Archives mensuelles : février 2009

Une belle rencontre d’amateurs

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Débat en médiathèque. Les chiffres baissent, la fréquentation flageole, les médias s’évanouissent dans la dématérialisation, vont-ils emporter le prêt public dans le gouffre de l’hypermatérialisation et laisser triompher l’analphabétisation des industries culturelles !!!? Il y a de quoi, en constatant les flux de curiosités fléchir dans les espaces culturels de prêt, avoir le moral en berne. Et puis, voici des responsables de médiathèque qui organisent une rencontre avec des « usagers ». Pour dialoguer. Exposer avec le moins de langue de bois possible la situation de la Médiathèque, ses difficultés, leur contexte, les pistes de travail, les ambitions, l’espoir à moyen et long terme d’une mutation réussie. Mutation qui n’ira pas sans, aussi, déplaire aux habitudes de pas mal d’usagers. Parce que, durant un temps, la Médiathèque à l’ancienne va continuer, et continue à rencontrer les attentes de beaucoup d’habitués qui poursuivent leur mode de consommation culturelle comme avant, tout en allant vers d’autres propositions, un autre esprit, un autre modèle d’économie financière et spirituelle qui ne reposera plus sur la circulation de médias physiques… Et voilà que l’on se retrouve devant 13 personnes, de profils divers, âges et centres d’intérêts, mais toutes attentives. Toutes soucieuses de l’avenir de cette association de prêt public qu’ils fréquentent, pour certains, depuis 40 ou 30 ans, ou depuis seulement quelques années. Mais pour toutes les personnes présentes, il se joue là, dans l’avenir de La médiathèque quelque chose de très important, qui importe pour elles, à titre individuel, certes, mais aussi et surtout qui importe dans l’image qu’elles se font d’un futur positif et constructif de la société, du vivre ensemble. La qualité de cette attention, qui émerge de façon beaucoup plus forte, de sourdre ainsi d’un rassemblement éphémère de personnes qui ne se connaissent pas au départ, mais qui se rassemblent bien dans ce souci partagé d’un devenir culturel de qualité, cette qualité est ni plus ni moins galvanisante !! Un des participants, du reste, rappellera que l’atout des médiathèques doit être et rester le contact humain, soit l’échange direct, immédiat, humain, de savoir faire culturel, d’informations, de conseils. Oui, ça doit rester la base, pour laquelle il faut argumenter encore et toujours, il faut insister, pour qu’en éclate l’évidence auprès du politique et des personnes responsables du développement des infrastructures culturelles dans la cité. Le contact humain a été la base du succès de la médiathèque et, pour le dire, vite, ça s’est un peu dilué dans l’ampleur de ce succès. Il faut recapitaliser sur cette valeur, sur le terrain bien sûr, mais néanmoins avec de nouvelles pratiques à inventer, mais aussi en tirant le meilleur parti des outils communautaires d’Internet. (Des réalisations sont déjà en cours, la création de blogs de« médiathècaires , mais aussi un outil de communautarisation des membres de la Médiathèque un lieu de rencontres virtuel et de mise en partage de leurs passions, soit Mediavores que la plupart des usagers impliqués, présents ce vendredi, ne connaissaient pas !) Diversité des questions, un même souci. Et donc, il y avait là, l’usager hyper familier, qui semble connaître la médiathèque de l’intérieur aussi bien que nous et qui nous stimule à trouver le bon équilibre entre « découverte » et « média demandés ». Il y a des questions très précises sur la politique d’achat : pourquoi autant d’exemplaires de certains tubes et d’autres peu représentés ou difficiles à trouver. Ce qui permet de clarifier nos mécanismes de choix, les outils par lesquels nous exerçons notre politique d’achat. Il y a une demande de complément d’informations sur le plan social et l’avenir de certains centres bruxellois transférés ou fermés. Là aussi, on sent l’intérêt dans le bon sens du terme pour l’avenir de l’association, ce sérieux « de petits actionnaires » qui veulent savoir où l’on va. Et c’est un plaisir, sans média interposé, de pouvoir s’expliquer sur cette politique. Il y a l’institutrice soucieuse de voir la Médiathèque se connecter au milieu scolaire. L’occasion de présenter les projets de notre récent service éducatif, exposer le dossier déposé à la commission Culture et Enseignement. Il y a le fan d’Elvis Presley qui explique que notre discographie de Presley est pleine de scorie mais qu’il nous manque une série d’originaux : magnifique occasion de rappeler que la médiathèque ne peut rebondir qu’en captant l’implication des cercles d’amateurs, en fédérant le savoir-faire des amateurs qui peuvent donner ne nouvelle vie à une Médiathèque. Celle-ci pouvant, en retour, amplifier l’influence constructive de ces cercles d’amateurs sur les pratiques culturelles dans la société. En clair, eh bien, ce monsieur peut nous aider à parfaire notre discographie d’Elvis Presley. Avis à d’autres amateurs ! Bien entendu, la question tarifaire qui a été soulevée, avec des positions contrastées, même les plus jeunes ne considérant pas forcément que nos prix soient trop élevés. Mais nous réfléchissons à une autre logique de tarifs, nouveau modèle économique oblige. Il y a l’usager soucieux de trouver des documents audiovisuels peu disponibles dans le commerce et qui semble ne pas toujours trouver son bonheur. Ce sera l’occasion de lui donner des pistes, de lui présenter des outils de recherche dont il n’avait peut-être pas encore la maîtrise… Il y a l’étudiant en musicologie qui souhaiterait bien travailler chez nous, soit y faire un stage, et qui s’interroge d’autre part sur notre offre de téléchargement, sur notre interface informatique peu concurrentielle avec le genre Itunes… Il aura reçu de bonnes nouvelles puisque qu’il aurait des chances de réaliser un stage chez nous et qu’il aura appris que nous travaillons bien à l’amélioration de la navigation sur notre site incluant de nouveaux services offerts par notre base de données. Mais, il faut bien comprendre que la masse d’informations que nous devons rendre fluide sur notre site est plus importante et plus complexe que ce qui se trouve sur Itunes, et que les objectifs de notre dispositif informationnel sont plus diversifiés (et donc complexes) que ceux d’Itunes (vendre uniquement). Il était aussi réjouissant d’entendre par un « jeune » que les propositions de découvertes sur un site comme Itunes (leur fameux algorithme) sont vite épuisées, épuisantes, tournent en rond, air vicié. La parade, ça reste la Médiathèque, si elle bouge (mais déjà, notre site communautaire, Mediavores, élargit le principe de suggestions gérées informatiquement par affinités supposées). Enfin, difficile de résumer et de citer tout ce qui a nourri cette conversation de deux heures, à bâtons rompus, passionnante et passionnée, je retiens surtout qu’elle donne du sens à nos efforts, que ça motive de rencontrer ainsi « les gens » !! La jauge de 13, 15 personnes est idéale pour ce type de conversation, il faut certainement les multiplier… (PH)  Découvrir notre site communautaire MediavoresDécouvrir le blog du personnel du P44 – 

