The Limits of Control, Jim Jarmusch, 2009
C’est un film de genre consciencieusement détourné, vidé, plutôt subverti. Un objet étrange, entre deux. Que l’on peut soupçonner d’être un ratage ou un coup de génie. Un peu comme si un film présentait tous les dehors esthétiques et clichés du genre pornographique mais sans jamais rien montrer de sexuellement explicite. On lit alors deux textes simultanés : un qui conduit à reconnaître la présence d’un genre connu, homologué, un autre qui en nie la manifestation pelliculaire. Perturbation. Le cinéma de Jarmusch perturbe la relation au cinéma, le questionne, il en tire fraîcheur et naïveté qui font mouche. C’est film dès lors sans genre, non genre, a-genre. Même si ça début comme un début d’action, la mise en place des images dans un lieu de transit, un flux d’échanges et de vies qui se croisent, dans un aéroport, où il est facile de changer d’identité, se confondre, bifurquer, aller ailleurs, fausser compagnie au voyage préétabli. Parmi les premiers gestes filmés, des vêtements que l’on enfile pour endosser la peau d’un personnage, les éléments d’une transaction de type préparation d’un sabotage international entre personnes qui ne se connaissent pas, anonymes et pourtant liés par une même cause, une mission codée confiée à l’un des personnages, le héro. Ca démarre avec des fragments narratifs qui correspondent grosso modo à l’entrée en matière d’un policier, un film d’action et suspens. Mais le rythme est d’emblée étouffé, en tout cas tenu en laisse. Après l’introduction, aucune accélération, « ça ne démarre pas », l’enchaînement des faits reste limpide, banale. Délibérément. Le réalisateur ne veut pas se faire imposer un rythme par des conventions de genre. Ce n’est pas un film dont la respiration va happer le spectateur, lui faire oublier le temps qui passe, le dispenser de penser. Jarmush freine voluptueusement, regarde autour de l’action, ailleurs, comme il évacue très vite, dans les scènes inaugurales, les deux trois éléments qui contribuent, ordinairement, à « mettre du sel » et speeder écran et images : le sexe, le flingue, la violence. Alors que ce genre de baroudeur envoyé en mission – certainement en enfer -, travaille traditionnellement sa masse musculaire – boxe, altères, coups et dextérité aux armes -, ici, l’agent mystérieux joué par Isaach De Bankolé cultive la force antérieure, les gestes souples et lents, le taïchi et le vide plutôt que l’assaut et le punching ball. Surtout le silence, le commando est muet comme une carpe, il ne risque pas de trahir quoi que ce soit de l’objectif qu’il doit atteindre et qu’il s’efforce d’intérioriser, de se mettre en parfaite adéquation avec la cible désignée (comme les archers zen qui font corps mentalement avec le centre de la cible avant de décocher la flèche qui trouvera d’elle-même le bon chemin). Son périple se dessine en Espagne et il ne parle pas l’espagnol. Il avance de rendez-vous en rendez-vous où des émissaires lui apportent des informations chiffrées sur la suite de son périple. Un petit papier blanc plié garni d’une équation mystérieuse qu’une fois mémorisée il avale, arrosé de café noir bien serré. On s’attend à ce que ces points de contact avec les indics déclenchent le suspens, le fil narratif d’un compte à rebours captivant ? Jarmush désamorce méthodiquement cette attente. Par un répétitif de situation, un peu absurde et rituel qui détourne l’attention. Par la qualité poétique de la mise en scène, l’attention portée aux lieux, aux atmosphères des ruelles, aux couleurs et lumières, au pittoresque des terrasses de bistrots. L’identité des endroits filmés est importante, ce ne sont pas des décors destinés à être rapidement traversés par une action aux cascades trépidantes. Ce ne sont pas des décors. La diversité des signes culturelles qui les composent, histoire ancienne, héritage ancien, marques récentes, modernités, pauvreté, instabilité, est soulignée. Il y a un coup d’œil authentique sur Madrid, sur Séville… Le personnage s’en imprègne religieusement. Il regarde. Au lieu d’un film d’action, c’est une fable qui se construit tandis que le ciel est régulièrement traversé par un grand hélicoptère noir, prédateur qui règne sur la terre en maîtrisant les airs.
