Vendredi 20 août, page télé du journal Le Soir où je m’arrête rarement, je suis attiré par la bouille Boris Lehman. Hélas, c’est pour tomber sur un article consternant titré « Un doc qui donne juste envie de s’enfuir ». Heureusement, la rubrique s’intitule « télésubjectif », ça déresponsabilise le journal, c’est un encouragement au laisser-aller. L’article est signé Agnès Gorissen. Je ne suis pas un adorateur de Boris Lehman, je n’en fais pas un génie incompris, je ne me gêne pas, si je dois en débattre, pour signaler des faiblesses et des manies agaçantes dans sa manière de faire. Il n’empêche que cet article, réagissant au film « Histoire de mes cheveux » diffusé sur La Deux, doit être considéré comme un torchon et une infamie. C’est en enfilement d’arguments populistes et de réflexes poujadismes : et tout ça, bien entendu, selon les grands classiques de ce genre de rhétorique, au nom du « commun des mortels » qui ne pourront que prendre « leurs jambes à leur cou ». Quelle est la compétence d’Agnès Gorissen pour juger de ce genre de réalisation ? Oui, elle a dit beaucoup de bien, la semaine précédente, d’un documentaire animalier (le poulpe, ah, avec lui on en apprend des choses). Ce n’est pas le même genre, mais on aurait pu croire qu’un animal comme Boris, du coup, ça pouvait lui convenir. Eh bien non, toutes les bêtes ne sont pas sur un pied d’égalité. Il y quelque temps, dans le cadre de mon travail, j’ai dû écrire un texte sur les films de Boris Leman, réédités en DVD et introduits dans le patrimoine de la Médiathèque. Je connaissais un peu le personnage, des bribes de ses films, peu de chose. J’ai passé pas mal d’heures à regarder, attentivement, en prenant des notes, en essayant de comprendre. Parfois en souriant, parfois en étant emporté, parfois en grinçant des dents. Formellement, ce n’est même pas une œuvre éblouissante de radicalité esthétique. Elle est éblouissante de radicalité humaine dans la narration d’un homme ordinaire (le commun des mortels) confronté à l’image, à l’obligation de se raconter en images pour exister, à l’obsession de savoir comment il est vraiment une fois couché sur pellicule. Sur le long terme, il est indéniable que ce genre d’œuvre doit exister et qu’elle alimente un questionnement fondamental sur l’image, le monde de l’image, comment on vit en produisant sans cesse des images de soi, les collectionnant, les jetant, les coupant et les collants, les utilisant pour créer des liens… Dans un contexte où toute production artistique lente, difficile, exigeant un temps assez long de familiarisation pour être comprise, dans un environnement où l’argent va surtout aux œuvres qui rapportent de l’argent assez rapidement, il est criminel de démolir ainsi, sans appel, sans argument sérieux légitimé sur un potentiel critique de l’image, une telle réalisation. Il est irresponsable de couper l’herbe sous le pied au travail de pareil original, cinéaste singulier, inclassable. Parce qu’il en faut. On ne peut pas couvrir l’actualité culturelle dans un « grand » quotidien et ne pas comprendre qu’une vie culturelle, dans une société, a besoin de ce genre d’illuminés, créateur minoritaire. Même si les échanges ne sont ni directs ni évidents, la zone des artistes « chiants », ceux « qui font fuir le commun des mortes », est indispensable comme espace de liberté, espace où l’on invente, où l’on crée selon ses désirs, sans chercher à plaire au marché et au grand public. C’est là que des formes nouvelles s’inventent, que des expériences sont faites, bonnes et mauvaises, et qu’elles permettent d’entretenir un esprit critique. Tout n’est pas bon dans cette production dite expérimentale, mais il faut la soutenir, ce qui signifie financer des films de gens comme Boris Lehman, entre autres. C’est aussi un devoir pour la société parce que sans cet investissement, la diversité culturelle perd encore un peu plus de chance d’être réellement ancrée dans notre société. Quand on mesure tous ces enjeux – c’est bien le moins pour une journaliste professionnelle s’exprimant sur une création artistique -, on ne peut écrire un torchon comme celui publié par Le Soir le vendredi 20 août. Ne rien apprendre en regardant les films de Boris Lehman ? Ah non, pas de connaissances formalisées aussi rapidement utiles que ce que l’on peut découvrir sur les moeurs du poulpe dans un documentaire animalier. Pas ce genre de connaissance formelle dont on peut dire directement : « je ne le savais pas ». Mais, un mec vous parle, mots et images, durant des heures de sa vie, ses marottes, ses obsessions, son imaginaire, ses angoisses, et vous n’apprenez rien ? C’est quoi l’humain pour vous, dans ce cas ? N’importe qui peut le faire ? Allez-y, essayez, qu’on rigole. Heureusement, Madame Carine Bratzlavsky (Direction des Antennes Culture, Arte Belgique), réagit ce jeudi 26 août dans Le Soir. Il aurait été déplorable qu’aucune réaction n’ait lieu sous prétexte que Boris Lehman, tout le monde s’en fout, de toute façon. Parce qu’un article aussi indigne ne vise pas que Boris Lehman, mais est révélateur d’une mentalité, voire d’une presse qui n’a plus les moyens d’opter pour une ligne culturelle courageuse (on peut voir ici les effets négatifs à long terme du fameux « lâchez-vous » que la direction de rédaction avait adressé à son équipe, lors du lancement de la nouvelle formule du journal). Ça fait plaisir de lire qu’on n’est pas le seul à penser que cette journaliste était un peu « court ».Pour le reste, la réaction est un peu conventionnelle : « Faut-il rappeler que nombre d’œuvres inaperçues de leurs contemporains sont devenues des classiques et que ce qu’on nous invite à prendre d’emblée comme le dernier des chefs d’oeuvres aujourd’hui n’est bien souvent que l’effet de son budget promotionnel. » Je ne crois pas que Boris Lehman deviendra un classique adulé du grand public cinéphile un jour. Ça, ce sont encore des schémas anciens qui ne correspondent plus aux formes actuelles de reconnaissance et de légitimation de l’art. Il faut affirmer que, même si un cinéaste comme Boris Lehman ne devient jamais un classique, il faut le soutenir financièrement, l’aider à réaliser ses films. Il est le seul à pouvoir le faire et ça enrichit notre compréhension du cinéma, de la relation de l’homme à son double filmé. Il faut soutenir, encourager, financer tous les créateurs qui vont à contre-courant, qui sont lents, sont irrécupérables par quelque segment commercial que ce soit. Futurs classiques ou non. Sans cela, la créativité globale d’une société ne peut que péricliter, se fragiliser en perdant le contact avec l’audace, les folies, les tentatives inutiles, l’absurde, la démesure. Que nous détestions ou non ses films, nous avons besoin de Boris Lehman ! Il symbolise la possibilité de réaliser des films qui n’ont rien à voir avec rien, gratuits, déconnectés, et ça s’est précieux : ça maintient la possibilité d’un regard gratuit, un regard qui ne comprend pas toujours ce qu’il voit, ça c’est précieux. (PH) – Filmographie de Boris Lehman en médiathèque, et elle est bien là! – Boris Lehman et La Sélec _ Autre article « Comment7 » sur Boris Lehman, controverse et conférence à la Médiathèque –
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