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Un ange des Lumières (re) passe

The Limits of Control, Jim Jarmusch, 2009

C’est un film de genre consciencieusement détourné, vidé, plutôt subverti. Un objet étrange, entre deux. Que l’on peut soupçonner d’être un ratage ou un coup de génie. Un peu comme si un film présentait tous les dehors esthétiques et clichés du genre pornographique mais sans jamais rien montrer de sexuellement explicite. On lit alors deux textes simultanés : un qui conduit à reconnaître la présence d’un genre connu, homologué, un autre qui en nie la manifestation pelliculaire. Perturbation. Le cinéma de Jarmusch perturbe la relation au cinéma, le questionne, il en tire fraîcheur et naïveté qui font mouche.  C’est  film dès lors sans genre, non genre, a-genre. Même si ça début comme un début d’action, la mise en place des images dans un lieu de transit, un flux d’échanges et de vies qui se croisent, dans un aéroport, où il est facile de changer d’identité, se confondre, bifurquer, aller ailleurs, fausser compagnie au voyage préétabli. Parmi les premiers gestes filmés, des vêtements que l’on enfile pour endosser la peau d’un personnage, les éléments d’une transaction de type préparation d’un sabotage international entre personnes qui ne se connaissent pas, anonymes et pourtant liés par une même cause, une mission codée confiée à l’un des personnages, le héro. Ca démarre avec des fragments narratifs qui correspondent grosso modo à l’entrée en matière d’un policier, un film d’action et suspens. Mais le rythme est d’emblée étouffé, en tout cas tenu en laisse. Après l’introduction, aucune accélération, « ça ne démarre pas », l’enchaînement des faits reste limpide, banale. Délibérément. Le réalisateur ne veut pas se faire imposer un rythme par des conventions de genre. Ce n’est pas un film dont la respiration va happer le spectateur, lui faire oublier le temps qui passe, le dispenser de penser. Jarmush  freine voluptueusement, regarde autour de l’action, ailleurs, comme il évacue très vite, dans les scènes inaugurales, les deux trois éléments qui contribuent, ordinairement, à « mettre du sel » et speeder écran et images : le sexe, le flingue, la violence.  Alors que ce genre de baroudeur envoyé en mission – certainement en enfer -, travaille traditionnellement sa masse musculaire – boxe, altères, coups et dextérité aux armes -, ici, l’agent mystérieux joué par Isaach De Bankolé cultive la force antérieure, les gestes souples et lents, le taïchi et le vide plutôt que l’assaut et le punching ball. Surtout le silence, le commando est muet comme une carpe, il ne risque pas de trahir quoi que ce soit de l’objectif qu’il doit atteindre et qu’il s’efforce d’intérioriser, de se mettre en parfaite adéquation avec la cible désignée (comme les archers zen qui font corps mentalement avec le centre de la cible avant de décocher la flèche qui trouvera d’elle-même le bon chemin). Son périple se dessine en Espagne et il ne parle pas l’espagnol. Il avance de rendez-vous en rendez-vous où des émissaires lui apportent des informations chiffrées sur la suite de son périple. Un petit papier blanc plié garni  d’une équation mystérieuse qu’une fois mémorisée il avale, arrosé de café noir bien serré. On s’attend à ce que ces points de contact avec les indics déclenchent le suspens, le fil narratif d’un compte à rebours captivant ? Jarmush désamorce méthodiquement cette attente. Par un répétitif de situation, un peu absurde et rituel qui détourne l’attention. Par la qualité poétique de la mise en scène, l’attention portée aux lieux, aux atmosphères des ruelles, aux couleurs et lumières, au pittoresque des terrasses de bistrots. L’identité des endroits filmés est importante, ce ne sont pas des décors destinés à être rapidement traversés par une action aux cascades trépidantes. Ce ne sont pas des décors. La diversité des signes culturelles qui les composent, histoire ancienne, héritage ancien, marques récentes, modernités, pauvreté, instabilité, est soulignée. Il y a un coup d’œil authentique sur Madrid, sur Séville… Le personnage s’en imprègne religieusement. Il regarde. Au lieu d’un film d’action, c’est une fable qui se construit tandis que le ciel est régulièrement traversé par un grand hélicoptère noir, prédateur qui règne sur la terre en maîtrisant les airs.

Les émissaires qui prennent place à la table de l’agent secret Isaach De Bankolé n’ont rien de bandits, de terroristes ou d’activistes d’une quelconque lutte armée. Ce sont des personnalités inoffensives, des fantaisistes, des citoyens au profil artiste, bohème, en tout cas plutôt des rêveurs, des militants d’utopies, qui lui parlent de musique, de science, d’art, d’histoire, ces sciences humaines qui flattent l’imaginaire, entretiennent les facultés d’interprétation du monde… Une sorte de filière humaniste, une chaîne des Lumières contre l’occultisme du pouvoir, l’hélicoptère unique noir. Les éléments qui lui permettent de s’orienter dans sa mission sont enveloppés de culture, de connaissances. Il écoute, il assimile. A chaque étape, on dirait que ce champion ingère un peu plus de détermination culturelle à aller au terme de son contrat.  Il ne fréquente donc ni les stands de tir ni les bars à putes mais le Musée Reina Sofia de Madrid. En connaisseur, chaque fois pour contempler – absorber – une œuvre précise. Comme si cette image unique créée par un artiste lui livrait des indices fondamentaux. Hein, du genre, « allez voir ce tableau et vous connaîtrez votre destination suivante ».  Pas du tout. Ces œuvres, inspirées du contexte et paysage qu’il traverse stimule son imagination, il les contemple pour elles-mêmes, les indices, une fois de plus, sont autant intérieurs qu’extérieurs.  Il s’y ressource. Cette relation à l’art aiguise sa capacité à embrasser la complexité du réel, à le pénétrer par le biais des représentations, dans cette distance où l’imagination invente et interprète le monde et offre ainsi la possibilité de « prendre prise », d’agir sur le réel sans pour autant l’assujettir. Si le héros semble poursuivre un voyage personnel solitaire, isolé dans ses méditations et problématiques singulières, c’est qu’il personnifie la force intérieure de toute la créativité humaniste, cette concentration poétique désintéressée qui se soucie de l’avenir d’un monde partagé à égalité entre toutes les espèces vivantes, sorte de croisé mobilisé contre les forces étroites qui entendent confisquer le vivant à leur profit. Si cet ange exterminateur pacifiste n’exprime aucun désir ordinaire, que ce soit pour la chair ou la bonne chère et la boisson, c’est qu’il incarne (selon le mode naïf de la fable, auréolé dans le film d’un second degré doucement souriant) le désir transcendé de l’art, de la culture, de la science, ce désir hérité des Lumières.

