Archives mensuelles : juin 2009

Indépendance et audimat

Dans Le Soir d’aujourd’hui, un article sur les actions développées par la Communauté française (Ministre de la Culture) en faveur des libraires indépendants. Titre « Un bon libraire près de chez vous. » Au nom de l’accès à la diversité culturelle, entre autres, un label de qualité est décerné à une série de libraires, selon un cahier de charges qualitatif. En outre des moyens publicitaires sont engagés pour valoriser ces libraires indépendants via, notamment, les télévisions communautaires. Déclaration de la Ministre (extrait) : « L’enjeu est clair : promouvoir la diversité littéraire et éditoriale, échapper au formatage et à l’uniformisation résultant de la concentration économique. » On ne peut que s’en réjouir. Mais difficile de ne pas rappeler la différence de traitement par rapport à ce qui a été fait pour le disque. Ou plutôt ce qui n’a pas été fait. Les disquaires indépendants se comptent sur les doigts d’une main. La plupart sont morts étouffés. Et il ne suffit pas de pointer du doigt le téléchargement. Avant que le téléchargement ne devienne un phénomène majeur dans les pratiques d’accès aux musiques enregistrées, les majors ont systématiquement organisé, durant une bonne dizaine d’années, le « formatage et l’uniformisation » selon leurs ambitions de « concentration économique ». En recentrant leurs catalogues : éviter les artistes peu rentables, ou rentables à trop long terme (demandant trop d’investissement). Déjà, cette politique ne pouvait qu’entraîner un assèchement de la curiosité, elle consiste à couper les racines du désir de musique au profit des retours sur investissements rapides, soit tout ce qui peut titiller, exciter les pulsions de nouveautés vite avalées. Les disquaires perdaient le contact avec ce qui leur plaisait le plus dans leur métier : repérer des artistes peu connus, les perles qui dorment dans les catalogues des majors, les faire découvrir. Servir de relais, activer la socialisation par le conseil musical. Ensuite, les représentants ont de moins en moins proposé aux indépendants des conditions économiques intéressantes : cela était réservé à ceux qui vendent beaucoup, les grands réseaux de distribution. Les petits disquaires étaient de moins en moins capables d’afficher des tarifs intéressants. Ensuite, les représentants n’ont même plus pris la peine de se déplacer chez les petits disquaires. Toutes les conditions du formatage étaient réunies et activées. C’est cette politique ravageuse qui a permis l’extension foudroyante du téléchargement et du piratage : le commerce tuant le désir, celui-ci se déplace ailleurs, et l’absence de désir se retourne contre l’économie. C’est aussi une réalité qui a commencé à causer du tort aux médiathèques. Nous avons commencé à ressentir les effets de cette politique en même temps que les disquaires indépendants. C’est, aujourd’hui, ce que l’on veut éviter au livre. Voilà, la différence de statut entre livre et disque est fatale au marché de la musique. Surtout que le disque est souvent associé aux musiques non classiques, d’amusement. La musique n’est pas considérée comme donnant accès aux connaissances. Elle est systématiquement abandonnée au marketing des industries culturelles. Sans état d’âme. Live Nation, voilà un beau plan de formatage. Ça s’est passé pour les disquaires mais, concernant la musique, ça se perpétue sur le plan des musiques vivantes, de l’organisation des concerts. Dans le numéro 707 des Inrockuptibles, un article rend compte de l’incroyable collusion existant entre Live Nation et les pouvoirs publics pour le financement du festival « Main Square » à Arras. Festival qui, malgré l’intervention de l’argent public, reste le plus cher de France. Avec Live Nation, on est en plein dans l’organisation du « formatage et uniformisation » par la mise en place d’une « concentration économique » frisant le monopole. Et ça se passe aussi en Belgique (j’ai relaté ailleurs une table ronde organisée par des pouvoirs publics pour réfléchir sur la ligne éditoriale d’une salle de concert et Live Nation était partie prenante des débats ! C’est aussi un problème de « bonne gouvernance »,  ce concept ne concerne pas que le cumul de mandats des hommes politiques!). En ce qui concerne la musique, une fois de plus, les opérateurs marchands et leur marketing ont le champ libre. La musique, c’est pour s’amuser, c’est pas grave. Le poids de l’audimat. On imagine bien que l’on réserve le livre au fait de se cultiver et la musique à faire de l’audimat. Il y a de ça, mais ce n’est pas si simple. Je relève dans le même numéro des Inrockuptibles, un autre article dénonçant la hantise des résultats chiffrés, seul critère de réussite pour les grandes expos événéments. Titre : « Les expos au risque de l’Audimat ». En fait l’article traite de deux choses : une manipulation des chiffres, des résultats mitigés présentés par la Ministre comme un succès éclatant d’une part et, d’autre part, le danger de fonctionner à l’audimat pour évaluer les manifestations culturelles. C’est effectivement dramatique mais ça mérite plus qu’un p’tit article pour taper du sucre sur la ministre de la culture du gouvernement Sarkozy (même politique du chiffre que dans la police, pour les reconductions à la frontière, etc.). Ça mérite peut-être même d’engager la ligne éditoriale complète du magazine ! Parce qu’elle est gentille, Claire Moulène (auteure de l’article), mais tout fonctionne à l’Audimat. La presse, y compris Les Inrockuptibles, est très friande de tout ce qui fait « buzz » sur Internet, par exemple. Ce n’est rien d’autre que de l’Audimat, en grande partie ! Les couvertures, les longs articles sont consacrés aux artistes vendeurs, ceux qui remplissent les grandes salles, ceux dont on parle partout, aux artistes que l’on retrouvera dans les grands festivals n’hésitant pas à mélanger argent public et gros sous de Live Nation. La plus grande partie de la matière éditoriale court après l’audience en choisissant de préférence ce qui est doté d’un bon capital d’Audimat, c’est plus facile à vendre. On comprend, pas facile de survivre. (PH)

