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Chansons fleurs sur nappe en abîme

Fil narratif tissé à partir de : Dick Annegarn, une chanson, un récital… – Dessins de Michèle Burles, La Fabuloserie, Halles Saint-Pierre – Œuvres de Jehanne Paternostre, Exposition Subject Matter à la galerie Mélissa Hansel – Olga Tokarczuk , Dieu, le temps, les hommes et les anges, Robert Laffont – Achille Mbembé, La communauté terrestre, La Découverte 2023 – David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, Les liens qui libèrent 2021 – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Minuit 2023 – (…)

Des bris de chansons, de ritournelles, un ressac aérien, irrégulier, le maintiennent à flot. Il marmonne quelques paroles, esquisse ou massacre une mélodie. Quelques notes fredonnées approximativement. Un halo harmonique et affectif. Puis ça s’en va. Ca revient, sous une autre forme, autre tonalité, autres paroles, autres bribes d’images. Ca tourne dans l’acoustique du crâne, les tripes parcourues de crêtes mélodiques, comme l’émulsion d’écume en haut des vagues. Ce mouvement, ce ressac de chants qu’il a habité, qui l’ont habité au fil de sa vie, aujourd’hui broyés comme les coquillages par les marées, rend supportable, voire même agréable, désirable, le sentiment de n’être qu’un passant terrestre, mais de l’être encore et toujours, pas encore tout à fait en bout de course. D’imperceptibles ailes qui le portent par intermittence, lui évite de chuter trop vite, d’un coup, direct vers l’inhumation, non, ce volètement de bouts de chanson l’aide à planer encore, à continuer à dire que « jusqu’ici tout va bien », à garder un peu de temps devant soi. Parmi ces chansons qui forment son moteur fredonnant (à propos duquel il a souvent écrit et prié), il y a plein de « zinzins » standardisés par le marché, caractéristiques d’une époque, de circonstances, des airs qui nichent dans sa tête sans y avoir vraiment été invités. Ils sont fascinants, tels quels, familiers et intrus, autant que les coucous. Mais il est des répertoires plus riches d’affinités qui façonnent sa vie mentale. Ils se confondent avec les chants de la naissance de soi, fresques sonores fourmillant d’analogies entre monde intérieur et vastitude à interpréter. Dick Annegarn est un grand pourvoyeur de ces hymnes fondateurs. Pas un jour sans que l’un d’eux, convoqué par les éphémérides émotionnelles, ne résonne en lui, de près ou de loin. Parfois juste une tonalité qui passe au loin. Un accent, une couleur, un éclat. Quelques mots. Quelques notes. Il lui faut un certain temps – parfois plusieurs heures, plusieurs jours – pour les reconnaître, leur faire place. Alors la mémoire fouille pour en exhumer complètement, explicitement, les différentes parties, les assembler. Un bout de refrain, un vers ou deux, les autres manquent mais, à force de répéter, insister, ils reviennent, syllabe après syllabe ; puis un couplet s’extirpe de l’oubli, s’articule au refrain, suivent le jeu de guitare, des cuivres, un accordéon, une syncope, une arythmie, des souvenirs de contextes associés aux écoutes initiales de cette chanson, aident à reconstituer l’ensemble. Archéologie 

Mycélium de chansons

Il en connait certaines depuis près de cinquante ans. Elles font parties de sa chair, de ses oreilles. Revenues à la surface, il les entend – croit les entendre ainsi – comme il les entendait jadis, quand elles étaient de jeunes chansons et lui un jeune homme tout frais, toute la vie devant lui. Elles ne vieillissent pas. La part de son intériorité qu’elles occupent, où elles rayonnent, résiste tout aussi bien au temps qui passe, illusion d’une permanence de soi transcendé dans le chant. A la vérité, les années passant, son corps comme caisse de résonance de plus en plus altéré, il les capte aussi chaque fois de façon nouvelle, différenciée, elles accompagnent et révèlent sa transformation, elles prennent d’autres significations, s’enrichissent de nuances, de décalages, d’associations nouvelles avec d’autres airs en mémoire, se complexifient d’autres significations, leur portée s’élargit, en procurant un ancrage à sa vieillesse, centre parmi beaucoup d’autres à partir duquel se ramifient leurs ritournelles. Vivant leur vie en lui, elles ont participé à la création des cellules qui font ce qu’il est devenu. Il est accro à ces chansons parce qu’elles irriguent la capacité de croire au changement et qu’existe quelque part, dans un possible à débusquer, un ailleurs désirable (ce qui est rarement le cas des zinzins modélisés par le marché). Il les ausculte à la manière de cette sauvageonne d’un roman d’Olga Tokarczuk connectée aux vibrations du grand mycélium : « Profondément sous terre, au centre de Wodenica, pulse l’énorme écheveau blanc qui constitue le cœur du mycélium. C’est de là qu’il se ramifie aux quatre coins du monde. (…) Seule Ruth le sait. (…) Un jour, elle a entendu un bruit souterrain semblable à un soupir étouffé, suivi d’un crissement subtil de minuscules mottes de terre entre lesquelles les filaments de mycélium se fraient la voie. Ruth venait en fait d’entendre se dilater un cœur dont le rythme est d’un battement toutes les quatre-vingt années humaines. Depuis ce jour, elle visite régulièrement cet humide recoin de Wodenica, et s’allonge sur la mousse. Lorsqu’elle reste ainsi un long moment, Ruth commence à sentir la vie du mycélium. Celui-ci a le pouvoir de ralentir le temps. Ruth s’enfonce peu à peu dans un rêve éveillé, et dès lors voit le monde d’une autre manière. Elle voit chaque souffle du vent, la lenteur gracieuse du vol des insectes, les mouvements fluides fourmis, les particules de lumière qui se déposent à la surface des feuilles. (…) Ruth a l’impression de demeurer dans cet état pendant des heures, alors qu’il s’est à peine écoulé un instant. C’est ainsi que le mycélium prend possession du temps. » (p.258) Oui, ainsi, il est bercé par un grand mycélium de filaments chanteurs, sans âges, sans frontières (beaucoup sont des réincarnations de chansons antérieures, des réinterprétations de thèmes et de mélodies issus de la nuit des temps, un corpus kaléidoscopique qui possède le chanteur et, par contagion, celui ou celle qui accueille ses chansons de façon permanente.)

La grande joie

D’abord un verre, un blues déboule, expansif et bancal, brasse du soleil chaviré, on y sent des pulsions d’alouettes à fuser verticales, vite, haut, pour chanter en surplomb des labours, maintenues en l’air par leurs trilles, avant de s’abattre dans les fossés herbeux. Un blues qui cherche l’accolade, le partage de lumière, qui ébroue le mal de vivre, le « mal de chien », l’angoisse du lendemain, individuel et universel. Un blues de défaillances imminentes, qui trébuche et se relance en hélant D’abord un verre, D’abord du feu. Alors, oui, on peut avoir soif et besoin d’un remontant à tout âge, mais ici, c’est la soixantaine bien sonnée qui cherche l’abreuvoir salutaire. La soif à étancher est désormais inextinguible. La demande de feu, abrupte, directe, a quelque chose d’abyssal : pas simplement du feu, domestique, banal, mais quelque chose comme l’envie de revivre l’invention initiale du feu, de la première étincelle, premières flammes, premières chaleurs, premières étreintes, retour vers la flambée originelle pour conjurer le froid qui vient et qui désarme. Sais pas quoi faire/Suis malheureux. Blues qui tourne en rond, cherche la piste. Tenir jusqu’au bout, s’accrocher aux libations et illusions. Tiens, inspirons-nous de ces instants d’insouciances qui balisent le passé, ont permis de passer à gué le flot de mal-être et souffrances. Avant tout un appel à l’hospitalité, à se sentir abrité, pris en charge, soigné, exempté du face à face douloureux avec le temps qui reste et la perte de sens collatérale, l’à quoi bon dépressif. Fais-moi manger/Fais-moi rêver/Fais-moi distraire. La chanson accomplit alors un bond involutif, une volte-face, un repli ombilical et se niche dans un bras alangui du blues où s’ouvre le vaste panorama rétrospectif des fleurs des nappes de nos tables. Fleurs et nappes qui s’animent, se réveillent à la musique de nos voix. Alchimie. Le déroulé du fleuve de la vie en une commensalité universelle, intemporelle. L’art de l’ivresse. Le cours d’une existence entière à partager de bons moments avec les amis, attablées fraternelles. L’image de cette nappe, de ces fleurs intemporelles, parterre d’éden, tiennent lieu, dans le corps de la chanson, de ces confins lointains de certaines toiles flamandes (de Van Eyck, par exemple, et s’agissant de l’Agneau mystique, de lointains mélangés où Orient et Occident, feuillus et palmiers, cohabitent merveilleusement, ce qui convient bien aux univers annerganiens et ses prosodies aussi bien nordiques, slaves qu’africaines) ). Lointains si familiers et pourtant baignés d’une précision et luminosité rédemptrices, au-delà des tourments et agitations terrestres, paysages qui n’ont cessé de nourrir l’imagination de paradis sur terre, où échapper plus ou moins à la mort. C’est une musicalité cosmologique qui fuse en un tendre aveu Tout est si doux, si désirable, que c’en est une grande joie, exhalant l’émotion tangible du jour finissant, refoulant l’inquiétude face au soleil couchant. On entend, dans la gorge, passer un ange, un bruit blanc, poindre cette imminence de la disparition qui exacerbe l’attachement aux plaisirs charnels les plus simples. Tout est si désirable. Cocktail d’émerveillements obstinés et de regrets. Ca se bouscule : pas assez désirer, pas assez joui, qu’advient-il de mon désir de vivre après la mort, persiste-t-il sans incarnation ?  C’est le désir pour les choses tel qu’il pointe à l’orée de la vieillesse quand le désirable outrepasse les capacités effectives du désir, qu’entre le désir comme « essence même de l’homme » (Spinoza) et le désirable s’installe un régime de confusion, les deux se rejoignant en un horizon brumeux, séminal. Ce qui se décline en adieux répétés, adieux au goût incommensurable des bouchées élémentaires. Encore du pain, encore du beurre, c’est du bonheur, ne m’en lasse pas. Plus on vieillit et plus on monologue, mâchant ces saveurs mêlées à celles du crépuscule et des multiples autres petits riens incalculables, sans prix, ultimes grains savoureux du sablier. Il faut insister, prolonger. S’obstiner, précipitation dans la lenteur, multiplier le viatique, tournée générale. Encore un verre, encore du feu. S’installer dans la chanson, bulle et complainte, égrenant ses réconforts paradoxaux. C’est pas l’enfer, c’est beaucoup mieux. Dans ses dernières notes ou micro-notes, le blues frôle l’accolade, irrésolue, fantôme, reste en suspens, avec les alouettes.

Générateur de liberté, différence comme patrimoine commun et airs religieux

Il se rappelle, en entrée de récital dans une petite ville belge (St. Ghislain), le barde jaune orange, sombre et solaire, guitare portée haut dans les bras, plaçant d’emblée la soif et la chaleur au centre du chanter. Chanter, c’est distiller ce breuvage, pour soi et les autres, instituer la commensalité des émotions, déployer la nappe fleurie. Cette chanson, qu’il connaissait pourtant déjà très bien, qu’il se chantait pour lui-même, souvent, pour se donner du courage, de l’entendre en live, il la voyait naître, éclore, là, sur scène. La manière de la balancer d’emblée, comme une évidence, comme seule manière de commencer désormais un temps partagé, lui donna la chair de poule, s’avouant décidément, instantanément, être immensément assoiffé. Le rythme des mouvements corporels du chanteur, indissociable de celui des images des textes chantés et des musiques jouées par les musiciens, rejouait la pulsation originelle des passions et l’art de figurer la vie dans des mots, des notes de musiques, pour soi, pour d’autres. Face au public, tout est remis sur le métier. Les commentaires, les mimes, les grimaces, les allusions mêlent temps de la scène, temps social, temps intime, temps politique, temps universel. Annegarn montre comment il vit avec ses chansons – comment elles vivent en lui, lui échappant parfois, lui revenant – les questionnant, les revisitant, leur réécrivant des arrangements qui en révèlent d’autres potentiels suggestifs. Elles ne sont jamais arrêtées – même si leur écriture évoque de l’abrupt parfaitement ciselé, diamant -, des outils vivants et vibrants d’un équilibre atypique, hors des sentiers battus et dominés. Elles sont autant d’exercices physiques et spirituels pour transformer la différence en atout, en patrimoine commun, pour générer de l’altérité, non pas dans une optique de distinction égoïste, mais parce que produire de l’altérité, c’est libérer de l’oxygène, entretenir un métabolisme de libertés, où tout le monde peut venir recharger ses batteries. C’est cela qui fait que ces objets d’esthétique sonore, primale et sophistiquée à la fois, ont quelque chose d’irréductible et que, finalement, ça continue à vraiment chanter entre leurs mailles. Même les quelques morceaux infusés dans la mémoire collective la plus large – Bruxelles, Géranium – reviennent sur le fil, tremblants, fragiles, incertains, improbables, parfois à nouveau rocailleux, dérangeants et d’un charme fou. Au besoin, il se moque de leur aura sacrée, singeant des signes de croix, tout en s’étonnant et mettant à nu leur « religiosité », leur dimension « hors du temps », comment l’humain crée-t-il quelques fois du sacré laïc ? Mais sans cynisme, respectant la communion intense des intimités émues, dans la salle. Il les chante alors à nouveau frais, vieil homme jouant avec le souvenir d’une voix de jeune homme. Cette capacité de « jeunesse » – alors qu’à son âge et avec la force d’un répertoire confirmé, beaucoup d’autres se vautrent dans le marketing de leur génialité, complaisance et cabotinage -, provient (sans doute, se dit-il) d’une vigilance constante à la responsabilité d’être chanteur, pour le dire un peu pompeusement, mais qui se traduit dans des pratiques très simples d’ouverture et de partage, par exemple une attention constante aux langues et traditions berbères, une plongée dans le collectage des mémoires chantées en différentes régions d’Europe. Mais c’est aussi conserver la capacité d’attention à l’histoire des pauvres, des humbles, aux gestes de charité anonyme, comme dans le Marché aux mendiants. Chanter, c’est apprendre tout le temps, ce n’est jamais fini, c’est écouter au-delà de ce que l’on sait. 

Récital, traversée du vivant, l’universel du passant

En l’écoutant chanter Coutance, sur scène, en mars 2023, il se dit : sa voix n’a pas changé, rien n’a bougé, une perle d’éternité. Pourtant, en retournant à l’enregistrement des années 70, oui, bien entendu, il y a une évolution. Une transformation. Il y avait une juvénilité désarmante, la fraîcheur d’une tangente qu’on n’avait pas vu venir et qui collait bien avec l’effervescence non calibrée de l’époque. Et puis, dans le texte, il y avait un étonnement neuf pour ces moments vides, creux, insipides, cafardeux, ces rades hors du temps, sans intérêt marqué, où se demander « mais que vient-on foutre ici ? ». Aujourd’hui, la musicalité de la voix est intacte, légèrement plus âpre, et cette interrogation, si l’on peut dire, a pris de la bouteille, elle a roulé sa bosse durant quelques décennies, et se teinte d’une toute autre dimension : l’échouage, c’est une part significative de la vie en général, c’est parfois aussi une manière de vivre, d’éviter les autoroutes des certitudes. C’est peut-être ce qui est en train d’envahir l’humanité et donne lieu à une terrible pandémie d’éco-anxiété ? La maturité a patiné et complexifié la chanson. Sans rien alourdir. Sans emphase. Il a l’impression que certains chanteurs gagnés par le succès se perdent dans le fantasme de l’hymne universel, de la chanson qui peut faire le tour du monde, plaire à tout le monde, convenir à toutes les cultures. Ils lissent, généralisent, probablement contaminés par l’universalisme mercantile du marché mondial dont le graal est de vendre une même rengaine le plus de fois possible, partout, sans frontières (au service d’un système qui, par contre, renforce partout ses frontières criminelles). Dick Annegarn a connu ponctuellement le succès médiatique. Des moments de conjonction entre son parcours alternatif, minoritaire, et les besoins d’émotion véritable, nue, qui d’une certaine façon continuent à battre dans les cœurs gavés par les recommandations d’algorithmes. Le succès artistique, le succès d’estime, il n’en a jamais manqué. Mais il a esquivé le vertige occidental qui fusionne audimat commercial et universel autoritaire, sectaire. « Pendant longtemps en effet, la planète et l’ensemble de ses habitants ont vécu au rythme de certitudes eurocentriques. Des préjugés, à la vérité, la plupart de ces certitudes avaient, pour les besoins de la cause, été revêtues du masque de ce que le philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle un « universalisme de surplomb » » (A. Mbembé) Sa différence a jailli comme une eau claire, spontanément, dans les années 70. Native et séminale. Après, il a dû la cultiver, la préserver, l’explorer. Pas simplement comme on décante et affermit un « style », encore moins à la manière d’un produit marketing. Disons plutôt qu’il semble avoir « géré » cette différence à la manière des réserves naturelles et des espèces en voie de disparition. Par ses choix de vie, ses environnements, ses relations, ses contrats, il lui a ménagé des espace-temps appropriés, où elle pouvait évoluer, s’épanouir, à son rythme, à sa manière. C’est ce qui donne après tant d’années un regard spécifique sur le monde, l’impression d’entendre là une « philosophie », une façon d’être, que le barde, sur scène, incarne, sensible, expressif, plastique, coloré, pas dans les clous. Ce qui semble correspondre il le comprend en tant qu’auditeur, au choix raisonné, au refus de succomber, par la bande, à l’universel compris comme « un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constitués » (A. Mbembé). Au contraire, il a toujours situé ce que chante Dick Annegarn du côté de l’émergence toujours étonnante des émotions comme possibilité « d’un en-commun présupposant un rapport de coappartenance entre de multiples singularités », ce qui le balade encore et encore dans les confins et vallons de la nappe fleurie et que, d’une certaine manière, le chanteur commente lui-même, en s’étonnant (non sans fierté) d’être fait docteur honoris causa par l’Université de Liège, lui qui n’écrit rien dans les règles (Seul toi sais faire). Mais justement, il en a fait un art de débusquer une relation vraie, vraie parce que toujours émue, surprise, par ce qui touche ou évite, forme et déforme, pousse ou repousse. Une façon de passer dans la langue – en perturbateur équilibriste et éclairagiste de génie -sans devenir vecteur de tous ses effets de domination. Chanter comme art de passer. Il feuillette son extraordinaire chansonnier comme on raconte, après coup, l’itinéraire d’une vie, un itinéraire possible parmi d’autres, fait de rencontres, d’accidents, d’aléas. Même pour un fan, rien n’est donné d’avance, chaque chanson apporte son lot de surprise, d’inattendu, de réminiscences nouvelles, de traverses improbables, tissage d’affects projetés par chaque chansons comme par un animal soufflant une vapeur contagieuse, subjective. Le récital comme célébration du vivant singulier. « L’on définit généralement le vivant comme un mouvement incessant, un élan, voire comme une pulsion. Peut-être ce qui le caractérise le mieux, c’est qu’il n’est jamais donné d’avance. Ou, peut-être, n’est-il finalement qu’une expérience que l’on traverse. Tout, en d’autres termes, est en route vers son inéluctable fin. La fin étant notre ultime destination, tout, du coup, est dans la signification que l’on octroie ou non à l’expérience de la traversée. » (p.90) Encore un verre, encore du feu

Gestuelle de l’hétérogène

Mais encore. Chanter le limon qui subsiste entre les choses et les mots, le compost de l’hétérogène, c’est probablement ce qui lui a valu d’être distingué comme poète, chevalier des lettres ici, docteur honoris causa, là… Henri Maldiney, philosophe français cité par Didi-Huberman à propos des « aîtres de la langue », « lieu d’où fleurirait la possibilité même de signifier » : « La langue, elle aussi, se bâtit en liant l’hétérogène ». Et Didi-Huberman d’ajouter : « Étant entendu qu’il est de notre responsabilité que ce liant ne soit pas une machine à suturer, un dispositif à cadenasser cet hétérogène qu’il cherche à signifier ». Et revenant à Maldiney : « Seuls les poètes habitent encore les aîtres de la langue, qui sont le fond sur lequel ils bâtissent la langue à chaque fois singulière d’un poème ». C’est ce qu’est la langue chantée d’Annegarn. Alors que le formatage de la langue par le marché et le marketing de soi, auquel beaucoup d’artistes s’adonnent avec fierté, la mort dans l’âme ou inconsciemment, suture, cadenasse, persécute l’hétérogène. Atteinte au vivant et à sa diversité, pourrissement de l’imaginaire, mercantilisé intensément par tous les agents culturels – créateurs, recréateurs, publics – de la marchandisation, collaborateurs à l’insu de leur plein gré, notamment via la gigantesque viralité numérique. 

