Archives mensuelles : juin 2010

Y a comme un malaise

Alain Ehrenberg, « La société du malaise », Odile Jacob, 2010, 439 pages

Si, à une époque, on pouvait parler de « malaise dans la civilisation », aujourd’hui on n’hésite donc plus à qualifier l’état de notre civilisation en « société du malaise ». Les discours – scientifiques, managériaux, publicitaires – sur le mal être psychique diffus, la souffrance mentale en lien avec les nouveaux statuts de l’individu et les attentes à son égard, sont au centre de ce qui organise les sociétés, inséparables des interrogations sur le bonheur, les modèles d’épanouissement. Le livre vaut (déjà) par la comparaison riche et bien synthétisée entre la situation américaine et française, notamment en ce qui concerne les spécificités dans le développement de la psychanalyse et la manière de « faire impact » dans la culture de masse, via les techniques de soi, la réflexivité, les notions distinctes d’individus, de névrose… « Les psychanalyses américaines et française ont souvent été opposées : la première est médicale, accorde une grande valeur à la guérison, à l’adaptation et à la réalité extérieure ; elle pratique une alliance thérapeutique avec le patient en cherchant à le comprendre ; elle vise à être scientifique (au sens des sciences biologiques) ; son souci du moi fort est congruent avec l’individualisme américain, et même si « l’ère Hartmann » est terminée depuis les années 1970, la Psychologie du Moi a structuré et façonné une psychologie psychanalytique ou psychodynamique qui a donné le ton à l’histoire de la psychanalyse américaine après la Seconde Guerre mondiale. La psychanalyse française, elle, est littéraire et philosophique : elle refuse d’attribuer un rôle causal à la réalité sociale et est beaucoup plus centrée sur les fantasmes. » L’ouvrage est aussi très instructif pour son analyse de la notion d’autonomie, valeur montante de tous les discours (managériaux, politiques, médiaux…), et de ses liaisons avec l’établissement de nouvelles formes de souffrance au travail. Alain Ehrenberg en établit l’historique, les enjeux qu’y placent les différents champs et les dynamiques caractéristiques de part et d’autre de l’Atlantique. L’autonomie comme aspiration à la liberté devient une condition obligatoire, imposée, essentiellement dans les attitudes « préconisées » au travail. « Les nouveaux systèmes de management des ressources humaines imposent une autonomie consistant à s’impliquer dans son travail de telle sorte que chaque individu soit l’entrepreneur de sa propre tâche. L’autonomie subordonne la discipline : celle-ci était un moyen d’obtenir une obéissance mécanique, elle est désormais le moyen d’obtenir de l’autonomie, de la capacité à agir par soi-même. Là où on disciplinait le personnel, on mobilise la ressource humaine. Le management passe d’une centration sur le poste de travail à un souci de l’individu qui combine vitesse d’adaptation, changement permanent, souplesse psychique. » Ou encore ceci, concernant le travail comme moyen d’épanouissement : « Depuis le début des années 1980, le travail est à la fois promu comme tel par le management et vécu comme tel par les salariés. Dans le même mouvement, il est devenu le ressort d’une nouvelle souffrance psychique. La raison tient à ce que ce n’est pas l’autonomie indépendance qui se concrétisera, mais l’autonomie comme activité coopératrice dans des relations sociales marquées par la compétition et la réactivité face aux variations du marché et de la demande. L’autonomie est devenue la condition du travail, mais elle a changé de signification sociale. Et si elle divise les Français, c’est parce qu’elle est associée à l’idée de compétition. Plus d’autonomie devait engendrer moins de contraintes. C’est le contraire qui s’est produit. » Le propos est d’examiner comment deux sociétés différentes, américaine et française, tentent de faire face à la crise et ses nouvelles maladies. Aux USA, par exemple, en 1996, il est constaté que « la croissance économique ne signifie plus la possibilité de saisir les opportunités pour réussir sa vie, mais la peur de la réduction d’effectifs et du licenciement. Ce changement ne change pourtant rien à « la croyance que le succès économique ou l’infortune relève de la responsabilité individuelle et d’elle seule ». Les inégalités sociales ont eu beau s’accroître en deux décennies, le rêve américain ne faiblit pas. » Même constat côté française, mais avec une focale dirigée vers l’affaiblissement de l’Etat. Crise du libéralisme là-bas, crise de l’antilibéralisme ici, donc forcément déterminée par la réaction à certaines choses qui viennent de là-bas (la consommation de masse, le management). L’auteur suit de près la construction des discours qui dénoncent la situation de crise et cherche à produire la preuve de leurs origines, voire à désigner les coupables. Il s’agit pour lui, en général, d’esprits critiques de type passionné (entendant par là qui s’emportent, oublient l’objectivité de la méthode ?) et sont adeptes, pour les USA, de la jérémiade et pour la France, de la déclinologie. Il prend soin d’atténuer les connotations péjoratives de ces deux termes (mais enfin, le mal est fait !). J’ai souligné les richesses de ce livre, mais je voudrais surtout aborder l’orientation, où l’auteur (selon moi) veut en venir. Orientation. Alain Ehrenberg s’attaque pas mal au sociologue américain Richard Sennet qui a théorisé le malaise américain : l’individualisme poussé à l’extrême met à mal tout projet collectif (énorme raccourci de ma part). Il ne dénie pas toute qualité à ce travail sociologique, mais le stigmatise comme pratiquant la « généralisation hâtive » basée sur « l’abstraction de la vie ordinaire et des dilemmes réels dans lesquels les individus sont pris ». En bref, le sociologue s’appuie sur des cas particuliers, personnels pour expliquer une situation collective, l’état d’une société entière. (J’avoue qu’en lisant le seul livre de Sennet que j’ai lu, j’avais un peu ce sentiment d’une sociologie « généralisant » à partir d’observations particulières, circonscrites, au contraire d’une sociologie à la Lahire, toujours basée sur un appareil d’enquête rigoureux et étendu.) S’agissant d’examiner comment les sociologues « engagés », acteurs de la déclinologie, abordent la question des nouvelles souffrances, il s’intéresse à Axel Honneth, représentant de l’école de Francort et qui a beaucoup travaillé sur le concept de reconnaissance comme valeur éthique à activer pour « résister » aux ravages du management libéral. Tout en reconnaissant aussi la qualité du travail, la manière de le saper est radicalement vicieuse. Selon lui, cette sociologie « considère que la vie sociale est composée de rapports intersubjectifs entre des sujets qui sot évalués comme des consciences morales. Ce sont bien des rapports éthiques, mais est-ce que ce sont des relations sociales ? on ne voit pas des individus accomplissant des actions dans des situations (de vente de production, de gestion de contrat, de résolution de problèmes de machine, de conflits d’intérêts, etc.), engagés dans des opérations pratiques, mais des sujets qui ne doivent se référer qu’à des critères moraux. C’est l’une des difficultés de cette thèse : les sujets ne connaissent que deux situations (être reconnu, ne pas être reconnu), ils ne sont soumis à aucune contrainte, ne sont pas dans des situations où ils ont à répondre de questions pratiques (que doit faire un directeur des ressources humaines partisan de la théorie de Honneth quand il doit licencier ?). » C’est très spécieux et, une fois encore, démagogique parce que la pique repose sur un ressenti inévitable : en lisant Honneth, et en étant directeur d’une association, on ne reste pas tranquille, on peut se sentir mal à l’aise. Mais Axel Honneth n’écrit pas des guides pratiques de gestion. Il ne faut pas tout confondre au risque de manœuvrer malhonnêtement. Un responsable peut très bien lire Honneth : ça l’aidera à intégrer des pratiques de reconnaissance dans sa gestion quotidienne, ça le poussera à conduire des interrogations sur la moralité et l’éthique de ses conduites. Un « manager » ne doit pas lire que des traités de management ! Et encourager les systèmes de reconnaissance ne doit pas empêcher de licencier quand il n’est pas possible de faire autrement. Ça poussera certainement à n’y recourir qu’en ultime choix et avec le plus de correction possible. Ce genre de sociologue critique est aussi suspecté de défendre des valeurs passées, prôner un retour à une société ancienne plus égalitaire !? (En ce qui concerne certains auteurs visés, cela relève presque du procès d’intention ! Je n’ai jamais ressenti Bourdieu comme défenseur d’un ordre passé, il m’a toujours servi, sur le terrain, à développer une ouverture progressiste.) Mais on arrive ainsi vers les pages 300, et l’auteur installe petit à petit sa position. Citant quelques déclinologues appelant à définir et faire exister « un véritable contrat social à l’échelle de la société », Alain Ehrenberg répond : « Or les éléments d’un tel contrat social existent, ce contrat emploie ces mots, et ils sont au cœur des débats européens pour un nouvel Etat social ». Comme tout le monde sait, l’Europe investit beaucoup dans un nouveau projet social. À tous ceux qui accusent l’Etat de se désengager de l’éducation, de fuir ses responsabilités face à la précarisation, aux fragilités et nouvelles misères sociales et d’enterrer toujours plus l’Etat Providence, Alain Ehrenberg répond : « lisez les textes politiques, ils prônent tout ce que vous réclamez ». Ainsi : « Ces politiques impliquent notamment un investissement massif dans l’enfance et la petite enfance, qui est le moment le plus décisif de la reproduction des inégalités sociales. Cet investissement a pour but d’agir précocement sur les risques de vulnérabilités. Et surtout ces politiques impliquent de modifier le principe des droits sociaux en tenant compte de « l’égalité des chances tout au long de la vie ». » Alors que, quelques pages auparavant, il démolit le sérieux de sociologues pratiquant la généralisation hâtive, il n’hésite pas à se payer de mots avec les rapports techniques remplis des bonnes intentions politiques ! Culotté ! Quel sérieux que de prêcher la bonne langue de bois ! Je ne le vois nulle part l’investissement massif dans la petite enfance. Ni dans l’encadrement scolaire, ni dans les crèches, ni dans l’environnement culturel et médiatique. Si je lis les rapports d’intention en termes de politique culturelle publique, je serai souvent d’accord. Quant à la mise en pratique, aux moyens dégagés pour passer à l’action… Évidemment, cette posture m’interpelle et je repère alors dans son texte qu’il reprend facilement à son compte des formules slogans telles que « être sa propre entreprise », « prendre en main son propre changement »… La rhétorique bateau du mangement. C’est là qu’il est le problème qui nous aveugle : coincés bêtement par notre antilibéralisme primaire, nous réagirions outrancièrement à un vocabulaire connoté management libéral alors qu’il s’agit tout simplement de concepts indispensables pour résoudre les nouveaux problèmes sociaux, notamment celui, croissant, des inégalités. C’est un formidable morceau de bravoure, bravo : « … la solidarité de la société à l’égard de chacun passe désormais par des mots et par des concepts qui semblent appartenir au « libéralisme », alors que le point décisif dont il est question à travers eux est qu’ils constituent le nouveau paradigme au sein duquel les problèmes de justice, de lutte contre les inégalités, de solidarité, de rapport entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective s’élaborent. (…) Or ce sont plutôt de nouveaux emplois de ces concepts qui sont en voie d’institution dans la société française, ceux de l’élaboration d’un renouveau de l’Etat providence, d’un nouvel Etat social ou d’un nouveau contrat social correspondant à l’autonomie comme condition. » Il faut s’y faire : le vocabulaire et la syntaxe du management sont incontournables, ils sont les seuls. En singeant sa sortie à l’égard d’Honneth, je dirais bien : que fait-on avec ça ? quel mode d’emploi ? qu’est-ce qu’il montre de ces « nouveaux emplois » !? Rien. Il ne manifeste d’aucune expérience pratique qui puisse illustrer ces propos de gloriole anti-déclinologue et qui pourrait éclairer un directeur de ressources humaines… Il m’a été donné d’entendre, dans une formation expérimentale sur la « bonne gouvernance », un enseignant et praticien remarquable du management : Alain Eraly. Grand connaisseur des organisations humaines et de la complexité des comportement en milieu de travail, revenu des formules et concepts flamboyants des consultants technocrates, nourris de philosophie, d’éthique et de morale pour relativiser, prendre du recul et s’imposer des exigences humaines de reconnaissance, familier de quelques grands déclinologues (Boltanski…), conscient que la question de l’équité et de l’inégalité est en passe de devenir de plus en plus explosive, et malgré tout, toujours orienté vers la pratique, la mise en pratique, les solutions concrètes, la lucidité, le bon sens humaniste. Il y a bien un vocabulaire incontournable, technicien, mécanicien. Mais il n’est rien s’il n’est pas connecté et irrigué par d’autres concepts, d’autres pistes critiques, le cerveau ne peut être performant avec une seule gamme d’outils. (PH) – L’auteur – Entretien filmé avec Alain Ehrenberg, enfin, clip promotionnel des éditions Odile Jacob –