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Feu Les Explosives

Chouette idée de brandir un cerveau bleu comme emblème de la Nuit des Musées (Lire dans Le Soir : « La masse de neurones émet des ondes d’imaginaire depuis le faîte du Musée des instruments de musique. ») ! La représentation du cerveau semble ici utilisée pour le côté poétique (« c’est un clin d’œil, c’est dynamique, ça aide  dépoussiérer l’image des musées » dit la directrice des Musées Royaux), pour rajeunir donc l’image des musées en activant positivement l’opposition « matière morte » contre « matière vivante ». Pourquoi le cerveau demande l’auteur de l’article (Jean-Claude Vantroyen) ? C’est de l’or mental, lui répond José Roland. Il y a comme de l’alchimie dans cette métaphore de la créativité… ». Il est intéressant de constater que, via Internet, des informations seront disponibles sur le cerveau, d’un point de vue scientifique et sous l’aspect relations entre le cerveau et diverses compétences culturelles (par exemple, par le biais des recherches d’Oliver Sacks). En 2005, Les Explosives. Malheureusement, il me semble que le discours reste vieux jeu (par exemple en restant à l’impact poétique de l’image du cerveau) par rapport aux connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau comme organe stratégiquement incontournable en ce qui concerne l’avenir de notre planète. Le discours poétique s’agissant d’un tel organe, tellement exploité par les industries culturelles et leur neuro-marketing, est un peu court. En 2005, la Médiathèque et les Halles de Schaerbeek organisaient un événement intitulé « Les Explosives » inspiré par le livre de Catherine Malabou « Que faire de notre cerveau ? ». Ce petit livre essentiel, faisant la synthèse de ce que l’on sait de la plasticité cérébrale, se voulait un livre militant : de ce que nous donnons culturellement à manger au cerveau dépendra notre aptitude à imaginer et rendre possible un futur. Il démontrait un lien concret, physique et physiologique, entre esprit et biologie. Histoire de rappeler nos responsabilités en tant qu’opérateurs d’une politique culturelle publique, histoire aussi de donner des armes pour lutter contre les industries de programme qui exploitent les ressources neuronales vers le pire, à courte vue, pour un rendement stérile et rapide. Les Explosives se présentaient comme un festival atypique, avec exposé philosophique, et chaque soir deux propositions musicales opposées, une « facile » et une « difficile », pour stimuler la plasticité neuronale, émotionnelle. (J’avais, je crois, déjà à l’époque, rencontré Jean-Claude Vantroyen et pu répondre à sa question « pourquoi le cerveau ? »). Les artistes invités étaient brillants : Phil Minton, eRikm, Jaap Blonk, … Sans doute que l’initiative, faute de moyens, n’était pas emballée de façon assez sexy (pas de cerveau bleu sur les toits) ? Malgré une fréquentation honorable pour une première édition exigeante, nous n’avons pu répéter l’expérience (alors que l’on ne gagne sur ce terrain que dans la durée). À cette occasion, j’avais pu constater une difficulté de la presse à suivre ce genre de démarche, à saisir les enjeux, or, sans un peu de médiatisation, il est difficile d’enraciner un ovni comme « Les explosives ». Il reste que nous posions alors, grâce au travail de Catherine Malabou, des questions qui restent fondamentales et urgentes, elles sont toujours au centre de notre projet et devraient faire l’objet d’une stratégie commune pour l’ensemble des institutions de programme culturel (mais aussi pour la presse qui se penche beaucoup sur sa refondation et trouverait là des arguments en faveur d’une exigence qualitative). (PH) – Archives : présentation complète du festival Les Exlosives.

