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Les isoloirs et l’écriture de tranchées

Fil narratif à partir de : Laura Lamiel, avoir lieu, Palais de Tokyo – Des peintures d’Armand Bargibant, paysages d’Ypres – Une lithogravure de Didier Mahieu – Lisa Robertson, La fractale Baudelaire, Le Quartanier 2023 – Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte – Martin Walser, La Maison des cygnes, Gallimard – (…)

Il a squatté des sas de décompression imaginaires, hanté les salles d’attente mentales, collectionné chéri les isoloirs où il ne s’est jamais aussi bien senti en plein cœur du souk. Quand il pense à ce qu’il a été, ce qu’il a accompli, ce qu’il aurait pu être, ce qu’il s’obstine à maintenir, il s’égare en un jeu de pistes improbables, comme une succession d’aveux contradictoires devenus indémêlables, couchés par écrit lors de confinements en des cages de verre, cellules dédiées à la confession de soi, à l’extraction d’aveux inépuisables, mais dont le dispositif empêche, finalement, quoi que ce soit de se fixer comme fiable, avéré, juste un inventaire fétichiste, en suspens dans le vide, jamais de dernier mot, jamais de vérité avouée, juste alimenter une machinerie. 

Pas encore l’automne et la forêt est épuisée, feuillages flappis. De nombreux arbres déjà roussis. Le crépuscule est tombé, le mercure ne fléchit pas. Une légère brume, malgré la sécheresse, s’exhale des sous-bois. Parfum de derniers souffles. Des âmes migrent. Des bandes d’oiseaux s’engouffrent en leurs dortoirs. Des branches mortes craquent sous des sabots invisibles. Éboulis de cailloux, coulée de feuilles, de terreau. La vallée apporte des voix de différents hameaux, dispersés, en haut, en bas. Des familles se retrouvent à l’heure du souper à partager. Des appels. Des échos. Les enfants terminent leurs jeux à regret. Des pleurs de bébés, éprouvés par la chaleur, difficiles à endormir. Tous ces bruits à contretemps les uns par rapport aux autres, provenant de lieux différents, convergeant dans l’espace, apparaissant, se diluant, au sein d’un silence formidable. Une structure narrative éclatée, en apesanteur, qu’il aime débusquer dans la musique de phrases lues, qu’il cherche à inoculer à celles qu’il lui arrive de pondre, ou qu’il projette de rédiger un jour (en lui, une fabrique de potentiels phrasés). Nostalgie, mélancolie, il aimait l’époque des enfants à la maison. Il tend la main vers la tarte aux prunes du jardin cuite ce matin. Sa couleur, son parfum, sa saveur se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les voix distillées en la vallée, les pleurs de bébés au loin. Sans doute quelqu’un, quelque part dans un hameau, une ferme isolée, cueillant des champignons ou ramassant du bois mort en forêt, pense-t-il : « tiens, il y a un goût de tarte aux prunes dans l’air, ce soir… »

Le scribe récepteur, l’avoir lieu

« J’avais pour ambition de créer une intimité entre les phrases et la sensation. Je croyais mon avenir dissimulé dans les interstices flagrants de leur relation ; je cherchais à l’orée de la page une architecture capable d’accueillir ma nudité essentielle. (…) Je devais écrire afin de fabriquer un lieu pour mon corps » a-t-il souligné dans un livre de Lisa Robertson. Oui, lui aussi, probablement, un lieu pour son corps. Pour son corps aveccelui des autres. Un lieu pour tous les corps. Mais plus sûrement, plus simplement surtout, pour « avoir lieu » (Laura Lamiel), pour qu’à travers le brouhaha de toutes ses cellules, le « avoir lieu » global du vivant, polymorphe, polysémique, convergent et divergent à la fois, grappille, absorbe, emporte et conforte l’instant de singularité qu’il expertise, son infime parcelle de vie à lui. Sans autre but finalement que de participer, à l’aveugle et à l’échelle individuelle, à la convocation souterraine de l’humus culturel immémorial et les réflexes qu’il déclenche, réflexes à retraiter, interpréter, transformer, métaboliser, rejeter dans l’atmosphère (comme l’arbre rejette de l’oxygène). A l’aveugle parce que les objectifs rationnels qu’il se donnait – écrire tel poème, une pièce de théâtre, un échange épistolier, projeter tel livre, tel récit, se créer une place dans l’univers littéraire – n’étaient jamais rien d’autre que des prétextes pour le récepteur anonyme qu’il était face à la feuille de papier, au cahier ouvert, à la machine à écrire, au clavier d’ordinateur, autant de supports et outils qui attendaient ses contributions. Juste des manières humaines de capter les ondes propagées par toutes les créations culturelles antérieures que sa sensibilité, cherchant l’inspiration, traquaient, ramenaient au plus près de sa conscience. Avec ces fils épars, il travaillait, à la manière d’une couturière improvisant au départ d’un patron, courbée, indifférente au jour et à la nuit. « Le « récepteur » ne peut que transformer le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement ; etc.), et même, dans certains cas, à le rejeter ou le refuser. » (p.371) 

Le réel et l’écriture kayak

Généreusement et souvent, il écrivait, comme on donne son sang, il était transporté dans des isoloirs d’écriture, et ça coulait. Invité à pratiquer la plus grande liberté dans l’accommodement des matériaux culturels lui passant par la tête, il rédigeait sous le contrôle d’une instance invisible, placée derrière le miroir, en situation d’examen, de supervision, tout inoffensif et obscur soit-il en tant que plumitif, à vrai dire microscopique, nano-plumitif. Placé quelques fois sur le grill d’un éclairage violent, déshumanisant, minéralisant, de dévitalisation totale : avertissement qu’une ligne dangereuse était ou allait être franchie. Mis en cellule pour pisser de la copie sous surveillance disciplinaire – extérieure et intériorisée – car tout jeu de langage peut certes conforter ce qui est mais tout autant inventer d’autres rapports au réel, « distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc. » (p.504), écrire c’est sans cesse avoir accès à « la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépendamment de la réalité à laquelle ils renvoient » pour « une mise à distance de cette dernière »… écrire, même dans la plus stricte solitude – consentie, imposée – c’est accumuler et orienter des données culturelles, selon des initiatives personnelles ou en s’affiliant à des démarches communautaires, en vue de s’assurer un « stockage d’informations et de connaissances » qui sont des « moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel) » (p.514). Se ménager la possibilité d’une évasion. Une activité intensément politique où n’a cessé de fluctuer sa recherche du bon positionnement par rapport au réel, cherchant des ouvertures, reflué ici ou là, heurtant des forces de l’ordre et, dans l’ensemble, glissant, éprouvant les mêmes sensations corporelles, tumultueuses et euphoriques, que jadis dans son kayak, sur les rivières, se préservant en un sillage tracé entre deux embarcadères, manipulé par les différents courants ; de même allait son fil d’écriture personnel, son style comme on dit, malgré tout, travaillé par des enjeux qu’il ne maîtrisait absolument pas, saoulé qu’l était de « poésie », surfant sur des flux de « phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques, etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes habitats ; etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.). » Mais incapable d’instaurer un droit de propriété sur quoi que ce soit lui passant par la tête, juste participant à la récolte des pollens éparpillés d’expériences esthétiques et cognitives de tous les temps, participant à la production de la nécromasse noétique, disait Bernard Stiegler, au même niveau qu’un ver de terre dans un compost. Et engrangeant ou encaissant – au fil de l’accumulation de pages écrites, de textes plus ou moins aboutis, de fatras d’ébauches -, les angoisses, incertitudes, déchirement et rarement états de grâces, illuminations, gratifications liés aux « écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action » qui « sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnels ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifique) positives. » (p.371) Vivant, par l’écriture,  dans cet état permanent de transformation tant négative que positive, valences non départagées. Ces transactions se déroulant essentiellement en dehors de toute configuration pédagogique rationnelle, avec un maître et un-e élève, mais au sein d’une masse indistincte d’émetteurs et de récepteurs diffus, mélangés, morts et vifs, agissant à travers ce que chacun et chacune, au quotidien, absorbent comme images, textes, musiques, formes, savoirs…

Le cabinet de verre, l’écritoire passe-muraille

Il se revoit principalement – dans ses rêves nocturnes ou ses méditations lâches crépusculaires, ébauche de bilan de ses actes – assignés dans d’étroits cabinets de verre, agencés pour extorquer de lui du verbe, des confessions, des visions, des interprétations du monde, le fil narratif d’aveux sans queue ni tête (l’obligation de satisfaire l’inquisition débouche sur des inventions, des fictions susceptibles de rencontrer les attentes des institutions en surplomb et qui ne servent qu’à masquer ce qu’on a été, à effacer toute trace de son vécu engagé). Il y est souvent face à un miroir sans tain. Je ne vois pas vers où je vais, ce que je cherche à élucider, à scruter, disséquer, et qui me regarde, m’observe, m’étudie comme on étudie une bête dans un laboratoire, et c’est bien ce que je fais quand j’écris, je me réfugie derrière la surface et me regarde écrire, scrute ce qui se passe au cours de l’écriture. Les mots, les phrases, les métaphores, les expressions, les images, autant de fines nervures que j’extirpe de moi, que j’élance dans le vide pour me recoller à la part d’être, cachée derrière les parois du labyrinthe des désirs, et qu’une force mystérieuse exploite pour me faire parler, chanter. De cela, de cette vie d’écriture, il reste des décors. Une table. Des pièces à conviction. Des objets intimes dont la provenance et l’utilité sont malaisés à décrire objectivement. Il le faut pourtant. Parfois, il n’y a qu’une table nue, luisante, et au sol des volumes livides, cadavériques, empilés. Des registres dont il faut rendre compte. Le sol est quadrillé de néons, on dirait une cabine conçue pour flasher l’ombilic de l’être, le dissoudre dans une lumière inhumaine. D’autres fois, au centre, des bouquins anonymes, vierges, sans titre, sans auteur, sans pages imprimées, juste une masse reliée de pages blanches irradiant une lueur aveuglante (celle invoquée pour représenter un passage vers l’au-delà). Il s’agit justement de restituer ce qui a été effacé et d’expliquer pourquoi, comment, par qui a été gommé le contenu du livre. Pour éviter quoi, pour échapper à quoi ? Des formes insolites, inexplicables – gants retournés, coiffes chiffonnées, taxon non identifié, autre forme du vivant -, mises sous vide dans des cubes transparents. Minces carnets. Tasses de café. Lampes de bureau braquées sur des livres en gestation. Sur le dos d’une chaise, des étoffes blanches comme neige, des parures d’anges disparus, scintillantes, matelassées, duveteuses, ruissellement immobile de douceurs enveloppantes. Dépouilles. D’autres cellules sont plus fournies en éléments narratifs. Livres ouverts, lecture en cours. Bics, crayons, verre, bouteille, flacons transparents, roses, la forme d’une idée à saisir. Des objets trouvés exposés comme fragments d’une histoire à reconstituer. Une archéologie en cours. Des bibelots. Des boîtes en bois (évoquant des boîtes d’insectes ou des cadres retournés, superposés, en colonne), des boîtes métalliques (du genre où l’on fourre toutes sortes de bribes insolites, échouées sur les plages, sous les meubles, dans les caniveaux). Du fil de cuivre enroulé. Des volumes emballés de tissu orange. Des allumettes. Des morceaux de tuyauteries en métal. Tout un inventaire soigneux d’objets et d’outils – statufiés, magnifiés -, utiles à la réalisation d’un travail. Ce dernier n’est pas explicite. Et ni l’usage ni l’utilité de ces objets ne sont réellement connus. Ca reste hypothétique. Le « à quoi ça sert » reste en suspens, à chercher. Peut-être cet inventaire signale-t-il l’échec d’une tentative, un alignement mortuaire de ce que fut une vie consacrée à une recherche inaboutie, le signal d’un déménagement vers le vide, l’effacement de quelque chose d’arrêté, muséifié ? Tout cela, aussi, avec de derniers signes de vie, dans une sorte de nacelle de verre, aux rideaux de tulle agités par le vent, et voyageant entre différentes pièces, fusion d’un établis de bricolage, d’un cabinet d’archiviste, d’un atelier de peintre, improbable vaisseau spatial passe-muraille temporel, fracturant les murs, voyageant entre intériorité et extériorité, passé, présent et futur, façonnant images et écritures afin d’agir sur les forces adaptatives de l’organisme, le doter de ce qui lui permettra de traverser la catastrophe.