L’art jardinier (1)

Introduction. Aux confluences de la vie ordinaire et de la nature, de nouvelles pratiques horticoles, croisant le courant philosophique très ancien des « techniques de soi » – aux origines grecques et redéfinies pour la modernité par Foucault -, frôlent le statut de « démarches artistiques » éphémères prônant l’éparpillement réticulaire, plus radicales que Fluxus puisque ne s’énonçant même pas en courant d’art ou même par rapport à l’art mais s’inscrivant dans l’acte grégaire et futile sans lendemain et sans autre reflet que l’anonymat.Rien ne filtre de ces jardins où d’improbables et invisibles « installations », dans une gratuité totale du concept et du geste, construisent leur « exposition » qui, toutes, s’estompent et rejoignent le compost qui régénère le jardin, celui-ci devenant de la sorte un mixte entre jardin nourricier (potager), jardin d’embellissement (fleurs) et jardin d’esprit. Approche exclusive d’une de ces « expositions », avec propos (anonymes) de l’artiste, en plusieurs épisodes.

« Oracle ». Cette installation de buis, fougères et lumière matinale, crée un saisissant effet de tourbillon votif, évoquant ces lieux magiques, ces « passages » où « ça » disparaît tout autant que « ça » disparaît. Un effet de miroir où se mirent les forces sombres, les matières invisibles qui structurent le réel. Cela pourrait être une sorte de miroir noir. Pour l’artiste, il s’agissait d’installer dans son jardin un hommage au passé, aux forces de la rémanence, à l’incontrôlable d’où jaillissent, en désordre, les forces hétérogènes de l’inspiration. « Les fougères et leurs gerbes hiératiques, m’évoquent autant la préhistoire que la sophistication des feuilles d’acanthe que l’on retrouve dans les chapiteaux antiques. De grandes périodes de la civilisation s’éventent dans ces palmes. Plus subtilement, c’est un hommage, par cette métonymie végétale avec l’Antiquité et les savoirs perdus de la préhistoire, à mon pauvre esprit qui s’est formé en-dehors de l’école, avec une assimilation très approximative du passé, une interprétation plutôt qu’une assimilation raisonnée et structurée, si vous voyez ce que je veux dire. Dès lors, hommage autant que déploration. Il y a du regret. Plus subjectivement, ces gerbes végétales formant couronne exubérante, me donnent toujours l’impression, surtout au crépuscule du soir, que va y surgir une tête de Gorgone, enfin quelque chose qui parle, avec des yeux exorbitants, peau de marbre livide et bave aux lèvres. Tant il est vrai que l’on s’absorbe en son jardin pour y entendre des voix. » Et l’artiste de retourner à sa houe meublant le sol. – Bûcher. – C’est une œuvre spontanée, un jeté et puis voilà, dans la grande tradition du mikado ou autres techniques propitiatoires. Le geste se découpe en plusieurs étapes et sa temporalité peut être plus ou moins longue, disons que ce geste direct n’est pas exempt d’épisodes (clin d’œil aux séries télévisées qui peuvent autant coloniser que décoloniser l’esprit). D’abord, la taille de certains arbres, le découpage des branches séparées du tronc. On est là dans un processus où l’on retire du vivant, on le tranche de sa condition de vivant. Ensuite les rondins sont saisis en une brassée, rassemblés, et jetés à terre pour former un tas aléatoire. C’est là, précisément que l’œuvre commence : car ce qui résulte des étapes précédentes prend la forme d’un bûcher. Une œuvre pour prendre conscience que dès que l’on rassemble du bois en tas, cela peut se transformer en bûcher, l’œuvre, ainsi, engage toujours une responsabilité. Une forme pour immoler, consumer, réduire rituellement en cendres des dépouilles mortelles. Mais aussi, dans une autre direction, feu de joie, de révolution, grands feux de la Saint-Jean, feu de camp, barbecue, ce simple tas de bois ouvre la réflexion sur la relation polysémique que nous entretenons avec la flamme. De plus, l’œuvre s’installe dans le jardin et elle vit sa vie, elle se transforme. L’herbe, les fleurs, les végétaux de toutes sortes s’y entrelacent, se substituent au feu latent. Des insectes s’y réfugient, y construisent des refuges, des rongeurs y font des haltes pour observer voire narguer le chat, des batraciens s’y enfouissent pour trouver la fraîcheur, l’humidité qui se développe près du sol, entre les écorces. Cette structure sauvage de troncs retient des traces des différentes averses. Ainsi, ce qui semblait destiné aux actes de purification et transformation par le feu devient un îlot de vies microscopiques, indispensables à l’équilibre du jardin. – « Parure et parade. »  Loin des exploitations où les branches taillées sont aussitôt précipitées dans les broyeurs ou entassées sans ménagement dans un coin où elles vont pourrir, chaque buisson ou arbre taillé est ensuite « salué » par les feuillages qu’on lui ôte. Sous la forme d’une couronne, ou d’un coussin composé de toutes les feuilles soigneusement superposées et emmêlées, entre le tissage et la marqueterie sauvage. Une sorte de rite pour saluer la séparation du vivant et du mort, l’éloignement des résidus, du corporel tranché et soustrait à l’homogénéité de l’être (ici l’être de l’arbre, des arbustes, des bambous…). On peut évoquer les manies obsessionnelles qui consistent à collectionner tous ses ongles ou cheveux coupés, à la ranger dans des boîtes, les archiver pour ne jamais complètement les perdre et donc conjurer la perte. Sauf qu’ici la séparation est célébrée, pacifiée et « chantée ». Chantée, parce que ces assemblages de feuilles et enlacement de jeunes branches souples ont quelque chose de musical. L’artiste nous raconte : « Ca vient de loin, d’un texte lu, une histoire qui m’a profondément marquée. Elle raconte certaines pratiques de l’oiseau-moqueur en pleine parade nuptiale, par exemple la manière qu’il a de détacher les feuilles d’un certain arbre pour dessiner au sol la splendeur de l’avenir qu’il propose, une mosaïque végétale. Je crois que c’est dans Lévi-Strauss mais impossible de retrouver le passage ! L’ais-je rêvé ? J’ai alors commencé à réaliser ces aubades en feuilles couchées et entrelacées comme exercice de mémoire : en me concentrant de cette manière, en jouant à l’oiseau-moqueur – le bec en moins – , j’espérais et j’espère atteindre le souvenir précis du titre de l’ouvrage et du numéro de la page. Comme vous voyez, c’est aussi une œuvre qui traite de la relation au textuel, au livre qui laisse des traces difficiles à reconstituer, le livre comme labyrinthe où retrouver l’origine de ses connaissances. Ce n’est pas pour rien qu’elles sont constituées de feuilles : feuilles d’arbre et page de livres. En même temps, c’est une ode à la plasticité cérébrale puisque je cherche à la stimuler pour que le cerveau régurgite une information qu’il détient ! » De manière plus générale, il confessera qu’entourer l’arbre de sa dépouille, de sa touffeur élaguée, c’est l’inviter à se reconstituer au plus vite, à redevenir touffu pour que les oiseaux reviennent nombreux y chanter en. Ces sortes de partitions graphiques évoquent bien ces chants d’oiseaux qui s’y cachent pour entonner leurs chansons. Les installations feuillues réunissent l’être de l’arbre et l’être du chant d’oiseau, affilié à tel ou tel feuillage, bref, une organologie naturelle, végétale et ornithologique. « Le tapis de feuilles correspond plus ou moins à la tapisserie de chants qui s’en échappent, surtout au printemps, et tels buissons hébergent plus facilement des mésanges, tels autres sont favorables aux merles, ceux-ci sont visités par des pouillots… La texture même de ces œuvres souligne qu’il n’y a pas de nid sans arbre, sans feuille, sans fines branches pour les tisser, et, une fois de plus, de cette manière, l’intérieur de l’arbre est exposée, comme lieu de vie, de reproduction. » Et l’artiste retourne au travail de sa cisaille. – Fin du premier épisode – (PH)