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Le vide et le cirque

« Oper Opis » (Zimmermann & De Perrot), Théâtre de la Ville, 21 février 09

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Un registre où j’ai peu de repères. Mais l’annonce rassemblant les éléments : « platine – DJ – danse – acrobatie – Suisse » m’alluma fortement, par références. En effet, il y a un climat suisse qui fait éclore des merveilles décalées qui claquent : Voice Crack, Roman Signer, Fischli & Weiss, Peter Liechti… La veille, un article dans Libération, refroidissait mes espérances. Marie-Christine Vernay énumère avec empressement toutes les qualités du spectacle, carrément ses « perfections » et plus on avance, plus on se doute que l’addition, elle, sera salée. Et en effet, Oper Opis est finalement descendu pour son absence de propos, son vide intérieur, son « manque d’auteur chorégraphique », rien d’autre que « du pur divertissement rondement mené ». L’auteur de l’article fustige le côté lisse, l’observation de la société qui ne dérange plus rien. On peut supposer qu’elle le regrette par comparaison à d’autres spectacles de danse qui associent de manière évidente traitement du corps et critique sociale. (Elle cite Josef Nadj, François Verret, on peut en ajouter d’autres, y compris Pina Bausch.) Alors, qu’est-ce que ça dit ? – Oper Opis, démarre bien comme un truc de fou, qui laisse espérer une mise à feu haletante dans le style « Le cours des choses » de Fischli & Weiss. Des pièces de bois tournent sur la platine, heurtent un micro, le son est capté et s’installe un tempo, une attente d’emblée placée dans une autre dimension. Le micro est ensuite orienté vers une longue série d’autres pièces de bois alignées au bord du plateau et qui s’écroulent en chaîne, à partir de ce déraillement suscité par un toc sublimé de disque rayé, c’est la pagaille, une sorte de mouvement perpétuel. Le plateau lieu de vie est instable, mobile, variant ses pentes. La première période est le mime de l’angoisse, l’obligation de bouger pour espérer prendre racine, rien ne tient en place. Ensuite, c’est une succession de sketches, de party hypertrophiée, de fitness chaplinesque, musculation de désirs désemparés, exhibitions érotiques à la dérive,   métamorphoses maladives des corps.  Une sorte de mouvement forcé, de gesticulation coûte que coûte, par lequel en général on tente de tromper ou égarer ses vides,  ses absences, ses pertes de tout, sentimental, spirituel, sexuel… Trémoussements culturistes et gymnastiques pornographiques, impuissance à se construire un corps, déconstruction permanente de soi, désaisissement comme automatique de sa consistance, par les vibrations, les ondes sonores, les plans inclinés favorisant les éclipses de l’autre…  Morcellement. Eparpillement. Transe entre possession et dépossession. Il manque un souffle, une posture plus incisive, plus critique, on est loin des claques administrées par les Suisses que j’évoquais… Pour autant, je ne dirais pas que ça relève du « nouveau cirque ». Il y a quand même une histoire et une subjectivité dans les acrobaties que l’on ne trouve pas au cirque. Il est tout autant exagéré, même si l’ensemble relève du divertissement de qualité point barre, de dire qu’il y a une absence totale de réel discours chorégraphique. Mais il ne se situe certainement pas au même niveau, sur le même registre employé par les auteurs cités dans l’article. Et c’est là que ça m’intéresse : Oper Opis, c’est du mainstream intelligent, bien foutu, fabriqué à partir de ce qui se crée dans des zones de créations plus expérimentales : que ce soit du côté du DJ, des acrobaties, de la danse et de la non-danse (il y en a aussi). Mainstream dans la manière de lisser et d’associer des éléments innovants de ces différents domaines. Et ça m’intéresse au niveau de la critique journalistique en comparant à d’autres domaines. L’équivalent de Oper Opis en musique, surtout dans les musiques dites populaires, soit tous les mainstream (rock, électro..) intelligents (Radiohead…) constituent ce qui intéresse le plus les journalistes. C’est ce qu’ils suivent le plus, le plus abondamment, et c’est à quoi ils accordent le plus leurs faveurs. Ce qui donne : le mainstream intelligent, bien foutu, en musiques, c’est le top. Au niveau de la danse, c’est sans intérêt. Où est le traitement de faveur ? Les musiques sont dévaluées dans les régimes d’information, la danse reste un domaine par excellence de l’art savant où l’on peut encore être descendu pour galvaudage. En musique, tout est déjà galvaudé !? (PH) – En prêt public : Un DVD sur Voice CracksUn film de Peter Liechti sur Roman Signer

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Installation d’art banquier

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Les banques dézinguent. À l’échelle d’un destin individuel, une telle rouste, on ne s’en relève pas. Nous avons tous lu et entendu que l’Etat portait secours aux banques en déroute et souhaitait revoir le fonctionnement de la finance. Des commissions planchent et donnent de temps à autre un petit signe de vie. Mais toujours rien de concret. En attendant, les banques repartent, sans vergogne, à l’assaut du désir de vie à crédit. Les publicités fleurissent, agressives, avec des slogans qui sentent bon le « nous avons tiré les leçons de la crise ». Mais il s’agit d’une compréhension qui ne dépasse pas le stade rhétorique de l’intention racoleuse. La rivalité se situe bien là : « Faisons croire que nous sommes la banque qui s’engage le plus dans la nouvelle gouvernance financière » ! Mais à part ça, rien de changer. L’Etat aide les banques et celles-ci, entend-on, se désengagent de plus en plus de ses sponsorings culturels (qui n’étaient déjà pas très conséquents). Et qu’est-ce qui nous font, là, les gars de chez Axa ? Ils nous construisent dans le hall de la Gare Centrale un grand château de cartes bien costaud (voyez l’opposition/message : le château de cartes, symbole de fragilité, est ici maousse, indéboulonnable, comme coulé dans l’airain) ! Pendant une semaine, le hall a été encombré des panneaux et des échafaudages. L’installation a eu lieu finalement dans la nuit de vendredi 20 février. Tout ça pour afficher (avec une belle débauche de moyens) un 4% bien faiblard. Peanuts. Et rendre bien difficile la lecture du panneau d’affichages avec tous ses retards en rouge. Quelle formidable arrogance banquière: et l’on comprend qu’elles ne sponsorisent plus la culture, elles font leur propre art, leurs propres installations lourdingues, un nouveau style, l’art de la crise… (PH)

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La Sélec en soirée au Schip

Patton, « hellénique chevaleresque récital », au Schip, le 20 février 09, La Sélec en Soirée.