Carottage culturel et encre invisible

En ses rêves, nuit après nuit, il parcourt une enfilade de cellules où s’expose, selon des agencements sans cesse changeant, son matériel d’écriture, les attributs de sa vie de scribe, les outils utilisés pour fouiller l’accumulation culturelle – la sienne, résultant de ses expériences personnelles, mais de plus en plus, avec le temps, le dépassant, montant en lui par pompage et capillarité, l’accumulation culturelle de tout ce qui l’a précédé, propre à l’espèce à laquelle il appartient, et pas cet héritage dans toute son amplitude, bien entendu, sans quoi sa tête éclaterait, mais un carottage singulier de cette totalité héritée, de la superficie au plus profond, du plus immédiat au plus éloigné. Son temps de vie, son travail finalement, a consisté à explorer les sédiments de cette carotte, les interpréter, les transformer en matière organique à lui, en une forme écrite – dans ses neurones, sur papier puis sur écran – afin de contribuer à une capitalisation hétérogène – pour le coup, dans un vrai cloud – et en rendre possible l’appropriation par d’autres. Écrire, gribouiller, grifouiller, les actes qui le résument, par quoi s’est exprimé son conatus, pour défendre son lieu et s’accorder avec l’avoir lieu, à chaque seconde… Mais quoi. Qu’a-t-il écrit ? Ou qu’a-t-il désécrit ? Il ne se souvient de rien. Ne peut citer aucun titre, aucun sujet, aucune phrase, aucune métaphore à lui, aucune publication. Comme s’il avait accompli une tâche répétitive, durant des années, sans tout à fait comprendre ce qu’il faisait, à part que c’est ce que le vivant lui assignait comme rôle, attraper en lui les réminiscences d’œuvres culturelles, les nommer, les consigner, les distribuer, les faire passer (décortiquer le carottage effectué par sa sensibilité à travers l’accumulation culturelle humaine). Peut-être ne lui avait-on donné que de l’encre invisible, factice, peut-être l’avait-on condamné à faire semblant, sans qu’il en prenne conscience  !? Mais ce n’est pas grave, car il a aimé ces petites chambres de verre où son moi se désossait.

Isoloir matriciel, apesanteur charnelle

S’y agrègent d’autres souvenirs de parenthèses sanctifiées où il échappait à tout, se retrouvait dégagé de tout, hors du temps, de toute contingence. Par excellence, et malgré la honte et la culpabilité qui en résulte rétrospectivement, dans certaines cabines minables de bordels. Avant de franchir la porte, la déambulation devant les vitrines. Parmi une foule de mâles, en manque, complexés, culpabilisés ou fanfarons, pervers assumés, jouisseurs décomplexés, mineurs excités, souteneurs paradant. Et l’agitation intérieure, la tentation maladive, le débat moral, la fustigation des interdits, le pour et le contre lamentable, alternance cliché de sermons et d’exhortations à se libérer de toute pudibonderie. Malgré tout ce qu’il sait sur les dessous de la prostitution, l’emportait souvent un romantisme arriéré, lié au goût des poètes pour les putains, le mythe de la sainte pute. Dans le trouble, la palpitation, se jeter à l’eau, franchir la porte, une soudaine et violente accalmie, celle que procure une addiction quand elle comprend qu’elle vient d’obtenir gain de cause. Ivresse.  Après la transaction pathétique – qu’il cherchait à rendre humaine, mais qui revient ni plus ni moins à acheter un corps pour un temps délimité et à défini techniquement ce qui en est attendu, stipulant la ou les postures préférées, leur enchaînement, la durée, le montant -, il y avait alors quelques minutes, seul, à poil sur une couche de fortune, un décor kitsch baigné dans une lumière de boîte de nuit, à attendre que la femme le rejoigne, et c’était l’instant le plus délicieux, toutes les tentations évanouies, plus besoin de rien, toutes défenses désarmées, et surtout, il était dans un coin où personne ne l’imaginait, indétectable, hors de tout radar. Disparu. Une apesanteur paradisiaque en plein cœur du sordide, revoyant sa vie différemment, marchant à côté, sur une voie de garage, une enclave, il n’était plus rien, comme d’avoir par mégarde appuyé sur le bouton reset et attendant ce qui va se passer. S’immergeant ensuite dans une peau lisse, infiniment satinée comme les rivages d’une jeunesse éternelle, impersonnelle à force de marchandisation, de caresses tarifées, dépersonnalisantes, l’assignant à incarner le plus vieux métier du monde au service des mecs, une sorte d’essence charnelle sublimée où s’exprime, sans âge, le rôle de soin dévolu aux femmes, la fonction consolante, le réconfort à apporter aux troufions en permission, mais surtout la domination sexuelle depuis la nuit des temps du masculin sur le féminin. Et il sombrait dans cette compassion matricielle, tendresse infinie, libéré de tout devoir d’écriture, étreignant la foule de ses chères disparitions, s’effaçant dans l’estuaire d’une vaste peau sans empreinte, (destinée à être vendue à toutes sortes de gens et s’adaptant à toute sorte de désirs stéréotypés, une peau caméléon en quelque sorte). Bien entendu, comme chaque fois que se reconstitue un bout de maraudage au jardin d’Éden, la chute en est rejouée aussi, dans un second temps, dès les retrouvailles avec le trottoir, expulsé loin du bercement maternel. « Entrer en oscillation, au rythme de la respiration maternelle, comme quand on reposait sur son sein. Et celui-ci était plus gros que ta tête. Mais où, s’il te plaît, où trouver un sein pareil ? Disparu dans un éclair de lumière noire. Et le balancement entre ses bras, quand elle te berçait pour t’endormir, où le trouver ? Et l’on voudrait qu’il s’endorme à présent sans ce balancement dont le souvenir est resté gravé jusque dans ses os, jusque dans ses nerfs ? » (p.218)

L’écriture régurgitée

Dernièrement, au bistrot du village, il trinquait et conversait depuis un certain temps avec quelques habitués quand le barman lui a soudain demandé : « tiens, en faisant une recherche sur Internet, je suis tombé sur ton nom, un texte, puis plusieurs textes, une sorte de blog à l’ancienne, c’est toi ? », il est à cet instant, distrait par un vieil homme traversant la place du village, sur sa bicyclette, poitrail à nu, cheveux gris, saluant les habitués assis sous le platane, il se demande si ce n’est pas Louis Julian, ce personnage qu’il adore, rêve de rencontrer, paysan vigneron cycliste, en marge, incarnant la vie qu’il aurait aimé vivre, puis revient vers son interlocuteur, lui adresse une vague moue étonnée, perplexe, l’air de dire, « j’y suis pour rien », avec le sentiment approximatif d’être rattrapé par quelque chose d’enfouis, quasiment « vieilles casseroles », surpris en tout cas, et pensant « tiens, ça existe toujours, ça n’a pas été mis aux oubliettes !? », mais se contentant d’interroger le barman, « c’est pas Louis Julian qui vient de passer, on est dimanche, son jour de vélo !? ». Plusieurs jours après, poursuivi par cette exhumation probable de ses écritures, il a exhumé son ordinateur, réactivé une connexion, retrouvé des automatismes d’humain connecté, il a cliqué le lien évoqué par l’homme au bistrot, il y est retourné donc, il a retrouvé le site, a commencé à relire des fragments, pour s’avouer ne rien reconnaître. Il doute que cela puisse avoir émané de lui. Il se glisse dans ces textes. Les relis. Ne retrouve rien qui lui parle (pas comme quand il feuillette les albums photos). Les livres évoqués, les expositions racontées que le narrateur a traversées, rien, aucun nom, aucun titre, aucune citation, rien ne lui semble venir de lui, avoir été vécu par lui. Il reprend ces textes, les copie-colle dans de nouveaux fichiers et s’y plonge, en éprouve à peine un imperceptible sentiment de déjà vu, déjà connu, dont il s’empare, au bout de quoi il lui semble voir briller une lueur de retrouvaille, reflets des lointains isoloirs de verre, il se synchronie avec le cours des textes, calque sa respiration sur leurs fils narratifs et les transforme, les réécrit, les augmente de digressions et bifurcations. Les livres cités, les auteurs et autrices présentés, les œuvres décrites, il les traite comme des productions imaginaires, fictives (au même titre que les peintures et les musiques dans La recherche inspirées de réalisations réelles), des inventions dont il peut faire ce qu’il veut, sans se soucieux de vraisemblance avec des productions artistiques avérées. Il replonge là-dedans et en revêt les lettres-mots-phrases-sons-images comme on s’affuble de défroques trouvées, cherchant à ressembler à quelqu’un, se mettre dans la peau d’un autre en espérant, par mimétisme, épouser ses manières de sentir, de penser. Faire diversion. Happé, passionné par ces kilomètres de caractères imprimés, serrés, dont il aurait pu être l’auteur dans une autre vie, il ne sait si les sentiments de familiarité que cette lecture éveille découlent du fait qu’il y reconnaît des traits de sa biographie, des expériences effectivement vécues ou si ce déluge narratif ne déclenche rien d’autre qu’une vague sensation de similarité ordinaire, arbitraire, reliant divers phénomènes du réel et permettant de les identifier, de s’y intéresser. « (…) notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger. Qu’on ait affaire à des convergences comportementales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à la filiation, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. » (p.272) Le récit répétitif et interminable d’un anonyme errant, chimérique, à travers divers lieux d’art et de culture, poussé par le contenu d’ouvrages lus, de paysages traversés, de vins dégustés, de musiques écoutées, soulève en lieu assez de résonances, d’impressions d’avoir vécu des choses similaires pour y greffer de nouveaux développements, prolonger des interprétations qui n’étaient qu’esquissées, ajouter rebonds, digressions, augmenter le lacis parcouru d’autres horizons référentiels (des œuvres dont il se souvient, ou qu’il a envie d’inventer et qu’il associe à celles citées dans le texte), travail de palimpseste.