Au moment décisif, l’instant du feu d’artifice où, en général, le héros est à pied d’œuvre pour son épreuve finale et son apothéose guerrière – prouver sa capacité par la ruse et la force à déjouer toutes les forces du mal et les anéantir -, le voici bien scrutant un inexpugnable bunker comme il scrutait au musée une toile ou une photo avec la volonté d’ne percer le mystère de la création (comment ça fonctionne). C’est ici que le grand hélicoptère vient se poser, amène et emporte les personnages qui survolent le monde sans s’y mêler. Le bâtiment stratégique est gardé par une horde infatigable de gardes cagoulés et armés jusqu’aux dents dont les rondes ne laissent jamais tranquille le moindre coin d’ombre. Pas d’angle mort. Comment notre héros va-t-il accomplir son destin, pénétrer ce nid de méchants, avec une simple corde d’acier de guitare légendaire, enroulée autour de son poignet !? C’est sans doute ici que l’on va voir l’utilité de son savoir-faire « oriental », sa souplesse, sa ruse animale, son intelligence occulte capable de mystifier des armées !? Là où le cinéma, en pareille circonstance, place des déluges de forces destructrices, un cirque de corps qui explosent dans tous les sens, un raz de marée d’effets spéciaux pour un massacre gigantesque se posant comme l’essence même du cinéma (si on construit d’énormes multiplex, c’est bien pour vous en foutre plein la vue de cette manière), on ne verra rien. Tour de passe-passe et occultisme. Le cinéma embrouille l’œil, oblige à regarder ailleurs, autre chose, autrement. Jarmush préfère les pirouettes cinématographiques, le trois fois rien magique. La poudre de perlimpinpin qui désarçonne, déçoit et interpelle. Le soufflé qui se dégonfle et instille une critique jubilatoire à l’égard des attentes formatées : ah ah, vous aviez bien envie d’en avoir plein la vue, plein d’esbroufe, vous en avez le besoin ! Mais le héros s’introduit là où il doit aller grâce à son imagination. Il y aura un bref dialogue –enfin le héros parle, dit quelque chose, livre une sentence lapidaire –  avec un des puissants du monde, tenant de la pensée unique. Et c’est bien en tant que tel qu’il est exécuté par un commando porteur de diversité culturelle et de la volonté de soutenir la liberté de l’imagination comme principale ressource humaine pour faire évoluer positivement le monde (les Lumières, toujours). PH – The Limits of ControlJ. Jarmusch en médiathèqueMuseo Reina Sofia –

La prostitution comme seul horizon

Serbis, Brillante Mendoza (2008, Philippines)

Le cinéma y est comme un grand paquebot échoué dans une ville grouillante d’un pays en voie de développement (entendez, qui court après les mirages naufrageurs de l’économie capitaliste mondiale et qui se débrouille, se débat dans un fatras de désirs de vie forgés sur des standards inaccessibles et absurdes et qui les font paraître du coup comme fantomatiques, dépassés, dépareillés, usés comme des bois flottés et agités artificiellement par une électricité déconnectée). À l’instar de ces vieux paquebots rouillés que l’on expédie en Inde pour qu’ils soient découpés au chalumeau par une main d’œuvre démunie, au summum de l’exploitation. Le cinéma réalité de Mendoza rejoint la parabole : ce qui incarnait la prospérité de l’industrie du rêve est vidé de sa substance, isolé, tombe en ruine et en lambeaux. Bientôt ce ne sera plus qu’un souvenir matériel, une carcasse architecturale incongrue, mais dont les relents immatériels produits par sa décomposition, s’étant substitué à la spiritualité, continueront à guider les aspirations, les pulsions. Cet état social représente-t-il un passé de notre civilisation ou son futur !? – De l’économie individuelle aux économies collectives, l’alternative est la norme. – Une famille est installée (on pourrait dire « retranchée ») dans ce palais fatigué, mélancolique. Elle y organise sa survie. Comme dans d’autres films asiatiques (dont les titres, pour le moment, m’échappent), c’est à travers l’état du bâtiment que l’on constate le délabrement général de la société et des services qu’elle est censée mettre à disposition de ses citoyens. Les sanitaires, l’eau, tout ça fonctionne en régression. On a l’impression que c’est grâce aux systèmes « D » imaginés par les locataires que ces dispositifs continuent à être utiles. Retour vers le grégaire, le bricolage permanent, la débrouille épuisante : rien ne fonctionne de soi-même, il faut toujours intervenir, mettre la main, faire en sorte que « ça marche ». L’énergie et le temps qu’il faut y passer sont considérables, absorbent une grande part des forces vitales et installent un suspens malsain : si la fatigue prend le dessus, avec le découragement, c’est la bascule dans la misère et la crasse. Il y a quelque chose, dans cette animation constante qui s’exprime dans une électricité nonchalante traversant les choses et les gens, qui relève de l’énergie du désespoir. La foule est certes mélangée, elle charrie des existences déjà à l’abandon, qui suivent le mouvement (à l’instar de l’homme de la foule de Poe), d’autres qui ont échappé aux flots et sont à sec, mais la majorité semble se débattre, chercher à être  plusieurs endroits à la fois, de manière à sauter sur toutes les opportunités pour se faire un peu de tune. Et tout ça dans des actions « dérisoires », des gestes élémentaires, une économie de trois fois rien, presque invisible, portion négligeable de l’économie mondiale. La bande-son informe remarquablement sur la situation des personnages. Il semble qu’il n’y ait plus de séparation entre le dedans et le dehors, les rumeurs de la rue envahissent tout, les murs sont poreux, dans chaque pièce, on entend tout ce qui se passe dehors. Même si le corps se soustrait à l’activité de la rue, se cache derrière des murs, le mental est immergé dans le grouillement urbain, cacophonie, chaosphonie, il est toujours ballotté comme un fétu sur les vagues.  L’intensité varie selon les heures, les moments de la journée ou de la nuit, ça vient et ça se retire, mais jamais totalement, ça bruit toujours. La porosité est impressionnante. Les voleurs à la tire sont poursuivis dans les salles et les escaliers du vieux cinéma. Les chèvres font irruption devant l’écran. Une famille, donc, organise sa survie dans ce vieux cinéma, principalement en projetant des films dans l’une des salles et en proposant une cuisine fast-food. Les films sont, indistinctement, des pornos des années 70. On imagine que ce n’est pas par choix esthétique, mais parce qu’il s’agit d’une catégorie au rabais. Comparée à ce qu’elle est aujourd’hui, la filmographie pornographique est bien innocente, disons désuète,  kitsch et quasi romantique, on laisserait presque les enfants regarder. C’est à l’instar de tout ce qui est arrivé à ce qui devrait donner du sens à une vie : en courant vers la brillance occidentale incarnant la liberté des mœurs (l’industrie pornographie a eu ce message), tout s’efface, s’estompe, révélant la nature de leurre des images poursuivies. Mais ça fait toujours office de vitrine pour le commerce du sexe. Ça continue à énerver les pulsions et exciter les envies. Le vaste cinéma, et ses obscurités incontrôlables, est envahi par les franges marginales d’une prostitution de mieux en mieux enracinée dans le quotidien, dans les repères de la population. Autant la frontière entre l’intimité et le public est floue, autant la séparation entre vie affective « normale » et prostitution devient fragile. La jeune fille de la maison apprend à extérioriser sa beauté et sa provocabilité en copiant le manège du sexe commercialisé, là sous ses yeux. Le gamin joue entre la zone familiale et la zone de prostitution en témoin perspicace (la relation à la scène primitive que la psychanalyse étudie beaucoup s’en trouve fortement modifiée, dans le cadre de la formation de la personnalité). Les adolescents « jouent » avec les prostitués, dans le sens où un acte sexuel sur ce terrain n’aurait aucune valeur, ni sentimentale, ni morale : tout le régime d’engagement de soi dans l’autre vacille. On s’habitue dès lors à côtoyer des êtres sans valeur, à être en commerce avec eux, et, en conséquence, à perdre soi-même de la valeur. Qu’a-t-on encore à gagner par le désir ? Dans cette agitation fragile, la mère et la grand-mère semblent n’être jamais en repos, elles incarnent la recherche d’une stabilité, la volonté d’en sortir. La mère a sans cesse l’œil sur ses enfants, elle monte, elle descend les escaliers, elle voit tout, s’esquinte à entretenir une barrière, une enveloppe protectrice, bien souvent symbolique. La grand-mère maintient la présence de quelques valeurs, entretient l’illusion d’une honorabilité, et elle a bien raison. Sa force tient au fait quelle croit encore en quelque chose qui se situe au niveau de leur condition de vie quotidienne. Elle se bat pour faire reconnaître ses droits de femme bafouée par un mari tirant profit de lois à l’avantage de la caste masculine. Elle avance, dans un environnement complètement exposé à une sorte de retour de la loi de la jungle, avec des repères de justice. Alors que les générations suivantes paraissent de plus en plus déboussolées et s’en accommoder d’une certaine manière. Ça devient leur état ordinaire, référentiel. Ce qu’illustre un des derniers dialogues, banal, sur le trottoir, entre un client en recherches de services homosexuels tarifés. Se vendre, inciter un jeune à se vendre, se normalise du fait qu’au moins, ça permet de gagner sa vie. Quelle vie !? La question ne se pose même plus. Et c’est cette absence de la possibilité même de la question que filme Mendoza, sans complaisance, sans en rajouter, tout reste fluide, poétique, dans le sens où « poétique «  est une manière de penser les choses du monde, notamment en faisant apparaître l’importance de ce que l’on ne voit pas, au jour le jour, pris dans la frénésie de la survie. Cinéma essentiel. (PH) – Brillante Mendoza en Médiathèque – Bientôt disponible : Entretien de Brillante Mendoza avec Philippe Delvosalle. –