journaux

un an de blog, interstices, attention

« La vie moderne« , Raymond Depardon

champ2Un an de pratique d’un blog, à s’exercer à dire « comment c’est », à l’aveugle, pataugeant, tâtonnant, palpant. Même pas vu le temps passer. 35.376 visites, ce n’est pas beaucoup, c’est ce que doit engranger par jour un blog qui entend s’imposer ! En même temps, ce n’est pas négligeable. Je poursuivrai l’exercice, à la recherche des interstices. Ces légères failles qui secouent la manière trop convenue avec laquelle on a tendance à accepter la manière dont les choses se présentent. Des photos de champs peuvent, au-delà de leur esthétique, de leur « beauté naturelle », représenter des images d’interstices. Voire, à elles seules, des cartes intersticielles (vues du ciel!). Dépasser la contemplation. (Je voulais, dans un quartier résidentiel, photographier entre l’une ou l’autre maison, quelques étroites parcelles restées sauvages, envahies de mauvaises herbes en graine, espaces réduits, tout ce qui subsiste des terrains vagues.) La beauté des champs se heurte aux trognes tannées des paysans dans « La vie moderne » de Depardon, deux beautés différentes, celles des hommes comme desséchés par leur passion (« ce métier de paysan, il ne faut pas l’aimer, il faut le faire avec passion, sinon on ne s’en sort pas »). Comment ce qui subjugue l’oeil comme résurgences du sublime, cet état de nature paraissant si « perdu » (au sens de « paradis perdu »), peut-il aussi être un environnement corrosif, attaquant les physionomies de ceux qui y travaillent, immergés dans sa rudesse magnifiée? C’est la méditation qu’alimente les paysans filmés comme le reste, le rejet  se fossilisant, hébété, de la vie hypermoderne. La part d’humanité laissée pour compte et qui conservait le contact laborieux, quotidien, avec la nature. Quelque chose qui disparaît et dont personne ne mesure l’importance de la perte. Un film de silence. La solitude désapprend à parler. Pourtant, on les entend penser ces vieux (et moins vieux) paysans. Enormément. Mais c’est comme s’ils ne pensaient pas avec des mots. Ils pensent avec ce qui murmure dans le silence des champs, en plaine ou en montagne. L’oreille est toujours occupée, remplie de sons, en continu, de sons qui parlent du temps, des plantes, des animaux, des saisons, du soleil, de la pluie, le vent, les bruissements, un langage animiste qui remplit la tête. On ne ressasse plus des mots, mais des images, des sons qui communiquent directement des états de la nature englobante. Rétention. Il faut conserver l’énergie de ce que les choses racontent. Ne pas la disperser. Depardon restitue le paysage cévenol de l’intérieur. Par la sinuosité des routes qui conduisent, au bout de l’horizon, aux fermes isolées, en sursis. En phase terminale. Il filme toujours les routes en descendant, silencieusement, on descend vers les fermes. Sauf à la fin où il passe un col pour révéler le mouvement par lequel il s’éloigne, comme un adieu, magnifique manière de filmer un col dont la vocation est bien d’être un passage, une bascule entre deux versants. Un interstice. Photos de champs. Il est fascinant d’essayer de restituer par des mots, des phrases, des images lettrées, la texture des champs, réussir à écrire, à décrire l’impression que provoque cette matière dans le cerveau. En même temps, ces matières, ces textures sont inaliénables, ne se réduisent pas aux mots et idées qui les expriment. Elles sont ailleurs, elles vivent sans avoir besoin de cela. Ce sont des échantillons de matières, des bouts de paysage, des graphismes bruts avec lesquels on dialogue intérieurement, en silence, sans remuer les lèvres, sans articuler la moindre la lettre, on parle alors le langage du champ d’avoine, le langage du lin, on pense avec eux, leur image est triturée comme un concept, on pense comme eux. C’est en ce sens que l’immersion dans le paysage, en sillonnant les routes, participe du ressourcement. L’imaginaire capte là des horizons infinis, ici des gros plans avec lesquels il se ressource, ébauche d’autres manières de réfléchir; et ce qui enregistre là un plan large et cadre ici un détail ne relève pas totalement de l’aléatoire, l’attention, en défilant en vitesse, va chercher des choses à retenir, des souvenirs, et retient en priorité les signes qui l’intéressent, elles cherchent des choses bien définies auxquelles elle réagit instantanément, elle retient des images comme on pratique l’écriture automatique, elle « photographie » et compose des phrases brutes avec les images qui en découlent…  elle s’arrime au paysage. (PH)

champchamp3champ4champ6champ7champ8

Vecteurs musicaux, reconstruction sociale

Ignatz, fête de la musique, Médiathèque de Charleroi, juin 09.

mediathequeÀ contre courant de l’esprit « fête de la musique » qui consiste à répandre des moments festifs dans la ville, sur podiums officiels ou improvisés, à cultiver le lien social par le biais de musiques extraverties, c’est à une plongée dans une musique fragile, intimiste, pleine d’ombres (esthétiques, temporelles) que conviait la Médiathèque de Charleroi. Pas le genre de truc qui va fort, que l’on écoute en trinquant et en parlant fort, quelques minutes avant de passer à une autre scène. Avec Ignatz, il faut se poser, s’asseoir, écouter attentivement, se concentrer, prendre le temps. Même si elle ne rechigne pas à provoquer les précipitations soniques, c’est une musique lente. Hypnotique, se déroulant dans des variations blues. Un blues basique, pulsation primale, originelle, déconstruite analytiquement, et reconstruite en flux sonores, en trames de synthèses, thématiques, collages d’éléments blues articulés comme des frises. Syntaxe, grammaire, le musicien déterritorialise un héritage blues puis le reterritorialise dans son imaginaire, selon une syntaxe qui lui est personnelle. Et tout ça passe par le réseau de fils et d’organes électriques étalés au sol, filtres, transformations, découpages, mutations, reproductions. Système nerveux extérieur du musicien. Un subtil travail de boucles qui défilent comme des films, des images abstraites sur lesquelles le musicien superpose sa narration guitaristique. Elle-même sinueuse, procédant par boucles, tournant sur elle-même. Une étrange course-poursuite au ralenti, sans fin. Dans le vide. Beaucoup d’ornementations électroniques évoquent des atmosphères anciennes, dégagent une dimension nostalgique embrumée, illuminée, avec des connotations orientalisantes. Spiritualité au spectre large. Toujours au bord de la distorsion, du manque, ces longues transes conservent une rudesse sombre, malgré leur élégance. Et quand plié en deux sur sa guitare inactive, Ignatz se concentre sur les boutons de ses appareils, c’est un véritable petit film d’animation sonore qui s’ébauche, échevelé, dans une ville globale en ébullition, tourmentée, sur le point d’exploser et s’effondrer, d’éclater en millions de fragments de verre sous les ultrasons du conflit entre micro-structures hyper modernes et ultra-archaïques. Scène sans aboutissement. Le tout est joué sans démonstration scénique, de manière très ascétique, assis par terre, posture d’un musicien juste de passage. Recueillement, chapelle improvisée… J’apprécie aussi que cette prestation live vienne considérablement altérer la perception que j’avais de cette musique, à l’audition des CD ou de séquences filmées sur Youtube. C’est un travail qui change, les coups de crayons dessinent sans cesse de nouveaux traits, nouvelles actions, intrigues sonores. ( Texte sur Ignatz de Philippe DelvosalleChronique d’un CD d’IgnatzIgnatz vidéoDiscographie en prêt public – ) Concerts en médiathèque, enjeux. Reste que, si ce concert en médiathèque n’est pas un échec – des usagers passent, manifestent leur intérêt – c’est loin d’être un succès. Dans le repositionnement des médiathèques, réussir à rassembler du monde autour de musiciens à découvrir, autour de différences musicales à comprendre et qu’il convient de soigner ensemble, de protéger pour qu’elles continuent à enrichir la société, sera de plus en plus primordial. Aux responsables des médiathèques de réussir à faire sentir l’importance de cet enjeu, aux usagers des médiathèques, aussi, de réaliser que leur intérêt de curieux de musiques passent par le soutien physique – la présence militante – aux initiatives de rencontres que doivent prendre de plus en plus les médiathèques. Il ne suffira plus d’emprunter des médias physiques pour justifier la présence de lieux dits de « lecture publique », ou de signer des pétitions pour réclamer leur maintien. Il faut les faire évoluer, leur donner une nouvelle âme, cette âme consistant à développer un esprit d’attention aux arts enregistrés (musiques, cinéma, littératures…) qui manque de plus en plus dans l’espace public. Ce qui ne se réalise qu’en investissant du temps dans une autre manière de fréquenter les espaces « médiathèque » ou « bibliothèque ». Le chemin est encore long. Bistro et terrils. La Fête de la Musique à Charleroi était aussi l’occasion de réentendre Les Terrils dans un vrai vieux beau bistrot de la Ville Basse, « La Quille ». (Rue de Marcinelle, face au nouveau lieu culturel à suivre, le Vecteur). Un cadre tout à fait adéquat pour ce genre de musique (Lire autre article sur Les Terrils en concert), belle prestation énergique. Dans la rue elle-même, sur le podium principal, Quentin Hanon présentait son mélange d’électro-techno et de guitar hero. Luxuriant, un rien emphatique, en complet décalage (mais ça c’est bien) avec l’abandon économique flagrant du lieu. Magasins fermés, façades tristounettes, devantures lugubres: et l’on peut méditer longuement sur le triste état dans lequel le politique a laissé sombrer une ville, dans le renouveau qui peut survenir par la manière dont des citoyens investissent des intentions culturelles »…  Par l’exagération, l’inflation de moyens, de démonstrations virtuoses, de mélanges référentiels, ce genre de musique manifeste surtout, je pense, la difficulté de trouver des issues, des lignes nouvelles, des styles personnels. Je n’avais jamais écouté Quentin Hanon, et en même temps, malgré la bonne qualité de l’ensemble (bonne tenue, belle recherche, sans doute faiblesse d côté de l’idée?), je n’éprouve aucune grande surprise, ça me fait penser à plusieurs autres choses entendues. Particulièrement, ça m’évoque  certains albums anciens de Buckethead (ce guitariste, un moment produit par Zorn, qui jouait avec une sorte de seau sur la tête !) et qui me faisait déjà cet effet: à la fois une sensation d’entendre du neuf, une énergie inhabituelle, des processus non conventionnels, des techniques à rebrousse-poils et, en même temps, cette impression paradoxale d’entendre des portes ouvertes enfoncées une fois de plus, théâtralement… (PH)

ignatzignatz2ignatz3ignatz4ignatz5ignatz6terrilsterrils2terrils4terrils5terrils6terrils3vecteursvecteurs2vecteurs3vecteurs4