Toiles trouvées, éclats de guerre, champs de batailles

Ce faisant, il dégoupille au cœur de ce délire graphomane, une anxiété qui ronge les phrases, une désespérance sourde qui, au contact de ses neurones inquiets, se révèle explosive, décuplée par l’angoisse de ce qu’est devenu le monde humain.  Réécrivant, retouchant, il agit tel un peintre qui reprendrait les toiles de ses débuts pour les assombrir de plus en plus, les tourmenter radicalement. Cette sorte de roman interminable, décousu, filandreux et nébuleux de la médiation culturelle au siècle passé, rédigé par un homonyme égaré, ayant porté le même genre de préoccupation que lui, à savoir agir par la culture pour changer le monde, rendre possible une autre évolution ou exaptation de l’espèce, ça l’épate par son optimisme, son contre-courant obstiné.  Car, au fond, « Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? (…) N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? » (p.473)

Il réécrit, écrit sur du déjà écrit, c’est irrépressible, et ouvre les vannes d’un désespoir sans fond, ne sait plus à quel saint se vouer, impuissant à rendre compte de ce qui se passe, en lui et autour de lui (une vie singulière emportée l’air de rien par un effondrement en cours qui allume en de multiples régions, d’innombrables guerres de factures différentes). Il se souvint, à propos de guerre, de quelques peintures dans l’atelier d’une amie, à terre, adossées contre le mur. Le grand-père, peintre, en 1918, avait fait le voyage jusque Ypres pour voir l’horreur et la peindre. Besoin irrépressible de constater, établir les faits, témoigner. Sur des bouts de carton (régime d’économie, de restriction). Le tout est d’une étrange verdeur, tremblée, éclatée. Comme les premières teintes d’un printemps chétif, hésitant, irréel, écorché, refusant de revenir, n’ayant la force que de pointer ici ou là dans la boue, la poussière, sous une lumière crue, l’azur implacable. Les couleurs de la palette sont elles-mêmes effrayées, pâlies par l’innommable, les pigments agités, déstabilisés. Le coup de pinceau est fébrile, électrique. Comment regarder ça !? Comment le peindre !? Et en même temps, ces cartons peints éclaboussent une étrange jubilation comme si, inconsciemment, le peintre y touchait une catastrophe au cœur même de la peinture. (Le plus important, c’est cette «catastrophe secrète» qui affecterait l’«acte même de peindre au plus profond». Pourquoi l’acte de peindre passerait-il par le chaos ? Parce que «quelque chose doit en sortir» : et «ce qui en sort, c’est la couleur». – Robert Maggiori, Libération, dans un article sur Deleuze et la peinture) Sol labouré par les bombes où se mêlent débris de barricades, vestiges de troncs d’arbres et croix sommaires, instables, à l’emplacement de corps hâtivement enterrés. Champ de ruines, paysage de gravats, confusion entre rivière et berge, tout est retourné, sans repère, toute perspective écroulée, les paysages ne mènent nulle part, terminus. Pour un paysagiste, c’était comme de peindre la fin du paysage, son agonie, son enterrement. Mais en train de se produire. C’est tout frais, tout chaud, fumant. La pierre et le ciment ont ici les reflets roses d’un réel se vidant de son sang, là l’aspect cireux des masques mortuaires, au loin, les plis livides et lourds de linceuls tourmentés. Contrairement à la peinture de Didier Mahieux qui est l’empreinte à postériori d’un champ de bataille reconstitué, imaginé, une remarquable archéologie plasticienne. Une mémoire après-coup de la dévastation convulsive. Pas exactement : elle atteste que l’auteur a sans cesse, en tête, l’image du sillage meurtrier, massif, reliant passé, présent. En l’admirant, fasciné par les ruines qu’elle montre, une sorte d’écriture de l’histoire bousillée, raturée jusqu’aux tréfonds, il ne put que constater qu’il vivait sans cesse en bordure de ces champs de bataille. Une dune, une plage de débris indescriptibles, des flots rachitiques au loin, un ciel définitivement brouillé, un astre approximatif, étouffé, et dans la charpie laissée par les bombardements, les mines, les corps-à-corps, des formes géométriques orphelines, alignées pour un décompte macabre, des vêtements vides, alignés, fantômes aplatis au sol. C’est bien à une écriture des tranchées qu’il s’est consacré, cherchant à rejoindre ses ramifications de résistance, invoquant ses protections, ses abris de fortune.

Pierre Hemptinne

Le cycle des sources et viscères (récit)

Fil narratif tissé à partir : An-My Lê, Galerie Marian Goodman – Aharon Gluska, Silent Blue, Galerie Lazarew – Heather Dewey-Hagbord, Imprimer le monde, Centre Pompidou – Dave Hardy, Neck Pillow, Galerie Christophe Gaillard – Éric Alliez, Maurizio Lazzarato, Guerres et Capital, Editions Amsterdam 2017 – Paysage d’enfance, passantes…

Des photographies sortent de leurs cadres, immenses. Le regard s’y balade en flottant, en fouinant, dans une réalité diffuse, mélangée, difficile à saisir, sans noyau. Il y débusque, à la manière dont émergeraient des signes archéologiques d’une vie antérieure, des fantômes de guerre dans le corps de la ville. Comme des choses évidentes, au milieu du chemin coutumier, contre lesquelles on se cogne par inadvertance sans tout de suite réaliser ce que leur présence signifie. Des objets de culte sans âge ayant traversé les civilisations, archaïques et futuristes. On les prend d’abord pour des détails, elles ne quittent plus l’esprit une fois repérées, et elles deviennent primordiales. C’est un ferment mémoriel qui travaille, à leur insu, les êtres, les bâtiments, façonne les imaginaires, fournit modèles d’identification et repoussoirs banalisés. Monuments commémoratifs, exaltant les grandes figures de chef ou reconstitution de scènes guerrières, orgie d’héroïsme et de boucherie, pour l’industrie cinématographique qui en raffole. Les traces de la guerre de Sécession parsèment encore de manière vivace l’Amérique, reprenant tous les éléments du quotidien dans la trame du récit national dominant, parmi les paysages et scènes qui attestent d’une certaine permanence et emprise de l’héritage du Sud. Champ de cannes à sucre, sortie de messe, travailleurs anonymes, tout continue comme avant, rien ne change. Comme si, la guerre en tant que telle terminée, elle se ramifiait dans le présent sous de nouvelles formes, sur les écrans, dans les souvenirs, dans la répartition sociale des espaces et des tâches effectuées. D’autres grands panoramas noirs et blancs survolent le théâtre désert où s’entraînent les Marines, préparant leurs interventions en Irak ou en Afghanistan. Cela se passe en Californie, mais le terrain est impersonnel, cela pourrait être n’importe où. Les imitations de logis sont succinctes, baraques symboles de l’universelle violation de l’espace privé, destruction radicale, systématique de toute chambre à soi, transplantation au niveau mental de l’ancienne tactique de la terre brulée. La simulation de scènes de guerre se fond dans le paysage, camouflée, presque intégrée à la topographie, presque naturelle. Dans cet espace sans frontière, sans singularité déterminée, anonyme, cela donne l’image d’une armée qui pénètre partout, invisible, engagée dans une constante guérilla sans objet ni lieu définis. Où finit l’entraînement où commence l’engagement réel, la rencontre concrète avec l’ennemi ? Partout, y compris là où l’on se trouve. Du reste, dans la rue, sur les quais de la gare et du métro, les mêmes commandos patrouillent. Si cela finit par sembler normal, ce n’est peut-être pas tant par habitude de les côtoyer que parce qu’ils correspondent bien à un état de guerre permanent, latent, qui ne dit pas son nom, mais qui traverse les corps et les esprits. Via la fragilité des vies et l’insécurité économique qui menace tout le monde. Via la concurrence et la compétitivité élevées au rang de priorité absolue à tous les niveaux de la survie. Mais aussi avec l’impression taraudante qu’il n’y a pas d’issue à la crise climatique, que l’homme a épuisé ses capacités à penser autrement ses modes d’existence. Menaces et périls collent à la peau. Quelque chose s’emballe dont le gouvernement des hommes n’est plus maître et qu’il ne peut convertir en aucune victoire, sans aucun vainqueur humain sur qui que ce soit. C’est quelque chose de sans fin, ce n’est du reste plus important, ce qui compte est que la machine fonctionne par elle-même et, qu’au passage, les mieux placés puissent exploiter, rentabiliser les frayeurs et désespérances qu’elle suscite. « Le « sans-limites » de la guerre industrielle, l’illimité de la destruction, se transforme dans le nouveau paradigme en sans-limités de l’intervention dans et contre la population menée au nom d’ « opération de stabilisation » participant d’un système de pacification globale où la guerre ne peut plus être « gagnée ». (…) L’ennemi est moins l’Etat étranger que l’ « ennemi indétectable », l’ « ennemi inconnu », l’ennemi quelconque qui se produit et se reproduit à l’intérieur de la population. Cette nouvelle définition de l’ennemi émietté, éparpillé, essaimé (c’est-à-dire mineur) émerge dans la littérature militaire après 1968. » (p.357) Cette ambiance encourage licence et sentiment d’impunité. Comme précisément en tant de guerre, dans des situations désespérées qui semblent sans issue autre que l’anéantissement, quand il n’y a plus rien à perdre plus rien à gagner, que la morale s’effrite et que certains esprits se lâchent, se disent que ce serait trop bête de ne pas en profiter, de continuer à se brider, qu’il est temps de jouir sans entrave et sans vergogne, d’exalter la possession de tous les petits bouts de vie qui leur tombent entre les pattes. Basculer en prédateur ivre d’impunité.

Il y a bien sûr d’autres formes de permanence dans les paysages que celles de la guerre, d’ampleurs plus réduites, à l’échelle de biographies individuelles. Ainsi, revenant dans la vallée de son enfance, plusieurs dizaines d’années après, il y trouve à la fois tout défiguré, bouleversé, et en même temps, sous la couche des transformations visibles, en grattant un peu, il atteint une configuration absolument préservée. Il ressent une sorte d’arrêt du temps, arrêt sur image. Celle-ci, d’abord, vide des personnages qui l’animaient jadis. Mais ses souvenirs peu à peu vont les faire revenir, les replacer dans leurs décors familiers, auxquels sa mémoire n’a cessé de les associer. Quand il arrive sur le halage, verdoyant, les haies allumées de floraisons printanières mêlant leurs arômes au parfum de l’eau douce qui s’écoule dans son lit paisible et puissant, l’exalte et lui met les larmes aux yeux. Rien ne lui évoque de manière plus précise ce qui a été, une sorte d’Eden. Et en même temps quelque chose qui, depuis, ne cesse de passer, surgir, par intermittence. Comme une messagère du fleuve qui se présenterait, s’emparerait de lui. Car ces senteurs de l’eau (il préfère parler de senteurs au pluriel) lui évoquent les nudités amoureuses, idéales, idéelles, corporéités fourmillantes renvoyant à des entités réelles mais intégrant d’autres beaucoup plus virtuelles – les unes et les autres en miroir, se réfléchissant, se fécondant l’une l’autre, se multipliant dans le désir délirant – et contre lesquelles il a toujours aimé se blottir. Ces étreintes elles-mêmes lui rappelant le choc émotionnel de plonger dans le fleuve et de s’y sentir, sous la surface, accueilli dans un autre monde, dans l’invisible et l’invisibilisant, à l’abris de tout, débarrassé, percevant comme toujours à vif, intact, cet instant de venue au monde où il se sent ténu, vierge, désarmé. Aléatoire. Instant de passage où il se demande, l’instant d’autonomie respiratoire sous l’eau, s’il ne va pas émerger tout autre, et en un tout autre site du vivant. Semer les poursuivants. Changer. Passer ailleurs. Plongeon dans le fleuve ou dans la chair, pour une même impression, quand il coule dans l’ouverture mouillée, bouche enfouie dans la chatte ou membre aspiré dans le fourreau, source autour de laquelle les corps s’enlacent et commencent à vivre, essaient leurs premières secousses et ne font plus qu’une seule peau plurielle, cartographie moite aux contours inexplorés, aux tissus qui se ramifient à l’infini, un peu plus à chaque décharge électrique de la fusion, allant du plus incarné au plus évanescent, du plus vierge au plus usité… Naissance de tous les fleuves et rivières.