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C’est au Schip, salon de musique Matamore, que La Sélec 3 avait choisi de fêter sa sortie… Voir apparaître et commencer la diffusion d’un nouveau N° d’une revue que l’on aime, que l’on fait avec amour est aussi magique que de voir s’installer, dans la maison, tous les éléments d’un concert. Dans une belle continuité entre lieu de vie et lieu d’art. Cela évoque les préparatifs de toute fête domestique où l’on réunit les éléments pour, quelque part, charmer, laisser le souvenir d’un moment inoubliable. Nervosité bon enfant, trac, tension qui prélude à l’esprit des fêtes. L’agencement quotidien du lieu se bouleverse petit à petit pour se muer en espace festif, ici, autour d’un espace scénique où se produiront les musiciens, d’où jaillira la musique. Délimité par la guirlande. Un premier concert était assuré par le duo français (en anglais) de Thousand & Bramier (déjà deux albums). Belle variation intelligente et sensible sur l’héritage folk opérant par climats subjectifs, état d’âmes ralentis ou accélérés, jeu subtilement référentiel… Ensuite, Patton, duo belge, présentait son nouvel album tout chaud qui fera l’objet d’une présentation soutenue dans La Sélec 4. Ça démarre avec un engagement très physique pourtant marqué par une retenue, comme une volonté de prendre de la hauteur tout en restant « plongé dedans », pour s’assurer d’un point de vue original sur la géographie musicale complexe, mélangée, entrecroisée de multiples influences, qui les inspire, qui fait couler la musique dans leurs veines. (Ce qui doit leur valoir quelques fois, probablement, une réputation d’intellos.) Mais c’est avant tout, une manière de questionner avec des couleurs franches, primaires, et avec des formes très plastiques, un matériau musical proche de la balade, du folk, pour esquisser d’autres fils narratifs, glisser vers d’autres fictions. Narrations faussement aléatoires. En travaillant par couches successives lacérées ensuite comme ces placards d’affiches et jouant sur les parties qui font sens suggestifs. La guitare casse les phrases et les rythmes, les détourne, s’exerce à différentes coupes, franches et nettes, hésitantes et baveuses, obliques, dans le sens de la longueur, mates ou pleines d’échos, implosives ou explosives, cul-de-sac ou carrefour de plusieurs pistes. Elle construit des paravents bruts ou raffinés, de sons plaqués ou perlés, derrière lesquelles se laisse percevoir, par allusions, le déshabillage de chants très anciens, des gestes, des frises de rengaines presque effacées. Divers relents de danses traditionnelles comme prises au polaroïd et aux couleurs passées. La batterie est puissante, bavarde et tentaculaire, elle propulse des arythmies galopantes et hallucinées, habitées de légendes, elle défonce, elle détrempe, elle sculpte, elle grave les images sonores d’une dramaturgie enfouie, à même des échantillons de décors sonores fugaces. Que chaque pulsion tente d’exhumer dans un sens de l’épique décalé, dispersé, cimetière d’indices d’un grand récit dont ne surnage que des bribes, des bouts de rengaines qui chantent, en transit, dépaysés, devenus étrangers à toute mélodie, errant dans une structure musicale déstructurée… Une option musicale pas facile, exigeante et courageuse, transmise avec une tension, un engagement et une ferveur qui en imposaient. Chapeau. Pour Matamore, Patton, Thousand & Bramier, et la Sélec (mixages de Philippe et Benoît), le salon de musique était rempli, chaleureux et attentif. Une belle soirée. Restez attentifs et venez nous rejoindre à la prochaine soirée La Sélec… (PH) – Ecoutez la compile de la Sélec 3Discographie de paTTon en prêt public. 

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Peur et gangrène

Marc Crépon, « La Culture de la peur. 1. Démocratie, identité, sécurité », 2008, Galilée, 121 pages.

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Un petit traité bien utile pour apprendre à se défaire de la peur de l’autre qui s’insinue sournoisement de partout, dont les sédiments se forment dans les esprits et les corps à leur corps défendant, à partir d’un environnement politique et médiatique où la question de l’insécurité tient, depuis maintenant longtemps, le haut du pavé. Un livre pour se déprendre, secouer ces sédiments indésirés. En analysant un texte de Vaclav Havel, Marc Crépon rappelle ce qu’il en est de la politique de la peur dans les sociétés non démocratiques, comment elle mine l’esprit, détruit les mécanismes de constitution de l’individu et donc du désir. Comment cette politique de la peur qui entend s’installer pour protéger les citoyens contre les pires ennemis intérieurs et extérieurs (omniprésents, soi-même le cas échéant) se transforme en économie de la peur, où tout le monde produit de la peur dans la peur, où ça devient le « moteur » de la société, un moteur atroce sans désir ni plaisir. La question est bien au niveau des processus publics qui permettent à tout un chacun de se créer, se cultiver (dans le sens où l’on s’administre des nourritures spirituelles pour grandir), se rendre créatif dans un avenir constructif du vivre ensemble. (Dynamique à laquelle travaillent les institutions comme les médiathèques, lecture publique des musiques et de l’audiovisuel, pour anticiper sur d’autres développements : par exemple celui qui expliquerait que la « politique de la peur » dans nos sociétés, tournée vers des notions réactionnaires de l’étranger, handicape fortement les chances de bonne réception de notre travail sur la diversité culturelle, l’autre culturel, l’altérité…).

Extrait : « (…) une société peut-elle se renouveler sans que les individus qui la composent partagent ce que le philosophe tchèque Jan Patocka appelle, à la même époque, le « souci de l’âme » ? Elle demande –et cette question servira ici de fil conducteur- quelle est la part de l’esprit dans la consistance d’une société, c’est-à-dire dans le fait que le lien social est encore (ou n’est plus) objet de désir. »

Les dérives totalitaires servent trop facilement, en la matière, de caution aux régimes démocratiques : « on n’est quand même pas comme eux ! ». Mais justement, n’est-ce pas un peu facile comme clivage ? Qu’en est-il de la gestion de la peur dans nos sociétés ? C’est ce qu’instruit de manière limpide et profonde ces 120 pages de Marc Crépon.

