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Entre cendres et bris de verre, suivre le chevreuil

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Rein Dool, Wantijpark (Dordrecht), Fondation Custodia – Laura Lamiel, Du miel sur le couteau, Palais de Tokyo – John Zorn, Kristallnacht, Eva Records – Isabelle Stengers, Apprendre à bien parler des sciences. La vierge et le neutrino, Empêcheurs de penser en rond – Claude Simon, L’acacia, Editions de Minuit, – un chevreuil, des souvenirs, du vin…

« Je ne bouge pas, il reste. Il m’ignore ou m’adopte. On cohabite. On rumine chacun dans son coin. Mais ensemble. Je romps l’équilibre, je tends la main, à peine, une invite timide, je l’appelle, en murmurant, « allez, viens, gamin », il redresse la tête, me toise atterré, l’air de ne pas y croire, chevreuil sauvage à nouveau et détale, ventre à terre, bondit par-dessus la clôture pourrie, franchit la clairière, déjà en haut du talus, et hop entre les troncs, dans la forêt. » En un éclair, il est passé du domestique à l’indomptable, de la nonchalance à la charge vive, de l’occupation du terrain à la retraite accélérée. Le regard paniqué, la posture offensive de bélier, le placement des pattes et sabots, quelque chose le ramène aux chevaux dans la bataille d’Uccello (dont une reproduction sur bois, vernie, effectuée par la galerie Sisley, rue Saint-Jean à Bruxelles en 1977, a longtemps orné son bureau). Cet effarement animal face à la folie humaine, l’affolement des membres dans la mêlée meurtrière, le désespoir des poitrails qui cherchent à s’extirper tout en fonçant dans le tas et que, pour d’autres batailles, d’autres époques, Claude Simon a su si bien saisir, de l’intérieur de la mêlée meurtrière, innommable boucherie que le chevreuil associe à l’humain : « … ce sont des ombres encore pâles et transparentes de chevaux sur le sol, un peu en avant sur la droite, tellement distendues par les premiers rayons du soleil qu’elles semblent bouger sans avancer, comme montées sur des échasses, soulevant leurs jambes étirées de sauterelles et les reposant pour ainsi dire au même endroit comme un animal fantastique qui mimerait sur place les mouvements de la marche, la longue colonne des cavaliers battant en retraite… » (p.89). 

Depuis la terrasse, son regard balaie la tapisserie végétale, traquant l’indice de l’animal caché, s’attardant, en l’air, sur les vastes ombelles d’aralia, en plein envol, au-dessus du feuillage palmé.

Dessiner, croquis fœtal exhumé

Un escalier en marbre. Une niche avec un vrai bouquet de fleurs, singulier, aux couleurs vives (pas de ces décorations florales sans âmes, passe-partout). Là tout près, une petite salle, un écran, un film. Un vieillard raconte. Il semble être là, vraiment, en direct. « Je suis dans la nature, je suis dans le paysage, je regarde, j’observe, j’écoute, j’ai du papier, un crayon, je dessine ce que je vois, je fais partie du paysage, je suis avec, pas devant, j’ai toujours fait ça, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, je continue, je ne cesse de le faire, c’est sans fin. » Ah cette musique de l’intemporel ! Cela lui fait l’effet d’un mec qui raconte sa recette pour vivre éternellement, une activité sans fin, ne jamais mourir ou plutôt rejoindre la mort sans interrompre ce qu’il fait  depuis toujours, comme si de rien n’était. Et cela le ramène à son propre passé, particulièrement ces périodes enragées, faméliques, où il cherchait « sa » voie, enfin, une voie, et précisément, dès adolescent, il cheminait dans les bois, les champs, les villages, une farde sous le bras, s’asseyait sur un talus, un tronc d’arbre, un muret en pierres, n’importe où, ouvrait la grande farde, sortait le papier, une belle grande feuille blanche, épaisse, granuleuse, un vrai tissu, son crayon surgissait dans sa main, et il dessinait ce qu’il voyait, inlassablement, petits traits après petits traits. Tissant les lignes. Dans le vide, à partir de rien (n’ayant jamais appris, exerçant ses neurones à transmettre à la main la capacité de tracer en lignes ce que l’œil capture). Au milieu du blanc quelques cellules du paysage s’installaient. Croquis fœtal. Ca le rassurait, il s’y projetait, il habitait ce hameau esquissé, ces roches cernées d’arbres, ce sentier entre ombellifères et pâtures clôturées. Ca lui fabriquait un ancrage, dans le vide. Tous les petits gestes par quoi importe le dessin, tous les infimes mouvements nerveux, cérébraux, qui rendent possible la représentation de ce qui est vu, tous ces efforts faisaient surgir sur le papier vierge comme les filaments, les sédiments, les débuts d’une île où s’installer. Une pratique insulaire. Il est surpris de constater que ses ébauches d’alors ont un air de famille avec les premiers dessins du vieux sage qui parle dans la télé et sont exposés dans les salles contigües. « Moi aussi, j’aurais pu m’inscrire dans ce processus, y trouver refuge, persévérer, et comme lui – Rein Dool -, vieillir, mais jamais mourir, toujours dessiner, faire jaillir quelque chose ? » Rein Dool n’a jamais arrêté, son œil et sa technique sont devenues remarquables, uniques. « A quoi serais-je arrivé si je n’avais cessé de m’exercer, de pratiquer ? » Il s’émerveille surtout- et un moment s’oublie, perd la notion de lieu et de temps, perdu dans les images qui l’absorbent, que ses yeux dévorent – devant une série de grands fusains. Des paysages familiers, des parcs, des routes, des prairies, bien identifiés dans le territoire habité par l’artiste (des sites qu’il a en quelque sorte tout le temps en tête, qui font partie de lui). On pourrait, à la limite, aller les voir encore, en vrai, comparer le modèle et l’œuvre. Mais ce n’est pas important. Ce qui compte est l’interpénétration de ces matières-paysages avec le matériau mental de l’artiste, à partir de quoi, dessinant ce qu’il y a dehors devant lui, il représente en miroir des configurations neuronales. 

Lire dans la cendre froide

En fait, sa première impression en apercevant ces grands cadres, élargissant infiniment la petite salle où ils sont accrochés, est tactile, il se souvient d’un toucher, le plaisir qu’il avait, lors d’errances en forêt, quand il trouvait les restes d’un bivouac de forestiers, de plonger les mains dans l’amas de cendre fines, douces, froides, parfois encore légèrement tièdes. Pistant quelque chose, quoi ? Ca le laissait songeur, un flux d’images indéfinies engourdissait, éparpillait sa conscience, regardant la cendre légère glisser entre ses doigts. C’est de ce flux que, pour lui, revient ce fusain délicat, précis, tremblé, charnel, une myriade de cellules grises qui vibrent, se tiennent coites en lévitation, dans le vide, figurent le parc des pensées végétales de l’artiste. L’image crépite telle une apparition extraterrestre dans un écran de télévision brasillant de neige. Et puis un autre paysage, encore un autre, une série. A la manière de ces gigantesques vols d’étourneaux qui dessinent des formes changeantes, immobiles puis brusquement dispersées, se reconstituant ailleurs, mourant et ressuscitant. Chaque tableau serait une recomposition du précédent, une réorganisation de tous les points et traits noirs et blancs qui composent les autres dessins. 

Il pâlit, admire, frémit, et se dit qu’avec le gris ouateux de ces images, il a un rendez-vous particulier avec l’au-delà, la mort. Tout devient cendre. Chaque image, à l’instar des vitraux qui conduisent la dévotion vers les cieux, lui offre un passage poudreux vers ces confins où l’être se dissout, son imaginaire se dématérialisant, projeté dans le néant. Chaque image comme lieu idéal où être dispersé, enseveli dans le vivant, décor aussi immuable que gravé sur un marbre funéraire.

Quelle étrange sérénité l’étreint dans l’étroit cabinet orné des grands fusains – libres de toute présence -, il se surprend à murmurer « j’aimerais une chambre mortuaire semblable à celle-ci » !