 

Gay en forêt vierge

Santiago Otheguy, « La Leon »,Argentine 2007

 fleuve1Le fleuve est le sujet principal. Son mouvement, ses berges, ses méandres, sa musique, sa surface miroir (avec ou sans tain), ses courants d’humeurs, sa profondeur insondable d’où peuvent jaillir l’improbable, l’embryon et l’évolution de n’importe quelle surprise, heureuse ou atroce, attendue ou déviante. Un  réservoir occulte de vies imaginaires. Le rendu de la plasticité du fleuve est remarquable, dans ses changements de volume, ses mouvances, ses vitesses, sa force irrégulière et indomptable. Par exemple, quand la surface se trouble, couverte de très fines poussières végétales, pollens ou autres, et qu’elle se transforme en tapis fluide et soyeux, l’image est plus vraie que nature. On a envie d’y mettre la main. (Digression, comme le bras d’une rivière  : en regardant le film, je me souvenais d’un texte de Genette décrivant à la perfection la vie près d’un fleuve, ce texte me renvoyant à d’anciens épisodes vécus en bord de Meuse ; j’ai retrouvé cet extrait de Genette, à l’article « Péniche », page 326 de « Bardadrac ». Sa relecture ne correspond plus à l’importance du souvenir que j’en avais, mais je reconnais tous les éléments littéraires qui, après lecture, sont bien de nature à imprimer des images fortes, à dégager tout un monde distillé par quelques phrases descriptives…) Santiago Otheguy, pour autant, ne réalise pas un poème sur le fleuve. L’importance de ces aspects esthétiques, je présume, consiste a imprégner le spectateur de cette atmosphère fluviale pour qu’il « sente » combien les personnes qui vivent là, au bord et sur le fleuve et qui en tire leur subsistance, directement ou indirectement, sont habités par lui. Ils ont le fleuve en eux, ils sont animés par l’esprit du fleuve. De cette manière, alors que cette eau est animée d’un mouvement continu, toujours de passage, jamais stagnante, jamais tout à fait semblable, il s’agit bien d’une sorte de huis clos.  L’économie rudimentaire qui fait vivre les petits groupes sociaux installés sur les berges est entièrement dépendante de l’eau (poissons, roseaux, bois, transport fluvial) et tous les personnages sont dès lors en interdépendance. Le fleuve est une sorte de bien commun. On travaille ensemble, on exploite l’eau et la terre ensemble, on est menacé de la même manière par les vagabonds qui prélèvent une partie des ressources premières. Dans un tel isolement naturel, on dépend aussi très fort des autres pour conserver un peu de liens sociaux. Les rapports, même s’ils sont « perdus » dans une immensité vierge, sont très étroits. Tout le monde se connaît, connaît la généalogie de chaque individu. Les travaux sont rudes, les plaisirs sommaires (un peu de foot, bouffe et beuverie communautaire, pêche…) . Cet univers est délicatement montré, vu du fleuve, vu par le fleuve, comme si c’était lui qui recueillait les confidences de chacun, les emportait, temporisait, baignait d’oubli, consolait, menaçait, servait de liant « malgré tout », dispensait la poésie à l’état brut et indispensable…  Au sein de cette communauté plutôt machiste (instinct de survie oblige !!!?) comme un sursis, Alvaro est « à part », il améliore sa subsistance en effectuant des reliures raffinées (plaisir sensuel du livre) pour la bibliothèque de la ville, il est surtout homosexuel (discret). Ce que pressent l’autre personnage « principal », El Turu, et ressent comme une menace. Entre harmonie laborieuse avec la nature et brutalités latentes et expéditives entre hommes. La permanence du fleuve, de cette eau qui chante sans discontinuer, donne l’impression que tout est mouvant, déplace les repères et crée une sorte de territoire hors la loi où chacun, finalement, invente ses règles, s’imaginant caché dans la part d’eaux troubles, brefs tourbillons vite emportés. Belle réalisation personnelle. (PH) – Information et entretien avec le réalisateur. – Disponible en prêt public

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Esthétique (politique) du bidonville

