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Matière d’art, matière de vie, aimer

À propos de et autour de : Aire23, Vincent Lamouroux/Biennale de Belleville – Eva Illous, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité. Seuil, 2012 – Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012 – Michel Blazy, Le grand restaurant, Le Plateau – Fabrice Hyber, Matières Premières, Palais de Tokyo –Un grand-oncle Léon –

 Le soleil chauffe encore, mais les nuages le happent et prédomine l’haleine instable des frimas imminents, frissons. En descendant le sentier d’accès au parc, du sol des platebandes et du pied des arbustes monte les premiers relents d’automne, terreau frais. Moisissure chaleureuse. Sur le gravier de l’allée, des fruits secs tombent avec des clacs ou pocs percutants, la bogue verte se fend en deux, les marrons roulent de guingois jusqu’au premier obstacle, feuilles, cailloux, bordures herbues ou quelques pédoncules emmêlés en pelote de mikado. Une pelouse dévale comme les gradins d’un amphithéâtre vers un magnifique rideau d’arbres tiré en avant des buildings et des grands espaces urbains. Dans ce dégagement théâtral, j’aperçois une flamboyance contradictoire – une congestion refroidie, un chant du cygne forestier paralysé -, quelque chose d’exubérant et partant magistralement en fumée, mais dont la couleur et la dynamique sont froides, funèbres. Une immolation végétale inexplicable. Une floraison exceptionnelle, rare et peut-être fantomatique, qui aurait pris un fatal coup de froid, un gel subi et très localisé raidissant son élan, la couvrant de givre. Tout autour, pourtant, les feuillages sont verts ou commencent à dorer, respirent encore. C’est presque une hallucination. Tache blafarde agitée dans le vert du rideau théâtral – un arbre effacé ? -, la surprise qu’elle suscite correspond-elle au désir caché de voir des arbres d’autres couleurs ? Et puis j’essaie de convoquer quelques maigres connaissances botanistes. Quelle plante fleurit au début de l’automne en un tel gris spéculaire ? Quelle espèce est dotée d’un tel feuillage qui, à peine formé, devient dentelle déchiquetée de cendre ? Je reste sur un banc, tournant le dos à l’apparition, y jetant un coup d’oeil régulier par-dessus l’épaule, et alternativement, au gré des clignements, cela me semble enchanteur ou complètement sinistre. C’est un arbre rare, unique, fantasque et soyeux comme une fontaine de flanelle grisâtre panachée. Prêt à s’envoler, à être soufflé. C’est un arbre exsangue, étouffé, consumé de l’intérieur, sa sève garottée, cadavérisée et douloureux à regarder. L’effet d’ambivalence est tenace, jusqu’au malaise. Un vaste bouquet de chancres. C’est maladif et malsain sans que je comprenne précisément pourquoi puisque, dans mon esprit, je crois encore en la forme naturelle d’une plante particulière, arrachée de sa nuit, éblouie, chiffonnée par la lumière du jour. En fixant la matière, en essayant d’y reconnaître quelque chose, par exemple la forme des feuilles, peut-être des fruits, je pense à ces papillons momifiés dans de vieilles toiles d’araignées, dépigmentés, et qui s’effritent, disparaissent, au moindre effleurement. Ou encore, ces branchages que l’on trouve intacts dans l’amas de cendre encore tiède des grands brasiers forestiers, elles se sont consumées lentement toute la nuit, en marge des flammes vives sans se désagréger et, au moindre souffle, tombent en fine poussière couleur d’étain, invisibles. Ce n’est que plusieurs heures plus tard, lisant le programme de la Biennale de Belleville, que je réaliserai qu’il s’agissait d’une intervention de Vincent Lamouroux, répétition d’une œuvre déjà réalisée en 2010 pour le Vent des Forêts (Aire 23, festival de land art, dans les Ardennes françaises) où l’artiste pulvérise une grande quantité de chaux inerte qui enferme la végétation d’un arbre ou d’un bosquet sous un sarcophage de particules atones, mortes. Donnant l’illusion d’un arbre foudroyé puis, de cette mort, renaissant autrement, tel un phénix artificiel. Mais au potentiel d’émerveillement se substitue une offuscation devant ce spectaculaire sans vie parasitant un organisme vivant. (Peut-être aussi un brin de déception parce qu’à distance, l’illusion était bluffante et devait bien correspondre, aussi, à une attente confuse !?) A contrario, la surface de cette œuvre, vue à distance, m’évoquant l’épiderme de certains dessins d’Emelyne Duval tels que Cailloux, Constellations ou Nébuleuses, je devais bien constater que mon imagination s’empêtrait dans l’arbre chaulé et glissait vers le morbide alors que le dispositif crayonné des feuilles de papier, la faisait fuser vers des cosmos vivants, dynamiques, de nouvelles vies à inventer.

