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Bons voeux de Bugarach…

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Fil narratif de médiation culturel à partir de : le 21.12.2012, un coin fugitif de Révélation (Raphaël) – Huang Yong Ping, Bugarach, Galerie Kamel Mennour (Paris) – Su-Mei Tse, Wood Song, Mudam (Luxembourg) – Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 – (…)

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Les conditions affreuses de réception de l’art dans les grands musées conditionnent le regard. Le formatent et créent des accidents. D’un détail d’une toile de Raphaël au rocher de Bugarach inséré par Huang Yong Ping chez Kamel Mennour. Des conséquences de « regarder si près ».

Lors d’un passage récent au Louvre parisien (il faut désormais préciser), constatant une fois de plus le carnage pour l’attention à l’art que représente les expositions événements – alors qu’il y a tellement d’autres lieux où faire l’expérience de la relation à l’art qui restent peu fréquentés -, vérifiant que, malgré les prétendus progrès de la muséologie, les visites scolaires harassent toujours autant les adolescent(e)s, forcément pressé par les corps presque tous en grappes, appareillés de guides automates ou humains, dont le flux empêche la moindre intimité avec les images et exclut la formation d’une relation un peu singulière avec ce qui est exposé, j’arrachai enfin, dans le fil des bousculades, l’une ou l’autre impression à décortiquer, peut-être erronées mais qui, au moins, me donnèrent l’impression de n’avoir pas totalement perdu mon temps. Le fait de devoir jouer du coude pour apercevoir quelque chose induit peut-être des cadrages et des associations d’idées déformants. D’abord une rose, dans la Madone dite de la Rose (de Raphaël, mais probablement de Giulio Romano aussi), au premier plan, corolle plissée froncée anachronique parce que, contrairement aux corps et aux vêtements représentés selon des conventions qui ne sont plus suivies aujourd’hui et permettent de dater cette iconographie, la fleur, elle, ressemble à n’importe quelle rose que l’on peindrait actuellement de manière réaliste. Elle est étonnamment présente. Puis, c’est le sol que foulent les personnages dans La Visitation de Raphaël qui me semble d’une autre échelle que le reste du tableau et d’une étrange proximité temporelle, contrastant avec celle des personnages. La tache d’herbe et l’étendue de poussières sont des continents vides vus de positions aériennes élevées, mon regard plonge et tombe dans le coin de ce tableau, dans un paysage sans fond, tandis que les sujets représentés ne doivent quasiment rien percevoir de ce que leurs pieds écrasent, portés par une autre réalité. La croûte terrestre est une sorte de tapis roulant vertigineux, une permanence aride qui défile et s’éloigne irrémédiablement, tandis que les figurants de premier plan partagent une immanence inaltérable, hors du temps. Quelques heures plus tard, dans une galerie, les marques au sol – crevasse et débris caillouteux, cercle de gravats – entourant la visitation violente d’une montagne, jallie pour prendre possession du white cube, phagocyter tout le volume de la salle ne laissant que la possibilité de la contourner en longeant les murs, me sautèrent à la gorge comme la nature et la vitesse de ce coin de tableau dans lequel je m’étais abîmé. Cet angle prodigieux du point de fuite en miettes qui dépossède le regard de sa capacité à fixer une apparence globale des choses. Mais cela, quand on entre, n’est que prémonition. La montagne est aperçue énorme, disproportionnée, entre les colonnes qui séparent la première pièce de la salle du fond. C’est une proximité anormale avec la roche, comme interdite, contre-nature, une roche qui a l’apparence de ces bouts de montagnes sacrées dans les peintures mystiques, rudes espaces d’intercessions entre mondes, qui ont toujours bien convenu à la pratique des sacrifices, décor idéal pour des ermites exténués de prières, minéralisés par les tentations et privations. Cela me fait penser à la manière dont les rochers de la vallée de la Meuse me sautaient à la figure lorsque je pouvais utiliser les monstrueuses jumelles militaires sur pied, lors de rares visites dans la grande demeure bourgeoise des voisins. La vue en gros plans lunaires déréalisait la paroi mosane, elle devenait une sorte de parchemin chiffonné sur laquelle évoluaient des insectes alpinistes aux postures compliquées, haletantes, faisant l’amour au rocher. J’étais fasciné et émoustillé par cette expérience du gros plan que je trouve, ainsi caractérisée par Didi-Huberman, à propos de Pasolini : « Gros plan, donc : je regarde de si près que je m’implique entièrement – me lie corps et âme –dans ce que je regarde. Je regarde de si près que l’autre prend figure, me surplombe et finit par s’incarner en moi-même, pour ainsi dire. » (Didi-Hubarman, Peuples exposés, peuples figurants, Minuit, 2012) Incarné ou encastré. C’est la même impression de rapprochement intimidant que d’être dans une chambre d’hôtel donnant directement sur l’immensité d’une cathédrale, la vue autant écrasée qu’exaltée par le volume architectural, arcs, colonnes, rosaces, gargouilles, flèches et vitraux.