Pedro Costa, « Dans la chambre de Vanda », Portugal,  2000

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Pedro Costa a d’abord réalisé « Ossos », à la régulière, avec une équipe complète, et le film a été très bien accueilli par la critique, par le « milieu » et dans les festivals. Mais le réalisateur reste insatisfait et se demande toujours s’il a fait le bon choix : il a longtemps hésité entre musique et cinéma, très attiré qu’il était par le mouvement punk et surtout Wire, sa référence musicale comme l’est « Straub & Huillet » pour le cinéma. En 1999, il découvre intimement Fontainhas, un bidonville de Lisbonne que la ville entreprend de raser dans le cadre de sa lutte contre la drogue (« tout le monde sera relogé dans de beaux immeubles blancs », qui feront l’objet du film suivant de Costa). Avec la rencontre de ce lieu décalé et des gens qui y vivent, tant bien que mal, mêlant dénuement et imaginaire maladif (l’imaginaire basique comme instinct de survie) il a la révélation de ce qu’il veut vraiment tourner. Coup de foudre pour les gens, la matière, la substance, les agencements, et la dramaturgie marginale exceptionnelle. Du cinéma hors système, sans équipe, sans lourdeur, sans organisation bureaucratique, lui tout seul avec sa caméra numérique. Devenir en quelque sorte, dans l’histoire du cinéma, une exception, un cas à part, le rêve de tous, en quelque sorte : réinventer le cinéma à sa mesure. C’est d’abord l’immersion dans ce quartier qui change son regard, qui lui invente un regard, qui lui (ré)éduque la vision, en faisant connaissance de quelques individus et de leurs agencements biographiques. Doù un renouveau du désir de filmer comme une aventure, comme système pour découvrir et apprendre avec l’autre. Et de plus, sans équipe, sans la lourdeur d’un tournage ordinaire, il va pouvoir filmer à l’instantané, beaucoup plus proche de sa pensée, de ses émotions, et beaucoup plus en interaction avec les acteurs. Chaque plan jaillissant exactement à la manière d’une chanson punk, énergique, suicidaire, secouant des beautés éphémères, des vérités provisoires. Ce que les machines détruisent petit à petit, méticuleusement, c’est un dédale sombre de taudis, un vrai labyrinthe de baraques sordides, et pourtant les habitants se sentent délogés, expulsés, jetés hors de chez eux. Ce n’est pas un film social, il n’y a, à ce propos, jamais aucune ambiguïté, aucun doute. On ne peut, à aucun moment, penser qu’il s’agit d’un documentaire sur la vie des drogués dans un bidonville lisboète. À aucun moment Pedro Costa ne joue à ça (alors qu’avec les frères Dardennes, le doute est permis)…  Le centre du film est une chambre de filles, la chambre romantique des rêves, du repli sur soi, de la poésie intérieure, des intimités, des projections, des frustrations. De la gestation, radieuse ou vénéneuse. On y voit surtout Vanda et sa sœur vautrées, passant leur temps à sniffer et fumer. Enfin, c’est trop léger de le dire ainsi. Parce que cela exige une organisation démente, une économie rigoureuse des gestes pour qu’il y ait toujours quelque chose à « prendre », ne jamais être pris au dépourvu, « sans ». Le soin que l’on consacre ordinairement à faire le ménage est ici employé à gérer la prise de drogues (c’est aussi ce qui tient lieu de cuisine). Et ça tousse, ça crache, ça s’énerve (chaque fois que pointe le manque). Avec désormais très peu de mots et des phrases pleines d’ellipses, de raccourcis impromptus, les filles racontent d’où elles viennent, les potins sur connaissances, les échos de la vie extérieure, l’un ou l’autre en prison, qui a décroché, qui a replongé… Le cinéaste s’attache à suivre ainsi quelques figures toutes liées de près ou de loin à Vanda et sa sœur. Ils passent leur temps à dénicher une maison vide où s’installer, être à l’abri, se shooter, consciencieusement. Les démarches sont raides, hésitantes, traînantes, le langage est ralenti, balbutiant, approximatif, les cerveaux semblent atteints et les corps avoir besoin de prothèses . (On pourrait les décrire comme ces « accidentés » dont parle C. Malabou). La caméra reste dans Fontainhas, on ne voit jamais les combines, les petits commerces qui conduisent les protagonistes dans la ville, pour se faire un peu d’argent. La narration se construit dans ces ruelles borgnes, tordues, fuyantes, dans ces pièces sombres, souvent délabrées, dans ces grabats, on dirait une zone de guérilla urbaine, le temps d’une trêve, et chacun qui ramasse quelques vestiges de sa vie passée, de sa vie normale, et tente de se recréer une tranquillité dans son coin, en s’injectant de quoi se téléporter ailleurs. Les mouvements, les cadrages, les coups d’œil sont nerveux, incisifs, intrusifs,  très à coups de couteaux instinctifs, très décharges punk donc et, en même temps, l’ensemble est somptueux, construit, composé, « de toute beauté », comme la quête d’une beauté maudite, jamais montrée, et qu’il saisit dans une texture d’image profonde qui évoque souvent la peinture (une Renaissance qui aurait volé en éclat). La caméra numérique, mobile, discrète, se faufile, sonde ce chancre urbain et en extrait de surprenantes merveilles. (Alors que la bonne société et les bonnes âmes n’en attendent qu’abominations) Cette beauté des images dans le rendu d’un lieu et de vies sordides est tellement éclatante que ça en devient le sujet principal de tous les commentaires et entretiens sur le film. En partie avec raison parce que Pedro Costa va chercher une beauté inhabituelle, particulière, qui pose question justement, qui n’a rien à voir avec une esthétisation de la pauvreté, de la misère. Par là même il renouvelle le questionnement esthétique. C’est beau parce que, ne nous en déplaise, les débris de la vie, la crasse, les ruines, avec le soleil qui s’infiltre, les couleurs passées, les contrastes d’ombres, les objets au rebus, toutes ces miettes avec lesquelles ils organisent leur vie dans le bidonville, retissent leur cocon, ne sont pas sans intérêt esthétique. Et pourquoi la représentation d’un tel lieu, d’une telle existence devrait en souligner la laideur ? Sans connaître disgrâce semblable aux habitants de Fontainhas, j’ai habité un certain temps dans une maison insalubre, assez dépouillée et sommaire. Ca ne veut pas dire pour autant que tout y était affreux, insupportable, insalubre. Il y avait des pans de murs, des morceaux de plafond, des reflets de vieux carrelage plein de grâce. Et surtout, là où l’on échoue, on se recrée la « beauté » d’un foyer, on regarde les choses comme s’il s’agissait du foyer le plus confortable. On voit ainsi, dans le film, un des personnages passer son temps à ranger et nettoyer une pièce poussiéreuse, sans fenêtres, sans rien, et qui sera bientôt rasée. Pedro Costa filme les gens et les choses comme elles sont, finalement,en choisissant les instants où tout ressemble à un tableau. Il montre aussi comment les habitants des taudis regardent leur cadre de vie, comment ils créent cette sensation de vivre dans des lieux non dépourvus de beauté, de charmes, comment ils entretiennent la croyance d’avoir toujours un toit digne de ce nom (sans ce genre de conviction, comment vivre ?). Ils transfigurent. D’une certaine manière, cette beauté plastique de leur quotidien évite qu’on ne les isole, nous voyeurs, dans un sous-statut, ils ne sont déchus d’aucune valeur humaine, ils sont très proches de nous, restent nos semblables. C’est aussi ce parti pris esthétique (et cet extraordinaire savoir-faire esthétique qui ne tombe jamais dans le cliché, dans le pathétique) qui constitue la possibilité d’une force narrative qui ne se laisse pas piéger par l’obligation de réaliser un inventaire social et moralisant des bas-fonds. Comme le bidonville, le film est un dédale de fils narratifs attachés aux différents destins, des bribes qui circulent en tous sens et qui, bien que souvent atrophiées, « lésionnées », permettent d’entendre la vie sociale dans toute sa complexité, son bourdonnement, le fil des générations, les souvenirs d’enfance, les histoires de familles et d’amitiés, la violence du ghetto, l’émigration et surtout la peur centrale « j’ai trop peur du manque » (ce manque qui a une signification bien matérialisée chimiquement pour les drogués mais qui est aussi ce qui nous angoisse tous)…  En regardant ce genre de film, je me dis que, vraiment, le cinéma peut encore surprendre, ouvrir de nouveaux horizons. Voici un extrait de ce qu’en écrit Jacques Rancières : « Mais cette « esthétisation » signifie justement que le territoire intellectuellement et visuellement banalisé de la misère et de la marge est rendu à sa potentialité de richesse sensible partageable. A l’exaltation par l’artiste des plages colorées et des architectures singulières répond donc strictement son exposition à ce qu’il ne maîtrise pas : l’errance des personnages entre les lieux enfermés de la drogue et le dehors où ils se livrent à divers petits métiers, mais aussi les lenteurs, les approximations, les arrêts e les reprises de la parole par laquelle les jeunes drogués arrachent à la toux et à l’accablement la possibilité de dire et de penser leur propre histoire, de mettre leur vie en examen et d’en reprendre ainsi, si peu que ce soit, possession. La nature morte lumineuse, composée avec une bouteille en plastique et quelques objets de récupérations sur la table en bois blanc d’un squat est ainsi en harmonie avec l’entêtement « esthétique » d’un des squatters nettoyant méticuleusement avec son couteau, malgré les protestations de ses camarades, les taches sur cette table vouées aux dents de la pelleteuse.. Pedro Costa met ainsi en œuvre ne politique de l’esthétique, également éloignée de la vision sociologique pour laquelle la « politique » de l’art signifie l’explication d’une situation –fictionnelle ou réelle- par les conditions sociales, et de la vision éthique qui veut remplacer l’impuissance du regard et de la parole par l’action directe… » (« Les paradoxes de l’art politique » dans « Le spectateur émancipé », La Fabrique) (PH) – Filmographie en prêt public (« Dans la chambre de Vanda » n’est pas encore distribué en Belgique!)