C’est dans ce fleuve qu’il a appris à nager avec son père. Sur ces flots qu’il a passé des heures et des heures à caboter, ramer, dériver, plonger, traverser, accoster, rêver avec le fleuve, la terre ferme larguée, isolé, petit canot mobile circulant de rive en rive, louvoyant fasciné par les contours d’une île, ses berges boueuses et herbeuses, roncières, trouées de terriers, encombrées d’arbres morts où guettent bergeronnettes et, plus fulgurants, martin-pêcheur. Le besoin de dérive volatile, soumise au courant et ses caprices, s’enracinant en lui à jamais, manière de voir, de sentir, de se projeter, de caresser. Son être fluvial. En toile de fond, un rideau impénétrable de forêts et solennels, dominant la vallée et ses habitants, vivants et morts, les rochers mosans avec ses fourmis alpinistes. L’ensemble revêt des allures de tombeau à présent que ses parents, gages de la vie heureuse écoulée dans la vallée, ont disparus, retournés à la terre. Ces éléments naturels imposants, bien articulés entre eux, rochers, forêt, fleuve, coteaux, île, sont les garants d’une fixation de tout ce qui a été éprouvé ici. Ils se sont transformés en monuments commémoratifs, naturels. Son bonheur vécu ici continue à briller, inaltéré, figé. Manifeste, toujours rayonnant, et néanmoins matière inerte, inaccessible, il ne peut y revenir, l’accès en est bien condamné, c’est du passé. Il songe alors à certaines toiles d’Aharon Gluska, présentant un quadrillage de lignes obstinées, régulières bien que brouillées, barbouillées. Elles sont constituées d’innombrables couches de peintures correspondant aux expériences successives que l’on fait de la vie, de ses colorations différentes. Des lattes ont été fixées pour préserver certaines zones de toute influence extérieure. Ensuite ces lignes directrices, théoriques, sont retirées et la peinture raclée, les étapes successives de la vie reviennent à la surface, se mélangent, cohabitent, déraillent l’une en l’autre, leurs écailles s’intercalent, s’éraflent mais restent structurées sur le vestige des portées d’une seule et même partition interprétée, avec de multiples ratés et fausses notes, mais une fois pour toute, sans retour en arrière. Peintures musicales qui résonnent du bourdon constant et bégayant qui nous accompagne d’un épisode à l’autre, variant selon l’acoustique des lieux et des rencontres. Mémoires striées, laborieuses, écorchées et sereines. Peaux tramées. Partition qui ferme ou ouvre qui montre un effritement qui dure, effritement comme mode d’existence. Lorsqu’après une longue journée de travail abrutissant, il se faufile au jardin, aux dernières heures du jour, il se vit en éponge sèche qui se gave petit à petit de tous les fluides qui irriguent l’écosystème du jardin, végétaux, animaux, minéraux. Le jardin est là bien réel et sous l’ombre de ses grands arbres, il est aussi une matrice virtuelle, fantasmée, dont les caresses atmosphériques épousent le souvenir des peaux embrassées. Les senteurs aqueuses, à l’heure de rosée, rappellent discrètement, presque transcendentalement, les plongeons dans le fleuve autant que le léchage et suçage de gorges et seins généreux, l’enfouissement en certains entrecuisses. L’horloge suspend sa course, les temps et les chronologies biographiques se mélangent et il récupère alors un peu de temps perdu. Enfin, illusion, il mesure plutôt la perte, il sort du déraillement dans lequel il était et retrouve son rythme de vie. C’est quelque chose de similaire qui se produit quand il foule le terroir de son enfance, tous ses organes asséchés par une vie trop éloigné de ses sources, humectent lentement leurs alvéoles, fouler comme on foulait le raison pieds nus enivré au fur et à mesure par les vapeurs du fruit, son jus, ses sucs. Comme il aimerait quelques fois, déséquilibré par le poids de la perte, du manque, comme d’un préjudice injuste, et comme on a appris sournoisement aux mâles de le faire pour compenser, fouler de ses mains les innombrables nichons qu’il devine et qui sautillent se dévoilent à moitié un peu partout, sous son œil aux aguets, tristement redevenant chasseur, dans la foule, au gré des trajets des passantes, les flâneuses, les voyageuses du métro, les serveuses de magasins ou de bistros, les saisir, les empoigner, les caresser, les titiller, comme son dû, objets flottants d’une narration dont il est le sujet, cette autre manière de perpétuer une sorte de guerre civile des sexes, développant l’étrange tumeur de la virilité qui instille la conviction qu’il serait normal de s’emparer du corps des femmes, de ce qu’elles montrent. Il se représente ce qu’il éprouverait à poser la main là, à enlacer des doigts le fruit, le galbe ferme ou détendu, à pincer le téton, et ce récit fantasmatique s’installe comme quelque chose qui lui donne le droit de porter la main sur la chair. Moisson de bourgeons. Le regret d’une femme transformant toutes les autres en immanence indistincte du manque, pouvant toutes, individuellement, se substituer, pallier la disparition, se prêter au rôle de membre fantôme aidant à se passer de ce qui a été perdu, jouer à fond l’organe de substitution. Il se sait aliéné par cette construction, téléguidé par un récit autoritaire qui trouve normal, naturel, de s’imposer à d’autres êtres, sans pour autant s’en dégager complètement. Toujours cette histoire de profit possible, même chimérique, qui pervertit le jugement. Eberlué quand la serveuse se penche vers lui, coiffure volumineuse, noire, bouclée, de nymphe sauvage ou de courtisane ébouriffée, visage lunaire comme poudré, romantique, grand cils noirs levés, lèvres incarnat, ingénues, parfaite résurgence du genre de lycéenne plus âgée dont il était amoureux sans oser approcher, échappée de sphères poétiques adulées, quasiment un spectre, et aujourd’hui telle quelle s’adressant dans son éternelle jeunesse à sa vieillesse, revenante, sa massive et jeune poitrine serrée dans un corsage de dentelle noire remontant jusqu’au cou, une seconde son cerveau déconnecté, électrocuté, presque portant la main aux fruits plantureux, avec l’illusion que rien ne les sépare de lui, étant autant formes de ce corps qu’entités charnelles épanouies dans ses souvenirs amoureux, une compagne cachée, spectrale dont la matérialité inattendue et soudaine lui reviendrait de droit. L’assiette posée, volte-face et il reste seul, un peu plus déphasé.

Cette permanence de l’éden perdu de l’enfance, dans le paysage à présent gagné et envahi par d’autres existences, n’existe que pour lui. Il la construit en continu. Il l’entretient, comme il entretient son jardin. Plus exactement, il la recompose sans cesse à partir des bribes qui se sont incrustées dans son cerveau, son métabolisme, devenant cellules parmi les autres. Non pas comme une réalité intangible, mais comme une hypothèse à sans cesse démontrer. Une fiction qu’il faut nourrir. Il a besoin que le site subsiste intacte, tel qu’en ses souvenirs. Cette activité de sauvegarde s’apparente à d’autres reconstructions maniaques, voire désespérées, tournées vers les vestiges d’autres vécus, l’attachement à d’autres figures. Par exemple les femmes désirées qui, dans les instants de manque ou de séparation, et selon l’image de Marcel Proust, prennent la place des viscères. « (…) Je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps ! » (p.119) Seulement, même après avoir été ainsi colonisé par les êtres aimés, regrettés, après avoir perdu de vue celles qui ont compté, qui ont façonné ses manières de désirer, de regarder avide les formes vivantes qui passent, guetter les yeux et leur âme brillante, il lui est impossible d’en convoquer l’image d’une manière stable, fixe. Il a perdu la netteté des traits. Les portraits sont flous, estompés. L’image en tant que telle s’est éparpillée en lui. Il doit sens cesse courir après les impressions, traquer les bribes, les cellules éparses pour reconstituer une figure cohérente, complète, qui lui procurera une nouvelle sensation proche de ce que lui faisait éprouver l’être réel correspondant, autrefois, mais tout en présentant une physionomie finalement différente, imprévue, propre à relancer le désir. Et ainsi, ce travail obsessionnel lui fait découvrir sans cesse des multiples des visages dont il cherche, mentalement, à revivre l’enchantement, l’effet paysage qu’ils lui procuraient. Il n’y a pas de souvenir exact mais une recomposition inépuisable de variantes. Activité qui, même sans l’espoir d’une nouvelle possession physique, est loin d’être désintéressée. Elle correspond plutôt à des manies spirites de prise de pouvoir à distance, s’acharnant à connaître toutes les combinaisons qui forment l’apparence et l’identité d’une personne. La pénétrer de loin, en secret. En quelque sorte, malgré la différence de contexte, cela ressemble au travail de Heather Dewey-Hagbord. Cette artiste prélève dans l’espace public des traces quelconques, mais organiques, que les gens laissent derrière eux. Un cheveu sur la banquette du métro. Un mouchoir en papier tombé par terre. Une rognure d’ongle. Un bâton de sucette qui a été mâchonné. A l’instar des inspecteurs qui, sur le lieu d’un crime, cherchent des indices et les prennent avec des gants pour les placer dans des sachets en plastique, elle ausculte l’espace public. Ces restes que l’on abandonne malgré soi, elle les soumet ensuite à une ingénierie scientifique sophistiquée, pour isoler les traces d’ADN. Et traduire cette écriture biologique des êtres en récit biographique. En effet, à partir des informations contenues dans ces ADN, elle isole des caractères et leurs évolutions possibles, fait l’hypothèse d’incarnations spécifiques et elle recrée des visages – des masques. Ainsi, elle fait surgir un visage qui pourrait être celui de la femme ayant perdu ce cheveu, ou ce poil, tel jour, telle heure, dans le métro ou ailleurs. Une métaphore artistique dont les manipulations complexes célèbrent la montée en puissance de « la transdisciplinarité entre logiciens, mathématiciens, statisticiens, physiciens, chimistes, ingénieurs, économistes, sociologues, anthropologues, biologistes, physiologistes, généticiens, psychologues, théoriciens des jeux et chercheurs opérationnels directement issus du domaine militaire, transdisciplinarité entrepreneuriale où les chercheurs, bien que directement subventionnés par l’appareil militaire, sont amenés à agencer des réseaux de technologue, de financeurs et d’administrateurs pour mener à bien leurs projets. » De cela, « il s’ensuit également un nouveau mode de gouvernementalité transversale à l’ensemble de la société, selon le même principe procédural d’optimisation du contrôle (par régulation d’un système ouvert tenant compte du facteur d’incertitude) et d’extension du domaine de circulation des informations. (Guerres et capital) Quel est le statut des masques réalisés par Dewey-Hagbord  et accrochés au mur comme des massacres ? Si réels, comme décalqués d’authentiques visages, et pourtant inquiétants comme des faces de cyborgs ou des visages apparaissant dans les rêves, censés représentés tel parent, tel personnage connu, et en réalité, pas tout à fait, peut-être les traits connus étant convoqués pour dissimuler quelqu’un d’autre, de moins bienveillant ou au contraire, de trop bienveillant. Des portraits ? Des empreintes mortuaires d’êtres vivants complètement artificialisés et embaumés par la captation et le contrôle optimisé de toutes les informations régissant leur vie singulière ? L’apparition de visages qui auraient pu être et n’ont jamais vu le jour ? Ceux et celles dont l’ADN a permis de construire ces figures y reconnaîtraient-ils, confusément, des âmes sœurs, des semblables dissimulés ? Des jumeaux, des jumelles ? Et lui-même, s’affairant à maintenir vivant quelques visages qui l’ont éclairé, qu’il a aimé, il ne peut le faire en exploitant les seuls vestiges enregistrés dans sa mémoire. Il doit sans cesse revitaliser ces traces en y injectant la vivacité de formes bien vivantes, mais pour lui impersonnelles, juste animales, qui lui passent sous les yeux, dans la rue, dans des films. Il y capte des ressemblances dynamiques, chaudes, et s’en sert pour animer les silhouettes conservées dans sa mémoire. Celles-ci petit à petit se transforment et constituent une galerie d’êtres virtuels qui lui tiennent compagnies.