Nous subissons depuis un peu plus d’une décennie la suprématie du thème de l’insécurité dans toutes les campagnes électorales (plus en France que chez nous, quoique) et au cœur de la vie politique. Cela signifie que l’état a défini « ses » étrangers sur lesquels il fallait taper pour convaincre qu’en résolvant ces questions de l’insécurité, tout irait pour le mieux dans le meilleur du monde. (Le travail du philosophe, justement, est de rendre manifeste cette construction délibérée, bureaucratique, discriminatoire, réactionnaire de catégories humaines là où la politique de terrain laisse entendre qu’il s’agit quasiment de « faits naturels », objectifs, que tout le monde partage, ce qui est la première volonté de favoriser la sédimentation de l’innommable, à partir de la notion d’étranger.) L’ampleur de ce phénomène de l’insécurité tient à la conjonction de deux intérêts : politique et médiatique. Politique : ça facilité le discours, avec un responsable déterminé. Média : ça donne la possibilité de présenter au jour le jour l’actualité sous forme de thriller, avec le suspens d’un enchaînement de faits-divers douloureux. Le temps consacré à organiser l’actualité autour de ces événements locaux est retiré au temps que l’on consacrerait, par exemple, à l’information internationale, à informer sur d’autres mécanismes plus complexes qui déterminent le quotidien. Et l’on constate bien, comme dans les régimes totalitaires, un mouvement de repli pour développer la culture de la peur : repli dans les médias, repli dans le discours politique (et quand la gauche, paniquée électoralement s’est, elle aussi, emparée du discours sur l’insécurité, elle a commencé son grand sabordement). Extrait : « Dans tous les cas de figure, le souci de l’être-au-monde se trouve réduit aux limites d’une appartenance déterminée, sur laquelle notre attention, notre imagination et notre pensée sont appelées à se fixer. Tel est le paradoxe de la culture de la peur : loin de nous ouvrir au monde et à la conscience de ce qui rend invivable, elle nous détourne de cette forme d’angoisse qui, parce qu’elle a pour objet le monde même, ne devrait pas se laisser confisquer par quelque forme d’intérêt que ce soit. »

Entendons-nous bien, le devoir de l’Etat, et donc des politiques, est bien de protéger les citoyens de l’insécurité : mais avant tout des insécurités liées à l’emploi, au revenu, à l’habitat, à la santé… En déplaçant l’insécurité sur le seul terrain de l’étranger et de la délinquance, il y a abdication des missions premières, aveu d’impuissance (et c’est bien cette impuissance qu’il faudrait traiter en premier, en réorganisant le monde dans la foulée de la crise financière…). La notion d’étranger a elle aussi beaucoup évolué (comme n’importe quel régime totalitaire l’adapte à ses besoins) : « L’étranger n’est pas seulement celui qui reste bloqué aux portes des pays prospères, derrière les murs et les barbelés, c’est aussi celui qui, à l’intérieur de ces mêmes frontières (celles de l’Europe ou des Etats-Unis, par exemple), reste « étranger » à la prospérité, au confort, à la sécurité pour ma persévérance desquelles les sociétés qu’abritent ces pays sont censées se protéger. C’est l’ensemble de ceux que cette protection ne concerne pas, parce que, à travers les mille et une formes d’exclusion que connaissent et développent ces mêmes sociétés, ils en sont, directement ou indirectement, les premières victimes. » La construction de l’étranger comme source d’insécurité est indispensable pour protéger tous les autres, pour leur donner le sentiment d’être protégés, tous les autres n’appartenant pas à la classe des étrangers. C’est ensuite en se penchant sur des textes de Heidegger (en soulignant que sa clairvoyance s’arrêta devant le cas pratique du régime de la peur qu’il avait sous les yeux) et de Lévinas que l’auteur élargit la problématique à la question d’une conscience beaucoup plus large des responsabilités : « Nulle société ne peut ignorer ce qui la sépare des autres et la lie à elles simultanément. Aucune ne saurait (et ne devrait) ignorer que sa richesse, toujours relative, et tous les « avantages » dont elle bénéficie ont pour envers la pauvreté des autres et toutes les conséquences, incalculables, que cette inégalité entraîne inévitablement, guerres, misère, famine… » Les politiques de la peur, en régime démocratique et totalitaire, joue et instrumentalise une vulnérabilité inhérente à l’homme. Au lieu d’aller dans le sens des régimes de soins nécessité par cet état de fragilité profonde. À défaut d’être des politiques de soins allant dans ce sens, nous avons des politiques qui discriminent selon des appartenances et des identités (selon des conceptions biaisées de l’identité) : « Toute politique suppose l’appartenance, circonscrit l’attachement et impose l’exclusion, sous une forme déterminée qui, nécessairement, porte la violence. Parce qu’elle trace une ligne de partage entre « nous » et « eux » (les étrangers), une ligne qui soumet l’approche d’autrui à ses critères discriminants – c’est-à-dire à la représentation qu’elle s’en fait-, toute politique est, potentiellement, meurtrière. » Le rôle des médias, greffé à cette politique, et que l’on peut vérifier au jour le jour tout au long des journaux télévisés, est, entre autres, de banaliser les présupposés discriminants, de les « naturalisés », de déresponsabiliser ceux qui auraient des scrupules en sentant poindre en eux quelques sédiments de l’innommable. – Dans une société, tous les services culturels de type « lecture publique » tentent de lutter contre ces politiques discriminantes, contre ces logiques de discriminations qui appauvrissent les environnements spirituels. Les médiathèques, les bibliothèques sont des organismes qui cherchent à épurer le corps social de ces sédiments, en proposant les principes d’une politique de soins, par l’écoute et la lecture attentive de l’autre, de l’étranger. Il faut investir dans ces centres de soins ! (PH) – Regarder le documentaire sur Canal+ : « Cannabis, prostitution, sans papiers : la politique du chiffre », magnifique illustration d’une politique à potentiel meurtrier, celle du régime sarkosyste. – Lire aussi les ouvrages essentiels de Gérard Noiriel.

