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Les isoloirs et l’écriture de tranchées

Fil narratif à partir de : Laura Lamiel, avoir lieu, Palais de Tokyo – Des peintures d’Armand Bargibant, paysages d’Ypres – Une lithogravure de Didier Mahieu – Lisa Robertson, La fractale Baudelaire, Le Quartanier 2023 – Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte – Martin Walser, La Maison des cygnes, Gallimard – (…)

Il a squatté des sas de décompression imaginaires, hanté les salles d’attente mentales, collectionné chéri les isoloirs où il ne s’est jamais aussi bien senti en plein cœur du souk. Quand il pense à ce qu’il a été, ce qu’il a accompli, ce qu’il aurait pu être, ce qu’il s’obstine à maintenir, il s’égare en un jeu de pistes improbables, comme une succession d’aveux contradictoires devenus indémêlables, couchés par écrit lors de confinements en des cages de verre, cellules dédiées à la confession de soi, à l’extraction d’aveux inépuisables, mais dont le dispositif empêche, finalement, quoi que ce soit de se fixer comme fiable, avéré, juste un inventaire fétichiste, en suspens dans le vide, jamais de dernier mot, jamais de vérité avouée, juste alimenter une machinerie. 

Pas encore l’automne et la forêt est épuisée, feuillages flappis. De nombreux arbres déjà roussis. Le crépuscule est tombé, le mercure ne fléchit pas. Une légère brume, malgré la sécheresse, s’exhale des sous-bois. Parfum de derniers souffles. Des âmes migrent. Des bandes d’oiseaux s’engouffrent en leurs dortoirs. Des branches mortes craquent sous des sabots invisibles. Éboulis de cailloux, coulée de feuilles, de terreau. La vallée apporte des voix de différents hameaux, dispersés, en haut, en bas. Des familles se retrouvent à l’heure du souper à partager. Des appels. Des échos. Les enfants terminent leurs jeux à regret. Des pleurs de bébés, éprouvés par la chaleur, difficiles à endormir. Tous ces bruits à contretemps les uns par rapport aux autres, provenant de lieux différents, convergeant dans l’espace, apparaissant, se diluant, au sein d’un silence formidable. Une structure narrative éclatée, en apesanteur, qu’il aime débusquer dans la musique de phrases lues, qu’il cherche à inoculer à celles qu’il lui arrive de pondre, ou qu’il projette de rédiger un jour (en lui, une fabrique de potentiels phrasés). Nostalgie, mélancolie, il aimait l’époque des enfants à la maison. Il tend la main vers la tarte aux prunes du jardin cuite ce matin. Sa couleur, son parfum, sa saveur se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les voix distillées en la vallée, les pleurs de bébés au loin. Sans doute quelqu’un, quelque part dans un hameau, une ferme isolée, cueillant des champignons ou ramassant du bois mort en forêt, pense-t-il : « tiens, il y a un goût de tarte aux prunes dans l’air, ce soir… »

Le scribe récepteur, l’avoir lieu

« J’avais pour ambition de créer une intimité entre les phrases et la sensation. Je croyais mon avenir dissimulé dans les interstices flagrants de leur relation ; je cherchais à l’orée de la page une architecture capable d’accueillir ma nudité essentielle. (…) Je devais écrire afin de fabriquer un lieu pour mon corps » a-t-il souligné dans un livre de Lisa Robertson. Oui, lui aussi, probablement, un lieu pour son corps. Pour son corps aveccelui des autres. Un lieu pour tous les corps. Mais plus sûrement, plus simplement surtout, pour « avoir lieu » (Laura Lamiel), pour qu’à travers le brouhaha de toutes ses cellules, le « avoir lieu » global du vivant, polymorphe, polysémique, convergent et divergent à la fois, grappille, absorbe, emporte et conforte l’instant de singularité qu’il expertise, son infime parcelle de vie à lui. Sans autre but finalement que de participer, à l’aveugle et à l’échelle individuelle, à la convocation souterraine de l’humus culturel immémorial et les réflexes qu’il déclenche, réflexes à retraiter, interpréter, transformer, métaboliser, rejeter dans l’atmosphère (comme l’arbre rejette de l’oxygène). A l’aveugle parce que les objectifs rationnels qu’il se donnait – écrire tel poème, une pièce de théâtre, un échange épistolier, projeter tel livre, tel récit, se créer une place dans l’univers littéraire – n’étaient jamais rien d’autre que des prétextes pour le récepteur anonyme qu’il était face à la feuille de papier, au cahier ouvert, à la machine à écrire, au clavier d’ordinateur, autant de supports et outils qui attendaient ses contributions. Juste des manières humaines de capter les ondes propagées par toutes les créations culturelles antérieures que sa sensibilité, cherchant l’inspiration, traquaient, ramenaient au plus près de sa conscience. Avec ces fils épars, il travaillait, à la manière d’une couturière improvisant au départ d’un patron, courbée, indifférente au jour et à la nuit. « Le « récepteur » ne peut que transformer le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement ; etc.), et même, dans certains cas, à le rejeter ou le refuser. » (p.371) 

Le réel et l’écriture kayak

Généreusement et souvent, il écrivait, comme on donne son sang, il était transporté dans des isoloirs d’écriture, et ça coulait. Invité à pratiquer la plus grande liberté dans l’accommodement des matériaux culturels lui passant par la tête, il rédigeait sous le contrôle d’une instance invisible, placée derrière le miroir, en situation d’examen, de supervision, tout inoffensif et obscur soit-il en tant que plumitif, à vrai dire microscopique, nano-plumitif. Placé quelques fois sur le grill d’un éclairage violent, déshumanisant, minéralisant, de dévitalisation totale : avertissement qu’une ligne dangereuse était ou allait être franchie. Mis en cellule pour pisser de la copie sous surveillance disciplinaire – extérieure et intériorisée – car tout jeu de langage peut certes conforter ce qui est mais tout autant inventer d’autres rapports au réel, « distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc. » (p.504), écrire c’est sans cesse avoir accès à « la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépendamment de la réalité à laquelle ils renvoient » pour « une mise à distance de cette dernière »… écrire, même dans la plus stricte solitude – consentie, imposée – c’est accumuler et orienter des données culturelles, selon des initiatives personnelles ou en s’affiliant à des démarches communautaires, en vue de s’assurer un « stockage d’informations et de connaissances » qui sont des « moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel) » (p.514). Se ménager la possibilité d’une évasion. Une activité intensément politique où n’a cessé de fluctuer sa recherche du bon positionnement par rapport au réel, cherchant des ouvertures, reflué ici ou là, heurtant des forces de l’ordre et, dans l’ensemble, glissant, éprouvant les mêmes sensations corporelles, tumultueuses et euphoriques, que jadis dans son kayak, sur les rivières, se préservant en un sillage tracé entre deux embarcadères, manipulé par les différents courants ; de même allait son fil d’écriture personnel, son style comme on dit, malgré tout, travaillé par des enjeux qu’il ne maîtrisait absolument pas, saoulé qu’l était de « poésie », surfant sur des flux de « phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques, etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes habitats ; etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.). » Mais incapable d’instaurer un droit de propriété sur quoi que ce soit lui passant par la tête, juste participant à la récolte des pollens éparpillés d’expériences esthétiques et cognitives de tous les temps, participant à la production de la nécromasse noétique, disait Bernard Stiegler, au même niveau qu’un ver de terre dans un compost. Et engrangeant ou encaissant – au fil de l’accumulation de pages écrites, de textes plus ou moins aboutis, de fatras d’ébauches -, les angoisses, incertitudes, déchirement et rarement états de grâces, illuminations, gratifications liés aux « écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action » qui « sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnels ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifique) positives. » (p.371) Vivant, par l’écriture,  dans cet état permanent de transformation tant négative que positive, valences non départagées. Ces transactions se déroulant essentiellement en dehors de toute configuration pédagogique rationnelle, avec un maître et un-e élève, mais au sein d’une masse indistincte d’émetteurs et de récepteurs diffus, mélangés, morts et vifs, agissant à travers ce que chacun et chacune, au quotidien, absorbent comme images, textes, musiques, formes, savoirs…

