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Printemps de larmes et d’espoir (avec Beethoven)!

Fil narratif à partir de : Beethoven, quinzième quatuor à cordes, troisième mouvement – Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel 20024 – Sayre Gomez, Heaven ‘N’ Earth, galerie Xavier Hufkens

Du mal aux larmes, une naissance encordé aux pertes, les siennes, les autres, toutes les pertes

La première fois qu’il pleure ce long mouvement du quinzième quatuor à cordes de Beethoven, il est novice, vierge. Surpris. D’où viennent ces larmes ? Quelle source ? Il a bien déjà été marqué, creusé, raviné par une perte énorme, inexplicable, celle de sa mère, trop jeune elle aussi. En plein printemps, pleine adolescence, la mort de plein fouet, sans rien comprendre, secoué. Explosion de larmes irrépressibles. Quelque chose, au cœur de sa vie, désintégré en plein vol, perdu, soudainement. Quoi, comment ? Rien, on ne parle pas de ça, la vie doit suivre son cours. Ca va passer, ce n’est pas un mal qui ne s’empare que de toi, il est partout, il frappe ici ou là, ça vient ça va, faut faire avec. Il découvre donc que la vie peut faire mal à tout moment et que finalement, il ne contrôle rien, il n’a aucune espèce de souveraineté sur son petit territoire de vie, aucun moyen d’échapper à cet inévitable « mal de la perte inconsolable, mal de l’absence intolérable », incontournable acte de naissance, livraison d’une composante importante du devenir de tout un chacun. Impossible de vivre sans pertes. Dans la foulée, peut-être dans une dynamique de cause à effet, manière confuse de « faire son deuil », il intensifie ses visites à la Médiathèque, boulimie de musiques. Puis un jour, par hasard, les quatuors de Beethoven. Il emprunte le coffret de l’intégrale. (Attirance pour le prestige des coffrets substantiels, pour les « intégrales » et leur côté « savant », réservé aux connaisseurs, recherche de références culturelles à incorporer, capitaliser, pour se transformer, se distinguer, gagner de la valeur. Il ne souvient plus du nom de la formation. Quartetto Italiano ? Le Julliard ?) Il écoute scrupuleusement, plaque après plaque. Jour après jour. Appliqué, égaré, ennuyé. Et puis arrive le quinzième, le troisième mouvement. Il frémit. Il ne le sait pas encore, mais cela a à voir avec les larmes de sa mère, pour sa mère. 

Quinzième, troisième mouvement, échos d’une intensité vitale terrassante

En descendant dans la matière lente de ce mouvement, comme on entre dans l’eau d’un fleuve, au fur et à mesure que la fluidité consistante des cordes l’imbibe, ému, égaré par l’émotion, il renoue avec ses premières vraies larmes, complètement irrépressibles, lâcher-prise total, et pressent qu’elles l’ont placé sur la trajectoire d’une histoire à venir, une poly-narration qui n’aura plus de fin, intime et poreuse à tout ce que charrie le flux des archets sur les cordes sensibles, depuis des siècles et des siècles, depuis que les larmes brillent dans l’histoire humaine. Il entrevoit, encore vaguement, qu’il y a quelque chose dans ces larmes, à récolter, à sanctuariser et à transformer. L’émotion musicale ne ravive pas uniquement l’instant tragique, passé, d’où jaillirent les larmes, il l’y entend revenir pour à jamais s’entremêler à celles des larmes futures, les siennes, mais aussi toutes celles autour de lui, au réseau hydrographiques de tous les pleurs à la surface de la terre, et cela donne du sens aux premiers sanglots, à la première collision frontale avec le néant. Il endosse confusément son statut de pleureur qui ne fera qu’évoluer au gré des coups et blessures, des catastrophes, des sinistres, des violences rencontrées, les siennes, intimes, et bien plus nombreuses, effroyables, celles de la marche du monde, notamment toutes les vies broyées par la politique migratoire de l’Europe. Il entend venir ça, à la manière dont l’ouïe des éléphants, hyper sensible aux « basses et très hautes fréquences », anticipe les catastrophes. « Dans la mesure où le sonore est une intensité excessive qui engendre les pleurs, ne peut-on pas dire, par un autre tour, que nous pleurons quand une intensité vitale nous terrasse et est quasiment insupportable ? » (p.248) Le troisième mouvement du quinzième quatuor naissait et se déroulait, à son oreille, comme une émission sonore hors radars, des fréquences en principe pas captées par l’humain en situation normale, et qu’il lui était donné de recueillir selon un don momentané, une grâce particulière, une vitalité terrassante.

Passage musical entre larmes et pleurs, pertes et disparition, présence et absence. La métamorphose des larmes et le vertige prolongé de l’apparition, vers un état de grâce

Dans les premières mesures du troisième mouvement, il reconnaît l’humeur qui le baigne, et qu’il refusait de nommer, une stagnation prostrée, ankylose dépressive des forces vives. Une traîne épurée, un souffle minimal. Une tresse rauque, sans voix, de perte inconsolable et d’absence intolérable. Et ça l’accroche d’emblée, d’entendre exprimé par les musiciens, spiritualisé, son climat affectif, éploré, refoulé. C’est, transformé en phrase encordée, abstraite, le recueillement désespéré tentant d’amortir, jadis, le fracas des larmes. Puis en avançant, le mouvement s’éclaire faiblement, une lueur se maintient, s’intensifie, certains événements surgissent, irruption d’énergie improbable, à partir de rien, du néant, précisément, et il suit, le mouvement le guide, il mime ce qui se passe dans la musique, ça le met en marche vers un usage inattendu des larmes, une alchimie qui fait qu’elles deviennent aussi la possibilité d’une autre vie, une autre forme d’amour du vivant. Là où il croyait avoir perdu le don de chanter, il muse, les filaments d’une chanson fragile s’ébauchent, remuent, tissent le fantôme d’une mélodie dépouillée. « Dans cette durée dilatée des larmes survient en nous cela même qui les efface et les rend invisibles : non pas que leur sensibilité ait disparu, mais elle est recomposée dans une allure de vie entièrement neuve rendue possible par l’avant-goût effrayant du néant. Les larmes ne sont jamais la mort de l’amour mais la pluie qui le nettoie et le rend possible sous une autre forme. » (p.62) Musique de passage, d’un col brumeux entre tourments et réconforts, hiver et été, la canzona du quinzième quatuor se présente à lui en maillage d’amour et de néant, une ligne de crête entre effondrement et état de grâce, tracée, ténue et têtue, par les violons, l’alto et le violoncelle, solidaires. Il revit le flux de ses larmes en un bonheur paradoxal, douloureux autant qu’inespéré, celui de retrouvailles, dans les tréfonds, avec ce qu’il croyait avoir perdu. « Désormais, je sais que je pourrai renouer avec ce que j’ai perdu, dans ce mouvement de ce quatuor ». Et dans la relation avec toutes les œuvres où situations esthétiques de même famille que ce mouvement de quatuor à cordes. Ce qui allait fortement orienter son penchant pour l’art, recherchant autant les expériences esthétiques continuant cette première effusion de larmes que celles apportant, en réponse, les éléments d’une vie autre, régénérée, nouvelle. Ce qu’il était bien incapable de formuler à l’époque, c’est qu’en ayant dorénavant en tête cette musique de Beethoven, il se trouvait doté d’une matrice narrative et poétique pour, peu à peu, transformer la perte en disparition, faire l’apprentissage des pleurs comme « métamorphose des larmes » qui maintient « le disparu dans le vertige prolongé de l’apparition ». L’apprentissage de l’absence présente, de la vie s’accommodant du mal inconsolable. « Tandis que dans l’épreuve de la perte le survivant se consume et se perd dans les larmes, la disparition est une recomposition de la vie avec les pleurs. Les larmes sont l’impossible à réprimer ; brusquement, toute intentionnalité est suspendue, seul advient leur mouvement irrésistible. Les pleurs sont une autre affaire, un pli dans la vie où se côtoient au plus près la présence et l’absence, la vie et la mort. Les larmes surgissent comme l’absolument irrépressible alors que les pleurs métamorphosent la vie en vie précaire. » (p.36) Canzona di ringraziamento offerta alla divinità da un quarito, in modo lidico (molto adagio) – Sentendo nuova forza (Andante).