En quittant le parc vers Le Plateau (FRAC/Ile de France) où visiter Le Grand Restaurant de Michel Blazy que je sais utiliser des matériaux vivants dans ses œuvres, je m’interrogeais (une fois de plus) sur ce qui détermine les réactions à ce qui nous frappe, visuellement, auditivement, olfactivement (à cet instant, j’ignore toujours que l’arbre était escamoté en œuvre d’art, pris en otage). Dans quel récit inscrivons-nous les nouveaux éléments que nous décidons de retenir et d’intégrer à l’histoire que nous vivons ? Nous sommes dans un courant qui conditionne partiellement ce qui s’ajoute ou effectue des corrections, des suppressions, des relectures de notre expérience de la vie. Sans qu’il soit besoin toujours de participer activement ou de se sentir manipulé. Comme le dit Yves Citton : « Bien davantage que la conduite des conduites par des processus de subjectivation, c’est le pilotage automatique des conduites par des sémiotiques a-signifiantes qui caractérise la particularité du régime de pouvoir actuellement dominant. » (Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 2012).  Et ce « pouvoir actuellement dominant » s’exerce sur l’imaginaire, les pratiques culturelles pour les résoudre en désir de consommer. Quand on écrit un texte plus ou moins long et qu’au fil de son développement, on le relit et le corrige, on a l’impression qu’il prend les rênes, pour suivre sa logique propre et qu’il suggère lui-même les modifications qu’il souhaite nous voir opérer. Un texte intérieur est aux commandes ! C’est probablement la même chose par rapport à ce qui nous impressionne des événements et contextes que nous traversons, par rapport au choix effectué de retenir ceci plutôt que cela, de constater et emballer l’empathie avec cet élément de décor plutôt que cet autre. Selon un flux incessant à haut débit de sollicitations au sein duquel, ce que nous éprouvons en regardant un paysage ou une œuvre d’art, est une rencontre de l’intuitif et du cognitif, de l’émotion vraie (face au réel) et de l’émotion fictionnelle (face à des produits de l’imagination). La technologie du choix – en grande partie instinctive -, qui nous conduit à sélectionner ce que l’on ajoute à notre patrimoine d’images, de sons, de formes et d’odeurs, s’est considérablement diversifiée et complexifiée avec la modernité et la société de consommation qui, pour ses produits toujours plus nombreux, déclenche chez tout un chacun un travail conséquent de comparaison, un exercice d’expert exténuant dont on ne mesure plus l’ampleur tellement il est devenu naturel. Ce travail de plus en plus intense du choix a conduit à une certaine rationalisation des processus censés nous aider à prendre les bonnes options. La peur de se tromper accroît d’autre part une pression diffuse, les enjeux sont plus tendus. Ces technologies du choix nous ont fait intégrer certaines dispositions mentales propres aux ordinateurs et à toute la création d’imageries et de modes de récit qu’ils aident à propager, puisque ces machines, au quotidien, nous attachent prioritairement à une géopolitique du choix et un partage de bribes narratives jamais atteints dans les civilisations précédentes. « Comme dit le sociologue Jeffrey Alexander, « l’imprégnation progressive de l’ordinateur dans les pores de la vie moderne a intensifié ce que Max Weber appelait la rationalisation du monde ». Plus que tout autre technologie, Internet a radicalisé la notion d’un moi « sélecteur » et l’idée que la rencontre amoureuse devrait être le résultat du meilleur choix possible. » (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012) Aller vers les œuvres d’art, c’est reproduire au niveau d’un plan symbolique, quelque chose qui s’apparente à la rencontre amoureuse, c’est s’entraîner à aimer, à s’engager. Entretenir une disposition à se greffer toutes sortes de différences, des langages autres qui, par certains biais, me parlent et me révèlent que je suis aussi géniteur de différents, de cette part que je ne peux totalement comprendre dont je ne peux qu’évaluer un certain degré d’intimité trouble que j’entretiens avec elle. Eva Illouz, analyse ce que la modernité a modifié dans le choix amoureux, notamment ceci : « La pénétration du langage et des techniques de marketing dans le domaine des relations intimes vient signaler une évolution vers des technologies de l’interchangeabilité, des technologies qui élargissent l’offre de partenaires, autorisent le passage rapide d’un partenaire à un autre, et établissent les critères permettant de comparer les partenaires et de se comparer aux autres. De telles pratiques d’évaluation entrent en conflit avec une conception de l’amour où l’autre ne peut être appréhendé ou connu rationnellement, qui renvoie à un modèle de rapport avec autrui que Jacques Derrida définit ainsi : « La structure de mon rapport à l’autre est celle d’un « rapport sans rapport ». C’est un rapport où l’autre reste absolument transcendant. Je ne peux atteindre l’autre. Je ne peux connaître l’autre de l’intérieur, et ainsi de suite. Il