Réunies dans une chapelle éphémère, au coeur du pic de Bugarach, les espèces vivantes décapitées par la sixième extinction, attendent la résurrection qu’apportera leurs allié-e-s extraterrestres. 

Sinon, au premier pas dans la galerie Kamel Mennour, le regard est aspiré et mis en alerte par une rosace de tuyaux, une turbine, un système de sirènes d’alarme. Silencieux vestige industriel comme une araignée au plafond. Hors service, après avoir été en phase avec l’ensemble des figurants visuels installés dans la galerie, mais aussi avec le vide, le lointain, l’inexplicable et tout ce que les cerveaux visiteurs vont engendrer comme interprétation. Deux animaux, blancs, debout, en attente, une sorte de lama vu de dos, tourné vers la pièce où a surgi la montagne, et, à l’angle du mur, l’arrière-train d’une sorte de chien sauvage blanc qui file vers la chambre latérale. C’est par là que je me dirige pour entrer dans ce qui ressemble, par le fait de la tension que les êtres regroupés y dégagent, à une chapelle. Une célébration est en cours. Échassiers, cervidés, fauves, canidés, plantigrades, rongeurs, gibiers à plumes et à poils, animaux domestiques et grands fauves, habitants polaires ou équatoriaux, tous ont choisi pour cet instant des robes et plumages clairs. C’est leur couleur naturelle, mais ces espèces se côtoient rarement sur un périmètre aussi réduit – une galerie d’art – et, de ce fait, cette communion dans le dress code, l’esthétique des fourrures et duvets, a des accents de secte. Ils sont debout, en veille expectative. Aucune animosité ou antinomie entre les différentes espèces, quelque chose les rassemble. Il saute vite aux yeux – mais pas immédiatement car ils ont tous un port qui semble entier – qu’ils sont tous décapités. Mais cela ne semble pas le résultat d’un acte barbare. Ils ne manifestent souffrance, n’ont pas le comportement de victimes, la coupure n’est pas accidentée, ne révèle pas un organisme irrémédiablement tranché, en train de se vider, béance mortelle. Rien qui ressemble à une agonie, un holocauste bestial, tout est plutôt serein. La décollation est une sorte de transe. Ils attendent, leurs têtes sont ailleurs. Bien que raides, ils ne sont pas statufiés. L’immobilité de ces corps relève plutôt d’une scène de transcendance, baigne dans une ferveur livide. Leurs cous sont clos par un cercle rouge, lisse, propre, hermétique. Auréoles de sang. Ellipses liturgiques. De même, le tuyau qui conduit aux sirènes ou qui en part, est lui aussi sectionné et terminé par un plan rouge vif, partageant le même statut que le vivant, tube organique, serpent d’alarme. Ils attendent fervents la conclusion de ce qui se joue ailleurs, à côté, autour de la montagne. Celle-ci est la réplique de la « montagne renversée » de Bugarach, village des Pyrénées françaises. Ce pic rocheux a la particularité géologique que ses « couches inférieures sont plus récentes que ses couches supérieures » (feuillet de l’exposition). Ce « hameau d’à peine 200 habitants est depuis les années 1970 un lieu de pèlerinage pour de nombreux adeptes d’ésotérisme New Age » et son rocher particulier « serait le seul lieu épargné lors de la « fin du monde » qui, selon certaines lectures du calendrier Maya, devrait advenir le 21 décembre 2012. » « Le pech de Bugarach est ainsi affublé de divers pouvoirs extraordinaires. Notamment considéré comme un haut lieu de présence extra-terrestre, il posséderait une cavité centrale, refuge des ovnis ou bien matrice d’un champ électromagnétique surnaturel qui empêcherait les avions de le survoler. Les différentes pratiques mystiques constatées récemment à Bugarach laissent entrevoir des syncrétismes de sagesses et de rituels orientaux, précolombiens ou amérindiens mâtinés de théories du complot. Les médias internationaux se pressent aujourd’hui à Bugarach en quête d’images folkloriques et se font bruyamment l’écho de menaces de dérives sectaires, quitte à les alimenter en retour. » (Feuillet de la galerie).