Les paysages urnes funéraires, sans lui

Ces paysages sont désertiques. L’immense parc, nature artificielle regagnée par le sauvage, vaste scénographie symbolique, signifiant autre chose que ce que l’on voit. Trouble. Inquiétant. Sur l’eau, les nénuphars dérivent en galaxie éteinte, remontée des fonds vaseux, égarée. (Précisément, il avait, dans sa jeunesse, à multiple reprises, dessiné les constellations de nénuphars le long des berges du canal où il vagabondait avec son chien. Des dizaines d’années plus tard, repassant là à vélo, il les avait revus, abîmés, presque coulés, vision de son cosmos érodé.) C’est même plus que cela : ils se sont arrangés pour qu’il n’y ait plus jamais le moindre humain venant les perturber. Ils sont sanctuarisés, inviolables. Les dessins les montrent après l’éviction de l’homme, de la femme. Comment ils nous survivent. Ils dégagent une mélancolie puissante, muette, dévorante, rejoignent ses pensées anxiogènes dans lesquelles, noué, oppressé, tout ce qui l’entoure, tout ce en quoi il est engagé, les échanges lui procurant une continuité, le préservant en une durée illusoire, les proches, les objets, les vivants, tout cela continue sans lui, devient autre chose, ne garde aucune trace de son passage.

La beauté, le plaisir devant les fusains se muent en malaise, pour ne pas dire souffrance, confondue avec la qualité d’une émotion esthétique rare, exigeante, souffrance de se projeter dans ce genre de paysages qu’il aime embrasser, et qu’il découvre tels qu’ils seront quand lui ne sera plus, dès lors déjà complètement hermétiques, hostiles.

Le chevreuil en son île probable

Le chevreuil n’a pas fui bien loin. Il lui semble qu’il reste là, derrière les troncs, à l’observer. Depuis l’intérieur d’une île qu’il s’invente. Son regard à l’affût comme derrière le faisceau désorganisé de lances dans la peinture d’Uccello. L’animal attend pour revenir. Le jardin fait partie de son territoire. Il s’est approprié le potager. Cherchant à débusquer, à entrer en communication à distance avec le regard cervidé, pas localisable, diffus dans le feuillage, dans la trame de la lisière, le revoilà aux heures contemplatives face aux berges des îles mosanes, à rêver la vie sur ces territoires clos, préservés, protégés par le courant du fleuve (toute sa vie a-t-elle cherché autre chose qu’à prolonger ces heures originelles de contemplation, dérivant autour de l’île sauvage, sur son petit canot pneumatique ? La seule fois qu’il tenta l’aventure d’y accoster, entraîné dans une série d’accidents absurdes de Robinson improvisé, il aurait péri si un pêcheur en barque ne l’avait secouru, l’île lui intimant ainsi de rester à distance.)

Glacier dans les entrailles muséales

Avec les gorgées espacées du vin fruité, excitant le mystère d’avaler le terroir par les racines de mêler ses papilles à ses levures et fermentations, il amadoue ce malaise consubstantiel à sa manière de respirer et dont il avait pris conscience de façon aigüe, lors de l’élan passionné au cœur des vastes paysage-fusain de Rein Dool. Il cherche un autre souvenir à ronger tout en dégustant le pinard, tout en gardant un œil vers la cache probable du chevreuil. D’une œuvre à une autre. D’une émotion esthétique à une autre. De révélation en révélation. Dans cet espace-temps singulier où, avec le recul, les images des œuvres vues, digérées, organicisées, s’amalgament avec tout ce que le corps produit en propre, à partir de ses propres ressources, chimiques, symboliques. Il retrouve « Du miel sur un couteau » de Laura Lamiel. Plus exactement des traces, approximatives d’abord, de la rencontre avec cette œuvre, comment, à partir d’elle, ses neurones, toutes ses cellules, ont produit de la subjectivité. C’était dans une cave, des entrailles de bêton espacées de colonnes carrées, corrodées, bêton malade d’être confiné si longtemps dans l’obscurité. Ca scintillait et crissait, un glacier souterrain affleurant dans les catacombes muséales, où boire l’oubli (effacer toutes les œuvre ingurgitées, setup puis page blanche) ou retrouver la mémoire (de toutes les œuvres vues et retenues, combinées en une seule, hybride, monstrueuse, sans limite connue, devenue chose autonome). La possibilité d’une renaissance : c’est ce qu’il avait éprouvé quelques fois face à des étendues étouffantes de sel scintillant, d’y être promis à formidable dessiccation radicale, avant de se repenser, vierge, purifié, ramené à l’essentiel de lui-même, son idée.

Fusain et bris de verre en miroir

L’étendue avait la même solitude minérale, pétrifiée, des vastes fusains vus peu avant (sa pensée y errait encore, ils avaient quelque chose de labyrinthique, retenant et égarant l’imaginaire, elle y erre toujours, depuis, d’une façon ou d’une autre, s’y embaumant, poursuivant son désir de s’y ). Avant tout, dans l’un et l’autre cas, il y avait le tissage patient de milliers de petits gestes humains, rien de machinique, plutôt la passion du relationnel entre les choses. Ce qui se révélait être, à l’approche, un épais tapis de verre brisé – nombre incalculables, se dit-il, de verres cassés, évoquant l’au-delà de la soif, de l’ivresse – manifestait l’intention de dessiner aussi un paysage, petite touche après petite touche, choix obsessionnel d’objets en verre à briser, constitués en collection, établissement du protocole du bris à effectuer en série, les brisures sonores se plantant dans l’ouïe, poignée de verre pilé après l’autre, entassées puis ratissées, comme le gravier d’un jardin japonais. Chaque geste de l’installation effectué avec le même soin, la même précision que l’apposition du fusain sur le papier et, chaque vibration de la main maniant le bois calciné, saisissant et copiant une à une chaque particule du paysage, par petites touches chirurgicales, ne les inoculant pas simplement telles quelles dans le papier, mais les éclatant, révélant du parc végétal, calme, reposant, une mosaïque abyssale d’infimes cristaux charbonneux lacérés, inquiétants, tenus ensemble par magie et pouvant, tout aussi bien, d’un coup, se désolidariser, disparaître, retourner au néant. D’où le caractère qu’il leur avait maladroitement attribué de « paysages de la mort ».

Installation et sédimentation, texture et concept

Il y avait là l’effet d’une accumulation lente – la lenteur du glacier -, de gestes, de préoccupations, de recherches et projections d’une seule et personne exposée, de tout le possible incommensurable que ces gestes, préoccupation, recherches et projections dégageaient, concrètement, virtuellement. Il y avait, dans ces amas de cristaux dérivant immobiles, les détours énigmatiques qui relient des héritages culturels éloignés – ceux des imaginaires immémoriaux, ceux des objets usuels banals, des pratiques « vulgaires » – à travers notamment des lectures de textes qui, une fois absorbées, font leur chemin, se transforment en images, en tropismes, en zones transfrontalières ente dedans et dehors, soi et l’autre, toute une géographie organique de textes nourriciers attestée par les références littéraires égrenées dans l’exposition, depuis, dès l’entrée, les mots de Nathalie Sarraute, « Vous les entendez ? ». (Mais aussi – parce que les souvenirs de cette installation en particulier s’enrichissent d’autres images, d’autres sons, d’autres mots captés dans son entourage, en d’autres points de l’exposition, se rapportant à d’autres œuvres mais relevant des mêmes pratiques -, la mise en abîme en plan fixe, large, d’une plage de grand fleuve indien où vaquent d’innombrables silhouettes personnes femmes, enfants, animaux, comme au ralenti, mouvements d’activités balnéaires, comme perdus dans l’espace, multitude anarchique mise en résonance avec le Barbare en Asie de Michaux ; ou un labyrinthe visuel et syntaxique de livres imprégnées de couleurs rouges, briques livresques et phrases écrites sur un miroir, mimant une relation singulière aux livres de Roussel, monument composite à l’art de la lecture en fait jamais prévisible, pratique guidée par des conventions intimes, des axes de recherche, des associations, de l’intertexte, bref un « comment j’ai lu certains de mes livres » en reflet au « comment j’ai écrit certains de mes livres », mise en abîme de la relation au texte.) L’artiste glanait et collectait lentement l’hétérogénéité de ses matériaux artistiques, externes et internes, au quotidien, les malaxant, malaxant l’hétérogène, se laissant malaxer en retour. (La création artistique incluant ici une similitude avec la création de concepts, on pourrait qualifier ce malaxage mutuel avec les mots de Stengers concernant philosophie et concept : « Il s’agit d’une tentative de faire passer ce que « fait » un concept, en tant qu’il existe, à celui qui le crée. De faire passer ceci que le concept crée le philosophe alors même que le philosophe crée des concepts, ne cesse de le remanier, d’en changer. » p.142) Ce réemploi de matières éparses, ayant déjà vécu, dans la recherche d’autre chose, de quelque chose de neuf, de différent produit cet effet rétrospectif magnétique, la sensation d’accoster la trace profonde d’une vie longue, largement écoulée, multiple et cristallisée –  ayant intégré les sédiments d’autres vies à force d’être montrée et regardée – qui n’est plus que broyage de miroirs épais, écailles de glace, de ce qui est derrière soi, advenu, réfléchi à l’infini dans cette lave de boules à facettes compilées, étalées, figées, mortes. Plaisir trouble de voir une traîne de vie, ainsi, brillante, toute de strass aiguisée, figée. Dépouillée. Aussi merveilleux que de trouver dans les bois ou les herbes la mue d’un serpent : ici le vestige, la peau abandonnée, fascinante, la vraie vie, recommencée, à présent ailleurs, insaisissable.