Culot d’artiste. Les objets fantômes.

parrenoCe n’est pas grand-chose, mais ça me trotte dans la tête depuis vendredi, peut-être parce que ça traite de génération, que c’est censé viser « ma » génération ? Ça m’a, par intermittence, phagocyté l’esprit durant l’entraînement cycliste du samedi, et pourtant, les surprises susceptibles de capter et faire dériver l’imagination n’ont pas manqué… ( En haut d’une côte bien raide en sous-bois, à la sortie de Saint-Denis, vers le plateau de Thieusies, la route bordée par des talus envahis de lierre, d’orties, des rouleaux de ronces, est traversée par un renardeau, royal et furtif (le silence du vélo autorise ce genre de surprise), qui disparaît dans les fourrés, juste à la lisière, là où les champs déjà fauchés pour le fourrage, rejettent, au-dessus du talus, des franges de pailles en désordre, dorées et brillantes. – Quelques kilomètres plus loin je longe une immense tapis vert, grouillant, comme constitué de filaments emmêlés, cherchant à agripper de quoi se relever, je n’y prête pas trop d’attention jusqu’à ce qu’une odeur très particulière vienne capter complètement mon attention : celle, bien connue, des pois que l’on écosse. Ici amplifiée, enivrante comme toute dilatation exceptionnelle d’une perception, ensuite presque écoeurante, dégagée, distillée par plusieurs hectares de légumineuses chauffées par le soleil. – Beaucoup plus loin, à un moment où le regard peut plonger loin dans le patchwork des parcelles agricoles, d’affolantes surfaces souples fines, presque transparentes, très loin, comme d’immenses foulards de soi remuant sur un tapis végétal, d’un mauve léger et scintillant, les champs de lin qui fleurissent. – Sur le retour, m’arrêtant pour avaler un biscuit près d’un champ séparé de la route par un fossé envahi d’orties, de chardons, de graminées et entouré de sureaux et d’aubépines, deux cigognes se promènent, silencieuses, lentement, le long des haies, séparées d’une bonne centaine de mètres, deux formes animales, méditatives, dans un cloître. – ) Il s’agit d’un article paru dans Le Monde sur une exposition de Philippe Parreno à Beaubourg. Titre de l’article : « Philippe Parreno s’invente une biographie en images. » (Exposition qui mérite certainement le détour, là n’est pas mon propos.) « Cet artiste brouille les frontières entre spectacle et exposition. Entre les images aussi – fiction ou documentaire. La prolifération et la sacralisation de l’objet d’art, voilà tout ce qu’il déteste. » En soulignant que son œuvre travaille la production audiovisuelle plutôt que l’objet lui-même, l’article en arrive à cette citation de P. Parreno : « Notre génération a grandi avec des images, pas avec des objets, explique-t-il. Je ne me souviens pas de la table de ma grand-mère à Oran… » Très bien, me dis-je, nous voilà confronté à cette génération qui a baigné dans les nouvelles cultures d’images. Je retourne lire l’âge de l’artiste : 44 ans. J’en ai 49. Sommes-nous vraiment de générations différentes !? Vise-t-il spécifiquement sa génération d’Oran ? Ou l’entend-t-il de manière beaucoup plus universelle ? Comment un artiste dont le travail relève tout de même d’une économie de la singularité peut-il en venir à « légitimer » ses choix et orientations en se plaçant comme représentant d’une génération !? Sans chercher à vérifier son propos qui est bien le genre d’affirmation qui peut s’objectiver ? C’est clair que, d’une certaine manière, je n’ai pas partagé la même relation à l’image que celle qu’il évoque comme étant la norme, n’ayant pas vécu dans une maison dotée de télévision avant mes trente ans. Néanmoins, étant de la même génération que ce monsieur, depuis que j’ai lu sa déclaration bidon, je pense à tous les objets que j’ai envié, convoité, étant enfants. Depuis des babioles dans les vitrines des grands-parents jusque des outils patinés, des insectes dans la collection de mon père, des objets ramenés d’Afrique, des jumelles, des armes, des jouets… Ces jouets qui, du reste, partagés par tous les enfants autour de moi, sont à présent devenus des objets de collectionneurs, reflets que nous avons traversé une époque envahie d’objets. Nous sommes nés dans les années 60, nous avons grandi avec le boum de la société de consommation, la prolifération croissante des objets en tout genre… Depuis que j’ai lu cet article, avec ce culot d’artiste qui, quelque part, me choque, je sens que, piquée au vif, ma mémoire travaille, drague les fonds, promène des faisceaux lumineux dans les coins les plus sombres, tente de ranimer tous les objets que j’ai manipulé comme étant inséparables de ma vie, constitutifs de la formation du désir de vivre, et tous les objets convoités, que j’ai rêvé de posséder, qui me semblaient incontournables pour avancer, me découvrir, m’accomplir, m’épanouir… Je cherche leurs visages pour restituer ma « biographie en objets », symétrique à celle de Parreno, moi qui, contrairement à lui, appartient à une génération qui a grandi dans un monde fait d’objets et de leurs mirages. (PH) – Philippe Parreno, Douglas Gordon, portrait de Zidane. –  Trace sonore de Parreno en Médiathèque

La Sélec en juin

La Sélec en soirée # 5, le samedi 13 juin, Les Ateliers Claus, Bruxelles.

 