La tête séparée du corps, signe de purification, l’esprit libéré de la manière! Les animaux ainsi préparés invoquent la transcendance apocalyptique. Arrêt sur image catastrophique. Le monde prêt à basculer dans un n’importe quoi « jérôme-boschien »

Encastrée dans la falaise – ou en jaillissant -, on découvre une immense assiette de 4 mètres de diamètre, évoquant les poêles à frire de certains tableaux de Bosch ou certaines soucoupes volantes à l’élégance de frisbee. C’est là-dedans que se trouvent dardées les têtes animales. Pas du tout macchabées, trophées offerts en sacrifices, mais en pleine action, ayant toute leur tête si je puis dire, colériques ou craintives mais impatientes d’obtenir gain de cause d’en haut. Ce qui les a conduits à se purifier, irrémédiablement, par séparation de la tête et du corps. La fin du monde, l’apocalypse dont la conjoncture est la clé de voûte de leur existence et qui, se réalisant, les réaliseraient. Mais en haut, un hélicoptère des forces de l’ordre fait du sur-place, déjouant le complot ou constatant son impuissance ? Prenant en main la situation ou enregistrant ses derniers instants ? Les animaux ont, dans leurs rictus et leurs yeux vitrifiés, un éclat d’extrême folie, un trait de panique hystérique, cet air affolé, fourbe et dangereux qu’ont les chiens, par exemple, qui ne reconnaissent plus leurs maîtres et sont prêts à les mordre sans merci. L’instinct est affolé, sans boussole, prêt à se retourner contre sa raison d’être n’adorant plus qu’une seule puissance suprême, l’autorité transcendante de la destruction ultime. La grande transcendance apocalyptique, va-t-elle répondre aux attentes ? C’est dans ce suspens insoutenable et ce climat infernal où les instincts bestiaux sont prêts à tout pour embarquer dans le vaisseau de la bonne parousie, que l’installation de Huang Yong Ping place son arrêt sur image. Quelque chose peut basculer. Le monde est sur un point d’équilibre toujours plus crucial, toujours plus près du nihilisme, de perdre la tête. Que cela soit théorisé en termes de « fins du monde » irrationnelles et passionnelles ou étudié plus sérieusement comme les conséquences critiques de l’anthropocène («poubellien supérieur »). Partant d’une actualité folklorique de la fin du monde, il n’y a aucune raillerie dans l’œuvre Bugarach. L’artiste parvient au contraire à convaincre que nous sommes tous traversé-e-s par la faille apocalyptique, que nous avons tous un pied déjà dans la fin du monde.

La justice terrestre et céleste, à l’approche de l’effondrement climatique, toujours dominées par les « représentations médiévales de l’enfer, des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre »

« Quelque chose d’apocalyptique règne dans les conceptions contemporaines du pouvoir, nous alertant contre les nouveaux impérialismes et les nouveaux fascismes. On explique tout par le pouvoir absolu et l’état d’exception, c’est-à-dire par la suspension générale des droits et l’émergence d’un pouvoir placé au-dessus des lois. De fait, il est facile de se convaincre de cet état d’exception : la prédominance de la violence pour résoudre les conflits nationaux et internationaux, non en dernier mais en premier choix ; l’usage répandu de la torture et même sa légitimation ; les innombrables victimes des guerres ; l’effacement de la loi internationale ; la suspension des protections et des droits nationaux. Et la liste ne s’arrête pas là. Cette vision du monde ressemble aux représentations médiévales de l’enfer :  des gens brûlent dans une rivière de feu, d’autres sont déchirés membre par membre et, au centre, un grand diable dévore leurs corps tout entiers. Le problème de cette image, c’est qu’elle se concentre sur l’autorité transcendante et que la violence éclipse et mystifie les formes de pouvoir véritablement dominantes qui continuent de nous gouverner aujourd’hui : le premier pouvoir incarné par la propriété et le capital, le pouvoir enchâssé dans la loi et qu’elle soutient pleinement. » (Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012)

La musique de la fin dans le sillon mort des arbres abattus. Crachouillis funèbre du plantationocène. ce disque-là ne se rejoue pas.