Fracas aveuglant et vague revenue de nulle part

C’était une plage carrée, aveuglante, dans le noir de la cave. 

Il revit un choc, la secousse électrique, spasmodique, de la première écoute de Kristallnacht de John Zorn, en 1993. Le genre de coup, d’implosion des fluides internes, où le cerveau semble partir en feu d’artifice, où tout semble rompre, se mélanger, se brouiller, le cortex liquéfié, métal brûlant, circuits fondus. Le musicien avait su déchaîner de l’inaudible agressif, – pas de la musique, pas du bruit, une matière sonore ulcérée – et pendant quelques secondes hébétées, toutes les facultés d’entendre soudain cramées, se déconnectant alors, paniquées, pour se préserver – fuyant à la manière du chevreuil . Cela pour faire éprouver et non plus entendre de façon civilisée, l’absolue horreur de ce broyage totalitaire de ténèbres cristallines. Le choc lui revient comme un caillot de silence convulsé, traumatisé, comateux, de l’étoupe qui bloque les poumons, alors qu’il se dirige vers la plage luminescente. (Plus exactement, les œuvres s’impriment en lui et coexistent dès lors, continuent leur vie en parallèle, parfois se croisent, s’hybrident, mais ne cessent de s’y produire, d’y renouveler les effets originelles de leur impact, la secousse de Kristallnacht est en lui, à jamais.) Mais ce n’est pas ça qui est montré là. Pas une évocation de ça. Il en a vite l’intuition. Il va vers tout autre chose. Il cherche à identifier ce qui l’attend, cela participe du jeu avec l’œuvre, le terrain d’approches, ses devinettes, ses embûches. Dans le meilleur des cas, le rayonnement de l’œuvre désarme ses attentes, ce qu’il connaît déjà, ce qu’il croit reconnaître. Il cherche à stimuler la « connaissance intuitive » de ce vers quoi il se dirige. « « Ne pas avoir la moindre notion de… » ne signifie pas alors un manque de connaissance, mais plutôt l’absence de toute possibilité de se situer par rapport à quelque chose, d’engager ce quelque chose dans un rapport quelconque. » (Stengers. P.140. Il ouvre des possibilités, il prépare la possibilité d’un rapport au quelque chose qui vient, en passant par une grande variété de ce que cette chose lui évoque. Sans filtre. Le traversent le souvenir de marches nocturnes sous une pleine lune hivernale dans une couche épaisse de neiges fondantes en train de regeler, maladroit, regard vers le ciel étoilé, buée de sa respiration, affolé d’être seul, pensant au corps chaud de son amie dont il est sans nouvelle ; ou celui de ses pas dépités, désorientés, ne sachant plus où se poser, au petit matin, mal éveillé, en compagnie de flics, dans une médiathèque vandalisée pendant la nuit, vitres pulvérisées, disques répandus, hors de leurs pochettes, livres dispersés grands ouverts, vaisselles cassées, sièges culbutés, tiroirs vidés au sol, armoires fouillées, coffre défoncé, contenu des poubelles dispersé, bureaux renversés, son lieu de travail, de médiation avec les publics, violé, nié. Mais pas ça non plus.

Il cligne des yeux. Pas seulement pour se protéger mais pour mieux profiter d’une luminosité extraordinaire (ou surnaturelle ?). Exactement comme, flottant et oscillant au gré des vagues de l’Atlantique portugais, soulevé voluptueusement, puis aspiré par en-dessous, par le fond, chahuté, emporté comme fétu de paille dans l’eau et le sel, dépossédé de toute autonomie, rompu par le rouleau d’eau le roulant au final dans le sable, les coquillages et les algues, puis se retirant, le laissant émerger près du rivage, perdu et heureux dans une mare bouillonnante, secoué, ébloui par l’écume scintillante lui brûlant les yeux, s’engouffrant sous ses paupières, sous sa peau. 

Processus archéologique

Bien entendu, il n’a pas eu conscience de toutes ces images, linéairement, à l’instant même où il avançait dans les caves du Palais de Tokyo, ouvertes pour la première fois (et ce pour éviter d’utiliser leur grande verrière, cela s’inscrivant dans l’adaptation au changement climatique). Les germes de tout ça ont bien été semé, durant les quelques minutes où il avance, émerveillé par ce qu’il aperçoit au loin. Mais ils ont levé lentement, au fil des années suivantes et ce qu’ils contenaient, il ne le découvre qu’après, en ressassant, en se rappelant, pratiquant l’archéologie de ses sensations (sans quoi toute pratique culturelle est vide, caricaturale et facilement manipulable). En creusant ce qui lui a traversé l’esprit dès le premier coup d’œil, en prenant dès la première impression, lointaine, approximative, ce que lui a inspiré l’œuvre, à tort et à travers, effectuant la topographie du terrain d’approche. Il prend le temps de se replonger là-dedans, d’en ouvrir tous les plis, remplissant son verre au BIB de rouge, sirotant, toujours dilué un peu plus dans la fabulation de son terroir, guettant le chevreuil à la lisière de son île.

Débris enchantés et maléfiques d’orgasmes extralucides

Happé par cette brillance mémorielle qui attire ses pas, son regard capte des signaux d’alerte, diffus. Des éclats. Il pressent du coupant, du blessant, non identifié, non localisé, noyé dans l’écume étincelante. Un contraste qui ne lui est pas étranger, associé à de brèves extases foudroyantes, rares. Douceur sublime et tranchant acéré, confondus. Ce qui l’engage dans la prémonition qu’il va revoir quelque chose qu’il a très envie de revoir, excité et pourtant impuissant à dire de quoi il s’agit. Il avance. Il s’attend à retrouver quelque chose d’inattendu, qu’il aurait largué, perdu, sans s’en rendre compte, qui aurait été produit par tout ce qu’il a vécu, en serait la quintessence et l’explication, aussi. Comme de tomber sur une progéniture merveilleuse qu’il ignorerait avoir engendrée et le placerait dans une nouvelle lignée, différente, parallèle, mutante. La surface réfléchissante, séminale, semble conserver, comme des trophées, les flash aveuglant de certains orgasmes les plus bouleversants, survenant en pleine déréliction béate d’être submergé-e-s par ce qui emporte vers l’inconnu, les deux corps pénétrés et sans frontières, ne sachant plus qui est qui, fulgurances déconnectées de tout, brèves absences totales où illumination et ténèbres copulent, l’hypersensibilité virant vers l’insensibilité, les sens saturés, explosés en plein vol, la volupté avalée à plein poumon comme un poison fatal. Pas précisément l’ultime de l’orgasme – abandon, délivrance, résignation – mais toutes les dépenses physiques et mentales pour y arriver, s’y maintenir à deux le plus longtemps possible, détachés de tout, dans le vide, luttant contre la fin, se démenant pour déjà répéter ce qui vient, rejeter le calice de l’assouvissement, rusant, convoquant des techniques, affolé-e-s, cherchant à inventer d’autres passages, d’autres passes. Transfigurés, extralucides. Mais il faut se rendre, s’effondrer, au risque de se vider irrémédiablement. De la caresse aux griffes, des halètements sensuels aux crissements éperdus, poumons vidés, cœurs rompus. L’air manque, les chairs partagées criblées de flèches acérées, s’étant avancé trop loin, ayant présumé de leur force. Icare amoureux, brûlés, ils s’enlacent, yeux fermés, pour amortir la chute, perte de conscience, se réveillant des heures plus tard, toujours étreints, sonnés et béats, avec juste des souvenirs approximatifs.

« D’où viennent les feux de ces orgasmes lointains, passés, en cette couche de verres broyés ? » Entre matelas de plumes d’anges étincelantes et couche de fakir.