Sur scène, la gestuelle sensible, légère ou souffrante, acrobatique ou blessée, clownesque ou épure suggestive, est un exorcisme grâce auquel il s’était senti, spectateur de concert libéré de tout contrat commercial, désenvoûté de l’empire médiatique. Cette gestuelle, depuis, lui revient, systématiquement, dès qu’une brise mélodique germe en lui, et il la mime intérieurement, c’est la forme qu’il donne à son écoute et ses affects.

Palais de mémoire humaine et non-humaine

Le besoin d’art, recherche intuitive à l’origine de ses multiples itinéraires et errances, l’aura conduit de plus en plus vers des lieux de cueillette plus ou moins libérés de la prégnance du marché. A la recherche d’esthétique le moins possible déterminées par l’armada des producteurs, collectionneurs, investisseurs, managers, actionnaires. Se sentir le moins possible instrumentalisé par le langage et se tenir éloigné des sources de tous les cancers qui rongent l’imaginaire individuel et collectif. A ce titre, un lieu comme les Halles Saint-Pierre à Paris faisait office d’osais. Il y avait vu des images qui ressemblaient assez bien à la façon dont se matérialisait en lui le brouillard affectif de « bris de chansons, de ritournelles, ressac aérien, irrégulier », au fil des années, formant un filet de thèmes de plus en plus étendu, incluant de plus en plus de fragments de vie, vécues et futures. Jusqu’à devenir autre chose, une vision du monde, une partition graphique cosmologique. Ainsi des dessins grouillants de Michèle Burles où le terrestre, le céleste et le sous-terrain se tissent en un même plan, les êtres rampant dans les galeries ou volant au-dessus des cimes se rejoignant, se superposant, inventant des hybrides. C’est vertigineux parce qu’il ne s’agit pas du tout, mais pas du tout, d’une imagination « anormale », déterminée par une pathologie quelconque, ou d’élucubrations échevelées d’un cerveau un peu dérangé ou, simplement, déconnectées de la raison et de l’esthétique dominante. Ce n’est pas une « pathologie ». Encore moins un genre configuré par des insuffisances techniques, un niveau infantile de l’art du dessin. C’est une artiste chez qui reviennent des façons de figurer le visible qui ont structuré d’autres civilisations, d’autres ontologies. Au sein de notre civilisation naturaliste, soudain, un imaginaire fonctionne selon des lois animistes, totémistes ou analogistes. Et il est regardé, ausculté souvent, comme l’empire colonial a soupesé et volé les arts « primitifs » : fascination, condescendance, esprit de lucre. Ainsi ce qu’écrit David Graeber à propos des dessins de Chavin de Hudntar (Andes péruviennes, 3.177 mètres, de 1500 à 300 avant JC) fournit des indications utiles pour entrer dans le style de Michèle Burles : « C’est le royaume du métamorphe, où aucun corps n’est jamais tout à fait fixe ni tout à fait complet, et où un entraînement mental assidu est nécessaire pour déceler de la structure dans ce qui, au premier abord, s’apparente à un chaos visuel ; » (p.492) Dans ce chaos frétillant de Michèle Burles, l’œil repère d’abord, du reste des attaches : des filaments irréguliers, genre de synapses flottants, entre signes de natures différentes ; des sortes d’agrafes fourchues ; des pièces molles évoquant le mécanisme d’arbres à cames ; des radicelles, des claies représentant les fonctions de haie ou de végétations fixant des talus, flottant dans le vide (car, il y a du vide). Le dessin ne semble pas être une fin en soi, c’est une sorte d’infini optique, où l’on entre n’importe où, se fixant sur un détail, par exemple des bras longilignes terminés par des mains en formes de branchages tortueuses, et à partir de là, de détails en détails, faisant se lever un récit, un conte, le souvenir de certains passages au cœur même des constellations iconographiques racontant l’univers. Il servirait précisément à mémoriser un cheminement, une organisation du sensible entraperçue lors du travail de création, à la manière de cette « tradition amérindienne largement répandue dans laquelle les images ne sont pas des illustrations ni des représentations, mais des signaux au service d’extraordinaires prouesses de mémorisation » dont la fonction était de « transmettre des connaissances ésotériques – formules rituelles, généalogies, comptes rendus de voyages chamaniques dans le monde des esprits chtoniens et des animaux familiers. (…) Pour mémoriser une histoire, un discours, une liste, on recommandait de se créer son propres « palais de la mémoire ». il s’agissait de se représenter un parcours (cela pouvait aussi être une pièce) le long duquel on disposait mentalement et dans un certain ordre une série d’images saisissantes qui agissaient comme des déclics pour se rappeler un épisode, un incident, un nom… » (p.492) (Ce qui correspond aussi, il lui semble, à la dynamique d’un récital de Dick Annegarn, mots, musiques et gestuelles formant des frises très visuelles). C’est une approche que l’on peut compléter par l’introduction de Descola aux images analogistes : « elles s’ingénient sans relâche à tisser des éléments disjoints dans des réseaux signifiants, le plus souvent au moyen des résonances qu’elles décèlent entre les qualités sensibles des choses ou des phénomènes offerts à leur observation. Leurs images, qu’elles prennent l’allure d’agencements hybrides, de correspondances entre corps et cosmos, de maillages spatio-temporels ou d’enchâssements d’un motif à différentes échelles, figurent toujours des assemblages dont il faut rendre manifeste les liaisons. (Les images) qui procèdent de l’archipel analogiste donnent à voir des scènes d’interactions complexes et situées dans le monde, des associations parfois profuses d’humains et non-humains engagés dans des associations communes, à l’instar des représentations naturalistes dont elles sont, dans certains cas, une préfiguration. » Il en découle une relation esthétique particulière. Selon Descola, « le spectateur analogiste n’est jamais pris en compte dans la structure de l’image, (…), il n’est pas explicitement désigné dans sa composition comme un destinataire. » Et de décrire plus précisément la forme d’interaction qui s’établit, la façon dont le subjectif se noue là-dedans : « Seule la perspective linéaire est en mesure d’entraîner le spectateur dans un tableau parce qu’il fait de celui-ci le prolongement de son regard subjectif et comme un morceau du monde dont il détient la clé. » (p.398) En s’aventurant dans les images de Burles, en y cherchant comment l’œil-récit passe d’un motif à l’autre, y retrouvant des perspectives linéaires dans le fouillis, à un moment, il bascule, il est dedans, son subjectif s’épanouit, se fond dans un méta quelque chose. Que ce soit à partir de ces corps de rongeurs, souples comme des rivières, porteurs d’amibes étoilées ou transportant d’autres petits êtres multiformes, multi-espèces. Que ce soit à partir de ce roi religieux à tête et queue de chien, mains posées sur la panse, survolé par un énorme insecte-robot, satellite en lévitation qui le couronne. Que ce soit à partir de ces spores géants en forme de grenades grises d’où s‘élancent plusieurs tiges souples, serpentines, aux gueules béantes crachant ou aspirant d’infimes orbes-semences.

Poussières et tapisseries pétries de chansons

Le bris de chansons, les souvenirs du récital – la gestuelle, l’écriture, la plasticité de la voix jouant d’un crépuscule affectif, nappe piquée de la floralité juvénile lointaine, jouant avec les arrangements, les anecdotes, les commentaires -, la façon dont cela lui revient en tête, à certains moments d’abandon (où plus rien ne lui occupe la tête), et tissée en sa propre subjectivité, sa propre voix, sa propre manière de chantonner et fredonner au fil du temps, ses propres souvenirs et affects, son crépuscule personnel et ses propres nappes, tout cela forme des bouts d’écriture qui défilent, volent, se déplacent, partent coloniser des espaces vides, à la manière des migrations spectrales de fils de la vierge, visibles seulement, dans le ciel bleu, à contre-jour et dont le déplacement semble transporter des trames d’émotions indicibles, invisibles autrement. Une écriture archaïque qui lui évoque des œuvres de Jehanne Paternostre où des fils de tapisseries de périodes différentes, parfois âgées de plusieurs siècles, des chutes recueillies lors de restaurations de pièces anciennes, et qu’elle articule bout à bout dans un vide sidéral, celui composé de la distance initiale qui sépare tous ses fils que rien ne devait réunir de la sorte, tenant alors entre eux comme mus par un magnétisme insoupçonné, un patrimoine génétique ou la force de l’habitude (respectant la forme imposée à chaque brin par une immobilité séculaire, fossilisante), esquissent des phrasés parallèles, divinatoires, l’ombre portée de musiques intérieures volatiles. C’est une écriture idéale, libérée de la syntaxe et des vocabulaires contraignants, constituée de la contorsion de sentiments que le langage ne parvient jamais à saisir, discrets électrocardiogrammes d’émotions brutes, pures.

Les micro-mondes dans lesquels il aime mariner, ressassant les bribes d’une chanson qui le suit depuis toujours, qui fait partie de lui, mais y apportant sans cesse du singulier, du différent (en particulier, oui, les chansons d’Annegarn), du possible aussi, une fermentation capable de déboucher sur des libertés expressives, ressemblent assez à ces autres créations de Jehanne Paternostre, assemblages de poussières et de fils récoltés, placés dans des sortes de boîtes de Pétri, évoquant des paysages fait d’infimes brindilles mélodieuses d’horizons qui étaient perdus, qui resurgissent, reviennent fil à fil, balbutient danses et chants. Ce sont à chaque fois, mis en culture, les germes sélectifs d’un environnement ou d’un contexte plus larges, isolés, et en train de fermenter, de recomposer l’image complète du monde dont ils proviennent. Et l’on voit travailler les micro-organismes de l’image. Fragments de paysage lui évoque les formes sombres à la surface de la lune – ou autre planète observée au télescope -, mais telles qu’il a pris l’habitude de les projeter sur ses astres intérieurs, solitaires, archipel laineux, confusion feutrée entre carte et territoire où bat une tache rouge, quelques fines comètes prises dans l’enchevêtrement, traces de vie apparemment immobiles, figées et qui, pourtant, attendent leur heure pour germer, croître, surprendre. Vue de jardin avec un cortège de triomphel’enthousiasme, l’émoustille avec son plan infini blanc et duveteux, frappé de germinations éclatantes, un carnaval floral et bactérien suggéré, amorce d’une exubérance désarticulée, sans plan établi. Colin-Maillardest une fermentation moussue, brousse extraordinaire où s’enfonce son regard pour se perdre dans la reconstitution d’images mentales incontrôlées, incontrôlables, engendrées par l’exploration tactile, le toucher. Ce que voit la peau quand elle caresse à l’aveugle un visage qu’elle ne reconnaît pas mais éprouve comme un univers singulier, enseveli, qu’elle exhume par ses caresses, les doigts dans la matière textile, soyeuse et rêche à la fois, touffe emmêlée du vivant profus, énigmatique.

Pierre Hemptinne

L’édredon des cieux aux pliures neuronales

Fil narratif à partir de : « White Noise », Noah Baumbach – « L’orée », Fabrice Cazenave, galerie La Ferronnerie – Léon Bonvin, Fondation Custodia – « Dissection lente d’un piano rouillé », Anaïs Tuerlinckx – Kevin Laland, « La symphonie inachevée de Darwin », La Découverte 2022 – Patrick Chamoiseau, « Le vent du nord dans les fougères glacées », Seuil 2022 – Vanessa Manceron, « Les veilleurs du vivant. Avec les naturalistes amateurs », Les empêcheurs de penser en rond, 2022, …

Hypermarché, zombies chasseurs cueilleurs, pliures neuronales

Une scène d’hypermarché l’envahit, l’intrigue, le charme. Incroyable, d’où vient-elle ? De quand date-t-elle ? Il n’a plus mis les pieds dans ce genre de lieu depuis des décennies. La scène célèbre les noces du sordide et de l’enchantement, une esthétique à la fois zombiesque et d’éternelle jouvence. Elle est montrée depuis une vue panoramique et ethnographique. Un long alignement de caisses. Une forêt de rayonnages en rangées rectilignes, parallèles. Pas mal de gens affairés, détendus, de profils sociaux divers, de couleurs différentes, d’âges très variés. Ils vaquent, vont, viennent, à l’aise, dans leur élément. Tous démontrant un formidable sens de l’orientation dans cette forêt, se dirigeant de façon déterminée vers tel ou tel lieu, exerçant un savoir-faire étonnant pour scruter les murs de produits, lire les étiquettes, soupeser, dénicher ce qui leur convient. C’est avec un art élégant qu’ils s’en emparent, l’exhibent aux proches, le rangent dans la charrette où la famille, voire des amis, l’examinent à leur tour, palabrent, cautionnent, se réjouissent de la capture. Et tout en flânant et récoltant les biens utiles à leur survie, ils convergent vers la barrière des caisses, les chariots glissant sans effort, aimantés par la sortie. Là, les trophées sont transvasés avec dextérité sur un tapis roulant, barre-codés avec soin, on parle, on fait circuler les ragots, on compare ses courses, on commente, on raconte ses préférences, celles des membres de la famille. On dirait un ballet. Tous ont l’air heureux de la détente que procure cette activité nourricière. Une occasion de briller, d’être mis en évidence, le client roi. Les déplacements des corps sont amples, souples, les gestes de préhension sont précis, experts et immémoriaux, comme se souvenant et copiant une gestuelle technique très ancienne, dédiée il y a longtemps au dénichage de nourriture. Un ballet de chasseurs cueilleurs à l’âge hypermoderne, en quelque sorte. Avec une musique puissante, dansante, galvanisante, « White Noise » de LCD Sound System. Il se souvient avoir dansé sur cette musique, seul dans sa cuisine, affairé aux fourneaux. D’où tient-il cette image ? D’un film ? D’un rêve ? D’une lecture ? 

L’origine de ce qui lui traverse l’esprit est de plus en plus trouble et pluriel. Il appréhende la progression du trou noir tel que subi par un personnage de Patrick Chamoiseau : « Hélas, Artfilé Molcide n’avait plus assez d’esprit pour manier comme il faut cette masse mémorielle que constituait son existence. Bébert, obsédé du cosmos, prétendit qu’il était devenu un trou noir, manière de supposer que ce qu’il avait avalé dans les pliures de ses neurones ne pourrait plus jamais en sortir. » (p.51)

Culture cumulative et dynamique de l’illusion

Il sollicite ses pliures neuronales tous les matins, à livres ouverts. Il s’obstine à sillonner le genre de surfaces textuelles susceptibles d’aider à comprendre la vie, le passé, le devenir, le comment ça se passe, le comment ça devrait aller, selon quels héritages, quelles correspondances ; la production récente et passée de ce que l’on appelle les sciences sociales. Par où une minorité réfléchit, organise une rétroaction critique sur l’activité humaine, espérant infléchir par-là les choix que l’humanité effectue. A travers ça, il arpente, sans plan préconçu, les errances de l’esprit humain se débattant avec son évolution dont les paramètres lui échappent, particulièrement les effets boomerang des habitudes sociales et écologiques. Ces lectures l’équipaient, jadis, en « input » nécessaires à l’esquisse d’une stratégie culturelle universalisable, du temps où il travaillait « dans la culture ». Il convertissait en projets d’actions réelles les inspirations nées de ces lectures digérées. Des dizaines de cahiers Clairefontaine aux pages couvertes d’une écriture serrée et lisible, appliquée, atteste de ce travail dément. Mais aujourd’hui ? Il voudrait tout reprendre, tout relire, d’annotations en annotations, de passages soulignés en passages commentés, réaliser une synthèse, pouvoir dire « voilà ce que j’ai appris » et aussi sec, la capitaliser, la valoriser, l’investir dans une application définitive qui consignerait les preuves d’un engagement abouti dans le vivant. Mais il s’y perd de plus en plus, patine, s’enlise. Relire ne fait que renforcer le fourmillement, le buissonnement, l’éloigne encore plus d’une vision unifiée de ce qu’il aurait vécu et qu’il pourrait exhiber comme un trophée : « voyez ce que j’ai fait ! ». Avant de se reposer ! C’est impossible. « Il n’y a d’univers que la juxtaposition de ces champs de vision parcellaires et dégradés où chacun reprend les illusions et les mirabilia de l’autre, les rhabille et les agrège aux siennes ; il n’existe encore nul point de vue qui procure un sentiment d’unité, de transparence et d’exactitude. La diffraction des ondes à travers les faibles membranes de l’intellection naturelle donne à tout ce qui vient du dehors un aspect kaléidoscopique à la fois redoutable et séduisant. » (p.132) Il est le fruit de cette longue diffraction d’ondes qui se prolonge à présent dans le face à face solitaire avec ses lectures, passées, présentes, la masse de bouquins où il évolue en brassant les souvenirs de tout ce qu’il aura entrepris, en partie grâce à eux, au long de sa vie dite active, son parcours professionnel nourri de toutes ses intériorisations.

