a toujours bien l’une ou l’autre chose qui fonctionne et fait encore sourire, ne serait-ce que constater que ce vieux cerveau s’acharne, persiste et que finalement, ce genre d’œuvre est condamné à aller jusqu’au bout, jusqu’au lit de mort, comme si c’était dans sa logique même, dans son concept. Néanmoins, ça donne aussi l’impression d’un esprit qui s’est enfermé, qui a franchi une fois une barrière (à la manière des Mangas du début du parcours) et puis s’est laissé pétrifier. Rien à voir avec les performances du début, vues récemment au MoMA, pleines de fraîcheur, de joyeuses et tranquilles transgressions où l’on sentait bien qu’un mouvement se mettait en place (et dont on retrouve des équivalents issus d’un autre contexte politique dans l’exposition « Les promesses du passé. Une histoire discontinue de l’art dans l’ex-Europe de l’Est »). Enfin, cliché en vitrine, je m’interroge sur l’hommage à John Cage, cette énorme cactée dans une bassine posée sur un miroir, à part le fait que l’œil démarre dans la complexité topographique du végétal et termine son examen dans le reflet d’une soucoupe  éthérée, abstraite, saisie dans l’infini du monde laiteux des reflets. En attendant, en attendant surtout le retour de la nuit et du froid obscur, le soleil triomphe sur les pelouses. (PH)

L’art près de la plage

Allgarve’09 (Art Algarve 2009)