atelieratelier2atelier3La Sélec N°5 se dévoilait le 13 juin, lors d’une soirée musicale aux Ateliers Claus. Un numéro très coloré… Parfois le ciel, au soleil couchant, a de ces dégradés superbes avant de sembler inquiétants comme s’ils étaient le résultat d’une vaste anomalie, d’une maladie cosmique… Ce nouveau numéro n’hésite pas à tirer sur le fil reliant festif et explosif : avec du jazz et du rock en recherche de nouvelles libertés excessives, avec un fil rouge consacré aux « one man band », ces drôles de musiciens qui se mettent en danger dans leur exercice musical… Le poster. C’est l’artiste Jean-François Octave qui relevait le défi du poster. (Rappelons les règles du jeu : l’artiste reçoit les musiques et les films de La Sélec et c’est à partir de ça que, librement, il réalise son image.) Jean-François Octave, habilement, esquive et donne une image qui semble signifier qu’il n’a pu assimiler La Sélec, qu’elle est restée là, à côté de son monde à lui. Le fond de l’image représente un élément de son univers familier, plus une sorte de constellation graphique symbolisant ses pulsations musicales fortes, effectuées en 25 ans de fréquentation de la Médiathèque. À côté de cet ensemble, organigramme organique, la liste de La Sélec est exposée, brute, comme non déchiffrée. Ambiance et lettres de noblesses. On se sent tout de suite bien dans ce lieu culturel. Question d’aménagement, question d’âme. Simplement, tout est fait pour soigner l’accueil, alternatif et attentionné, bricolé et chic, l’étrangeté de l’espace et du décor titille la curiosité. Le bois du comptoir, par exemple, donne l’impression d’un point de jonction, personnel et clients, de qualité, précieux, on n’a pas prix n’importe quel bois, ni n’importe comment… La musique mixée est puisée en grande partie dans la play-list de La Sélec (DJ: Philippe Delvosalle, David Menessier). Quelques documents rappellent, sans ostentation, d’où vient le patron du lieu (Democrazy) : affiches de concert célèbres, Dog Face Herman, Nirvana, Mudhoney, le duo Brötzman… En fanfare. La première partie est assurée par la fanfare « Alimentation générale ». Cuivres et funk, punch et humour, c’est bien appuyé et débridé, musclé et joyeux, ça ne tient pas en place. Suivra une prestation de « walk-pasa-bouge » présenté comme du « cirque électrique ». Un duo homme-femme, étrange, bidouillage électronique bien jeté et danse hystérique dans les rideaux. Deux grandes voiles de tissu blanc dans la haute cage d’escalier, sous verrière. Donc, le genre de manipulation sonore qui tape sur les nerfs, qui fait typiquement grimper au mur, sons hérissés, révulsés, déchiquetés, sans recherche particulière, sans articulation, un peu trash. Par un mec accroupi sur la scène, entouré de brols divers, tripotant de la main différentes petites appareils. L’air de trifouiller à la recherche de la disjonction, un peu sale gosse occupé à bousiller méticuleusement tous ses jouets pour faire chier la réunion d efamille. La danseuse en blanc, selon un système de traction étonnant (athlétique mais « gommé », semblant se mouvoir sans effort, sans pesanteur), aérien, s’élève dans les voiles, s’y tortille, s’entortille, à trente centimètre du sol comme à cinq mètres, est happée vers le haut ou tombe en torche, silencieuse. Mimiques et tics pour mimer la contagion de ces virus sonores malsains, comment ils sortent des machines et s’infiltrent dans le corps, les oreilles, la langue, les yeux, les doigts, le ventre, les fesses, les bras…  Ça semble trop maniéré ou incongru au début, mais quelque chose fonctionne dans l’association danse et éructation électronique, saleté musicale et transcendance corporelle, abstractions soniques et matérialités organiques qui se parlent, s’invectivent, fusionnent, rêvent ensemble, se miment. (Ça ne doit pas durer trop longtemps). Diabolique. Dans la salle à l’étage, Honkeyfinger (artiste présenté dans La Sélec) se prépare. J’ai beau avoir écouté son CD et regardé plusieurs vidéos sur Youtube, sa prestation surprend. Par la force libérée d’un coup, par la rage. Tension. Il chante en jouant de la guitare, plusieurs harmonicas à disposition, une grosse caisse à portée de pied gauche, une cymbale coiffée d’un tambourin au pied gauche. Entre les deux bottes tout un attirail électrique. Ça claque fort, intensité maximale d’entrée de jeu, voix poussée, guitare hurlante et torturée, comme une tension phénoménale, tordue à l’intérieur en un ressort  qui emporte tous les organes et brutalement se détend, s’expulse du fond du gosier et des tripes. Les doigts métalliques sont diaboliques. À l’intérieur de cette furie, il maîtrise et ménage encore accélérations, dérapages, crash, pirouettes flamboyantes. Il travaille  parfois avec plusieurs couches, en faisant des boucles avec sa guitare (jetée ensuite plus loin) tandis qu’il s’époumone là-dessus, chantant et soufflant simultanément dans un harmonica. Ou bien, l’inverse, il construit une boucle en enregistrant son souffle et quelques pulsations hypnotiques d’harmonica crachés dans un micro et il se déchaîne sur sa guitare. Ce qui est surprenant est le contraste entre la force libérée, sauvage, indomptable et le contrôle qui ne faillit pas : en prenant le risque de jouer ce blues incandescent, survolté, en multinstrumentiste, en s’engageant comme un possédé dans cet agencement guitare-harmonica-percussion-corps-cerveau-pédales-électroniques, c’est comme s’il cherchait le court-circuit intégral, l’auto-immolation dans le blues. Mais au moindre couac technique ou d’erreur humaine (normal de s’empêtrer à un moment ou l’autre), il réagit à la seconde, conscient du moindre dérèglement, il rectifie, corrige ou répare au besoin, en plein vol, pleine voltige. C’est fascinant, quel as. Le public semble conquis. Il y avait encore, après, un trio de jazz (dans dans) reprenant des standards hyper connus. (Mais je n’ai pu rester jusqu’au bout). Les concerts se produisant dans trois pièces différentes (bar, cage d’escalier, salle du haut), en respectant les horaires, tout s’enchaîne admirablement, on circule de surprise en surprise, dans cette maison chaleureuse, magique, constituées de volumes différents, ici rouges, là bleu, de fenêtres, de dégagements vers les cieux, entre bâtiment industriel et maîson de maître, animée de bas en haut, de haut en bas, de sons, de musiques différentes. La disposition spatiale procure de façon intense la sensation d’être dans un lieu habité et, par mimétisme, donne des pistes pour devenir soi-même un espace vivant pour se laisser habiter par les musiques; cette sensation ne peut être offerte par des salles « fonctionenlles », professionnelles et monofonction (rentabilisation des relations publics/musiques). Merci aux Ateliers Claus d’avoir accueilli La Sélec. Ne ratez pas la prochaine fête. Passez en Médiathèque emporter La Sélec 5 et son nouveau poster. (PH) – La Sélec 5, le sommaire –  Texte sur « one man band » plus chronique du CD de HonkeyfingerCD de Honkeyfinger en Médiathèque

atelier4atelier5atelier6atelier8atelier9atelier10atelier11atelier12atelier13atelier14atelier15atelier16atelier17atelier18jpgatelier19atelier20atelier21atelier22atelier23atelier24atelier25atelier26atelier27atelier28atelierpublicatelier30

Sonic plan plan. Digression sur l’éternité rock!