Démonter, remonter son outil, à l’aveugle, avant de s’engourdir

Pourquoi persévérer en cette « discipline » de lecteur, cette habitude ? Par accoutumance ? Impossibilité de lui substituer autre chose ? Certains matins, ses neurones peinent à fournir l’ébauche d’une compréhension de ce que contiennent les lignes imprimées, sous ses yeux. Comprendre se résumant à rattacher les mots en train d’être lus à d’autres lus précédemment, ce qui les inscrirait dans la construction logique d’un sens ou d’une idée déjà amorcés, déjà appréhendés, toujours en cours de développement. Aucune idée ne pouvant jamais se dire aboutie, c’est ce qui lui permet de la prendre en route, de l’infiltrer, de l’accompagner, à partir de résidus ou sédiments qui ont un air de famille avec elle, avec ce qu’elle manifeste de nouveau. Il lui faut d’abord trouver la place adéquate, dans ces pliures neuronales, où faire entrer les phrases nouvelles, les propositions récentes, pour qu’elles s’y logent, et délivrent de quoi forger l’une ou l’autre signification s’ajoutant à celles déjà archivées. C‘est une tâche physique. Comme lorsqu’il agite ses haltères ou s’inflige des séries d’abdominaux. Il lui faut activer et manier des outils cérébraux, ce qui, là-dedans, permet de saisir, nouer, retenir, pas seulement conceptuellement mais chimiquement, concrètement. De la même manière qu’il resserre les raccords de tuyauterie sous l’évier, enfonçant les bras, ses mains et ses doigts, s’affairant à l’aveugle. Ou, pour convoquer un fantasme de gosse alimenté par des propos d’adultes militarisés : démonter et remonter son fusil à l’aveugle, dans le noir, rien qu’au touché, par cœur ! Certains matins cette activité cérébrale patine, les pliures se mélangent, ou s’émoussent, toute prise possible sur les idées fuit au loin, un lointain proche mais inaccessible, et ça lui occasionne un étrange grésillement synaptique, un chatouillis mental, au début pas désagréable, puis devenant prurit et peu à peu somnolence.

Ces séquences se manifestent d’abord en prémices d’une extase improbable, où tout ce qu’il a lu et senti au cours de son existence se révélerait en une figure fusionnelle, puis ça se brouille, et tout ce qui annonçait une apparition transcendante, nourri de ce qu’il a inlassablement déchiffré, se dérobe et retourne à l’état de vastes terrains vagues, inatteignables, tout retourne en jachères sauvages à contempler de loin. Au dépit de cet échec succède une forte jubilation : et si c’était cela, précisément, l’aboutissement réussi ? Il a en effet toujours adoré les terrains vagues, où la nature se débarrasse et oublie l’homme, se désintoxique, invente ce qui advient après l’humain. A l’instant où l’extase qui vient bascule en brouillage magnétique, perturbation de la conscience, chute vers une somnolence hypnotique, il a le temps d’apercevoir la vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis, le ciel tel qu’il donne envie de s’y dissoudre, étendue de métal éblouissant martelé. 

Le dessin dansé

Le plus curieux est qu’il a vu une fois cette vision très intérieure représentée – saisie – par un artiste. Cette matérialité du vague dans le foisonnement d’une végétation débordante, détachée, loin de tout regard humain, rendue quasiment telle sur le papier, l’imbibant, l’irradiant. A travers les tiges, herbes, feuilles, rameaux, au loin, au plus proche, d’insondables surfaces liquides, eaux dormantes célestes ou terriennes, horizons où fusion et disjonction se touchent, marient leur antinomie, coton d’extase et d’endormissement. Il avait jalousé cette capacité de l’artiste à si bien exprimer cet accouchement imperceptible du vague par le paysage. Comment avait-il fait ? De quel point de vue ? Plus rien à voir avec la contemplation surplombante de la civilisation capitaliste. Et, pour en rendre compte, le lexique de l’amateur d’art ne suffisait pas. Il fallait convoquer le registre des expériences naturalistes. Avec ces dessins, on pénétrait la façon dont les plantes enchevêtrées regardent collectivement le ciel, captent et vivent de lumières, ombres, pénombres, reflets, clair-obscur. Il avait improvisé une fiction explicative pour bercer les rêveries qui lui venaient en regardant. L’auteur, certainement, avait dansé, tourné en derviche dans le végétal, jusqu’à l’extase, jusqu’à s’évanouir. Et ce n’est que revenant à lui, de retour de cette immersion sans réserve, qu’il avait dessiné le souvenir de cette chute/élévation à travers tel coin de terrain vague, « sans plus éprouver de coupure entre le sujet connaissant et les choses à connaître » (p.181). Sans doute cette interprétation avait-elle germé en lui par la présence, au vernissage, d’une figure élégante habillée de noir ample, évoquant plus la silhouette d’un danseur que d’un dessinateur. Elle se déplaçait, conversait, passait de l’une à l’autre, liant et entrelaçant ses commentaires gestuels des œuvres accrochées au mur. Elle mettait en mouvement les images en racontant et partageant à chaque fois le protocole d’immersion qui les avait fait naître. Ce danseur-médiateur se révéla évidemment être l’artiste-dessinateur. Il se souvint que le fait d’unir, dans sa tête, danse et dessin, idée somme toute banale, là, lui fit l’effet d’une révélation. Il était témoin de quelque chose de peu courant. Nature imitée, gestes dansés, technique de dessin, soit transcription en gestes et capacité motrice, au niveau du cerveau, d’informations visuelles jugées importantes. Il renouait avec une force très ancienne, ancestrale, non plus dissimulée sous des savoir-faire sophistiqués, mais mise à nu. « Une récente analyse neuronale de la danse a révélé que synchroniser le mouvement du pied avec la musique stimule des régions du cerveau précédemment associés à l’imitation, et ce n’est peut-être pas une coïncidence. Danser paraît requérir un cerveau capable de résoudre le problème de correspondance. » (K.Laland, p.327)

L’herbier où lui parle les disparu-e-s

Il y avait aussi de grandes planches d’herbier. Troublantes. Ces organismes végétaux, mis en exergue, s’apparentait plus à l’art du portait qu’à la nature morte. Des entités singulières, des personnalités y vibraient, envoyaient des signaux d’humanité. C’était exécuté au fusain. L’image naissait autant du tracé que du gommage, ce qui donnait une étrange chair où apparition et disparition unissent leurs effets, la respiration des saison y fusionnant l’automne et le printemps, l’hiver et l’été. Feuillages palpitants. Chaque planche était consacrée à une espèce, châtaignier, frêne… L’image est nette, précise, authentique, plus vraie que vraie, irréelle. Cette véracité n’est pas celle des guides d’identification naturaliste. Il n’y a ici aucune volonté de faire coïncider un spécimen avec son modèle. Au contraire, le trait a cherché cette ligne où le spécimen s’affranchit du taxon, explorant une bifurcation, une individuation expérimentale. Ce n’est pas non plus un exercice d’amoureux de la nature pâmé devant la beauté désincarnée des branches, des feuilles, des fleurs. Chaque planche est une rencontre avec tel individu de telle espèce. Un échange. Ce qui soulève l’impression d’une part d’autoportrait. Pas « un frêne », un « châtaignier » … Mais dans ce frêne, ou ce châtaigner, telle branche, tel bouquet, tel rameau, telle communauté de tiges et de feuilles qu’il reconnaît et qui se différencie dans la globalité du feuillage d’un seul même arbre et avec laquelle il célèbre une « fusion mentale » providentielle, procédant à « l’incorporation des identités animales ou végétales » au fil de son immersion ritualisée dans la nature. L’herbier raconte en chaque plante la cristallisation d’individuations plurielles, se différenciant de la classification statique, standardisée. Aucune de ces entités végétales ne correspond aux stratégies cognitives humaines, elles en troublent les processus fixistes. L’artiste rend ce trouble contagieux à travers l’émotion esthétique transmise par ses œuvres. Pour saisir ça de façon visuelle, il a adapté à tâtons, en dansant, en dessinant, les techniques « d’une lente plongée méthodique et consciencieuse dans la matérialité des corps et des comportements qui permet d’accéder à une nouvelle version sensorielle de la réalité » devant soi et en soi (p.176) et se voir alors ouvrir l’accès extatique à « ce que cela fait de voir le monde du point de vue de la créature » que l’on projette de dessiner (p.181). Il peut alors la tracer – la créature, la plante – en train de capter le monde à sa manière, de le métaboliser, et non plus simple figurante passive reflétant la façon dont l’humain répertorie le monde. Il les dessine en apparitions uniques, éphémères. Rameaux lunaires, de cette blancheur spectrale de négatif photographique, flottant, dérivant, ondulant par-dessus une obscurité brouillonne, insondable, striée, griffée, scarifiée, calcinée par endroits, fossilisée à d’autres, fondante et neigeuse parfois, et qui est le bois sans âge qui les engendre, le tronc insondable où elles greffent leur vie, leur différence vivante, d’où émergent leurs personnalités de ramures vif-argent, aériennes. 

Dans le bocal des autres vivants

Cela prend encore plus de force si l’on se penche sur la manière dont l’artiste archive ses cheminements sous la forme de cartographies incertaines, sans fils biographiques linéaires, univoques, favorisant les représentations éclatées, plurielles où sont positionnés des nœuds à partir desquels e sédimente une corporéité qu’il reconnaît comme sienne. Il n’y représente pas la constellation de ses œuvres, mais à travers elles, les moments où ses protocoles esthétiques lui ont permis d’entrer en contact avec différents aspects du vivant, rencontres entre son intériorité et d’autres réalités mentales, animales, végétales, minérales. Une œuvre ne signifie pas une appropriation à sens unique, l’établissement d’un droit de propriété sur l’expression sensible de l’univers. Mais aussi un don, un abandon, un échange, là j’ai donné et reçu, j’ai acquis et me suis en partie évanoui dans la nature. Ce qui souvent se présente comme curriculum, liste de moments saillants esquissant une conquête, une avancée, est restitué à la matière vivante, aux cercles concentriques de l’âge d’un arbre-totem, aux circonvolutions nuageuses d’un ciel où l’âme toujours aspire à dériver, y reconnaît sa matrice primale. Le devenir, l’œuvre en train de se construire, tout n’est que territoires partagés. Si de nombreuses productions artistiques alertent sur la crise climatique – même avec les meilleurs intentions du monde, comme Fabrice Hyber et ses fresques didactiques – , elles ne font qu’informer et, d’une certaine façon, profitent du cours de la bonne conscience, comportent toujours les traces d’une transaction avec le marché de l’art. Face aux images réalisées par Fabrice Cazenave, tout autre chose se produit : une expérience intime qui déplace le point de vue, fait migrer le sensible vers une autre perception de la place que l’on occupe dans l’univers et conduit à se penser « au service des vivants » bien plus profondément que n’y réussit la raison, la propagande ou le marketing vert. Un travail artistique qui initie à une « économie de l’attention aux détails et du soin, de la rencontre et de la connaissance sensible, qui ouvre l’imagination et prépare à rendre intéressante une situation dans ce qu’elle a de particulier » (p.266). Par la pratique du dessin déployé comme danse au cœur du terrain vague, par le régime d’images qui s’y cristallise, les émotions à partager qui en découle lors de leur exposition, « il s’agit toujours de tenter de plonger dans le bocal des autres vivants, de s’immerger, à défaut de participer, de comprendre au moyen de l’expérience, de la discipline et de l’imagination ce que veut dire vivre comme un oiseau ou comme une plante. » (p.271) C’est encore assez banale de dire cela, à l’époque où célébrer les proximités entre humains et non-humains est devenu courant, normatif. Mais le choix des œuvres présentés en 2022 à la galerie la Ferronnerie, laisse entrevoir quelque chose de plus : dans un processus d’échanges avec le coin de nature qu’il explore, l’artiste a créé une sorte de niche où l’environnement coopère à son travail artistique ; les plantes, d’une certain façon, se dessinent avec lui, à travers lui. Le désir de dessiner façonne les espèces avec lesquelles il interagit, celles-ci à leur tour tirent profit de cet art du dessin d’après nature. « En fait, tous les organismes façonnent des dimensions importantes de leur environnement local par leurs activités à travers un processus connu sous le nom de « construction de niches » : par exemple, d’innombrables animaux creusent des terriers, construisent des nids et des monticules, tissent des toiles et fabriquent des poches à œufs ou des cocons. » (p.217) Dessiner dans le paysage, ici, a tissé une orée entre culture et nature.

Devenir l’autre au son du piano démembré

En se souvenant de cette exposition et de la richesse particulière de ce que racontaient ces images , il repense au profil d’un conteur hors normes dans un roman de Chamoiseau : « Il ne donnait pas vie aux choses, aux roches, aux animaux, aux insectes ou à des choses invisibles le plus souvent indescriptibles pour les faire parler comme nous, agir à notre image, illustrer certaines vertus utiles à notre vie, il devenait au contraire animal, pied-bois, sauterelle, rivière, bœuf et cabri… Il devenait, vous comprenez ? (…) Parfois même, il indiquait parler au nom de tel côté, pas d’une commune entière ou d’un grand bout de paysage comme on en voit dans les grands horizons, non, au nom d’un simple petit côté du paysage qui devenait lui-même, et que lui-même devenait, et qui s’incarnait tout bonnement devant nous ! »

Cet au-delà transfiguré, cet éblouissement de l’infini au-delà des fibres du vivant, entraperçu dans les bouts de terrains vagues de Cazenave, au fur et à mesure qu’il le transportait en lui, vivait avec ses images au fil des années, il y associait différentes musiques ou matériaux sonores, agrégeant à l’extase visuelle persistante, des sons venus de loin. Par exemple, les grattages, frottages métalliques et rituels d’Anaïs Tuerlinck désossant un piano à queue et en caressant chaque partie, les appariant rituellement avec d’autres objets trouvés, rebuts, déchets. Dispersant sonorement les organes du piano dans une hétérogénéité très large d’autres choses. Le piano devenant alors un plan instrumental sans bords, hybride, quasi infini, pris dans des horizons de réverbérations en abîme. Des sons étranges qui restituent la façon dont toutes les parties de l’ensemble, cette merveille d’organologie savante, se séparent les unes des autres, à jamais, tout en maintenant, bien qu’à présent désolidarisées, un grand tout articulé virtuellement, parcouru de vibrations et d’ondes magnétiques, abrasives, déchirantes, chant d’union dans la vaste dispersion. Cette musique a l’incandescence rouillée, grinçante et percussive, nappe bruitiste erratique, de ce qui trouble la distinction entre perte et retrouvailles, mort et résurrection. C’est aussi le genre de son qui le traverse, fantomatique, quand il pédale au bout d’une longue course, dans les polders, au soleil déclinant et que le vent violent agite les particules de lumière, en avive les cristaux, épanchant sur la ligne d’horizons, au-delà des roseaux, une scintillance d’outre-monde où pointe le cône sombre d’un clocher perdu, en lévitation, sans enracinement.

Autour de l’estaminet, échapper à la tristesse, en dessinant

Cet au-delà apparaît bien entendu à maints endroits de l’histoire de la peinture, du dessin, de la photo. Il a été capté parfois accidentellement, ou selon des contextes spécifiques qui préfigurent, à l’échelle de destins individuels, les couleurs de la catastrophe d’aujourd’hui. Par exemple dans les aquarelles de Léon Bovin, la précision presque botanique de l’avant-plan – herbes folles, fleurs du chemin, oiseaux – n’a d’autre but que de laisser filtrer, depuis l’arrière-fond, cette frontière mouvante de la transfiguration ultime, fatale, de trahir l’attrait irrésistible ou phobique pour l’aura du vague. Ces écrans lointains, vides, lumineux, dont le rayonnement engourdit la matière grise dans un cocon, parée pour une métempsychose fantasmée en planche de salut (imaginer une continuation dans la mort). De multiples déclinaisons envahissent l’œuvre méticuleuse de cet artiste suicidé très jeune. Ce qui frappe est donc la fidélité photographique avec laquelle il dessine fleurs et oiseaux, faisant corps avec son objet/sujet. Technique impressionnante et précision diabolique, pas du tout contemplatives, ou alors d’une contemplation pétrie de tristesse, de désespoir. Stressée. L’énergie et la concentration nécessaires à représenter de façon aussi parfaite ce que la nature ordinaire, quotidienne, place sous ses yeux, ne relèvent pas d’un simple loisir, d’une distraction, il s’y trame une question de vie et de mort, à tel point que la pratique qu’il développe dépasse l’enjeu de l’art, puise dans l’histoire immémoriale des premières impulsions culturelles qui ont propulsé l’évolution de la cognition humaine, se rattachant à l’espoir : « parce qu’il y a dans ce que je fais, la continuation de la sélection naturelle « d’une capacité de copier précisément et efficacement », je vais réussir à vivre, me libérer des idées sombres, des envies de mourir ». C’est l’exactitude de la représentation et la force désespérée qui y vibre, dépassant le cadre artistique, se rapprochant de la transmission d’informations vitales, de la forme d’un apprentissage social quant à la manière d’extraire du paysage quelques lumières indispensables à survivre, à résister au désespoir, qui lui fit établir un lien avec les propos du biologiste Kevin Laland : « il y a un avantage sélectif à copier, à condition de le faire avec précision et efficacité. Cela incite à penser que la sélection naturelle a favorisé des formes d’apprentissage social plus efficaces et plus fidèles ». (p.210) 