ne s’agit pas d’un obstacle, mais de la condition de l’amour, de l’amitié, et de la guerre, aussi. C’est une condition de la relation à l’autre. » Une telle conception de l’autre aimé – un autre transcendant et incommensurable – s’est cependant érodée sous l’effet de l’idéologie et des technologies de choix. » (Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012) Quelque chose de semblable contamine la relation d’amour vers l’art – l’éloignant du rapport défini par Jacques Derrida -, celle qui pousse à marcher d’un lieu à un autre, en lisant des programmes, des brochures de médiation, en se fatiguant énormément.Dans cet itinéraire narratif, l’examen des œuvres vues et de celles dont on anticipe la rencontre prend en compte de plus en plus d’autres images, sons, phrases, formes, couleurs qui ne ressortissent pas au régime de l’art, mais à celui du marché, du marketing, du management, de la publicité qui elle-même s’entend à merveille à instrumentaliser l’héritage artistique. Procédant à l’élaboration de nos propres commentaires, nous agitons une masse babélienne d’autres commentaires pluridisciplinaires et journalistiques. Ce n’est pas forcément totalement négatif. Ça rend intenable l’attachement à un monde artistique fait d’essences pures, supérieures, au-dessus des contingences. L’hétérogénéité des univers de signes qui s’interpénètrent stimulent de nouvelles pistes d’interprétation et « la puissance de conditionnement par le milieu » (médiatique, selon Yves Citton), une fois intégrée comme une donnée pouvant être retournée, au moins au niveau des micro-politiques, offre de nouvelles possibilités d’agir, de faire circuler du sens dans un milieu partagé par de nombreuses personnes (tout le monde). Sur le trajet entre une galerie, un musée, un cinéma et une librairie, il n’y a plus d’interruption ou changement d’atmosphère, je suis en permanence dans quelque chose qui/que commente l’art (l’art lui-même étant aujourd’hui un auto-commentaire), une substance médiatique qui cherche à lui faire dire quelque chose à travers moi, à lui faire servir « la puissance de conditionnement par le milieu », tandis qu’une part de moi-même s’emploie plutôt à en tirer une étincelle qui égratignerait la banalité de ce pouvoir occulte, juste un éclat intraduisible que je conserverais comme un trophée, une illumination. Dans la galerie, dans le musée, dans la librairie – et en emportant dans mes pérégrinations l’impact des signes que j’y ai lus -, je suis engagé corporellement dans un « énorme dispositif de traduction » qui me dépasse largement, je n’y suis qu’une particule en attente d’autres impacts, selon les définitions de Michel Callon et Bruno Latour reprises par Yves Citton: «tous les déplacements assurés par d’autres acteurs dont la médiation est indispensable pour qu’une action quelconque ait lieu », les « chaînes de traduction renvoyant au travail par lequel les acteurs modifient, déplacent, traduisent leurs intérêts variés et contradictoires.». En train de me promener en ville, programmé pour visiter divers lieux où s’expose de l’art actuel, au fur et à mesure que les choses vues excitent la fonction d’interprétation – et je ne prétends pas pour autant entretenir la meilleure captation des œuvres exposées là où je passe, non, on fait ce qu’on peut, avec plein d’autres choses en tête, on regarde, on défile comme on fait du lèche vitrine -, je traduis ce qui m’atteint, et je modifie, déplace, mes intérêts en fonction des investissements émotifs et cognitifs engagés dans les œuvres observées, introduites imparfaitement en ma mémoire, se greffant (voici les greffes de Bertrand Lavier) automatiquement aux souvenirs d’autres œuvres ou d’autres éléments « ressemblant à ». L’activité d’interprétation, alors que se généralise le copié collé et l’excitation masochiste d’être un bon public cible, est de plus en plus vitale, comme un engagement politique d’une nouvelle sorte dont les modalités sont claires, faussement paradoxales :  « raffiner nos traductions, cultiver les intraduisibles » (Y. Citton). Une double gestuelle indispensable pour continuer à aimer. Raffiner en intégrant inévitablement, avec l’âge qui accumule les expériences et les points de comparaison, plus de complexité, ce qui déplace sans cesse, en outre, la zone et la nature de l’intraduisible, toujours surprenant, jamais attendu. Cerner la crise, de l’intérieur. Car ces moments de pérégrinations intenses dans une grande ville où je m’administre une dose intense d’objets et gestes d’art qui questionnent, prennent en défaut les jugements de valeur, déroutent les certitudes sont d’exaltants moments de crise au sens positif ancien pendant lequel se forme un certain jugement sur l’expérience en cours : « Le mot grec krisis désigne le jugement, le tri, la séparation, la décision : il indique le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui va permettre le diagnostic, le pronostic et éventuellement la sortie de crise. » (La crise sans fin, Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 2012)