« J’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps ! » Que dire quand les regrets, au fil de la vie, se multiplient, quand ils se sont substituées plusieurs fois aux viscères au point que ceux-ci perdent la réalité même de viscères d’origines ? Il lui devient même difficile de se représenter son ombilic comme structuré autour des intestins biologiques. Les viscères, enflés, encombrés d’humeurs avariées, dépressives ou exaltées, deviennent disproportionnés, comprimés, forment des plis monstrueux, adipeux, déformés par la digestion de tout ce qui vient sans cesse se déverser dans les blessures, les entrailles. Tantôt cicatriser tantôt envenimer. Toutes les couleuvres avalées. Alors, plutôt une masse centrale informe, dont dépend l’équilibre général, des strates qui travaillent l’une dans l’autre, bougent, se tordent, se gavent de substances réelles ou imaginaires qui prétendent soigner les manques et, finalement, les rendent florissants. Glissements de terrain autonomes qui n’obéissent plus aux fonctions organiques de l’être qui les héberge et les engendre. Il finit par s’y habituer, ça le berce même, tangage et roulis dépaysant parfois juste un peu vertigineux, et pourtant, il sait que le manque ne s’est jamais atténué, seul son ressenti est devenu banal, indolore, tellurique. Matelas et rembourrage qui se lovent se plissent se superposent se repoussent s’agglutinent au final, intégrant incorporant quelques éléments d’anciennes structures petit à petit avalés. Des lattes ou cloison de verre qui compartimentait les devenirs. Un crayon pour annoter. Le manque est devenu une corporéité massive en tant que telle, élastique, adipeuse, il a continué à croître, comme une tumeur qui attend le dernier moment pour éclater et devenir mortelle, plus exactement libérer l’heure de mourir, accoucher du point final.

Pierre Hemptinne

Visitations, résurgences et biens communs

Résurgence

Librement divagué de : Pierre Dardot et Christian Laval : Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle » (La Découverte, 2014) ; Laszlo Krasznahorkai, Guerre & guerre, Editions Cambourakis 2013 ; Thomas Monin, Aurora, col de Fambetou au Pic Saint-Loup (« Aux abords des paysages, métaphores ») ; Claude Lévêque, Le bleu du ciel, Rodez…
résurgence marte

À la nuit tombée, il observe un jardin accablé par la canicule, un verre de vin à la main. Il est loin de chez lui, posé là comme un corps étranger et, s’intégrant petit à petit à ce qui l’entoure, il entame déjà, malgré lui, un processus d’ancrage, presque une auto-fiction spontanée et gratuite. C’est à la mesure de ce sentiment d’être coupé de ses activités coutumières, suspendu, déraciné et désactivé. C’est presque délicieux, signe distinctif des vacances, et néanmoins non dépourvu d’appréhension. Interstice entre exaltation et abattement, nouveauté en perspective d’une part et renoncement à ce qui était en cours d’autre part. Les plantes, domestiques ou sauvages, sont exténuées, vivent au ralenti, réduites aux fonctions vitales minimales. La sécheresse les a presque complètement minéralisées et leur donne cet attrait irrésistible des choses lévitant entre le cadavérique et le sommeil habité de rêve. Lui aussi se sent résumé aux quelques gestes ténus qu’il effectue, retranché dans le peu que son organisme parvient à capter. Le temps de humer la surface du vin, les yeux clos dans cette intimité humide de l’ivresse, et, relevant la tête pour embrasser du regard l’étrangeté du jardin d’un soir, il étouffe un cri d’émerveillement. Une nuée de fleurs pâles, luminescentes et volatiles dans la pénombre, captant une brise imperceptible aux autres êtres, a surgi, là, à portée de main. Pâles et brillantes comme des ailes de papillons. Il n’y avait rien quelques secondes avant, rien que broussaille sèche. Ce surgissement a quelque chose d’infiniment délicat et de bestial, même si ce qualificatif semble exagéré, il est au plus juste de ce qui le frappe et révèle une relation excitante à la chose apparue. Comme par substitution, reliée mystérieusement aux désirs latents et polymorphes qu’entretiennent en lui les réminiscences de sa dernière expérience amoureuse, déjà enfouie dans le temps, disséminée, de plus en plus insituée, lui appartenant de moins en moins sans pour autant se dépouiller de son sens. C’était comme si ce qu’il craignait de perdre en s’éloignant de ses habitudes – de son cabinet de lecture où l’inlassable et balbutiante interprétation de textes atténue l’impact de la séparation – se manifestait à distance pour le rassurer. « Où que tu ailles, le fil des pensées qui te constituent, qui se nourrissent de toi et, allant et venant, en nourrissent d’autres ensuite, dans les airs, poursuivra son cheminement, ses recherches. » Il reconnaît dans cet éblouissement les pétales qu’il a mis à sécher, il y a quelques jours, avec l’idée de collecter les dessins floraux qui lui semblent illustrer le langage informel qui s’établit à distance avec la disparue. Pas vraiment un herbier, mais une collection de formes abstraites entre animalité, humanité, plantes, objets, bouts d’êtres hybrides témoignant de ces empathies qui l’effleurent, l’interpellent et l’invitent doucement à repenser les manières d’être au monde, respectueuses des essences inappropriables, défaisant les systèmes possessifs, inspirant des pratiques de partage, spirituelles, matérielles, en tout cas exploratoires, hors de toute linéarité et binarité. Désireux d’apprendre qui est précisément cette plante qui l’illumine, il fouille une flore, interroge des connaisseurs et apprend qu’il s’agit d’une onagre bisannuelle, dont un des noms communs est « belle de nuit ». Cette visiteuse inattendue, émissaire de l’amante évanouie dans l’univers, le réconcilie avec le départ et le mouvement, lui rappelle que le travail de langue qu’il poursuit n’a pas de lieu assigné, pas de cocon, pas de bureau, il est immanent au contact avec toutes les choses qui passent. Que ce soit à la table d’écriture ou à la dérive dans la visite vacancière d’autres pays, la fabrique continue, il n’en a d’ailleurs pas la maîtrise absolue, il n’en est qu’un maillon. « Le pouvoir qui est immanent à la langue, du moins aussi longtemps qu’elle est vivante, est celui de « faire émerger le nouveau » par voie d’autotransformation, c’est-à-dire de faire apparaître de nouvelles significations autrement qu’à partir d’éléments de signification déjà disponibles. » (Commun p. 442) Et c’est ce fil d’émergence du nouveau qui le relie à la disparue, la perte engendrant la réinvention, par le biais d’une correspondance imagée soutenue d’une discipline mentale cherchant sans cesse à dire, écrire, décrire en quoi les retombées de cette expérience modifient son réel, sa relation aux choses, se mêlant aussi, bien entendu, à toutes sortes d’autres influences contextuelles. Sans début ni fin.

Il chemine sous le soleil à l’intérieur d’un immense cratère qui pourrait figurer la béance mythique des songes. Il parcourt les sentiers tracés – parfois à peine dessinés mais fine survivance d’usages millénaires – sur les flancs de ce cirque, petit point perdu dans les couches géologiques dont la configuration actuelle, non clôturée, est le résultat de processus amorcés il y a deux millions d’années. Même pour un profane, ce que raconte le site sur sa formation, sur l’action du vivant à travers les roches, les gorges, les failles, les végétations accrochées en boules aux pentes calcaires lisses ou balayées d’éboulis, subjugue, enferme dans la peau d’un somnambule traversant un paysage lunaire. Récit tellurique multidirectionnel. L’origine de ce qui est là sous les yeux est ce qui s’est formé aux fonds des océans, sédiments se transformant en roches, marnes, dolomies, selon une échelle temporelle qui ne peut que rendre ridicule celle de l’humain qui y chemine. La configuration actuelle résulte de poussées magmatiques qui firent émerger des eaux un vaste plateau que fracturent ensuite des mouvements tectoniques. Des failles s’ouvrent. Il faut encore des millions d’années pour que l’érosion, en fonction des ruissellements évolutifs et de la nature des roches, mène à bien son travail de modelage (momentané). Sans être capable d’identifier précisément les différentes traces de cette histoire, en cheminant dans cette espèce de cathédrale souterraine à ciel ouvert, il se fait pèlerin processionnel célébrant la création non divine de la terre. Perdu dans les circonvolutions du cirque pétrifié par le soleil, marcheur de l’intérieur, méditant l’organisation et le devenir de ses propres couches sédimentées qui forgent sa petite histoire et qui, mises en contact avec la puissance évocatrice d’un tel environnement naturel, lui rappellent n’être qu’un grain dans l’immensité, tous les devenirs, infimes ou immenses, placés en miroirs, imbriqués. Ses pas réguliers dans les cailloux et la poussière, la lumière aveuglante, le regard happé par le vide circulaire l’engourdissent d’une douce hypnose, l’impression de descendre le long des parois tantôt arides tantôt boisées, comme suivant le pas d’une vis tournoyant vers le gouffre des désirs enfouis. Il n’est qu’un touriste qui en croise d’autres dans ses pérégrinations, mais il est aussi, isolé, refermé sur lui-même, un égaré effectuant une descente orphique. Son corps ainsi que tout ce qui l’entoure s’enveloppe d’une légère transe onirique, de cette volupté qu’il éprouve quand, plongeant dans le sommeil, il cède à une raideur cadavérique aux confins de la fabrique du rêve, là où les sens sucent les racines de l’irréel.

