Howard S. Becker, « Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales. », La Découverte, 311 pages, 2009
Sociologues, écrivains… Si je connaissais mieux l’œuvre de Becker, j’aurais réagi autrement à son introduction (postulat de départ) selon lequel les sociologues sont enfermés dans leurs modèles théoriques et feraient mieux de s’intéresser aux écrivains, cinéastes, enfin à tous les langages sensibles, non scientifiques, porteurs de représentations du social. Ça me semblait tellement du défonçage de portes ouvertes !? D’abord, il vaudrait mieux éviter de généraliser et de déterminer de quels sociologues et quels écrivains on parle. Pas mal de sociologues que je lis me semblent être des lettrés et se référer à ce que la littérature leur apprend sur leurs sujets d’étude et il me semble que l’apport des lettres a été considérable dans l’évolution des sciences sociales : l’œuvre de Freud est truffée de fondements littéraires (Œdipe, déjà…). Quant aux écrivains, par exemple, il faut aussi voir lesquels ! Mais justement, dans les exemples pratiques, en fin de volume, il y a de quoi être rassuré : Jane Austen, Georges Perec, Italo Calvino… Ce n’est pas Michel Lévy ni Beigbeder… (Encore qu’il y a toujours à apprendre d’un livre.) Autre chose est d’étudier l’échange entre sociologie (tentative de théorisation) et littérature, chassé-croisé de compétences. En tan que lecteur des deux genres, les acquits d’un registre portent sur l’autre vice-versa. Les grands écrivains ne font pas de la sociologie, mais, forcément, leur vision informe, documente des pans entiers de ce qui se passe dans la société. Mais Bourdieu soulignait aussi que plus l’appareil théorique sociologique ou psychologique se vulgarisait plus il procurait des schémas, des ressorts pour action et intrigues des romans de faiseurs… Compétences et représentations. Le livre vaut mieux que ça et est très utile. C’est, je dirais, le genre de manuel théorico-pratique absolument nécessaire pour un travail de médiation en médiathèque (par exemple, au hasard). Avec une méthodologie très didactique, évacuant les présupposés théoriques, justement, mais reprenant comme s’il s’agissait de la première fois la description de ce qui se passe dans un échange social, en énumérant les éléments produits par les acteurs (fabricant de représentations sociales et leurs utilisateurs), à la suite l’un de l’autre et dans leur manière de s’enchaîner – à la manière de Georges Perec, précisément, voilà un sociologue qui a lu l’écrivain et en a appris quelque chose – , Becker rafraîchit, dynamise la perception de ce qui se passe, comment se déroule un échange autour d’une représentation de la société (tableau statistique, photo, roman). Très peu de jargon, il joue à « qui fait quoi », avec un langage accessible à tout le monde. Mise à plat. Il décortique les compétences, du côté des fabricants de représentations de la société mais aussi, en face, chez les récepteurs, les utilisateurs. Ceux-ci, par leurs pratiques, complètent la représentation, lui donnent sens. Dans les technologies de fabrications et de réceptions, les stratégies, elles aussi, sont bien déterminées. Les formulations, les déterminations sont construites pour, en quelque sorte, imposer des points de vue, des conclusions. (Quoique sur ce sujet, l’auteur me semble parfois manichéen : développer une démonstration rigoureuse et complète n’obéit pas à la seule volonté de convaincre le vis-à-vis. C’est aussi une marque de respect de fournir un argumentaire étoffé et cela ne relève pas que du registre de l’autorité. Plus j’explique mon point de vue, ses composantes et leur articulation, plus je donne aussi des armes pour le démonter, pièce à pièce.) Il y a aussi de belles explications sur le travail normal, ordinaire, par lequel se forgent des compétences de lecture, notamment par la comparaison (à la base des sciences taxinomiques) : « Comment est-ce que l’on utilise les matériaux d’une séquence d’images pour créer une compréhension de ce qu’elles signifient, des idées qu’elles communiquent, au-delà de leur simple contenu ? Cela se fait par comparaison, exactement comme les lecteurs de tableaux statistiques trouvent le sens des chiffres en les comparant entre eux. Plus précisément, on regarde deux images ensemble et l’on voit ce qu’elles ont en commun, et l’on considère que ce trait commun n’est peut-être pas le sujet total de l’image, mais, au moins provisoirement, un de ses thèmes. (…) Et ainsi de suite, on compare chaque image qui suit, l’une après l’autre, aux images précédentes, et l’on utilise cette compréhension accumulée des similitudes pour arriver à une compréhension du sens de la séquence entière. » Il analyse des photos de Walker Evans, Robert Franck pour démontrer comment ces créations d’images, sans faire de la sociologie, et parce qu’elles ne font pas de la sociologie, informent le sociologue d’une manière innovante. S’agissant d’organiser un peu sérieusement le travail de médiation culturel (un exemple au hasard : en médiathèque), un chapitre comme « Le travail des usagers » incluant des paragraphes intitulés comme ceci « Qui sait faire quoi ? Les communautés interprétatives » s’avère fondamental pour bien se situer dans une interaction entre un fabricant et un usager dont il faut pouvoir, dans la médiation, évaluer les compétences (sans faire passer un QCM), pour cibler au mieux conseils et explications adaptés. « On traite les représentations comme on a appris à le faire. Elles semblent évidentes à ceux qui savent déjà tout ce qu’ils ont besoin de savoir