Au malaise diffus face à l’arbre figé dans la chaux, succède le plaisir d’évoluer dans des chantiers comme celui de Michel Blazy au Plateau, mais en crise sans fin, car je pourrais ne jamais en sortir (ou n’y être jamais entré), ne jamais y formaliser un jugement, ce qu’il y a à y voir n’étant par définition sans conclusion, intégrant des levures vivantes qui confèrent à l’exposition une instabilité certaine de la plupart de ses matériaux. L’impression est tenace que le plus intéressant se produit en dehors des heures d’ouverture, sans témoins, ou éclatera après le dernier jour de l’exposition, quand nous aurons cessé de venir voir ce qui se passe, qu’elle sera démontée, retournera dans l’atelier et ses aléas. Mon goût pour ces atmosphères tient à une petite histoire personnelle qui remonte aux rares visites à un (arrière ?) grand-oncle bricoleur et inventeur fou, dont le logis fermier était assiégé d’un capharnaüm indescriptible, aux objets hybrides inexplicables, combinaisons de pièces de différents moteurs, de morceaux d’outils d’origine et de logiques diverses, bref des greffes bricolées dont la plasticité seule, à défaut de m’y connaître en mécanique, était pour moi signifiante, onirique. Ce déballage jouxtait les étables, semblait en déborder en ayant incorporé l’un ou l’autre bestiau, entourait des champs de patates, veillait sous les arbres centenaires, mal taillés, des vergers. Je ne connais pas beaucoup de lieux qui m’aient fait autant rêver ; un certain mystère entourait ce lointain parent farfelu, mais je ressentais ces machines inutiles, fantasques, porteuses d’utopies branquignoles incomprises, comme faisant partie d’un héritage génétique, parlant de moi, de nous. J’ai convoité des objets inexplicables – surréalistes-, aperçus une fois en cours de gestation sur l’établi, de manière invraisemblable, comme si mon (dés)équilibre mental en dépendait. Nous ne lui avons rendu visite que de rares fois, mais l’impression que j’en garde équivaut à une immersion durable, intime, dans cet imaginaire braque jamais apaisé, toujours en recherche de la machine facilitant irrémédiablement la vie de tout le monde, de l’organologie inédite à breveter. Par la suite, j’ai toujours aimé les incursions en ateliers d’artistes, là où les choses se font, où l’on peut observer les tentatives, les étapes intermédiaires, les matériaux en attente des idées. La taille, les copeaux, les poussières, les ajustements. L’attention s’y porte avant tout sur les gestes avant même de voir ce qu’ils vont façonner. Michel Blazy agit sur des gestes. Celui, par exemple, qui consiste à jeter le noyau de l’avocat dont on vient d’avaler la chair. Il le soigne et le recycle, en récupérant la semence gaspillée, en la faisant germer. Dans les aléas du développement d’une plante tropicale en milieu tempéré, le pot se brise, la plante gèle partiellement. Mais l’avocat repart et intègre les blessures à sa croissance, prend une autre direction, belle poussée plastique (on pense à ces lésions cérébrales qui conduisent le cerveau à contourner l’obstacle, à tracer une autre voie vers la lumière). L’artiste collectionne ainsi une série de plants dont les formes racontent les accidents de l’acclimatation et chantent la qualité des soins dont ils ont été entourés. De lui-même, l’avocat devient autre chose… Autre geste, celui de se presser une orange. Le bar à jus d’orange est un projet à long terme, interactif. Les visiteurs sont invités à se confectionner un rafraîchissement. Couper les fruits en deux hémisphères, en extraire le jus, placer les pelures vides sur celles déjà entassées. Une collection d’empilements d’écorces sur des plateaux alignés sur des étagères. Les plus vieux, en hauteur, sont méconnaissables, complètement pourris, étranges stalagmites organiques, torves, se soutenant l’une l’autre, vert de gris. De ces amas dans l’ombre du plafond vont naître des êtres innommables. Un monde en soi qui n’a plus besoin de quiconque, juste de la matière vivante, gratuite, produite par la consommation de fruits et, une fois rangée en colonnes irrégulières, échappant à son concepteur, elle se désagrège et s’agrège, attire les parasites, se transforme en garde-manger des drosophiles. Musée d’art contemporain, musée d’histoire naturelle, leçon d’art ou leçon de chose ? L’odeur fermentée, vinaigre et orange, est prégnante dans toutes les salles. (Sculpcure : Bar à orange, 2009) Bon… La grotte (2012) est un immense cocon de feutre et coton en amas sur une structure de bois, garni de graines de lentilles que les médiateurs du musée arrosent régulièrement. Une culture maigre de touffes vertes. L’humidité agit sur la masse de fibres qui devient pesante, filandreuse, nuageuse. En surface, les graines germent, pourraient