Cette indolence ambulatoire est déchirée de temps à autre par des apparitions, ténues et éparpillées dans le paysage même et qui le mettent en alerte. Presque rien. Entre les arbres, dans un vallon, à l’angle touffu d’une prairie, au creux de roches accumulées, l’éclat provisoire d’un miroir sombre ou flaque d’azur, visible sous certains angles ou une laitance étincelante, dont il lui est difficile de déterminer la direction du courant, peut-être même une fois vers l’Est, une fois vers l’Ouest. Rapide. « Il court, il court le furet… Il est passé par ici, il repassera par là… » Des émulsions blanchâtres, irisées ou des eaux dormantes en des lieux inattendus. Des coulées, des échappées qui évoquent, selon le climat typique de certains contes, l’apparition véloce d’une robe blanche dans un sous-bois, invitant à poursuivre une dame imaginaire jusqu’à perdre haleine. Ou ces troubles de perception préludant à l’illusion de nymphes tournoyant lascives dans l’eau d’un torrent. Comme, en certains froncements du désert calcaire, un panache d’écume, à l’instar de ces vapeurs qui, à la surface des océans, signalent la présence d’une baleine. D’un être fantasmatique, caché, et qui soudain, malicieux, aurait envie de jouer à cache-cache. Il continue sa progression, intrigué, tandis qu’un grondement de plus en plus distinct monte vers lui, indéterminé. Il sait qu’il s’agit d’eau vive, mais il s’égare dans la ressemblance avec les vrombissements précédant les états d’hallucinations, préludant aux initiations de certains rites. Ces signaux somme toute quelconques, traînes laiteuses ou exubérance d’écume dans le paysage asséché, aride, le prennent à la gorge quand leur répétition et recoupement captent les fluides de son esprit. Ils drainent ses pensées – comme répondant alors à un appel – vers les archives cérébrales consacrées à une autre blancheur extatique, celle de la peau de l’amante déshabillée la première fois et révélant une nue immensité où se perdre, nudité sans bord impossible à contenir dans les mains, à embrasser du regard. Nue bornée d’aucun point cardinal, illimitée. Il lui semble retrouver, impressionné par les signaux paysagers évocateurs et en humant l’air, comme dans ces parfums de poussières réveillées par la pluie, ce vertige tactile, optique et olfactif devant la peau offerte et aujourd’hui retirée comme une marée. Au dernier coude du sentier, entre les troncs et broussailles, le grondement amplifié et les hallucinants ruissellements de nymphes ne font plus qu’un. Entre les branches, il distingue les torsades de mousse brillante et les bassins calmes, émeraude. Encore quelques pas, il surplombe la pleine résurgence. C’est dehors et c’est dedans. Digue rompue. Il n’y a plus de séparation. Spectacle total et à l’air libre du déferlement de plaisir tel qu’il se propage en lui, refoulé, depuis que l’absence transforme le souvenir des fusions amoureuses en forces fuyantes, libres, engendrées par eux mais désormais détachées de leurs existences et n’appartenant plus à personne, restituées à la nature, l’informel sauvage, non domestiqué. Une rivière, là, surgit à la lumière en plusieurs bras – ou plutôt déverse des flots de lumière qui illuminent l’atmosphère de fines gouttelettes brumeuses, infimes flammèches livides de phosphore – après une longue course souterraine dont le tracé demeure inexploré. D’un coup il est douché, électrocuté. Parmi les arbres, des bâtisses de pierre, astucieuses et rudimentaires, chevauchent les cascades. Encastrées. Ce sont d’anciens moulins. Des outils communs où les paysans venaient moudre leurs grains, faire farine. Puis ce furent des moulins hydrauliques produisant de l’électricité, autre bien commun. Assis sur les promontoires rocheux, appuyés aux arbres ou aux fenêtres de la bâtisse, baignant leurs jambes dans l’eau calmée d’un bassin, plusieurs visiteurs et visiteuses sont là, attestant qu’il s’agit d’un bien appartenant à tous, le paysage au sens large, les éléments naturels, la technologie humaine installée là pour en extraire une production culturelle ou industrielle. Mais cette compagnie ne le dérange pas. Au cœur de ce partage du lieu, concret et imaginaire, il éprouve d’une part des sentiments similaires à ceux des personnes se livrant au repos contemplatif, quasiment universels ; il développe d’autre part des perceptions plus singulières, voyant dans la résurgence de la rivière, si troublante de jaillir ainsi d’entrailles terrestres non cartographiées, une analogie avec la manière dont ses amours ensevelies ne cessent de rejaillir là où il ne les attend plus, et ainsi l’irrigue, attestant que l’expérience une fois inaugurée ne se clôt jamais vraiment. Et reste indomptable, tout comme la rivière, aujourd’hui presque calme, mais pouvant d’autres fois être violente, destructrice. Par exemple, quand le débit atteint 200 mètres cube à la seconde, qui et quoi lui résiste ? Et qui sait, peut-être que ses élucubrations subjectives transitent vers ses voisins séduits par le lieu ? En tout cas, lui se sent délivré, il cesse de penser à cet amour en termes de choses dont l’important serait la possession personnelle, exclusive, totale. Non, c’est une force qui l’irradie et voyage, du coup il n’y a plus réellement de perte, de rupture, tout est plus fluide… Après avoir sillonné la fournaise des parois du cirque – rétrospectivement, ce temps de marche se confond avec le temps d’errance sans fin, ayant commencé lors de la volatilisation lointaine de l’amante – , la gorge de la résurgence est d’une fraîcheur bienfaitrice, reconstituante. Ce sont plusieurs flux qui fracturent la roche ou franchissent les arcades du moulin, à travers ses turbines inactives. Un long ruban moelleux de chantilly ou kilomètres de soie nuageuse et cireuse dont on se sert pour représenter les ailes d’ange, se fractionnent plus bas en rouleaux de charpies immaculées, rouleaux chaotiques de dentelles glacées, frappées, qui disparaissent et se recomposent sans cesse. D’une fente élargie, sur un pan de roche sombre, c’est un ruissellement réticulaire de longues et fines lanières nerveuses, dont le dessin varie continuellement mais sans réellement changer, ressemblant aux cieux zébrés d’éclairs de chaleur. Un filet qui se dissout ensuite, se reforme en masse de neige compacte, iceberg qui plonge et impulse le courant qui, plus bas, rassemblé, assagi, ébauche la rivière proprement dite. Le rideau de tulle virginal, craché par le monde obscur, se fragmente en glissant sur la roche d’ébène luisante, se mue en tonnes de caviar nacré dont les billes polies, roulent, voltigent, se cognent, rebondissent, mais reste agglutinées dans une sorte de gelée givrée ivre de vitesse. Granité de gélatine séminale, femelle et mâle, broyée, agitée, chute de grains stellaires moulus par cette immobilité vertigineuse et fracassante où le même déferle sans cesse recommencé. Comme dans ces fontaines qui fonctionnent en vase clos, la même eau sans cesse pompée, repassant infiniment dans les mêmes figures. Ça déferle et ça semble pris dans la glace. Catalepsie hydraulique et vélocité onirique conjuguées, exacerbées. Perles de sueurs roulant sur la peau satinée, pâmée, mate et claire dans la nuit. Filets de salive argentée de lèvres à lèvres proches du râle. Évocation de ces infimes baves extatiques, aux commissures des lèvres, ou pleuvant très loin au fond des yeux, chapelets de bulles délicates, aussi insaisissables que le mercure, aux confins des ruptures. Et sur le bord des jets torrentiels, multidirectionnels, mousses, algues, lichens, fleurs, poils, cheveux, cils discrets et détrempés, brillants de cette humidité sombre des profondeurs. Presque grelottant. Fasciné par le spectacle, naturel et culturel – l’homme ayant cherché depuis des siècles à tirer parti de cette résurgence foudroyante, cherchant par tous les moyens de transmuter sa fascination pour cette énergie folle en moyen de produire de l’énergie domptée –, et surtout emporté par les images intérieures, mimant les cascades pour explorer en lui le ruissellement souterrain de ses désirs tus mais toujours actifs sous d’autres devenirs (travestis), il projette mentalement l’inimaginable. Comment remonter le cours de la rivière ? Comment réinventer la vie, par quelle action poétique et politique ? La beauté de ce qui jaillit là, irrépressible et indescriptible, indispensable au bien être sur le long terme des êtres qui viennent l’admirer, sans mots, rappelle à tous, femmes, hommes, adultes, enfants, personnes âgées, ne serait-ce que confusément, que ce genre de chose, incalculable et insondable, doit rester intouché par le capitalisme et sa folie de propriété. C’est absolument vital. Bel exemple : les moulins ont été régulièrement ravagés, détruits par les crues et ne sont plus, aujourd’hui, que monument mémoriel d’une possession avortée de la nature. Cette dimension que rend palpable la résurgence, il faut la défendre et s’en inspirer pour en transposer la beauté dans d’autres agir, individuels, subjectifs, collectifs, réinventer, autour, une dignité de l’être non réductible au marché. « Le point décisif est là : dans cette perspective, les droits fondamentaux et les biens communs se définissent réciproquement. Les « droits subjectifs » sont redéfinis comme des droits d’accès à des ressources fondamentales pour la vie et la dignité : l’eau, la santé, l’éducation sont des biens communs, non parce qu’ils le seraient par nature, mais parce qu’ils correspondent à des droits fondamentaux opposables à la double logique des marchés et des Etats, composant au moins virtuellement un droit commun supérieur aux souverainetés publiques comme aux droits de propriété. » (P.541)

Quelque chose de similaire, en plus elliptique et aérien, le surprendra devant une silhouette de baleine échouée dans le paysage du Pic Saint Loup, dans l’aire d’un col, partage entre deux vallées. La présence de l’objet a quelque chose, d’abord, d’abrupt et saugrenu, sans aucune présentation. Cela pourrait être une enseigne lumineuse encombrante dont quelqu’un se serait débarrassé. Le matériau évoque en effet ces tubes qui, le jour, sont gris, sans aucun attrait mais, la nuit, se réveillent, illuminent, jettent de la couleur, clignotent… Tel quel, jouant sur cette ambiguïté du matériau industriel, l’objet laisse entendre une résurrection. Animal marin fantomatique, venu par les airs, peut-être un nuage en forme de cétacé, posé sur l’arête d’une colline. Les tubes souples constituant la silhouette de l’animal ont, en outre, la couleur et l’apparence de ces stries crayeuses dans les falaises, anciens fonds océaniques, et pourraient se confondre avec un fossile réanimé, extrait de sa gangue rocheuse. Et, vue de loin, l’armature figurée de l’animal se projette sur le bestiaire fantasque que suggère les silhouettes particulières des montagnes proches, sa forme ayant quelques analogies avec le profil de l’Hortus et l’abrupt dressé du Pic, et pourraient suggérer l’âme de l’animal à qui ces reliefs auraient servi jusqu’ici de tumulus, épousant sa morphologie phénoménale. Dernière apparition fragile avant extinction de l’espèce ? L’œil pénètre dans ces entrailles tubulaires, regarde le paysage à travers ses arceaux et tressage, le spectateur est dans la baleine qui est dans le paysage, éprouvant la situation inhabituelle d’un vivant avalé par la dépouille d’un échouage onirique. Avalé par une baleine presque évanouie dans le bleu du ciel, le vert et le gris du paysage, lui rappelant que jadis elle aurait pu nager ici, il s’évanouit lui-même presque complètement dans une immatérialité des lieux qu’il foule. Il en tire une conscience accrue du danger qui pèse sur la planète et pense que la poésie expérimentée au contact de cette installation pensée par un artiste est bien « gentille » par rapport à la réalité de l’anthropocène (mais bien utile aussi). C’est encore un émoi de la même nature que ce qui se trouva remué par la résurgence de la rivière, qui le submerge quand, intrigué par le vol de quelques rapaces, disparaissant et aussitôt remplacés par d’autres, il scruta longuement les replis du Causse avec un téléobjectif et débusque enfin derrière un entrelacs de souches, un grouillement de vautours sur une charogne, échanges du mort et du vif. Valses des cous et des becs. Déploiement d’ailes. Moutonnement de plumes. Et sans cesse d’autres oiseaux qui cerclent lentement, majestueusement, se rapprochent avant de se laisser tomber dans le tas, à la verticale. Orgie.

Buisson de fleurs jaunes, résurgence de la rivière, mirage de baleine, pogo de vautours dans les causses, il rumine ces images entre réalité et hallucination, en les mêlant à celles d’un rêve qu’il fit une nuit, comme leur continuation nocturne. Le rêve est simple, une jeune fille est allongée dans les dunes, main entre les cuisses, ongles rouges, cône orange dans les oreilles, jambes nues, en petite culotte blanche. Il ne sait si elle dort ou si elle est morte, victime d’un sadique. Son regard tourne autour, essaie de discerner soit la preuve d’une fatale violence, soit les signes d’une vie endormie. La passivité du corps a quelque chose de complètement désincarné, spiritualisé et, aussi, de complètement sauvage, bestial. Il lui semble la connaître et cherche désespérément à retrouver son prénom. Mais dès qu’il ouvre la bouche, ce sont des noms de bêtes qui jaillissent de ses lèvres (comme si elles sortaient vraiment de sa bouche, il les sent passer physiquement dans ses mots, bestiaire inventé par lui, son désir), mustélidés à belle fourrure. Il entend s’éloigner une voix qui fredonne « Il court, il court le furet… Il est passé par ici, il repassera par là… » Et quand il a la conviction qu’il va enfin proférer le prénom juste, nommer la chose et probablement la réveiller, ce n’est plus la jeune fille qui se trouve allongée à ses pieds, mais un animal, une marte couchée sur le macadam, sa petite gueule entrouverte, comme haletante. Il est tellement désarçonné et perturbé qu’il en oublie de crier le nom enfin retrouvé. Il se réveille sans savoir de qui il a rêvé. Et il remue toujours ces relents fantasques, engourdi à la terrasse d’un bistro, sous les platanes. Un bruit lointain de fontaine fracture la torpeur caniculaire. Il passe et repasse en revue les représentations de ces instants, élargissant ou zoomant sur des détails, les mélangeant, les combinant, les disposant mentalement comme des cartes pour une réussite, et cela machinalement, incorporant le tout au rêve, comme une vie se détachant de son corps trop lourd, balourd. Sans qu’il en ait vraiment conscience, son regard, comme un regard surnuméraire, juste mécanique, suit les allés et venues alertes d’une jeune serveuse. Ses longues jambes sveltes, brunes et satinées sont surmontées d’un surprenant (et provoquant naïvement) short, un seul motif en 3D de type Vasarely. Art optique à même la géométrie érotique de la jeune fille, se surimprimant sur la plastique harmonieusement mouvementée de ses formes, empêchant de les distinguer réellement, mais les brouillant dans un jeu infini de déformations, disparitions, amplifications, articulations ludiques, laissant sous-entendre qu’à un certain moment, imprévisible, « vous verrez vraiment ce que vous verrez ». Fuselage haut des cuisses, abdomen doucement galbé, fesses ballons, pubis, plis et rebonds fragmentés, démultipliés dans une sorte de vortex cubiste, en conflit jouissif avec les rondeurs épanouies, elle parcourt rayonnante la salle et la terrasse, son plateau à la main, cantinière irréelle dispensant, l’air de rien, un effet psychosexuel démesuré, dément. Sans jamais être affectée par la chaleur, toujours fraîche. Même décharge électrique et glaciale que sous la résurgence aveuglante et puissante de la rivière. Beauté irrésistible, illisible, indomptable, indescriptible, manifestation charnelle de l’inappropriable, entre réel et irréel, de la consistance de l’apparition. « … une démarche élégante et pour finir un regard, au bon moment, un regard qui te dit, à toi qui as déjà la gorge sèche rien qu’en la regardant, que tu te trompes, tu te trompes lourdement si tu crois pouvoir avoir tout ça, car ce regard te fait savoir que t as affaire à une vierge, qui plus est, une vierge originelle, qui ignore même ce pourquoi elle a été créée, bref, si tout ça est réuni, c’est foutu, déclarèrent ces hommes au parc ou au bistrot, et toi, dirent-ils en désignant leur interlocuteur, tu es cuit, et ils commencèrent à décrire la femme de l’agence de la MALEV, depuis la point de ses seins jusqu’à ses chevilles, commencèrent sans pouvoir finir, car cette femme était, comme ils ne cessèrent de le répéter, impossible à décrire, que dire en effet ? parler de sa jupe qui lui moulait les hanches, de ses longues jambes, oui et après ? de ses cheveux tombant sur ses épaules, de ses lèvres pulpeuses, de son front, de son menton, de son nez, et alors quoi ? il était impossible, absolument impossible de saisir cette femme, de saisir ce qui dans sa beauté était bestialement irrésistible, cette femme,ou, pour être tout à fait franc : cet authentique et majestueux animal sauvage, dans ce monde glacial et écoeurant de faux-semblants. » (Guerre & guerre, p. 48)