Le cabinet de verre, l’écritoire passe-muraille

Il se revoit principalement – dans ses rêves nocturnes ou ses méditations lâches crépusculaires, ébauche de bilan de ses actes – assignés dans d’étroits cabinets de verre, agencés pour extorquer de lui du verbe, des confessions, des visions, des interprétations du monde, le fil narratif d’aveux sans queue ni tête (l’obligation de satisfaire l’inquisition débouche sur des inventions, des fictions susceptibles de rencontrer les attentes des institutions en surplomb et qui ne servent qu’à masquer ce qu’on a été, à effacer toute trace de son vécu engagé). Il y est souvent face à un miroir sans tain. Je ne vois pas vers où je vais, ce que je cherche à élucider, à scruter, disséquer, et qui me regarde, m’observe, m’étudie comme on étudie une bête dans un laboratoire, et c’est bien ce que je fais quand j’écris, je me réfugie derrière la surface et me regarde écrire, scrute ce qui se passe au cours de l’écriture. Les mots, les phrases, les métaphores, les expressions, les images, autant de fines nervures que j’extirpe de moi, que j’élance dans le vide pour me recoller à la part d’être, cachée derrière les parois du labyrinthe des désirs, et qu’une force mystérieuse exploite pour me faire parler, chanter. De cela, de cette vie d’écriture, il reste des décors. Une table. Des pièces à conviction. Des objets intimes dont la provenance et l’utilité sont malaisés à décrire objectivement. Il le faut pourtant. Parfois, il n’y a qu’une table nue, luisante, et au sol des volumes livides, cadavériques, empilés. Des registres dont il faut rendre compte. Le sol est quadrillé de néons, on dirait une cabine conçue pour flasher l’ombilic de l’être, le dissoudre dans une lumière inhumaine. D’autres fois, au centre, des bouquins anonymes, vierges, sans titre, sans auteur, sans pages imprimées, juste une masse reliée de pages blanches irradiant une lueur aveuglante (celle invoquée pour représenter un passage vers l’au-delà). Il s’agit justement de restituer ce qui a été effacé et d’expliquer pourquoi, comment, par qui a été gommé le contenu du livre. Pour éviter quoi, pour échapper à quoi ? Des formes insolites, inexplicables – gants retournés, coiffes chiffonnées, taxon non identifié, autre forme du vivant -, mises sous vide dans des cubes transparents. Minces carnets. Tasses de café. Lampes de bureau braquées sur des livres en gestation. Sur le dos d’une chaise, des étoffes blanches comme neige, des parures d’anges disparus, scintillantes, matelassées, duveteuses, ruissellement immobile de douceurs enveloppantes. Dépouilles. D’autres cellules sont plus fournies en éléments narratifs. Livres ouverts, lecture en cours. Bics, crayons, verre, bouteille, flacons transparents, roses, la forme d’une idée à saisir. Des objets trouvés exposés comme fragments d’une histoire à reconstituer. Une archéologie en cours. Des bibelots. Des boîtes en bois (évoquant des boîtes d’insectes ou des cadres retournés, superposés, en colonne), des boîtes métalliques (du genre où l’on fourre toutes sortes de bribes insolites, échouées sur les plages, sous les meubles, dans les caniveaux). Du fil de cuivre enroulé. Des volumes emballés de tissu orange. Des allumettes. Des morceaux de tuyauteries en métal. Tout un inventaire soigneux d’objets et d’outils – statufiés, magnifiés -, utiles à la réalisation d’un travail. Ce dernier n’est pas explicite. Et ni l’usage ni l’utilité de ces objets ne sont réellement connus. Ca reste hypothétique. Le « à quoi ça sert » reste en suspens, à chercher. Peut-être cet inventaire signale-t-il l’échec d’une tentative, un alignement mortuaire de ce que fut une vie consacrée à une recherche inaboutie, le signal d’un déménagement vers le vide, l’effacement de quelque chose d’arrêté, muséifié ? Tout cela, aussi, avec de derniers signes de vie, dans une sorte de nacelle de verre, aux rideaux de tulle agités par le vent, et voyageant entre différentes pièces, fusion d’un établis de bricolage, d’un cabinet d’archiviste, d’un atelier de peintre, improbable vaisseau spatial passe-muraille temporel, fracturant les murs, voyageant entre intériorité et extériorité, passé, présent et futur, façonnant images et écritures afin d’agir sur les forces adaptatives de l’organisme, le doter de ce qui lui permettra de traverser la catastrophe.

Carottage culturel et encre invisible

En ses rêves, nuit après nuit, il parcourt une enfilade de cellules où s’expose, selon des agencements sans cesse changeant, son matériel d’écriture, les attributs de sa vie de scribe, les outils utilisés pour fouiller l’accumulation culturelle – la sienne, résultant de ses expériences personnelles, mais de plus en plus, avec le temps, le dépassant, montant en lui par pompage et capillarité, l’accumulation culturelle de tout ce qui l’a précédé, propre à l’espèce à laquelle il appartient, et pas cet héritage dans toute son amplitude, bien entendu, sans quoi sa tête éclaterait, mais un carottage singulier de cette totalité héritée, de la superficie au plus profond, du plus immédiat au plus éloigné. Son temps de vie, son travail finalement, a consisté à explorer les sédiments de cette carotte, les interpréter, les transformer en matière organique à lui, en une forme écrite – dans ses neurones, sur papier puis sur écran – afin de contribuer à une capitalisation hétérogène – pour le coup, dans un vrai cloud – et en rendre possible l’appropriation par d’autres. Écrire, gribouiller, grifouiller, les actes qui le résument, par quoi s’est exprimé son conatus, pour défendre son lieu et s’accorder avec l’avoir lieu, à chaque seconde… Mais quoi. Qu’a-t-il écrit ? Ou qu’a-t-il désécrit ? Il ne se souvient de rien. Ne peut citer aucun titre, aucun sujet, aucune phrase, aucune métaphore à lui, aucune publication. Comme s’il avait accompli une tâche répétitive, durant des années, sans tout à fait comprendre ce qu’il faisait, à part que c’est ce que le vivant lui assignait comme rôle, attraper en lui les réminiscences d’œuvres culturelles, les nommer, les consigner, les distribuer, les faire passer (décortiquer le carottage effectué par sa sensibilité à travers l’accumulation culturelle humaine). Peut-être ne lui avait-on donné que de l’encre invisible, factice, peut-être l’avait-on condamné à faire semblant, sans qu’il en prenne conscience  !? Mais ce n’est pas grave, car il a aimé ces petites chambres de verre où son moi se désossait.