C’est un autre tableau de la fin, plus sobre, concentré sur l’exténuation du vivant que génère peu à peu l’anthropocène/plantatioconène qu’invite à contempler Su-Mei Tsé dans Wood Song (2011). On traverse un reste de sous-bois dont ne subsiste que les souches. Tous les arbres ont été abattus. Ici aussi, comme dans l’installation de Huang Yong Ping, le tronc du vivant a été tranché, mais la béance fatale n’est pas occultée par une ellipse propre figurant l’assomption de ce qui a été décollé. On voit comme jamais la conséquence du tronçonnage. Le cœur de l’arbre, spirale lignifiée de bois dur et bois tendre – les ronds concentriques qui révèlent son âge -, se désolidarise de son écorce et tourne sot, un ressassement qui n’engendre plus aucun renouveau, aucun aubier, aucun cercle ne viendra s’ajouter au dernier, le plus large et le plus clair. Au centre du tronc, ce travail de pompe qui faisait circuler la sève des racines à la sève, continue sa rotation, à vide, jusqu’à épuisement. Ainsi, dans chaque souche on regarde – pourtant émerveillé – tourner des disques de bois aux sillons parfaits, chaque sillon étant différent, singulier, tourner vers son déclin. Et l’on entend la musique, ou plutôt non, son souvenir, ce qui en restait après qu’elle ait été épuisée par le support mécanique de lecture et qu’il ne reste plus, sur la platine, que le son du frottement technique, un grattement, un crachouillis régulier, familier et dramatique, celui de l’aiguille au bout du sillon vide, essayant désespérément de passer outre. Et l’on aimait ce bruit ultime, le dernier auquel se raccrocher à la fin du disque. On pouvait recommencer, remettre le diamant au début du sillon, rejouer depuis le début, même si l’on savait que l’audition terminée restait unique, avec une aura singulière unique, elle restait reproductible sous diverses variantes. D’où le caractère un peu funèbre du crachotement répétitif dont Su-Mei Tse fait son Wood Song. Les disques au cœur des arbres ne se rejouent pas, sillons à voie unique.

Pierre Hemptinne

Entretien avec Huang Yong Ping –  Une oeuvre de Su-Mei Tse –  Acheter Lectures terrains Vagues, le livre du blog Comment C’est?

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Calatrava-Guillemins, ouf, un bémol !