La Sélec et les doigts

La Sélec ne reproduit pas les couvertures de CD et DVD comme le font systématiquement tous les magazines journaux chroniquant musiques et films édités. C’est que La Sélec ne chronique pas des CD et DVD. Elle parle de rencontres avec des musiques et des films, elle plonge dans des expériences de l’écoute et du regard. Et les supports physiques, indispensables, n’en sont que les objets de partage, de circulation, de consultation, objets de connaissance à examiner et décrypter. L’iconographie de ce drôle de magazine n’est pas le patchwork respectueux de toutes les pochettes, des visuels – parfois fabuleux- qui servent aussi à distinguer et vendre. Leur fonction est d’attirer le regard et, par l’utilisation de codes assez subtils, de donner des informations sur le contenu de manière à appeler les publics initiés, concernés. La Sélec (en tout cas ses graphistes qui eux-mêmes lisent la production rédactionnelle) digère tout ça et le travaille pour ouvrir des voies vers de nouvelles narrations, de nouvelles images. Les esthétiques de ce qui emballe CD et DVD et qui, comme le disait bien Genette pour le livre, sont déjà la musique, sont pétries, lacérées, déstructurées en bloc d’ombres, de signes, de couleurs, de textes, de fragments photographiques – selon les numéros – encadrant et scandant les articles, les colonnes de mots. Bribes et rémanences. Avec ce N°11 et l’image inventée et créée par Vincent Julliard, ce choix affirmé – et qui reçoit son lot de critique – consistant à confier le visuel principal de La Sélec à la création d’un artiste (chaque fois différent), me semble vraiment une des choses les plus intéressantes de cette aventure. Parce que l’essentiel est qu’au centre de La Sélec, il y a une image inédite, conçue pour La Sélec, un poster qui ouvre un horizon, une plage de langage non verbal qui laisse entrevoir chaque fois une dimension onirique, symbolique de l’acte d’écouter, de regarder et d’établir des liens avec le monde à partir de productions artistiques peu connues, voire complètement méprisées. Pour rappeler qu’au centre il y a l’imaginaire et que l’imaginaire d’un tel ou d’un tel nous enrichit, influence nos perceptions, nous aide à construire le nôtre. Il y a une grande page magique par où se révèle toute la plasticité imprévue, jamais coincée et totalement imprévisible de La Sélec qui ne se réduit pas à une expression par les mots.. Cette image – carte blanche aux artistes – reflète, de près ou de loin, la totalité de ce que les médiathécaires ont choisi de placer dans La Sélec : ça ne veut pas dire, forcément, en exprimant une passion pour ce qui s’y trouve, ni en ayant pu en développer une connaissance intime. Mais des symptômes, des perceptions, c’est une projection picturale pour embrasser le panorama offert, avec subjectivité. C’est par là que l’on commence, une vision d’ensemble, un cadre large dans lequel vont émerger des reliefs où accrocher sa sensibilité et filer une interprétation. Et le travail de Vincent Julliard est un formidable exemple. Il délimite un terrain de jeux, très vaste, très caverne d’Ali Baba. Dessin au trait, animé, dynamique, ça grouille, il y a profusion et élancement, ainsi que profondeur. Il y a un peu du labyrinthe initiatique. La Sélec est ludique, elle l’a été pour lui, pour cet artiste, il en a retiré et appris quelque chose, c’est là, il le raconte. L’espace dessiné est celui d’une médiathèque. Les personnages ont l’air bizarre, mais pas méchant, l’impression générale est positive, une douce euphorie souterraine. Il ne faut pas se contenter de regarder pour enregistrer tout ce qui se passe (prendre conscience de toutes les scènes qui se déroulent dans ce cadre de vie, simultanément) : vous avez une feuille avec des autocollants, un élément de bricolage pour entrer dans l’image. Ces autocollants représentent les pochettes des CD et DVD de La Sélec 11. Le jeu est simple : retrouvez, dans la médiathèque dessinée, les médias de La Sélec et collez les autocollants aux bons endroits ! Pas si simple, il y a des astuces ! Ils peuvent apparaître dans les écrans consultés par des usagers (la Sélec en version Web !) ou être rangés à l’envers ! Tout près ou très loin. Dans un sac, incarnés en visiteurs, dans la pile des médias préclassés, ou valorisés en affiches, dans les mains d’un médiathécaire. Cherchez La Sélec. Et c’est là qu’intervient la main, le bricolage, ses gestes et son expérience de spatialisation. Il se passe quelque chose. Une autre dimension. Cette simulation fantaisiste permet d’appréhender bien mieux, comme de l’intérieur, ce que représente le travail de La Sélec à l’échelle d’une grande médiathèque aux ressources infinies : des points de chute, des lieux de conseils. Une fois que toutes les taches de couleurs sont placées – et le résultat reste discret, aéré – une métamorphose s’accomplit : une médiathèque devient lisible, structurée, réellement en relief grâce à ces images colorées, illuminées par la chair que leur apporte tout le travail de commentaire (un choix conscient, objectiver, la rédaction d’un texte, l’assimilation de ce texte pour apprendre à parler et conseiller). Il y a une trame contre la saturation, contre l’impuissance à s’orienter dans la surabondance. Ces quelques taches peinturlurées suffisent à signaler qu’une médiathèque informe et fait découvrir, ce n’est pas hermétique. (Contrairement à quelque chose qui émerge de manière latente dans la première perception de l’image où cette caverne peuplée de gens étranges qui semblent heureux sans que l’on sache vraiment de quoi, irradié en vase clos par une profusion indifférenciée, décodable par les seuls initiés –, – c’est ça, les têtes étranges !).

