Alain Ehrenberg, « La société du malaise », Odile Jacob, 2010, 439 pages
Si, à une époque, on pouvait parler de « malaise dans la civilisation », aujourd’hui on n’hésite donc plus à qualifier l’état de notre civilisation en « société du malaise ». Les discours – scientifiques, managériaux, publicitaires – sur le mal être psychique diffus, la souffrance mentale en lien avec les nouveaux statuts de l’individu et les attentes à son égard, sont au centre de ce qui organise les sociétés, inséparables des interrogations sur le bonheur, les modèles d’épanouissement. Le livre vaut (déjà) par la comparaison riche et bien synthétisée entre la situation américaine et française, notamment en ce qui concerne les spécificités dans le développement de la psychanalyse et la manière de « faire impact » dans la culture de masse, via les techniques de soi, la réflexivité, les notions distinctes d’individus, de névrose… « Les psychanalyses américaines et française ont souvent été opposées : la première est médicale, accorde une grande valeur à la guérison, à l’adaptation et à la réalité extérieure ; elle pratique une alliance thérapeutique avec le patient en cherchant à le comprendre ; elle vise à être scientifique (au sens des sciences biologiques) ; son souci du moi fort est congruent avec l’individualisme américain, et même si « l’ère Hartmann » est terminée depuis les années 1970, la Psychologie du Moi a structuré et façonné une psychologie psychanalytique ou psychodynamique qui a donné le ton à l’histoire de la psychanalyse américaine après la Seconde Guerre mondiale. La psychanalyse française, elle, est littéraire et philosophique : elle refuse d’attribuer un rôle causal à la réalité sociale et est beaucoup plus centrée sur les fantasmes. » L’ouvrage est aussi très instructif pour son analyse de la notion d’autonomie, valeur montante de tous les discours (managériaux, politiques, médiaux…), et de ses liaisons avec l’établissement de nouvelles formes de souffrance au travail. Alain Ehrenberg en établit l’historique, les enjeux qu’y placent les différents champs et les dynamiques caractéristiques de part et d’autre de l’Atlantique. L’autonomie comme aspiration à la liberté devient une condition obligatoire, imposée, essentiellement dans les attitudes « préconisées » au travail. « Les nouveaux systèmes de management des ressources humaines imposent une autonomie consistant à s’impliquer dans son travail de telle sorte que chaque individu soit l’entrepreneur de sa propre tâche. L’autonomie subordonne la discipline : celle-ci était un moyen d’obtenir une obéissance mécanique, elle est désormais le moyen d’obtenir de l’autonomie, de la capacité à agir par soi-même. Là où on disciplinait le personnel, on mobilise la ressource humaine. Le management passe d’une centration sur le poste de travail à un souci de l’individu qui combine vitesse d’adaptation, changement permanent, souplesse psychique. » Ou encore ceci, concernant le travail comme moyen d’épanouissement : « Depuis le début des années 1980, le travail est à la fois promu comme tel par le management et vécu comme tel par les salariés. Dans le même mouvement, il est devenu le ressort d’une nouvelle souffrance psychique. La raison tient à ce que ce n’est pas l’autonomie indépendance qui se concrétisera, mais l’autonomie comme activité coopératrice dans des relations sociales marquées par la compétition et la réactivité face aux variations du marché et de la demande. L’autonomie est devenue la condition du travail, mais elle a changé de signification sociale. Et si elle divise les Français, c’est parce qu’elle est associée à l’idée de compétition. Plus d’autonomie devait engendrer moins de contraintes. C’est le contraire qui s’est produit. » Le propos est d’examiner comment deux sociétés différentes, américaine et française, tentent de faire face à la crise et ses nouvelles maladies. Aux USA, par exemple, en 1996, il est constaté que « la croissance économique ne signifie plus la possibilité de saisir les opportunités pour réussir sa vie, mais la peur de la réduction d’effectifs et du licenciement. Ce changement ne change pourtant rien à « la croyance que le succès économique ou l’infortune relève de la responsabilité individuelle et d’elle seule ». Les inégalités sociales ont eu beau s’accroître en deux décennies, le rêve américain ne faiblit pas. » Même constat côté française, mais avec une focale dirigée vers l’affaiblissement de l’Etat. Crise du libéralisme là-bas, crise de