être récoltées, mangées. Il est difficile de prévoir à quoi ressemblera cet objet en fin de processus. A l’intérieur, c’est mou, odorant, on s’y introduit, on marche dans cette cavité à la fois artificielle et naturelle, on ne sait si elle relève du féerique ou du fécal, pour le moins matrice ambivalente, avec quoi communique-t-elle ou ne coupe-t-elle pas toute communication, y compris avec soi-même? Révélante, étouffante ? L’acoustique bourdonnante, l’humidité surabondante, une odeur forte et pourtant comme une anti-odeur, annihilant toute singularité olfactive, fait qu’on y oublie la forme que l’on a sans pour autant discerner la possibilité d’en recevoir d’autres ? Observer ces expériences, comment le vivant est introduit dans des dispositifs artistiques pour subvertir le statut pérenne de l’art et de ses chefs-d’œuvre, chercher un autre durable biologico-artistique, ce laboratoire de greffes m’amuse, m’intéresse et semble incontournable, même si le vivant organique est, peut-être, là ainsi, utilisé comme gadget, faire valoir de l’art. De facture plus sage, voire conventionnelle, les Tableaux souris (Paysage gratté, Landscape B, Monochrome chocolat, Cerf, Algue avec oiseau..) m’accrochent beaucoup plus. Blazy les réalisent en mettant à contribution les nombreuses souris qui peuplent son atelier. Il expose, au vide nocturne de son atelier, des tableaux enduits d’une belle couche lisse de crème dessert au chocolat. Dans le noir et le vide, les souris viennent ronger, gratter, leur faim vorace, leur instinct de vie dessine à vif des formes dans la couche comestible. Celle-ci, avec le temps, sèche et prend l’apparence d’une peinture à l’œuf ancienne, surface paraffinée attaquée, craquelée, détériorée. Le matin, l’artiste intervient dans le processus, il interprète les dessins – les messages que lui adressent ses locataires -, disposent les tableaux pour orienter coups de dents et de griffes de telle ou telle façon, essayant d’anticiper le graphisme aléatoire des rongeurs et de l’orienter vers quelque chose qu’il souhaite voir apparaître. L’interface animal et artiste a quelque chose d’une réelle collaboration. À un moment, il estime que l’œuvre est achevée, présentant des constitutions organiques ou abstraites, qui semblent abouties, parler à l’œil, vivants, témoignages d’un imaginaire qui serait commun aux rongeurs et à l’homme (via le dessert). Ces surfaces sont de même famille que les dessins d’Emelyne Duval déjà cités (Constellation, Nébuleuse…), que certains travaux de Dubuffet… Il y a alors le geste de nommer ces formes et ces signes. En baptisant les dessins souris, l’artiste répète l’acte antique de donner aux constellations une identité autonome, calquée sur les formes du vivant répertoriées sur terre, projetées au ciel, dans un cosmos construisant nos destinées dans ses machines imaginaires, dissimulant dans ses rouages stellaires l’explication de notre origine. Ces tableaux ainsi nommés sont autant sculptés et gravés par les souris que bêtement mangés (et encore ainsi renverraient-ils à la métaphore de dévoration de ce que l’on aime comme matière d’art) et prennent la dimension d’un mystère langagier que les bestioles, souvent utilisées dans nos laboratoires, veulent nous transmettre dans le cadre de cette fiction artiste. Michel Blazy joue avec ces frontières ténues entre les traces animales et les traces de l’art et l’intervention de l’interprétation qui n’a d’autre rôle que de faire travailler les catégories de perception, de perturber le jugement esthétique, de le mettre en crise. Dans Lâcher d’escargots sur moquette marron (2009), le sol et les murs sont recouverts de moquette brune régulièrement imbibée d’eau et bière, mélange qui stimule les mollusques et leur fait dessiner de magnifiques entrelacs de bave luisante « qui peuvent évoquer certaines œuvres de l’expressionnisme abstrait ». (Texte guide du visiteur). Ce dispositif créé en 2009 peut être « sans cesse réactivé et donner lieu à de nouvelles créations grâce à des indications écrites, dessinées ou filmées qui fonctionnent comme des instructions pour l’exécution de l’œuvre ». Les entrelacs, selon la manière d’asperger le liquide excitant, peuvent être orientés, par exemple. Précisions en outre que le titre de cette exposition, Le Grand Restaurant, provient de la possibilité pour l’amateur d’art de réserver une table où on lui servira un tartare de bœuf dans une pièce envahie de moustiques cultivés spécialement pour cette performance en Circuit fermé. « Le visiteur s’alimente d’une assiette de viande fraîche tout en donnant son sang aux moustiques. Le sang circule de l’Homme à l’animal en circuit fermé » (Texte du guide du visiteur – Je ne comprends pas la majuscule à « homme »).