Larmes et empathie. Par les pleurs, l’autre entre nous. Pleurs et écriture la nuit.

Irrigué par les larmes – autant les siennes que celles qu’épanchent tout humain frappé du mal de vivre (perte, injustice, maladie, violence) -, c’est la sève de l’empathie qui perle en lui, y trace un chemin. Un fluide le parcourt, tantôt en surface, tantôt dans les profondeurs, qui estompe les frontières entre intérieur et extérieur, et transforme en argile le socle de toute maîtrise. Touché par les larmes de sa mère, pour sa mère – pleurant sa mort, il avait l’impression que les larmes étaient la dernière chose transmise par elle, un legs ultime, littéralement expirant en larmes entre ses bras – , il acquiert peu à peu la capacité d’être touché par les autres. « (…) Pour se laisser toucher par autrui, encore faut-il perdre l’illusion d’une maîtrise totale de sa vie et reconnaître que les frontières entre les existences sont poreuses. Si nous sommes à ce point sensible que nous sommes émus par l’autre, au point de nous mettre en mouvement vers lui, de nous transporter jusqu’à lui, c’est que, certes, nous ne sommes pas lui mais qu’il est à ce point entré en nous que nous ne pouvons imaginer notre vie sans imaginer la sienne. » (p.191) Le réseau des larmes, dans l’histoire, à la surface de la planète, canalise l’impuissance solitaire face au destin et la transforme en force revendicative, solidaire, énonçant l’injustice, appelant justice, explorant sans cesse de nouvelles voies pour réparer, soigner, améliorer la société, exactement de la même manière que l’eau, dans la nature, cherche à s’écouler coûte que coûte. C’est une ressource, un liquide protecteur, un fluide qui porte. Et cela a à voir avec son penchant à écrire, écrire, sans cesse écrire, pour rien, la fenêtre ouverte. « L’hiver depuis des années, déjà. Mais il y eut de vrais étés. Peu de sommeil. Longues journées. Écrire la nuit, à trois heures du matin, toutes fenêtres ouvertes et l’air d’été venu des prairies et des champs de blé, jusqu’ici, jusqu’à nous, en ville, et jusqu’à moi, dans la chambre. L’écrire aussitôt dans le livre ! L’air d’été. Si léger, sent si bon. » (p.152) Écrire, pleurer, expier, panser, renaître. Tamiser la nuit espérant récolter des particules de la canzona de Beethoven

Le cloud extractiviste. L’émeute et l’entropie. Le précaire, nouvelles ruines mélancoliques du l’hyper-capitalisme. Rivages et dépotoir ultime.

D’où le choc devant les toiles de Sayre Gomez, braquées sur un monde sans larmes. Non pas libéré des raisons de pleurer. Mais où la capacité de pleurer, selon un « ordre venu d’en haut », fait l’objet d’un apartheid systématique, négation des pertes, des douleurs, des afflictions et mutilations. Invisibilisation redoutable de tous les êtres de peu de valeur marchande, en marge, désaffiliés, exclus du capitalisme, chair à canon de la croissance. Ce qui règne dans ces images vides, c’est l’âme damnée d’un système qui juge inutile de s’émouvoir de la désolation et la dépossession qui broient les fragiles, au quotidien. Ceux et celles chez qui, dès lors, les pleurs se transforment en rage impuissante, totalement impuissante, stérile, auto-destructrice.

Le frappe d’emblée une méta-image, avec à l’avant-plan une effrayante plate-forme d’extractivisme, en lévitation dans le cloud, transcendance de l’emprise industrielle sur tout ce qui touche au vivant, avec en arrière-plan et contrebas, une vaste étendue urbaine, artificialisation triomphante du globe, avec son bouquet puissant de gratte-ciels décisionnels, et au-delà, le sommet du cratère, l’infini minéralisé, dévitalisé, des flancs de montagne dénudés par l’exploitation (peut-être massif montagneux factice, reconstitué).  

D’autres toiles hyper-réalistes, hallucinées, saisissent des restes de révolte, les signes d’une émeute dispersée – ou tombée d’elle-même dans une forme d’entropie radicale, soudainement dépourvue de sens, d’espérance – , caddies renversés en pleine flambée sur macadam, feux de circulation culbutés ; poubelle gorgée de déchets de fast-food, fondue par un départ de feu, en gros-plan devant un coin de banlieue calme, quelconque, avec vaste ciel orangé parcouru de nuages captant les reflets du soleil ou les lueurs et fumées d’un brasier pas très éloigné. Sayre Gomez peint aussi les abris précaires posés sur les trottoirs, les modes d’existence provisoires devenus permanents, dans la débouille et la récupération de déchets et rebuts. Survivre à ciel ouvert dans les détritus, l’œil sec. 