Isoloir matriciel, apesanteur charnelle

S’y agrègent d’autres souvenirs de parenthèses sanctifiées où il échappait à tout, se retrouvait dégagé de tout, hors du temps, de toute contingence. Par excellence, et malgré la honte et la culpabilité qui en résulte rétrospectivement, dans certaines cabines minables de bordels. Avant de franchir la porte, la déambulation devant les vitrines. Parmi une foule de mâles, en manque, complexés, culpabilisés ou fanfarons, pervers assumés, jouisseurs décomplexés, mineurs excités, souteneurs paradant. Et l’agitation intérieure, la tentation maladive, le débat moral, la fustigation des interdits, le pour et le contre lamentable, alternance cliché de sermons et d’exhortations à se libérer de toute pudibonderie. Malgré tout ce qu’il sait sur les dessous de la prostitution, l’emportait souvent un romantisme arriéré, lié au goût des poètes pour les putains, le mythe de la sainte pute. Dans le trouble, la palpitation, se jeter à l’eau, franchir la porte, une soudaine et violente accalmie, celle que procure une addiction quand elle comprend qu’elle vient d’obtenir gain de cause. Ivresse.  Après la transaction pathétique – qu’il cherchait à rendre humaine, mais qui revient ni plus ni moins à acheter un corps pour un temps délimité et à défini techniquement ce qui en est attendu, stipulant la ou les postures préférées, leur enchaînement, la durée, le montant -, il y avait alors quelques minutes, seul, à poil sur une couche de fortune, un décor kitsch baigné dans une lumière de boîte de nuit, à attendre que la femme le rejoigne, et c’était l’instant le plus délicieux, toutes les tentations évanouies, plus besoin de rien, toutes défenses désarmées, et surtout, il était dans un coin où personne ne l’imaginait, indétectable, hors de tout radar. Disparu. Une apesanteur paradisiaque en plein cœur du sordide, revoyant sa vie différemment, marchant à côté, sur une voie de garage, une enclave, il n’était plus rien, comme d’avoir par mégarde appuyé sur le bouton reset et attendant ce qui va se passer. S’immergeant ensuite dans une peau lisse, infiniment satinée comme les rivages d’une jeunesse éternelle, impersonnelle à force de marchandisation, de caresses tarifées, dépersonnalisantes, l’assignant à incarner le plus vieux métier du monde au service des mecs, une sorte d’essence charnelle sublimée où s’exprime, sans âge, le rôle de soin dévolu aux femmes, la fonction consolante, le réconfort à apporter aux troufions en permission, mais surtout la domination sexuelle depuis la nuit des temps du masculin sur le féminin. Et il sombrait dans cette compassion matricielle, tendresse infinie, libéré de tout devoir d’écriture, étreignant la foule de ses chères disparitions, s’effaçant dans l’estuaire d’une vaste peau sans empreinte, (destinée à être vendue à toutes sortes de gens et s’adaptant à toute sorte de désirs stéréotypés, une peau caméléon en quelque sorte). Bien entendu, comme chaque fois que se reconstitue un bout de maraudage au jardin d’Éden, la chute en est rejouée aussi, dans un second temps, dès les retrouvailles avec le trottoir, expulsé loin du bercement maternel. « Entrer en oscillation, au rythme de la respiration maternelle, comme quand on reposait sur son sein. Et celui-ci était plus gros que ta tête. Mais où, s’il te plaît, où trouver un sein pareil ? Disparu dans un éclair de lumière noire. Et le balancement entre ses bras, quand elle te berçait pour t’endormir, où le trouver ? Et l’on voudrait qu’il s’endorme à présent sans ce balancement dont le souvenir est resté gravé jusque dans ses os, jusque dans ses nerfs ? » (p.218)

L’écriture régurgitée

Dernièrement, au bistrot du village, il trinquait et conversait depuis un certain temps avec quelques habitués quand le barman lui a soudain demandé : « tiens, en faisant une recherche sur Internet, je suis tombé sur ton nom, un texte, puis plusieurs textes, une sorte de blog à l’ancienne, c’est toi ? », il est à cet instant, distrait par un vieil homme traversant la place du village, sur sa bicyclette, poitrail à nu, cheveux gris, saluant les habitués assis sous le platane, il se demande si ce n’est pas Louis Julian, ce personnage qu’il adore, rêve de rencontrer, paysan vigneron cycliste, en marge, incarnant la vie qu’il aurait aimé vivre, puis revient vers son interlocuteur, lui adresse une vague moue étonnée, perplexe, l’air de dire, « j’y suis pour rien », avec le sentiment approximatif d’être rattrapé par quelque chose d’enfouis, quasiment « vieilles casseroles », surpris en tout cas, et pensant « tiens, ça existe toujours, ça n’a pas été mis aux oubliettes !? », mais se contentant d’interroger le barman, « c’est pas Louis Julian qui vient de passer, on est dimanche, son jour de vélo !? ». Plusieurs jours après, poursuivi par cette exhumation probable de ses écritures, il a exhumé son ordinateur, réactivé une connexion, retrouvé des automatismes d’humain connecté, il a cliqué le lien évoqué par l’homme au bistrot, il y est retourné donc, il a retrouvé le site, a commencé à relire des fragments, pour s’avouer ne rien reconnaître. Il doute que cela puisse avoir émané de lui. Il se glisse dans ces textes. Les relis. Ne retrouve rien qui lui parle (pas comme quand il feuillette les albums photos). Les livres évoqués, les expositions racontées que le narrateur a traversées, rien, aucun nom, aucun titre, aucune citation, rien ne lui semble venir de lui, avoir été vécu par lui. Il reprend ces textes, les copie-colle dans de nouveaux fichiers et s’y plonge, en éprouve à peine un imperceptible sentiment de déjà vu, déjà connu, dont il s’empare, au bout de quoi il lui semble voir briller une lueur de retrouvaille, reflets des lointains isoloirs de verre, il se synchronie avec le cours des textes, calque sa respiration sur leurs fils narratifs et les transforme, les réécrit, les augmente de digressions et bifurcations. Les livres cités, les auteurs et autrices présentés, les œuvres décrites, il les traite comme des productions imaginaires, fictives (au même titre que les peintures et les musiques dans La recherche inspirées de réalisations réelles), des inventions dont il peut faire ce qu’il veut, sans se soucieux de vraisemblance avec des productions artistiques avérées. Il replonge là-dedans et en revêt les lettres-mots-phrases-sons-images comme on s’affuble de défroques trouvées, cherchant à ressembler à quelqu’un, se mettre dans la peau d’un autre en espérant, par mimétisme, épouser ses manières de sentir, de penser. Faire diversion. Happé, passionné par ces kilomètres de caractères imprimés, serrés, dont il aurait pu être l’auteur dans une autre vie, il ne sait si les sentiments de familiarité que cette lecture éveille découlent du fait qu’il y reconnaît des traits de sa biographie, des expériences effectivement vécues ou si ce déluge narratif ne déclenche rien d’autre qu’une vague sensation de similarité ordinaire, arbitraire, reliant divers phénomènes du réel et permettant de les identifier, de s’y intéresser. « (…) notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger. Qu’on ait affaire à des convergences comportementales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à la filiation, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. » (p.272) Le récit répétitif et interminable d’un anonyme errant, chimérique, à travers divers lieux d’art et de culture, poussé par le contenu d’ouvrages lus, de paysages traversés, de vins dégustés, de musiques écoutées, soulève en lieu assez de résonances, d’impressions d’avoir vécu des choses similaires pour y greffer de nouveaux développements, prolonger des interprétations qui n’étaient qu’esquissées, ajouter rebonds, digressions, augmenter le lacis parcouru d’autres horizons référentiels (des œuvres dont il se souvient, ou qu’il a envie d’inventer et qu’il associe à celles citées dans le texte), travail de palimpseste.