De la même famille que ces tableaux souris, selon moi, les impacts de sèves et de fermentation végétale dans l’exposition Matières Premières de Fabrice Hyber. Ces grands silos sur pilotis où des brassées de fleurs et d’herbes se mélangent et s’affaissent, laissant lentement échapper de leur compost, des jus, des gouttes, des filets de sucs, à travers le tamis. Ces fluides chutent dans le vide comme d’infimes comètes de pigments, averse d’astéroïdes liquides, suivies d’étoiles filantes de poussières et pollen et tous ces résidus et débris forment progressivement au sol, sur la bâche – de ces plastiques que l’on étale au sol quand on saigne des lapins, à la ferme -, une mare solide, saignées coagulées, graisses florales figées, qui peut se lire comme une couche de mare de café. On y devine le graphisme convulsif, ébauché, de ces fleurs mises à mort mais, aussi, l’essai accidenté, aléatoire, de représenter l’interface cosmologique entre l’imaginaire humain et l’essence végétale, imaginaire irrigué de ses substances nourricières, de ses substances homéopathiques, de ses possibilités d’ivresses, d’échappées hallucinogènes, ses poisons violents, sa connaissance en graines d’un monde antérieure à celui de l’homme. (PH) – Vincent LamourouxLe Plateau Emelyne Duval  –