Sur du sable fin, face aux flots où se reflète l’éclaircie solaire trouant un ciel gris, des contreforts de débris, amoncellement sinistre de pièces détachées de la société de consommation, en vrac, dépotoir rejeté par les flots, retour à l’expéditeur, l’ensemble évoque les châteaux de sable, enclos chimérique où réinventer une vie, à partir des moignons d’une vaste machine morte, mécaniques concassées, électro-ménagers périmés, caddies, parasol coloré au sommet des scories indiquant que, là, trône un marginal, bricoleur de ferrailles déclassées. Des flots marins ne jaillira plus le début de la vie, ni même l’incomparable vénus. Cette marine sordide ressemble à un cul-de-sac métaphysique irrémédiable.

Engendrer l’inhumain

L’accumulation des images sordides balaie froidement les dégâts du capitalisme, sonde ses entrailles malades. L’immensité affolante de tout le laissé pour compte, ce qui n’a plus aucun intérêt. Toutes les vies abîmées, dépouillées, dont les multiples deuils, incommensurables, restent en suspens, sans valeur, sans reconnaissance, niés, refusés, objets d’une déshumanisation systémique, routinière. Il émane de ces scènes d’une apocalypse en cours, lente et inexorable, une impression de mélancolie foudroyante. 

Voilà les décors où les fragiles voient leur vie à jamais perdue. La « réceptivité de la souffrance de l’autre », comprendre ceux et celles qui n’ont pas pu réussir dans l’écosystème néo-libéral, y est proscrite. Premier et principal engrenage d’aliénation. « Plus fondamentalement encore, ne pas répondre à l’annihilation des conditions de réceptivité de la vie perdue en ne répondant pas aux pleurs qui font vivre la perte jusque dans l’imploration, c’est à la fois déshumaniser la perte (le sujet perdu), les pleurs (le sujet pleurant la perte) et la société qui refuse de répondre à ses pleurs, de les reprendre en son sein, de les entendre. C’est alors, à proprement parlé, engendrer l’inhumain. Car ne pas répondre aux pleurs de l’autre, c’est refuser de se laisser traverser par les affects de l’autre et ainsi d’engager sa vie dans la vie des autres. » (p.212) Dans les toiles de Sayre Gomez, il n’y a plus d’autres. Privés de larmes, de pleurs, ils se terrent, ne sont plus que des fantômes (absents des toiles). « (…) la négation du travail de deuil du pleureur, engendrée par la formation politique et sociale dominante, crée tout un complexe mélancolique dans lequel le deuil n’est tout simplement pas pris en considération en étant rendu totalement invisible. Il faut insister ici sur le fait que la mélancolie n’est précisément pas le fait du pleureur mais est bien engendrée au contraire par la formation sociale et politique hégémonique qui s’exerce dans le dos du pleureur en le niant. La mélancolie est alors une hallucination de la formation sociale hégémonique. » (p.224) La mélancolie a pétrifié, englouti la civilisation peinte par l’artiste. Rien ni personne n’y a résisté. 

Choisir son camp ?

Mais de quel côté est le peintre ? Ces toiles ne pleurent pas, ni lamentation ni rage, ni offuscation, elles ne fustigent pas l’injustice, parées d’une certaine esthétique clinique, froide. Cynique ? En miroir ? Il y a dans les couleurs une certaine taie blanchâtre qui évoque, peut-être, une empathie refoulée, figée. Un effroi paralysé ? Juste un voile. Quand on regarde le lieu dans lequel ces toiles sont montrées, riche et aseptisé, galerie-bunker-coffre-fort du marché de l’art, on pourrait même soupçonner qu’exhiber ce savoir-faire artistique dédié à la représentation de la misère de l’effondrement, aux sinistrés mélancoliques privés de tout, à la perte de tout espoir de paradis sur terre, est juste là pour émoustiller les amateur-trices bien nantis, leur donner le vertige d’une puissance face au monde écrasé, privé du sensible qu’ils accaparent et cultivent quant à eux dans leurs collections, leurs achats et expositions, leurs célébrations-vernissages. Que signifie acheter à prix non négligeable une toile représentant les dégâts morbides, à grande échelle, du totalitarisme néo-libéral ? Achète-t-on ce genre de peinture parce qu’on trouve ça « beau » ? Va-t-on accrocher ça dans son salon pour sensibiliser les invité-e-es, à l’occasion, et suggérer la nécessité de changer de modèle de société ? Ou est-ce réservé pour des musées soucieux de thématiques sociétales, musées fréquentés par des minorités éclairées ? Une partie de l’argent généré par cet art est-il versé à des organisations, des associations, des réseaux qui luttent contre la mélancolie totalitaire, « hallucination de la formation sociale hégémonique », proposant des formes de guérison !?

Pierre Hemptinne

Rêve de gouffre et d’ambulance

Récit tissé à partir de : Jean-Loïc Le Quellec, « La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités », La Découverte 2022 – Michel Cloup, « Backflip au-dessus du chaos », IDA156,Ici d’ailleurs,2022 – Mickael Lucken, « L’universel étranger », Éditions Amsterdam 2022 – Ailbhe Ni Bhriain, « Intrusions 1 & 2 », Biennale de Lyon 2022 – Fabrice Hyber, « Confort éternel » et « Homme de terre », Fondation Cartier 2022 – vélo, pluie…