En premier, lui reviennent ces incroyables molènes fanés, séchés, tiges automnales. Et au-delà, la trace blanchâtre d’un sentier, presque immatériel. Le sous-bois est hanté de brumes légèrement givrées. D’entre les colonnes des troncs, une luminescence astrale invite à sortir du cadre, en quittant le chanter, en se dirigeant vers l’inconnu. C’est de là qu’émane la fine écume brumeuse. A gauche, un personnage paysan, forestier ou vagabond, trapu, casquetté, résiste à l’attraction, tête baissée, épaules levées. Il s’apprête à disparaître dans les buissons du sous-bois, préférant garder les deux pieds dans la glèbe. Dans un autre paysage de la plaine de Vaugirard, il y a une silhouette de femme posée sur un fil intangible, panier d’osier sous le bras, au bout d’un chemin muré aboutissant à une bâtisse qu’un soleil rare réchauffe légèrement à l’angle. A gauche des ramures nues, à vif, dépassent d’un autre mur gris. La femme est sur la ligne d’horizon, détourée. Elle vient ou elle va. On aperçoit au loin, pointant du vide, à hauteur de ses chevilles, les ombres vaporeuses, bleues, d’un paysage. Mais le cosmos pictural est principalement le ciel gris, gris bleu sur la droite, reste de nuit, gris jaune sur la gauche, du côté du personnage, promesse d’aube. C’est une formidable vastitude lumineuse et granuleuse de lointains promis. On dirait une immensité kaléidoscopique jouant avec une infinité de cristaux doux, aux nuances de gris perle. Une opalescence attractive, magnétique. La femme est une messagère de ce ciel, ou elle en subit l’attraction irrésistible, elle y reconnaît sa nature intérieure, l’humeur principale de son âme, et tout en marchant, revenant ou partant au marché, rêve de s’y envelopper d’oubli. Dans un autre paysage, c’est un paysan avec la bêche sur l’épaule, son ombre sur le mur ocre en bord de route, semble avoir le pas lourd, fatigué. Les idées qu’il rumine doivent avoir la coloration du ciel, gris aussi, grisailles ouateuses, bouchées, tristes. Bruineuses. Là aussi, des ramures nues indiquent que l’on est en hiver, la saison de la nudité, du dépouillement. La chaleur humaine, concentrée dans la forme du paysan gourd, lentement s’éparpille, se dilue dans la vastitude céleste de porcelaine froide. (Une porcelaine froide qui aurait la matérialité d’un édredon où s’enfouir.)  Il s’achemine vers un tournant qui dérobe ce qu’il y a au-delà, le hameau sans doute, mais peut-être le vide, rien. A l’endroit précis où l’homme est dessiné, on peut encore imaginer, inventer que tout a changé, tout a été déplacé, ce n’est plus le village, l’estaminet, la maison et l’église avec la tristesse du quotidien sans futur, mais réellement, un gouffre par où entrer dans ce ciel et y disparaître sans souffrance, sans autre forme de procès, simplement. Léon Bovin ne se contentait pas de regarder cet aura du vague sourdre des cieux d’hiver. Il cueillait les fleurs, les ramenait, les peignait en bouquets, en brassées. De même avec les légumes fraichement arrachés de la terre, ramenés du marché ou tirés du potager attenant à la maison, en bottes sur l’étal de la cuisine. Dans les natures mortes qu’il en retire, on dirait qu’il fouille pour déceler, entre les fibres, quelque reste de ces lueurs des frimas immenses où se perdre, dans les couleurs végétales, les pigments légumiers, les humeurs qui en rayonnent. Un linge blanc-gris, sous les céleris, évoque les grands cieux où la paysanne et le paysan sont sur le point de s’éclipser. Une lumière brouillée, hachée, sur le mur sombre comme gaufré, derrière légumes ou fleurs, reproduit aussi l’attraction du vide nuageux, aérien, mais en version plus sombre, intérieure, déprimée, vacillante.

Bien entendu, il se souvient avoir défilé religieusement devant cette série de dessins et aquarelles, ému par cette œuvre oubliée, redécouverte, et par le fait que l’auteur, l’homme qui avait réalisé ces petites merveilles, enchantées et sombres à la fois, s’était donné la mort à 31 ans. La puissance d’une promesse non-tenue, gaspillée, restée en l’air, soudain palpable dans les petites pièces de la fondation Custodia, étreignait la plupart des visiteuses et visiteuses scrutant respectueusement ces petits formats, presque incrédules.

Pierre Hemptinne

Comment c’est, la médiation culturelle en récit ?

Sur les traces de la comète ivresse

Fil narratif à partir de : Hélène Bertin & César Chevalier, Couper le vent en trois, Palais de Tokyo – Jacques Néauport, le dilettante, LeRouge&LeBlanc – David Quinn, Refuge, galerie Rossicontemporray Bruxelles – Miguel Benasayag, La singularité du vivant, Le Pommier – Bonnet, Landivar, Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences – Tatiana Trouvé, Atlas de la désorientation, Beaubourg – Un dessin de Rémy Hans – Divers vins nature – Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte – Walter Benjamin, Charles Baudelaire, La Fabrique – Un chat…

Intro hallucinée

Dans le ciel étoilé, le charroi de satellites d’un milliardaire, soudain, galope silencieux, féérie et agression… Pour la féérie, le registre de tout ce qui surgit comme signes du ciel, étoiles filantes, visiteurs venus d’autres mondes, traîneau du Père-Noël, personnages de contes fée s’envolant vers un bonheur infini une fois l’histoire racontée… Pour l’agression, l’acharnement des puissants à conquérir toujours plus, à se payer l’impayable, à s’approprier l’espace, à exporter l’extractivisme destructeur le plus loin possible. Ce convoi interstellaire file avant tout vers l’au-delà transhumaniste, caravane improbable réinventant la technologie panoptique, promouvant la capacité de coloniser, pour notre bien-être, les plus infimes des fibres vivantes, neurones et tutti quanti, par sa puissance algorithmique, le génie de sa réalité augmentée, l’excellence de son intelligence artificielle…  Au final, un sentiment profond de dépossession et de viol cosmologique. Surtout, de quoi lui gâcher son ivresse nocturne…

L’appel d’un autre lieu

Il a une difficulté croissante à assumer son statut de solide. Comme de rester planté immobile dans le courant d’une rivière ou l’avalanche océanique des vagues successives (le plus gai est l’instant où l’on cède, emporté, submergé). Demeurer fixe dans le flux incessant des choses qui se délitent, en obéissant, bien malgré lui, à l’injonction d’incarner à sa petite échelle la permanence de l’humain, son état d’exception, le continuum de l’ordre établi, la fiction de sa permanence essentielle, injonction intangible mais bien réelle, qui coule dans le sang dès la naissance. Si chacun préserve sa mini-parcelle d’éternité, on y arrivera… Toute cette civilisationlui tombe des mains. Il pensait en avoir fini avec, être passé outre, mais ça subsiste, ça continue sur sa lancée, formidable force d’inertie des choses inculquées durant des siècles. Le besoin d’alléger l’assignation à glorifier la station debout, le conduit à cultiver, régulièrement, une certaine ivresse. Une perte d’équilibre, un basculement. Il lui arriva de la caractériser de façon surprenante, « ah, c’est le moment de s’offrir une petite ivresse de comète ». D’où cela lui venait-il ? Ce n’est qu’après plusieurs jours de rumination qu’il en exhuma l’origine approximative. Il s’agissait d’une phrase lue dans un musée. Il arpenta ses disques mémoires dont il n’extirpa qu’une maigre photo, pas trop explicite, mais qui lui permit de mieux localiser l’événement. L’archive lacunaire ne rendait pas compte de la force de ce qu’il croyait avoir vu et senti. Comme s’il avait juste survolé. Il en conçut le sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de n’avoir pas assez profité de cette exposition, de n’avoir pas pris le temps de s’en imprégner. Une occasion perdue de mieux comprendre et formaliser certaines choses qui comptent pour lui, un trou dans l’enquête esthétique conduite vaille que vaille depuis des décennies, fil de subsistance. Il consacra plusieurs libations crépusculaires à ressasser l’ombre projetée de cette exposition – peu mais prégnant, mais obscur, taciturne. Une reconstitution archéologique à partir de quelques bribes. Et probablement, comblait-il l’absence d’indices objectifs par l’invention, fiction. Ces exercices de fouille s’effectuaient en sirotant du vin nature. A un moment, alors que son esprit fuguait en évocations fruitées et florales de prairies illimitées, « levure » vint à la surface. De là, il se souvint qu’il avait acheté un livre faisant partie intégrante de l’exposition. Il en retrouva le titre et, même, mis la main sur l’exemplaire qui, en fait, était resté relativement à portée, comme s’il attendait son heure, « Jacques Néauport, le dilettante ». Il ne l’avait jamais lu. C’était l’occasion ou jamais. Il se rappela qu’il s’agissait d’un document exceptionnel sur l’aventure des vins nature. On y parlait forcément de « levures indigènes ». Les morceaux se recollaient et la gorgée simultanée à ce sentiment fut savoureuse, le signal d’un envol. La phrase « l’ivresse de la comète » courait sur le mur, imitant la trajectoire courbe et ondoyante d’un astre fulgurant. La salle était remplie d’outils et de dispositifs évoquant le travail de la terre et la vinification à la façon d’une alchimie, pressoir, tonneau, foudre, jarres en grès, arbre à flacons soufflés, fantaisistes, pierres sacrées creusées en auges ou bénitiers…. Le design des pièces, tout en restant implanté dans la dimension fonctionnelle d’engins rationnels, était transformé du simple fait de leur transposition dans l’espace muséal, entre objet traditionnel et œuvre d’art, outil et magie. Mobilier dont la fonction de transsubstantiation de la matière échappait forcément au profane. Meuble hermétique. Sur un arbre à bouteilles, une floraison de flacons fantaisistes, illustrant la légèreté réconfortante d’une ergonomie ivre, un monde de bulles et nuages directement bu au goulot. L’ensemble, librement fantasmé, laissant s’exprimer toute la part imprévisible, mystérieuse, du travail de la terre et de la vinification, une fois délivré de la chimie industrielle. 

Pourquoi et comment le vin nature lui a ouvert un terroir où végéter

La culture et la vinification une fois restituées au régime du vivant s’inscrivent dans l’imprédictible. C’est une histoire de fermentation qui n’est plus totalement maîtrisée mais avec laquelle les vigneron-ne-s dialoguent, échangent, acceptant le grand partage bactériologique de tout ce qui vit. Le processus de la grappe à la bouteille n’a plus rien de linéaire, chaque fois un trajet différent, selon les initiatives que prennent les levures. L’ivresse de comète, c’est se sentir converti, peu à peu, aux confins de son organicité, aux états nébuleux, perçus comme ondes régénératrices, taries et revenantes, aperçus au lointain comme pouponnières d’étoiles inaccessibles, d’où fusent, en déplacement stellaire bousculant le cosmos intérieur, d’improbables astres du berger, conduisant vers on ne sait quelles révélations – décisives -, englouties dans l’infini, mélange de glace et matières gazeuses. C’est épouser dans l’euphorie douce de ces surgissements bouleversant l’intériorité, la déplaçant hors de son orbite déprimée, la course vers le néant de ces chevelures de lumières, fulgurantes, en rêvant que leurs entrailles de glace contiennent des grouillements de bactéries n’attendant que les bonnes opportunités pour donner naissance à d’autres formes de vie, quelque part, autre part, l’ivresse ne cherchant nullement à éclaircir où et comment exactement, sa préoccupation première étant de larguer les amarres, de flotter, de s’affranchir de toute situation assignée. Amadouer ainsi la mort, ivresse après ivresse, expérimenter la décomposition. Les lèvres au bord du verre, les narines dilatées, le regard louchant vers le liquide rouge, la langue effleurant à peine la surface du vin. Protocole de soulagement. Chaque fois que le vin ouvre l’accès à l’enchantement recherché – tous les vins nature n’y sont pas propices -, ce qui l’emplit, au fur et à mesure que ses papilles s’imbibent, c’est le souvenir d’un « lieu ». Le vin matérialise sur la langue, sous le palais, l’atmosphère – allez, disons l’âme – un lieu précis, chaque fois différent dans un système de ressemblances, ou chaque fois le même mais sous d’autres combinaisons, un lieu qu’il lui semble avoir connu, ne serait-ce qu’en pensées, ces pensées où il dessine certains espaces aux airs de bonheur éventé, qu’il aimerait (re)trouver tout en sachant cela impossible, des lieux qu’il est certain de n’avoir jamais foulé, de n’y avoir jamais séjourné. Et pourtant, ils transmettent, à travers le vin, une familiarité envoûtante, antérieure à la vie consciente, ou d’au-delà de ce dont il peut se souvenir. Ils ne restituent pas une image-paysage, plutôt ce que, immergé dans un paysage précis qui charme ou interpelle, l’on renifle, l’odeur, pas un parfum statique, mais ce qui traduit la façon dont le vivant hétérogène travaille à cet endroit précis, ce qui émane de son humus particulier. On débouche dans une clairière inattendue, on s’arrête, on hume, palpitant et après quelques secondes on se dit « ça sent bon, ici ». Un subtil et complexe arôme organique qui donne envie de se blottir là dans l’herbe. Cet enchantement mélancolique, il l’attribue – peut-être à tort, il n’est pas goûteur – à tout ce qui caractérise le vin nature, la culture biodynamique, la vinification sans ajouts de sulfite, la mise à contribution des levures indigènes. Il y a toujours eu un discours – surtout français avec la mystique du sol-patrie – comme quoi le vin exprime le terroir. Pourtant, la viticulture conventionnelle longtemps monopolistique et encore majoritaire, avec herbicide et pesticide tuant toute levure indigène, est obligée de recourir aux levures industrielles et donc incapable de produire des vins du terroir. Il y a eu là tout un discours mensonger – comme toute rhétorique marketing – qui a faussé la relation à l’agir métaphorique de la vinification. Vendre un rêve mort-né. Les levures indigènes, c’est tout un climat, une atmosphère, un écosystème turbulent qu’a préféré annihiler les pratiques conventionnelles intolérante à l’aléatoire, comme s’il convenait d’arracher le vin à la nature, en réduisant l’intervention du vivant par lequel il se singularise, en fonction des écosystèmes auxquelles participent les vignes et les chais, loin de toute la standardisation, fondement du commerce. Il se souvient avoir organiser une dégustation performance de l’association Ovnivin au cours de laquelle était récité intégralement le codex des intrants chimiques validés par l’industrie viticole. Effrayant bombardement de molécules incompatibles avec les levures indigènes, jugées perturbatrices et complexifiant, de fait, la vinification. Jacques Néauport témoigne des insomnies que cela lui a occasionné. Dans une perpétuelle confrontation avec les « habitudes ». Ainsi : « Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire Jacques Reynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée ! Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant, château Rayas 1989, c’est magnifique ! » 

Peuples de levures

Les populations de levures peuvent se perpétuer dans une cave plus d’une centaine d’années. Ca donne une idée de consistance, en tout cas d’une présence, d’une filiation au cours de laquelle l’ensemencement réciproque s’effectue… « En Bourgogne, les meilleurs vins provenaient souvent des caves anciennes qui avaient vu fermenter de nombreux vins, car cette fermentation ensemence énormément l’atmosphère. Les levures qui sont dans les chais viennent à l’origine de la vigne, ou alors des levures industrielles utilisées. Elles ne sont pas arrivées là par hasard, elles sont arrivées là parce qu’on a fait du vin à partir de levures qui étaient dans les vignes. Le propre des levures, c’est qu’elles font souche : même si elles n’ont pas de sucre à bouffer pendant très longtemps, il suffit qu’elles aient, à un moment, simplement deux ou trois conditions favorables pour se remultiplier. (…) Si une souche de levure d’une cave s’est constituée à partir de levures du commerce, on ne peut pas dire qu’elle restitue le terroir. En revanche, si une souche de levure est présente dans une cave depuis cent ou cent-cinquante ans et qu’elle est issue de la vigne, là, elle restitue le terroir. » (p.47) Jacques Néauport raconte ses premières expériences de vinification nature raisonnée dans le Beaujolais des années 80.  Quarante après, certaines tables du Beaujolais ne proposaient toujours aucun vin nature ! S’intéresser à l’histoire de ces vins libérés et à leur réception controversée permet de documenter concrètement la problématique du « changer d’imaginaire » sous contrainte Anthropocène, dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de schèmes sensibles construits et propagés massivement par l’industrie marketing avec l’aide, à son corps défendant ou non, de toute la classe des œnologues professionnels (une grande partie en tout cas, durant une très longue période, du fait d’un langage et d’un vocabulaire mis au point dissimuler l’impact d’intrants chimique, les faisant passer pour des caractéristiques naturelles). On pourrait dire que la culture du vin classique – avec ses effets de distinction, de capital culturel et symbolique – s’est construit, finalement, à la gloire d’un breuvage incarnant la façon dont l’humain tenait à se distinguait de la nature et du vivant –  toute bonne nature est une nature neutralisée, artificialisée par la technique humaine. Et l’on a bu ce « philtre » abondamment dans toutes les chaumières, hop, directement dans le sang.

Ivresse et holobionte

Voilà, L’ivresse de la comète était une installation d’Hélène Bertin et César Chevalier, ce dernier s’initiant réellement – en-dehors du monde artistique-  à la vinification. La salle est très aérée, avec beaucoup de vide. Les outils, les objets évoquent donc ces lieux de transition et transmission entre l’activité humaine et celle des levures indigènes. Dans le silence de la salle et de ses objets évoquant des rituels sans âge, il est possible de méditer sur « l’ouvrage invisible des levures, la polyphonie des savoirs agricoles et croyances qui les accompagnent ». Dans cet espace ensemencé est présenté – réimprimé pour l’occasion – l’entretien de Jacques Néauport. Qui permet d’imaginer que l’ensemencement s’effectue par imprégnation, la façon dont cet air-là, saturé de levures, va oxygéner la matière grise. Par contact aussi, les levures colonisant outils et objets touchent le microbiote cutané des humains. Par le cycle de travail des levures dans les cuves et leur impact sur la boisson mise ensuite en bouteille et enfin dégustée et bue/avalée, le vin absorbé agissant enfin sur le microbiote intestinal. Ce qui conduit à la rencontre de l’holobionte, l’humain non plus individu intègre et « pure essence de l’homme », mais écosystème réunissant des milliards de collectifs de micro-organismes (bactéries, virus). Ces êtres qui constituent notre réalité biologique jouissent d’une certaine autonomie, ont leur destin propre, et contribuent aux humeurs de nos organes qui influent sur nos pensées, nos sensibilités, nos imaginaires. « La pensée se développe grâce aux stimuli des corps. Ceux des corps humains, mais aussi ceux de la totalité des corps qui coconstituent le champ biologique. (…) les cerveaux humains ne pensent pas. Ils participent à la combinatoire qui produit la pensée dans cet aller-retour de stimulations réciproques, et ce sans qu’il y ait jamais, à aucun moment, traduction. » (p.93) Son ivresse de comète, les lèvres au bord de la coupe, tous les sens tramés par la vie végétale et animale qui l’environne, ressemble bien à cela, s’abandonner aux « aller-retours de stimulation réciproque » entre tous les organismes et choses externes dont il dépend, sans être à même de traduire quoi que ce soit, juste sentir que ça passe, le déplace ou l’immobilise dans le transport vers où aller et finir. 