pour en extraire le sens, et complexes, exigeant plus d’attention, à ceux qui n’ont jamais rien rencontré de semblable. Tous, dès l’enfance, nous avons appris à élaborer ce genre d’objets,, mais, pour toutes sortes de représentations, nous n’avons ni la formation ni l’expérience requises. » Standardisation, machine infernale. Un beau chapitre, bien utile pour le travail sur le terrain, est celui qui concerne la « standardisation et l’innovation ». Les processus qui conduisent à renforcer les formations de représentations standard sont, là aussi, saisis sur le vif, dans leurs fonctionnements banals, rappelés à la conscience dans leur évidence simple. (Toujours selon cet esprit de travail qui consiste à avancer en démontant les registres d’imposition, d’autorité. À la manière de Bruno Latour, abondamment cité du reste). Le « départ » est basique : « Chacun évalue ces parties de l’article selon son choix, sachant que le matériel lu ou ignoré contient juste ce que l’on croit qu’il contient, parce que c’est comme cela que tout le monde procède couramment. Cela veut dire que les caractéristiques du produit fini doivent être conçues pour satisfaire des types d’utilisateurs bien définis. Doivent ? Oui, c’est impératif si l’on veut que le produit continue à recevoir le soutien de tous ceux qui l’utilisent actuellement, chacun à sa façon, et que se trouve ainsi justifiée la perpétuation de ce genre de produits. » Autour de cette explication, de nombreux cas concrets, puisés dans le cinéma, dans le contact direct avec des étudiants et surtout dans l’analyse de la standardisation des articles scientifiques sont de nature à ouvrir les yeux aux plus sceptiques quant à la réalité de cette standardisation. Parallèlement, le tableau clinique de l’innovation est tout aussi éloquent. Par exemple, toute innovation dans la présentation de données statistiques en tableaux pourrait rendre compréhensibles d’autres perceptions, diversifier l’usage et la lecture des chiffres, mais cela est très mal perçu. Les tableaux les plus utilisés, tombés dans l’usage public, sont très rapides à lire. De nouvelles dispositions exigeraient de se familiariser avec d’autres logiques, impliqueraient de s’arrêter, chercher à comprendre. Or, « les usagers de représentations ont tendance à penser que leur temps est trop précieux pour le perdre à apprendre de nouvelles méthodes ; ils veulent aller droit au savoir qu’ils peuvent mettre à profit. » Un principe que l’on peut étendre à tout type de représentation, scientifique ou artistique : rapidité d’accès, facilité (ne pas se casser la tête, évacuer l’exigence de l’attention), rentabilité, utilitarisme. Croiser les regards, les techniques pour enrichir les outils cognitifs. Les développements qui suivent, en passant par une très belle explication de l’utilité des modèles théoriques que l’on a trop tendance à rejeter comme coupés du quotidien, jusqu’à de belles démonstrations cliniques autour du travail d’Erving Goffman et des trois écrivains précités, conduisent à une conclusion avec laquelle l’accord ne peut qu’être complet ! Je comprends et partage tout à fait le point de vue qu’il défend (il avoue « prêcher » dans les deux dernières pages) : comment le partage des compétences de représentations entre différents domaines, scientifiques et artistiques, peut conduire à innover, à inventer de nouvelles explications, nouvelles approches, à déjouer les registres d’autorité. Bref, influer sur la bonne dynamique démocratique qui a besoin d’évolution au niveau des représentations, tant chez les fabricants que chez les utilisateurs. « Je suis en outre convaincu que tous ceux qui sont impliqués dans la production et l’utilisation de représentations de la société sont pour quelque chose dans le produit fini, et je suis particulièrement convaincu que les usagers des représentations jouent un rôle critique. Les fabricants de représentations ont beau faire, si les utilisateurs ne remplissent pas leur rôle, l’histoire n’est pas racontée, ou bien elle n’est pas racontée comme les premiers l’avaient prévu. » Comment fonctionne le mécanisme de standardisations et d’innovations, au niveau des compétences de compréhension et de tolérance des publics, voici bien une matière à creuser si l’on veut effectuer au mieux entre travail de dialogue avec les usagers d’un lieu culture public (disons une médiathèque, à titre d’exemple). Sans produire un discours d’autorité, d’imposition de valeurs. Mais en rendant accessible la part d’innovation de biens des musiciens et cinéastes dans leurs représentations de la société (toute musique, tout film est aussi, au sens large, ce genre de représentation) qui, du fait de l’attrait de la facilité, exige trop de temps. La médiation à ce sujet consiste, simplement, dans une conversation de type ordinaire, à rapprocher l’habitude des standards du terrain de l’innovation. Faciliter l’accès, familiariser, réduire la distance, faire gagner du temps sur l’effort à produire pour prendre plaisir à l’innovation. Ce travail est important à produire dans les lieux de la politique culturelle publique parce que les artistes innovants ne doivent pas être soutenus uniquement pour leurs beaux yeux : ils font évoluer les compréhensions, les compétences de plaisir face aux systèmes de représentations artistiques, les capacités à renforcer les dynamiques innovantes, ils luttent contre la sclérose des représentation standard, à condition que leurs histoires soient correctement racontées (lues, entendues). On est là pour aider ce processus d’assimilation, d’échange. (PH)