sonic

Comment juger l’œuvre continuée de ces chanteurs ou groupes rock qui ont été tellement en phase avec leur époque, lors de leur surgissement et qui, avec le temps, d’album en album, répètent leur formule, s’installent dans la variation, fatalement avec des hauts et des bas ? Pour le rock particulièrement, ne s’agit-il pas d’une forme de fulgurance qu’il ne faut pas forcer au-delà de la date de péremption ? Comment juge-t-on, année après année, la production de ses artistes préférés ? Les écoute-t-on encore vraiment, comme quelque chose de récent qu’il faut examiner à nouveaux frais, ou évalue-t-on avant tout leur capacité à maintenir le souvenir ou l’illusion de cette fulgurance, à nous bercer de l’illusion que « ça continue », nous aidant à entretenir le sentiment que le temps s’immobilise ? Juge-t-on la production artistique dans sa nouvelle occurrence ou se positionne-t-on par rapport à un investissement opéré dans une valeur que l’on a, un temps, considéré comme sûre et durable ? Quelle est la part d’affectif à l’égard de ces groupes qui ont joué un rôle important dans la constitution de notre histoire, de notre identité ? Peut-on les aborder avec justesse, que ce soit dans un sens ou dans l’autre ? Ne tomber dans le piège ni du « le ou les deux premiers étaient bien meilleurs » (posture taxée souvent de snob), ni du « ils sont toujours au top ». (C’est curieux, du reste, que l’attachement aux premiers enregistrements soit déprécié comme étant une pose, parce que finalement, dans bien des cas, les premiers sont effectivement les meilleurs, tant qu’il y a de la recherche, de l’hésitation, des vibrations, des formes pas encore complètement figées, de l’incertitude irradiante, de l’incertaine dynamique.) À vrai dire quelle est la possibilité de réelle nouvelle créativité dans un format rock, une fois qu’un groupe y a formalisé sa griffe, son label ? Si l’art consiste en « réponses » apportées à des « problèmes » d’expression, d’adéquation expressive entre des individus et des environnements, la proposition de réponse des groupes rock semble établie une fois pour toute (à l’opposé de pratiques dans des musiques dites plus savantes). Réponse qui forcément finira par sembler datée et dont la réactualisation tablera surtout (en termes de marché) sur la nostalgie de l’époque, du moment où cette « réponse » semblait la plus appropriée au public qui en était fan lors de son irruption vive. The Eternal. Ces quelques préliminaires à propos du nouveau Sonic-youth. Quelle est la capacité de fraîcheur d’écoute après 20 ans d’impatience à découvrir le « dernier Sonic Youth » !? Espère-t-on vraiment renouer avec l’exaltation éprouvée à recevoir en plein cœur la turbulence sonique en miroir avec une sensation d’urgence immense à assouvir ? Une première écoute « normale » en bureau, volume bas. Morne désespoir. Quelle triste routine, Geffen ou non ! Vraiment rien de nouveau. Après l’écoute répétée plusieurs fois, de façon plus rapprochée, volume élevé, écouteurs dans l’oreille, dans le train, le métro, la rue, ça (re)frémit un peu. Presque des frissons. Des réminiscences ? Toujours aussi « vénéneux » comme on dit dans Le Soir !? Vénéneux pour qui, pourquoi ? En plongeant dedans, de façon plus déterminée, une sorte de satisfaction, comme un confort, quelque chose de connu que les habitudes d’écoute personnalisées aiment reconnaître sous diverses variantes. Le même plaisir répété, provenant du fait de reconnaître le « même » sous une enveloppe retouchée, modifiée, travestie, reproduite (on est dans la reproduction). Ce « même » dans lequel l’investissement affectif a été plutôt conséquent. Ce même est reproduit honnêtement, sans défaillance, sans d’ennui évident, avec une belle énergie. À plusieurs moments, j’y crois, la machine fonctionne, bien rôdée, oublie les rides, les montées avec les guitares redeviennent un peu folles, « ça va repartir, péter, comme avant ». Presque. Mais, presque. Quand même, quelques angoisses : vont-ils devenir aussi pathétiques que, par exemple, les Rolling Stones ? Pourquoi ne s’en tiennent-ils pas à leurs projets parallèles, ratés ou réussis, au moins ils y tentent autre chose et échappent au destin de momies ? Matière musicale. Par contre, autant j’ai une admiration importante pour le parcours de Dominique A., avec son « courage d’oiseau » dans une écriture de chanson pleine de risques, dans une production, certes articulée autour de thèmes et tics mais dans une continuité textuelle plutôt que dans une répétition de recettes, autant je ne parviens à rien retenir de son dernier album. Comme on dit de certaines nourritures qu’elles ne tiennent pas au corps. Elles passent. Pourtant, je me suis acharné. Plusieurs écoutes en salon, plein tubes, en essayant tout pour déclencher l’empathie. Plusieurs écoutes aussi aux écouteurs, en train, dans des salles d’attente. Rien, pas un frémissement. Souvent, j’étais incapable d’attendre la fin de la chanson. Elle me tombait de l’oreille. Ennui complet. Comme je respecte l’artiste, je me suis dit, on va attendre, laisser dormir. Mais quand je lis (et c’est pas la première fois), dans Libération que Dominique A. « renoue avec le minimalisme de « la Fossette » des débuts », là, il y a quand même un malaise. « La Fossette » était tout entier fait d’interstices résonants inaliénables, inusables. Audace maximale dans une (in)forme. Une sorte d’épure improbable que l’on a beau scruter : on ne parvient à déterminer ni « d’où ça vient » ni quelle en est la « recette ». Ce titre journalistique me heurte-t-il parce qu’il touche à ce qui, pour moi, reste un moment indépassable, avec lequel il est impossible de renouer (dans le sens de récréer quelque chose d’équivalent) ? Esprit de possession de la valeur attribuée à une œuvre intériorisée !? Il est difficile de démêler tout ça. Mais il n’y a pas que ça : objectivement, écouter « La Fossette » puis « La Musique », même si on aime le plus récent (et je conçois bien que ce soit possible), il n’y a pas photo, ils ne se ressemblent pas (malgré la récurrence de thèmes etc…). Pourquoi utiliser ce genre de formule ? Parce qu’elle était dans le dossier de presse ? Parce que, simplement, l’artiste revient à enregistrer seul chez lui, mais pas avec les mêmes outils qu’au début et avec une production réalisée après et que l’idée de revenir à ses débuts, au moment le plus fort de l’inspiration (l’instant où elle la plus inattendue) est une idée marketing porteuse ? Il y a de ça. Pas que, mais quand même. Ces manières de faire participent aussi de la crise du disque. (Et ça me fait penser que l’on a pratiqué ça aussi « en médiathèque » : écrire sur les musiques pour donner envie d’emprunter ; lier un acte d’écrire et de jugement à un objectif de rentabilité culturelle ; même si souvent on l’a fait sans trop utiliser des jugements de valeur autoritaires mais plutôt en invitant à une expérience d’ouverture. Envisageons les choses autrement : écrire sur les musiques, sur les films, pour donner à  penser, à réfléchir, à explorer les interstices, les fossettes esthétiques.) (PH) – Discographies de Sonic Youth et de Dominique A. en prêt public. 

