Le Siècle du Jazz. Art, cinéma, musique et photographie de Picasso à Basquiat. Musée du Quai Branly, jusqu’au 28 juin 2009.
La musique de jazz a une audience très fragile, nous pouvons le constater en médiathèque selon nos statistiques de prêt et en observant les types de public qui s’y intéressent (publics qui se renouvellent peu). Mais ça se voit aussi en lisant la presse quotidienne, les programmes de concerts, les salles spécifiquement dédiées au jazz, la présence des musiciens de jazz dans les émissions de télévision… Et quand on parle de jazz à un public d’adolescents, leur réaction semble vraiment évoquer une musique d’un autre siècle. Cette exposition montrée au Quai Branly (coproduite par un musée italien et le Centre de Cultura Contemporania de Barcelone, commissaire Daniel Soutif) est-elle de nature à inverser la vapeur ? (Et d’abord, quelles sont les raisons qui justifieraient de rechercher à l’inverser, la vapeur, que pourrait-on y gagner ?) – Avertissement : les quelques avis que je formulerai sont conditionnés par une visite standard, de deux petites heures, en examinant ce qui est visible et en me basant sur le feuillet disponible gratuitement. Peut-être aurais-je d’autres perceptions en ayant consacré une heure de plus, en ayant bénéficié de ce qui tient lieu d’appareil critique qui accompagne l’exposition – cycles de projections, conférences- et en ayant lu l’énorme catalogue. Mais voilà, en me basant sur ce que j’ai capté en un parcours basique, je pense exploiter le matériau tel qu’il est perçu par le public le plus large. Appréciation générale : il s’agit d’un beau rassemblement de documents sur le jazz, une compilation impressionnante de traces qui attestent qu’effectivement le jazz a eu une importance indéniable, qu’il s’est bien passé là quelque chose de l’ordre du bouleversement. Mais qu’en reste-t-il ? Qu’est-ce que cela nous lègue d’encore vivant, de principes actifs actuels ? Là, il me semble que l’exposition est beaucoup moins claire, ne pose pas les interrogations nécessaires et du coup, la tonalité essentielle sera, pour les connaisseurs, proche de la nostalgie et pour les autres, similaire à un cours d’histoire sur quelque chose qui a eu lieu. Bref, une sorte d’enterrement de première classe. En balayant les éléments exposés. Le discours qui articule l’exposition, répartie selon une linéarité chronologique (qui rend plus facile une appréhension historique mais, peut-être, passe à côté d’une certaine dynamique plus importante, de l’intérieur), est quand même relativement simple et d’une tonalité toute positive. L’épopée est remarquable, son expansion a été irrésistible, une sorte de conquête virale, sans opposition, une sorte de raz-de-marée triomphale dans les mœurs et les imaginaires, toute l’écriture « critique » qui accompagne la scénographie est dans la célébration « premier degré » de cette « séduisante pulsation syncopée du jazz ». Par exemple, sans pouvoir dire qu’elle est occultée, la composante raciale et raciste n’est pas très exposée. Du coup, cela donne l’impression d’une belle époque qui s’est laissé séduire sans problème par la bonne humeur de cette culture « nègre ». Le contexte de ségrégation est bien évoqué ici ou là, mais comme un contexte, sans expliciter ses impacts sur l’esthétique et l’expression et, dès lors, comme un contexte qui s’est vite transformé sous les assauts magiques de la merveille pulsation syncopée du jazz. Personnellement, tout en admirant la créativité corporelle, gestuelle et musicale des amuseurs africains-américains, j’évacue difficilement un malaise : pour s’imposer sur les scènes, pour obtenir une reconnaissance, les musiciens noirs ont globalement dû jouer les clowns pour faire rire les blancs. Et encore bien, des clowns jonglant avec les caricatures que les blancs développent sur les noirs, forçant le trait. Le même schéma que celui qui encadra colonialement la naissance des musiques high-life. À l’intérieur de ce cadre dégradant, l’ingéniosité mise en place pour, néanmoins, développer des musiques gratifiantes, aux codes culturels allant dans le sens d’une valorisation interne, est évidemment remarquable. Et il ne s’agit pas d’une musique transgressive qui, pour se faire accepter, joue avec des aspects bouffons, comme on pourra le constater aussi dans certaines musiques « blanches ». Mais il s’agit bien de musiciens qui, dans leurs corps, pour se faire accepter physiquement sur scène, étaient amenés à « faire rire » (ou pleurer, en l’occurrence, ici, c’est la même chose !). Cette question raciale est tout de même au coeur de l’esthétique jazz (qui ne l’a pas résolue, elle resurgit ailleurs, dans la société). L’accent est plutôt mis sur l’amusement, sur la frénésie libératoire que le jazz a encouragé au niveau des mœurs (imagerie du bon « diable ») et, de ce fait, sur un bouleversement de l’industrie du loisir et du plaisir, sur un boum de la consommation musicale. Un rythme nouveau, une nouvelle manière de se vivre, de faire la fête, nouvelle bande-son des virées nocturnes présentée comme unanime Cette dimension est certes induite, mais l’induction fonctionne : elle fonde, par exemple, tout le commentaire d’une guide qui emmène un groupe d’enfants (entre 8 et 10) et qui, après le be-bop, déclare : « à partir d’ici, on va aller beaucoup plus vite ». (Le problème de la médiation culturelle sur l’aventure du jazz à destination d’enfants est complexe.) Et, du reste, tout le monde passe beaucoup plus vite dès que l’on arrive à la section free jazz ! Les visiteurs s’attardent moins, les extraits sonores sont moins sollicités… J’y verrais la preuve que quelque chose ne fonctionne pas, n’amène pas le visiteur à considérer autrement l’actualité du jazz (mais je me base sur le comportement observé un seul jour, un vendredi midi). Parce que le free jazz est l’aboutissement de toute l’épopée, c’est de là qu’il faudrait considérer l’histoire du jazz et retourner en arrière pour examiner ce qui l’a rendu possible, comment un peuple s’est forgé sa culture savante pour asseoir sa dignité et ne plus être confiné aux rôles de rigolos… Les enregistrements, les microsillons. Dès la cloison vitrée du musée et l’annonce de l’exposition, les microsillons prédominent dans l’image de l’événement. Le jazz, de fait, est une aventure très liée au développement de la culture discographique. Ceci, à plusieurs titres. D’abord, sur le fond : la possibilité d’enregistrer, de se réécouter, mais aussi d’écouter la musique des autres (collègues, amis, « concurrents ») grâce à la circulation des disques, sera un facteur déterminant dans le développement esthétique de la musique de jazz. C’est par cette pratique de l’écoute attentive, passionnée et analytique, que des savoir-faire se développent, que des réflexions théoriques s’élaborent et engendrent de l’émulation, que le jazz se savantise (concept mis au point par Alberto Velho Nogueira). Le microsillon, nouvelle technologie de mémoire externe, est magnifiquement utilisé par une culture dominée pour constituer une culture savante, jouant un rôle moteur dans les revendications de reconnaissance d’un peuple esclave. Ces supports de mémoire, les hypomnématas, sont réputés depuis Foucault et Stiegler (réactivant les réflexions des philosophes grecs et le reproche fait aux sophistes de fragiliser la pensée en recourant aux supports extérieurs de mémoire, soit, à l’époque, l’écriture) être à double tranchant : aller vers l’affaiblissement ou l’inventivité. Les musiciens de jazz ont su imprimer à cette nouvelle technologie une stratégie et des pratiques culturelles innovantes. Il y a aussi, bien entendu, toute l’esthétique des pochettes, recourant globalement à un graphisme éloigné du look d’amuseurs publics, et qui atteste d’un état d’esprit, d’une vision d’ensemble, de la recherche d’un statut partagée par l’ensemble des musiciens. Avant d’être une victoire, c’était surtout un combat. En mettant l’accent sur la réussite, on « améliore » l’image de la société (blanche) qui accueille cette victoire… Du côté des pochettes, il y a beaucoup à voir. Non seulement des originaux, mais aussi des projections d’images. Classe et créativité. Nostalgie aussi : pas mal de ces pochettes me sont passées entre les mains, quand j’ai découvert le jazz à la Médiathèque (années 70) et ensuite quand j’y ai travaillé… Et ce graphisme qui fabrique le visuel d’une musique en lutte évoluera selon les contextes, mais sa part restera importante. On le constate avec le free jazz et, notamment, le style bien particulier qui accompagne les événements et publications du free jazz européen (FMP…). Une expo, beaucoup de souvenirs. Commémoration ? – Jazz