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La Sélec apéritive

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Le 18 février, à la Médiathèque de l’ULB, La Sélec 3 est accueillie par des DJ de radio Campus qui en mixent la pulpe musicale et par un apéro (essentiellement des vitamines équitables et durables) offert par l’équipe. Une belle manière d’amorcer un ancrage de ce travail éditorial dans cette zone de constructions d’imaginaires personnels et partagés que l’on appelle « médiathèque », lieu de « lecture publique » au sens large, où les pratiques tendent à donner des « armes » (et des jeux) pour lire et déchiffrer les cultures qui font le monde. – L’accueil et l’apéritif trouvent leur place inhabituelle dans ce fonctionnement quotidien, de manière souple et gentille, avec le charme de l’artisanat, mais on sent que ça prend, que ça répond à des attentes (même si c’est d’abord la surprise qui s’exprime). Une fois la conversation amorcée, l’écoute est très attentive, les projets culturels, sur quoi on écrit et pourquoi et pour qui, manifestement ça implique. Le poster de La Sélec intrigue, « cette image créée chaque fois par un artiste différent, inventée en écoutant et regardant les CD et les DVD de La Sélec, comme exemple d’une appropriation créative, imaginative de musiques et de films à priori pas connus », le poster symbolise ce que chacun crée de neuf dans son cerveau et ses sens en prêtant attention à des musiques et des films, qu’il ne connaît, et qui lui sont proposés par des passionnés: ça crée de nouvelles des images, de nouvelles pensées… Déplier, détacher, désagrapher La Sélec autour d’un verre, ça amuse, ça crée des liens! Ca rassemble aussi les étudiants de passage qui s’installent aux tables, écoutent le mixage, paginent, téléphonent, papotent et, l’air de rien, impriment leur marque à cet espace public. (PH)