La Sélec 11 est disponible, version avec autocollants en offre limitée. Table des matières complète sur notre site, avec bio de l’artiste (Vincent Julliard)  –  Une vidéo sur Youtube

Pain de viande du cycliste

Les berges du canal ont été fauchées, elles sont nettes et couleur paille, très claires avec des zones plus sombres sous le feuillage des arbres, et se reflètent dans l’eau sombre. Ça sent l’été et pourtant la saison est indéfinissable. En partant de Fauquez, je remonte les petites routes qui traversent le bois de la Houssière. Mais d’abord les champs qui montent jusqu’aux fourrés qui masquent les premiers troncs. On dirait presque un chemin de crête. Un énorme nuage d’encre, à droite, vient à ma rencontre. À droite, le regard plonge sur les coteaux, les champs verts striés, peignés à la diable par les pluies et le vent, avec la trace des roues de tracteur, la vallée, le dénivelé et au loin la colonne de Ronquières. Quelques gouttes, heureusement la route glisse à couvert sous les arbres, le sous-bois sent la fumée refroidie, des forestiers ont sans doute fait des feux et, en s’élevant, il y a aussi des odeurs de pin. On peut faire comme si on était en montagne, dans un col boisé, on peut s’y croire. D’ailleurs voici un panneau officiel « col de la Houssière, 151 m ». Les gouttes frappent toujours les feuilles là-haut, autant s’arrêter pour croquer sa pomme. Puis c’est la descente, je dévale de l’autre côté, il fait sombre sous les branches, là-bas le trou lumineux de la lisière, le passage vers le plein jour est enivrant, on se sent happé par la lumière, aspiré. On débouche sur le large, une petite ville au loin, sinon la route et ses lacets entre pâtures et cultures de froment, des parcelles presque mûres avec leur émulsion de jaunes et vert virant à l’ocre. Coup d’œil en arrière, la masse nuageuse noire a été retenue par la colline, elle reste là-bas. Comme dans un vrai paysage de montagne. Et sur le filet sinueux de macadam, avec la pente, ça file sans devoir forcer, comme mû par l’esprit du paysage. Des instants irréalistes où l’on se sent le personnage provisoire d’un petit paysage qui imite de grands paysages, jeu et illusion comme quand, enfant, on s’amuse à déplacer des engins, voitures, camions ou petits cyclistes dans des paysages imaginaires, sur des routes de fortune tracées dans le sable ou les dessins d’un tapis. Il fait gris, il vente, et au loin il y a des éclaircies, des clairières circonscrites où le soleil tape, sans que l’on comprenne d’où jaillissent ses rayons, éclatantes, en contraste biblique avec le ciel. Passer d’un versant à l’autre d’une petite colline et ça suffit pour basculer dans un imaginaire du paysage, s’échapper, trouver un bel entrain, prendre goût à la course et devenir poreux aux couleurs, textures, climats et atmosphères. Les jambes tournent et l’on va par monts et par vaux (quelle expression magique !) jusqu’à retrouver, quelques heures plus tard, après un dernier plateau céréalier, une « longue » descente où l’on passe d’une frange boisée à un village de type Borinage, et la traversée d’un petit zoning industriel, un autre canal à suivre pour rentrer chez soi. Après une bonne centaine de kilomètres dans le gris luminescent d’un jour d’été frisquet, battu par le vent du Nord et quelques crachins succincts, le repas idéal, goûteux et reconstituant est bien ce pain de veau rôti dont le hachis se mélange avec des abricots séchés en petits morceaux, de la sarriette et de l’oignon, se sert arrosée par une sauce fond de veau, jus de cerise et d’orange, garnie de cerises du Nord et accompagnée d’une purée de haricots verts. Un plat où la présence des fruits, le salé et le sucré, mélangent subtilement les saisons. Ça sent l’automne, l’arrière hiver et il y a des promesses d’éclaircies, de chaleur. C’est léger et ça tient au corps, sans façon ! (PH)

Quand l’insipide tire les ficelles

Jacques Davila, « La campagne de Cicéron », 110’, 1990 (VC1239)

Il campe ce qui passe d’abord pour un personnage effacé, un second rôle sympathique, un pâle compagnon. Quelqu’un qui se désengage volontiers, de l’amour, de l‘activité professionnelle. Formellement il peut être une victime, comme quand il perd son boulot, sauf qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y trouve son compte, qu’il aime glisser comme une anguille entre les liens qui attachent, fixent à un endroit, à une fonction. Un second rôle qui a quelque chose d’ambigu. Il se détache de sa jolie copine qui pourtant lui mord à belles dents ses parties charnues, il se fait éjecter d’un plateau d’acteurs pour cause d’insipidité qu’après coup on jaugera calculée, expression de sa personnalité. C’est le brave garçon qui rend service et se dévoue pour ses amies, toujours attentif et bricoleur, et qui peut tomber d’un étage sans dommage, à peine égratigné, indestructible. Il est à la fois transparent (absent, nié) et indispensable (objet, soutien) quand une amie, transie avant un rendez-vous amoureux, se remaquille en utilisant son regard vide comme miroir. Au fil de l’histoire, le personnage effacé, tout en restant dans l’ombre, prend de l’étoffe, affirme son profil interpellant où s mêle le de souffre-douleur, le parasite, l’écornifleur, le confident. Toujours souriant, heureux d’être où il est, savourant la vie. Le sourire, limite benêt, se fige quelques fois, imperceptiblement,  comme le symbole de quelque chose de caché, on le soupçonnera même d’être carrément un rictus d’acier, sans preuve! Le fil narratif début à Paris, se déplace dans une première maison à la campagne, les Corbières, en été, puis à une troisième, baptisée « La Campagne de Cicéron », tous les personnages se connaissent de près ou de loin, font partie du milieu culturel, théâtral ou musical, depuis la pianiste compositrice marginale, l’organisatrice mondaine de festival, l’éditeur, l’artiste raté au chômage, le directeur culturel du ministère, la jeune femme allumée, le poète romantique… Un petit monde aux relations lâches qu’il n’était pas prévu de réunir, qui finit par se rassembler de manière artificielle en un seul lieu, réactivant ou exacerbant un jeu de désirs enfouis, frustrés, des cicatrices et des illusions. Tout cela pour finir, selon l’adage « beaucoup d’appelés peu d’élus », par mettre le feu à un nouvel amour insolent qui souffle les autres. La narration évolue selon les liens fluctuant entre ces personnages mis en lumière, les intérêts qui les poussent à se rapprocher, à se chercher. Des intérêts immédiats, personnels, mais aussi des intérêts de champs. (Comme cela a été si bien analysé par Proust s’agissant des jeux de séduction dans les salons parisiens, « La Campagne de Cicéron » faisant du reste référence, en étant liée à une directrice fantasque de festival de musique, aux salons littéraires tenus par des femmes célèbres où Proust observait la société. Ce n’est pas de la même ampleur, c’est ici plus anecdotique, mais les mécanismes à l’oeuvre se ressemblent.) C’est strictement par la recherche du gain social que Nathalie (pianiste, compositrice) semble invitée avec Hyppolite son prétendant problématique (directeur au cabinet) chez Hermance (organisatrice de festival) où Christian (le second rôle et perpétuelle « petite main » près de ses amies) retrouve sa fougueuse mordeuse de fesse (Françoise) et où se faufile le poète ténébreux qui asticote le nerf du drame au cœur de l’orage qui couve. Mais c’est trop simple. On est impressionné par sa capacité à encaisser. Sa copine Nathalie n’est pas un peu perturbée, tracassée et elle se défoule sans ménagement sur lui (« je t’héberge, mais tu vas déguster »). Ça ne l’affecte jamais, ça ruisselle sur son indifférence, ce mec aux allures insipides a une carapace pas banale. Forcément, on soupçonne alors une personnalité différente. Il ne fait pas qu’accompagner comme un élément du décor les scènes rapprochant ou éloignant les protagonistes. Il est tout le temps présent, du début à la fin, et il est bien le seul. Il est le lien entre toutes les histoires. Depuis la narration principale jusqu’aux mini récits parallèles ou perpendiculaires, dans les relations avec la nature ou avec la voisine villageoise, il s’infiltre et, mine de rien, pendant que les autres s’absorbent dans la vision étroite de leur problématique, il s’empare de l’énergie vitale, il pèse sur le destin. Subtilement, exactement à la manière des parasites qui ne sont pas méchants, simplement ils suivent leur vie, leur programme. Ils sont d’abord bien utiles, en prenant en charge pas mal de corvées, la vaisselle, la couture, un peu de jardinage, les confidences, éponger les humeurs, ils facilitent dans un premier temps l’épanouissement des organismes sur lesquels ils se branchent, mais imperceptiblement ils distillent leur volonté, orientent les parasités vers un certain type de décision et de situation dont ils semblent vouloir se repaître et où, d’une certaine manière ils jouiraient en même temps que se révèlerait la réelle dimension de leur impact. Et donc, Christian, notre second rôle s’inscrit merveilleusement dans cette dynamique. Sa capacité à mourir avec le sourire aux lèvres, comme assuré de revenir, de revivre, d’être éternel dans le drame des humains, le désignera en personnage pivot de l’intrigue. Celle-ci progresse par tableaux, ne va pas droit au but, elle paresse, maraude à gauche à droite, s’égare. Ce qui nous vaut de formidables rencontres avec le soleil des Corbières, petit village lumineux animé par les annonces au micro (le marché est ouvert, le coiffeur itinérant est arrivé sur la place, annonce du concours de belote), instants de fraîcheur dans l’eau des rivières, glissement des corps entre les herbes, intrusion d’insectes, ballades psycho nerveuses en montagne, oisiveté au jardin, nerfs en pelote et sensualité débridée durant la nuit d’orage… Des choses se nouent, mais on ne sait pas trop quoi jusqu’à cet instant, anodin dans le quotidien fluide, où les rideaux du drame se lèvent théâtralement, préviennent qu’il y a là un gouffre et que toute l’histoire pourrait bien y sombrer. Ce n’est pas grand-chose, un plateau frais et ensoleillé, garni de Ricard et d’eau glacée pour l’apéro, surmonté d’un visage serein quoique éprouvé et qui, brusquement, mesurant le vide implacable répondant à son désir de partager la soif, se transforme en masque tragique, tendu, presque ravagé (là aussi j’ai pensé à certain portrait proustien de tragédienne). Que ce soit le regard sur le paysage, la campagne partagée entre jardin muré, ligne des crêtes montagneuses, sentier dans les broussailles, trou d’eau et moments perdus sur le seuil de vieilles maisons, ou que ce soit le déplacement des acteurs dans ces décors naturels, on sent un puissant travail d’écriture. Pas uniquement au sens où l’écriture du scénario serait soignée. Mais au sens où l’écriture est le résultat d’un long et lent processus d’observations croisées. Observation de la vie d’un petit village rural, observations ethniques des villageois et des milieux artistiques parisiens, observation rigoureuse de l’esthétique des éclairages naturels et de leur correspondance avec le états d’âme, l’essentiel étant encore de recouper ces observations avec d’autres types d’études de terrain, transmises par la lecture, la littérature par exemple en ce qui concerne toute la question « drame sous le soleil », l’éclat de l’astre solaire et la conduite des passions, l’opposition entre le zénith flamboyant et le minuit lunaire. C’est la convergence et la maîtrise de toutes ces écritures qui fait de ce film un grand classique du cinéma français. Oh ! en soulignant l’importance de l’écrit chez Jacques Davila, je ne dis rien d’original, le supplément (moyen) ne fais que répéter ce point de vue. Mais sans, je pense, en relever toute la dimension. Les dialogues sont soignés, stylés, composés, ils ne cherchent pas, comme c’est la mode et la tendance racoleuse (dans la lignée « le cinéma plus fort que le réel »), à copier le langage quotidien. En ce sens, ce n’est pas une langue qui mime le parlé ordinaire de l’action, le spontané. À l’entame de certaines répliques, ça sonne artificiel, apprêté, maniéré, guindé. Mais dans les échanges et la dynamique, ça coule, ça sonne vrai, c’est du direct bien structuré, inspiré, aux réparties pleines de ressorts qui rendent justice à la créativité du langage courant, situationnel. Et, au final, ces dialogues semblent plus vrais que vrai, révélant une dimension du réel, une dimension de ce qui se passe dans la parole échangée que des dialogues plus directement construits en copiant la langue de tous les jours ne peuvent saisir et restituer de la même manière, trop ressemblants, condamnés à trop de mimétisme. Le passage par l’écriture, la distance des mots écrits dans un carnet, tapés à la machine sur une feuille, correspondant au processus de transcrire les fruits d’une observation, fait office de révélateur. Il capte de manière plus riche la complexité de la parole surgissant, ses tournures imprévues, ses images saugrenues, ses humeurs indomptables. C’est une manière de faire qui ne cherche pas uniquement à produire des dialogues qui saisissent et captent l’attention dans une démarche de subordonner le spectateur à ce qui se passe sur le grand écran, c’est une création de dialogues dynamiques incluant une réflexion sur la parole et le langage dans des situations précises et qui, tout en étant aussi vifs que du langage direct, ont la saveur de la distanciation, de la stigmatisation intelligente et raffinée des travers, des mécanismes pervers du langage. Avec une grande diversité de ton et de placement, au contraire de nombre de films où la tonalité est la même du début à la fin. Ici, et cela accompagné d’un langage visuel plein de surprises, ça peut être très drôle,   mais aussi déplacé, à côté de la plaque, faux, déchirant, émouvant, cruel, le registre a beaucoup de profondeur. C’est en jouant subtilement des passages secrets entre tous ces niveaux de la langue, en liaison avec les corps, la lumière, les maisons, le jardin, les désirs, que la dimension théâtrale s’installe, en coulant de source. On commence à sentir que ce qui se présente comme une sorte de tranche de vie sans réel début ni fin, va tomber dans un traquenard bien sombre. (PH) – Jacques Davila en Médiathèque Un film phare