Toiles trouvées, éclats de guerre, champs de batailles

Ce faisant, il dégoupille au cœur de ce délire graphomane, une anxiété qui ronge les phrases, une désespérance sourde qui, au contact de ses neurones inquiets, se révèle explosive, décuplée par l’angoisse de ce qu’est devenu le monde humain.  Réécrivant, retouchant, il agit tel un peintre qui reprendrait les toiles de ses débuts pour les assombrir de plus en plus, les tourmenter radicalement. Cette sorte de roman interminable, décousu, filandreux et nébuleux de la médiation culturelle au siècle passé, rédigé par un homonyme égaré, ayant porté le même genre de préoccupation que lui, à savoir agir par la culture pour changer le monde, rendre possible une autre évolution ou exaptation de l’espèce, ça l’épate par son optimisme, son contre-courant obstiné.  Car, au fond, « Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? (…) N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? » (p.473)

Il réécrit, écrit sur du déjà écrit, c’est irrépressible, et ouvre les vannes d’un désespoir sans fond, ne sait plus à quel saint se vouer, impuissant à rendre compte de ce qui se passe, en lui et autour de lui (une vie singulière emportée l’air de rien par un effondrement en cours qui allume en de multiples régions, d’innombrables guerres de factures différentes). Il se souvint, à propos de guerre, de quelques peintures dans l’atelier d’une amie, à terre, adossées contre le mur. Le grand-père, peintre, en 1918, avait fait le voyage jusque Ypres pour voir l’horreur et la peindre. Besoin irrépressible de constater, établir les faits, témoigner. Sur des bouts de carton (régime d’économie, de restriction). Le tout est d’une étrange verdeur, tremblée, éclatée. Comme les premières teintes d’un printemps chétif, hésitant, irréel, écorché, refusant de revenir, n’ayant la force que de pointer ici ou là dans la boue, la poussière, sous une lumière crue, l’azur implacable. Les couleurs de la palette sont elles-mêmes effrayées, pâlies par l’innommable, les pigments agités, déstabilisés. Le coup de pinceau est fébrile, électrique. Comment regarder ça !? Comment le peindre !? Et en même temps, ces cartons peints éclaboussent une étrange jubilation comme si, inconsciemment, le peintre y touchait une catastrophe au cœur même de la peinture. (Le plus important, c’est cette «catastrophe secrète» qui affecterait l’«acte même de peindre au plus profond». Pourquoi l’acte de peindre passerait-il par le chaos ? Parce que «quelque chose doit en sortir» : et «ce qui en sort, c’est la couleur». – Robert Maggiori, Libération, dans un article sur Deleuze et la peinture) Sol labouré par les bombes où se mêlent débris de barricades, vestiges de troncs d’arbres et croix sommaires, instables, à l’emplacement de corps hâtivement enterrés. Champ de ruines, paysage de gravats, confusion entre rivière et berge, tout est retourné, sans repère, toute perspective écroulée, les paysages ne mènent nulle part, terminus. Pour un paysagiste, c’était comme de peindre la fin du paysage, son agonie, son enterrement. Mais en train de se produire. C’est tout frais, tout chaud, fumant. La pierre et le ciment ont ici les reflets roses d’un réel se vidant de son sang, là l’aspect cireux des masques mortuaires, au loin, les plis livides et lourds de linceuls tourmentés. Contrairement à la peinture de Didier Mahieux qui est l’empreinte à postériori d’un champ de bataille reconstitué, imaginé, une remarquable archéologie plasticienne. Une mémoire après-coup de la dévastation convulsive. Pas exactement : elle atteste que l’auteur a sans cesse, en tête, l’image du sillage meurtrier, massif, reliant passé, présent. En l’admirant, fasciné par les ruines qu’elle montre, une sorte d’écriture de l’histoire bousillée, raturée jusqu’aux tréfonds, il ne put que constater qu’il vivait sans cesse en bordure de ces champs de bataille. Une dune, une plage de débris indescriptibles, des flots rachitiques au loin, un ciel définitivement brouillé, un astre approximatif, étouffé, et dans la charpie laissée par les bombardements, les mines, les corps-à-corps, des formes géométriques orphelines, alignées pour un décompte macabre, des vêtements vides, alignés, fantômes aplatis au sol. C’est bien à une écriture des tranchées qu’il s’est consacré, cherchant à rejoindre ses ramifications de résistance, invoquant ses protections, ses abris de fortune.