Ces visitations d’amour, réincarné dans les éléments naturels et paysagers, l’incitent chaque fois à aller dans le sens de ressaisir la part d’illisible, d’indescriptible, d’incalculable nécessaire à élaborer un social non-réductible à la propriété marchande, sans reste et à s’informer des démarches et pensées qui veulent dépasser le marché, pour les encourager. Recommencer à militer ! Il sait – tout ça reste confus mais néanmoins su – qu’il faut soutenir le combat politique en faveur d’une citoyenneté différente, transnationale, et forcément « plurielle et décentrée » (Commun, p. 566). En commençant par agir sur ses propres dynamiques de subjectivation (commencer par soi, ne plus s’inscrire dans une identité nationale, étatique, ne plus souscrire aux récits identitaires linéaires, sournois, omniprésents, dans les pubs, dans la presse). Alors que : « Il faut ouvrir la voie à une citoyenneté politique non étatique et non nationale, en évitant le repli sur une citoyenneté « morale » ou seulement « commerciale » et « culturelle ». Une telle activité relève à n’en pas douter de la praxis instituante (par exemple, en encourageant la construction de collectifs regroupant des citoyens de plusieurs nationalités autour d’un enjeu écologique commun). » (Commun, p.567). d’autre part, penses-t-il, l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté doit être soutenue par une création artistiques, propice à l’auto-altération, qui offrent les schémas mentaux, les modèles culturelles adaptés à de nouvelles organisations politiques. Les modèles culturels, forcément pluriels et rompant avec les dualismes réducteurs, ne sont pas dispensés par la « créativité » majoritairement linéaire. Et c’est bien parce que cette créativité la plus « retable » entretient la dépendance des cerveaux aux formes politiques anciennes, qu’elles sont promues par les industries culturelles. Mais il faut d’autres nourritures, d’autres écritures, d’autres langues.Comme ce livre intriguant qui, dans Guerre & Guerre de Krasznahorkai, bouleverse la vie d’un archiviste (Korim), au point de quitter son boulot, de tout vendre pour transcrire et publier le manuscrit sur Internet et envisager d’en finir avec la vie une fois sa mission accomplie. Le texte raconte le périple de quatre personnages, aux origines de l’histoire de notre civilisation, en recherche de lieux et d’initiatives politiques à même d’inverser la logique guerrière de l’homme et d’installer un devenir de paix. L’auteur anonyme de ce texte envoie « les quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent, et est tenté de les installer en divers endroits prometteurs de paix, une promesse jamais tenue, et c’est avec une force accrue, un réalisme de plus en plus démoniaque et une précision de plus en plus infernale qu’il s’était mis à dépeindre cette réalité en y insérant ses propres créatures, en vain, car la route les conduisait d’une guerre à une autre, jamais d’une guerre à une paix ». ( Krasznahorkai, p.227) Mais ce sera autant par le style que par le récit – qu’il mettra du reste longtemps à vraiment « comprendre » tandis que la forma d’écriture, elle, le captivera d’emblée – que l’archiviste sera bouleversé. Une manière de rappeler que ces formes d’écriture non lisses, non linéaires, ont plus de chances d’enclencher chez le lecteur une « praxis instituante » par laquelle il se transforme et propage la transformation autour de lui, agissant sur la subjectivation et « produisant de nouveaux sujets par auto-altération des acteurs » ( p. 440). Ainsi porteur d’une dynamique d’auto-altération, ces lecteurs-acteurs oeuvrent à changer les modèles culturels et institutionnels de la société capitaliste. Il faut sans cesse rappeler à quoi ressemblent ces écritures bouleversantes, parce qu’au quotidien, les industries culturelles déploient des moyens énormes pour en éloigner la masse des consommateurs de biens culturels. « Une phrase interminable se présentait, et elle se démenait pour être la plus précise possible et la plus suggestive possible, recourant à tout ce que la langue permettait et ne permettait pas, les mots affluaient dans les phrases et s’enchevêtraient, se télescopaient, mais pas à la façon d’un carambolage sur la voie publique, non, plutôt comme un puzzle, dont la résolution était vitale, se retrouvaient accolés dans une promiscuité dense, concentrée, fermée, étouffante, oui, c’était bien cela, fit Korim en hochant la tête, c’était comme si chaque phrase, ‘all the sentences’, était d’une importance capitale, une question de vie et de mort, ‘life and death’, suivait un rythme vertigineux, et ce qui était décrit, construit, développé, exposé était si complexe, ‘so complicated’, qu’on n’y comprenait rien, oui, déclara Korim, et il avait vraiment bien fait de lui révéler l’essentiel, car la Rome du sixième chapitre était d’une complexité atroce, et c’était vraiment l’essentiel, et le fat que le manuscrit, une fois cette complexité atroce installée, devenait vraiment illisible, illisible et dans le même temps d’une beauté incroyable…  » (p. 220). Et, au long de cette lecture de l’interminable illisible : « écrire la réalité en boucle jusqu’à la folie, imprimer les scènes dans l’imaginaire du lecteur avec des détails délirants et des répétitions qui relevaient de la maniaquerie, c’était comme si l’auteur, expliqua Korim, et ce n’était pas une image, s’était servi, en guise de stylo et de mots, de ses ongles, pour graver les choses sur le papier et dans l’imaginaire du lecteur, car si l’accumulation de détails, les répétitions et les approfondissements rendaient la lecture plus difficile, tout ce qui était détaillé, répété, approfondi, restait gravé à jamais dans le cerveau, ‘brain’, et si les phrases se répétaient, l’auteur procédait à de fines modulations, ici la phrase était enrichie, là simplifiée, ici plus obscure, là plus limpide, et, de façon étrange, fit Korim, songeur, cette répétition ne provoquait pas de crispation, d’agacement ou de lassitude chez le lecteur, non, celui lui permettait de se dissoudre, dit Korim en regardant le plafond, de se camoufler dans l’univers évoqué. » (p.195). Une douche d’interminable, d’illisible et de beauté, de « complexité atroce » magnétique du fait que cette beauté indescriptible jaillisse de « nulle part », d’un parcours non élucidé au plus profond du cerveau qui l’accoucha, connecté à tout le social qui l’environnait, c’est ce dont il s’aspergea dans la résurgence de la rivière. En aspirant, à partir de ses propres résurgences amoureuses devenues autre chose, aux pratiques culturelles de l’auto-altération instituant peu à peu de nouveaux biens symboliques, source souterraine d’une future société de paix. Finalement, déroulées au long de lentes péripéties, n’est-ce pas toutes choses perçues sans le savoir encore, en plongeant dans les yeux de l’autre, qu’ils soient bleus ou charbon, clairs ou impénétrables, lors de la première interpénétration qui est aussi début de l’interprétation d’une vie qui en est toujours à son commencement ? Au fond du gouffre oculaire, abîme cristal et géologique des êtres amoureux façonnés par des millions d’années, disparition et résurgence des rivières de sens, passages incessants du cadavre au vivant (vice-versa), nuage squelette de baleine blanche voguant sur les sommets des anciens fonds marins (inversion des paysages), mêlées voraces pour arracher un peu de subsistance (jouissance et charogne)… N’est-ce pas une partie des mystères qu’il crut discerner et éprouver se perdant dans les yeux de l’amante ? Une expérience d’immersion où rien n’est reconnaissable en tant que tel, juste un jeu de pathos étouffés ou lumineux, de halos mystiques ou matérialistes. (Ce qu’a peut-être évoqué Claude Lévêque, au zénith d’une chapelle animale, provisoire, lever ou coucher de soleil, lueurs d’au-delà tout au bout d’un point de fuite dessiné, dans le noir absolu, par les parois de cavernes zébrées de nervures légèrement épileptiques ?) Mais cela, oui, il y a mariné dans ces halots, quand leurs yeux se confondaient, illimités, leurs corps interpénétrés se fouillant mutuellement, et qu’il lui semblait amorcer une brasse éperdue pour remonter la rivière, à contre-courant, dans ses cheminements souterrains non cartographiés. (Pierre Hemptinne)
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L’art en guerre