l’antilibéralisme ici, donc forcément déterminée par la réaction à certaines choses qui viennent de là-bas (la consommation de masse, le management). L’auteur suit de près la construction des discours qui dénoncent la situation de crise et cherche à produire la preuve de leurs origines, voire à désigner les coupables. Il s’agit pour lui, en général, d’esprits critiques de type passionné (entendant par là qui s’emportent, oublient l’objectivité de la méthode ?) et sont adeptes, pour les USA, de la jérémiade et pour la France, de la déclinologie. Il prend soin d’atténuer les connotations péjoratives de ces deux termes (mais enfin, le mal est fait !). J’ai souligné les richesses de ce livre, mais je voudrais surtout aborder l’orientation, où l’auteur (selon moi) veut en venir. Orientation. Alain Ehrenberg s’attaque pas mal au sociologue américain Richard Sennet qui a théorisé le malaise américain : l’individualisme poussé à l’extrême met à mal tout projet collectif (énorme raccourci de ma part). Il ne dénie pas toute qualité à ce travail sociologique, mais le stigmatise comme pratiquant la « généralisation hâtive » basée sur « l’abstraction de la vie ordinaire et des dilemmes réels dans lesquels les individus sont pris ». En bref, le sociologue s’appuie sur des cas particuliers, personnels pour expliquer une situation collective, l’état d’une société entière. (J’avoue qu’en lisant le seul livre de Sennet que j’ai lu, j’avais un peu ce sentiment d’une sociologie « généralisant » à partir d’observations particulières, circonscrites, au contraire d’une sociologie à la Lahire, toujours basée sur un appareil d’enquête rigoureux et étendu.) S’agissant d’examiner comment les sociologues « engagés », acteurs de la déclinologie, abordent la question des nouvelles souffrances, il s’intéresse à Axel Honneth, représentant de l’école de Francort et qui a beaucoup travaillé sur le concept de reconnaissance comme valeur éthique à activer pour « résister » aux ravages du management libéral. Tout en reconnaissant aussi la qualité du travail, la manière de le saper est radicalement vicieuse. Selon lui, cette sociologie « considère que la vie sociale est composée de rapports intersubjectifs entre des sujets qui sot évalués comme des consciences morales. Ce sont bien des rapports éthiques, mais est-ce que ce sont des relations sociales ? on ne voit pas des individus accomplissant des actions dans des situations (de vente de production, de gestion de contrat, de résolution de problèmes de machine, de conflits d’intérêts, etc.), engagés dans des opérations pratiques, mais des sujets qui ne doivent se référer qu’à des critères moraux. C’est l’une des difficultés de cette thèse : les sujets ne connaissent que deux situations (être reconnu, ne pas être reconnu), ils ne sont soumis à aucune contrainte, ne sont pas dans des situations où ils ont à répondre de questions pratiques (que doit faire un directeur des ressources humaines partisan de la théorie de Honneth quand il doit licencier ?). » C’est très spécieux et, une fois encore, démagogique parce que la pique repose sur un ressenti inévitable : en lisant Honneth, et en étant directeur d’une association, on ne reste pas tranquille, on peut se sentir mal à l’aise. Mais Axel Honneth n’écrit pas des guides pratiques de gestion. Il ne faut pas tout confondre au risque de manœuvrer malhonnêtement. Un responsable peut très bien lire Honneth : ça l’aidera à intégrer des pratiques de reconnaissance dans sa gestion quotidienne, ça le poussera à conduire des interrogations sur la moralité et l’éthique de ses conduites. Un « manager » ne doit pas lire que des traités de management ! Et encourager les systèmes de reconnaissance ne doit pas empêcher de licencier quand il n’est pas possible de faire autrement. Ça poussera certainement à n’y recourir qu’en ultime choix et avec le plus de correction possible. Ce genre de sociologue critique est aussi suspecté de défendre des valeurs passées, prôner un retour à une société ancienne plus égalitaire !? (En ce qui concerne certains auteurs visés, cela relève presque du procès d’intention ! Je n’ai jamais ressenti Bourdieu comme défenseur d’un ordre passé, il m’a toujours servi, sur le terrain, à développer une ouverture progressiste.) Mais on arrive ainsi vers les pages 300, et l’auteur installe petit à petit sa position. Citant quelques déclinologues appelant à définir et faire exister « un véritable contrat social à l’échelle de la société », Alain Ehrenberg