Pierre Hemptinne

Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Rein Dool, Wantijpark (Dordrecht), Fondation Custodia – Laura Lamiel, Du miel sur le couteau, Palais de Tokyo – John Zorn, Kristallnacht, Eva Records – Isabelle Stengers, Apprendre à bien parler des sciences. La vierge et le neutrino, Empêcheurs de penser en rond – Claude Simon, L’acacia, Editions de Minuit, – un chevreuil, des souvenirs, du vin…

« Je ne bouge pas, il reste. Il m’ignore ou m’adopte. On cohabite. On rumine chacun dans son coin. Mais ensemble. Je romps l’équilibre, je tends la main, à peine, une invite timide, je l’appelle, en murmurant, « allez, viens, gamin », il redresse la tête, me toise atterré, l’air de ne pas y croire, chevreuil sauvage à nouveau et détale, ventre à terre, bondit par-dessus la clôture pourrie, franchit la clairière, déjà en haut du talus, et hop entre les troncs, dans la forêt. » En un éclair, il est passé du domestique à l’indomptable, de la nonchalance à la charge vive, de l’occupation du terrain à la retraite accélérée. Le regard paniqué, la posture offensive de bélier, le placement des pattes et sabots, quelque chose le ramène aux chevaux dans la bataille d’Uccello (dont une reproduction sur bois, vernie, effectuée par la galerie Sisley, rue Saint-Jean à Bruxelles en 1977, a longtemps orné son bureau). Cet effarement animal face à la folie humaine, l’affolement des membres dans la mêlée meurtrière, le désespoir des poitrails qui cherchent à s’extirper tout en fonçant dans le tas et que, pour d’autres batailles, d’autres époques, Claude Simon a su si bien saisir, de l’intérieur de la mêlée meurtrière, innommable boucherie que le chevreuil associe à l’humain : « … ce sont des ombres encore pâles et transparentes de chevaux sur le sol, un peu en avant sur la droite, tellement distendues par les premiers rayons du soleil qu’elles semblent bouger sans avancer, comme montées sur des échasses, soulevant leurs jambes étirées de sauterelles et les reposant pour ainsi dire au même endroit comme un animal fantastique qui mimerait sur place les mouvements de la marche, la longue colonne des cavaliers battant en retraite… » (p.89). 

Depuis la terrasse, son regard balaie la tapisserie végétale, traquant l’indice de l’animal caché, s’attardant, en l’air, sur les vastes ombelles d’aralia, en plein envol, au-dessus du feuillage palmé.

Dessiner, croquis fœtal exhumé

Un escalier en marbre. Une niche avec un vrai bouquet de fleurs, singulier, aux couleurs vives (pas de ces décorations florales sans âmes, passe-partout). Là tout près, une petite salle, un écran, un film. Un vieillard raconte. Il semble être là, vraiment, en direct. « Je suis dans la nature, je suis dans le paysage, je regarde, j’observe, j’écoute, j’ai du papier, un crayon, je dessine ce que je vois, je fais partie du paysage, je suis avec, pas devant, j’ai toujours fait ça, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, je continue, je ne cesse de le faire, c’est sans fin. » Ah cette musique de l’intemporel ! Cela lui fait l’effet d’un mec qui raconte sa recette pour vivre éternellement, une activité sans fin, ne jamais mourir ou plutôt rejoindre la mort sans interrompre ce qu’il fait  depuis toujours, comme si de rien n’était. Et cela le ramène à son propre passé, particulièrement ces périodes enragées, faméliques, où il cherchait « sa » voie, enfin, une voie, et précisément, dès adolescent, il cheminait dans les bois, les champs, les villages, une farde sous le bras, s’asseyait sur un talus, un tronc d’arbre, un muret en pierres, n’importe où, ouvrait la grande farde, sortait le papier, une belle grande feuille blanche, épaisse, granuleuse, un vrai tissu, son crayon surgissait dans sa main, et il dessinait ce qu’il voyait, inlassablement, petits traits après petits traits. Tissant les lignes. Dans le vide, à partir de rien (n’ayant jamais appris, exerçant ses neurones à transmettre à la main la capacité de tracer en lignes ce que l’œil capture). Au milieu du blanc quelques cellules du paysage s’installaient. Croquis fœtal. Ca le rassurait, il s’y projetait, il habitait ce hameau esquissé, ces roches cernées d’arbres, ce sentier entre ombellifères et pâtures clôturées. Ca lui fabriquait un ancrage, dans le vide. Tous les petits gestes par quoi importe le dessin, tous les infimes mouvements nerveux, cérébraux, qui rendent possible la représentation de ce qui est vu, tous ces efforts faisaient surgir sur le papier vierge comme les filaments, les sédiments, les débuts d’une île où s’installer. Une pratique insulaire. Il est surpris de constater que ses ébauches d’alors ont un air de famille avec les premiers dessins du vieux sage qui parle dans la télé et sont exposés dans les salles contigües. « Moi aussi, j’aurais pu m’inscrire dans ce processus, y trouver refuge, persévérer, et comme lui – Rein Dool -, vieillir, mais jamais mourir, toujours dessiner, faire jaillir quelque chose ? » Rein Dool n’a jamais arrêté, son œil et sa technique sont devenues remarquables, uniques. « A quoi serais-je arrivé si je n’avais cessé de m’exercer, de pratiquer ? » Il s’émerveille surtout- et un moment s’oublie, perd la notion de lieu et de temps, perdu dans les images qui l’absorbent, que ses yeux dévorent – devant une série de grands fusains. Des paysages familiers, des parcs, des routes, des prairies, bien identifiés dans le territoire habité par l’artiste (des sites qu’il a en quelque sorte tout le temps en tête, qui font partie de lui). On pourrait, à la limite, aller les voir encore, en vrai, comparer le modèle et l’œuvre. Mais ce n’est pas important. Ce qui compte est l’interpénétration de ces matières-paysages avec le matériau mental de l’artiste, à partir de quoi, dessinant ce qu’il y a dehors devant lui, il représente en miroir des configurations neuronales. 

Lire dans la cendre froide

En fait, sa première impression en apercevant ces grands cadres, élargissant infiniment la petite salle où ils sont accrochés, est tactile, il se souvient d’un toucher, le plaisir qu’il avait, lors d’errances en forêt, quand il trouvait les restes d’un bivouac de forestiers, de plonger les mains dans l’amas de cendre fines, douces, froides, parfois encore légèrement tièdes. Pistant quelque chose, quoi ? Ca le laissait songeur, un flux d’images indéfinies engourdissait, éparpillait sa conscience, regardant la cendre légère glisser entre ses doigts. C’est de ce flux que, pour lui, revient ce fusain délicat, précis, tremblé, charnel, une myriade de cellules grises qui vibrent, se tiennent coites en lévitation, dans le vide, figurent le parc des pensées végétales de l’artiste. L’image crépite telle une apparition extraterrestre dans un écran de télévision brasillant de neige. Et puis un autre paysage, encore un autre, une série. A la manière de ces gigantesques vols d’étourneaux qui dessinent des formes changeantes, immobiles puis brusquement dispersées, se reconstituant ailleurs, mourant et ressuscitant. Chaque tableau serait une recomposition du précédent, une réorganisation de tous les points et traits noirs et blancs qui composent les autres dessins. 

Il pâlit, admire, frémit, et se dit qu’avec le gris ouateux de ces images, il a un rendez-vous particulier avec l’au-delà, la mort. Tout devient cendre. Chaque image, à l’instar des vitraux qui conduisent la dévotion vers les cieux, lui offre un passage poudreux vers ces confins où l’être se dissout, son imaginaire se dématérialisant, projeté dans le néant. Chaque image comme lieu idéal où être dispersé, enseveli dans le vivant, décor aussi immuable que gravé sur un marbre funéraire.

Quelle étrange sérénité l’étreint dans l’étroit cabinet orné des grands fusains – libres de toute présence -, il se surprend à murmurer « j’aimerais une chambre mortuaire semblable à celle-ci » !