 

 

 

 

 

 

 

 

Les médiathèques, créatrices de temps

Pierre-Michel Menger, « Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain », Gallimard/Seuil 2009, 670 pages.  À propos du paragraphe « Talent et influence sociale », page 306.

livreAnalysant les processus d’évaluation par lesquels le consommateur oriente ses choix sur le marché culturel, notamment pour acheter ses livres et ses disques, croisant les résultats de plusieurs enquêtes, observations et expériences, Pierre-Michel Menger en vient à constater que ce n’est pas une différence de qualité à la source qui détermine les écarts énormes de réussite commerciale et de reconnaissance symbolique. Les réputations se construisent socialement, mécaniquement et par contagions, l’impulsion de départ n’est pas forcément donnée par un expert ou un critique avisé. Sans compter que de l’expert au dilettante, la méthode d’évaluation est basée sur la comparaison, le tâtonnement, le recoupement d’opinions… Les verdicts du marché sont donc loin de valoir pour l’éternité, sans oublier que « toutes sortes d’influences sur le consommateur sont concevables et sont praticables : la promotion publicitaire, le bouche-à-oreille spontané ou orchestré (le buzz), les signaux fournis par les palmarès, etc. Que reste-t-il de la réalité exogène du talent, comme foyer de convergence des évaluations ? » Avec précaution, pas à pas, et selon une volupté à construire des analyses rigoureuses, Pierre-Michel Menger décortique l’économie des évaluations du talent, du jugement artistique, le marché du conseil culturel. On sent qu’il y a de la matière, de l’amplitude, c’est le fruit d’études entamées dans les années 80. Et pour embrasser, ramasser dans ces phrases toute la complexité des éléments étudiés, « le style est dense et maniant des notions de sociologie parfois abstraites qui en rend la lecture assez ardue. » (Libération) L’analyse de cette matière précise du conseil est particulièrement intéressante à mettre en perspective avec le rôle et les missions de la médiation culturelle en bibliothèque ou médiathèque. Il y a là probablement des constructions théoriques nécessaires à fonder les nouveaux projets de la lecture publique. L’auteur est un passionné de musiques, un dévoreur de disques, voici un extrait d’entretien (Le Monde) : « Quand j’avais une dizaine d’années, j’ai reçu des disques d’un ami de la famille. Je n’en avais jamais entendu avant et ça a été une sorte de révélation foudroyante. À 12 ans, je pédalais sous la neige de Forbach à Sarrebruck pour acheter des disques. Je me souviens très bien qu’en 1966 j’avais 13 ans, j’ai acheté Les Noces de Figaro, les cinq concertos de Beethoven, l’Or du Rhin, sans trop savoir ce que j’achetais. Je suis revenu à vélo en passant par un petit chemin pour éviter les douanes. » Le récit de la révélation du disque coïncide avec mon expérience, vélo et Or du Rhin compris, mais à quelques années près et avec une grande différence. Je n’avais pas les moyens d’acheter autant de disques et je pédalais jusque la Médiathèque. Évidemment, ça n’existait pas en France, pas avec l’ampleur des collections proposées en Belgique. Le résultat est que, dans son analyse, le rôle que peut jouer le prêt public pour conseiller, aider à juger, développer les compétences sociales nécessaires à se forger son opinion de manière indépendante, ce rôle est ignoré, même pas mentionné. « Le coût d’une information complète pour exercer un choix indépendant et exprimer une préférence intrinsèque est exorbitant. » N’est-ce pas le rôle des bibliothèques et médiathèques de réduire ce coût, précisément, sans pour autant être capables de fournir une information complète, ce qui relève bien de l’impossible : « Aucun système de sélection ne peut traiter équitablement la multitude des œuvres candidates à une appréciation, et ne peut exiger de ceux qui font l’expérience de ces œuvres une connaissance de tout ce qui est mis en comparaison, pour former leur évaluation. (…) Même en recourant à diverses formes d’échantillonnage et de zapping qui sont aujourd’hui très répandues dans les marchés culturels, le consommateur ne se procure que des ersatz d’expérience, qui ont une qualité informationnelle limitéePour le consommateur, il est donc habituel de n’avoir qu’une information très imparfaite. » Le moteur social qui gère les évaluations et les échanges d’évaluations fonctionne surtout sur « l’adoption de comportements mimétiques » (ce qu’ont compris les « réseaux sociaux » sur Internet qui ne font que renforcer des mécanismes mimétiques). Le schéma fonctionnel, bien connu, est le suivant : « Le consommateur veut choisir un spectacle, un livre, un film, une exposition. Il est confronté à des artistes, à des œuvres ou à des représentations dont il ne sait rien ou pas grand-chose. Une des informations les moins coûteuses à acquérir pour en savoir plus long est celle que procure l’observation du comportement d’autrui. Pour en consommateur, le choix d’artistes ou de spectacles déjà préférés par d’autres réduit spectaculairement ses coûts de recherche, s’il interprète comme un signal de probable qualité l’expression des préférences dans le sillage desquelles il se place. » Ces mécanismes connus, étudiés simplifient aussi, bien que rien ne soit rationnellement exploitable, les objectifs du marketing et les stratégies qui, comme dit Stiegler, prive le consommateur culturel de ses compétences de ses choix et le « prolétarise ». Ce qui fait fonctionner la culture est le besoin d’échanger, de partager ses ressentis après les choix effectués et aussi une sorte d’addiction à ce que l’on apprend via la fréquentation de l’art, que l’on sait n’être pas ordinaire, cette exaltation du raffinement qui stimule encore plus le désir de raconter. Pour le meilleur et pour le pire, au service d’authentiques mécanismes d’apprentissage ou de pratiques limitées au snobisme. La consommation culturelle active bien les mécanismes du désir d’expériences et Pierre-Michel Menger identifie les risques que ce désir dépérisse selon différents déséquilibres commerciaux (là aussi, on croise, à partir d’un autre argumentaire, la dénonciation de ce qui, via le marketing culturel, tue le désir) : « Une trop forte dispersion des goûts sur un trop grand nombre d’artistes détruirait le bénéfice lié à l’échange de connaissances, d’informations, à la confrontation des opinions sur