Il s’agenouille. Le tapis de tessons transparents – et qui parfois évoque une couche de glace amollie puis regelée en fin d’hiver ou une déferlante de grêlons sur le macadam chaud en été –  charrie lames, couteux, ciseaux, porte-plumes, vis, clous, un vaste lot d’armes précaires, discrètes, pour se défendre contre le vide, percer, trancher, crever, éventrer ce qui peut étouffer ou réduire au silence. Il y a aussi, insolites, une moisson abondante de capsules métalliques, préservées ou aplaties, ayant contenu du gaz hilarant, attestant de la pratique d’euphories artificielles, éphémères et sommaires, goulées paradisiaques succinctes et addictives, comme autant de vestiges de libation sordides à la grande jouissance perdue. A la surface, surnagent différents contenants métalliques, pièces de mécanismes démantibulés, gobelets et coupelles d’argent rappellant la vaisselle liturgique dans laquelle, enfant de chœur, il regardait le curé boire le « sang du Christ ». Les vestiges et rebuts d’un grand rite de la jouissance masquée et de ce que l’on cherche à lui substituer, petits bonheurs, volatilisés, éparpillés. 

Un miroir intact, quasi invisible, feuille molle et souple – il doute qu’il y en ait vraiment un – traverse l’espace et introduit le trouble quant aux limites de ce qui se montre-là, perturbe les confrontations entre l’unique et le multiple, l’ici et l’ailleurs, le réel et la fiction. Est-ce un dispositif télescopique captant les images d’une galaxie de verre lointaine ? Une chaise chancelante – ou deux, plusieurs ? – avec fils électrique et néon vertical, assoit en l’air le point du chavirement, de la perte d’équilibre mise en suspens sur deux pieds. Sur son plateau incliné, un alignement de scalpels, en glissade immobilisée. (Et toujours dans le champ le gardien d’origine africaine.)

En avant, sur une planche, bien rangée, une panoplie d’instruments : stylets usagés, couteaux, canif, compas rouillés, lunettes, verre à briser, limes, rasoir, capsules aplaties, cuillères. Tout est à disposition, invitation à choisir son outil pour intervenir, sonder, autopsier la matière du glacier écoulée.

S’éloigner de son sujet en dérivations elliptiques

L’esprit un peu étourdi par cette reconstitution d’une scène du passé, par la profusion des fragments que sa mémoire a réussi à recoller, l’impression a posteriori d’avoir abrité plusieurs vies parallèles, tressées. Fatigué, son esprit erre, sans plus d’attache, se délie, s’évade comme par une de ses ouvertures célestes quand, marchant dans un sentier encaissé, les plantes et les branches dessinent, en bordure du champ surélevé, un soupirail vers le vide, les nuages, une fenêtre vers du vierge. Il rêvasse sans plus relier entre elles les images qu’il traverse, flottantes, désolidarisées – un parc noir et blanc, pétrifié, l’écume d’une vague, un fracas assourdissant et mutique, un sol couvert de bris de verre, des salines étincelantes à couper le souffle, la parure abandonnée par un serpent invisible, le bruit nocturne de ses bottines dans la neige gelée, une coulée d’éclats micacés qui auraient conservé les éclats de certains orgasmes, un fouillis de cellophane plaqué chiffonné sur le corps nu d’une actrice porno, des couteaux, des lames, du miel -, jetant autour de lui des regard semblables à celui du chevreuil fuyant se réfugier sur son île, cavalant mais au ralenti, s’extirpant de la bataille.

Pierre Hemptinne

L’édredon des cieux aux pliures neuronales

Fil narratif à partir de : « White Noise », Noah Baumbach – « L’orée », Fabrice Cazenave, galerie La Ferronnerie – Léon Bonvin, Fondation Custodia – « Dissection lente d’un piano rouillé », Anaïs Tuerlinckx – Kevin Laland, « La symphonie inachevée de Darwin », La Découverte 2022 – Patrick Chamoiseau, « Le vent du nord dans les fougères glacées », Seuil 2022 – Vanessa Manceron, « Les veilleurs du vivant. Avec les naturalistes amateurs », Les empêcheurs de penser en rond, 2022, …

Hypermarché, zombies chasseurs cueilleurs, pliures neuronales

Une scène d’hypermarché l’envahit, l’intrigue, le charme. Incroyable, d’où vient-elle ? De quand date-t-elle ? Il n’a plus mis les pieds dans ce genre de lieu depuis des décennies. La scène célèbre les noces du sordide et de l’enchantement, une esthétique à la fois zombiesque et d’éternelle jouvence. Elle est montrée depuis une vue panoramique et ethnographique. Un long alignement de caisses. Une forêt de rayonnages en rangées rectilignes, parallèles. Pas mal de gens affairés, détendus, de profils sociaux divers, de couleurs différentes, d’âges très variés. Ils vaquent, vont, viennent, à l’aise, dans leur élément. Tous démontrant un formidable sens de l’orientation dans cette forêt, se dirigeant de façon déterminée vers tel ou tel lieu, exerçant un savoir-faire étonnant pour scruter les murs de produits, lire les étiquettes, soupeser, dénicher ce qui leur convient. C’est avec un art élégant qu’ils s’en emparent, l’exhibent aux proches, le rangent dans la charrette où la famille, voire des amis, l’examinent à leur tour, palabrent, cautionnent, se réjouissent de la capture. Et tout en flânant et récoltant les biens utiles à leur survie, ils convergent vers la barrière des caisses, les chariots glissant sans effort, aimantés par la sortie. Là, les trophées sont transvasés avec dextérité sur un tapis roulant, barre-codés avec soin, on parle, on fait circuler les ragots, on compare ses courses, on commente, on raconte ses préférences, celles des membres de la famille. On dirait un ballet. Tous ont l’air heureux de la détente que procure cette activité nourricière. Une occasion de briller, d’être mis en évidence, le client roi. Les déplacements des corps sont amples, souples, les gestes de préhension sont précis, experts et immémoriaux, comme se souvenant et copiant une gestuelle technique très ancienne, dédiée il y a longtemps au dénichage de nourriture. Un ballet de chasseurs cueilleurs à l’âge hypermoderne, en quelque sorte. Avec une musique puissante, dansante, galvanisante, « White Noise » de LCD Sound System. Il se souvient avoir dansé sur cette musique, seul dans sa cuisine, affairé aux fourneaux. D’où tient-il cette image ? D’un film ? D’un rêve ? D’une lecture ? 

L’origine de ce qui lui traverse l’esprit est de plus en plus trouble et pluriel. Il appréhende la progression du trou noir tel que subi par un personnage de Patrick Chamoiseau : « Hélas, Artfilé Molcide n’avait plus assez d’esprit pour manier comme il faut cette masse mémorielle que constituait son existence. Bébert, obsédé du cosmos, prétendit qu’il était devenu un trou noir, manière de supposer que ce qu’il avait avalé dans les pliures de ses neurones ne pourrait plus jamais en sortir. » (p.51)

Culture cumulative et dynamique de l’illusion

Il sollicite ses pliures neuronales tous les matins, à livres ouverts. Il s’obstine à sillonner le genre de surfaces textuelles susceptibles d’aider à comprendre la vie, le passé, le devenir, le comment ça se passe, le comment ça devrait aller, selon quels héritages, quelles correspondances ; la production récente et passée de ce que l’on appelle les sciences sociales. Par où une minorité réfléchit, organise une rétroaction critique sur l’activité humaine, espérant infléchir par-là les choix que l’humanité effectue. A travers ça, il arpente, sans plan préconçu, les errances de l’esprit humain se débattant avec son évolution dont les paramètres lui échappent, particulièrement les effets boomerang des habitudes sociales et écologiques. Ces lectures l’équipaient, jadis, en « input » nécessaires à l’esquisse d’une stratégie culturelle universalisable, du temps où il travaillait « dans la culture ». Il convertissait en projets d’actions réelles les inspirations nées de ces lectures digérées. Des dizaines de cahiers Clairefontaine aux pages couvertes d’une écriture serrée et lisible, appliquée, atteste de ce travail dément. Mais aujourd’hui ? Il voudrait tout reprendre, tout relire, d’annotations en annotations, de passages soulignés en passages commentés, réaliser une synthèse, pouvoir dire « voilà ce que j’ai appris » et aussi sec, la capitaliser, la valoriser, l’investir dans une application définitive qui consignerait les preuves d’un engagement abouti dans le vivant. Mais il s’y perd de plus en plus, patine, s’enlise. Relire ne fait que renforcer le fourmillement, le buissonnement, l’éloigne encore plus d’une vision unifiée de ce qu’il aurait vécu et qu’il pourrait exhiber comme un trophée : « voyez ce que j’ai fait ! ». Avant de se reposer ! C’est impossible. « Il n’y a d’univers que la juxtaposition de ces champs de vision parcellaires et dégradés où chacun reprend les illusions et les mirabilia de l’autre, les rhabille et les agrège aux siennes ; il n’existe encore nul point de vue qui procure un sentiment d’unité, de transparence et d’exactitude. La diffraction des ondes à travers les faibles membranes de l’intellection naturelle donne à tout ce qui vient du dehors un aspect kaléidoscopique à la fois redoutable et séduisant. » (p.132) Il est le fruit de cette longue diffraction d’ondes qui se prolonge à présent dans le face à face solitaire avec ses lectures, passées, présentes, la masse de bouquins où il évolue en brassant les souvenirs de tout ce qu’il aura entrepris, en partie grâce à eux, au long de sa vie dite active, son parcours professionnel nourri de toutes ses intériorisations.