Les paysages urnes funéraires, sans lui

Ces paysages sont désertiques. L’immense parc, nature artificielle regagnée par le sauvage, vaste scénographie symbolique, signifiant autre chose que ce que l’on voit. Trouble. Inquiétant. Sur l’eau, les nénuphars dérivent en galaxie éteinte, remontée des fonds vaseux, égarée. (Précisément, il avait, dans sa jeunesse, à multiple reprises, dessiné les constellations de nénuphars le long des berges du canal où il vagabondait avec son chien. Des dizaines d’années plus tard, repassant là à vélo, il les avait revus, abîmés, presque coulés, vision de son cosmos érodé.) C’est même plus que cela : ils se sont arrangés pour qu’il n’y ait plus jamais le moindre humain venant les perturber. Ils sont sanctuarisés, inviolables. Les dessins les montrent après l’éviction de l’homme, de la femme. Comment ils nous survivent. Ils dégagent une mélancolie puissante, muette, dévorante, rejoignent ses pensées anxiogènes dans lesquelles, noué, oppressé, tout ce qui l’entoure, tout ce en quoi il est engagé, les échanges lui procurant une continuité, le préservant en une durée illusoire, les proches, les objets, les vivants, tout cela continue sans lui, devient autre chose, ne garde aucune trace de son passage.

La beauté, le plaisir devant les fusains se muent en malaise, pour ne pas dire souffrance, confondue avec la qualité d’une émotion esthétique rare, exigeante, souffrance de se projeter dans ce genre de paysages qu’il aime embrasser, et qu’il découvre tels qu’ils seront quand lui ne sera plus, dès lors déjà complètement hermétiques, hostiles.

Le chevreuil en son île probable

Le chevreuil n’a pas fui bien loin. Il lui semble qu’il reste là, derrière les troncs, à l’observer. Depuis l’intérieur d’une île qu’il s’invente. Son regard à l’affût comme derrière le faisceau désorganisé de lances dans la peinture d’Uccello. L’animal attend pour revenir. Le jardin fait partie de son territoire. Il s’est approprié le potager. Cherchant à débusquer, à entrer en communication à distance avec le regard cervidé, pas localisable, diffus dans le feuillage, dans la trame de la lisière, le revoilà aux heures contemplatives face aux berges des îles mosanes, à rêver la vie sur ces territoires clos, préservés, protégés par le courant du fleuve (toute sa vie a-t-elle cherché autre chose qu’à prolonger ces heures originelles de contemplation, dérivant autour de l’île sauvage, sur son petit canot pneumatique ? La seule fois qu’il tenta l’aventure d’y accoster, entraîné dans une série d’accidents absurdes de Robinson improvisé, il aurait péri si un pêcheur en barque ne l’avait secouru, l’île lui intimant ainsi de rester à distance.)

Glacier dans les entrailles muséales

Avec les gorgées espacées du vin fruité, excitant le mystère d’avaler le terroir par les racines de mêler ses papilles à ses levures et fermentations, il amadoue ce malaise consubstantiel à sa manière de respirer et dont il avait pris conscience de façon aigüe, lors de l’élan passionné au cœur des vastes paysage-fusain de Rein Dool. Il cherche un autre souvenir à ronger tout en dégustant le pinard, tout en gardant un œil vers la cache probable du chevreuil. D’une œuvre à une autre. D’une émotion esthétique à une autre. De révélation en révélation. Dans cet espace-temps singulier où, avec le recul, les images des œuvres vues, digérées, organicisées, s’amalgament avec tout ce que le corps produit en propre, à partir de ses propres ressources, chimiques, symboliques. Il retrouve « Du miel sur un couteau » de Laura Lamiel. Plus exactement des traces, approximatives d’abord, de la rencontre avec cette œuvre, comment, à partir d’elle, ses neurones, toutes ses cellules, ont produit de la subjectivité. C’était dans une cave, des entrailles de bêton espacées de colonnes carrées, corrodées, bêton malade d’être confiné si longtemps dans l’obscurité. Ca scintillait et crissait, un glacier souterrain affleurant dans les catacombes muséales, où boire l’oubli (effacer toutes les œuvre ingurgitées, setup puis page blanche) ou retrouver la mémoire (de toutes les œuvres vues et retenues, combinées en une seule, hybride, monstrueuse, sans limite connue, devenue chose autonome). La possibilité d’une renaissance : c’est ce qu’il avait éprouvé quelques fois face à des étendues étouffantes de sel scintillant, d’y être promis à formidable dessiccation radicale, avant de se repenser, vierge, purifié, ramené à l’essentiel de lui-même, son idée.

Fusain et bris de verre en miroir

L’étendue avait la même solitude minérale, pétrifiée, des vastes fusains vus peu avant (sa pensée y errait encore, ils avaient quelque chose de labyrinthique, retenant et égarant l’imaginaire, elle y erre toujours, depuis, d’une façon ou d’une autre, s’y embaumant, poursuivant son désir de s’y ). Avant tout, dans l’un et l’autre cas, il y avait le tissage patient de milliers de petits gestes humains, rien de machinique, plutôt la passion du relationnel entre les choses. Ce qui se révélait être, à l’approche, un épais tapis de verre brisé – nombre incalculables, se dit-il, de verres cassés, évoquant l’au-delà de la soif, de l’ivresse – manifestait l’intention de dessiner aussi un paysage, petite touche après petite touche, choix obsessionnel d’objets en verre à briser, constitués en collection, établissement du protocole du bris à effectuer en série, les brisures sonores se plantant dans l’ouïe, poignée de verre pilé après l’autre, entassées puis ratissées, comme le gravier d’un jardin japonais. Chaque geste de l’installation effectué avec le même soin, la même précision que l’apposition du fusain sur le papier et, chaque vibration de la main maniant le bois calciné, saisissant et copiant une à une chaque particule du paysage, par petites touches chirurgicales, ne les inoculant pas simplement telles quelles dans le papier, mais les éclatant, révélant du parc végétal, calme, reposant, une mosaïque abyssale d’infimes cristaux charbonneux lacérés, inquiétants, tenus ensemble par magie et pouvant, tout aussi bien, d’un coup, se désolidariser, disparaître, retourner au néant. D’où le caractère qu’il leur avait maladroitement attribué de « paysages de la mort ».