Les urnes, les burnes, dedans, dehors

Un beau papier collé, stylé et en phase avec le rendez-vous électoral belge récent. Près des panneaux de signalisation, il pourrait signifier « attention, zone tous risques ». On peut passer devant et l’assimiler à une campagne citoyenne en faveur du « devoir démocratique » (exprimer sa voix dans les urnes quand on y est invité). L’urne est rouge et transparente, en perspective, elle a du volume et elle est présentée comme un lieu accueillant où se rencontrent différentes trajectoires de vie. En quelques silhouettes, on y voit plusieurs générations, des travailleurs, des promeneurs, des personnes à mobilité réduite… Les urnes comme boîte à idées où l’on décide de la société que l’on veut partager. Une deuxième lecture peut y voir un espace forclos, une boîte scellée, on y entre, mais rien n’en sort, l’urne cul-de-sac, à court d’idées, l’urne qui tourne vinaigre et rend la démocratie claustrophobe et se transforme en cage. On n’en est pas loin. Les murs, en général, ne sont pas optimistes pour le moment ! Voyez cette fresque sanglante qui représente la violence déchirant le monde, de bas en haut, des silhouettes fashion aux technologies sophistiques de bombardement, de la terre au ciel, le sang coule dans une atmosphère de sadisme/masochisme. Ou encore cette planète en forme de cristallin (ou vaste donut oculaire fracassé) qui se fendille, se craquelle, implose, un monde qui part en couilles. Un peu de détente grinçante avec le fumeur aventurier de Spliff Gâchette (continuation en street art de Pif Gadget, 40 années dans le sillage du PC), jeune élégant, politiquement incorrect qui fait resurgir sur les murs le plaisir de fumer. Juste à côté d’une « passeuse », elle aussi aventurière, mais ombrageuse, cigarette à la main, et indiquant la sortie. De l’importance de garder l’oeil sur la sortie. Dessin tiré de la série « Exit – Das Kapital ». Autre manière d’indiquer une sortie d’urne honorable, pour le futur ! Les petites bestioles carnassières, pochées blanches sur les trottoirs, veillent au grain, empêchent de rêvasser complaisamment, nous rappellent que les parasites anti-démocratiques, invisibles, nous rongent de partout. (PH) – Blog de Spliff GâchetteExit – Das Kapital

L’épée du langage

Javier Marias, « Ton visage demain (II). Danse et rêve », Gallimard, 2004,  360 pages