Refuge et bactéries

La comète d’ivresse dans ses tréfonds l’effraie et l’émerveille. Tandis qu’en surface, il reste calme, attaché à faire durer l’émerveillement en libres méditations, flottantes, chacune fenêtre vers le cosmos, de la taille d’un de ses cahiers de notes ou de dessin qui l’ont accompagné si longtemps, véritables prothèses, méditations sans mots, sans langue aboutie, une trame de couleur et de matière, et l’apparition de vestiges symboliques, points, traits, entailles, ombres, alignés ou anarchiques, harmoniques ou dissonants, rayonnants ou faméliques, à l’instar des peintures-prières, répétitives, de David Quinn. Elles sont de même espèce que « le petit pan de mur jaune » sans jamais lui ressembler, libre digression, donc,  à partir du « petit pan de mur jaune ». Autant d’échantillons prélevés sur les surfaces d’intérieurs tels que les exposes des immeubles éventrés, imprégnés des vies qui s’y sont évaporées, papiers peints usés, décolorés, pigmentations écaillées, grattées, recouvertes, latex écaillé. Elles recueillent la multitude de ces tensions dont on se décharge, enchevêtrant hachures, alignements de barres, constellations de points. Des ébauches ou vestiges d’écritures à même l’empâtement coloré d’instants différenciés d’existence, découpés à même la masse étoilée des souvenirs, là où écrire conjoint, sous la forme de partitions graphiques, le biologique et le symbolique. Images célébrant le fait que lire est chaque fois un nouveau « frayage emportant le lecteur au-delà de l’écrit » (Szendy, « Pouvoirs de la lecture »), au-delà ou en-deçà. Des petits pans d’imaginaires informels, au grouillement apaisés, matérialistes et mystiques à la fois, qui pourraient être interprétés comme autant d’icônes de l’intériorité plurielle de nos organismes holobiontes. 

« «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, « Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. »(Libération, « L’holobionte, une microbes mania »)

Sans bords

Son organisme de lecteur a depuis toujours été aimanté par ce « frayage au-delà de l’écrit », il en a fallu du temps pour l’admettre, l’intégrer, tout autant guidé par la recherche de « lectures sans bords », le goût pour le « texte infini, infiniment voué à l’inachèvement, (…) se disséminant en un hypertexte sans bords qui le voue – et qui nous voue, nous lecteurs – à l’expérience de l’inappropriable, (…), un hypertexte dont les limites sont introuvables puisqu’il se répand partout dans le réel », lecture illimitée s’amusant à chercher des issues, des « sorties ». C’est pour cela qu’au fil du temps, l’industrie de l’intrigue narrative l’insupporte, la technologie de plus en plus efficace du « récit qui tient en haleine » lui hôte tout envie de lire. Il se tourne – tropisme irrésistible, comme on dit que le tournesol se tourne vers le soleil (c’est faux) – de plus en plus vers des ouvrages inachevés, des labyrinthes, des sommes impossibles d’épuiser, tel le Charles Baudelaire de Walter Benjamin qui ne le quitte plus. Il peut l’ouvrir n’importe où, n’importe quand, piocher, déchiffrer quelques notes de travail, éparses, ou enchaînées par un thème, pressentir le tout qui scintille dans chaque partie de cette monumentale documentation, s’émerveiller et se sentir petit devant cette méthode rigoureuse d’exploration d’un imaginaire mis en contexte, allers retours scrupuleux, précis, entre le plus singulier et le pluriel le plus ramifié et fertile. Il peut pratiquer toutes les nuits le « ouvrir à n’importe quelle page au hasard et lire à partir de là, vers l’amont ou l’aval », sans jamais en voir la fin, en découvrant régulièrement des passages jamais frayés, en reconnaissant ceux qu’il a déjà emprunté mais qu’il savoure différemment, sans que cristallise jamais une vision d’ensemble achevée, par excellence, d’une fois à l’autre, il oublie, c’est véritablement une lecture qui ne s’use et ne finit jamais. Une recherche inépuisable, de cet inépuisement qui apaise ses angoisses de mort.

Rideau luminescent et page blanche, procession

Ces « limites introuvables » de l’écrit et du lire, vers quoi il progresse sans avancer, il les contemple, spectrales, dans le halo du rideau blanc dessiné par Rémy Hans. Une fenêtre fluide suspendue dans l’air bleu finement granulé. Tissu de lumière dont sont faites les présences fantomatiques. C’est une toile en lévitation. De ces toiles où se projettent les images, les films que l’on se fait dans sa tête. C’est un suaire qui découpe dans l’horizon abyssal le carré vierge du dernier instant, qui viendra l’envelopper, le prendre, promettant une renaissance. C’est une page blanche, vierge. La page blanche. Celle qu’il n’a cessé, graphomane, de convoquer, scruter, page blanche disparaissant, noircie, puis effaçant tout, revenant, aussi fraîche qu’un premier souffle. Au gré du flux et reflux de l’écriture, une écriture de soi vivant la vie des châteaux de sable, toujours recommencés, érigés, dilués dans les vagues. On dirait une feuille unique, semblable à nulle autre, dans laquelle on aurait plié un avion qui, après un long vol silencieux dans le vide, revenu à son point de départ, déplie l’empreinte charnelle de courants d’air invisibles qui continuent à l’agiter, le faire trembler imperceptiblement, tellement le moindre coup de crayon et de gomme aura su capter et rendre ses vibrations. Un éclatant et doux plissé de néant. Ce n’est pas une œuvre vue dans une galerie. Elle était au-dessus de sa table de travail pendant des années. S’il racontait tout ce qui lui est passé par la tête en regardant ce dessin, tout ce qu’il a imaginé se trouvant derrière cet écran scintillant – enfin, faisant partie des meubles, le dessin est devenu une image mentale à travers lequel passe ses pensées -, serait-ce des histoires racontant ce que signifie ce dessin, ce qu’il induit en ses pensées ? A présent qu’il est transplanté ailleurs, sur sa dernière terrasse, il l’a placé dans une logette au coin du mur, surplombant la ruelle, là où jadis, sous un grillage, trônait l’effigie de sainte. Elle y rayonne, phosphorescente, bien protégée dans son cadre hermétique. Il est intégré aux stations des quelques processions branquignoles que les quelques habitant-e-s ont restaurées, nouveau folklore, entre pèlerinage religieux, parcours d’art, rituel d’exorcisme, de désenvoûtement du capitalisme et de l’Anthropocène. Les jours de procession, il allume des bougies devant la niche du dessin. Ailleurs, dans les chapelles et calvaires du hameau, les statues religieuses ont été remplacées par des œuvres d’art, originales, copies ou représentations, photos prises lors d’exposition ou découpées dans des magazines, parfois mêmes croquis reconstituant les grands traits d’une œuvre ayant marqué. Les prières et dévotions sont les interprétations individuelles et collégiales sans cesse renouvelées et croisées de « ce que l’on y voit, ce que ça m’inspire ». A chaque nouvelle procession, ils et elles rebondissent sur les interprétations avancées les fois précédentes. Parce qu’entre-temps cela leur a fait penser à ceci ou cela. L’interprétation avancée par d’autres, d’abord inappropriée à leurs yeux, a cheminé en eux, s’est prolongée, a suscité de nouvelles correspondances avec leurs propres références sensibles. Des souvenirs sont remontés qui s’agrègent aux interprétations déjà esquissées par tel ou telle. Des perspectives s’ébauchent aussi, ce que le vu donne envie de voir un jour, de chercher ailleurs. Quand une de ces images cesse de nourrir le filon interprétatif commun, on lui en substitue une autre, en sollicitant souvent les divers artistes et artisans du cru. Inventant un système de commandes rémunérées par le troc. Cela se règle en de vives discussions, au bistrot, sur la petite place. Ainsi, ils construisent une sorte de récit qui trace peu à peu, sans aucune linéarité, des liens entre toutes les images, passées et présentes, autour desquelles s’articulent leurs déambulations. (L’ensemble des images qui ont fait la procession, en place, ou ayant été intégrées puis retirées, sont photographiées, imprimées et épinglées sur un grand tableau derrière le comptoir du bistrot. Une jeune graphiste habitant le hameau a réalisé des croquis de ces processions et en a fait des cartes postales qui intriguent les quelques touristes qui viennent jusqu’ici.) Le dessin choisi par lui reste dans le circuit de façon permanente, comme un invariant de ce qui a motivé l’invention des processions. Parfois, d’autres images sont accrochées sur le grillage, ou près des bougies, votives, prolongeant ou variant l’aura du drap de lumière. Ils y voient la représentation éblouissante du mystère même. Le traverser permettrait d’échapper à la fatalité de l’apocalypse qui vient, d’inventer d’autres issues plus heureuses. De recommencer. Mais comment le traverser ? Par où entamer la traversée ?

Un atlas des ruines et zombies

Ca se joue autour du mot « désorientation ». « Ma biographie, pense-t-il, serait une cartographie de ce qui n’a cessé de m’égarer ». « Le grand atlas de la désorientation » de Tatiana Trouvé s’est gravé en lui et ne cesse de le remuer, chaque fois qu’il en réactive l’un ou l’autre souvenir, admiratif et/ou dérangeant. Pour lui, l’implicite de ce grand œuvre dessiné  – sa tension –  est que l’imagination qui a porté l’humanité jusqu’ici se prend violemment de plein fouet le dérèglement climatique et l’inhabitabilité croissante du monde. Elle implose. Cette auto-pulvérisation spectaculaire nous est montré à même l’atelier idéel du peintre, depuis l’intériorité universelle de la chambre optique où se fabrique les représentations de nos langues-paysages, intersection des objectivités et des subjectivités. L’espace montré est vide, toute activité humaine en a été exfiltré, c’est un enchevêtrement d’horizons géométriques où s’entreposent et s’entrechoquent de grandes toiles ou ce qui y ressemble. Des pans de mémoires figées, traumatisées. Plutôt des surfaces planes. Souvent vides, ou vierges, ou captant la mise en abîme d’une ambiance de déménagement sur fond de panique pétrifiée. Elles attendent d’être emportées ou effacées par sécurité, rattrapées par les migrations que déclenche une insécurisation généralisée de la planète. Plutôt que vides ou vierges : effacées, leur sujet, figuratif ou abstrait, ne correspondant à plus rien d’existant. Fossilisé. Une perte de crédit de toute image fixée jusqu’ici. D’où une intranquillité radicale de la raison envahie d’effroi et d’effritement. A ces toiles se substituent aussi des panneaux faisant château de cartes affaissé ou surfaces transparentes esquissant des labyrinthes, agençant des cloisonnements du vide, arbitraires, impuissants, à la manière d’open space désertés, plombés par la vacuité de tout travail. Tout ce qui a été peint un jour sur ces toiles s’en est allé, ou s’en détache, s’en émancipe vers des existences désormais spectrales. Le théâtre d’une mémoire refoulée et qui migre vers divers inconnus. Il y a un profond conflit entre le représenté et la représentation, ça ne colle plus, ça se disjoint de partout. Dans cet espace de figuration, défaillant, dépouillé de son étanchéité autoritaire, la nature en péril, en déflagration sublime, ce sublime de ruines tant de fois embrasé par l’art, surgit pour de bon, met littéralement en danger le devenir de l’imaginaire. Le territoire en personne vient terrasser la carte. Court-circuit iconique tout en superposition, en surimpression. A tel point qu’il n’y a plus de sol stable, ni de murs fermes, le regard traverse les images, le point de fuite est vertigineux, tout est mis sur orbite dans le vide, vestiges d’un monde fini, ou en chute libre dans l’abîme. Falaises stressés, fragiles bords du monde. Forêts étouffées de fumées. Troncs morts. Tornades intrusives. Blocs de marbre brut entassés. Souches renversées. Une biodiversité aux abois. Ce retour de l’esthétique romantique des ruines rencontre là les technologies zombies et leur « processus de ruine à grande échelle initié par la modernité ». Un nouveau régime de ruine. « Dans la perspective de l’Anthropocène, la ruine est à repenser intégralement : elle n’est plus l’édifice effondré, mais celui qui tient debout, plus l’aqueduc recouvert de mousse mais la supply chain alimentant les marchés mondiaux, l’usine automatisée tournant à plein régime avec un minimum d’employé-es, sans oublier les organisations et les business models qui les pilotent ; telles sont aujourd’hui les véritables ruines de l’Anthropocène, tout à la fois ruineuses (ruina ruinans, zombifiantes, au sens d’un désajustement cosmologique et d’une installation de l’inconsistance et dans l’inconsistance), et ruinées (ruina ruinata, zombifiées, résidus du processus de ruinification). » (p.23) L’atlas de la désorientation montre, à fleur de peau, ces technologies zombies en train de fuiter, disjoncter, exerçant en jubilant leur nature zombifiée et zombifiante. Ce sont des circuits de tuyaux complètement tordus, en ellipses folles, indomptables, qui parcourent les images, à fleur de peau. C’est l’idée même de tout réunir en un même système nerveux qui part en vrille. Des conduites de gaz arrachées, explosées, où brûlent encore une flamme pour elle-même. Des réseaux de câbles mutés en hydre prenant le contrôle d’appareils de machines orphelines… imprimantes 3D autonomisées, robotiques libérées ? Des geysers d’eau givrée arrosant et effondrant les conventions de l’espace d’exposition, vaste dispositif d’arrosage, affolé, seul vestige d’une ancienne présence de l’humain, tentant désespérément de calmer l’incendie, immanent, de la terre au ciel.

Épilogue ronron

L’apaisement félin. C’est un chat que personne ne voit à part lui. Il fuit toute autre présence humaine, se cache au moindre soupçon d’intrusion. Aussi, quand il se dort au soleil, alangui, abandonné sur quelques pavés chauffés, jappant de temps à autre de bien-être, par empathie, à son tour, il s’engourdit de bonheur, oublie tout le reste. Ils restent ainsi, partageant la saveur d’un abandon animal qu’ils se procurent mutuellement…

Pierre Hemptinne

Forêt et musique intime, au fil d’un standard de jazz

Fil narratif de médiation culturel à partir de : Emmanuel Saulnier, ‘Round Midnight, Palais de Tokyo, 2017 – souvenirs d’un standard de jazz – musiques intérieures – Elliot Sharp, version de Round Midnight dans Sharp ? Monk ? Sharp ! Monk ! (2004) – Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Zones Sensibles 2017 – (…)

Les pieds dans l’oeuvre, malaisée à embrasser globalement. Pas de centre. Un arbre-texte éclaté. Le big-bang d’une calligraphie dont chaque caractère ne cesserait de croître. L’ensemble créant un univers qui respire par syncopes. Une partition graphique en 3D.

Il s’avance dans la pièce, grande, il met les pieds dans l’œuvre. Cela devient son sol mouvant. Aussitôt les ondes qu’elle dégage, de ses membres disséminés, infiltrent ses organes, l’englobent comme si, plongé à mi-corps dans une rivière, le frôlaient des vestiges et corps informes charriés par le courant, défilant ou tournant sur eux-mêmes, dans un tourbillon. Ils éveillent des souvenirs abstraits, des résidus oniriques. Peut-être les silhouettes fuyantes qui l’effleurent, dansent furtivement avec lui, formes de vies archaïques, mélange d’humains et de végétaux, hybrides de végétaux et d’animaux, sont-elles celles imaginées tant de fois en écoutant de la musique, les yeux fermés. Il arpente quelque chose qui évoque le site archéologique, frémissant, d’une mémoire éclatée. Il s’arrête vers le centre… Le centre ? Il n’y en a pas, pas de périphérie, pas de murs, ni début ni fin, ni avant ni arrière, c’est un espace dense, en mouvement, sans clôture, autant centripète que centrifuge. Une grande page blanche tridimensionnelle sur laquelle cavalent des traits, des graphes, l’ombre de phrases qui glissent comme, sur le sol vallonné, l’ombre de nuages. L’impression d’être happé à l’intérieur d’une calligraphie en plein expansion. Vous voyez ? Comme la croissance de l’univers, d’un univers. Il y aurait eu dans le coin de ce grand cube livide, un premier jet d’écriture condensée, fouillée, et il serait, depuis, en expansion illimitée, à l’infini, chaque fragment cursif de cet écrit ramassé se déliant, se déformant, devenant gigantesque, autonome. Et chacune de ces parcelles signifiantes fonctionne comme anneau de Moebius, intersection entre symbolique et représentation informelle du monde. Et lui se ferait inclure petit bout par petit bout dans cette expansion, du fait de partager certains antécédents avec ces choses, d’être porteur des ferments qui les font monter et circuler. Sans que cela soit explicité, une accointance juste ressentie. Il participe au principe de leur mouvement et contre-mouvement. Un air de famille. Une portée. L’ensemble appartient, en fait-il l’hypothèse, aux branches et racines d’un arbre-texte géant dont la totalité serait trop vaste pour être embrassée d’un seul regard, d’une seule vie. Il cherche à parcourir plusieurs fois l’articulation organique des éléments épars, l’ensemble de ce qui est visible, là, circulaire et carré, sans y parvenir. Chaque fois des ruptures, des syncopes inhérentes au dispositif font diverger vers autre chose, de l’inconnu inaliénable. L’imperceptible affirme sa présence, douce, sans limite. Chaque fois il faut recommencer, les essais se superposent, bégaient, juxtaposent les panoramas partiels, qui s’embrouillent les uns, les autres, forment une pulsation.

Fabrication des musiques intérieures. Absorption des airs connus, standards, tubes, rengaines, enfuîtes métabolisés, recréés, recrachés. Une partition faite de bois flottés l’entoure, rythme son imaginaire. Souvenirs de rythmes, de mélodies. Murmures premiers.