Installation et sédimentation, texture et concept

Il y avait là l’effet d’une accumulation lente – la lenteur du glacier -, de gestes, de préoccupations, de recherches et projections d’une seule et personne exposée, de tout le possible incommensurable que ces gestes, préoccupation, recherches et projections dégageaient, concrètement, virtuellement. Il y avait, dans ces amas de cristaux dérivant immobiles, les détours énigmatiques qui relient des héritages culturels éloignés – ceux des imaginaires immémoriaux, ceux des objets usuels banals, des pratiques « vulgaires » – à travers notamment des lectures de textes qui, une fois absorbées, font leur chemin, se transforment en images, en tropismes, en zones transfrontalières ente dedans et dehors, soi et l’autre, toute une géographie organique de textes nourriciers attestée par les références littéraires égrenées dans l’exposition, depuis, dès l’entrée, les mots de Nathalie Sarraute, « Vous les entendez ? ». (Mais aussi – parce que les souvenirs de cette installation en particulier s’enrichissent d’autres images, d’autres sons, d’autres mots captés dans son entourage, en d’autres points de l’exposition, se rapportant à d’autres œuvres mais relevant des mêmes pratiques -, la mise en abîme en plan fixe, large, d’une plage de grand fleuve indien où vaquent d’innombrables silhouettes personnes femmes, enfants, animaux, comme au ralenti, mouvements d’activités balnéaires, comme perdus dans l’espace, multitude anarchique mise en résonance avec le Barbare en Asie de Michaux ; ou un labyrinthe visuel et syntaxique de livres imprégnées de couleurs rouges, briques livresques et phrases écrites sur un miroir, mimant une relation singulière aux livres de Roussel, monument composite à l’art de la lecture en fait jamais prévisible, pratique guidée par des conventions intimes, des axes de recherche, des associations, de l’intertexte, bref un « comment j’ai lu certains de mes livres » en reflet au « comment j’ai écrit certains de mes livres », mise en abîme de la relation au texte.) L’artiste glanait et collectait lentement l’hétérogénéité de ses matériaux artistiques, externes et internes, au quotidien, les malaxant, malaxant l’hétérogène, se laissant malaxer en retour. (La création artistique incluant ici une similitude avec la création de concepts, on pourrait qualifier ce malaxage mutuel avec les mots de Stengers concernant philosophie et concept : « Il s’agit d’une tentative de faire passer ce que « fait » un concept, en tant qu’il existe, à celui qui le crée. De faire passer ceci que le concept crée le philosophe alors même que le philosophe crée des concepts, ne cesse de le remanier, d’en changer. » p.142) Ce réemploi de matières éparses, ayant déjà vécu, dans la recherche d’autre chose, de quelque chose de neuf, de différent produit cet effet rétrospectif magnétique, la sensation d’accoster la trace profonde d’une vie longue, largement écoulée, multiple et cristallisée –  ayant intégré les sédiments d’autres vies à force d’être montrée et regardée – qui n’est plus que broyage de miroirs épais, écailles de glace, de ce qui est derrière soi, advenu, réfléchi à l’infini dans cette lave de boules à facettes compilées, étalées, figées, mortes. Plaisir trouble de voir une traîne de vie, ainsi, brillante, toute de strass aiguisée, figée. Dépouillée. Aussi merveilleux que de trouver dans les bois ou les herbes la mue d’un serpent : ici le vestige, la peau abandonnée, fascinante, la vraie vie, recommencée, à présent ailleurs, insaisissable.

Fracas aveuglant et vague revenue de nulle part

C’était une plage carrée, aveuglante, dans le noir de la cave. 

Il revit un choc, la secousse électrique, spasmodique, de la première écoute de Kristallnacht de John Zorn, en 1993. Le genre de coup, d’implosion des fluides internes, où le cerveau semble partir en feu d’artifice, où tout semble rompre, se mélanger, se brouiller, le cortex liquéfié, métal brûlant, circuits fondus. Le musicien avait su déchaîner de l’inaudible agressif, – pas de la musique, pas du bruit, une matière sonore ulcérée – et pendant quelques secondes hébétées, toutes les facultés d’entendre soudain cramées, se déconnectant alors, paniquées, pour se préserver – fuyant à la manière du chevreuil . Cela pour faire éprouver et non plus entendre de façon civilisée, l’absolue horreur de ce broyage totalitaire de ténèbres cristallines. Le choc lui revient comme un caillot de silence convulsé, traumatisé, comateux, de l’étoupe qui bloque les poumons, alors qu’il se dirige vers la plage luminescente. (Plus exactement, les œuvres s’impriment en lui et coexistent dès lors, continuent leur vie en parallèle, parfois se croisent, s’hybrident, mais ne cessent de s’y produire, d’y renouveler les effets originelles de leur impact, la secousse de Kristallnacht est en lui, à jamais.) Mais ce n’est pas ça qui est montré là. Pas une évocation de ça. Il en a vite l’intuition. Il va vers tout autre chose. Il cherche à identifier ce qui l’attend, cela participe du jeu avec l’œuvre, le terrain d’approches, ses devinettes, ses embûches. Dans le meilleur des cas, le rayonnement de l’œuvre désarme ses attentes, ce qu’il connaît déjà, ce qu’il croit reconnaître. Il cherche à stimuler la « connaissance intuitive » de ce vers quoi il se dirige. « « Ne pas avoir la moindre notion de… » ne signifie pas alors un manque de connaissance, mais plutôt l’absence de toute possibilité de se situer par rapport à quelque chose, d’engager ce quelque chose dans un rapport quelconque. » (Stengers. P.140. Il ouvre des possibilités, il prépare la possibilité d’un rapport au quelque chose qui vient, en passant par une grande variété de ce que cette chose lui évoque. Sans filtre. Le traversent le souvenir de marches nocturnes sous une pleine lune hivernale dans une couche épaisse de neiges fondantes en train de regeler, maladroit, regard vers le ciel étoilé, buée de sa respiration, affolé d’être seul, pensant au corps chaud de son amie dont il est sans nouvelle ; ou celui de ses pas dépités, désorientés, ne sachant plus où se poser, au petit matin, mal éveillé, en compagnie de flics, dans une médiathèque vandalisée pendant la nuit, vitres pulvérisées, disques répandus, hors de leurs pochettes, livres dispersés grands ouverts, vaisselles cassées, sièges culbutés, tiroirs vidés au sol, armoires fouillées, coffre défoncé, contenu des poubelles dispersé, bureaux renversés, son lieu de travail, de médiation avec les publics, violé, nié. Mais pas ça non plus.

Il cligne des yeux. Pas seulement pour se protéger mais pour mieux profiter d’une luminosité extraordinaire (ou surnaturelle ?). Exactement comme, flottant et oscillant au gré des vagues de l’Atlantique portugais, soulevé voluptueusement, puis aspiré par en-dessous, par le fond, chahuté, emporté comme fétu de paille dans l’eau et le sel, dépossédé de toute autonomie, rompu par le rouleau d’eau le roulant au final dans le sable, les coquillages et les algues, puis se retirant, le laissant émerger près du rivage, perdu et heureux dans une mare bouillonnante, secoué, ébloui par l’écume scintillante lui brûlant les yeux, s’engouffrant sous ses paupières, sous sa peau. 