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Dieu et l’opinion publique

Giorgio Agamben, « Le règne de la gloire », Seuil 2008, 435 pages

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Je craignais de décrocher, redoutant ce texte dense se déployant en commentaires érudits de textes anciens théologiens où l’auteur allait chercher les fondements de l’économie religieuse et du gouvernement des hommes par Dieu. Quoi ! ? passer autant de temps sur des textes calotins ? Puis, voilà, l’entreprise se révèle passionnante, l’analyse des textes et des idées est brillante. Et surtout, tous ces textes anciens qui cherchent à décrire le royaume de Dieu sont terriblement proches de nous, comme les débuts de notre pensée (éléments de notre ADN intellectuelle). Le fondement est la distinction entre « règne » et « gouvernement ». Le règne est absolu, « divin », transcendant, il est immanent à l’ordre naturel. Le gouvernement est une sorte de transposition sur terre de ce pouvoir céleste, une application dont la légitimité est sa connivence avec la gloire du règne. Ce sont ainsi de remarquables balbutiements érigés en méthode pour poser un commencement, affirmer un début, organiser l’impensé, la pensée de la pensée. Bref, masquer le vide en rencontrant sans cesse la circularité des arguments… Comme cet échantillon qui tente de départager « cause première » et « cause seconde » : « L’opération à travers laquelle la cause seconde cause son effet est causée par la cause première, parce que la cause première aide la cause seconde en la faisant opérer : c’est pourquoi c’est la cause première qui est davantage cause que la cause seconde de l’opération selon laquelle l’effet est produit par la cause seconde.. » (Thomas). Ou encore, cette conclusion qui découle de l’analyse scrupuleuse des textes sur l’économie des rituels et prières : « l’idée est plutôt que, sans les pratiques rituelles, le plérome divin perd sa force et déchoit, que Dieu a donc besoin d’être continuellement restauré et réparé par la piété des hommes, tout comme il est affaibli par leur impiété. » Comme quoi une étrange dépendance s’installe entre le créateur absolu et ses créatures : il pourrait très bien, finalement, avoir commencé avec elles… Les « débuts » sont pensés en termes d’économie, au sens de gouvernement des hommes et des choses humaines dépendant de la révélation du mystère de Dieu. C’est de ce mystère, en quelque sorte, que rayonne la dynamique qui fait tenir l’organisation des échanges entre dieu et les humains, entre les ceux-ci et ceux qui exercent le pouvoir terrestre. (C’est logique, on sait que l’inexpliqué, l’inexplicable développe un régime d’angoisse qui pousse à créer, à inventer, interpréter, construire… que l’on soit croyant ou non.) Hiérarchie des anges et saint-Kafka. Et la hiérarchie des anges, imaginée pour représenter le pouvoir de Dieu dans son mystère, correspond aux hiérarchies administratives utiles au bon gouvernement des sujets en chair et en os. Et vice versa, ainsi se construit la symétrie entre pouvoir céleste et pouvoir humain qui peut embrouiller les incrédules. Les échanges entre religieux et païen sont constants (cfr. le chapitre « Angélologie et bureaucratie »). Surtout au niveau de l’exercice du pouvoir. Bâti sur du vide, celui-ci fonctionne par le régime des louanges, de l’adoration et les pratiques de l’acclamation. Nous avons de tout ça des idées très vagues (même quand j’étais croyant, je n’avais aucune idée que le mot « amen » était un terme acclamatif, mais simplement le terme qui terminait les prières), mais durant très longtemps tout cela relevait de codes très précis et opérationnels, efficaces. C’est ce qu’étudie « l’archéologie de la gloire » qu’esquisse l’auteur. Plus il avance dans son étude et plus apparaissent les liaisons avec l’histoire plus proche de nous. Exemple 1 : « Il n’est pas étonnant cependant que les acclamations sportives soient investies du même processus de ritualisation que celui qui définit les acclamations des empereurs – il y eut même, sous le régime de Justinien précisément, une émeute qui secoua la cité pendant une semaine et qui eut comme mot d’ordre une acclamation sportive (nika, « vaincs ! », exactement comme aujourd’hui, en Italie, une faction politique importante tire son nom d’une acclamation entendue dans les stades.) » Exemple 2 : « Entre le XIIIe et le XVIe siècle, l’emploi des louanges dans la liturgie et dans les cérémonies de couronnement commence partout à décliner.Mais elles réapparaissent de façon inattendue au cours des années 1920, ressuscitées par les théologiens et les musicologues au moment précis où « par une de ces ironies que l’histoire affectionne (Kantorowicz), la scène politique européenne est dominée par l’émergence des régimes totalitaires. » Le système rituel des louanges, de l’adoration, des acclamations est une vaste entreprise de capter l’émotionnel au profit de l’ordre, du pouvoir. Et c’est la pompe délirante : « Il est clair depuis le début que la fonction de cette gigantesque chorégraphie du pouvoir n’est pas simplement esthétique. Il s’agit, écrit l’empereur, de placer au centre du palais une sorte de dispositif optique, « un miroir limpide et d’une netteté parfaite pour que, en y observant attentivement l’image du pouvoir impérial (…), il soit possible de tenir les rênes du pouvoir avec ordre et dignité » » ! Le pouvoir s’alimente de son image ! Le trône vide sera un symbole au centre de bien des cérémonies d’allégeance… Empereur ou Dieu, le paradoxe du processus est vertigineux : « la gloire, le chant de louange que les créatures doivent à Dieu, provient en réalité de la gloire même de Dieu, elle n’est que la réponse nécessaire et comme l’écho que la gloire de Dieu éveille chez elles (…), tout ce que Dieu accomplit, les œuvres de la création comme l’économie de la rédemption, il l’accomplit uniquement pour sa gloire. Et toutefois, les créatures lui doivent pour cela reconnaissance et gloire. » (Et les textes théologiques s’accumulent pour démêler cette puissance paradoxale.) Toute cette fabuleuse organisation de la louange et de la gloire se présente comme les bonnes pratiques pour améliorer la vie ici-bas et gagner son paradis. Pourtant, « nous ne croyons pas à un pouvoir magique des acclamations et de la liturgie et nous sommes convaincus que les théologiens et les empereurs non plus n’y ont jamais cru. Si la gloire est si importante en théologie, c’est avant tout parce qu’elle permet de maintenir unies dans la machine gouvernementale Trinité immanente et Trinité économique, l’être de Dieu et sa pratique, le Règne et le Gouvernement. » Gloire et vide du pouvoir. Mais qu’en est-il du paradis, de la vie éternelle qu’il faut gagner au prix d’incommensurables efforts sur terre ? Comment s’écoule la vie éternelle ? Elle s’écoule comme « rien », on n’y fait rien, on n’y sent rien, c’est le désoeuvrement absolu, c’est shabbat à l’infini, c’est le superbe ennui éternel, le vide, le rien ! Une sorte de contemplation infinie de « soi »… Si les transferts de la théologie vers la sécularisation sont nombreux et souvent observés, le propos de Giorgio Agamben, selon un cheminement rigoureux et éclairé, difficile à restituer dans un article de blog, va bien plus loin (et comme il le disait d’entrée de jeu, il « dépasse » Foucault !) : « (…) la sphère de la gloire –dont nous avons tenté de reconstruire la signification et l’archéologie- ne disparaît pas dans les démocraties modernes, mais se déplace simplement dans un autre contexte, celui de l’opinion publique. Si tel est bien le cas, le problème aujourd’hui si discuté de la fonction politique des médias dans les sociétés contemporaines acquiert une nouvelle signification et une nouvelle urgence. » Et pour ne laisser planer aucune ambiguïté : « Ce qui restait autrefois confiné dans les sphères de la liturgie et du cérémonial se concentre dans les médias et, en même temps, à travers eux, se diffuse et s’introduit dans tous les moments et tous les milieux, aussi bien publics que privés, de la société. La démocratie contemporaine est une démocratie intégralement fondée sur la gloire, c’est-à-dire sur l’efficacité de l’acclamation multipliée et disséminée par les médias au-delà de toute imagination. » Voilà, c’est pas tout de le dire, mais c’est l’articulation des arguments, de cette archéologie de la gloire depuis les fondements de l’église jusqu’à aujourd’hui, en 380 pages qui confèrent un caractère créatif très fort à cette conclusion. Dernièrement, dans Le Monde ou Libération, une intervention de François Fillon, à propos de la crise, était titrée par une citation de son discours : « L’opinion ne comprendrait pas ». Comme dans le régime de la gloire divine, vide, abîme et circularité continuent à faire office de moteur politique ! Notes de bas de pages : Ce livre comporte des notes exceptionnelles, de nature à provoquer le ravissement. Par exemple, page 374, description du langage poétique. Surtout, celle de la page 355 (elle fait deux pages) sur Hölderlin. L’auteur, dans le paragraphe auquel se rapporte la note, examine les hymnes, pièces importantes des appareils de glorification. D’où l’examen des « hymnes tardifs d’Hölderlin » qui donnent congé aux dieux, en « brisant le rythme propre de l’hymne. » Suit une description magnifique de la « prosodie hachée et, pour ainsi dire, l’aprosodie des derniers hymnes de Hölderlin. » Exemple : « Ici chaque mot –parfois même une simple conjonction, comme aber, « mais »- s’isole et se ferme si jalousement sur lui-même, que la lecture du vers et de la strophe n’est qu’une succession de scansions et de césures où chaque discours et chaque signification semblent se briser en mille morceaux et se crisper dans une sorte de paralysie à la fois prosodique et sémantique. Dans ce « staccato » du rythme et de la pensée, l’hymne présente l’élégie – la plainte sur le congé des dieux, ou plutôt sur l’impossibilité de l’hymne- comme unique contenu. » Quand l’analyse de textes est aussi sensible et créative, elle donne envie de relire, elle apporte de nouveaux éclairages, elle renouvelle la compréhension, les émotions, elle leur donne une nouvelle vie, c’est la production de ces commentaires qui garde ces textes vivants, les porte dans le temps, stimule les perceptions du lecteur… (PH)

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La Sélec 3 le drink

laselec31La Sélec 3 réceptionnée, découverte, auscultée, reniflée, découpée, désagrafée, dépliée, parcourue, reniflée, lue, commentée, comparée, arrosée, fêtée par une partie des médiathécaires qui la font… Les options graphiques prises par Mr&Mme s’affirment, avec ce numéro trois, particulièrement intéressantes. La Sélec, de numéro en numéro, prend du caractère, se révèle pour ce qu’elle est: un projet évolutif, nuancé, qui s’invente au fur et à mesure en fonction du contenu qui change, à chaque fois. En une, « L’Adolescence et ses troubles valent bien un opéra » (l’oeuvre de Benoît Mernier), calypso et ex-Herman Düne, Deerhunter, Gang Gang Dance, Parts & Labor, Jacques Demy et sa cabine à fantasmes (Model Shop), Steinski (hip hop), un grand salut à Boris Lehman, cinéaste belge, qui fait son entrée DVD à la Médiathèque…  A découvrir dès vendredi en médiathèque…