Démonter, remonter son outil, à l’aveugle, avant de s’engourdir

Pourquoi persévérer en cette « discipline » de lecteur, cette habitude ? Par accoutumance ? Impossibilité de lui substituer autre chose ? Certains matins, ses neurones peinent à fournir l’ébauche d’une compréhension de ce que contiennent les lignes imprimées, sous ses yeux. Comprendre se résumant à rattacher les mots en train d’être lus à d’autres lus précédemment, ce qui les inscrirait dans la construction logique d’un sens ou d’une idée déjà amorcés, déjà appréhendés, toujours en cours de développement. Aucune idée ne pouvant jamais se dire aboutie, c’est ce qui lui permet de la prendre en route, de l’infiltrer, de l’accompagner, à partir de résidus ou sédiments qui ont un air de famille avec elle, avec ce qu’elle manifeste de nouveau. Il lui faut d’abord trouver la place adéquate, dans ces pliures neuronales, où faire entrer les phrases nouvelles, les propositions récentes, pour qu’elles s’y logent, et délivrent de quoi forger l’une ou l’autre signification s’ajoutant à celles déjà archivées. C‘est une tâche physique. Comme lorsqu’il agite ses haltères ou s’inflige des séries d’abdominaux. Il lui faut activer et manier des outils cérébraux, ce qui, là-dedans, permet de saisir, nouer, retenir, pas seulement conceptuellement mais chimiquement, concrètement. De la même manière qu’il resserre les raccords de tuyauterie sous l’évier, enfonçant les bras, ses mains et ses doigts, s’affairant à l’aveugle. Ou, pour convoquer un fantasme de gosse alimenté par des propos d’adultes militarisés : démonter et remonter son fusil à l’aveugle, dans le noir, rien qu’au touché, par cœur ! Certains matins cette activité cérébrale patine, les pliures se mélangent, ou s’émoussent, toute prise possible sur les idées fuit au loin, un lointain proche mais inaccessible, et ça lui occasionne un étrange grésillement synaptique, un chatouillis mental, au début pas désagréable, puis devenant prurit et peu à peu somnolence.

Ces séquences se manifestent d’abord en prémices d’une extase improbable, où tout ce qu’il a lu et senti au cours de son existence se révélerait en une figure fusionnelle, puis ça se brouille, et tout ce qui annonçait une apparition transcendante, nourri de ce qu’il a inlassablement déchiffré, se dérobe et retourne à l’état de vastes terrains vagues, inatteignables, tout retourne en jachères sauvages à contempler de loin. Au dépit de cet échec succède une forte jubilation : et si c’était cela, précisément, l’aboutissement réussi ? Il a en effet toujours adoré les terrains vagues, où la nature se débarrasse et oublie l’homme, se désintoxique, invente ce qui advient après l’humain. A l’instant où l’extase qui vient bascule en brouillage magnétique, perturbation de la conscience, chute vers une somnolence hypnotique, il a le temps d’apercevoir la vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis, le ciel tel qu’il donne envie de s’y dissoudre, étendue de métal éblouissant martelé. 

Le dessin dansé

Le plus curieux est qu’il a vu une fois cette vision très intérieure représentée – saisie – par un artiste. Cette matérialité du vague dans le foisonnement d’une végétation débordante, détachée, loin de tout regard humain, rendue quasiment telle sur le papier, l’imbibant, l’irradiant. A travers les tiges, herbes, feuilles, rameaux, au loin, au plus proche, d’insondables surfaces liquides, eaux dormantes célestes ou terriennes, horizons où fusion et disjonction se touchent, marient leur antinomie, coton d’extase et d’endormissement. Il avait jalousé cette capacité de l’artiste à si bien exprimer cet accouchement imperceptible du vague par le paysage. Comment avait-il fait ? De quel point de vue ? Plus rien à voir avec la contemplation surplombante de la civilisation capitaliste. Et, pour en rendre compte, le lexique de l’amateur d’art ne suffisait pas. Il fallait convoquer le registre des expériences naturalistes. Avec ces dessins, on pénétrait la façon dont les plantes enchevêtrées regardent collectivement le ciel, captent et vivent de lumières, ombres, pénombres, reflets, clair-obscur. Il avait improvisé une fiction explicative pour bercer les rêveries qui lui venaient en regardant. L’auteur, certainement, avait dansé, tourné en derviche dans le végétal, jusqu’à l’extase, jusqu’à s’évanouir. Et ce n’est que revenant à lui, de retour de cette immersion sans réserve, qu’il avait dessiné le souvenir de cette chute/élévation à travers tel coin de terrain vague, « sans plus éprouver de coupure entre le sujet connaissant et les choses à connaître » (p.181). Sans doute cette interprétation avait-elle germé en lui par la présence, au vernissage, d’une figure élégante habillée de noir ample, évoquant plus la silhouette d’un danseur que d’un dessinateur. Elle se déplaçait, conversait, passait de l’une à l’autre, liant et entrelaçant ses commentaires gestuels des œuvres accrochées au mur. Elle mettait en mouvement les images en racontant et partageant à chaque fois le protocole d’immersion qui les avait fait naître. Ce danseur-médiateur se révéla évidemment être l’artiste-dessinateur. Il se souvint que le fait d’unir, dans sa tête, danse et dessin, idée somme toute banale, là, lui fit l’effet d’une révélation. Il était témoin de quelque chose de peu courant. Nature imitée, gestes dansés, technique de dessin, soit transcription en gestes et capacité motrice, au niveau du cerveau, d’informations visuelles jugées importantes. Il renouait avec une force très ancienne, ancestrale, non plus dissimulée sous des savoir-faire sophistiqués, mais mise à nu. « Une récente analyse neuronale de la danse a révélé que synchroniser le mouvement du pied avec la musique stimule des régions du cerveau précédemment associés à l’imitation, et ce n’est peut-être pas une coïncidence. Danser paraît requérir un cerveau capable de résoudre le problème de correspondance. » (K.Laland, p.327)