D’où vient le goût du sang ? – Il y a bien continuation, du premier au deuxième volume, c’est bien le même texte, les rémanences sont multiples et s’étoffent, des « détails » du premier volume deviennent des thèmes récurrents, des labyrinthes dans le roman, des nœuds autour desquels le romanesque de l’auteur se construit. Ainsi cette tache de sang inexpliquée découverte par le narrateur durant la nuit qu’il passe dans la maison d’une relation, qu’il efface consciencieusement la rendant ainsi quasiment fantasmatique. Interrogés, ses hôtes mettront en doute poliment sa perception et, dans le deuxième volume, la tache revient, on n’est pas près d’en avoir fini avec elle, quelque chose à son propos ne passe pas, et elle conduit notamment à une longue conversation avec son ancienne compagne à propos des règles des femmes, peuvent-elles perdre ainsi du sang s’en rendre compte, selon quelles circonstances… Bref, toute une enquête enfouie sur l’origine du sang, sur ce qui l’oblige à faire irruption hors de ses veines et artères et vient tacher le sol. C’est parfois un peu lourdement que le narrateur traite du spleen de la séparation et son cortège de regrets, lui étant installé à Londres et son ex toujours à Madrid avec les enfants, dorénavant chacun dans des vies bien distinctes. Mais, le texte y puise une part de sa dynamique dépressive : « Oui, sa curiosité et son impatience avaient été éveillées, ce n’était pas dans cette intention que je l’avais appelée mais ça c’était trouvé. Et oui, brusquement elle avait voulu participer à mes affaires, comme dans le bon vieux temps. Cela avait été bref, une minute seulement (ah ! il y a toujours autre chose à venir, il reste toujours quelque chose, une minute, la lance, une seconde, la fièvre, et une autre seconde, le rêve, et un peu plus pour la danse – la lance, la fièvre, ma douleur et la parole, le rêve, et encore un petit peu plus, pour la dernière danse -), elle avait voulu partager mes enquêtes ou mes aventures sans même savoir en quoi elles consistaient, comme autrefois. » – Suspense et jeu de lame. – Les quatrièmes de couverture des volumes de cette trilogie insistent sur la dimension « suspense » de ces romans, ou n’hésitent pas à laisser entendre que ça se lit comme du roman policier. Il n’en est rien, ce ne sont que des arguments de vente, même s’il y a bien un fil narratif, une aventure et la mise en perspective de destinées individuelles intriquées et qu’il y a un effet de suspense dans le procédé littéraire lui-même. Mais là où un roman à suspens (ou policier) enchaîne les événements, les rebonds et les surprises, ce deuxième volume de 360 pages en reste au déroulé d’une seule scène dont l’essentiel se déroule en un seul lieu (et pour le reste, ça se passe dans les coulisses proches) et qui, en temps réel, ne couvre que quelques heures (une partie de soirée). Autant dire que l’action est disséquée à travers le spectre des digressions qu’elle inspire, un peu à la manière du nouveau roman où les descriptions détaillées de tous les mouvements, éléments saillants ou gratuits du décor et variations des humeurs donnent l’impression d’un extrême ralenti. Ainsi, au moment clé de l’action, un coup d’épée théâtral donnera lieu à un flot de pages, tellement le geste saisissant, dans sa cruauté inattendue d’objet ancien, pourrions-nous dire, réactive de l’inconscient. « L’épée descendit à grande vitesse, avec grande force, cette frappe suffirait à couper proprement et même à atteindre le couvercle et à la fendre ou le couper, mais Tupra arrêta net la lame en l’air, à un ou deux centimètres de la nuque, de la chair, des cartilages et du sang, il contrôlait son élan, il savait le mesurer, il avait voulu le freiner. « Il ne l’a pas fait, il ne l’a pas décapité », pensai-je avec soulagement et avec moins de mots, mais cela ne dura pas même un instant car il la souleva de nouveau, conformément à ce que les armes ont de propre et de terrible, à savoir qu’on ne es lâche pas et qu’on ne les lance pas et qu’elles sont par conséquent à répétition elles aussi, donc elles peuvent s’abattre à plusieurs reprises, elles peuvent menacer d’abord et couper ensuite ou traverser sans remède, un raté ou un brusque remords n’équivalent pas à un répit, à une grâce momentanée ni à une trêve éphémère, comme le seraient en revanche la lance lancée qui manque son but ou la flèche qui s’égare et se perd sur le chemin du ciel ou retombe à plat sur terre… » – Parenthèse et maison sans nom. – Rappelons que le narrateur, espagnol exilé à Londres suite à sa rupture amoureuse, se trouve engagé pour effectuer un drôle de métier : raconter ce que lui inspirent le comportement, les mots, les phrases, les tonalités et les gestes d’individus observés directement en entretiens ou, en différés, sur des films pris en situation. On lui attribue un don pour deviner et prédire ce que cachent toutes ces personnes alors qu’il a l’impression de ne lancer en l’air que supputations, improvisations, bref de ne raconter que ce qu’il imagine, à la manière d’un écrivain. Dans le deuxième volume, les tenants et aboutissants de son emploi sont un peu moins flous. D’abord, ça paie bien. Ensuite, sans trop chercher à clarifier les choses, le narrateur observe qu’il y a beaucoup d’intérêts en jeu derrière les missions qui leur sont confiées. Des intérêts pas toujours nets. Mais il s’interroge toujours sur la réalité du pouvoir de divination qu’on lui attribue. Comment la fiction, l’imagination, l’invention pourraient-elle correspondre à la réalité, prédire ? Le travail qui s’effectue dans la « maison sans nom » professionnalise, hypertrophie et bureaucratise l’art d’interpréter, il y a toujours quelque chose à dire de qui que ce soit, il est interdit de déclarer ne « rien voir, « rien entendre ». Une dynamique de résultat (management, culte de l’efficacité, technique du résultat) s’installe, on se force à imaginer des choses, à inventer des intentions, des doutes, des liens, des associations, à traduire, sans jamais rien qui vienne objectiver, prouver scientifiquement les dire que les observateurs avancent. Une machine délirante interprétative qui s’avère, au fur et à mesure que la trilogie avance, au centre d’une violence sociale latente… Et sur cette situation, Javier Marias tisse plusieurs fils de réflexions sur l’importance de la narration dans la vie sociale. Ainsi, en revenant régulièrement aux propos du protagoniste Wheeler (ex-professeur d’Oxford, ex-agent secret, un de ceux qui auraient décelé le don du narrateur) : « La vie n’est pas racontable, avait aussi dit Wheeler, et il est extraordinaire que les hommes se soient consacrés à le faire depuis tous les siècles que nous connaissons… » Il débouche alors sur une ode à la page blanche : « Mais la page blanche est la meilleure de toutes, la plus crédible éternellement et celle qui compte le plus car elle n’est jamais terminée, et celle qui peut tout contenir, éternellement, jusqu’à ses démentis ; et ce qu’elle ne dit pas, ou qu’elle dit, par conséquent (car en ne disant rien elle dit déjà quelque chose, dans un monde où sont infinis les dires simultanés, superposés, contradictoires, constants et épuisants et inépuisables), pourra être cru à n’importe quelle époque, et pas simplement en son seul temps, qui parfois n’est rien, un jour ou quelques heures fatales, et parfois très long, un ou plusieurs siècles, et alors rien n’est fatal parce qu’il n’y a plus personne pour vérifier si ce qu’on croit est vrai ou faux, et d’ailleurs tout le monde s’en moque, quand tout est nivelé. » Ce que vit le personnage central, ce lien à la construction continuelle de récits biographiques – avec leurs liens implicites avec un ordre public mal défini -, et aussi cette immersion dans un travail somme toute occulte (difficile d’explique à un tiers à quoi il s’occupe dans la maison sans nom) et donc, d’une manière ou d’une autre, lié à l’exercice d’une violence, le conduit à se souvenir beaucoup de son père et de ce que celui-ci lui racontait, au compte goutte, de la réalité répressive et des horreurs du franquisme. Avec là aussi une série de considérations sur quand et comment raconter ce genre d’héritage éprouvant. Raconter c’est faire éprouver, transmettre l’horreur. Les parents du narrateur avaient plutôt pris le parti d’épargner leurs enfants pour qu’ils ne soient pas marqués par les mêmes barbaries. Quand est-on le plus traumatisé ? Quand on est soi-même le témoin ou quand un être cher vous vous raconte le massacre, les humiliations et les tortures qu’il a vus ou subis ou dont il a récolté les témoignages ? Sans que ce soit explicité, la dynamique du texte s’installe entre ce que vit le fils et les souvenirs du père, par un biais inattendu : la terreur franquiste dont a été victime, toute sa vie, son père était orchestrée par les services secrets et les collaborations qui s’établissaient dans la population, alors que le fils, presque sans s’en rendre compte, se retrouve enrôlé, sous prétexte d’une grâce ou d’un don, dans les menées de services secrets anglais. C’est d’être plongé, disons à son corps défendant, par nonchalance et ennui, dans cette fonction régulatrice et policière du langage, qu’il revit tout ce que son père a subi du fait de la mainmise dictatoriale sur la langue et les choix de vie qu’elle peut exprimer. Parallèle déséquilibré accentué par l’évocation des scènes où il tire les vers du nez de son père et celle où son chef hiérarchique, Tupra, le pousse à en dire toujours plus à propos des personnalités observées, épiées. Divination ou mécanisme de la délation ? On peut tout raconter pour faire accuser ou jeter le soupçon ? – Parenthèse – Le passage à la violence, ou la contribution à un système violent, se prépare toujours par des conditions d’exceptions. Les historiens qui analysent les mécanismes de génocides retracent la mise en place de nouveaux repères qui rendent possibles aux consciences de participer aux massacres. À un niveau individuel, c’est à la page 109, donc assez tôt, que l’on prend connaissance du contexte particulier qui rend plausible la contribution du personnage principal à une économie de la terreur (comment qualifier autrement le fait qu’un service secret analyse les faits et gestes de ses citoyens en recourant au délire interprétatif de la narration libre ?), est le fait qu’il traverse une parenthèse de sa vie. Ce qui, en général, affecte les phénomènes de conscience et la vigilance morale : ce sont d’autres logiques de vies, ce sont des conditions d’exception. « A quoi servent alors l’atténuation et la nébulosité de ce qui arrive et de ce que nous faisons hors de chez nous ou loin, dans une autre ville, un autre pays, dans l’existence imprévue qui ne semble pas nous appartenir, dans la vie théorique ou entre parenthèses que nous avons l’impression de mener et qui jusqu’à un certain point nous pousse à penser sans le penser, de façon souterraine, que rien de ce qui contient ce temps n’est irréversible et que tout implique annulation, retour, remède ; que ce n’est passé qu’à moitié et sans notre plein consentement. » Parenthèse qui s’origine dans la séparation amoureuse et son corollaire, la fragilité psychologique et sociale, la stimulation des facultés interprétatives pour s’expliquer ce qui s’est passé, faire passer la déception, réorganiser sa vie. Passage à vide, vulnérabilité.  (PH) – Notice sur le premier volume – Comment traiter le passé franquiste? Un documentaire en médiathèque

Salade en entrée

Artichaut et fenouil cuits croquants, lentilles, haricots blancs, petits dès de poivrons, concassée de basilic, vinaigrette huile et citron, coulis de tomate légèrement aromatisée au Ricard, épinards cuits mélangés à l’huile d’olive, tranches de courgettes et lanières de poivrons pour tenir le tout ensemble (prévoir des feuilles de courgettes un peu plus épaisses et les lanières de poivron, ne pas les poser ainsi, de manière un peu plouc, mais les tresser). Pierre Wynants appelle ça « Petite corbeille du jardin à la Niçoise ». Très agréable et frais, lumineux au palais. (PH)

Peut-on échapper au management!?