sonic2sonic3

Sorbet, farce et coutures

sorbet

Introduction, des champs à la cuisine. Le moutonnement gris des nuages, l’alternance improbable de ciel d’encre et de bleu azur, les flashs de soleil intense autant qu’éphémère, le vent qui tord et chiffonne les céréales de quelques rafales anarchiques ou dessine des vagues régulières dans les champs en pleine croissance, tout ça fouette admirablement l’incroyable gamme des verts. L’étendue soyeuse, presque émeraude, du jeune lin, celle tendant vers le jaune du froment ébouriffé et vaporeux (effet de la lumière diffractée dans ses épis échevelés), piqué des petites fleurs blanches de camomilles, bordés de coquelicots. Les talus submergés de graminées sauvages. Les alignements des jeunes maïs et du blé, drus, durs, réguliers sur une terre sombre. Les bosquets rayonnants de leurs sureaux en fleurs. L’air frais mouvementé qui secoue tiges, corolles et épis brasse des parfums corsés de pollens, de cerfeuil, d’ail sauvage (longeant les sous-bois) happés par le cycliste silencieux comme des substances d’oubli désaltérant… Couleurs, parfums, substances épicées que le cerveau presse, malaxe, comme pour confectionner une compresse rafraîchissante. Dont l’effet apaisant ressemblerait assez à ce que dégage la contemplation (visuelle, olfactive, thermique) d’un appareil à sorbet de pommes vertes manœuvré par la sorbetière… Fabriquer des sorbets (poésie et lyrisme givré), farcir et coudre des pigeonneaux pour y enfermer la farce (artisanat et sadique exutoire sur cadavres), vider des bouteilles de vin avec des amis (ivresse et transindividualisation empathique), toutes activités qui facilitent la rumination mais ne suffisent pas à effacer complètement les coutures douloureuses (politiques ou autres) apposées à vif sur le quotidien. Révolutionnaires & Inrockuptibles. Je commencerai par un message récent dans la newsletter des Inrockuptibles intitulé « La révolution du mobile » : « Avec le développement du wifi, de la technologie 3G et des écrans tactiles, ce qui ne paraissait encore qu’une utopie il y a cinq ans devient réalité: il est aujourd’hui possible d’être à la fois nomade et relié au monde. Consulter ses mails, lire des livres, regarder des programmes télé, écouter de la musique: tour d’horizon des possibilités présentes et futures de la mobilité. » Quelque chose d’hyper agaçant dans cette annonce, qui ne passe pas ! Pourquoi cette tournure tendant  à communiquer l’exaltation de cette « révolution » ? Est-ce pour se mettre d’emblée dans le ton dominant de la techno-domination et draguer les publics qui s’y intéressent (supposés nombreux) ? Est-ce du marketing : séduire en entonnant le chant d’une nouvelle épopée dont on se présente comme les hérauts ? S’agit-il au fond réellement d’une révolution ? Se sont-ils posés cette question ?  Pourquoi cette presse qui se prétend et occupe de fait la place de ce qui devrait être une presse plus ou moins critique abandonne toute velléité de favoriser des appareils critiques ? Nul doute que cette technologie mobile puisse être utile dans certaines occasions. Mais dans le fond : en a-t-on réellement besoin ? A-t-on besoin de se connecter partout et tout le temps sur Internet, de surfer, d’envoyer des messages ou d’en lire, de regarder la télévision n’importe où grâce au wifi !? Oh ! non ! pas la télé n’importe où !! quel ravage ! Finalement quand est-ce que les cerveaux se paieront le luxe de ne plus être connecté ? Les cerveaux de qui (j’ai envie de dire « de quelle classe ») ? Imaginons qu’une majorité de gens se connectent en permanence, dans la rue, le train, au bistrot, au Supermarché sur Facebook et Twitter (parce que globalement, la « révolution mobile » risque surtout de booster l’addiction à ces « services ») … Mais ça donne quoi finalement !? Parce que se brancher quand je veux où je veux (pratique valorisée par le qualificatif « nomade », mais de quel nomadisme s’agit-il !?), ça servira à échanger quel type d’informations, de commentaires, de propos, de réflexions… !? Oublie-t-on que le cerveau a besoin de temps, de ressassement, de recul, d’incubation pour formaliser de la matière communicante ? Des choses à dire ? Révolution !? Ces technologies, étant leur force industrielle d’émergence, sont difficiles à rejeter : on risque de passer pour conservateur, ringard… Mais de là à les magnifier… Politique et twitter. Dans le même ordre d’idée, Le Soir rendait compte de l’usage que les hommes politiques faisaient de Twitter, dans leur campagne électorale. L’article, sans être laudateur de ce nouvel outil de marketing politique, le présente tout de même comme quelque chose d’obligé et pouvant réconcilier citoyens et politiciens. Pour « analyser » cette nouvelle technologie, il est fait appel à des spécialistes : « manager et consultant en nouveaux médias » ou « concepteur des logiciels utilisés par ce genre de technologie », bref, des spécialistes objectifs, qui n’ont, bien entendu, aucun intérêt dans la propagation de ces nouveaux médias communicants ! (On fera appel à un philosophe critique de temps en temps, pour donner le change) « Comme il n’y a que 140 caractères, il n’y a pas besoin d’être une grande plume. Il suffit de faire passer son message, qui peut être lu instantanément par 150 personnes voire beaucoup plus », dit l’un et l’autre d’ajouter : «Twitter peut être un outil de transparence extraordinaire de l’action politique ». Oui, sans doute l’a-t-il rêvé, mais comment Twitter générerait cette transparence et ce « mieux » dans la gouvernance, il n’en dit pas grand-chose. Message de Didier Reynders : « fait une promenade avec le chien sous le soleil de Hesbaye ». Ah oui, la politique soudain me semble transparente. Soyons sérieux, comment des messages de 140 signes pourraient réconcilier le citoyen avec la politique, ce qui nécessiterait de prendre connaissance de l’existence de programmes politiques, de leurs tenants et aboutissants, ce qui implique de renouer avec la belle complexité politique, de manière adulte, sans tabou, au lieu de l’escamoter, ce qui ne peut que conduire à ruiner le désir de s’engager dans des agencements politiques. Comment le ballet de petites phrases, racoleuses (faire sentir que l’on est proche des gens), ou héroïques (confessions d’hommes comme vous et moi engagés dans le combat électoral), pourrait-il élever le débat et placer le projet de société au cœur des préoccupations et des projets d’action ? Allez twitter au diable ! Méditons cette phrase de Jean-Luc Nancy dans un long entretien dans Libération : « Tout passe par la politique mais rien ne peut s’y accomplir. La politique est toujours ‘pour demain’ ». Titre de l’entretien : « Le sens de l’histoire a été suspendu ». Il évoque une grande enquête réalisée en 91 par le PS (France) auprès des intellectuels et dont le résultat le conduisit à dresser ce constat : « Une rupture était consommée entre « pensée » et « politique », et j’ai commencé à me dire que, à travers cet évanouissement déjà sensible, c’est autre chose qui était en train de s’arrêter. » Soit : « L’histoire représentée comme émancipation de l’humanité. Le sens de l’histoire a été suspendu, et cette suspension n’est pas provisoire. Je ne dis pas qu’une histoire ne va pas reprendre, autrement. Mais être de gauche, c’était vivre dans le sentiment de participer à une histoire progressait, bon an mal an, vers la possibilité d’une plus grande justice sociale, d’une société plus juste, plus heureuse, plus pacifique. » face au « manager et consultant en nouveaux médias », j’ai la faiblesse d’accorder plus de crédit aux propos d’un tel penseur. Même si les nouvelles technologies peuvent être exploitées pour « relancer une histoire, autrement », ce n’est certainement pas en fonçant tête baissée dans des dispositifs tels que Twitter. Ce n’est pas là que l’on parviendra à rétablir le contact entre « pensée » et « politique ». Or ce serait la seule manière de restaurer la légitimité du politique. La culture aux abonnés absents. « Le ministère de la culture n’a pas vu le jour aux Etats-Unis parce que Barak Obama a plus urgent à faire. » (Frédéric Martel dans Le Monde) C’est tout de même surprenant quand l’on sait que la culture est ce qui peut façonner un projet de société (ce n’est pas une simple question de budgets et subsides pour les institutions, bien que ça compte aussi). Mais nous venons de vivre une campagne électorale (régionale/communautaire et européenne) où la politique culturelle est la grande absente (ça devient une habitude). Comme si les appareils politiques ne savaient plus que faire de cette question culturelle. (Preuve que « pensée » et « politique » restent distincts !?). Ils semblent incapables d’en mesurer l’importance, dans ce qui constitue les imaginaires et les cerveaux, donc les ressources humaines de demain et ils abandonnent ce terrain primordial aux industries de programmes et leurs « révolutions du mobile » et autres gadgets marketing à la Twitter (« parlez de vous en flux permanent et sous forme de slogans, devenez votre propre marketer »). Farce. (PH)

sorbet2sorbet3pigeoncouturevingrostitres

Rosier techno

rosierLa lumière réfléchie par les feuilles d’un rosier. Le regard balayant le jardin pour une vue d’ensemble, quand il survole ce point aveuglant, est pris de court, déséquilibré. Manifestation d’anormalité. Quelque chose happe la vue, la possibilité de voir. C’est, reproduite et dispersée dans les feuilles cette ancienne tentation de regarder le soleil en face. Le regard s’abîme alors dans cette zone indistincte, où le jardin bascule, devient essence mobile, quelque chose de changeant, de non fixé, non clôturé, qui échappe au jardinier. Manifestation de l’irregardable. Les petites feuilles semblent très dures et en même temps complètement fondues. Par excès de lumière. Miroirs végétaux. Comme ces éclats scintillants sur les vagues qui obligent à baisser les paupières et à regarder en oblique pour voir pleinement l’âme éblouissante de l’océan qui virevolte en brillants virtuels sur les crêtes immaculées écume. Sur les rosiers, la même chose, en plus sombre. Sous la brise, houle subtile de gouttes de plomb fondu. Lacs microscopiques insondables. Ça m’évoque aussi des musiques, plutôt de brefs instants récurrents à l’intérieur de certaines musiques (comme les feux follets marins). Instants sonores qui aveuglent par l’ouïe. Je pense par exemple à certains paroxysmes dans les enregistrements où John Zorn reprend des thèmes d’Ornette Coleman avec une volonté de les « réduire » à leur essence, d’en saisir le schéma dynamique et spirituel et de le « pousser à bout », tellement loin qu’il semble prêt à s’évanouir, rejoindre le silence, basculer mutique. Comme dans une rare coïncidence absolue, parfaite entre forme et contenu. Point d’aveuglement, de surdité, angle mort. Parfois aussi dans certaines fulgurances spasmodiques de la techno genre Ikeda. Micro flaques volatiles de techno aphone au creux des feuilles. Le temps que l’œil survole ce rosier, il s’est dispersé dans l’étrange, il a vu autre chose, il a plongé dans un réseau agité de correspondances invisibles, il a touché ces flux de spiritualité qui vont et viennent entre les idées, les matières, les substances, les idées, les souvenirs, les temporalités différentes, selon une instabilité plastique qui questionne d’autres dimensions possibles. Une fraction de seconde, l’insondable dans ces miroitements plombés, instables, fugaces (frappent-ils d’autres yeux que les miens ?). (PH)