L’herbier où lui parle les disparu-e-s

Il y avait aussi de grandes planches d’herbier. Troublantes. Ces organismes végétaux, mis en exergue, s’apparentait plus à l’art du portait qu’à la nature morte. Des entités singulières, des personnalités y vibraient, envoyaient des signaux d’humanité. C’était exécuté au fusain. L’image naissait autant du tracé que du gommage, ce qui donnait une étrange chair où apparition et disparition unissent leurs effets, la respiration des saison y fusionnant l’automne et le printemps, l’hiver et l’été. Feuillages palpitants. Chaque planche était consacrée à une espèce, châtaignier, frêne… L’image est nette, précise, authentique, plus vraie que vraie, irréelle. Cette véracité n’est pas celle des guides d’identification naturaliste. Il n’y a ici aucune volonté de faire coïncider un spécimen avec son modèle. Au contraire, le trait a cherché cette ligne où le spécimen s’affranchit du taxon, explorant une bifurcation, une individuation expérimentale. Ce n’est pas non plus un exercice d’amoureux de la nature pâmé devant la beauté désincarnée des branches, des feuilles, des fleurs. Chaque planche est une rencontre avec tel individu de telle espèce. Un échange. Ce qui soulève l’impression d’une part d’autoportrait. Pas « un frêne », un « châtaignier » … Mais dans ce frêne, ou ce châtaigner, telle branche, tel bouquet, tel rameau, telle communauté de tiges et de feuilles qu’il reconnaît et qui se différencie dans la globalité du feuillage d’un seul même arbre et avec laquelle il célèbre une « fusion mentale » providentielle, procédant à « l’incorporation des identités animales ou végétales » au fil de son immersion ritualisée dans la nature. L’herbier raconte en chaque plante la cristallisation d’individuations plurielles, se différenciant de la classification statique, standardisée. Aucune de ces entités végétales ne correspond aux stratégies cognitives humaines, elles en troublent les processus fixistes. L’artiste rend ce trouble contagieux à travers l’émotion esthétique transmise par ses œuvres. Pour saisir ça de façon visuelle, il a adapté à tâtons, en dansant, en dessinant, les techniques « d’une lente plongée méthodique et consciencieuse dans la matérialité des corps et des comportements qui permet d’accéder à une nouvelle version sensorielle de la réalité » devant soi et en soi (p.176) et se voir alors ouvrir l’accès extatique à « ce que cela fait de voir le monde du point de vue de la créature » que l’on projette de dessiner (p.181). Il peut alors la tracer – la créature, la plante – en train de capter le monde à sa manière, de le métaboliser, et non plus simple figurante passive reflétant la façon dont l’humain répertorie le monde. Il les dessine en apparitions uniques, éphémères. Rameaux lunaires, de cette blancheur spectrale de négatif photographique, flottant, dérivant, ondulant par-dessus une obscurité brouillonne, insondable, striée, griffée, scarifiée, calcinée par endroits, fossilisée à d’autres, fondante et neigeuse parfois, et qui est le bois sans âge qui les engendre, le tronc insondable où elles greffent leur vie, leur différence vivante, d’où émergent leurs personnalités de ramures vif-argent, aériennes. 

Dans le bocal des autres vivants

Cela prend encore plus de force si l’on se penche sur la manière dont l’artiste archive ses cheminements sous la forme de cartographies incertaines, sans fils biographiques linéaires, univoques, favorisant les représentations éclatées, plurielles où sont positionnés des nœuds à partir desquels e sédimente une corporéité qu’il reconnaît comme sienne. Il n’y représente pas la constellation de ses œuvres, mais à travers elles, les moments où ses protocoles esthétiques lui ont permis d’entrer en contact avec différents aspects du vivant, rencontres entre son intériorité et d’autres réalités mentales, animales, végétales, minérales. Une œuvre ne signifie pas une appropriation à sens unique, l’établissement d’un droit de propriété sur l’expression sensible de l’univers. Mais aussi un don, un abandon, un échange, là j’ai donné et reçu, j’ai acquis et me suis en partie évanoui dans la nature. Ce qui souvent se présente comme curriculum, liste de moments saillants esquissant une conquête, une avancée, est restitué à la matière vivante, aux cercles concentriques de l’âge d’un arbre-totem, aux circonvolutions nuageuses d’un ciel où l’âme toujours aspire à dériver, y reconnaît sa matrice primale. Le devenir, l’œuvre en train de se construire, tout n’est que territoires partagés. Si de nombreuses productions artistiques alertent sur la crise climatique – même avec les meilleurs intentions du monde, comme Fabrice Hyber et ses fresques didactiques – , elles ne font qu’informer et, d’une certaine façon, profitent du cours de la bonne conscience, comportent toujours les traces d’une transaction avec le marché de l’art. Face aux images réalisées par Fabrice Cazenave, tout autre chose se produit : une expérience intime qui déplace le point de vue, fait migrer le sensible vers une autre perception de la place que l’on occupe dans l’univers et conduit à se penser « au service des vivants » bien plus profondément que n’y réussit la raison, la propagande ou le marketing vert. Un travail artistique qui initie à une « économie de l’attention aux détails et du soin, de la rencontre et de la connaissance sensible, qui ouvre l’imagination et prépare à rendre intéressante une situation dans ce qu’elle a de particulier » (p.266). Par la pratique du dessin déployé comme danse au cœur du terrain vague, par le régime d’images qui s’y cristallise, les émotions à partager qui en découle lors de leur exposition, « il s’agit toujours de tenter de plonger dans le bocal des autres vivants, de s’immerger, à défaut de participer, de comprendre au moyen de l’expérience, de la discipline et de l’imagination ce que veut dire vivre comme un oiseau ou comme une plante. » (p.271) C’est encore assez banale de dire cela, à l’époque où célébrer les proximités entre humains et non-humains est devenu courant, normatif. Mais le choix des œuvres présentés en 2022 à la galerie la Ferronnerie, laisse entrevoir quelque chose de plus : dans un processus d’échanges avec le coin de nature qu’il explore, l’artiste a créé une sorte de niche où l’environnement coopère à son travail artistique ; les plantes, d’une certain façon, se dessinent avec lui, à travers lui. Le désir de dessiner façonne les espèces avec lesquelles il interagit, celles-ci à leur tour tirent profit de cet art du dessin d’après nature. « En fait, tous les organismes façonnent des dimensions importantes de leur environnement local par leurs activités à travers un processus connu sous le nom de « construction de niches » : par exemple, d’innombrables animaux creusent des terriers, construisent des nids et des monticules, tissent des toiles et fabriquent des poches à œufs ou des cocons. » (p.217) Dessiner dans le paysage, ici, a tissé une orée entre culture et nature.

Devenir l’autre au son du piano démembré

En se souvenant de cette exposition et de la richesse particulière de ce que racontaient ces images , il repense au profil d’un conteur hors normes dans un roman de Chamoiseau : « Il ne donnait pas vie aux choses, aux roches, aux animaux, aux insectes ou à des choses invisibles le plus souvent indescriptibles pour les faire parler comme nous, agir à notre image, illustrer certaines vertus utiles à notre vie, il devenait au contraire animal, pied-bois, sauterelle, rivière, bœuf et cabri… Il devenait, vous comprenez ? (…) Parfois même, il indiquait parler au nom de tel côté, pas d’une commune entière ou d’un grand bout de paysage comme on en voit dans les grands horizons, non, au nom d’un simple petit côté du paysage qui devenait lui-même, et que lui-même devenait, et qui s’incarnait tout bonnement devant nous ! »

Cet au-delà transfiguré, cet éblouissement de l’infini au-delà des fibres du vivant, entraperçu dans les bouts de terrains vagues de Cazenave, au fur et à mesure qu’il le transportait en lui, vivait avec ses images au fil des années, il y associait différentes musiques ou matériaux sonores, agrégeant à l’extase visuelle persistante, des sons venus de loin. Par exemple, les grattages, frottages métalliques et rituels d’Anaïs Tuerlinck désossant un piano à queue et en caressant chaque partie, les appariant rituellement avec d’autres objets trouvés, rebuts, déchets. Dispersant sonorement les organes du piano dans une hétérogénéité très large d’autres choses. Le piano devenant alors un plan instrumental sans bords, hybride, quasi infini, pris dans des horizons de réverbérations en abîme. Des sons étranges qui restituent la façon dont toutes les parties de l’ensemble, cette merveille d’organologie savante, se séparent les unes des autres, à jamais, tout en maintenant, bien qu’à présent désolidarisées, un grand tout articulé virtuellement, parcouru de vibrations et d’ondes magnétiques, abrasives, déchirantes, chant d’union dans la vaste dispersion. Cette musique a l’incandescence rouillée, grinçante et percussive, nappe bruitiste erratique, de ce qui trouble la distinction entre perte et retrouvailles, mort et résurrection. C’est aussi le genre de son qui le traverse, fantomatique, quand il pédale au bout d’une longue course, dans les polders, au soleil déclinant et que le vent violent agite les particules de lumière, en avive les cristaux, épanchant sur la ligne d’horizons, au-delà des roseaux, une scintillance d’outre-monde où pointe le cône sombre d’un clocher perdu, en lévitation, sans enracinement.