Les formations à la gestion managériale (qui se veut opposée à la gestion bureaucratique, obscure voire occulte, incapable d’inspirer transparence et confiance) ont quelque chose de fascinant si l’on est impliqué dans les manières dont un collectif de travail fonctionne, affronte les nouveautés, installe des routines, génère conflits et solutions, épouse et dévore ses objectifs. Installé pour quelques heures dans un groupe éphémère, accompagné par un consultant expert, on prend du recul, on soulève le capot pour plonger dans la mécanique. Schémas et tableaux de bords isolent les rouages, les moteurs, les dynamiques et leur carburant, leurs courroies de transmission, les principes énergétiques. Indépendamment de ce qu’il y a derrière l’idéologie du management, cet exercice de compréhension de la machine, théorique et abstrait, fait du bien, donne l’impression de mieux comprendre ce que l’on vit au quotidien et de pouvoir tracer des pistes pour « faire avancer les choses ». C’est organique. On touche, matériellement, comme une grâce palpable, ce fluide qui meut ensemble les travailleurs, débarrassé de ses scories, de ses tracas, de ses défauts et accrocs, ce n’est que technique pure, c’est si beau et apaisant, tout pourrait être si simple, si beau. Ce fluide est le saint-esprit du travail enfin perçu dans son essence idéale. Et cette technique est bien comme les consultants le disent : neutre, sans préjugé, sans parti pris, elle est « dépolitisée » ! Quand cela s’inscrit dans un programme chargé de promouvoir l’éthique de bonne gouvernance, la volonté d’échapper aux technocrates, de privilégier les tableaux compréhensibles par tout le monde (transparence), d’installer la transparence et l’efficacité dans l’utilisation des deniers publics, tout en refusant de prétendre défendre « la » vérité, c’est d’autant plus « rassurant ». C’est un peu sans oublier tout le contexte qu’il y a autour de cette science des techniques managériales et qui fait qu’elles ne peuvent en aucun cas être aussi neutres qu’on veut bien le prétendre. – Technique et manipulation. – On peut en trouver un rappel dans le dernier livre d’Alain Ehrenberg, « La société du malaise » quand il évoque la proximité qui s’installe aux Etats-Unis (d’où viennent nos méthodes de management), entre thérapeute et manager. « Dans notre culture, la philosophie émotiviste se montre à travers le personnage du Thérapeute (et il se réfère à Rieff) et celui du Manager. Pour l’un et l’autre, les finalités morales impersonnelles (notamment la question de la vérité) sont placées hors de portée car ils prétendent agir exclusivement sur l’efficacité, le domaine des valeurs étant exclu. C’est ce qui est arrivé au thérapeute à partir du moment où la thérapie est devenue une conception du monde et pas seulement un traitement des pathologies mentales. Par ce fait même, il devient le complément du manager : tous deux manipulent les émotions et les relations humaines. Ces deux personnages peuplent alors de nombreuses analyses de l’individualisme américain. L’alliance de l’expressif et de l’utilitaire, du psychothérapeute et du manager ou de l’entrepreneur devient un topos : on ne peut plus distinguer entre les relations manipulatrices – utilitaires – et les relations non manipulatrices – expressives -, entre être un homme bien (being good) et se sentir bien (feeling good). » Et plus loin : « Le manager de l’entreprise bureaucratique partage avec l’entrepreneur qui l’a précédé l’activisme de la résolution de problèmes, mais il s’en distingue par la contrainte de mobiliser les ressources humaines : « son rôle est de persuader, inspirer, manipuler, cajoler et intimider ceux qu’il gère de telle sorte que l’organisation atteigne les critères d’efficacité façonnés en dernière instance par le marché. » ». Le management raffine ses procédés et s’empare du marché, sensible pour le politique, de la bonne gouvernance en avançant avec les mêmes arguments depuis les années 80 : en agissant sur l’efficacité, on évacue les finalités morales, les conflits d’intérêts, les jeux d’influence, la confusion des genres… J’assistais récemment à un exercice de management et le consultant (brillant) en était à expliquer les différentes manières d’exercer son influence lors de processus de changement. Il identifiait trois canaux d’influence : la légitimité (« personnelle », « naturelle »…), la pression du pouvoir (force) et la manipulation. Ah, nous y voilà, la vilaine chose, gérer par le mensonge ! Pas du tout, ce n’était vraiment pas ce que nous pouvions imaginer. Désormais, ce qu’il faut entendre par « manipulation » dans le management est l’habileté du manager à déclencher chez ses collaborateurs les mécanismes de « l’autocontrainte ». Et d’invoquer, scientifiquement, la théorie de Mauss du don et contre-don. En fait, un large pan de la psychologie sociale, en se basant sur de nombreuses expériences, identifie des formules, des manières de demander, solliciter ou donner des consignes qui « contraignent » à donner la réponse souhaitée par le « donneur d’ordre », des formes qui transformeraient les travailleurs en « obligés » (don-contre-don) !! Ce qui est surprenant est le degré d’évidence transformé en « découverte » voire révélation : on sait que la manière de s’adresser aux collègues, de formuler une consigne, de solliciter des compétences, est primordial. Il vaut mieux sans cesse mettre des formes, le milieu du travail n’est pas simple. Le bon sens commun dira qu’il faut être un brin psychologue. Mais là, ça se transforme en technique, en manière de faire qui entend professionnaliser les résultats d’analyses comportementales. Et du coup, puisque tout repose sur l’autocontrainte et, simplement, une autre manière de demander, les aspects dépréciatifs de la manipulation disparaîtraient. Mais pourquoi !? Ce n’est qu’une entourloupe pour décomplexer !? – Management et incalculable – Et pourtant, quiconque a été amené à gérer un groupe, dans un mouvement de jeunesse, même un groupe d’amis, sait qu’il faut investir dans la cohésion, pour « inspirer », donner des buts et les atteindre (aussi minimes fussent-ils). Et au travail il y aura toujours une demande pour une meilleure organisation et un maintien de la motivation, parce que ça influe sur le confort au travail, sur la satisfaction. Le danger est probablement dans la professionnalisation et la transformation des techniques managériales en « vérité ». Même si c’est éreintant, le mieux est probablement de ne rien figer, d’en rester à un questionnement artisanal plein d’incertitudes ! Dans des secteurs culturels, et non-marchand, l’importation sans scrupule du principe de la technique efficace évacuant les questions de valeurs, tel qu’en général le pense le marketing dit culturel, est vraiment problématique. Même si, bien évidemment, la gestion doit viser l’efficacité, l’éviction de toutes les questions de valeurs ne peut que démotiver des travailleurs qui s’engagent dans ces métiers à fort engagement humain pour ne pas sombrer dans un monde qui uniformise tout par la gestion technique. À force de perfectionner la définition des objectifs, les moyens de les atteindre et de les évaluer, à force d’être acteur d’une technique neutre, on en oublie que l’on traite des malades, que l’on manipule des connaissances sur l’art, que l’on est là pour entretenir le supplément d’âme du vivre ensemble. Un secteur qui doit générer de l’incalculable (ce qui échappe à la marchandisation) peut-il être complètement soumis à des outils mesurant sa rentabilité ? Et quand passe le « slide » préconisant de « remettre le client au centre », on se demande si c’est un gag, une tarte à la crème. C’est vrai que, dans tous les processus opératoires et les interfaces qui nous mettent en relation avec les personnes, être à leur écoute est fondamental, tenir compte des attentes coule de source. Mais si nous devions, au niveau de ce que nous proposons culturellement au public, répondre à leurs attentes, étant donné que les forces prescriptives nous échappent et n’obéissent pas aux mêmes logiques, ce serait couper la branche sur laquelle le secteur culturel essaie de survivre. On peut vomir le management, pratiquer ses exercices de mise à nu des techniques de fonctionnement du milieu de travail où l’on baigne tous les jours, est fascinant et enrichissant après-coup dans le mécanisme de prise de distance avec l’idéologie managériale. Conviction suspecte. Je suis souvent surpris par la conviction avec laquelle certains managers ou, mieux encore, professionnels du marketing peuvent exprimer des conneries monumentales. Ainsi de l’aplomb merveilleux d’un jeune conseiller en marketing à propos des nouvelles techniques de vente par Internet basées sur le contenu et le dialogue ! Voici une bribe croustillante (consternante) : « La nouvelle opportunité pour les annonceurs, c’est de faire entièrement partie du contenu et de rentrer dans une communication de « dialogue » avec leurs consommateurs. » Cette technique du dialogue repose sur une utilisation judicieuse du moteur de recherche Google, il suffit d’acheter des mots clés. Avec ingéniosité, au passage, voici un « aveu » qui écorne le sérieux du moteur de recherche. Et grâce à cette technique, « c’est le client qui vient vous chercher » et forcément, « il ne sera pas réfractaire au message, au contraire, il demande des informations ». On croise la très ancienne conviction : publicité égale information. Les marques pratiquant le marketing via Internet doivent actionner à leur profit « Internet et les forums de discussions » qui sont « des facteurs multiplicateurs de ce bouche-à-oreille ». Le conseiller leur recommande donc « d’être présent dans la conversation, dans le forum, en apportant de la valeur ». De la valeur : un argument de vente, réussir à vendre quelque chose. Au passage, on n’hésite pas à pervertir, en l’achetant, un moteur de recherche et la notion d’information pertinente, à détourner les principes du dialogue (à l’instar de ces faux blogs créés par des marques), à pervertir la notion de « contenus » et de « valeur ajoutée ». Comment fait-on pour, radieusement, prôner un tel pourrissement de la vie en restant satisfait (c’est peu dire) de soi !?  Là, la bonne gouvernance au service du bien commun, la transparence, la technicité garante de l’honnêteté, l’éthique des processus, tout ça est bafoué allègrement, fièrement, le journaliste ne trouve rien à redire. (PH)