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Polyphonie d’ascenseurs…

Marc Behrens, « Architectural Commentaries », ENTR’ACTE E45

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Je suis dans un bureau. À l’extérieur, il y a un vaste chantier où, sur des échafaudages et dans des grues, des entreprises s’affairent à la finition de grands immeubles (bureaux et logements). À intervalles réguliers (machiniques), le pivotement de membres métalliques d’une machine mal huilée, émet une étrange plainte animale, déchirante. La chute de matériaux, le choc d’outils, l’emboîtement de pièces, la fréquence de différents moteurs, le drone tremblé des disqueuses, tout ça installe un fond rythmique, la conscience qu’au sens le plus large, métaphorique, on est pris dans la trame des multiples constructions qui modifient l’environnement, reconfigurent les espaces vitaux… « Architectural Commentaries » tourne dans l’appareil. Un temps, je suis désorienté, je distingue mal le son du chantier de celui du CD. Intérieurs et extérieurs sont poreux… Marc Behrens est un archéologue des sons produits par les grands ensembles architecturaux urbains, les buildings, les tours, les constructions industrielles (« sans architecture »). Durant près de quinze ans, il les enregistre, il les sonde du micro. Il capte les ondes qui bruissent à proximité, les vibrations, parfois ténues, qui se dégagent de certains blocs construits, imbrications de cubes presque aveugles, façades murées, parcourues de câbles, tuyaux… Il enregistre leur aura, leur empreinte sonore. Le ciment, le métal les plastiques réagissent au temps, aux vents, aux intempéries, ils murmurent leurs altérations, leurs mouvements imperceptibles bruissent. Marc Behrens ausculte les surfaces puis rentre à l’intérieur des structures. Il colle son micro-stétoscope au plus près des pulsations, là où les bâtiments « respirent », geignent, grincent, imperceptiblement. Où ils révèlent leur plasticité occulte. Il enregistre les moteurs, les machines, les poulies, les automates, tout ce qui rend possible une vie fonctionnelle à l’intérieur de ces grottes modernes, industrielles, les ascenseurs, les conditionnements d’air, les souffleries, les vide-ordures, les tuyauteries diverses, les chaudières… Ingénierie et technologies qui lient le corps humain à ces architectures, les rendent solidaires, acteurs et organes d’un même corps-habitat. Les sons qu’il archive ainsi représentent une bande-son mystérieuse, fantomatique de ce qui, dans le quotidien, passe le plus souvent inaperçu, inaudible. Sauf quand la routine est rompue, que le volume sonore brusquement s’élève, que le glissement se transforme en couinement ou lors d’un dysfonctionnement passager ou d’un accident. Pourtant, ces sons sont émis, ils ont une matérialité incontestable (ce dont attestent ces enregistrements). Ils baignent, pénètrent l’inconscient, y laissent des traces, vont réapparaître dans les rêves et les cauchemars, infiltrent les références langagières métaphoriques et musicales, intègrent un capital de bruits enregistrés par le cerveau, auquel nous ferons appel automatiquement pour interpréter divers messages sonores qui se présenteront à nous (concerts, CD à écouter, œuvres radiophoniques, sons concrets dans la vie de tous les jours, proximité de machines, irruptions intempestives de moteurs…). De sa longue et patiente pratique « à l’écoute des grands organismes urbains », il archive le son des fonctionnements normaux, ordinaires, mais aussi les accidents, les ruptures, les accidents, les débuts d’incendie, les déraillements, le stress… Construction. Marc Behrens ne livre pas telles quelles ses collections de bruits. Il les écoute, les décrypte, les analyse, les scrute (comme on écouterait les émissions sonores captées dans l’espace pour tenter d’y deviner des messages). Il construit une grammaire, il en produit une lecture. Il sélectionne des extraits, des échantillons, ce qui constitue à ses oreilles les unités sonores les plus significatives, ce qui « là-dedans » élabore des éléments syntaxiques. Il assemble des fils narratifs sonores. Des précipités. Exactement comme se construit un récit écrit qui sélectionne les moments, les actions, les enchaînements, les scènes représentatives, il organise les bruits en phrases, en séquences filmiques, donne une consistance fictionnelle à tous ces sons souvent évacués, considérés comme parasites, refoulés de la conscience et qui pourtant nous environnent, nous enferment dans leur tissu de bruits signifiants et, probablement, éduquent notre oreille intérieure… C’est très surprenant par la manière dont ça stimule les perceptions sensori-motrices, ça ne s’écoute pas comme une « simple musique », mais comme le témoignage d’une vie enfouie dans la matière industrielle. Comme une langue matérialiste décryptée, logorrhée magique/maléfique dans le point aveugle des machines qui organisent la vie…  Fiction. Il y a comme un mouvement continu, un déplacement à l’œuvre, un glissement corrosif, dramaturgie d’une érosion permanente faite de micros explosions et percussions qui semblent miner les bunkers urbains où l’on se croit faussement à l’abri, les font apparaître très fragiles, attaqués par le terrorisme du temps, l’usure mécanique, entraînés dans une dérive spatiale dangereuse… Musiques d’autres dimensions perceptibles là, dans nos murs. Mélodies inquiétantes du local technique. Ce sont des fictions construites en studio pour diffusion radiophonique et plus on se familiarise avec leurs phrasés particuliers, plus on les découvre d’une rare élégance formelle, et d’une surprenante force chantante. – L’ensemble se présente dans une pochette très design, soignée, classe, comme toutes les productions du label Entr’Acte -(PH) – Le site de Marc Behrens –  Le site du label ENTR’ACTE –  Une discographie du label ENTR’ACTE en prêt public – Une discographie de Marc Behrens en prêt public  – Ecoutez aussi « Buildings » de Francisco Lopez – Une soirée du label Entr’Acte à Bruxelles le 21 février chez Q-O2

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