Autour de l’estaminet, échapper à la tristesse, en dessinant

Cet au-delà apparaît bien entendu à maints endroits de l’histoire de la peinture, du dessin, de la photo. Il a été capté parfois accidentellement, ou selon des contextes spécifiques qui préfigurent, à l’échelle de destins individuels, les couleurs de la catastrophe d’aujourd’hui. Par exemple dans les aquarelles de Léon Bovin, la précision presque botanique de l’avant-plan – herbes folles, fleurs du chemin, oiseaux – n’a d’autre but que de laisser filtrer, depuis l’arrière-fond, cette frontière mouvante de la transfiguration ultime, fatale, de trahir l’attrait irrésistible ou phobique pour l’aura du vague. Ces écrans lointains, vides, lumineux, dont le rayonnement engourdit la matière grise dans un cocon, parée pour une métempsychose fantasmée en planche de salut (imaginer une continuation dans la mort). De multiples déclinaisons envahissent l’œuvre méticuleuse de cet artiste suicidé très jeune. Ce qui frappe est donc la fidélité photographique avec laquelle il dessine fleurs et oiseaux, faisant corps avec son objet/sujet. Technique impressionnante et précision diabolique, pas du tout contemplatives, ou alors d’une contemplation pétrie de tristesse, de désespoir. Stressée. L’énergie et la concentration nécessaires à représenter de façon aussi parfaite ce que la nature ordinaire, quotidienne, place sous ses yeux, ne relèvent pas d’un simple loisir, d’une distraction, il s’y trame une question de vie et de mort, à tel point que la pratique qu’il développe dépasse l’enjeu de l’art, puise dans l’histoire immémoriale des premières impulsions culturelles qui ont propulsé l’évolution de la cognition humaine, se rattachant à l’espoir : « parce qu’il y a dans ce que je fais, la continuation de la sélection naturelle « d’une capacité de copier précisément et efficacement », je vais réussir à vivre, me libérer des idées sombres, des envies de mourir ». C’est l’exactitude de la représentation et la force désespérée qui y vibre, dépassant le cadre artistique, se rapprochant de la transmission d’informations vitales, de la forme d’un apprentissage social quant à la manière d’extraire du paysage quelques lumières indispensables à survivre, à résister au désespoir, qui lui fit établir un lien avec les propos du biologiste Kevin Laland : « il y a un avantage sélectif à copier, à condition de le faire avec précision et efficacité. Cela incite à penser que la sélection naturelle a favorisé des formes d’apprentissage social plus efficaces et plus fidèles ». (p.210) 

En premier, lui reviennent ces incroyables molènes fanés, séchés, tiges automnales. Et au-delà, la trace blanchâtre d’un sentier, presque immatériel. Le sous-bois est hanté de brumes légèrement givrées. D’entre les colonnes des troncs, une luminescence astrale invite à sortir du cadre, en quittant le chanter, en se dirigeant vers l’inconnu. C’est de là qu’émane la fine écume brumeuse. A gauche, un personnage paysan, forestier ou vagabond, trapu, casquetté, résiste à l’attraction, tête baissée, épaules levées. Il s’apprête à disparaître dans les buissons du sous-bois, préférant garder les deux pieds dans la glèbe. Dans un autre paysage de la plaine de Vaugirard, il y a une silhouette de femme posée sur un fil intangible, panier d’osier sous le bras, au bout d’un chemin muré aboutissant à une bâtisse qu’un soleil rare réchauffe légèrement à l’angle. A gauche des ramures nues, à vif, dépassent d’un autre mur gris. La femme est sur la ligne d’horizon, détourée. Elle vient ou elle va. On aperçoit au loin, pointant du vide, à hauteur de ses chevilles, les ombres vaporeuses, bleues, d’un paysage. Mais le cosmos pictural est principalement le ciel gris, gris bleu sur la droite, reste de nuit, gris jaune sur la gauche, du côté du personnage, promesse d’aube. C’est une formidable vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis. On dirait une immensité kaléidoscopique jouant avec une infinité de cristaux doux, aux nuances de gris perle. Une opalescence attractive, magnétique. La femme est une messagère de ce ciel, ou elle en subit l’attraction irrésistible, elle y reconnaît sa nature intérieure, l’humeur principale de son âme, et tout en marchant, revenant ou partant au marché, rêve de s’y envelopper d’oubli. Dans un autre paysage, c’est un paysan avec la bêche sur l’épaule, son ombre sur le mur ocre en bord de route, semble avoir le pas lourd, fatigué. Les idées qu’il rumine doivent avoir la coloration du ciel, gris aussi, grisailles ouateuses, bouchées, tristes. Bruineuses. Là aussi, des ramures nues indiquent que l’on est en hiver, la saison de la nudité, du dépouillement. La chaleur humaine, concentrée dans la forme du paysan gourd, lentement s’éparpille, se dilue dans la vastitude céleste de porcelaine froide. (Une porcelaine froide qui aurait la matérialité d’un édredon où s’enfouir.)  Il s’achemine vers un tournant qui dérobe ce qu’il y a au-delà, le hameau sans doute, mais peut-être le vide, rien. A l’endroit précis où l’homme est dessiné, on peut encore imaginer, inventer que tout a changé, tout a été déplacé, ce n’est plus le village, l’estaminet, la maison et l’église avec la tristesse du quotidien sans futur, mais réellement, un gouffre par où entrer dans ce ciel et y disparaître sans souffrance, sans autre forme de procès, simplement. Léon Bovin ne se contentait pas de regarder cet aura du vague sourdre des cieux d’hiver. Il cueillait les fleurs, les ramenait, les peignait en bouquets, en brassées. De même avec les légumes fraichement arrachés de la terre, ramenés du marché ou tirés du potager attenant à la maison, en bottes sur l’étal de la cuisine. Dans les natures mortes qu’il en retire, on dirait qu’il fouille pour déceler, entre les fibres, quelque reste de ces lueurs des frimas immenses où se perdre, dans les couleurs végétales, les pigments légumiers, les humeurs qui en rayonnent. Un linge blanc-gris, sous les céleris, évoque les grands cieux où la paysanne et le paysan sont sur le point de s’éclipser. Une lumière brouillée, hachée, sur le mur sombre comme gaufré, derrière légumes ou fleurs, reproduit aussi l’attraction du vide nuageux, aérien, mais en version plus sombre, intérieure, déprimée, vacillante.

Bien entendu, il se souvient avoir défilé religieusement devant cette série de dessins et aquarelles, ému par cette œuvre oubliée, redécouverte, et par le fait que l’auteur, l’homme qui avait réalisé ces petites merveilles, enchantées et sombres à la fois, s’était donné la mort à 31 ans. La puissance d’une promesse non-tenue, gaspillée, restée en l’air, soudain palpable dans les petites pièces de la fondation Custodia, étreignait la plupart des visiteuses et visiteuses scrutant respectueusement ces petits formats, presque incrédules.

Pierre Hemptinne

Comment c’est, la médiation culturelle en récit ?