Il y a au mur des repères métronomiques, immédiats, des paires d’aiguilles, en compas serrés ou disjonctés, mais bousculés par des groupes de signes dont les mouvements éveillent des traces sonores, fragments mélodiques qui fuient et resurgissent ailleurs, un ressac graphique animé dont se jouent des tribus d’animaux informes et espiègles. Des esprits d’animaux, d’entités non-humaines. Et cela oriente son attention vers les musiques intérieures, indéfinissables, mais qui développent des familiarités avec des titres d’airs connus, classiques, populaires, expérimentaux. Il y reconnaît des ressemblances, un fond commun. Ce sont tout de même des musiques imaginaires, ou plutôt une seule trame musicale imaginaire, préexistant aux musiques composées et diffusées par la radio et les industries, et ensuite, en rattrapant les échos dans les airs et les défaisant, les agrégeant à leurs murmures premiers. Comme on parle d’arts premiers, mais ici à l’échelle d’un individu, et d’un bruissement retenu dans des régions enfouies de l’être, en-deçà de ce qui le singularise, mais qui l’aide à créer de la singularité. Par cela, tout aussi bien arts derniers, avant l’extinction, berceuse. Pas simplement ce que pourraient être ses propres musiques imaginaires, mais le mycélium bruissant auquel elles puisent leur énergie et générant toute imagination musicale. Dont il perçoit un écho, un tremblement, oui, quand il s’écoute, qu’il cherche à identifier de quelle source symphonique immémoriale, ou immanente, son souffle est une parcelle. De quels totalités pulsatiles est-il la brindille ? Toujours soucieux de maintenir une filiation avec quelque chose, pour ne pas être suspendu dans le néant, d’autant plus crucial et périlleux qu’à présent le père est mort, il lui faut réinventer des attaches, les transférer sur d’autres matériaux vivants. Quel ruisseau ou torrent coule là-bas au fond de lui ? A la recherche d’un fil narratif élémentaire, sonore, ténu, diffus, variant au gré des humeurs, des contextes, mais avec une basse continue définie, identitaire, le chant de ses cellules en quelque sorte, comment elles font musique de ce qui les traverse, qui les nourrit, qu’elles avalent et recyclent. Comment elles traduisent l’ajustement de toutes les composantes chimiques et abstraites qui forgent son métabolisme, le labeur de vivre et son chant de travail cellulaire, les efforts inconscients fournis pour flotter dans le vivant, frayer son chemin, avec de continuels arrangements et ratures, réécritures. Ratures, réécritures qui donnent naissance aux bois flottés cosmiques se détachant du bruit de fond de l’entropie et des efforts pour l’enrayer, dans ses fibres, ses tissus fluides. En toute porosité avec la multitude des bruits extérieurs, humains et non-humains. Polyphonie. Ecouter ça comme on écoute les craquements d’un navire ou d’une charpente dans la nuit. En même temps, inévitablement, cet imaginaire musicale, spectral, phagocyte et rumine quelques musiques séminales entendues, ressassées, avec lesquelles il a littéralement fini par faire corps, musiques somatisées, sédimentées dans ses chairs. Il en rejaillit quelques fois les étincelles fugaces d’une rengaine, d’un tube que, littéralement, il réinvente.

Un ballet de signes-objets noirs dispersés. Bois flottés brûlés. Silhouettes de membres disloqués, extirpés de la cale. Sur la plage, épars, soufflés, à la manière de dès jetés. parties fantasmées d’un morceau légendaire. Autour de minuit.

Il déambule hésitant dans ce qui ressemble à une sépulture, peut-être espace sacré. Les fragments sont expressifs, noirs, esquifs disloqués, planches et poutres échoués, pelotes de tendons et d’os soufflés, propulsés en tous sens. Ils dessinent des trajets, là entrer dans leur ronde, ici contourner un corps à corps. Ils déploient leur ballet au sol et aux murs. Et une aubade. Incertain, il ne parvient pas à vraiment entendre. Juste un bourdonnement. Quelque chose qui vient. Il se replie alors vers le cartel pour lire la définition de l’œuvre. Il s’agit, à la manière du fameux coup de dés de Mallarmé, de toutes les composantes fantasmées d’un morceau immortel de Monk, Round Midnight, libérées, jetées dans le vide et le silence. Démembrées. Voici l’air de famille, le ferment qu’il pressentait tout en étant incapable de le nommer. Il se souvient alors instantanément, comme une évidence, de ce joyau jazz, ça lui revient, avec l’empreinte du temps passé à l’écouter délibérément, volontairement, concentré, ou de toutes les fois qu’il a pu être surpris par son surgissement, chaque fois alors sous de nouveaux traits, comme encore jamais entendu. Mais, un temps, il peine à le dissocier de ce que ces notes de musiques sont devenues en lui, un peu de sa matière organique animée et inanimée. Tapie dans cette immortalité commune qui n’est pas une qualité intrinsèque à l’œuvre musicale, mais qui est née de sa dissémination inégale en d’innombrables individus, de génération en génération, désormais intarissable, inexpugnable, faite de tellement d’interprétations somatisées, différentes, divergentes, qu’elle retourne à une sorte de brise indéterminée, sans attaque ni conclusion, toujours là, ballotée dans l’histoire culturelle humaine, la débordant mystérieusement, auréolée de silence. Et parfois, soudain, complètement neuve.

Face à l’oeuvre d’Emmanuel Saulnier, c’est toute son oreille qui se réveille, s’active. Il interprète ce qu’il a sous les yeux en sollicitant la multitude écoutée professionnellement, les traces innombrables, strates successives non classées, déposées par des décennies en médiathèque. Il transforme le râteau à feuilles mortes, au jardin, en instrument de musique qui ratisse sa trame sonore

Il revient vers les gnomes informes et cramés qui farandolent au sol, au plafond et sur les murs du cube blanc. Il écoute revenir les premières notes du thème, trop familières et à la fois oubliées, plus écoutées depuis longtemps. Depuis des années il n’écoute plus de musiques, les appareils sont déclassés, les disques délaissés, les plateformes l’emmerdent. A la manière d’un ouvrier qui quitte son atelier en décidant que l’âge est venu de ne plus jamais actionner ces machines-outils. Désormais, elles prendront la poussière et continueront à l’obséder, à travailler mentalement en lui, dans une sorte d’exorcisme, essayant d’atteindre par l’absurde le sens de tant d’heures investies dans leur manipulation aliénante. Il se souvient aussi de cet ancien goûteur de brasserie, à la retraite, et qui continuait son chemin de croix interminable, de comptoir en comptoir, s’obstinant à déguster sans cesse de nouveaux brassins inédits, avec des gestes rituels presque déments. En ce qui le concerne, des décennies à écouter comme un forcené, au sein d’une grande médiathèque borgésienne, la quasi-totalité de musiques enregistrées dans le monde entier, presque en flux direct, continu. Et puis arrêtant, déconnecté, ne s’intéressant plus qu’à l’ombre projetée des multitudes écoutées, scrutées de l’oreille, leurs dépôts de plus en plus délavés, épurés, mais toujours réactifs à ce qui frémit et agite le va et vient nature/culture ou, aussi, ce qui s’échange entre chaos et pensée. Ce qu’il y avait sous les musiques, entre les musiques et ce qu’elles cherchaient à saisir et qui échappe aux autres langages symboliques. Dans les musiques, il était au plus près des autres langues, de toutes les représentations du monde, animales, végétales et pas uniquement humaines, et c’est ce qui l’aimantait. Il s’immerge dans les traces innombrables, strates successives non classées, déposées par ces années d’écoute. Il ressent tout son organisme, et pas seulement l’ouïe, qui passe au tamis ces rémanences musicales, indéfiniment. Il s’y enfonce à la manière d’un peigne, comme en certaines scènes de jardinage, particulièrement à l’automne, en ces longues heures hypnotiques à ratisser les feuilles mortes. La complainte régulière/irrégulière du râteau, lamellophone guidé par ses bras, frottant le sol, ses tiges souples enregistrent les nuances de résistances des herbes, denses ou lâches, des mousses, de la terre sèche ou humide, et charrient les feuilles, d’abord parsemées, puis amassées, elles-mêmes modulant des murmures et psalmodies diversifiées, âpres ou apaisées, discrètes ou tourmentées. Les feuilles, mortes depuis peu, à peine craquantes, et déjà promises à la renaissance, certaines d’être remplacées par d’autres dans quelques mois, sont là en objets transitionnels associant vie et mort dans le bruit du présent. Chaque année il ratisse des mètres de cubes de feuilles, des brassées sentant bon l’humus, l’oreille aux aguets, cherchant à se souvenir des sons que dégageaient les mêmes gestes, l’année précédente, et cherchant à les comparer, à saisir leur singularité, différencier la manière dont ils se gravent en lui. Question de millésime. Qu’est-ce que chacune de ces versions raconte de particulier sur la saison, l’état d’âme des arbres et de son corps qui actionne le râteau lamellophone de l’automne. Puis, il a perfectionné cette investigation, pour en constituer des archives. Il place des micros sur les mandibules de fer de l’outil, en enregistrant ce qui, à l’écoute différée, évoque l’écoulement temporel des glaciers, l’éboulis des émotions. Il superpose les enregistrements de chaque année, piste après piste. Il y entend, ramené à un stade archaïque, tout ce qui l’a toujours intéressé dans les musiques. Une trame bruitiste touffue qui rend possible le surgissement d’autres formes, permet de penser selon des signes non linguistiques, des formes libérées des systèmes symboliques établis. Une forêt au fond de lui. Pas la forêt sur laquelle l’homme a projeté son savoir. La forêt qui reste inexplorée et qui pense. De cette forêt qui « décolonise les esprits » et enseigne que penser n’est pas nécessairement circonscrit par le langage, le symbolique ou l’humain ». Où les courants musicaux l’ont toujours déportés, dépaysés, par en-dessous, par leurs déterritorialisations sous-jacentes. S’il doit céder à la coutume de choisir un morceau de musique au moment où sa dépouille sera mise en terre, c’est cela qu’il aimerait faire entendre, ces harmoniques abrasives, vierges, de la forêt impensée.

Un air exemplaire. Premier ou dernier souffle. L’original et la version intériorisée, devenue autre.

Mais les relents de ce morceau de musique en particulier, les fantômes cumulés, interpénétrés, de Round Midnight sont toujours là, ancrés, encrés, se détachent à merveille de son bruit de fond. Cela s’apparente à des ensembles restreints, minimalistes, juste quelques sons qui coulent comme un premier ou dernier souffle, simples, mais traduisant une musique de l’être toute nue, sans défense, prête à s’éparpiller et se fondre dans la totalité du vivant, miracle banal de la naissance et mystère de la mort. Les deux en un. Dans la même catégorie, il place, à titre d’exemple, le thème initial des variations Goldberg, ou les premiers vers de Rhapsode de Dick Annegarn. Il serait incapable de vraiment les siffloter justes, encore moins les jouer. Ou alors une version approximative, une transposition, des airs leur ressemblant mais autres, adaptés à son oreille, comme inventés par lui. Personne ne les reconnaîtrait s’il les chantait tels qu’ils sonnent en lui, où ils dérivent.

L’oeuvre d’Emmanuel Saulnier, faite d’éléments hétérogènes, orphelins de la forêt, de la forêt musicale de tous les mondes possibles. Des branches et racines souples, presque liquides, malléables malgré leur aspect minéral. Des ossements transformés en charbons, brillants, précieux, presque diamantés. Des tripes pétries par un air de musique lancinant, totémique.

Il se trouve dans une sorte d’alignement éclaté d’objets issus d’une civilisation autre. A l’intérieur de la sienne, la remettant en cause au niveau de ses fixations symboliques, la prédominance d’un langage lettré établi. Il trouve qu’il y a un parallèle avec l’énergie émanant d’alignement de pierres levées, par exemple, et qui impose de chercher ses mots, d’autres mots, ou de réintégrer dans les mots usuels des forces non textuelles. Comme s’il y avait là un site ésotérique d’accès à d’autres sensibilités du vivant. Des objets fossilisés d’un monde musical, instruments autant qu’idées sonores, concrétions mentales engendrées par la pratique instrumentale, ou la discipline de l’écoute obsessionnelle. Ce sont des bois trouvés, flottés. Branches, morceaux de racines, bouts de troncs, brindilles, nœuds. De la matière végétale morte en migration vers d’autres formes d’existence. Les bois ont été modelés, frottés, usés, sculptés par le temps et une multitude d’éléments naturels, les courants marins ou fluviaux, courant contraires ou favorables, le ruissellement des pluies, la couverture de cristaux de neige, le vent coulis ou les bourrasques, les contractions du froid et les détentes de la chaleur. Ils ont subis ou joués avec les frictions que, au sein de ces différents courants ou impacts des intempéries, d’autres matières charriées par le temps ont exercé sur leurs écorces et fibres à nu. Sans oublier les insectes xylophages et autres animaux, mandibules, crocs, griffes. Ecoulement, flottement, frottement, mordillement, percussion, immersion, dérive, friction, toutes actions qui modélisent le murmure musical d’un trajet, un cheminement, lui donne consistance dans une mémoire individuelle et collective. Autour de minuit. A tel point que tous ces éléments hétérogènes, orphelins de la forêt, de la forêt musicale de tous les mondes possibles, ont quelque chose de souple, de presque liquide, malléables malgré leur aspect minéral. Des sortes de torchons noués, tordus, étirés, aux extrémités en charpies. Ou des ossements transformés en charbons, brillants, précieux, presque diamantés. Des tripes pétries par un air de musique lancinant, totémique, et ensuite calcinées, échouées. Ils ont été plongés dans l’encre noire, jusqu’à en être imprégnés, comme moulés dans l’encre idéelle, cette masse noire immatérielle qui sert à écrire, à rendre visibles les transcriptions musicales de l’âme. La manière dont le temps a façonné chaque bout de bois de manière originale, tout en leur donnant un air de famille, est la réplique de ce qu’un air de musique, à force de tourner dans la tête d’un amoureux de sa rengaine, va engendrer comme plasticité cérébrale, tournure d’esprit. Et aussi cela représente la manière dont la circulation flottante d’un air de musique dans la société, de tête en tête, de tripes en tripes, de génération en génération, devient à son tour une sorte de matière immatérielle pétrie de toutes les subjectivités qui l’ont épousé.

Les éléments de l’installation, réplique de l’appareil nerveux qui parcourt la musique de Monk, avec des bonds mutiques inattendus, points de bifurcation cosmogoniques. Bruit blanc.

Il est donc à l’intérieur d’une partition graphique, partition paysage, dont il ne peut jamais voir qu’une partie à la fois, chacune se présentant comme angle de fuite singulier où s’engouffrent les signes. Soit solitaires, soit appariés, solidaires, en groupes, articulés, étreints. Une musique que l’on saisit et qui, aussitôt, s’élance déjà ailleurs, stimulant sans cesse les interprétations, l’évocation d’autres choses qui lui ressemblent. On peut penser à ces scènes de dessins animés où les choses et objets valsent et délirent en l’absence d’humain et, soudain, s’immobilisent, dès qu’un homme entrouvre la porte et qu’un vortex déboule impitoyable. Arrêt vibrant du mouvement. L’installation invite au recueillement, à la concentration qui permettrait de voir et entendre toutes les ondes, de relier l’impression générale constituée d’une infinité de petits détails, chaque aspérité, chaque saillance ou chaque douceur du bois interagissant entre elles et avec le regard, avec la manière dont l’oreille interprète chacun des organes de la partition, essaie d’associer tels accidents dans l’encre-bois à tel souvenir du thème, ou à tel relent d’une improvisation. Chœur de bois flottés encrés, avec unissons à chair de poule, solos ou petites formes intimistes, en filigrane. Recueillement pour garder le contact avec le silence particulier, pas n’importe lequel, celui que génèrent les éléments de la sculpture, réplique de l’appareil nerveux qui parcourt la musique de Monk, avec des bonds mutiques inattendus, points de bifurcation cosmogoniques. L’impression d’une circularité éclatée. Tous les morceaux sont engagés dans une circumnavigation autour d’un instant hors du temps, au bout de la nuit, avant le petit jour, nulle part, cet instant où l’on remue les ultimes idées, exténuées, presque rien, l’essentiel dérisoire. Minuit et son ressassement lapidaire. Et, inévitablement, connaissant un peu l’histoire du jazz et de ce thème, il reste là, attentif au flux d’interprétations déjà entendues, mêlées en une sorte de bruit blanc, un grésillement de neige, travaillant sans cesse l’original et le pulvérisant en autre chose, perspective vers l’inouï.

La dynamique du standard. Un bien commun. Multiplié par toutes les interprétations, ressemblances et différences, semant la forêt où toutes musiques formalisées se défont, reforment un plan matériel qui fonde les musiques imaginaires

Cet air unique, standard sublime, contrarie toute référence directe et inaltérée à la manière dont Monk aurait joué Round Midnight la première fois. Il n’y a pas de moule unique, inaltéré. L’auteur a lui-même multiplié et diversifié les exécutions. C’est fait pour ça, une pièce à prendre et reprendre. Ensuite, tout le monde s’en empare.  Il y a des dizaines et des dizaines de versions différentes enregistrées, sans compter celles que l’on peut entendre au quotidien, sifflées, musées, par petit bouts, citations abruptes ou approximatives, chantées par plein de gens, proches ou inconnus. Ce que Genette appelle le paratexte. Le déploiement de la partition graphique réalisée par Emmanuel Saulnier rend bien compte de cette expansion d’une œuvre, partant d’un point concentré, l’écriture première, ensuite le déclenchement explosif qui fait qu’elle circule d’esprit en esprit, est reprise, reformulée, repensée, copiée, mutilée, exténuée, abêtie, réinventée. En bloc ou par petit bouts. Un héritage de formes déjà digérées des millions de fois, et sans cesse, en train de l’être. La dynamique du standard. En jazz, la standardisation peut, certes, correspondre à la répétition du même, pour favoriser le commerce d’une ritournelle rentable, un tube, mais elle encourage aussi un autre type d’expérience. Quand chaque interprétation répète l’original, repasse sur la standardisation de l’original, revisite scrupuleusement mais pour déplacer et ouvrir, démonter et greffer d’autres possibles, par métonymies ou métaphores. Alors, l’interprétation d’un standard ne se conçoit qu’en fonction d’un exercice toujours attendu, toujours périlleux, toujours jouissif, de déstandardisation, faisant juxtaposer la présence de l’original et son absence, son remplacement par autre chose. Et dans la jointure entre absence et présence, chaque fois s’inscrit dans l’appareil d’écoute une béance vers la forêt où toutes musiques formalisées se défont, reforment un plan matériel qui repense les musiques imaginaires. L’oxygène. Ce dont la sculpture installée au Palais de Tokyo propose une sismographie.

Déstandardisation par Elliott Sharp. Du piano à la guitare. Une approche déstructurée, bancale, déséquilibrée, qui conduit au bégaiement harmonieux du thème. Le guitariste décape tous les scories. Le standard rejaillit, nouvelle aventure.