Dessine moi une utopie (trompe l’oeil)

Charles Avery, « Onomatopoeia », Le Plateau, du 27 mai au 08 août 2010.

La première image est celle d’un univers cartographié, carte graphique, on reste devant à chercher un indice, en essayant d’y reconnaître le nôtre, ils se ressemblent, même fascination pour la voie lactée. Sauf qu’ici les continents sont travaillés par le dessin d’un tourbillon renversant la dynamique des pôles et au centre de la spirale, un archipel se dessine avec comme capitale « Onomatopoeia ». L’aventure de l’art est close, l’histoire est achevée, les grands récits ont tous été écrits et contés, il n’y a plus de terres à découvrir et voilà une exposition qui fait appel à toutes ces choses dépassées ! L’œuvre de Charles Avery (Ecosse, 1973) relève de la littérature illustrée de voyage, de voyage imaginaire. Il raconte l’exploration d’un pays et d’une culture jusqu’ici ignorée. Le procédé s’apparente au dispositif ethnographique : carnet d’écritures, descriptions, compte rendu d’observation, consignations des us et coutumes, dessins, croquis, objets trouvés, sculptures. L’artiste invente l’organisation d’une société étrange dont le nom littéralement signifie « création de mots », la ville où les mots s’engendrent. « Onomatopée : création de mot suggérant ou prétendant suggérer par imitation phonétique la chose dénommée… », la ville où une société s’invente par imitation phonétique, graphique… C’est de toute façon un monde en miroir (un jeu de miroirs, il y en a plus d’un). Ainsi, comme dans tout monde imaginaire, ici aussi il y a un animal fantastique, introuvable ailleurs, qui attire et attise les chasseurs : le Noumenon (du grec noumène, servant à désigner l’idée, la « chose en soi »,  telle qu’en elle-même et opposée à ce qui est connaissable par expérience, les phénomènes)… On pénètre dans ces salles comme on pénètre pleinement dans une histoire, dans l’épaisseur d’un livre. Le regard est happé par le premier grand format, l’effervescence du port, tumulte populaire, brassage de cultures, fièvre industrieuse, commerce… Beaucoup de détails, de références, de scènes emboîtées les uns dans les autres, le récit est grouillant. On n’a plus l’habitude de voir ce genre de chose assortie d’une prétention à l’inédit, au « nouveau », à la création récente, on réserve d’ordinaire ce genre de regard scrutateur à des productions antérieures, à des documents historiques, aux vestiges de civilisations anciennes. Sur le quai du port, un stand de marchand de moules, Marcel’s Casserole, se dresse en hommage à Marcel Broodhaerts. De même que dans l’image d’une terrasse de bistrot, le tablier du serveur indique « ceci n’est pas un bar ». Les images consacrées à la vie de tous les jours représentent des atmosphères de rues, des marchés, des marchands d’artisanat, de curiosités locales, des brocanteurs. Ainsi, ces indigènes émaciés, assis dans la poussière avec, étalé sur une couverture, son lot de « pierre souris ». Il faut avoir lu le texte en préambule pour comprendre de quoi il retourne. Les « Souris Pierre » sont le premier signe de vie, si l’on peut dire, que le narrateur a rencontré en posant le pied sur Islanders : « Souris Pierre, moitié animale, moitié minérale, qui tentait de se dissimuler parmi les rochers. Son cœur ne bat qu’une fois tous les mille ans et le moindre de ses mouvements est semblable à une contorsion atroce. » Très apprécié par les touristes. On fait un premier tour d’horizon et les bustes ornés de chapeaux colorés, aux formes bizarres contribuent à charmer. Il s’agit probablement de sculptures ramenées de là-bas, des personnages importants de la cosmogonie locale dont les portraits sont ainsi transposés, exposés et dénaturés à la manière des statues de dieux antiques pillés, expatriées, éparpillées dans les musées du monde entier. Le regard allant des bustes aux dessins remarque dans ceux-ci des personnages portant les mêmes chapeaux, « en situation ». « Les Chapeaux dénotent l’allégeance particulière au système de la dialectique, bien que tout le monde n’en porte pas un : seuls les Dooks et leur cercle le plus proche. » Le chapeau exubérant fait d’aiguilles en tous sens appartient aux « Solipsistes ». Le chapeau coloré aux « Atomists ». Le chapeau en forme de disques : « Discworld », le tout blanc surmonté d’un drôle de tuyau carré et coloré : « Empiricist ». Et puis il y a le chapeau des « Meta », ceux qui ne pratiquent pas la dialectique mais recourent à la violence. Le tableau de la procession avec l’animal suspendu à un bâton, la figure récurrente du mendiant, la pauvreté des objets sur les étals, – des objets usés, sans âge, sans origine, sans usage, venus de notre monde à nous, échoués là après plusieurs générations- , la trogne de la plupart des personnages, ça évoque le bled, le désenchantement des terres colonisées. Le désabusement, la tristesse, l’ennui, la vieillesse. Une impression en contradiction avec le récit écrit qui se veut extraordinaire, consignant fidèlement un enchaînement de faits exaltants, découverte sur découverte, surprise sur surprise. Sauf que le monde neuf ainsi décrit est poussif, ne brassant que des idées usées, exténuées, issues de nos interminables ressassements. Un monde neuf sans plus rien de nouveau, ne faisant que recyclé ce qui a déjà été expérimenté dans d’autres mondes, jusqu’à la nausée, l’extinction, l’effacement, ce point de disparition où l’ennui prépare la page blanche au surgissement, à l’hallucination, à de nouveaux arrangements. La possibilité d’un autre monde. Et bien, la voici, voilà à quoi ça ressemble. On dirait d’anciennes colonies de notre passé, projetées dans un futur fantasmé. Le passé a déjà épuisé le futur. Anciennes populations lointaines colonisant les fruits et résultats de notre culture, ceux-ci semblant absurdes, vétustes, matériaux de brocantes, ainsi sortis de leur contexte, de leur logique, de leur raison sociale initiale et dédiés à d’autres usages ? Ou vieilleries de notre culture colonisant, par circulation, migration et autres déplacements spatio-temporels, le désir d’imaginer des peuples ailleurs ? Impossibilité d’imaginer un autre système qui ne soit pas inspiré du nôtre, déformation, contraires, et, du coup, récit qui fermerait le grand récit définitivement !? L’artiste aurait fait le vœu de consacrer toute sa vie à raconter ce voyage, l’invention d’une île, la vie à Onomatopeia, sous forme d’œuvre unique (littéraire, picturale, sculpturale…) C’est frais, intrigant, habile, amusant. Et, quelque part, cette oeuvre d’illustration, amorçant un mouvement vers le narratif figuratif, se construit comme un commentaire complexe sur l’art, passé et contemporain, un récit tout conceptuel!   (PH) – Charles Avery