Le point G du regard

G, Le Vecteur à Charleroi, Exposition jusqu’au 24 octobre 09

G Ce sont des dessins de marges, des labyrinthes infinis de petits traits qui reliant toutes les formes, toutes les matières, tous les organes de vie et de mort, organes humains et inhumains, tissus et tumeurs des choses, prolifiques. On a tous touché, un jour ou l’autre, en amateur ou en aspirant initié à ces dessins obsessionnels, compulsifs, hachurés au Bic, dans les marges ou les couvertures des cahiers de brouillon, griffonnés à n’en plus finir pour échapper aux cours, ne pas se laisser ronger par la monotonie, la mise au pas éducative, entendre autre chose que le programme. Traits après traits, gribouillis qui s’organisent en membres monstrueux et happent l’attention. Je n’évoque pas tellement les distractions des cancres, mais autre chose, de plus spécifique, une sorte de transcription instantanée dans une création délirante de tout ce que les profs débinent dans leurs cours, connaissances historiques, scientifiques, physiques, chimiques, mathématiques, littéraires, langues vivantes. Tout est assimilé mais mis en désordre, mélangé, transformé en une autre connaissance générale des formes cachées. La substance des cours est assimilée mais déviée, pervertie, retour au sauvage. Ce genre de croquis dans les marges par lesquels il nous semblait esquisser une transcription du savoir scolaire, apprendre quelque chose de pas prévus, l’artiste français G (25 ans) l’a cultivé en art total, les marges ont dévoré l’univers. Il n’y développe pas des inventions isolées qui viendraient illustrer des références de lectures, il construit un monde, il assemble, image après image, la connaissance des marges, là où les savoirs et les sciences retournent au délire, au monstrueux fécond, à la fertilité de ces tissus et tentacules qui se multiplient quand on les tranche. Au cauchemar de la création, indispensable chaos, radieux monde noir polymorphe. Chaque œuvre représente une surface immense à parcourir tant elle est constituée de petites lignes, infimes coupures, subtiles entailles. Chaque dessin fait se rencontrer l’infiniment petit et l’infiniment grand. On dirait chaque fois le détail d’un mandala diabolique dont l’ensemble ne pourrait se contempler qu’en scannant le cerveau de l’artiste (si scanner permettait de visualiser les prophéties de l’âme, prophéties au sens d’interprétations inlassablement reprises de tous les textes dont découlent cette âme, textes génétiques, bibliques, littéraires…). C’est une manière surprenante, innovante, de tracer des ramifications complexes, laissant entendre la possibilité d’une nouvelle cabbale complètement moderne et libre, entre des héritages temporels, culturels et techniques en principe enfermés dans des mondes ne communiquant pas entre eux. Le sens visionnaire ordonné de Dante, la bande dessinée fantastique, le dessin de presse déjanté au vitriol, les gravures de Dürer, les mangas, les machines organiques de Burroughs, la métamorphose de Kafka, les livres de morts, le monde des anges… Le tout surgissant dans un grand calme, hurlante méditation, au rythme d’une patience d’exécution presque sainte (une vocation, une illumination). Toute forme, toute vie peut se transformer en une autre. Tout est tissus, végétations, humus, muqueuses, plasma, jets de semences, ovulations, même l’air, les nuages, l’immatériel, les armes, les lames, les ombres. Les êtres et les choses sont nichés, nourris, traversés d’alvéoles, sorte de végétations marines et cosmiques, évoquant les anémones de mer, aux branches proliférantes et ornées d’yeux, de bouches, de fentes espionnes. Des motifs voyagent de tableau en tableau. Deux mains couvrant un visage, les doigts écartés pour laisser le passage vers trois vides effilés, noirs, impénétrables, orifices du regard, de la respiration. Des personnages armés de hachoirs se coupent la main. Le bras se révèle être tentacule. La carcasse corporelle est ouverte, anatomie entre robots et insectes. Aliens imprévisibles enfilés comme des poupées russes. La vie se décompose en cellules malignes grouillantes ou en organismes énormes, techno-hybrides, les surveillants des mondes obscurs. Terrifiants, tellement qu’ils en deviennent familiers, exorcisant des peurs refoulées, que l’on oublie trop souvent de laisser s’exprimer. Des familles zombies, aux membres mutilés, aux têtes d’arbres morts, et dont les bouts de viande libérés se reproduisent (parthénogenèse), cherchent une nouvelle incarnation, nouvelles fonctions. Morcellement. Les compositions sont très organisées, hiératiques dans leur bordel apparent, recyclent des mises en scènes sacrées, avec des colonnes, des têtes de dragons, des fûts couverts d’écailles, des rituels post-technoïdes. Les marges ne sont pas bornées. C’est zébré de millions de petites agonies brillantes, aiguisées, électriques, immobiles d’extase, avec cette sorte de regard révulsé, propre aux têtes décollées et qui continuent à vivre, qui voient l’au-delà et en même temps se laissent envahir par l’écume scintillante laiteuse de toute la vie passée, bouillonnante de détails, juste des tempêtes de petits traits, comme le début de nouvelles vies. Un trait nécessite un autre. On découvre bien tard ce qui surgit ainsi du BIC et vous dévore. Pas de doute que s’il continue avec cette rigueur et cette inspiration, G va prendre beaucoup de place, repeupler le fantastique. (PH) Autre développement: A travers certaines idées qui se bousculent dans le texte ci-dessous – peut-être trop vite écrit, avec des sensations trop récentes mais c’est aussi ça l’exercice de bloguer – il y a quelque chose à creuser quant aux relations entretenues par le travail de G. avec l’histoire, le passé, l’actuel. Est-ce contemporain? Est-ce l’oeuvre d’un artiste vivant dans un monde reculé, écarté, hors du présent? L’impression, dans l’exposition, face aux images, est celle de temporalités mélangées (au sein de chaque entité), avec des rythmes passéistes, anciens, déconnectés, mais aussi d’autres très virulents et archaïques, en tout cas « anciens » dans le sens ancestral, et animé de forces qui aspirent vers l’innommable de la nuit des temps et enfin, il y a des scansions très contemporaines. Ce qui correspond aussi à ce que j’essayais de décrire comme une simultanéité entre naissance, irruption de vie et passage de l’agonie. Certaines visions évoquent une sorte d’amas d’organes morts, épuisés et d’autres en train de se régénérer, de se recycler. Le sang qui coule des blessures engendre la vie de millions de traits. Voilà, je ressassais ce genre de sentiments contradictoires, difficiles à clarifier, quand je suis tombé sur ce passage d’Agamben, dans un nouveau livre intitulé « Nudités »: « La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l’archaïsme peut être un contemporain. Archaïque signifie proche de l’arkè, c’est-à-dire de l’origine. Mais l’origine n’est pas seulement située dans un passé chronologique : elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers lui, tout comme l’embryon continue de vivre dans les tissus de l’organisme parvenu à maturité, et l’enfant dans la vie psychique de l’adulte. » Il y a dans la somptuosité visionnaire de l’artiste, dans la profusion ordonnée de ces tissus de traits et de lignes, de l’embryon et du tissu mâture, du bourgeon et de la pourriture, de l’orgasme et de l’effroi, pas en alternance, mais en choeur. Quelque chose comme un rendez-vous secret entre des forces antinomiques. Et précisément, pour revenir à Agamben: « Les historiens de l’art et de la littérature savent qu’il y a entre l’archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout parce que la clef du moderne est cachée dans l’immémorial et le préhistorique. » Il y a dans cette proposition quelque chose qui cerne parfaitement, selon moi, la dynamique telle que je l’ai perçue et ensuite pensée, irradiant des inventions visuelles de G. (PH) – Lien vers le myspace de GLien vers le collectif Zavata

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Rémanences et débarras

Tatiana Trouvé, Prix Marcel Duchamp 2007, Centre Pompidou (Espace 315)

Le titre du texte d’Elie During, dans la catalogue de l’exposition me convient: « Les vitesses de l’ombre. A propos des intermondes de Tatiana Trouvé ». J’ai l’impression en entrant dans la salle d’un jeu d’ombres imposant et furtif, des formes puissantes bougent, se mettent en place et se figent le temps du regard que je vais y porter. (Même impression quand on entre dans un sous-bois, une agitation précède, fuit l’intrus et se compose une apparence. On croit avoir vu quelque chose.) 

L’artiste expose ici des grands formats dessinés, sombres, plombés, noirs sur noirs. Sortes de négatifs photographiques fascinants. Des scènes d’ateliers vides, de grandes pièces désertes avec verrières donnant sur des végétations semi-domestiquées. Et dans la pièces, les signes d’une intrusion figée, les traces fossilisées d’un bouleversement d’objets, les restes d’une intervention technique interrompues. (?) Présence de câbles, outils, bonbonnes, meubles déménagés, des essais de dispositifs, de rituels anonymes, d’arrangements abstraits entre choses… Des fenêtres sombres par lesquelles on contemple le spectacle de lents mouvements qui déplacent les décors quotidiens, glissement de sens dans la matière des objets qui nous entourent. L’épaisseur fantasmatique même de la nuit qui change le regard. Ca ressemble à des scènes vues dans la nuit, une fois, impossible de retrouver quand.

Ensuite, l’artiste intervient sur l’espace même. Une grande grille sépare la salle en deux. De grandes sculptures sont disséminées. On reconnaît des formes vues dans les scènes nocturnes des grands dessins. Une corde dressée vers le plafond. Enfin, Le volume même de la salle est modifié. A l’entrée et au bout, des blocs clos avec fenêtres qui ouvrent sur des espaces indéfinissables qui sentent un peu les vieux bâtiments institutionnels désuets, défonctionnalisés: des couloirs longs, courts, courbes, fourbes, labyrinthiques? Des débarras? Vestiaires d’ateliers? Des enfilades de portes sur le vide? Des vestiaires? Des locaux techniques avec flaques d’eau? Sarcophages de démarches administratives inutiles, d’apprentissages sans lendemain, de gestes passés à usiner le superflu, architectures qui engloutissent le temps perdu, où s’engouffre le regard avide de saisir des signes, quelque chose qui reviendrait de ces lieux sans nom, de ces locaux insignifiants, cul-de-sacs bureaucratiques …

La coordination de ces différents éléments procure des sensations fortes, une modification importante dans la manière de percevoir le lieu où l’on se trouve, ses caractéristiques, les raisons de s’y trouver… Un brin de perplexité (comme chaque fois que je suis confronté à son travail) et un enthousiasme progressif qui monte des faces obscures. L’impression d’être dans un grand ballet de mouvements fugitifs de natures mortes, un tremblement d’implicites ressourçant… (PH)

prix marcel duchamp 2008