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Filmer les interstices, hors système

Boris Lehman, « rendez-vous P44 », vendredi 10 avril 09

borisRecevant l’invitation d’assister à une rencontre avec Boris Lehman, à l’occasion de l’arrivée de ses DVD à la Médiathèque, voici ce que nous écrivait un membre de notre association : « Non je ne viendrai pas écouter Boris Lehman ce vendredi car j’ai déjà 
une fois perdu mon temps à regarder quelques-uns de ces films, à côté 
desquels la vidéo de vacances de mon voisin à la Costa Brava en 8mm 
gonflé est un palpitant thriller. Je trouve ça ahurissant que la 
Communauté française sponsorise ce genre de travail, sous prétexte que 
l’artiste amène des pseudo-réflexions sous couvert, je présume, de 
quelconques justifications philosophico-psychanalytico-hermétiques. Je 
ne vois pas l’utilité pour la Mediathèque de soutenir ce genre d’artiste 
qui posent de soi-disant questions qui n’intéressent qu’une poignées 
d’intellectuels en manque de prise de têtes prétentieuses, illusoires et 
futiles. Non, je n’irai pas et je ne louerai aucun des dvd’s de ce 
monsieur, je préfère encore regarder l’écran de la caméra de 
vidéo-surveillance du parking du Colruyt de Jette. » Je jugeai le message passablement marrant (peut-être par faiblesse), son auteur, dune certaine manière, parlait en connaissance de cause (il a regardé plusieurs films) et il est vrai, d’autre part, que moi-même suis loin de considérer de manière constante le cinéma de Boris Lehman comme une référence à aimer, une valeur sûre. Ceci dit le message contient aussi son lot de bêtises (conservatrices/réactionnaires) sur l’argent, le soutien à apporter à ce genre d’artiste… Enfin, difficile de reprocher à ce monsieur de ne pas nous rejoindre, d’autant plus qu’il prend la peine de s’exprimer! Par contre, quelques heures plus tard, après avoir vécu cette rencontre avec Boris Lehman, j’ai plutôt la conviction que ce monsieur a peut-être raté quelque chose, quelque chose de fondamental en matière de « se cultiver », de « se soigner et soigner les autres par l’art » : s’exposer à une remise en cause constructive, inattendue, « magique ». Quelque chose d’important, du moins, et qu’il est bien dans le rôle des médiathèques (et autres institutions) de chercher à provoquer. J’ai abordé la rencontre sous un angle un peu sceptique, content d’être en partie à l’origine de ce rdv, assuré que c’est une chose à faire et en même temps pas certain que cela puisse apporter quelque chose, le réalisateur étant déjà tellement dans ses films où il s’exprime déjà abondamment sur sa relation particulière à l’image, au cinéma. Que je doute qu’il puisse formuler des propos pas encore entendus, connus… Je dois dire que dès que Boris Lehman paraît, quelque chose se passe, de pas prévu, d’imprévisible. Il arrive comme une ombre, léger, silencieux, fragile et malicieux, avec un certain flottement : à l’aise dans son personnage et en même temps inquiet, « comment je passe, dans toutes ces caméras qui me fixent, comment je suis projeté dans ces petits cinémas intérieurs, les petits écrans mentaux de chaque membre du public qui me fixe, me fragmente… » ? C’est imperceptible, difficile à identifier mais sa présence physique apporte une autre dimension aux images et perception que l’on peut avoir de ses films. (C’est l’expérience que j’en fais et j’imagine qu’elle doit aussi se produire chez d’autres). Il évoquera d’ailleurs que ses films sont rarement montrés dans le circuit ordinaire des salles, ils sont projetés dans des contextes plus proches de l’artisanat où il amène lui-même les bobines, s’implique dans la projection, est présent dans la salle et a donc, forcément, un contact avec son public, est disponible. Rien qu’avec cette description, on est proche d’une démarche que l’on peut qualifier de « performance », pour utiliser un terme de l’art plastique et comme il dira lui-même plus tard, à propos de l’implication de sa personne dans ses films : « c’est en quelque sorte ma part de body art » ! Et si les films ne sortent pas dans le circuit ordinaire, selon le rythme du temps imposé par le marché, c’est qu’ils sont réalisés selon une autre conception temporelle : Babel dure six heures et a été construit durant 10 ans, dix années durant lesquelles il a mis en chantier d’autres films, capté en images d’autres scènes, d’autres fictions instantanées du réel, retravaillé des films, monté, coupé, regardé, modifié… selon un processus performatif sans interruption qui atteste du « comment se fabrique le cinéma ». Une masse de pellicules qui s’accumulent, ouvrent des ramifications, des connexions, engendrent d’autres fils narratifs, explorent d’autres correspondances (ce terme que Lehman semble affectionner particulièrement, terme baudelairien par excellence, qui le rapproche d’une pratique poétique : « je suis proche du poète, d’un cinéaste-poéte »…) Patrick Leboutte prononcera une introduction brillante, un exercice de louange dynamique et sans servilité aucune, plutôt du genre à ouvrir les horizons et susciter le débat, contenant tout ce qui, à propos du cinéma de Boris Lehman, est susceptible de provoquer, de pousser certains idées conservatrices du cinéma dans leurs retranchements (et donc les arguments du mail de notre usager qui reprend finalement les attaques ordinaires contre l’art moderne : « ça ne veut rien dire, mes enfants peuvent en faire autant, ou n’importe quelle caméra qui tourne machinalement, tiens, une caméra d surveillance). Sur un sujet qu’il connaît bien, 25 ans d’amitié, comme un saxophoniste qui connecte son souffle à l’anche de l’instrument, il attaque de manière à évacuer toute tiédeur, toute tentative consensuelle qui tue l’espace critique et place d’emblée la question au plus haut niveau d’exigence, ouf, ça fait du bien, ça aère : « si vous devez conseiller un gamin qui veut savoir ce qu’est le cinéma, le cinéma par excellence, vous pouvez lui dire de regarder tous les films de Boris Lehman, de commencer par ça, parce qu’il y rencontrera toute l’histoire du cinéma, il a tout fait, des films d’aventure, des westerns, des films en costume, des films pédagogiques (en regardant Adrienne, j’ai appris à bien dresser une table et à mieux nager la brasse), des films à suspens, qui font peur (comme ce film sur son voyage en Mexique où il filme tous les préliminaires, toutes les mises en garde, « n’y va pas, c’est dangereux », on ne verra quasiment rien du voyage proprement dit, mais on aura eu peur, et on « aura vu autre chose », cet autre chose à montrer, justement, ça s’appelle peut-être le cinéma), il a fait des films comiques mais aussi des films chiants… Vous me direz que si j’ai vu tout ça, on n’a peut-être pas regardé les mêmes films ? Bien entendu, Boris Lehman n’a pas tourné un western complet comme Ford, mais cinq ou six plans suffisent, tous les éléments du western y sont, on s’y croit, et ça permet de s’interroger sur l’essence du western, de revisiter ce genre ; il a ainsi revisité Abyss, la traversée du Styx… ce n’est pas plus de trois minutes de science-fiction, il n’a pas les moyens de tourner plus, mais là aussi, on y a cru… Et ainsi, en construisant une œuvre ouverte, il travaille toute l’histoire du cinéma, en lien avec sa vie de tous les jours, et les relations que le cinéma tisse entre lui et les autres. Les mots qui servent le mieux à caractériser le cinéma sont aussi les mots qui permettent le mieux de saisir ce qui se passe dans les films dans Lehman : le jeu, la croyance… Avec Boris Lehman on peut appréhender ce que signifie non pas faire du cinéma, mais « être en cinéma », comme on parle de vocation et dès qu’il tourne c’est toujours de l’ordre de la première fois. De la surprise. La vie, comme le montre son approche du mythe de Babel, relève de la dispersion, de la fragmentation et son projet est de filmer assez de matières de vie pour couper, monter, remonter, raccommoder, suturer, donner une vision d’ensemble. Tentative. Ne pas oublier qu’il tourne quasiment seul, hors système, juste un caméraman, sans équipe, tout seul face à l’immensité de la tâche avec l’humilité des moyens. Donc, pour débuter une approche du cinéma, c’est idéal tout y est montré avec en sus la manière de réaliser, de faire, avec les interstices, le jeu, comme on dit qu’il y a du jeu entre les pièces d’un mobile, l’assaut entre les parties, les morceaux, les chocs, l’espace, l’espace pour le spectateur…» Ces propos stimulants, entrecoupés de déclarations hésitantes de Lehman, beaucoup plus hésitant que prévu, seront illustrés d’une longue séquence de Babel et d’un court métrage « La dernière (s)cène » (idéal, un Vendredi Saint !). La présence de l’auteur, les propos, l’attention de la salle font que je regarde aussi autrement les images, le montage image, texte, paroles… Il y aura un bel échange sur la « mise en jeu » et la « mise en je » sans que ça tombe dans la justification « philosophico-psycanalitico-hermétique », mais simplement la mise à plat d’une manière de vivre le cinéma : « méthode de travail, philosophie de vie, les deux évidemment, j’avoue que les relations entre vie privée et vie publique sont un peu floues chez moi, surtout avec le temps… » Patrick Leboutte souligne aussi que, durant les 10 années que dure le tournage de Babel, Lehman est toujours habillé de la même manière, qu’il crée ainsi un véritable personnage cinématographique, comme Chaplin, comme Tati et que c’est aussi un procédé qui permet de supporter sur le long terme les effets de la surexposition de soi dans un processus permanent de création cinématographique. Un beau rendez-vous, bien applaudi, qui donne du sens à l’introduction des films de Boris Lehman dans les collections de la Médiathèque, qui devrait donner envie de retrouver la curiosité pour l’épopée cinématographique dans ce qu’elle peut avoir de naïve, primitive, pionnière…Si vous empruntez les DVD de Lehman pour organiser une projection chez vous, invitez le à assister… ! (PH) – Le site de Boris LehmanFilmographie de Boris Lehman disponible en prêt publicTexte de La Sélec 3 sur Boris Lehman – le blog44