Mauvais rêves, mauvais réveil. Il arpente la terrasse, cherche l’horizon, tout est bouché, lambeaux de brumes entre les branches, rideau de bruine sur la vallée. Rien ne colle. Rien ne s’ajuste. Il relance le feu dans le brasero, vieux papiers froissés sur les braises grises, poignées de pommes de pin qui crépitent, copeaux, fines branches, bûchettes. La fumée se dissipe difficilement, stagne. Fines douleurs aux articulations, sensation d’une fatigue infinie impossible à déloger. Il se tord les mains, angoisse, les différentes parties qui le constituent ne s’agencent plus. Tout se délite. Tout ce qui a fait sa vie jusqu’ici, se disloque, se fâche, le tourmente. Tout raté. Vivre ainsi n’est pas envisageable. Il ne tient pas en place. Ni physiquement, ni mentalement, agité, cherchant à faite tenir ensemble ses bouts de vie éparpillée, gaspillée. Est-ce le rêve perturbant de cette nuit ? Pas le premier. Ca le mine. En même temps, ces fictions oniriques sont exceptionnelles, précises, diaboliques dans leurs scénarios le conduisant sournoisement au gouffre, l’expédiant  éternellement dans les limbes. Il ne peut s’empêcher de les admirer. Quoi, mon cerveau est capable de monter de telles intrigues cinés !? Mais justement, il veut échapper à cette instrumentalisation de l’intrigue. Faire quelque chose. Il ressort vieux cuissard et maillots et les enfile en tremblant. Il décroche le Thompson. Il y a longtemps, c’était un modèle de pointe au design de course, affûté. Du temps où il y avait encore des compétitions ! Heureusement, tout cela a été arrêté, vu le coût écologique insensé du sport de haut niveau. Dès qu’il pose la main sur le cadre, léger,  ce qui afflue, ce sont des image de routes, les nombreux cols où il s’est arrêté, pour souffler, avaler une tartine en admirant le paysage de l’autre versant. Allez, en selle, dans le crachin, il clippe les souliers aux pédales. Bien que ça se situe au niveau des pieds, ça fait « cordon ombilical ». Quelques tours de manivelles. En avant, il suit la pente douce, lentement, vacillant. Il n’est plus certain de son équilibre. Voilà le carrefour, le col. Il se lance à gauche dans la descente. L’asphalte est mouillé, glissant. Il se laisse aller. La pluie sur ses lunettes limite la visibilité. Quelques superbes lacets. Mon dieu, qu’il a aimé les épouser en se laissant emporter par la vitesse de la pente, jadis, en été. Et à présent, comme il est mal à l’aise, crispé sur les freins, trajectoire mal assurée, flageolante. La frousse de la glissade, aucune cohésion entre ses membres et la mécanique sous lui. Tous ses muscles désolidarisés les uns des autres, tendus, contractés. Il grelotte. Un rehaut, un faux-plat, la nature se mélange à des vestiges de carrières industrielles, le coup de pédale est carré, se cherche, malhabile, sans force. Voilà, le profil de la ville émerge à l’endroit où la vallée s’ouvre aux vastes garrigues. Il bifurque au premier vertige de vestige fortifié, repart vers la droite, longeant la rivière abondante, vive, tourmentée. Faux plats, petits rehauts, courbes roulantes suivant les méandres de la rivière. Il dépasse un village, personne, quelques poules, tout est fermé. La pluie s’intensifie, son rideau de perles de plus en plus serré, violent. Ses pieds sont trempés, chaussettes imbibées, l’eau s’infiltre depuis la nuque jusqu’aux reins. 

La côte, les lacets, la chanson

Voici le pont qui franchit les eaux, et puis, à gauche, l’ascension commence. Une pente droite. Puis les lacets. Il attaque, cherche son souffle, serre les dents, invoque son coup de pédale d’antan. Rien. Oups, trop dur, j’y arriverai pas. Allez, il appuie. Ses mains bien agrippées au haut du guidon. Dans le coteau raide boisé dru, à droite, naissance d’une avalanche, loin, roches dévalant, percutant les troncs, puis éboulis de pierres et graviers sur la route, en même temps que des formes poilues déboulent, rebondissent, le regardent surpris puis cavalent. Zigzag, écart brusque obligé, chute évitée de justesse. Des sangliers ! Allez,  en danseuse, il relance la cadence. La flotte ruisselle abondante sur le revêtement, projetée par les roues. A court d’haleine, lui aussi ruisselant, dégoulinant. Obligé une fois ou deux de stopper, pied à terre. Puis, chancelant, reclippe les chaussures, lentement, debout sur les pédales. Presque du sur-place. Plus de jambes, disparues. Très vite, muscles tétanisés, asphyxiés. Et alors, dans le crâne sourd une musique qui revient de loin. Il en crache des sons, des mots dont il capte les vibrations rythmiques et les transforme en vitamines pour ses poumons, son cœur, ses cuisses. Comme on entend au loin les basses en transe d’une rave prohibée. Une rengaine, une « scie musicale » qui l’arrache vers le haut, lui restitue une fréquence de pédalage digne de ce nom ! Les sensation reviennent comme on disait souvent dans la presse sportive. Il ne les espérait plus. Allez, quand je veux, j’ai encore de beaux restes, grince-t-il en grimpant, mètre après mètre, virage après virage. Concentré, rageur, il scande, « Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise »… Ca vient de loin… « dans-le-son, dans-le-son, dans-le-bruit, dans-le-bruit ». Et puis silence. Plus rauque et tremblé, « la-tris-tesse, la-tris-tesse, la-tris-tesse ». Une énergie renait, timide. Une énergie paradoxale, celle que cause la rencontre de deux courants contraires, l’un qui se jette en avant pour s’épuiser et mourir, l’autre qui reflue pour se sauvegarder et se régénérer, les deux se brassant avec remous, écumant sur place, se libérant et se contraignant mutuellement. Alors, il se traîne, certes, mais retrouve un bien être, celui de rester irrigué de forces pas prêtes de mourir, ce n’est pas encore pour maintenant. Une pulsation cardiaque ragaillardie où il entend les réminiscences de sa jeunesse, établit l’illusion d’une sorte de permanence. Il se sent bien dans la flotte, s’y sent chez lui, la nature détrempée, le ciel bas, les nuages à portée de mains, criblés de gouttes. Il prolonge sur les routes à flanc de collines, jusque Saint-Roman plongé dans l’ouate humide. Là sous l’averse il s’appuie au parapet et se confronte à l’absence, la disparition, admire le vide là où, par temps clair, il a admiré tant de fois l’horizon jusqu’à l’Aigoual. Nuages bas, hachures pluvieuses, tout est avalé, lui compris, dissout. Il ne s’est jamais senti aussi près du lointain. Heureux d’avoir libéré des réserves de souffle, il déroule paisible sur la route qui sillonne de Saint-Roman à Colognac, traverse d’infimes hameaux, chiens aux portes, brebis égarées, là aussi, aucun dégagement et le regard, au lieu de s’envoler au-delà des Cévennes vers la plaine et le littoral, végète parmi les vapeurs ombilicales et duveteuses. Entrailles fuligineuses. Forêt, clairières, pâturages ne sont que des motifs graphiques émergeant des brumes dégoulinantes d’eau. On dirait l’intérieur d’une vaste caverne. Heureux dans le déluge, arrivé à Colognac planqué dans l’ouate immobile, il ralentit, il aime tellement la route qu’il vient de parcourir, regrette de la quitter déjà, aura-t-il encore tellement l’occasion de la pédaler ? Il y retourne, repart vers Saint-Roman, à petit braquet et au train, pépère quand ça monte, en roue libre dans les descentes. Les nuages ne sont même plus bas, en fait, c’est la matière nuageuse elle-même qui s’échappe des forêts, du flanc des collines. En s’élevant, elle esquisse des formes qui traînent là, amorphes, comme en une baie aérienne où se remettre de leur accouchement, avant de dériver en nuages, peu à peu, vers la plaine. Il est au cœur même de cette bourre onirique, milliards d’infimes circonvolutions informes qui, lorsqu’elles naviguent haut dans le ciel, organisées en masses crémeuses claires ou sombres, font penser à ceci ou cela, un animal, une plante, une personnalité connue, un objet familier. Il est au cœur d’une myriade mouvante de filaments dont l’activité spontanée fait naître des dessins suggestifs que contemplent les humains. Il s’était toujours dit : si j’avais de l’argent, je collectionnerais les peintures et dessins de nuage. Il en a fait une collection virtuelle. 