un même artiste ou une même œuvre. Inversement, une excessive concentration de l’admiration et des engouements sur une poignée d’artistes exténuerait le goût pour la variété des expériences, qui est l’un des ressorts de la valeur d’apprentissage que contient la découverte du nouveau. »  La place d’une médiathèque. En lisant un descriptif aussi minutieux des rouages du jugement, exercice des compétences de choix du consommateur culturel, même si ce n’est pas forcément l’intention de l’auteur, force est de constater que la politique culturelle publique n’y tient aucun rôle. Passe inaperçu, n’existe pas. Ce qui pose problème puisque cela signifie que l’acquisition de ces compétences est fortement susceptible d’être  influencée par des groupes de pression, des intérêts, des parties prenantes, soit une dynamique libérale d’accès aux compétences d’accomplissement de soi par la culture. Rien qui viendrait, au niveau de ces orientations  quotidiennes, permettre de réduire les fractures culturelles … On a, par défaut, la preuve que la politique culturelle publique n’investit pas ce champ fondamental du jugement individuel. Une médiathèque, encore une fois, ne peut délivrer, sur tout ce qui se fait, une information complète. Mais elle peut structurer un modèle d’information plus riche,  plus à même d’aider chacun à déterminer ses investissements de manière plus autonome. Ça demande bien entendu du temps, de l’argent, beaucoup de personnels (des investissements poublics proportionnels à cette ambition, dans des lieux médiateurs agréables, dans du personnel nombreux et formés au dialogue, à l’échange, à la suggestion, à l’écoute…) La condition est de continuer à investir dans l’acquisition de médias physiques qui « justifient » le maintien de lieux physiques de consultations, de rencontres, de partages sociaux, de lieux « associés »;  contrairement au tout iInternet, il faut maintenir un haut degré d’exigence dans la constitution de collections élargies, non limitées aux « musiques qui marchent » mais aussi aux expressions alternatives, marginales, de manière à proposer un spectre plus étoffé de la dynamique qui engendre les courants musicaux et l’originalité, le talent. L’exercice du choix de ce que l’on va écouter ou lire ne doit pas être soumis à la tyrannie de « ce qui vient de sortir », parce que c’est à propos de la nouveauté récente que les pressions du marketing sont les plus fortes pour capter l’attention et s’accaparer les potentiels de contagion par les réseaux sociaux. Dans une bibliothèque ou une médiathèque, la notion de « nouveauté » est plus flexible, relativisée, elle est approchée selon une autre notion du temps, du « temps que cela prend de créer puis de découvrir », et surtout ce sont des espaces où il reste pertinent de déterminer des choix de découverte à la verticale, dans l’histoire et les racines de l’actualité. Des lieux où réapprendre à investir de soi et des autres le temps indispensable au protocole du choix. (Digression sur la notion de marché du disque, culture savante, culture populaire. Je constate que Pierre-Michel Menger, par exemple, se base sur des analyses du marché musical qui, manifestement, ne tient aucun compte d’une production énorme, en labels et en expressions différentes, que nous suivons en médiathèque, ce qui ne peut que fausser les conclusions qu’il tire sur les enjeux liés aux relations entre consommateurs et marchés de la musique, par exemple; il passe aussi beaucoup de temps à démonter des antinomies structurantes un peu passées, comme celles entre « culture savante » et « culture populaire » où les frontières ont beaucoup bougé. Les phénomènes de savantisation des musiques populaires ne doivent plus permettre d’aborder ces questions comme si c’était encore les termes de l’école de Francfort qui déterminaient le cadre de cette question. Les travaux de Bernard Lahire sur la perméabilité des genres et le panache des goûts et préférences sont aussi de nature à modifier l’approche de ce problème. Mais Menger ne semble pas avoir pris connaissance ou vouloir tenir en compte les travaux de Lahire: autre part il mentionne que les écrivains vivant d’un second métier sont rares, alors que Lahire a consacré une brique à ce sujet qui établit un constat bien différent. Sans doute que Menger ne considère que les écrivains ayant réussis alors que Lahire étudie le champ le plus représentatif du métier d’écrivain. En tout état de cause, la médiation en médiathèque aurait bien comme fonction, aussi, de battre en brêche ces vieilles distinctions stériles: toute musique est outil de connaissance et de plaisir, elles sont en outre, de plus en plus interconnectées par des jeux d’influences qui se ramifient chaque jour un peu plus.)  Formation d’une écologie individuante, la question des ressources humaines. Ces collections conséquentes constituées par les opérateurs de lecture publique, représentatives déjà d’une lecture et d’un choix sur les structures historiques des différents courants et esthétiques,  il est important que des équipes nombreuses, diversifiées, puissent pendre le temps d’en prendre connaissance, de rassembler le plus d’informations sur les origines, les recoupements, les comparaisons, les caractéristiques esthétiques, tout en se formant à la transmission… Et à partir de cette constitution de connaissances en communautés non marchandes de professionnels , il faut innover, intensifier les outils de médiation : sur le terrain, dans des publications, dans les écoles, sur Internet… Non pas pour imposer des goûts, instrumentaliser des choix, mais pour ouvrir des espaces où s’informer autrement, partager et apprendre dans un autre contexte, développer des entités individuantes, apprenantes de part et d’autres mais dont la dynamique ne serait pas celle des industries culturelles mais des institutions de programme. (PH) – Photos : installation en Médiathèque d’un nouveau mobilier pour présenter La Sélec. Un choix argumenté, effectué par les médiathécaires pour soutenir le désir de découvrir ce qui, dans l’actualité musique et cinéma, est en mouvement, interpelle, surprend. Ce mobilier original, créé par l’architecte Catherine Hayt, est censé participer à une meilleure signalisation de ce travail sur l’évaluation, le conseil. Vous ne pouvez plus rater La Sélec! – Entretien filmé avec P.M. Menger.

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