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Drôles d’oiseaux mages

Le chant des oiseaux, Albert Serra, 2007

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C’est un film en noir et blanc, parfois plutôt tout noir ou plutôt tout blanc, et qui joue sur ces traversées sans contours où décors et personnages s’indistinctent, engloutis ensemble dans les ténèbres ou soulevés d’un même éblouissement révélateur,  où tant le scénario que le montage se délitent, font dans l’éclipse, se désertifient. La narration, plusieurs fois, rompt le fil, dévisse dans l’abstrait. Elle quitte son orbite dans laquelle pourtant une tradition millénaire l’avait inscrite car, l’histoire, le prétexte, on la connaît archi bien, il n’est même plus nécessaire qu’on nous la raconte ,c’est celle des Rois mages. Tellement plus besoin que le réalisateur en retire les os et les articulations, d’une certaine manière, et qu’elle continue quand même à fonctionner dans sa superbe indigence. (Comme si dans la blague « tiens toi au plafond je retire l’échelle », et bien, le mec sur l’échelle ne tombait pas une fois l’échelle partie. Comme les poulets au cou tranché qui s’encourent plein d’espoir.) Le travail sur les ombres et les lumières est plein de caractère, pas somptueux non, ce n’est pas le mot, le résultat n’est pas « lisse », au contraire, sophistiqué certes, mais plutôt austère, viral. Dans le sens où y a là un principe même de narration, lumières et ombres émanant des corps, du sable, des rochers, des arbres, en alternance, comme un fluide dialectique qui serait la narration même, principe narratif contagieux qui attaque, détrousse, désoriente toutes nos représentations bien apprises  de cette scène biblique. Plus que dans ce que fond les personnages et ce que montre leur évolution erratique, et pourtant téléguidée, c’est dans les flux du noir et blanc qu’il y a une trame, un suspens, des surprises, des accidents, une syntaxe imprévisible, désarmée,désarmante… Ce qui m’intéresse le plus, en deux temps ! Premier temps: malgré ses airs d’OVNI, de défi cinématographique, d’esthétique délibérément radicale et bien conduite, après un certain temps, quand il est clair qu’il ne va rien se passer, qu’il n’y a rien à attendre (même si, pour maintenir son intérêt, on peut projeter de petites suspens, du genre : « verra-t-on Jésus ? »), je m’interroge sur la réussite de l’entreprise. Avec un retour vers un questionnement basique dès qu’il s’agit d’une réalisation hors normes : comment juger de sa pertinence, vu qu’il y a peu de comparaison possible (Cfr. Arthur Danto) !? Ensuite, je serai honnête, je ne suis pas épargné par des points d’ennui (mais comme je dis régulièrement aux jeunes –et il faut le leur dire-, il est normal de s’ennuyer). Deuxième temps : plusieurs jours après, quand des bouts du film se reconstituent dans la mémoire, ça explose, ça irradie, attention chef d’œuvre, merveille enchantée, les Rois Mages de pacotille illuminent le cerveau, l’embrasent, images rapides d’un spectacle exceptionnel !  Les Rois Mages, en fait, sont trois acteurs amateurs, des paysans, affublés de déguisements approximatifs, couronnes jouets, qui errent dans l’immensité de la nature. Ils marchent, titubent. Dans un sens puis l’autre. Contournent ou escaladent les obstacles. Les déambulations ont quelque chose de primitif et d’abstrait à la fois. Les premiers mots qu’ils échangent –et qui sont attendus comme le début de quelque chose qui manquerait- sont à peine audibles, comme les syllabes d’une langue inconnue, oubliée. On dirait un monologue intérieur à trois. (Si ça peut donner une idée !) Puis il y a diverses considérations ébauchées, sur la direction à prendre, sur l’art d’être bien couché à trois sur un matelas improvisé de branches et d’herbe, et enfin, quand même, des interventions qui raccrochent au texte canonique de la légende « là, l’étoile », nous ne la voyons pas et d’ailleurs la nuit semble bien brumeuse, et soudain ils semblent avancer de façon plus déterminée.  Pourtant, malgré la rareté du langage parlé, c’est un film littéraire : il se reconstitue dans tout son éclat quand on se le raconte avec des mots, quand le cerveau tente de se l’approprier en organisant une phrase ou deux censées clarifier ce que j’ai vu sur l’écran, ce que j’ai ressenti. La syntaxe s’organise avec des matériaux, des références qui ne sont pas que cinématographique. Ce sont des Rois Mages très beckettiens. Ils accomplissent leur destin spécifique dans la marge, de façon décentrée, sans rien de « remarquable », presque à l’aveuglette. Alors que, dans notre culture, ce qu’ils cherchent à célébrer est l’origine d’un grand récit fondamental et qu’ils marchent dans les traces d’un événement central, constitutif de notre histoire, le film réussit la prouesse d’effacer toute surdétermination et de montrer « comment ça se passe » avant que l’Histoire ne s’empare pas des faits. Ils sont, certes, bien « poussés » par une inspiration divine, il y a bien là une sorte de « messager », un ange dont le statut n’est pas très affirmé par le dispositif filmique, d’une identité elle aussi approximative (vous y croyez ou non) et ils ont, du reste, des rêves cocasses qui les persuadent d’avoir correspondance avec des anges, avec d’autres réalités, mais sans plus, pas plus que n’importe quel autre quidam « dérangé » par d’autres obsessions oniriques ou interférences de discours. Ils sont d’un temps où les séparations entre réalité et imaginaire ne sont pas encore très étanches, de même qu’ils semblent faire corps avec la nature hostile ou non qu’ils traversent, où ils dorment, mangent, piétinent, trébuchent, il n’y a pas encore de barrière tranchée entre l’humain et son environnement. Ce que contribuera à « régler » l’avènement de la religion. Il y a Jésus quand même. Enfin, après avoir bien tourné en rond, histoire de montrer que ce genre d’histoire es en elle-même une sorte de labyrinthe, comme toute pensée et représentation des commencements, ils aboutissent bien à une sorte d’étable en plein désert, et il y a Marie et Joseph et la présence d’un nouveau né (à peine entraperçu, il n’est pas la vedette), écrasés de chaleur, de pauvreté. Ils peuvent  enfin