Les émissaires qui prennent place à la table de l’agent secret Isaach De Bankolé n’ont rien de bandits, de terroristes ou d’activistes d’une quelconque lutte armée. Ce sont des personnalités inoffensives, des fantaisistes, des citoyens au profil artiste, bohème, en tout cas plutôt des rêveurs, des militants d’utopies, qui lui parlent de musique, de science, d’art, d’histoire, ces sciences humaines qui flattent l’imaginaire, entretiennent les facultés d’interprétation du monde… Une sorte de filière humaniste, une chaîne des Lumières contre l’occultisme du pouvoir, l’hélicoptère unique noir. Les éléments qui lui permettent de s’orienter dans sa mission sont enveloppés de culture, de connaissances. Il écoute, il assimile. A chaque étape, on dirait que ce champion ingère un peu plus de détermination culturelle à aller au terme de son contrat. Il ne fréquente donc ni les stands de tir ni les bars à putes mais le Musée Reina Sofia de Madrid. En connaisseur, chaque fois pour contempler – absorber – une œuvre précise. Comme si cette image unique créée par un artiste lui livrait des indices fondamentaux. Hein, du genre, « allez voir ce tableau et vous connaîtrez votre destination suivante ». Pas du tout. Ces œuvres, inspirées du contexte et paysage qu’il traverse stimule son imagination, il les contemple pour elles-mêmes, les indices, une fois de plus, sont autant intérieurs qu’extérieurs. Il s’y ressource. Cette relation à l’art aiguise sa capacité à embrasser la complexité du réel, à le pénétrer par le biais des représentations, dans cette distance où l’imagination invente et interprète le monde et offre ainsi la possibilité de « prendre prise », d’agir sur le réel sans pour autant l’assujettir. Si le héros semble poursuivre un voyage personnel solitaire, isolé dans ses méditations et problématiques singulières, c’est qu’il personnifie la force intérieure de toute la créativité humaniste, cette concentration poétique désintéressée qui se soucie de l’avenir d’un monde partagé à égalité entre toutes les espèces vivantes, sorte de croisé mobilisé contre les forces étroites qui entendent confisquer le vivant à leur profit. Si cet ange exterminateur pacifiste n’exprime aucun désir ordinaire, que ce soit pour la chair ou la bonne chère et la boisson, c’est qu’il incarne (selon le mode naïf de la fable, auréolé dans le film d’un second degré doucement souriant) le désir transcendé de l’art, de la culture, de la science, ce désir hérité des Lumières.
Au moment décisif, l’instant du feu d’artifice où, en général, le héros est à pied d’œuvre pour son épreuve finale et son apothéose guerrière – prouver sa capacité par la ruse et la force à déjouer toutes les forces du mal et les anéantir -, le voici bien scrutant un inexpugnable bunker comme il scrutait au musée une toile ou une photo avec la volonté d’ne percer le mystère de la création (comment ça fonctionne). C’est ici que le grand hélicoptère vient se poser, amène et emporte les personnages qui survolent le monde sans s’y mêler. Le bâtiment stratégique est gardé par une horde infatigable de gardes cagoulés et armés jusqu’aux dents dont les rondes ne laissent jamais tranquille le moindre coin d’ombre. Pas d’angle mort. Comment notre héros va-t-il accomplir son destin, pénétrer ce nid de méchants, avec une simple corde d’acier de guitare légendaire, enroulée autour de son poignet !? C’est sans doute ici que l’on va voir l’utilité de son savoir-faire « oriental », sa souplesse, sa ruse animale, son intelligence occulte capable de mystifier des armées !? Là où le cinéma, en pareille circonstance, place des déluges de forces destructrices, un cirque de corps qui explosent dans tous les sens, un raz de marée d’effets spéciaux pour un massacre gigantesque se posant comme l’essence même du cinéma (si on construit d’énormes multiplex, c’est bien pour vous en foutre plein la vue de cette manière), on ne verra rien. Tour de passe-passe et occultisme. Le cinéma embrouille l’œil, oblige à regarder ailleurs, autre chose, autrement. Jarmush préfère les pirouettes cinématographiques, le trois fois rien magique. La poudre de perlimpinpin qui désarçonne, déçoit et interpelle. Le soufflé qui se dégonfle et instille une critique jubilatoire à l’égard des attentes formatées : ah ah, vous aviez bien envie d’en avoir plein la vue, plein d’esbroufe, vous en avez le besoin ! Mais le héros s’introduit là où il doit aller grâce à son imagination. Il y aura un bref dialogue –enfin le héros parle, dit quelque chose, livre une sentence lapidaire – avec un des puissants du monde, tenant de la pensée unique. Et c’est bien en tant que tel qu’il est exécuté par un commando porteur de diversité culturelle et de la volonté de soutenir la liberté de l’imagination comme principale ressource humaine pour faire évoluer positivement le monde (les Lumières, toujours). PH – The Limits of Control – J. Jarmusch en médiathèque – Museo Reina Sofia –