et peintres. Les réalisations picturales qui jalonnent la présentation chronologique du jazz sont intéressantes. Beaucoup de peintres fréquentant les lieux nocturnes où se produisent les musiciens de jazz, pas mal de peintures et de dessins saisissent sur le vif les gestes, les attitudes, les ambiances, selon des techniques diverses qui révèlent la fascination pour cette nouveauté. Certains dessins au trait sont très évocateurs de quelque chose qui bouge, d’une force en train de tordre des conventions (« Pianista negro », Miguel Covarrubias) Même si, dans les premières décennies du jazz, beaucoup de ces œuvres restituent la « couleur locale », le « folklore ». Les artistes européens réaliseront des témoignages sur l’irruption du jazz dans leur culture festive. J’apprécie surtout la toile de George Grosz qui évite la mise en scène folklorique et exotique, simplement des noceurs abrutis par la noce, envahis de mélancolie et, dans un coin, on aperçoit un musicien noir qui n’y change rien. Il est hasardeux de dire que le jazz a inspiré de grands peintres. Il y a eu certainement un esprit caractéristique d’une époque, un creuset en ébullition, avec des échanges réciproques entre différentes disciplines artistiques. Le transfert de thématiques, de techniques entre la musique et la peinture, vice-versa, n’est pas simple à saisir, encore moins à montrer et expliquer. Il y a eu entre peintres, écrivains et musiciens, dans certaines circonstances, l’impression de chercher les mêmes progrès, passant par les mêmes formes de radicalité, pour capter de nouvelles choses palpables dans l’air, « maintenant comme jamais ». Mais il faut tenter d’expliquer cette dimension d’échanges plus profonde. Sinon, les toiles risquent de jouer surtout un rôle d’illustration (certaines relèvent de cette dimension). Les Basquiat n’illustrent pas le jazz, ce sont des œuvres polymorphes sur la modernité africaine-américaine dans lesquelles se glissent des références au jazz. « John Coltrane piece » de Bruce Nauman est assez émouvant, parallélépipède d’aluminium vierge posée au sol, qui semple léviter, en fusion intérieure. La vidéo « Easy to remember » de L. Simpson est, elle aussi, fascinante : montage de bouches en train de fredonner, muser, fredonner une version du standard « easy to remember » dans la version de John Coltrane. (Coltrane qui inspire beaucoup, décidément, se voit aussi dédié une installation beaucoup plus anecdotique, « Chasin the Blue train », tas de charbons, tunnel, petit train, dessus de piano… La question raciale, en fin de parcours, revient de plein fouet avec la vidéo « Guitar Drag » de Christian Marclay. Là où des membres du KKK ont exécuté un noir en le traînant au bout d’une corde derrière un pick-up, l’artiste refait le sinistre trajet, en pick-up, mais traînant une guitare électrique branchée à d’énormes amplis fixés sur le pick-up. Ça gueule à mort, la caméra fixe l’instrument de musique qui part en lambeaux (et on imagine aisément ce qu’il advient, dans la même posture, d’un corps humain). Mais c’est bien la question raciale non résolue qui est montrée là, et non simplement la preuve que « le jazz inspire encore des artistes contemporains ». Conclusion ? Je reviens au début… Une belle accumulation chronologique de marques, de traces sur quelque chose qui a eu lieu et a eu une grande importance. C’est indéniable quand on regarde les publications, les extraits de journaux, les témoignages… Mais qu’est ce que l’on en retient, pour le présent, et qui viendrait modifier une écoute ou renverser des préjugés ? Autrement qu’en donnant l’envie d’écouter ou réécouter de « l’ancien jazz » pour le parfum nostalgique d’un âge d’or révolu, s’évanouissant dans une « séduisante pulsation syncopée » ? Qu’est-ce qui fait que cette formidable invention d’une nouvelle musique savante, exigeante, non-occidentale, résultat d’une lutte acharnée et qui est proprement l’inédit du jazz, pourrait inspirer un autre comportement, une autre tolérance, une nouvelle curiosité pour les formes expérimentales, aventureuses, radicales, pour l’exigence de l’écoute et l’envie de comprendre l’audace… !? Ça ne semble pas à l’ordre du jour. (PH) – A lire: un texte d’Alberto Velho Nogueira, introduction à une discographie sélective du jazz, qui aborde l’histoire du jazz en respectant sa complexité…