Dans la caverne des nuages

Le tracé du chemin est un long boyau cotonneux, non plus une route, mais un passage secret reliant les deux hameaux. Il y vagabonde, scrutant les formes, les ombres sur les parois brumeuses, émerveillé par ces coulisses infinies des inépuisables paréidolies. Des signes ainsi gravés dans l’impalpable viennent à sa rencontre, lui rappellent symboliquement ou allusivement, selon l’interprétation flottante qu’il en produit instantanément, l’enchaînement des différentes étapes de la gestation de son devenir, sélectionnant les faits saillants de l’enfance, l’adolescence, l’éducation sentimentale, l’apprentissage social, les rêves, les chimères, les cauchemars. Mais aussi des visages, des parties de corps, bouts de ventre, des bras, des reins, des nuques, des épaules, des nombrils, des seins, des bouches, des jambes, morphologies personnalisées, rappelant des êtres connus, mais aussi fantasmées, évoquant des relations virtuelles, imaginées.  Sans rien de figé, rien d’univoque ni aucune linéarité arrêtée. Tout semblant se dérouler simultanément en permanence, composant et se décomposant, se rejouant sans cesse, confirmant l’impression que le temps s’immobilise une fois pris dans les brumes, donnant l’impression d’une destinée toujours ouverte, en train de se faire, pas si éloignée de l’état de jeunesse et des origines, au plus près du processus de création continue du monde selon l’ontologie animiste. Il inhale et exhale. Des fumeroles abstraites ou figuratives rentrent et sortent de son corps. Des signes d’air. « Une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels » (Lorblancher cité par Le Quellec) Il se recompose. Il exulte. Il entrevoit de probables marges de manœuvre. Ce n’est plus en rageant mais en éclats joyeux qu’il scande les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes images, « lâ-cher-pri-se « . Chant libératoire, accents de triomphe. Puis le déluge cesse, sauf dans les arbres, la forêt pleut tout entière, à retardement, de feuille en feuille, intenses goutte à goutte désynchronisés, tambourinements arythmiques, bouleversant la perception de l’espace. «C’est alors, dans ce lieu déjà sensible au plan acoustique, une superposition sonore remarquable des chutes de gouttes d’eau dont l’espacement temporel aléatoire ajoute à l’effet singulier de spatialisation sonore et de timbres divers suivant la nature de la surface percutée par la goutte d’eau : claquement dans un creux, glissement sur une stalagmite, éclatement sur le miroir de la flaque d’eau, ruissellement sur des parois irrégulières, etc. » (Michel Dauvois cité par Le Quellec) Ce sont de véritables torrents qui atteignent et traversent la route, charriant branches, cailloux, sables, dépouilles animales.

Reprendre la musique des mots épuisés

De retour, trempé, transi, il descend les bâches plastiques translucides qui ferment l’espace de la terrasse, se défait du cuissard et maillots, gisant à terre dans une flaque. Roulé dans un grand essuie et ensuite une couverture, il se plante au plus près du brasero, grelottant. Heureux, hagard, une certaine consistance en cours de distillation. Il extirpe le meuble avec l’antique sono, branche le matériel. Il a absolument besoin d’entendre, d’exhumer en version complète, la musique qui lui est revenue en plein effort, qui l’a aidé à se hisser en haut du col. Il retrouve le disque. Michel Cloup, Backflip au-dessus du chaos. L’album de la bifurcation, celle tant invoquée espérée dans les années 20, et puis non, condamnée, enterrée en grandes pompes, au nom de la lutte contre l’écologie punitive ! C’est parti, plein tubes. Les décibels secouent le silence d’après déluge et partent en ondes à travers hameau et vallée. La musique est une charge, une fuite effrénée, une machine emballée, un galop fou, avec syncopes suivies de nouvelles accélérations. Des incantations et des fuites en avant acrobatiques. Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise. Réflexivité, retour sur ce qui s’est passé, coup d’œil prospectif sur ce qui vient, c’est bouché. « C’est aussi à cause de la tristesse », mon dieu, oui, quelle longue histoire de tristesse, quel long entrelacs de choses tristes. Le visage tourné vers les flammes, il ruisselle à nouveau, mais de larmes, irrépressibles. Enfin, la tristesse est nommée là où il convient. Pour avancer, construire, simplement faire des choses, il aura fallu sans cesse composer avec un ordre des choses infligeant tristesse sur tristesse, qui en fait un système d’assujettissement, longue traîne de la croissance destructrice. Dans cette musique et ses paroles, il n’entend pas l’apologie du lâcher prise managérial, résilience des soumis, pas plus la paix new-age, non, elles fulminent d’injonctions contradictoires, lever le pied ou s’entêter. Lâcher prise sans rien lâcher, comment façonner ce double front, intranquille, en façon de voir le monde, d’y tracer un chemin ? « Perdre le contrôle, ou le prendre ». Si vous lâchez prise, il sera exclu d’envisager être encore à la manœuvre de quoi que ce soit. Et ça les arrange bien. D’où l’organisation du travail, vraie industrie mortifère de perte de sens, d’où le régime économique indissociable d’une pauvreté endémique. Il faut faire lâcher prise au plus grand nombre. Leur présenter ça comme une promesse de bien-être. Musique et paroles surfent sur une crête de non-retour. Ligne de fuite disait Deleuze. Il vaudrait mieux lâcher prise, mais ce n’est plus possible, c’est trop tard, on en a trop vu, trop su. Ces sons et ces mots miment l’agitation, la manière dont on se débat, pollués par l’hyperactivité capitaliste, comment on se secoue pour échapper à l’entropie suicidaire consumériste. Lâ-cher-prise, c’est s’accrocher au tout foutre en l’air, sans plus raconter, sans plus raisonner, en donnant des coups, animalement réfugié sur quelques esquifs bienveillants. La musique par exemple, et l’amour. Leurs mélodies en de fragiles plages, rares sources d’oxygène. Se débattre entre les quelques points de subsistance qui s’amenuisent. Comment cesser d’être sur le qui-vive ? Les mots, épuisés, disent en finir avec la narration du quotidien, du réel, car ils ont beaucoup raconté avant,pour rien. Ils partent vidés, ils reviendront, ils recommenceront, plus tard, après. Alors, c’est la guitare qui balance. Plutôt, via le musicien-chanteur à bout et au bout de quelque chose, la fusion insomniaque entre guitare et fin du narratif parlé. Galop fou. Pétage de plombs, hors des ornières. Ce que l’on a refusé d’entendre dans les mots, enfin déchaîné, désaliéné, déprolétarisé, dans l’éloquence exubérante, électrique, feu de paille assumé. Mon dieu, pendant combien d’années s’est-il lui-même maintenu au bout de quelque chose, juste pour y être, sans alternative, s’est-il traîné, cherchant comment passer outre, refusant d’abdiquer mais de plus en plus fantôme ? Il écoute en boucle Lâcher prise. Il y trouvera le passage.