guillemins Quel plaisir, dans le déluge de louanges unanimes, de lire un bout de cette voix de la raison qui vient un peu relativiser l’aura de la nouvelle merveille ! L’honneur humain est sauf. Cela se trouve dans une carte blanche publiée dans Le Soir, ce mardi 22/09/09, signée François Schreuer (asbl urbAgora) et Bernard Swartenbroekx (UCL). Merci à eux. (On dirait, et c’est le vrai sujet de ce billet d’humeur, que les choses les plus intéressantes publiées par la presse, se trouve dans les marges : rebonds, cartes blanches, entretiens accordés à des intellectuels, des chercheurs, et qui peuvent exposer une vraie réflexion, mais sans conséquence…) « Que l’on aime ou pas le bijou du sieur Calatrava, la nouvelle gare n’a pas été conçue comme un levier de redéploiement urbain et moins encore comme un outil de mobilité régionale. » Et de rappeler le coût exorbitant demi-milliarddemi milliard d’euros) au regard d’autres priorités pour améliorer la mobilité et l’attractivité des transports en commun. (Juste pour info, depuis le 17 août, le train Soignies-Bruxelles de 7h14 a été supprimé 4 fois, le Bruxelles-Soignies de 17h29, deux fois pour « avaries à l’automotrice »…) Les déclarations de l’architecte sont sidérantes quand il déclare avoir privilégié l’usager d’une part et l’habitant du quartier d’autre part. Pour l’usager : la gare est une aberration, il semble que l’on ait allongé  à dessein les trajets jusqu’aux quais d’embarquement, et entre quais, juste pour faire joli dans son geste architectural. Je n’y passe pas souvent et le matériel est neuf mais j’ai déjà vu les tapis roulants en panne. Quant au quartier, qui mérite certes une rénovation, il est simplement explosé. Comment, face à ces dégâts explicites entonner la rhétorique « il faut des gestes forts de cette espèce pour relancer une vile, une région » ? Le geste fort peut être bien pensé, ça ne gâche rien. Quant à l’aplatissement systématique et idolâtre devant Francon Dragone, il me laisse chaque fois un peu plus pantois. Le respect dû à l’argent ? – Faut le mériter. En ce qui concerne une autre question qui fait couler beaucoup d’encre, la réussite scolaire, là aussi, les approches sont presque toujours les mêmes et finissent par se ressembler toutes. À tel point que, comme pour d’autres sujets importants, il devient difficile de distinguer les familles politiques. Et puis voilà, en tout cas en ce qui me concerne, un entretien avec une sociologue (Marie Duru-Bellat) qui esquisse une toute approche, une bouffée d’air frais, quelque chose qui devrait inciter à reprendre les réflexions à nouveau frais sur la place de l’école dans la société. Voici le titre : « le mérite scolaire, un maquillage moral ». (Libération, 18/09/09) Extrait : « Ce qui est terrible dans notre système, c’est que l’élève qui a raté sa scolarité reçoit un verdict négatif : il n’a pas de qualités, pas de capacités. Et il est voué aux difficultés d’insertion des jeunes sans formation. Il faudrait que les diplômes aient moins de poids pour toute la vie. Mais dans notre pays, on pense que les inégalités engendrées par l’école sont justes – à la différence des inégalités sociales. Or ce n’est pas vrai. L’école mesure un mérite très particulier. On est classé au collège selon son niveau en maths et en expression française. Mais un élève créatif, imaginatif, généreux, passe entre les mailles du filet. S’il n’est pas bon, il va se retrouver sans diplôme, ce qui veut dire chez nous sans qualités. C’est un gaspillage extraordinaire. Il faudrait réfléchir au caractère partial du mérite scolaire. Et faire qu’il soit moins décisif. Au lieu de cela, on le renforce en donnant aux plus méritants. » Elle indique de très bons indicateurs pour différencier une approche de gauche ou de droite de cette question du mérite. Ce qui devrait en inspirer pas mal. Mais elle ne nie pas, pour autant, l’importance du mérite. Simplement, « comme les critères du progrès social, le mérite devrait être l’objet d’un débat incessant. » Ça donne envie de lire son bouquin : « Le mérite contre la justice », Sciences po Les Presses.  Apocalypse. Ou cette fameuse série sur la guerre, recyclage sexy de documentaires, qui cartonne à la télé ! Il me semble n’avoir lu dans les quotidiens, à peu près que du très positif. Enfin, survint Didi-Huberman dans Libération (21/09/09) : « En mettre plein la vue et rendre « Apocalypse » irregardable ». Il revient sur les arguments : « Les réalisateurs nous disent avoir fabriqué un objet capable de « carrément séduire un jeune public », de « bluffer » les spectateurs par leurs techniques de traitement de l’image en sorte que, devant les archives remontées, colorisées, sonorisées, « les jeunes vont s’éclater » (redixit Daniel Costelle). » C’est du Dragone ? Du Calatrava ? « En mettre plein les yeux : c’est le contraire exactement de donner à voir. Mais l’appareil télévisuel, nous en faisons l’expérience chaque jour, fonctionne à la surenchère et à l’autosatisfaction : nous avons réussi à placer huit cents plans par épisode, nous avons ajouté les sons absents des images originales… Autant dire que les documents de l’histoire deviennent des confettis dans un montage qui veut ressembler à un feu d’artifice d’images. » « Coloriser, technique vieille comme le monde, n’est rien d’autre que maquiller : plaquer une certaine couleur sur un support qui en était dépourvu. C’est ajouter du visible sur du visible. C’est, donc, cacher quelque chose, comme tout produit de beauté, de la surface désormais modifiée. » Didi-Huberman produit une analyse raisonnée, argumentée de ce produit télévisuel : éléments et fonctionnement du montage, association commentaires images (parler du chien d’Hitler sur des images d’un chien bien entendu anonyme), les manières de lier, d’unifier le mouvement de caméra comme un seul témoignage surplombant toute la réalité historique… Enfin, un appareil critique – simplement analyser les composantes des images – que devrait pratiquer n’importe quel journaliste censé nous rendre compte d’une telle réalisation. Au lieu d’effectuer ce travail, il me semble que l’on préfère mettre en avant sans examen l’argument de vente : intéresser les jeunes à cet épisode historique capital. Sur ce bon sentiment, faire monter des arguments de vente. Pénible. Pourquoi ne pas utiliser la pensée et les outils de ces intellectuels – que l’on est capable, et c’est déjà ça, daller solliciter – pour construire un autre journalisme, celui de la profondeur invoquée par Libération dans sa « nouvelle » formule ? Parce qu’on s’en fout des intellectuels.  À moins de les coloriser, de les confier à Dragone… (PH) – Préférer la série The war disponible dans toute bonne médiathèquePrésentation par Catherine de Poortere

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