« No Comment », Galerie Jacques CERAMI, du 12 septembre au 17 octobre 2009

ceramiAutre vernissage carolo.. C’est un beau programme, réfléchi, cohérent et engagé, que l’on peut voir chez Cerami sur les relations entre l’art et la guerre. Par le choix ramassé et judicieux, l’exposition actualise de manière efficace des questions du genre : « comment avoir un discours artistique, esthétique, ne reniant rien du beau et du savoir-faire plastique, sur l’innommable, le sans nom, l’horreur ». L’éclairage qui découle du rassemblement judicieux de ces travaux, de fait, redonne du sens à ce genre de questionnement. Plus : une évidence. Encore qu’il ne s’agit pas de traiter frontalement de la béance guerrière. Ce sont les impacts, les retombées, ce qu’il reste après son passage, la destruction. Les ruines physiques, les vies ravagées, les traces qui s’impriment pour longtemps, qui s’installent indélébiles pour toujours, des horizons traumatiques, devenus familiers, quotidiens, sur les écrans de télévision. Tout ça est connu, trop connu, insoluble, on y devient résigné voire indifférent. Or la dimension artistique et ses subtilités à sonder et révéler les impacts de la guerre, en recourant à des codes esthétiques où l’on préserve les valeurs civilisationnelles de toute déchéance, infiltre le terrain symbolique et révèle l’ampleur des mécanismes culturels qui nous rendent complices des guerres que l’on ne voit plus. Le côté artistique, sophistiqué dans sa démarche et ses techniques, est utile pour ouvrir les yeux, recommencer à sentir que l’horreur est là, sur tous les écrans et nous concerne. C’est l’occasion aussi d’interroger l’importance du photojournalisme dans l’émergence d’une photo artistique renouvelant le regard sensible sur les réalités des pays ravagés, détruits par les conflits. Plusieurs des artistes présentés ont été ou sont encore des photos journalistes (Kadir van Lohuizen, Jan Grarup…). Si l’on peut identifier un passage du photojournalisme à la photo d’art (ce n’est pas évident), cela concerne probablement, après un travail de terrain qui sensible, la volonté de montrer autrement, d’accorder un autre type d’attention, de dépasser la photo qui émeut dans les pages d’un journal ou un magazine. Du haut de ces ruines, des siècles nous contemplent… Les photos (noir et blanc) de van Lohuizen sur le Tchad, montrant la vie précaire dans des camps, dans des ruines, relèvent certes du reportage mais atteignent un tout autre statut, révèlent d’autres dimensions. Elles acquièrent l’aura d’un art soigné, travaillé, ce qui confère aux sujets traités une sorte de permanence, un dérangement insoutenable qui dure et va encore durer, se transforme en normes de vie. Même chose pour ses clichés libanais : les amas de gravats en prenant une surprenante beauté, loin de perdre tout mordant dénonciateur, frappent de manière inattendue, à retardement. En effet, se surprendre à conférer à ces « installations de ruines » une sorte d’immanence artistique, comme s’il s’agissait de la réalisation de monuments immenses, exceptionnels, conduit à mieux en mesurer la charge insoutenable. C’est bien le monument qui ressemble le mieux à l’esprit de notre civilisation.  La grande photo de Jan Grarup enfonce le clou de faon spécifique : sur fond de ciel biblique de plus en plus envahi par la noirceur en mouvement, dynamique, la carcasse d’un grand immeuble, juste des cases défoncées, décharnées, empilées, vacillantes. Ça ressemble au squelette d’un jeu de construction, mais on ne construit que des structures démolies, calcinées, des épaves. Les couleurs, la perspective, les ombres, l’emphase pervertie, les silhouettes éparpillées, la théâtralité brutale et sommaire : ici on est au pays des ruines éternelles. Bienvenue à Gaza. L’exposition « No Comment » ouvre un accès à des œuvres moins connues de Nina Berman dont les travaux sur les mutilés américains de la guerre en Irak ont été très médiatisés (surtout cette photo vue dans tous les journaux du mariage d’un défiguré, à son retour de guerre). Jacques Cerami en présente trois grands formats surprenants, confondants : ce sont les marges de la guerre, les à côtés, les moments de détente (!!), les phases de rémission, ces moments où temps de guerre et temps normal se confondent, se partagent l’espace, le territoire. Confusion. On peut constater que l’artiste a développé une science peu ordinaire de la scène de guerre, ce coup d’œil qui, en situation, va capter les scènes où l’histoire et la biographie des gens ordinaires se retrouvent pris dans des dispositifs de guerre. Interpénétration des imaginaires et des perspectives. Des photos dotées d’une profondeur incroyable, dégageant des possibles narratifs presque angoissants : vous avez 5 minutes pour comprendre ce qui se passe dans ce coin de paysage et empêcher que la machine infernale explose. Ça se passe entre un enfant sur la pelouse, sous la main d’un adulte arrêté dans son geste, l’enfant regarde vers une rangée d’arbres où affluent des civils, des militaires, et encore plus loin, sur une autre diagonale anxiogène, une escadre d’hélicoptères. Ou, sous une netteté colorée, radieuse, bonne enfant, qui peut peut-être évoquer les scènes classiques de l’enfant innocent, une scène d’une noirceur insondable, un soldat détendu laissant un gosse toucher, jouer avec son arme. Certaines compositions, travaillant avec des plans opposés, tranchés et auréolés ou continus selon des nuances de netteté, de brillance, d’ombres et d’impression de luminosité suspendue, traçant un réseau de lignes dont les convergences, divergences, recoupement creusent le champ de vision en espace à facettes, en implicites tapis, ce qui confère à l’ensemble un halo mystérieux, tirant vers l’iconologie religieuse, comme ces tableaux traitant de l’annonciation. Collision entre guerre et quotidien, contre pied même du politiquement correct qui dénonce la guerre: dans ses gestes et tableaux ordinaires, elle s’inscrit et alimente le besoin de sacré et d’interdit. La machine infernale a déjà explosé. Enfant soldat. Enfance de l’art. Ce dont témoigne peut-être « Bombchild » de Ronny Delrue. Son installation est constituée d’étranges poupées, mal dégrossies, évoquant des fusées ratées, abîmées. Entre le monde de l’enfance et l’arsenal. Des corps anonymes transformés en bombes prêts à se faire exploser. Des enfants missiles. Des bébés explosifs. Des mouflets kamikazes. Placés sous des globes en verre. De ces globes familiers, qui recouvrent plus souvent des statues saintes, des objets de prières, de petits sanctuaires, des bibelots de dévotion. Une sacrée substitution qui dérange. Cela ressemble aussi à un élevage aussi, de petits être atrophiés, mis sous cloche, enrubannés, corsetés pour qu’ils ne grandissent plus, qu’ils ne pensent qu’à voler en éclat, culture de la haine. En accrochant au mur les dépouilles du guerrier, comme un fétiche, et en plaçant au centre de cet attirail une petite console pour regarder DVD et jouer (notamment aux jeux de massacre), Johan Muyle place en abîme malicieux les relations entre la guerre et les enfants, interroge ce grand mystère : « pourquoi les enfants jouent-ils si souvent à la guerre », ce qui perpétue, de génération en génération, une familiarité culturelle avec la guerre. C’est aussi l’occasion de rappeler l’utilisation des enfants-soldats : sur la console, deux petits films, l’un est un extrait d’une gaudriole de cape et d’épée, l’autre l’interview d’un officier africain qui essaie de faire croire que, lui, n’a jamais envoyé des enfants au front (il leur a donné une formation d’adulte, donc ce n’était plus des enfants)… Sans oublier le travail impressionnant d’Anne Wenzel : ses céramiques précises, méticuleuses, restituent la plasticité tragique, sans issue, des voitures piégées après explosion (couverture d’Art Press, mars 2009). Placées sous verre, il s’agit d’une vision étouffante. L’effet n’est pas provoqué que par la précision plastique de la réalisation de ces « maquettes » : mais c’est que, pour y parvenir, l’artiste a intériorisé de façon précise, réaliste, vivre et revivre en elle l’impact de ces pièges meurtriers, aveugles. Par ce cheminement qui implique l’imagination et le savoir-faire pratique, le travail de la main, en regardant semblable reconstitution, il est possible de « ressentir », de se saisir de l’horreur de manière plus matérielle, intériorisée, charnelle. Mieux que devant le spectacle télévisuel, sans recul, jouant bêtement la plongée dans le réel. L’art retrouve comme une sorte d’enfance, de fraîcheur, de raison première. Dans le recul où, finalement, il reste énormément à montrer, à révéler.  La richesse des réflexions que ces œuvres inspirent est due à leur qualité artistique, esthétique, à la diversité de leurs langages sensibles. L’art est utile, il n’est pas condamné aux futilités des industries culturelles. (PH)

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La raie du Borinage et les kalanichkov

« monsbruges », 15.12.08 – 18.01.09, De Bond (Tentoonstellingsfabriek van het Cultuurcentrum brugge).

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 Une belle démarche d’échanges nord-sud qui en est à sa deuxième édition. Des artistes choisis par Bruges viennent exposer à Mons vice-versa. Dialogue entre une ancienne et une future capitales européennes de la culture !? Il y a quelques mois, de jeunes diplômés de l’école de Gand envahissaient la Machine à Eau avec des œuvres originales inspirées par l’histoire du bâtiment.Actuellement le match retour a lieu à Bruges avec une présentation d’œuvres d’Olivier Leloup, Didier Mahieu et Jean-Marie Mahieu. – Olivier Leloup présente une série de sculptures en bronze (« Oiseaux s’entêtent », « Ave 47 », « Champignons », de la série « Tout le monde n’aime pas les champignons ») et en cire blanche (un alignement de mitraillettes). Avec un trait d’union consistant entre les deux, les armes neutralisées dans le blanc, alignées contre le mur blanc, pouvant symboliser la pseudo guerre propre contemporaine et les bronzes représentant la boucherie cynique à visage découvert des grandes guerres à l’ancienne. Les oiseaux dispersés autour des piliers de la grande halle d’exposition, évoquant ses chants tristes et néanmoins de renaissance qui surprennent par leur innocence surnaturelle, sur les champs de bataille, après le carnage. Des effroyables tranchées à la grande bouffe de l’hyperconsommation, c’est la même chair à canon, l’image d’une société qui s’auto-dévore. Par ce genre de sujet, Olivier Leloup revisite un moment fort de ce qui donna naissance à l’art moderne, la grande guerre, ses millions de morts, ses mutilés, ses millions de deuils, et la question  de représenter l’irreprésentable « moderne », l’horreur guerrière et son économie diabolique. (Ces sculptures font écho à une lecture récente, « Entre deuil et mémoire » de Jay Winter, l’auteur analysant, entre autres, la statuaire des monuments aux morts, comment l’art intervient pour aider le travail de deuil, etc…). – Jean-Marie Mahieu développe une technique personnalisée de grandes photos numériques imprimées sur toile, sur laquelle il intervient avec de la peinture. « Maison du maître », « Maison de l’Etre », « Te Koop, suite », « Eve », « Maisons d’habitations », « Oubli.S »… Le retouchage au pinceau, sur des photos relativement neutres, pixellisées,pour la plupart des corps de logis qui semblent vides, abandonnés, tend à restituer une aura que le cliché ne capte pas, à éclairer une dominante atmosphérique, subjective. À renouer avec une âme, le destin, en donnant une identité, une façade virtuelle à tout ce que le peintre imagine comme étant l’histoire de ces maisons. De ces lieux de vie. « Oubli.S » représente un élément de site industriel, le symbole de savoir-faire fatalement en voie de disparition. A travers ses photos peinturlurées, c’est comme si on regardait, en outre,  entre les lames d’une persienne, l’ambiance du Borinage. la relation à la misère de la région, les façons d’y habiter, d’y être moderne tout en étant pénétrer par l’histoire des lieux, bref de relever le gant de la création dans une zone sinistrée – Didier Mahieu, présente plusieurs œuvres qui se connectent à distance, de façon lâche, un peu comme un rébus approximatif. Un bricolage avec deux mini-écrans avec une scène noir et blanc de deux femmes à table. Il ne se passe rien. Et pour cause, il s’agit d’un bout de film perdu, non identifié, sans mémoire. Entre les deux, un petit bateau sans voile, construit en mie de pain. En vis-à-vis, une photo-peinture de bateaux de mie échoués. À l’intérieur d’une chambre, une grande raie blanche, posée comme un animal fétiche (une sorte de placenta animal, forme fantôme). »Une tombe seulement. Un écueil de beauté contre lequel ma mémoire est venue se fracasser. Et la faille surgir. Un court instant. (…) » (Kristell Brisadelli) Sur le dos de la bête est projeté un film de poissons que l’on prépare pour la cuisine, ouvrir, vider, nettoyer… La projection en miroir, ce qui donne à l’image, quelques fois, la forme d’une raie qui nage et s’échappe, fugitive. Sur le mur, la cène perdue non identifiée, est rejouée en couleur, avec un mouvement, une suite, un sens… L’ensemble ne manque pas d’allure, associant trois styles différents de façon intéressante. Jean-Marie Mahieu, reflets du paysage et fenêtre pour aérer une région blessée, entoure l’aire d’exposition, Olivier Leloup investit tout l’espace avec ses rappels que la guerre est totale et ne respecte aucune frontière, la paix étant aussi fragile que des oiseaux sur des brindilles (ou bien « oiseaux de mauvais augure »?), Didier Mahieu cherchant des échappées vers un imaginaire plus intérieur, intime… (PH)

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