Il transforme sa terrasse en grotte où l’on danse

C’est rare qu’il dérange la paix du lieu par un excès sonore. Une, puis deux, puis trois habitants-e-s du hameau le rejoignent, se faufilent sous l’abri. Puis d’autres encore, l’entourent, tendent les mains aux flammes. Têtes dodelinant progressivement au rythme de la musique. « Plein régime, pleine puissance, à fond, musique au taquet », les écorchés rappliquent comme papillons nocturnes vers les flammes claires. Certains spécimens cévenols, plus lointains, rescapés des années hippies, ont quittés leurs yourtes. De véritables créatures des bois, leurs ombres projetées de théranthropes confèrent à l’assemblée un caractère animiste, circulant entre les présents, glissant sur les parois plasmatiques qui referment la terrasse, peintures rupestres s’animant, créatures d’ailleurs mêlées à la compagnie humaine, infiltrée par d’autres mondes, troublée en ses intériorités. « Les thérantropes ne seraient pas des hybrides, mais offriraient une solution graphique au problème que pose la représentation d’une intériorité humaine non spécifique aux humains, puisque dans une mondialisation animiste il n’existe pas de discontinuités entre humains et animaux. » (p.587) Ils étalent des peaux, des fourrures miteuses, s’y installent, roulent des joints, bourrent des fourneaux de pipe. Le volume sonore est trop élevé pour parler, pour s’entendre. C’est justement ça qui fait toucher un autre réel immédiat. Les mains s’empoignent, les têtes s’embrassent, les bras accolent. Les yeux échangent le « ça fait du bien », donnent à voir, grands ouverts, jusqu’où la musique remue l’âme de plus en plus gagnée par le frémissement des BPM. Rapidement, marmite de soupe, casserole de vin chaud, casier de bière, bouteilles de vin, gros pain au levain et fromage font leur apparition ainsi que les rites de commensalité. Naturelle. 

L’album déroule en entier, dans l’ordre, puis, obstinément, inlassablement, en lecture aléatoire. Certains s’en souviennent, d’autres le découvrent. Tous reconnaissent peu à peu en cette suite de musiques-chansons la topographie d’un moment charnière, gravé dans leurs chairs, l’année où quelque chose a définitivement basculé. Celle où l’on a compris qu’il était trop tard pour éviter le +1,5°. Celle où il était illusoire de croire que le politique allait agir efficacement contre le réchauffement climatique ou même contre la sixième extinction. Année où cette impuissance est devenue manifeste, indiscutable, couverte par des mesures de plus en plus indignes, cyniques et criminelles à l’égard des chômeurs, des migrants, toujours au nom de la croissance, cause de la crise climatique ! Année ou la Cop sur la diversité accoucha de rien, du vent, qui fut jugé historique (parfois avec guillemets). Année du Mondial au Quatar un sommet d’irresponsabilité et de corruption de tous les puissants bien assis sur les droits humains. Année où les pessimistes et défaitistes découvrirent qu’ils ne l’avaient pas été assez. Mais il fallait continuer à espérer, inventer des rituels de désobéissance civile, se maintenir en vie. Presque une maladie, une façon de métaboliser le désespoir et le chavirement épochal. 

Morceau après morceau. Répétition de morceau après répétition de morceau. Les phrases parlées, psalmodiées, sculptées à vif à la guitare pénètrent les corps, une constellation de rengaines imparables gagnent les cerveaux et les nerfs, réveillant des souvenirs, le récit du dépassement irrévocable, réactivant la distance parcourue depuis cet effacement de tout cap tenable. Les chemins de l’épuisement. Toute cette matière musicale oscille entre compte à rebours irrémédiable et passage en force vers d’hypothétiques espoirs. Où recommencer. Demain. Où retrouver de l’incertain. « La conceptualisation de l’incertain sert à l’exploration critique du monde » (Lucken, p.136), de quoi maintenir l’accès à des champs libres.

Au rappel du déni massif induit par l’empire numérique : « La maison est en feu, mais tant qu’il y a du wifi, tout va bien « , les têtes approuvent, sourient. Rompre avec les technologies a été une impulsion salvatrice qui rassemblent ceux et celles qui sont là. De même qu’affirmer vouloir exorciser l’hégémonie coloniale. C’était très mal vu en 2022, être blanc et engagé-e-s dans le décolonialisme s’étaient s’exposer au harcèlement, aux intimidations, aux acharnements médiatiques. « Ton héritage se fissure, ton emprise se craquèle, ton discours se dissout, ta parole brûle ». Alors, ils se libèrent, se déchaînent, danse tribale frénétique, ça pogote, la terrasse tremble, doigts d’honneurs en pagaille vers le ciel, vers la vallée et les villes là-bas, en bas. Ils l’avaient bien dit, apôtres bafoués du décentrement et de la réparation, ils sont fiers, grâce à cette chanson, d’avoir soutenu les militances décoloniales, ils ne sont plus les parias de l’occident. « Ton fauteuil brûle, ton fauteuil brûle », à pleins poumons, chœur égosillé et anarchique. Les écorchés transfigurés dansent. Ils dansent le chemin de croix, les engrenages ponctuels ou récurrents, qui les ont conduit vers la bifurcation, car ils-elles, au moins, ont bien bifurqué, c’est pour cela qu’ils se retrouvent là. Bien que tous sur des tracés singuliers, ils ont progressé de rupture en rupture, avec leur milieu, avec leurs proches, confronté-e-s à la difficulté de construire un refuge affectif dans des conjonctures instables, plongeant, remontant, battus, refoulés, entretenant un reste d’énergie primale, préservant coûte que coûte un ancrage humain, une croyance dans l’autre, pour un jour, sans faute, se relever pour toi, découvrant que l’art de la résurrection, ça se cultive, à l’aveugle, avec obstination, au cas où. Le seul art qui reste, qui ait du sens, finalement.