rosier2rosier3

Porosités du réel

« Usages du document », Centre Culturel Suisse, jusqu’au19 juillet 2009

 suisseIntroduction. Nous sommes envahis de supports de mémoires de plus en plus sophistiqués, imbriqués, superposés, banalisés voire camouflés,, finalement, où et comment travaillons-nous la mémoire, que retenons-nous, quelle mémoire constituons-nous ? Nous baignons dans les documents de toutes sortes (écrits, audiovisuels, administratifs, prospectifs, documentaires, la vie se transforme en documentation prolifique, incontrôlable !), là aussi un vrai mille-feuilles où ils disparaissent sous les couches et les couches informatives, désinformatives et redeviennent une sorte de matériau brut hétérogène, inépuisable, surfaces matérielles ou virtuelles à imprimer, déformer, sculpter, découper et recoller, manipuler dans un bricolage cosmique, que l’on peut recycler en documents d’un nouveau type interrogeant la mise en abîme de l’individu dans la société de l’information.. Il se passe là des altérations, des tropismes du réel et dans nos jointures avec le réel, très complexes. C’est un terrain idéal pour la prospection artistique. L’exposition « Usages du document » rassemble quelques indications de plus sur ces démarches artistiques, non pas comme quelque chose de nouveau mais dans l’intention de continuer la réflexion sur ces pratiques (Exposition en lien avec le festival de cinéma « Visions du Réel »). Recyclages divergents. Des artistes remodèlent des matériaux documentaires existants par surimpression de nouvelles données, d’autres narrations, tout en bénéficiant de l’aura de l’objet premier, de son statut d’images perdues, ensevelies et figées sous la vitre d’une nouvelle signification. Télescopages de témoignages et de regards temporellement et géographiquement séparés. Le cas typique : Matteo Terzaghi & Marco Zïrcher récupèrent des photos trouvées sur le marché et les associent, cadres accrochés bord à bord dans un ordre étudié, pour leur faire raconter une histoire, donner une trame, suggérer un bout de roman inédit comme surpris dans un réel sans queue ni tête. Capture de fragments anciens et perdus, déconnectés de toute possibilité de les rattacher à une biographie précise, et reconstruction aléatoire d’une nouvelle vie, d’un sens. Ian Tweedy peint sur des livres ou des restes de bouquin, des objets, des machines, des fragments atmosphériques de la guerre froide. Le livre, sous cette évocation, est comme évacué, dispersé, annihilé, son contenu et sa fonction première liquidés par la pression glaciale de ces icônes d’une guerre contre l’esprit. Il installe aussi, dans un coin, un vieux vélo armé, résistance désuète toujours prête mais tellement déjà obsolète face aux moyens technologiques des nouvelles guerres ! La résistance comme combat perdu d’avance ou condamnée à entrer dans des dimensions parallèles ?. Didier Rittener collecte des échantillons visuels dans la foisonnante production d’images, de ces images immanentes, omniprésentes, qui circulent sur toutes les surfaces imaginables, traversent les imaginaires comme les pollens qui volent dans les airs. Il les isole, les détoure, les singularise, les décalque au crayon, en révèle la trame graphique cachée et les assemble sur de grands panneaux. L’ensemble forme d’étranges nomenclatures, des séries un peu cabalistiques, taxinomies magiques du visuel ordinaire – quasi invisibles. Il révèle ainsi des signes qui pénètrent les appareils de perception sans vraiment attirer l’attention. Recherche d’un alphabet pour décrypter les langages symboliques qui traversent les nôtres, les colonisent de l’intérieur ? Là, soudain, étalés sur des planches comme des spécimens rangés par famille, ils parlent, ils évoquent des choses sur lesquelles nos yeux se sont sûrement déjà posé, dans la rue, dans les milliers de pages et d’écrans  zappés, sans jamais s’arrêter ni en prendre vraiment conscience… Comme des collections de décalcomanies. Faire parler les documents. Représenter les sans voix. Estefania Penafiel-Loaiza se livre à un autre type de récupération/sauvetage. Les photos de journaux montrent les événements et dirigent l’attention sur les acteurs de l’actualité, « ceux qui font l’actualité ». Ces photos comportent pas mal de parasites aussi, elles sont emplies de personnages secondaires, des figurants, des gens qui comptent peu. Ces personnages, dont l’actualité parle peu, qui n’ont pas voix au chapitre, qui sont sur les photos par accident, l’artiste décide de les matérialiser de façon très sensible. De les transformer en volume friable pour les conserver comme s’agissant dune matière anonyme précieuse. Poussière de mémoire de ce qui n’a pas de poids ! Elle les gomme, physiquement, recueille les débris de papier ainsi obtenus et les place dans de petites urnes transparentes. C’est à la fois une manière de matérialiser ceux et celles qui n’intéressent pas les médias. Ces anonymes sans qui il ne se passe rien, finalement. En même temps, elle les « visualise » d’une manière assez macabre : on dirait des cendres rassemblées dans des flacons. C’est la seule forme, aussi, sous laquelle ils peuvent un jour intéresser les médias : par exemple, victimes d’un accident technologique, d’une erreur humaine, d’une calamité météorologique, d’un attentat meurtrier… Gianni Motti réalise des performances absurdes qui interrogent aussi le fonctionnement des médias, la recherche du sensationnalisme, le besoin de trouver un coupable de focaliser sur un responsable principal, bouc émissaire… À l’occasion de diverses catastrophes, il se photographie selon le cadrage typique des documents réalisés pour identifier un suspect, et fait publier sa confession : il s’accuse d’être à l’origine du tremblement de terre ou de l’explosion de la navette spatiale… La place que le document laisse en nous. Lors d’un voyage à Odessa, Marc Bauer explore, par le dessin, les traces que le film d’Eisenstein (« Le cuirassé Potemkine ») a laissé en lui, mais aussi en nous (trace universelle). Il dessine à même les restes de la projection du film dans la mémoire collective. Il extirpe des détails, des signes de la dramaturgie et leur donne une nouvelle réalité picturale. C’est, ainsi, plus que la mémoire d’un film… Faux papiers. Alain Bublex représente, lui, l’insondable, à savoir l’archétype du pays imaginaire. D’une certaine manière nous sécrétons tous quelque chose qui ressemble à ce pays imaginaire (et dont parle aussi Peter Pan !), l’esprit et l’imagination ont comme besoin de croire en cette possibilité, d’entretenir ce reste de fantastique. Une échappatoire, un lieu possible où se transporter en cas de difficulté (de vivre, de penser, d’aimer)… Selon les caractères, les formations, les métiers et les besoins, ce sera géographie plus ou moins formalisée. Pour certains, juste une ombre suggestive, une forme effacée comme le souvenir d’une contrée engloutie… Alain Bublex lui a donné une identité tangible : la ville de Glooscap. Il en a dressé la carte, il y réalise des expéditions et en ramène des reportages photographiques. (Construction de documents pour établir le caractère réel d’une chimère et, ainsi, faire douter !) En réutilisant des photos qui rendent compte du quotidien dans certains pays de l’Est, à l’époque du Mur, ou des « portraits paysagistes » du Nord des USA… Ces pays fantômes qui furent livrés au rêve d’inventer un autre monde, un fantasme idéologique, reprennent du service pour rendre visible un autre type de pays imaginaire, décalé. Et comme rappelant à la surface un énorme refoulé. (Voir aussi, dans le même esprit la création du royaume d’Elgaland Vargaland et le remarquable travail sur les documents sonores.)  Réalisations de vrais documents sur du réel hypothétique. Louis Le Prince a-t-il vraiment réalisé le premier film, cinq ans avant les frères Lumières, et pourquoi a-t-il disparu mystérieusement ? Matthew Buckingham cherche à affirmer les faits et réalise un échantillon croustillant de ce type de documents paranoïaques, un peu loufoques, qui, démontrant que l’on nous a menti sur un fait historique, tout le reste peut très bien être faux, il faut tout recommencer, tout raconter autrement, le réel est autre. Dans le même genre, Marco Poloni, exhibant un film prétendument déniché chez un revendeur à Téhéran, ravive la mémoire du chercheur italien Majorana, participant probable à la découverte de la fission nucléaire et qui se rait abîmé en mer, sans laisser de trace, sans explication. Le goût du document pour la mise en scène du complot. Allons plus loin : mise en scène d’une essence paranoïaque inhérente à la constitution même de documents cherchant à établir la véracité de faits, dune logique contre une autre, comme une manie de rassembler des preuves pour attester de l’importance d’un point de vue singulier. Objets de guerre. Les « reportages » réalisés par Lamia Joreige (Liban) relèvent d’un tout autre registre. Ils ne traitent pas de réalités occultes. Ce sont de vrais personnages qui parlent de réalités tristement célèbres, que tout le monde a pu voir à la télévision, dans les journaux… Des événements guerriers ultra médiatisés. Mais ils sont ici abordés par des voies détournées, en activant la mémoire individuelle dans ce qu’elle a de plus singulier. Par le biais d’objets transitionnels qui rendront possibles d’autres récits (parce qu’en prenant ce réel de front, sans doute reste-t-on trop dans l’indicible ?). Soit des récits qui démarrent à partir des « objets de guerre » : nounours, montre… des objets qui éveillent des souvenirs particuliers à partir desquels chaque témoin va raconter sa position dans la guerre, son vécu, son trajet, son « incrustation » dans cette tranche historique tragique. Et de ces récits qui s’enchaînent (et que la démarche pourrait enfiler à l’infini), du cœur de ces paroles qui se cherchent dans les décombres du passé, se dégage d’une manière très forte, comme jamais peut-être, le côté inextricable, abominable, de cette guerre effroyable… Cravates et liens culturels. Entre 1978 et 1979, Jeffrey Valence a organisé une performance opiniâtre et presque bureaucratique basée sur la prolifération du document administratif, le genre de lettre de sollicitation adressée à tous les chefs d’Etat. Au nom d’une belle idée loufoque de créer une sorte de chaîne humaine qui pourrait changer la face du monde : il envoie une lettre avec une cravate à tous ces hommes politiques, leur demandant de lui renvoyer en retour une de leurs cravates personnelles. Cette action est présentée comme « magique », pouvant créer du « lien culturel ». La cravate est aussi, selon lui, peut-être le seul vêtement, la seule surface que ces puissants décideurs gèrent par eux-mêmes, ce qui leur reste de plus personnel, « à leur image », petit territoire échappant au protocole, îlots sur lesquels ils se réfugient… L’exposition est constituée d’une belle série de réponses, placées sous cadre, dans un statut ambigu : pièces à conviction, certificat administratif, objets esthétiques… Comme toujours le Centre Culturel Suisse s’inscrit dans des démarches qui décoiffent sans en avoir l’air (en général des travaux de sape microscopiques, classe et choc,, rarement dans le tape à l’œil, l’événementiel grandiose !). Rigoureuses, exigeantes, bien présentées, cultivant un décalage habile, propice aux réflexions progressistes sur l’art. D’année en année, il ne baisse pas la garde. Là, l’ensemble perpétue, grâce aux miroirs déformant de l’art, ce besoin d’éveil à l’égard de ce qui se propose de capter, détourner,seconder et gérer notre mémoire, nos outils de captation du réel. En biaisant ces surfaces documentaires qui nous traversent de leur virtualisation croissante. Qui nous pénètre comme des balles qui dispersent les débris-munitions dans nos imaginaires. Le travail sur ce genre d’œuvres rassemblées permet de ramasser quelques morceaux, de les mettre en perspective, de les extirper… De s’extirper de ce que les documents font de nous, des producteurs par mimétisme de documents, ou d’imitations de documents attestant de l’intérêt de notre vie. (PH)