Le silence sied à cette œuvre qui évoque le tremblement de l’être envoûté par une musique spécifique. C’est le meilleur environnement pour l’entendre. L’état mutique crée une empathie immédiate avec ces organes musicaux rejetés sur le rivage, rappelant l’existence de grands fonds inexplorés où se jouent les musiques imaginaires. Mais s’il devait, à intervalle régulier, et dans une démarche de médiation culturelle, y donner à entendre une version de Round Midnight, il ne choisirait pas un enregistrement historique. Il renoncerait à l’idée chimérique de faire entendre l’original, la première fois. Mais plutôt une de ses multiples dé-standardisation, récentes, probablement celle d’Elliott Sharp, à la guitare acoustique. Déplacement d’instrument. Ce qui, souvent, donne l’impression, en fait, qu’il joue à l’intérieur du piano, avec les cordes, sur la corde, à la corde, sur la structure même du morceau, ces instances de transmission et de coagulation des idées musicales qui le composent, là où le sens se transmet de note en note, de son en son, de bruit à silence, de silence à bruit. Comme on fouille les viscères dans certaines pratiques de divination, pour faire parler les choses. Elliott Sharp a cette faculté, à partir d’un standard archi-connu, archi-saturé par son statut de « passage obligé » pour tout jazzman qui se respecte, de s’y perdre littéralement et, par là, de lui restituer sa part d’inconnu. Sans revenir à une prétendue vérité première ou pureté initiale, mais au contraire (il lui semble) en jouant avec le paratexte de ce thème musical, paratexte qui croît au fil des interprétations, des générations d’interprètes, qui finit par doter cette musique d’une sorte d’appareil mental collectif. En incluant dans le corps fermé du thème écrit, tout ce qui lui donne sens, appartenant à d’autres mondes, d’autres registres du vivant, en le révélant comme pièce d’ouverture pour repenser un monde sans cloison. En replaçant l’idée de ce standard dans sa forêt. Et il chemine dans les strates de ce mental buissonnant, parcheminé. En commençant par une approche déstructurée, bancale, déséquilibrée, avant de retomber sur un bégaiement harmonieux du thème. Puis, en convoquant peu à peu tout ce que cette écriture musicale éveille en lui, en lien avec ce qu’elle a pu éveiller chez d’autres et qui lui en auraient transmis la substantifique moelle, mais surtout ce qu’elle suscite d’inédit en lui, de la nouvelle chair, de nouvelles connexions synaptiques. Au gré d’une longue improvisation tendue. Quelque chose qui n’a encore résonné nulle part ailleurs, qui relève de son histoire personnelle, de l’incommensurable, ce qui échappe à toute standardisation mais qu’il parvient à exprimer, en une forme unique, grâce à ce standard. Et nous, à l’écouter, là où l’on croyait avoir tout entendu à propos de ce thème bateau, musique tuée par l’industrialisation de la copie, ou bien imaginant une bonne fois pour toute avoir entendu « la » version définitive, on perçoit que les cordes se dénouent, tout est à recommencer, enfin, l’aventure recommence, la feuille est vierge, on n’avait finalement encore rien entendu. Rien vu.

Pierre Hemptinne

Matière d’art, matière de vie, aimer

À propos de et autour de : Aire23, Vincent Lamouroux/Biennale de Belleville – Eva Illous, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité. Seuil, 2012 – Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012 – Michel Blazy, Le grand restaurant, Le Plateau – Fabrice Hyber, Matières Premières, Palais de Tokyo –Un grand-oncle Léon –

 Le soleil chauffe encore, mais les nuages le happent et prédomine l’haleine instable des frimas imminents, frissons. En descendant le sentier d’accès au parc, du sol des platebandes et du pied des arbustes monte les premiers relents d’automne, terreau frais. Moisissure chaleureuse. Sur le gravier de l’allée, des fruits secs tombent avec des clacs ou pocs percutants, la bogue verte se fend en deux, les marrons roulent de guingois jusqu’au premier obstacle, feuilles, cailloux, bordures herbues ou quelques pédoncules emmêlés en pelote de mikado. Une pelouse dévale comme les gradins d’un amphithéâtre vers un magnifique rideau d’arbres tiré en avant des buildings et des grands espaces urbains. Dans ce dégagement théâtral, j’aperçois une flamboyance contradictoire – une congestion refroidie, un chant du cygne forestier paralysé -, quelque chose d’exubérant et partant magistralement en fumée, mais dont la couleur et la dynamique sont froides, funèbres. Une immolation végétale inexplicable. Une floraison exceptionnelle, rare et peut-être fantomatique, qui aurait pris un fatal coup de froid, un gel subi et très localisé raidissant son élan, la couvrant de givre. Tout autour, pourtant, les feuillages sont verts ou commencent à dorer, respirent encore. C’est presque une hallucination. Tache blafarde agitée dans le vert du rideau théâtral – un arbre effacé ? -, la surprise qu’elle suscite correspond-elle au désir caché de voir des arbres d’autres couleurs ? Et puis j’essaie de convoquer quelques maigres connaissances botanistes. Quelle plante fleurit au début de l’automne en un tel gris spéculaire ? Quelle espèce est dotée d’un tel feuillage qui, à peine formé, devient dentelle déchiquetée de cendre ? Je reste sur un banc, tournant le dos à l’apparition, y jetant un coup d’oeil régulier par-dessus l’épaule, et alternativement, au gré des clignements, cela me semble enchanteur ou complètement sinistre. C’est un arbre rare, unique, fantasque et soyeux comme une fontaine de flanelle grisâtre panachée. Prêt à s’envoler, à être soufflé. C’est un arbre exsangue, étouffé, consumé de l’intérieur, sa sève garottée, cadavérisée et douloureux à regarder. L’effet d’ambivalence est tenace, jusqu’au malaise. Un vaste bouquet de chancres. C’est maladif et malsain sans que je comprenne précisément pourquoi puisque, dans mon esprit, je crois encore en la forme naturelle d’une plante particulière, arrachée de sa nuit, éblouie, chiffonnée par la lumière du jour. En fixant la matière, en essayant d’y reconnaître quelque chose, par exemple la forme des feuilles, peut-être des fruits, je pense à ces papillons momifiés dans de vieilles toiles d’araignées, dépigmentés, et qui s’effritent, disparaissent, au moindre effleurement. Ou encore, ces branchages que l’on trouve intacts dans l’amas de cendre encore tiède des grands brasiers forestiers, elles se sont consumées lentement toute la nuit, en marge des flammes vives sans se désagréger et, au moindre souffle, tombent en fine poussière couleur d’étain, invisibles. Ce n’est que plusieurs heures plus tard, lisant le programme de la Biennale de Belleville, que je réaliserai qu’il s’agissait d’une intervention de Vincent Lamouroux, répétition d’une œuvre déjà réalisée en 2010 pour le Vent des Forêts (Aire 23, festival de land art, dans les Ardennes françaises) où l’artiste pulvérise une grande quantité de chaux inerte qui enferme la végétation d’un arbre ou d’un bosquet sous un sarcophage de particules atones, mortes. Donnant l’illusion d’un arbre foudroyé puis, de cette mort, renaissant autrement, tel un phénix artificiel. Mais au potentiel d’émerveillement se substitue une offuscation devant ce spectaculaire sans vie parasitant un organisme vivant. (Peut-être aussi un brin de déception parce qu’à distance, l’illusion était bluffante et devait bien correspondre, aussi, à une attente confuse !?) A contrario, la surface de cette œuvre, vue à distance, m’évoquant l’épiderme de certains dessins d’Emelyne Duval tels que Cailloux, Constellations ou Nébuleuses, je devais bien constater que mon imagination s’empêtrait dans l’arbre chaulé et glissait vers le morbide alors que le dispositif crayonné des feuilles de papier, la faisait fuser vers des cosmos vivants, dynamiques, de nouvelles vies à inventer.

En quittant le parc vers Le Plateau (FRAC/Ile de France) où visiter Le Grand Restaurant de Michel Blazy que je sais utiliser des matériaux vivants dans ses œuvres, je m’interrogeais (une fois de plus) sur ce qui détermine les réactions à ce qui nous frappe, visuellement, auditivement, olfactivement (à cet instant, j’ignore toujours que l’arbre était escamoté en œuvre d’art, pris en otage). Dans quel récit inscrivons-nous les nouveaux éléments que nous décidons de retenir et d’intégrer à l’histoire que nous vivons ? Nous sommes dans un courant qui conditionne partiellement ce qui s’ajoute ou effectue des corrections, des suppressions, des relectures de notre expérience de la vie. Sans qu’il soit besoin toujours de participer activement ou de se sentir manipulé. Comme le dit Yves Citton : « Bien davantage que la conduite des conduites par des processus de subjectivation, c’est le pilotage automatique des conduites par des sémiotiques a-signifiantes qui caractérise la particularité du régime de pouvoir actuellement dominant. » (Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012).  Et ce « pouvoir actuellement dominant » s’exerce sur l’imaginaire, les pratiques culturelles pour les résoudre en désir de consommer. Quand on écrit un texte plus ou moins long et qu’au fil de son développement, on le relit et le corrige, on a l’impression qu’il prend les rênes, pour suivre sa logique propre et qu’il suggère lui-même les modifications qu’il souhaite nous voir opérer. Un texte intérieur est aux commandes ! C’est probablement la même chose par rapport à ce qui nous impressionne des événements et contextes que nous traversons, par rapport au choix effectué de retenir ceci plutôt que cela, de constater et emballer l’empathie avec cet élément de décor plutôt que cet autre. Selon un flux incessant à haut débit de sollicitations au sein duquel, ce que nous éprouvons en regardant un paysage ou une œuvre d’art, est une rencontre de l’intuitif et du cognitif, de l’émotion vraie (face au réel) et de l’émotion fictionnelle (face à des produits de l’imagination). La technologie du choix – en grande partie instinctive -, qui nous conduit à sélectionner ce que l’on ajoute à notre patrimoine d’images, de sons, de formes et d’odeurs, s’est considérablement diversifiée et complexifiée avec la modernité et la société de consommation qui, pour ses produits toujours plus nombreux, déclenche chez tout un chacun un travail conséquent de comparaison, un exercice d’expert exténuant dont on ne mesure plus l’ampleur tellement il est devenu naturel. Ce travail de plus en plus intense du choix a conduit à une certaine rationalisation des processus censés nous aider à prendre les bonnes options. La peur de se tromper accroît d’autre part une pression diffuse, les enjeux sont plus tendus. Ces technologies du choix nous ont fait intégrer certaines dispositions mentales propres aux ordinateurs et à toute la création d’imageries et de modes de récit qu’ils aident à propager, puisque ces machines, au quotidien, nous attachent prioritairement à une géopolitique du choix et un partage de bribes narratives jamais atteints dans les civilisations précédentes. « Comme dit le sociologue Jeffrey Alexander, « l’imprégnation progressive de l’ordinateur dans les pores de la vie moderne a intensifié ce que Max Weber appelait la rationalisation du monde ». Plus que tout autre technologie, Internet a radicalisé la notion d’un moi « sélecteur » et l’idée que la rencontre amoureuse devrait être le résultat du meilleur choix possible. » (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012) Aller vers les œuvres d’art, c’est reproduire au niveau d’un plan symbolique, quelque chose qui s’apparente à la rencontre amoureuse, c’est s’entraîner à aimer, à s’engager. Entretenir une disposition à se greffer toutes sortes de différences, des langages autres qui, par certains biais, me parlent et me révèlent que je suis aussi géniteur de différents, de cette part que je ne peux totalement comprendre dont je ne peux qu’évaluer un certain degré d’intimité trouble que j’entretiens avec elle. Eva Illouz, analyse ce que la modernité a modifié dans le choix amoureux, notamment ceci : « La pénétration du langage et des techniques de marketing dans le domaine des relations intimes vient signaler une évolution vers des technologies de l’interchangeabilité, des technologies qui élargissent l’offre de partenaires, autorisent le passage rapide d’un partenaire à un autre, et établissent les critères permettant de comparer les partenaires et de se comparer aux autres. De telles pratiques d’évaluation entrent en conflit avec une conception de l’amour où l’autre ne peut être appréhendé ou connu rationnellement, qui renvoie à un modèle de rapport avec autrui que Jacques Derrida définit ainsi : « La structure de mon rapport à l’autre est celle d’un « rapport sans rapport ». C’est un rapport où l’autre reste absolument transcendant. Je ne peux atteindre l’autre. Je ne peux connaître l’autre de l’intérieur, et ainsi de suite. Il ne s’agit pas d’un obstacle, mais de la condition de l’amour, de l’amitié, et de la guerre, aussi. C’est une condition de la relation à l’autre. » Une telle conception de l’autre aimé – un autre transcendant et incommensurable – s’est cependant érodée sous l’effet de l’idéologie et des technologies de choix. » (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012) Quelque chose de semblable contamine la relation d’amour vers l’art – l’éloignant du rapport défini par Jacques Derrida -, celle qui pousse à marcher d’un lieu à un autre, en lisant des programmes, des brochures de médiation, en se fatiguant énormément.Dans cet itinéraire narratif, l’examen des œuvres vues et de celles dont on anticipe la rencontre prend en compte de plus en plus d’autres images, sons, phrases, formes, couleurs qui ne ressortissent pas au régime de l’art, mais à celui du marché, du marketing, du management, de la publicité qui elle-même s’entend à merveille à instrumentaliser l’héritage artistique. Procédant à l’élaboration de nos propres commentaires, nous agitons une masse babélienne d’autres commentaires pluridisciplinaires et journalistiques. Ce n’est pas forcément totalement négatif. Ça rend intenable l’attachement à un monde artistique fait d’essences pures, supérieures, au-dessus des contingences. L’hétérogénéité des univers de signes qui s’interpénètrent stimulent de nouvelles pistes d’interprétation et « la puissance de conditionnement par le milieu » (médiatique, selon Yves Citton), une fois intégrée comme une donnée pouvant être retournée, au moins au niveau des micro-politiques, offre de nouvelles possibilités d’agir, de faire circuler du sens dans un milieu partagé par de nombreuses personnes (tout le monde). Sur le trajet entre une galerie, un musée, un cinéma et une librairie, il n’y a plus d’interruption ou changement d’atmosphère, je suis en permanence dans quelque chose qui/que commente l’art (l’art lui-même étant aujourd’hui un auto-commentaire), une substance médiatique qui cherche à lui faire dire quelque chose à travers moi, à lui faire servir « la puissance de conditionnement par le milieu », tandis qu’une part de moi-même s’emploie plutôt à en tirer une étincelle qui égratignerait la banalité de ce pouvoir occulte, juste un éclat intraduisible que je conserverais comme un trophée, une illumination. Dans la galerie, dans le musée, dans la librairie – et en emportant dans mes pérégrinations l’impact des signes que j’y ai lus -, je suis engagé corporellement dans un « énorme dispositif de traduction » qui me dépasse largement, je n’y suis qu’une particule en attente d’autres impacts, selon les définitions de Michel Callon et Bruno Latour reprises par Yves Citton: «tous les déplacements assurés par d’autres acteurs dont la médiation est indispensable pour qu’une action quelconque ait lieu », les « chaînes de traduction renvoyant au travail par lequel les acteurs modifient, déplacent, traduisent leurs intérêts variés et contradictoires.». En train de me promener en ville, programmé pour visiter divers lieux où s’expose de l’art actuel, au fur et à mesure que les choses vues excitent la fonction d’interprétation – et je ne prétends pas pour autant entretenir la meilleure captation des œuvres exposées là où je passe, non, on fait ce qu’on peut, avec plein d’autres choses en tête, on regarde, on défile comme on fait du lèche vitrine -, je traduis ce qui m’atteint, et je modifie, déplace, mes intérêts en fonction des investissements émotifs et cognitifs engagés dans les œuvres observées, introduites imparfaitement en ma mémoire, se greffant (voici les greffes de Bertrand Lavier) automatiquement aux souvenirs d’autres œuvres ou d’autres éléments « ressemblant à ». L’activité d’interprétation, alors que se généralise le copié collé et l’excitation masochiste d’être un bon public cible, est de plus en plus vitale, comme un engagement politique d’une nouvelle sorte dont les modalités sont claires, faussement paradoxales :  « raffiner nos traductions, cultiver les intraduisibles » (Y. Citton). Une double gestuelle indispensable pour continuer à aimer. Raffiner en intégrant inévitablement, avec l’âge qui accumule les expériences et les points de comparaison, plus de complexité, ce qui déplace sans cesse, en outre, la zone et la nature de l’intraduisible, toujours surprenant, jamais attendu. Cerner la crise, de l’intérieur. Car ces moments de pérégrinations intenses dans une grande ville où je m’administre une dose intense d’objets et gestes d’art qui questionnent, prennent en défaut les jugements de valeur, déroutent les certitudes sont d’exaltants moments de crise au sens positif ancien pendant lequel se forme un certain jugement sur l’expérience en cours : « Le mot grec krisis désigne le jugement, le tri, la séparation, la décision : il indique le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui va permettre le diagnostic, le pronostic et éventuellement la sortie de crise. » (La crise sans fin, Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 2012)