Communauté d’oreilles et de tripes écorchées

Selon l’ambiance du morceau, le groupe de femmes et hommes dans la grotte éphémère adopte des configurations différentes, abstraites ou figuratives. Clavier captant les échos lointains d’une sirène, « Mon ambulance » arrive, un cercle s’esquisse, une ronde en pagaille, potache, moqueuse, les lèvres silencieuses pleines de pin-pon. Les gestes larges appellent les fatigués et épuisés du monde entier, « viens avec moi », inlassablement, voudraient n’oublier personne, transformer leur refuge en véritable arche de Noé. « Viens avec moi ». Un-e de l’assemblée fait mine de défaillir, aussitôt porté-e au centre où les paroles de la chanson, scandées collectivement sous forme d’ordonnance, servent de premiers soins.

Les chemins parcourus sont balisés de pertes et d’absence qui s’installent, font partie du quotidien, « dix ans, dix années » s’écoulent comme pour rien, et soudain oui, tous, ils se souviennent des séparations, des échecs émotionnels, marqués au fer rouge, le « sans toi »  leur colle à la peau. Les communs de l’égarement s’emparent des regards, les équilibres flanchent, ils tanguent, miment des aveugles, circulant, bras tendus, sans jamais se toucher, ils sont là sans se voir, sans se connecter, perte et solitude. Errance semée aussi de morts cruelles, précoces. Ils en sont habités, ils vivent avec, échangent sans cesse avec les absents, les prolongent. De moins en moins de séparation entre vivants et disparus. « Ciao Ciao mon ami » les cœurs tremblent, fondent, des couples s’enlacent, sans choix, sans se soucier des genres, et tanguent lentement, en slow diaphane, presque envolé. 

Au murmure lointain du « Vieillir c’est… », ils s’immobilisent. Si, pour la plupart, vieillir est leur lot depuis pas mal d’années, l’expérience est peu explicitée et prise en compte, peu de mots sont mis sur ce qu’elle représente. Tabou. C’est l’antichambre de la fin, déjà vous ne comptez plus. Alors, là, ils-elles se concentrent sur les paroles, enfin. Quelques plus jeunes se sont mis en retrait, les regardent écouter, essaient de ressentir ce qu’ils sentent, en profitent pour vider un verre de vin, tirer sur un mégot. « Vieillir, c’est brutal, vieillir, c’est banal ». C’est ça. Ils rient et approuvent : « angoisser pour tout et en même temps n’en avoir plus rien à foutre de rien ». Tout au long, il y a une atmosphère qui « regarde ailleurs », se détache, accepte l’inéluctable et, en même temps, tisse un fil qui veut rester en vie, « c’est ennuyeux, c’est ambitieux », indicible, propre à chacun-e. Une épreuve irrésolue toujours plus proche. Dans le déroulé aléatoire, tout au long de la nuit, chaque fois que revient le son emblématique des luttes quasi préhistoriques, sans âge,  « L’internationale 2022 », ils se figent, statues magnétiques, bras levés, regardant haut devant, galvanisés, pieds battants, pupilles brillantes, joues mouillés, toujours prêts à y aller, marqués, ravagés par la fatigue, écarquillés par un espoir insensé, retrouvant le sens du merveilleux. Oscillant, prêts pour l’internationale du recommencement. Au fil des heures, au bout de la nuit, les morceaux continuant à tourner comme des satellites, c’est un mélange de karaoké et d’air guitar, on n’entend plus la voix de Michel Cloup, ils-elles chantent plus fort, éraillés, faux, emportés, pas synchros, hors d’eux-mêmes, bousculade heureuse, la tristesse pâlit, l’émergence de l’espoir primordial traverse les corps.

Il jubile en cette communauté d’oreilles et de tripes impromptue.

Ils gagnaient leur vie en écoutant de la musique

Cela lui rappelle une des plus heureuses périodes de sa vie. Il la gagnait, sa vie, en se tenant journellement dans un endroit où arrivaient des centaines et des centaines de disques, venus du monde entier. Chaque semaine de nouveaux arrivages. Il était payé, avec d’autres, pour les déballer, les examiner, lire les pochettes, regarder les images, les authentifier, les expertiser, les faire passer du stade d’objet commercial à celui d’objet de connaissance du monde, d’objet privé à objet de bien public. Il lui incombait d’en organiser l’écoute au sein d’un petit groupe de travailleurs et travailleuses. Tout le monde était motivé par cette activité d’audition collective. Tendre l’oreille ensemble, en débat et controverse, vers une prise de connaissance de ce que sont ces musiques qui viennent du monde entier, sans préjuger de la forme à donner à ces connaissances. Page blanche. Il ne s’agissait pas de formaliser un savoir particulier, spécifique, par exemple musicologique, non, simplement, une conscience de ce que ces musiques éveillent en chacun, et l’entraînement à le verbaliser. Il y a des conseillers qui régulièrement venaient animer des réunions, proposer grilles de lecture, éveiller l’ouïe, exercer l’oreille, faire entendre les contextes, par exemple, ouvrir des perspectives en rendant audible ce qui échappe. Et puis, il y avait un lieu public où ces disques écoutés ensemble étaient mis à disposition de la cité, rangés par genre et par ordre alphabétique dans des présentoirs et, surtout, diffusés publiquement. Des gens venaient, en permanence, à toute heure, en quête de disques à emporter chez eux, pour les écouter, les installer dans leur espace privé, durant une semaine, seuls ou en famille, et des dialogues – le plus souvent schématiques, voire par signe – s’établissent entre le petit groupe qui a écouté au préalable les disques, et ceux et celles qui viennent en recherche de musiques. Des conversations parfois chaleureuses, pleine de connivences, parfois conflictuelles, houleuses, dégénérant en invectives, reflétant les enjeux de hiérarchie sociale inculqués via l’acquisition des goûts et des couleurs. Là, pas de « bulles de filtres », tout le monde entendait de tout, la vraie diversité, rocailleuse, chacun-e était confronté tantôt à des sons familiers, empathiques, tantôt à des formes musicales étrangères, insupportables, irritantes, révulsantes. Peu à peu, lui et les personnes avec qui il travaillait tous les jours, bricolèrent une diplomatie pour déminer ces conflits, les dépasser, en faire l’essentiel même de la circulation des musiques au sein du corps social.