Processus archéologique

Bien entendu, il n’a pas eu conscience de toutes ces images, linéairement, à l’instant même où il avançait dans les caves du Palais de Tokyo, ouvertes pour la première fois (et ce pour éviter d’utiliser leur grande verrière, cela s’inscrivant dans l’adaptation au changement climatique). Les germes de tout ça ont bien été semé, durant les quelques minutes où il avance, émerveillé par ce qu’il aperçoit au loin. Mais ils ont levé lentement, au fil des années suivantes et ce qu’ils contenaient, il ne le découvre qu’après, en ressassant, en se rappelant, pratiquant l’archéologie de ses sensations (sans quoi toute pratique culturelle est vide, caricaturale et facilement manipulable). En creusant ce qui lui a traversé l’esprit dès le premier coup d’œil, en prenant dès la première impression, lointaine, approximative, ce que lui a inspiré l’œuvre, à tort et à travers, effectuant la topographie du terrain d’approche. Il prend le temps de se replonger là-dedans, d’en ouvrir tous les plis, remplissant son verre au BIB de rouge, sirotant, toujours dilué un peu plus dans la fabulation de son terroir, guettant le chevreuil à la lisière de son île.

Débris enchantés et maléfiques d’orgasmes extralucides

Happé par cette brillance mémorielle qui attire ses pas, son regard capte des signaux d’alerte, diffus. Des éclats. Il pressent du coupant, du blessant, non identifié, non localisé, noyé dans l’écume étincelante. Un contraste qui ne lui est pas étranger, associé à de brèves extases foudroyantes, rares. Douceur sublime et tranchant acéré, confondus. Ce qui l’engage dans la prémonition qu’il va revoir quelque chose qu’il a très envie de revoir, excité et pourtant impuissant à dire de quoi il s’agit. Il avance. Il s’attend à retrouver quelque chose d’inattendu, qu’il aurait largué, perdu, sans s’en rendre compte, qui aurait été produit par tout ce qu’il a vécu, en serait la quintessence et l’explication, aussi. Comme de tomber sur une progéniture merveilleuse qu’il ignorerait avoir engendrée et le placerait dans une nouvelle lignée, différente, parallèle, mutante. La surface réfléchissante, séminale, semble conserver, comme des trophées, les flash aveuglant de certains orgasmes les plus bouleversants, survenant en pleine déréliction béate d’être submergé-e-s par ce qui emporte vers l’inconnu, les deux corps pénétrés et sans frontières, ne sachant plus qui est qui, fulgurances déconnectées de tout, brèves absences totales où illumination et ténèbres copulent, l’hypersensibilité virant vers l’insensibilité, les sens saturés, explosés en plein vol, la volupté avalée à plein poumon comme un poison fatal. Pas précisément l’ultime de l’orgasme – abandon, délivrance, résignation – mais toutes les dépenses physiques et mentales pour y arriver, s’y maintenir à deux le plus longtemps possible, détachés de tout, dans le vide, luttant contre la fin, se démenant pour déjà répéter ce qui vient, rejeter le calice de l’assouvissement, rusant, convoquant des techniques, affolé-e-s, cherchant à inventer d’autres passages, d’autres passes. Transfigurés, extralucides. Mais il faut se rendre, s’effondrer, au risque de se vider irrémédiablement. De la caresse aux griffes, des halètements sensuels aux crissements éperdus, poumons vidés, cœurs rompus. L’air manque, les chairs partagées criblées de flèches acérées, s’étant avancé trop loin, ayant présumé de leur force. Icare amoureux, brûlés, ils s’enlacent, yeux fermés, pour amortir la chute, perte de conscience, se réveillant des heures plus tard, toujours étreints, sonnés et béats, avec juste des souvenirs approximatifs.

« D’où viennent les feux de ces orgasmes lointains, passés, en cette couche de verres broyés ? » Entre matelas de plumes d’anges étincelantes et couche de fakir.

Il s’agenouille. Le tapis de tessons transparents – et qui parfois évoque une couche de glace amollie puis regelée en fin d’hiver ou une déferlante de grêlons sur le macadam chaud en été –  charrie lames, couteux, ciseaux, porte-plumes, vis, clous, un vaste lot d’armes précaires, discrètes, pour se défendre contre le vide, percer, trancher, crever, éventrer ce qui peut étouffer ou réduire au silence. Il y a aussi, insolites, une moisson abondante de capsules métalliques, préservées ou aplaties, ayant contenu du gaz hilarant, attestant de la pratique d’euphories artificielles, éphémères et sommaires, goulées paradisiaques succinctes et addictives, comme autant de vestiges de libation sordides à la grande jouissance perdue. A la surface, surnagent différents contenants métalliques, pièces de mécanismes démantibulés, gobelets et coupelles d’argent rappellant la vaisselle liturgique dans laquelle, enfant de chœur, il regardait le curé boire le « sang du Christ ». Les vestiges et rebuts d’un grand rite de la jouissance masquée et de ce que l’on cherche à lui substituer, petits bonheurs, volatilisés, éparpillés. 

Un miroir intact, quasi invisible, feuille molle et souple – il doute qu’il y en ait vraiment un – traverse l’espace et introduit le trouble quant aux limites de ce qui se montre-là, perturbe les confrontations entre l’unique et le multiple, l’ici et l’ailleurs, le réel et la fiction. Est-ce un dispositif télescopique captant les images d’une galaxie de verre lointaine ? Une chaise chancelante – ou deux, plusieurs ? – avec fils électrique et néon vertical, assoit en l’air le point du chavirement, de la perte d’équilibre mise en suspens sur deux pieds. Sur son plateau incliné, un alignement de scalpels, en glissade immobilisée. (Et toujours dans le champ le gardien d’origine africaine.)

En avant, sur une planche, bien rangée, une panoplie d’instruments : stylets usagés, couteaux, canif, compas rouillés, lunettes, verre à briser, limes, rasoir, capsules aplaties, cuillères. Tout est à disposition, invitation à choisir son outil pour intervenir, sonder, autopsier la matière du glacier écoulée.

S’éloigner de son sujet en dérivations elliptiques

L’esprit un peu étourdi par cette reconstitution d’une scène du passé, par la profusion des fragments que sa mémoire a réussi à recoller, l’impression a posteriori d’avoir abrité plusieurs vies parallèles, tressées. Fatigué, son esprit erre, sans plus d’attache, se délie, s’évade comme par une de ses ouvertures célestes quand, marchant dans un sentier encaissé, les plantes et les branches dessinent, en bordure du champ surélevé, un soupirail vers le vide, les nuages, une fenêtre vers du vierge. Il rêvasse sans plus relier entre elles les images qu’il traverse, flottantes, désolidarisées – un parc noir et blanc, pétrifié, l’écume d’une vague, un fracas assourdissant et mutique, un sol couvert de bris de verre, des salines étincelantes à couper le souffle, la parure abandonnée par un serpent invisible, le bruit nocturne de ses bottines dans la neige gelée, une coulée d’éclats micacés qui auraient conservé les éclats de certains orgasmes, un fouillis de cellophane plaqué chiffonné sur le corps nu d’une actrice porno, des couteaux, des lames, du miel -, jetant autour de lui des regard semblables à celui du chevreuil fuyant se réfugier sur son île, cavalant mais au ralenti, s’extirpant de la bataille.

Pierre Hemptinne