photosnarration

Didier Rittener

 

Estefania Penafiel-Loaiza

suisse4suisse5suisse6;jpgsuisse7;jpgsuisse8suisse9suisse10suisse11;jpgsuisse12suisse13suisse14cravatesenghorsuisse16

Moins seul face à Harry.

J’ai suivi (comme beaucoup) le grand tournant dans la carrière de Clint Eastwood. Quand, de paria ultra-droitier on lui a taillé un costard de réalisateur génial, sauveur du cinéma d’auteur grand public, nouveau classique miraculeux. Et je suis allé voir les premières réalisations de cette nouvelle ère, sans jamais réussir à être convaincu. J’y ai toujours senti une sorte de grandiloquence suspecte (donneuse de leçon) même sous les dehors les plus humbles et pour l’esthétique, oui, une certaine classe, faite de poncifs bien ajustés, un joli vernis un peu laborieux, juste ce qu’il convient d’exhiber quand on recherche une nouvelle respectabilité. Tentative de légitimer par la forme un fonds de commerce dépourvu d’élégance et d’ouverture. Quant à l’approche des thèmes abordés, je n’ai jamais pu me défaire de cette impression de conventionnalisme, de conformisme systématique à peine voilé par les artifices d’une mise en scène laissant planer le doute (à force d’importer, par l’imitation, des valeurs formelles à l’origine étrangère au convenu des opinions travaillées par le cinéma d’Eastwood). Mais voilà, à force d’être confronté régulièrement aux hommages adressés au vieux flic repenti, aux louanges unanimes de la critique pour ce sauveur du cinéma populaire, j’ai cessé de s‘y intéresser pour m’épargner cette épreuve récurrente du décalage systématique avec l’opinion publique et critique, cessant même d’en parler, tout simplement. Aller contre Harry était devenu de l’ordre de l’inconcevable, la moindre critique devant tout de même concéder qu’il s’agissait au moins de bon cinéma. Et puis, je lis « Clint Easwood a-t-il vraiment changé ? », article de Philippe Person dans Le Monde Diplomatique. Où je glane des informations telles que ces déclarations de Clint Eastwood en 2008, à propos d’Harry : « Pour moi, Harry était juste un type en colère contre un système qu’il jugeait corrompu et inefficace. Confronté à un taux de criminalité galopant, entravé dans l’exercice de son métier par la bureaucratie, la basse politique, il en venait à se comporter de façon extrême. – C’était une époque où l’establishment de gauche se préoccupait surtout du droit des accusés. D’un autre côté, de plus en plus de gens se demandaient ce qu’il en était du droit des victimes ! Il se trouve que j’étais de ceux-là. Du coup, j’avais une certaine sympathie pour le personnage de Harry ». La colère contre la corruption généralisée (systémique), la haine de la bureaucratie stigmatisée comme source de tous les maux, la dénonciation de la « criminalité galopante » (surenchère dans la thématique sécuritaire) ce sont bien des thèmes qui structurent l’idéologie du « réformisme » ultra-libéral. Et pour moi, une « atmosphère » qui imprègne toutes ses œuvres. Je suis « ravi » d’apprendre que son programme et son action politiques, quand il a été maire de sa ville, reposaient bien sur ces orientations libérales surtout favorables aux riches (retiré de la politique active, il continuerait, via consortium, à influer sur le bon ordre à faire respecter). Ravi aussi d’apprendre que Skorecki était un des rares s’obstinant égratigner  l’éternel cow-boy! Reste pour moi la question principale : comment s’installe un aveuglement aussi unanime et constant ? Par la baisse d’un niveau qualitatif général conduisant à compenser sur un produit de substitution « valeur sûre » (il faut bien que la critique puisse soutenir quelque chose) ? Par le fait que, s’agissant des thèmes qu’il aborde, violence, racisme, intégration, un vernis de bon sentiment, cette impression dégagée par l’anti-héros qui cherche la justice, on puisse confondre réformisme de droite et réformisme de gauche (relire alors Robert Castel), en en faisant pas assez le lien avec les travaux de sociologie politique qui invitent à se défaire des approches stéréotypées ? Cette méprise étant facilitée par la posture anticonformiste de l’anti-héros, pierre angulaire de ce cinéma, l’anti-héros, en l’occurrence penchant plus du côté « anarchisme de droite »… Je ne culpabiliserai plus de ne pas parvenir à aimer le cinéma d’Eastwood ! (PH)

harry