allgarveL’Algarve est surtout recherchée par les touristes pour son soleil et ses magnifiques plages. Sa population, rivée à ses activités de pêche en bordure d’océan ou pliée sur la terre sèche de ses collines, économies de misère, ne semble pas particulièrement préoccupée par l’art contemporain. Initier une manifestation récurrente consacrée aux formes actuelles des arts plastiques a donc du mérite, il est intéressant à constater comment elle s’implante, comment elle va, sur le long terme, trouver sa place (ou non). Dans une région aux paysages, marins, agricoles ou montagneux fascinants par leur aridité et luminosité minérales trop souvent traités superficiellement par le tourisme, l’exposition présentée au Musée Municipal de Faro intrigue par son intitulé : « Paysages Obliquas ». Une invitation à rentrer vraiment dans les environnements d’Algarve, en explorant, comme les artistes représentés dans ce musée, des relations « obliques » avec le paysage, des relations lentes, en profondeur. Des artistes qui ne se bornent pas à représenter des paysages mais qui, pour la plupart, pratiquent des relations paysagistes particulières. De manière emblématique, Richard Long, figure importante du land art, grand marcheur dans la nature. La marche est un pivot important de son œuvre, comme respiration inspirante, mais aussi comme « matière » première d’œuvre : les traces de pas, les empreintes laissées par son passage ont souvent été transformées en performances/oeuvres. Il réalise des interventions in situ ou importe dans les galeries des matériaux ramassés, sévèrement sélectionnés, qu’il dispose comme recomposition de l’âme des lieux d’où ils proviennent. Ainsi, dans la cour du musée, une digue de pierres, une route de cailloux aux teintes complémentaires, une coulée de granit. L’assemblage particulier joue sur les contraires, quelque chose d’éphémère et en même temps d’intemporel, immuable, entre deux points introuvables. Lothar Baumgarten (élève de Buys) est représenté par quelques photos en noir et blanc, des végétations tropicales évoquant des êtres vivants, d’étranges totems figés dans des scènes difficiles à déchiffrer. Malgré des matériaux qui ne sont pas sans similarité, rien à voir avec le travail d’Eric Poitevin, artiste français très immergé dans ce qui constitue la « paysannerie » de la Meuse. Ses grands formats d’herbes folles, de prairies sauvages, de graminées en terrains vagues subjuguent : il est très difficile de « tirer quelque chose » d’un ensemble aussi hétéroclite, illimité, indéterminé. Il a aussi réalisé des séries de photos consacrées au gibier, la chasse comme moyen mystérieux de s’approprier des forces occultes de la nature, des animaux tués, là aussi jeu de totems, manière de rentrer dans la peau de la bête que l’on tue, rappel des légendes et mythes liés aux corps assassinés de la chasse… Laurent Grasso (Lauréat 2008 du Prix Marcel Duchamp, en exposition actuellement à Beaubourg) reconstitue artificiellement la magie de l’aurore boréale. Caetano Dias représente le vertige infini qui s’empare d’une jeune fille sur fond de favela : comme manière de rappeler qu’il est des paysages impossibles à habiter, qui donne le tournis, qui exile intérieurement dans la rotation stérile. La gamine fait tourner son cerceau comme par défaut, par obligation, fatalité. Vacuité. Sur fond de petite musique mécanique. Les pastels d’Yvan Salamone, sur grands papiers, saisissent les paysages de l’activité industrielle. Lieux de transits de marchandises, d’humains, transformation de la vie, de l’environnement, des matières, comme sans vie, au moment où tout s’arrête. Des machines, des containers, des hangars. Remarquable travail des couleurs, vives et passées à la fois, atmosphères de vestiges. Le Portugais Pedro Calapez montre ce qu’il reste, dans le souvenir, de la complexité de certains paysages (ou de l’assemblage mental de plusieurs paysages pour n’en constituer qu’un seul) : un ensemble de carrés de couleurs, abstraction…. Une sélection parlante, intelligente, effectuée par le curateur Eric Corne. Art dans la rue. Il y a aussi, à Faro, une intervention plasticienne dans les rues, « Dialogue boxes on street windows »., qui réserve de bonnes surprises (avec participation d’élèves de l’école Artes Visuais da Universidade do Algarve).  Je n’ai pu tout voir ni tout noter (en regrettant l’absence de catalogue complet, détaillé). L’objectif est, en quelque sorte, de réhabiliter des façades abandonnées, des angles morts, des passages inactifs, des taudis, comme autant d’éléments contribuant à « repenser l’espace urbain ». Ça peut le faire, ça y contribue certainement sur le long terme, mais disons que la réalité rend l’intention quelque peu dérisoire. Il y a tellement de misères apparentes, l’art n’y fera rien… À épingler rapidement : une joyeuse intervention basée sur les pictogrammes, disproportionnés, envahissant et fragmentant tout l’espace urbain mental, juxtaposant leurs injonctions contradictoires, symbole de la paralysie. Lieu d’interdictions. Susanne Themlitz emballe une friche d’une immense toile rassemblant des détails de vie en appartement, des fenêtres, des morceaux d’immeubles, des morceaux de légumes, des plantes vertes, des aliments, des escargots… Une maison hantée est emballée de bandes de couleurs (Andreia Filipe) un peu techno. Une autre, aux vitres brisées, est recouverte de « muses » masculines (Alexandre Sequeira)… C’est vif et amusant, mieux senti que pas mal d’autres initiatives de ce genre. Dans l’ensemble, ces œuvres n’ont rien à voir avec le street art pourtant très actif dans la région. À Faro même et, apparemment, particulièrement dans une ville proche, Olhao, où de nombreux hangars et bâtiments en friche sont recouverts de peintures impressionnantes (pas eu le temps de documenter).  Mine de sel. Toutes les manifestations ne sont pas aussi intéressantes. « Timeless Territories » à Loulé, par exemple, désappointe par sa démarche. L’intention est d’emmener les visiteurs au fond d’une mine de sel, en partie encore en activité, par un petit ascenseur grillagé. Quelques œuvres sont éparpillées dans de vastes galeries sombres, à 230 mètres sous la terre. (9 installations vidéos et/ou photos). Il y a confusion entre l’impression causée par le lieu et le dispositif et la relation aux œuvres d’art. Celles-ci, même si l’hypothèse d’un fil rouge n’est pas exclue, ne gagnent rien à être découvertes et regardées là. Ca ne fonctionne pas, le public « flotte » aussi. Je m’attendais à un travail in situ plus original et plus en relation avec l’endroit, ses spécificités, son étrangeté…  Ou quelque chose de plus audacieux, un coup de force, la mine comme ready made…  A Loulé, toujours, au Convento de Santa Antonio, ne pas rater la vidéo de Francesco Vezzoli, « Estranhas Formas de Vida », joli dégommage de la mythique Amalia Rodriguez. Aussi, les photos en série, façon faussement industrielle, de Luis Palma où vous reconnaîtrez certains bungalows typiques des îles d’Algarve (Armona…)… Ca ne se bouscule pas. Entre les plages et ces lieux d’exposition, il semble y avoir une séparation étanche (mais il est hasardeux de juger sur le moment d’une visite ele-même rapide). (Programme complet).

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Caetano Dias :