se soulager, « adorer » la mère et l’enfant, faire allégeance et déposer des présents symboliques, se reposer. Il sera fait mention d’un avertissement reçu en songe et enjoignant les parents de fuir en Egypte. Marie et Joseph ne semblent pas en transe, ils reçoivent les hommages des visiteurs incongrus comme n’importe quels parents à la maternité, sous le choc magique d’avoir donné la vie. Tout ça un peu dans l’indifférence. Il règne une étrange torpeur, une attente sans queue ni tête, enfin rien n’est présenté comme le début d’une épopée messianique. Puis, ils repartent, comme ils sont venus, les rois, « ouf, on ne reviendra plus, c’est trop loin ». Ils redeviennent plus loquaces, bonhommes, comme revenant à leur première nature, en retrouvant les forêts du nord, « on commençait à en avoir marre de tout ce sable ». Leurs fausses couronnes, leurs loques et fourrures leur donnent une subtile majesté. Il sortent du champ. Grains de sables bouffons perdus dans l’immensité de la terre, de l’eau et du ciel, indistincts dans le même noir et blanc, celui de la grande matrice à images originelles. L’Histoire peut commencer, transformer et transcender l’événement comme elle veut, la vraie vie se poursuit ailleurs, à la traîne de rois branquignols, superbes dans leur genre, sans royaume. C’est bien avec ce genre de récit que le cinéma doit continuer à être un cinéma-pensée et alimenter, renouveler notre imaginaire en le questionnant, en le déroutant. (comme l’ont toujours fait Straub et Huillet)  (PH) – La critique dans Le Monde –  Quelques photos du film – Entretien avec le réalisateur – Extrait sur Youtube –

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Deneuve godiche au Liban

« Je veux voir », Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, avec Catherine Deneuve, Rabih Mroué, 2007.

 Profitant du « Week-end Diagonale » (tarif réduit dans une série de salles « cinéma d’auteurs » dont le Plaza Art à Mons), j’ai pu visionner « Je veux voir » en avant-première. À la frontière de la fiction et du documentaire, frontière à surveiller dans l’évolution actuelle du cinéma, l’utilisation d’éléments documentaires pouvant judicieusement stimuler de nouvelles formes ou servir des visées racoleuses pour cinéastes en mal de scénarios, d’inventions, de « capacité à fictionner ». En l’occurrence, le mélange des genres capote lamentablement et débouche sur du n’importe quoi. Rappelons l’argument. Une star du cinéma (Catherine Deneuve) se trouve au Liban pour quelque gala scintillant. Étant donné l’histoire et l’actualité de la région, elle entend ne pas mariner uniquement dans le strass et exige de « voir l’état réel du pays ». Malgré les avertissements (« c’est dangereux, les paramètres incontrôlables sont trop nombreux »), elle impose sa volonté. Ça se passe en préliminaire, en dialogue informel, un peu mou. Et puis voilà, on lui organise son caprice, une excursion d’une journée, vers le Sud. Elle est véhiculée par un acteur libanais parlant français. Garde du corps, équipe de tournage précède leur bagnole. Le cadrage sur le pare-brise de l’automobile transportant la vedette sera utilisé abusivement. Les gros plans sur le visage de Catherine Deneuve seront exploités jusqu’à déranger, jusqu’à la nausée. On la verra plus que le Liban, je pense. Sans doute parce que nous sommes censés voir à travers son regard ? Un regard qui symboliserait (selon les «idées » que je glane sur Internet) un engagement militant pacifique, une volonté de poser un regard « attentif et sans jugement ». En fait d’attention, oui, on constatera une impassibilité qui peut faire illusion et pour ce qui est du « sans jugement », c’est tellement bien joué que cela frôle l’inexpressivité la plus catatonique. L’icône du cinéma cohabite des heures avec un Libanais et son désir tellement impérieux de voir, de constater la réalité que ne montrent pas les médias, ne lui fait poser, pratiquement que deux questions : « ça vous dérange si je fume ? » et « on ne devrait pas mettre notre ceinture de sécurité ». Non, mais, c’est subtil, c’est pour montrer que ces petits riens qui norment notre vie de tous les jours, pffft, ça ne tient plus dans un pays éclaté par la guerre. À part ça, rien, nada. Silence. Elle s’endort même, pour dire que ça la passionne. Peut-être est-ce une part de « fiction » demandée par les réalisateurs ? À moins que ce ne soit, au contraire, un excès de réel sur l’air de « l’émotion, ça tue » ? J’ai cru un moment, après coup, à un concept audacieux ; promener une star amortie dans les ruines de l’après-guerre pour symboliser l’indifférence, voire l’incapacité à comprendre la réalité du monde dans le chef de la société du spectacle. Mais non, à parcourir les blogs ou autres articles, il n’y avait rien de conceptuel. La volonté était bien de montrer quelqu’un s’intéressant librement, de façon désintéressée, à la situation libanaise, permettant ainsi de poser un constat différent, dégagé, incontestable. Librement, sans doute, mais sans trop creuser la liberté ; aucune velléité d’entamer un dialogue avec des vrais gens, des habitants (sans doute pour garder le regard vide de jugement ?)… C’est vraiment inimaginable. Et quand je lis dans le prospectus du cinéma : « véritable choc esthétique à la puissante mélancolie qui n’est pas sans évoquer le « Hiroshima mon amour »… », il y a de quoi hurler ! Le texte n’est pas signé, c’est probablement un copié collé publicitaire. Du marketing, pas de la critique de cinéma, rassurons-nous. À certain moment, quand même, la caméra se fatigue du masque d’ennui deneuviesque et montre le pays, village en ruine, paysage de montagne, site de traitement des immeubles démolis, en bord de mer. Alors, oui, quand même, on voit quelque chose. Mais si « elle » circulait en vrai dans ce « décor » comment pouvait-elle aussi muette, calme (limite amortie), insensible ? Nouvelle forme de militantisme, nouvelle manière de personnaliser son engagement ? (Tiré d’un blog « actualité du Liban »). En tout cas, il paraît qu’à Cannes ça vaut « standing ovation ». Bande annonce du film (avec ce passage où l’acteur libanais cite un extrait de « Belle du jour », tiens, ça réveille un peu Catherine Deneuve.)