répond : « Or les éléments d’un tel contrat social existent, ce contrat emploie ces mots, et ils sont au cœur des débats européens pour un nouvel Etat social ». Comme tout le monde sait, l’Europe investit beaucoup dans un nouveau projet social. À tous ceux qui accusent l’Etat de se désengager de l’éducation, de fuir ses responsabilités face à la précarisation, aux fragilités et nouvelles misères sociales et d’enterrer toujours plus l’Etat Providence, Alain Ehrenberg répond : « lisez les textes politiques, ils prônent tout ce que vous réclamez ». Ainsi : « Ces politiques impliquent notamment un investissement massif dans l’enfance et la petite enfance, qui est le moment le plus décisif de la reproduction des inégalités sociales. Cet investissement a pour but d’agir précocement sur les risques de vulnérabilités. Et surtout ces politiques impliquent de modifier le principe des droits sociaux en tenant compte de « l’égalité des chances tout au long de la vie ». » Alors que, quelques pages auparavant, il démolit le sérieux de sociologues pratiquant la généralisation hâtive, il n’hésite pas à se payer de mots avec les rapports techniques remplis des bonnes intentions politiques ! Culotté ! Quel sérieux que de prêcher la bonne langue de bois ! Je ne le vois nulle part l’investissement massif dans la petite enfance. Ni dans l’encadrement scolaire, ni dans les crèches, ni dans l’environnement culturel et médiatique. Si je lis les rapports d’intention en termes de politique culturelle publique, je serai souvent d’accord. Quant à la mise en pratique, aux moyens dégagés pour passer à l’action… Évidemment, cette posture m’interpelle et je repère alors dans son texte qu’il reprend facilement à son compte des formules slogans telles que « être sa propre entreprise », « prendre en main son propre changement »… La rhétorique bateau du mangement. C’est là qu’il est le problème qui nous aveugle : coincés bêtement par notre antilibéralisme primaire, nous réagirions outrancièrement à un vocabulaire connoté management libéral alors qu’il s’agit tout simplement de concepts indispensables pour résoudre les nouveaux problèmes sociaux, notamment celui, croissant, des inégalités. C’est un formidable morceau de bravoure, bravo : « … la solidarité de la société à l’égard de chacun passe désormais par des mots et par des concepts qui semblent appartenir au « libéralisme », alors que le point décisif dont il est question à travers eux est qu’ils constituent le nouveau paradigme au sein duquel les problèmes de justice, de lutte contre les inégalités, de solidarité, de rapport entre la responsabilité individuelle et la responsabilité collective s’élaborent. (…) Or ce sont plutôt de nouveaux emplois de ces concepts qui sont en voie d’institution dans la société française, ceux de l’élaboration d’un renouveau de l’Etat providence, d’un nouvel Etat social ou d’un nouveau contrat social correspondant à l’autonomie comme condition. » Il faut s’y faire : le vocabulaire et la syntaxe du management sont incontournables, ils sont les seuls. En singeant sa sortie à l’égard d’Honneth, je dirais bien : que fait-on avec ça ? quel mode d’emploi ? qu’est-ce qu’il montre de ces « nouveaux emplois » !? Rien. Il ne manifeste d’aucune expérience pratique qui puisse illustrer ces propos de gloriole anti-déclinologue et qui pourrait éclairer un directeur de ressources humaines… Il m’a été donné d’entendre, dans une formation expérimentale sur la « bonne gouvernance », un enseignant et praticien remarquable du management : Alain Eraly. Grand connaisseur des organisations humaines et de la complexité des comportement en milieu de travail, revenu des formules et concepts flamboyants des consultants technocrates, nourris de philosophie, d’éthique et de morale pour relativiser, prendre du recul et s’imposer des exigences humaines de reconnaissance, familier de quelques grands déclinologues (Boltanski…), conscient que la question de l’équité et de l’inégalité est en passe de devenir de plus en plus explosive, et malgré tout, toujours orienté vers la pratique, la mise en pratique, les solutions concrètes, la lucidité, le bon sens humaniste. Il y a bien un vocabulaire incontournable, technicien, mécanicien. Mais il n’est rien s’il n’est pas connecté et irrigué par d’autres concepts, d’autres pistes critiques, le cerveau ne peut être performant avec une seule gamme d’outils. (PH) – L’auteur – Entretien filmé avec Alain Ehrenberg, enfin, clip promotionnel des éditions Odile Jacob –