Au malaise diffus face à l’arbre figé dans la chaux, succède le plaisir d’évoluer dans des chantiers comme celui de Michel Blazy au Plateau, mais en crise sans fin, car je pourrais ne jamais en sortir (ou n’y être jamais entré), ne jamais y formaliser un jugement, ce qu’il y a à y voir n’étant par définition sans conclusion, intégrant des levures vivantes qui confèrent à l’exposition une instabilité certaine de la plupart de ses matériaux. L’impression est tenace que le plus intéressant se produit en dehors des heures d’ouverture, sans témoins, ou éclatera après le dernier jour de l’exposition, quand nous aurons cessé de venir voir ce qui se passe, qu’elle sera démontée, retournera dans l’atelier et ses aléas. Mon goût pour ces atmosphères tient à une petite histoire personnelle qui remonte aux rares visites à un (arrière ?) grand-oncle bricoleur et inventeur fou, dont le logis fermier était assiégé d’un capharnaüm indescriptible, aux objets hybrides inexplicables, combinaisons de pièces de différents moteurs, de morceaux d’outils d’origine et de logiques diverses, bref des greffes bricolées dont la plasticité seule, à défaut de m’y connaître en mécanique, était pour moi signifiante, onirique. Ce déballage jouxtait les étables, semblait en déborder en ayant incorporé l’un ou l’autre bestiau, entourait des champs de patates, veillait sous les arbres centenaires, mal taillés, des vergers. Je ne connais pas beaucoup de lieux qui m’aient fait autant rêver ; un certain mystère entourait ce lointain parent farfelu, mais je ressentais ces machines inutiles, fantasques, porteuses d’utopies branquignoles incomprises, comme faisant partie d’un héritage génétique, parlant de moi, de nous. J’ai convoité des objets inexplicables – surréalistes-, aperçus une fois en cours de gestation sur l’établi, de manière invraisemblable, comme si mon (dés)équilibre mental en dépendait. Nous ne lui avons rendu visite que de rares fois, mais l’impression que j’en garde équivaut à une immersion durable, intime, dans cet imaginaire braque jamais apaisé, toujours en recherche de la machine facilitant irrémédiablement la vie de tout le monde, de l’organologie inédite à breveter. Par la suite, j’ai toujours aimé les incursions en ateliers d’artistes, là où les choses se font, où l’on peut observer les tentatives, les étapes intermédiaires, les matériaux en attente des idées. La taille, les copeaux, les poussières, les ajustements. L’attention s’y porte avant tout sur les gestes avant même de voir ce qu’ils vont façonner. Michel Blazy agit sur des gestes. Celui, par exemple, qui consiste à jeter le noyau de l’avocat dont on vient d’avaler la chair. Il le soigne et le recycle, en récupérant la semence gaspillée, en la faisant germer. Dans les aléas du développement d’une plante tropicale en milieu tempéré, le pot se brise, la plante gèle partiellement. Mais l’avocat repart et intègre les blessures à sa croissance, prend une autre direction, belle poussée plastique (on pense à ces lésions cérébrales qui conduisent le cerveau à contourner l’obstacle, à tracer une autre voie vers la lumière). L’artiste collectionne ainsi une série de plants dont les formes racontent les accidents de l’acclimatation et chantent la qualité des soins dont ils ont été entourés. De lui-même, l’avocat devient autre chose… Autre geste, celui de se presser une orange. Le bar à jus d’orange est un projet à long terme, interactif. Les visiteurs sont invités à se confectionner un rafraîchissement. Couper les fruits en deux hémisphères, en extraire le jus, placer les pelures vides sur celles déjà entassées. Une collection d’empilements d’écorces sur des plateaux alignés sur des étagères. Les plus vieux, en hauteur, sont méconnaissables, complètement pourris, étranges stalagmites organiques, torves, se soutenant l’une l’autre, vert de gris. De ces amas dans l’ombre du plafond vont naître des êtres innommables. Un monde en soi qui n’a plus besoin de quiconque, juste de la matière vivante, gratuite, produite par la consommation de fruits et, une fois rangée en colonnes irrégulières, échappant à son concepteur, elle se désagrège et s’agrège, attire les parasites, se transforme en garde-manger des drosophiles. Musée d’art contemporain, musée d’histoire naturelle, leçon d’art ou leçon de chose ? L’odeur fermentée, vinaigre et orange, est prégnante dans toutes les salles. (Sculpcure : Bar à orange, 2009) Bon… La grotte (2012) est un immense cocon de feutre et coton en amas sur une structure de bois, garni de graines de lentilles que les médiateurs du musée arrosent régulièrement. Une culture maigre de touffes vertes. L’humidité agit sur la masse de fibres qui devient pesante, filandreuse, nuageuse. En surface, les graines germent, pourraient être récoltées, mangées. Il est difficile de prévoir à quoi ressemblera cet objet en fin de processus. A l’intérieur, c’est mou, odorant, on s’y introduit, on marche dans cette cavité à la fois artificielle et naturelle, on ne sait si elle relève du féerique ou du fécal, pour le moins matrice ambivalente, avec quoi communique-t-elle ou ne coupe-t-elle pas toute communication, y compris avec soi-même? Révélante, étouffante ? L’acoustique bourdonnante, l’humidité surabondante, une odeur forte et pourtant comme une anti-odeur, annihilant toute singularité olfactive, fait qu’on y oublie la forme que l’on a sans pour autant discerner la possibilité d’en recevoir d’autres ? Observer ces expériences, comment le vivant est introduit dans des dispositifs artistiques pour subvertir le statut pérenne de l’art et de ses chefs-d’œuvre, chercher un autre durable biologico-artistique, ce laboratoire de greffes m’amuse, m’intéresse et semble incontournable, même si le vivant organique est, peut-être, là ainsi, utilisé comme gadget, faire valoir de l’art. De facture plus sage, voire conventionnelle, les Tableaux souris (Paysage gratté, Landscape B, Monochrome chocolat, Cerf, Algue avec oiseau..) m’accrochent beaucoup plus. Blazy les réalisent en mettant à contribution les nombreuses souris qui peuplent son atelier. Il expose, au vide nocturne de son atelier, des tableaux enduits d’une belle couche lisse de crème dessert au chocolat. Dans le noir et le vide, les souris viennent ronger, gratter, leur faim vorace, leur instinct de vie dessine à vif des formes dans la couche comestible. Celle-ci, avec le temps, sèche et prend l’apparence d’une peinture à l’œuf ancienne, surface paraffinée attaquée, craquelée, détériorée. Le matin, l’artiste intervient dans le processus, il interprète les dessins – les messages que lui adressent ses locataires -, disposent les tableaux pour orienter coups de dents et de griffes de telle ou telle façon, essayant d’anticiper le graphisme aléatoire des rongeurs et de l’orienter vers quelque chose qu’il souhaite voir apparaître. L’interface animal et artiste a quelque chose d’une réelle collaboration. À un moment, il estime que l’œuvre est achevée, présentant des constitutions organiques ou abstraites, qui semblent abouties, parler à l’œil, vivants, témoignages d’un imaginaire qui serait commun aux rongeurs et à l’homme (via le dessert). Ces surfaces sont de même famille que les dessins d’Emelyne Duval déjà cités (Constellation, Nébuleuse…), que certains travaux de Dubuffet… Il y a alors le geste de nommer ces formes et ces signes. En baptisant les dessins souris, l’artiste répète l’acte antique de donner aux constellations une identité autonome, calquée sur les formes du vivant répertoriées sur terre, projetées au ciel, dans un cosmos construisant nos destinées dans ses machines imaginaires, dissimulant dans ses rouages stellaires l’explication de notre origine. Ces tableaux ainsi nommés sont autant sculptés et gravés par les souris que bêtement mangés (et encore ainsi renverraient-ils à la métaphore de dévoration de ce que l’on aime comme matière d’art) et prennent la dimension d’un mystère langagier que les bestioles, souvent utilisées dans nos laboratoires, veulent nous transmettre dans le cadre de cette fiction artiste. Michel Blazy joue avec ces frontières ténues entre les traces animales et les traces de l’art et l’intervention de l’interprétation qui n’a d’autre rôle que de faire travailler les catégories de perception, de perturber le jugement esthétique, de le mettre en crise. Dans Lâcher d’escargots sur moquette marron (2009), le sol et les murs sont recouverts de moquette brune régulièrement imbibée d’eau et bière, mélange qui stimule les mollusques et leur fait dessiner de magnifiques entrelacs de bave luisante « qui peuvent évoquer certaines œuvres de l’expressionnisme abstrait ». (Texte guide du visiteur). Ce dispositif créé en 2009 peut être « sans cesse réactivé et donner lieu à de nouvelles créations grâce à des indications écrites, dessinées ou filmées qui fonctionnent comme des instructions pour l’exécution de l’œuvre ». Les entrelacs, selon la manière d’asperger le liquide excitant, peuvent être orientés, par exemple. Précisions en outre que le titre de cette exposition, Le Grand Restaurant, provient de la possibilité pour l’amateur d’art de réserver une table où on lui servira un tartare de bœuf dans une pièce envahie de moustiques cultivés spécialement pour cette performance en Circuit fermé. « Le visiteur s’alimente d’une assiette de viande fraîche tout en donnant son sang aux moustiques. Le sang circule de l’Homme à l’animal en circuit fermé » (Texte du guide du visiteur – Je ne comprends pas la majuscule à « homme »).

De la même famille que ces tableaux souris, selon moi, les impacts de sèves et de fermentation végétale dans l’exposition Matières Premières de Fabrice Hyber. Ces grands silos sur pilotis où des brassées de fleurs et d’herbes se mélangent et s’affaissent, laissant lentement échapper de leur compost, des jus, des gouttes, des filets de sucs, à travers le tamis. Ces fluides chutent dans le vide comme d’infimes comètes de pigments, averse d’astéroïdes liquides, suivies d’étoiles filantes de poussières et pollen et tous ces résidus et débris forment progressivement au sol, sur la bâche – de ces plastiques que l’on étale au sol quand on saigne des lapins, à la ferme -, une mare solide, saignées coagulées, graisses florales figées, qui peut se lire comme une couche de mare de café. On y devine le graphisme convulsif, ébauché, de ces fleurs mises à mort mais, aussi, l’essai accidenté, aléatoire, de représenter l’interface cosmologique entre l’imaginaire humain et l’essence végétale, imaginaire irrigué de ses substances nourricières, de ses substances homéopathiques, de ses possibilités d’ivresses, d’échappées hallucinogènes, ses poisons violents, sa connaissance en graines d’un monde antérieure à celui de l’homme. (PH) – Vincent LamourouxLe Plateau Emelyne Duval  –

 

 

 

 

 

 

 

 

L’art et l’émergent

« Organismes et artefacts. Vers la virtualisation du vivant ? » – Miguel Benasayag. La Découverte 2010, 191 pages.

Le robot et l’âme. L’auteur, philosophe et psychanalyste, examine sur quels présupposés sont pensés et construits les artefacts de type robot. Ceux-ci sont censés améliorer certains potentiels humains et se basent forcément sur une certaine compréhension de l’humain. Pour Miguel Benasayag, toute la recherche dédiée à la reproduction mécanique du vivant repose sur un schéma utilitariste de l’humain, se réfère à une notion de la conscience comme le siège central de l’homme, de l’intelligence. Or, cette conception de la conscience comme centralité supérieure de l’espèce humaine est de plus en plus datée, erronée et en étudier les mécanismes apparents pour concevoir des êtres artificiels ne peut que reproduire et perpétuer l’erreur (l’horreur). Ce ne serait pas bien grave si la prolifération de machines imitant l’homme ne contribuait à renforcer une vision du monde résolument techniciste et étroitement utilitariste pouvant conduire, en retombant sur de l’idéologique, à faire barrage au vivant, aux ressources du vivant. L’ouvrage aborde ces questions sous l’angle de la crise de la conscience ou plus exactement sous l’angle d’une évolution qui conduit inévitablement à mettre en crise nos conceptions dominantes de la conscience : « … le progrès s’appuya fondamentalement sur la conscience pour atteindre son objectif : la maîtrise absolue sur le monde. Le modèle d’homme que la modernité a construit est un être qui fait confiance à sa conscience, à sa raison. Ainsi, raison et conscience devaient mener l’humanité vers un savoir total, complet et consistant. Dans ce monde désacralisé, la conscience occupait la place encore chaude de l’âme et en a pris, malgré elle, la forme et la fonction. » Les laboratoires de « l’intelligence artificielle » instrumentalisent la notion d’âme et perpétue la suprématie du libre arbitre, de l’homme au centre de l’évolution, alors qu’il s’agit bien, face aux défis écologiques, de continuer à saper tout ce qui contribue à entretenir l’illusion de cette centralité. Illusion qui handicape les modes de pensée orientés vers des logiques écosystémiques. Mais l’orgueil en prend un coup qui se voit privé d’être le pivot de l’histoire, à force de relativiser la puissance de son libre arbitre : « … les déterminations, tropismes et tendances qui se manifestent à travers nous sont la résultante complexe de processus de longue durée et ne surgissent en aucune façon d’un moi héroïque qui choisit. L’individu n’est qu’une petite partie de la personne et celle-ci n’est pas coextensive à une identité rigide, elle n’est que multiplicité. Quand l’individu en nous croit qu’il décide, c’est parce que les processus multiples et ouverts propres aux dimensions diachroniques et synchroniques où il existe ont fait émerger un tropisme, un désir. Les processus impliqués sont des brisures de symétrie articulées (des discontinuités émergeant sur le fond du continu et qui produisent, en s’agençant, un véritable champ), qui se manifestent dans des dimensions très différentes, dont la plus superficielle et la plus imaginaire est peut-être celle du « choix par libre arbitre » ». D’emblée, on sent une réflexion nourrie par le désir de faire interagir des pistes denses ouvertes par la philosophie (la notion de « pli », Deleuze…) et les ouvertures scientifiques de la théorie du vivant, de la neurophysiologie (dynamique du continu et discontinu, théorie de l’émergence…) et qui conduit à des formulations salutaires, de véritables fenêtres ouvertes et courants d’air frais même si, on le conçoit, elles peuvent aussi effrayer. Du genre : « les cerveaux ne pensent pas, ils participent à la pensée, au même titre que les machines, les animaux, les montagnes ou l’histoire qui font partie de son soubassement. » Ce genre de déclaration, qui vient évidemment à la suite d’un cheminement argumenté et structuré, bien que de tournure scientifique, peut procurer des sensations égales à celle que déclenchent certains poèmes, par exemple de se sentir moins seul face à l’immensité à penser ! – Comment ça marche, paysage et organologie – Ce livre présente de nombreuses ressources pour décloisonner les catégories figées, y compris dans des domaines comme ceux de l’esthétique, du discours sur les musiques où la discussion revient toujours à « décider » ce que l’on fait de ses représentations, d’où elles viennent et ce que l’on y investit, quel est leur mode de transmission et de quelle vision de la société elles sont le reflet. En détrônant la conscience de son piédestal central, ce sont de nombreuses formes d’expression reposant sur ces conceptions de l’humain qui prennent un coup de vieux et qui, en perdurant dans leur « erreur », risquent de passer du côté conservateur. À l’opposé, les musiques « inclassables » ou qualifiées encore d’expérimentales ou d’exploratoires, sans centre affirmé, se retrouvent beaucoup plus en phase avec les manières d’imaginer le fonctionnement relationnel de l’organisme humain dans son milieu : « Suivons le parcours de la production des images et des représentations : nous trouvons d’abord le corps, en relation permanente avec son environnement par des mécanismes physico-chimiques continus dans le temps et l’espace. Les niveaux que nous appelons « perceptifs » sont en fait innombrables : les corps interagissent avec des éléments de l’environnement et d’autres corps, au contact desquels ils se définissent et se singularisent. À l’échelle physico-chimique, l’organisme se singularise en fonction du double comportement des molécules qu’il capture : d’un côté, elles fonctionnent d’après leurs déterminations « naturelle », physico-chimique ; et, de l’autre, elles suivent les déterminations propres à l’organisme qui les a « capturées ». Ces molécules cessant d’être en pur feedback avec leur milieu (comportement propre du continu) et n’obéissant plus seulement à leurs déterminations naturelles, elles adoptent un « comportement propre » : une discontinuité physico-chimique, un fonctionnement discret et « discrétisant » (qui crée du discret en se détachant du milieu, comme des singularités). Processus palpitant qui incite à l’humilité et peut infliger, certes, pas mal de blessures narcissiques. Cette compréhension de tels échanges entre le milieu et l’organisme humain provient de « l’idée de la « triple hélice », associant indissolublement les gènes, l’organisme et l’environnement, concept évoqué par Richard Lewontin ». Tout est alors question d’échanges, de relations, de combinatoires qui engendrent dans leurs boucles une certaine permanence mais qui ne peut avancer, innover, inventer sans l’émergence de ce qui n’était pas prévisible et que les machines, les plus douées soient-elles, construites à l’image de l’homme, sont incapables de libérer parce qu’elles sont closes sur elles-mêmes, privées de corps et de singularité, elles sont incapables de participer aux dynamiques combinatoires. (Elles ne sont pas concernées directement, en leur nom propre, par les phénomènes de transductions et d’individuation, mais viennent le conditionner, par le biais de l’ensemble des techniques et technologies qui interagissent avec les organismes humains.). « Les corps pensent donc selon des processus présymboliques et participent dans leur globalité à la combinatoire symbolique de la pensée articulée. L’aller-retour est permanent, mais chaque niveau fonctionne en accord avec ses contraintes propres ; et plus un niveau est complexe, plus il est stable et solide. Les cerveaux ne pensent pas seuls, la pensée est toujours un ensemble de processus multiples articulés : corps, langue, époque, paysage, histoire… C’est ce qui explique que dans les époques « lumineuses » d’une civilisation, il soit apparemment plus facile de penser, car les habitants de ces époques participent à des combinatoires plus puissantes. Les singularités individuelles participent ainsi aux processus émergents et leurs combinatoires ne sont pas de simples agrégats, mais la résultante de stratégies sans stratèges qui conforment une époque. » – Création de sens, productions artistiques, règne du vivant. – Il est toujours hasardeux de transposer trop directement des bribes théoriques du vivant sur un terrain des sciences humaines. Mais il y serait éclairant d’établir un parallèle entre ce que Miguel Benasayag explique du vivant et la pensée d’Abby Warburg sur l’évolution des arts telle que la présente Didi-Huberman. Les notions de complexité, de temporalités différentes et simultanées, la construction des individualités en art, les lois de l’émergence, tout ça se ressemble étrangement. Les formes artistiques étant une des manières de produire du sens au sein de la société humaine, la manière dont imagine la formation de ce qui fait sens aura des conséquences importantes sur le discours esthétique, la pratique de la critique (par exemple musicale). « Le propre des humains, on l’a vu, n’est pas en effet de produire du sens, mais de participer comme organismes à des situations où émergent du sens et des actions. C’est dans l’après-coup qu’ils doivent, malgré eux, s’identifier à cet émergent, c’est-à-dire « payer la note » que leur présente ce sens qui s’est produit en dehors d’eux, bien qu’en se servant d’eux. »  Si l’on tient compte de cette ouverture d’esprit et qu’on l’incorpore dans les manières de sentir et de parler des émotions suscitées par l’art, si cette perspective qui complexifie les manières de faire sens dans des créations musicales intègre le discours critique sur le champ musical, nulle doute que cela aura des répercussions sur notre comportement à l’égard des machines, des paysages, des objets et de tous les phénomènes de transductions individuantes. Il est à parier que les formes artistiques qui continuent à être produites pour refléter un mode de construction linéaire de l’être et occulter le fait que le sens ne peut qu’être produit par partage avec tout ce qui nous entoure, paraîtront de plus en plus fades, sans surprises, sans désir. (PH) – Miguel Benasayag, militant chercheur VidéosConversation avec Richard Lewontin