Des ordres amoureux qui se perdent

« Le premier venu », Jacques Doillon, 2008, avec Gérarld Thomassin, Clémentine Beaugrand, Guillaume Saurrell…

Il en a fallu des mois pour que le nouveau film de Doillon soit montré en salle en Belgique ! Même si la presse a semblé presque unanime pour déclarer le plaisir de retrouver ce réalisateur « franc-tireur » dans une nouvelle réalisation. C’est un film difficile à raconter : l’écheveau des sentiments (ou leur absence tout aussi tenace) entre les personnages n’est pas simple à démêler. Si on y arrive et que l’on restitue le résultat, ça peut ressembler un fait-divers un peu décalé. Mais tout est dans la pelote, dans le non-démêlé. C’est ça que Doillon, il me semble, tente de filmer. À l’intérieur de la pelote. Là où les sentiments s’embrouillent, s’enroulent sur eux-mêmes, s’enferrent, saoulent de parole et donnent leur langue au chat, déroulent leur mèche inextricable et y boutent le feu. La part explosive et incompréhensible des sentiments. Le film est très moderne (actuel) dans le sens où il ne s’agit pas d’une variation de plus sur le « désordre amoureux », comme quelque chose d’intemporel dont on chercherait à saisir la réalité dans une nouvelle génération, mais plutôt de la rencontre et superposition conflictuelle entre ce désordre amoureux et quelque chose de plus violent, symétrique, l’ordre du désamour. Cet ordre du désamour à prendre comme symptôme d’un monde en perte de repères, une impuissance à « coller » avec les vrais sentiments dans une société où l’avenir est loin d’être radieux, où le désir, le soin à se donner pour devenir adulte dans ses émotions ainsi que tout ce qui permet l’émergence de l’amour comme accomplissement sont déboussolés par toutes sortes de mirages et détournements de sens opérés par les industries culturelles. L’ordre du désamour, c’est une sorte de coup de foudre stérile, c’est un désordre paradoxal, une impuissance, une volonté d’organiser le désordre en un simulacre. Le catalyseur est une jeune fille plus ou moins en cavale qui a le besoin urgent de régler ses comptes avec ses désirs et son besoin d’amour. Il y a là un passif qui fait mal. Ça ne peut plus attendre. Ça peut exploser d’un moment à l’autre. Et ça se règle avec les premiers venus. Il n’est plus question d’attendre quel que « signe » que ce soit. Les premiers qui passent feront l’affaire : il suffit d’ouvrir le dialogue, d’entamer le procès du désir, de l’amour, ils sont du sexe opposé, ça suffit, ils sont témoins à charge, une fois impliqués dans le dialogue de type amoureux, ils sont pris dans une possibilité d’amour, acteur malgré eux, ils ne s’échapperont plus. Ça tombe bien, ils sont en manque, les deux premiers. Il en faut au moins deux pour les confrontations, aiguiser le choix, alimenter la dialectique du désir. L’un est plutôt franchement délinquant, l’autre est carrément flic. Le désordre, l’ordre.  Au début, il n’y a que du verbe, la fille sème le désordre en cherchant à imposer sa loi, plutôt à comprendre ce qu’elle veut. Pas vraiment une allumeuse, c’est autre chose. Il y a un tourment, une solitude poignante dans la manipulation de la rhétorique amoureuse (comment on en sort ?). Avec le délinquant, il y a cette sorte d’attirance de la bourgeoise cultivée pour le voyou, et pour le voyou une sorte de désir qu’il ne comprend pas complètement. Ça passe trop par les mots, c’est compliqué et ça énerve. Il y a beaucoup d’énervement dans le film (et dans la salle de projection aussi). Ce prodigieux énervement dû à l’inadéquation des mots pour permettre de se trouver (se comprendre), une sorte d’analphabétisation du désir remplacé par des pulsions qui tournent en rond, foncent dans des cul-de-sac, ça génère toutes sortes de dérapages. Faux départs, fantasmes de nouvelle vie, braquage, séquestration, coups et blessures. Il y a beaucoup espaces clos d’enfermement transitoires, le transit comme moment de fragilisation, où n’étant pas dans ses meubles, toutes les questions d’identité sont plus fluides, fluctuantes, chambre d’hôtel, maison du père où l’on ne fait que passer, maison où l’on ne rend que visite, maison à vendre, maison braquée, refuge traditionnel de chasse où l’on tire les canards… Les extérieurs aussi sont filmés bornés, un peu vides, sans propositions, des lieux où l’on ne sait pas faire grand chose. Les personnages sont souvent poussés vers la nature, la mer, les bords de la Somme, (on est entre Saint-Valéry et Le Crotoy et l’atmosphère de balnéaire nordique, lumineux est superbement saisie), ils sont rejetés vers ce décor magnifique, dépouillé, ce grand espace qui stimule la parole et en favorise la dispersion dans le vent. On y communie de façon grégaire (non dépourvue de poésie brute) avec le large, à défaut de le trouver en soi et dans l’autre. C’est un film nerveux sur un mal étrange, la disparition progressive du désordre amoureux, remplacé par d’autres (dé)sordres à étudier. On ne comprend pas tout, les mots sont mal mâchés. Les acteurs sont impeccables, de vraies personnalités complexes, avec une épaisseur de réel incroyable. Dans les regards, les sourires, les plis du front et de la bouche, passent l’effroi, le vide, la haine, l’appel au secours, l’amour éperdu, brut de décoffrage comme autant de nouvelles parures que l’on essaie en demandant à l’autre « ça me va ? », ce kaléidoscope des sentiments fouettés par l’air marin et la misère symbolique (un héritage de la pauvreté économique incarné par le destin de ces deux jeunes grandis dans des milieux et une région pas florissante) est joué et filmé (direction d’acteurs, cadrages…) de façon exemplaire. Un vrai style.