Ca s’appelait une médiathèque.

Des ruines cavernes, de l’humus, de l’émergence

La nuit s’achève. Peu à peu les convives s’éclipsent. On les entend brailler, les paroles et les timbres déclinant dans l’aube qui pointe. « Un emoji qui pleurt, un emoji qui rit ».Certains resteront dormir là où ils sont tombés. Les braises rayonnent. Les oreilles grésillent comme jadis en sortant des concerts enfumés. Vidé, rattrapé par les mauvais rêves, sur les édredons amassés contre le mur, il ramasse les miettes, patiemment reconstruit le puzzle, redonner forme et cohérence au vécu. Inlassablement, tapisserie de Pénélope, attente sans fin. Des images lointaines resurgissent, gagnent et occupent son esprit, vues à la Biennale de Lyon en 2022, des grandes tapisseries grises de ruines effroyables évoquant un nombre incalculable de vies brisées, martyrisées. L’image originale est un montage numérique. Elle condense à peu près tout ce que le monde produit comme gravats, dont la finalité est la destruction, un monde-ruine monumental, total et spectaculaire. En même temps, à force de regarder la matérialité tissée de ces images, et probablement grâce au rendu des fils – en imaginant la transformation des pixels en brins de laine enchevêtrés, noués, l’image transite dans un organisme qui la digère, l’assimile, se l’approprie et devient objet fabriqué, palpable- ces catacombes de bêton acquièrent les caractéristiques de paysages naturels accidentés, fracassés. Fouiller, chercher une vie dans les cavités sauvages des ruines, des immeubles broyés. Où se soigner, réapprendre les rituels célébrant l’émergence d’un renouveau permanent, défiant l’apocalypse, une germination archaïque, erratique, expérimental qui survivrait à l’effondrement . « Je me relèverais pour toi ». Quand il s’endort, ce sont d’autres images qui glissent dans son sommeil, avec lesquels il essaie de trouver un apaisement, celles du « confort éternel » et de « l’homme de terre », sortes de fiches techniques peintes par Fabrice Hyber, éloge paisible de la décomposition, de l’humus et de la résurrection en végétaux. Chasseront-elles les mauvais rêves ou les attiseront-elles ? Elles attisent en lui, depuis leur découverte à la Fondation Cartier, un point de convergence entre l’ensevelissement et la promesse de l’émergence, tantôt proche, tantôt lointain, sans que cela l’aide vraiment à tarir les angoisses de fin, même si c’est beau à voir, si la raison y trouve de quoi se bercer de l’illusion d’un continuum. « Claude Lévi-Strauss a corrélé le thème de l’Émergence primordiale de l’humanité au mouvement de poussée végétale. Le modèle en est selon lui « la pensée pueblo, car elle conçoit la vie humaine sur le modèle du règne végétal (émergence hors de la terre) ». » (p.660) Le genre d’images que distribue mon ambulanceViens avec moi.

Pierre Hemptinne

Sur les traces de la comète ivresse

Fil narratif à partir de : Hélène Bertin & César Chevalier, Couper le vent en trois, Palais de Tokyo – Jacques Néauport, le dilettante, LeRouge&LeBlanc – David Quinn, Refuge, galerie Rossicontemporray Bruxelles – Miguel Benasayag, La singularité du vivant, Le Pommier – Bonnet, Landivar, Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences – Tatiana Trouvé, Atlas de la désorientation, Beaubourg – Un dessin de Rémy Hans – Divers vins nature – Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte – Walter Benjamin, Charles Baudelaire, La Fabrique – Un chat…

Intro hallucinée

Dans le ciel étoilé, le charroi de satellites d’un milliardaire, soudain, galope silencieux, féérie et agression… Pour la féérie, le registre de tout ce qui surgit comme signes du ciel, étoiles filantes, visiteurs venus d’autres mondes, traîneau du Père-Noël, personnages de contes fée s’envolant vers un bonheur infini une fois l’histoire racontée… Pour l’agression, l’acharnement des puissants à conquérir toujours plus, à se payer l’impayable, à s’approprier l’espace, à exporter l’extractivisme destructeur le plus loin possible. Ce convoi interstellaire file avant tout vers l’au-delà transhumaniste, caravane improbable réinventant la technologie panoptique, promouvant la capacité de coloniser, pour notre bien-être, les plus infimes des fibres vivantes, neurones et tutti quanti, par sa puissance algorithmique, le génie de sa réalité augmentée, l’excellence de son intelligence artificielle…  Au final, un sentiment profond de dépossession et de viol cosmologique. Surtout, de quoi lui gâcher son ivresse nocturne…

L’appel d’un autre lieu

Il a une difficulté croissante à assumer son statut de solide. Comme de rester planté immobile dans le courant d’une rivière ou l’avalanche océanique des vagues successives (le plus gai est l’instant où l’on cède, emporté, submergé). Demeurer fixe dans le flux incessant des choses qui se délitent, en obéissant, bien malgré lui, à l’injonction d’incarner à sa petite échelle la permanence de l’humain, son état d’exception, le continuum de l’ordre établi, la fiction de sa permanence essentielle, injonction intangible mais bien réelle, qui coule dans le sang dès la naissance. Si chacun préserve sa mini-parcelle d’éternité, on y arrivera… Toute cette civilisationlui tombe des mains. Il pensait en avoir fini avec, être passé outre, mais ça subsiste, ça continue sur sa lancée, formidable force d’inertie des choses inculquées durant des siècles. Le besoin d’alléger l’assignation à glorifier la station debout, le conduit à cultiver, régulièrement, une certaine ivresse. Une perte d’équilibre, un basculement. Il lui arriva de la caractériser de façon surprenante, « ah, c’est le moment de s’offrir une petite ivresse de comète ». D’où cela lui venait-il ? Ce n’est qu’après plusieurs jours de rumination qu’il en exhuma l’origine approximative. Il s’agissait d’une phrase lue dans un musée. Il arpenta ses disques mémoires dont il n’extirpa qu’une maigre photo, pas trop explicite, mais qui lui permit de mieux localiser l’événement. L’archive lacunaire ne rendait pas compte de la force de ce qu’il croyait avoir vu et senti. Comme s’il avait juste survolé. Il en conçut le sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de n’avoir pas assez profité de cette exposition, de n’avoir pas pris le temps de s’en imprégner. Une occasion perdue de mieux comprendre et formaliser certaines choses qui comptent pour lui, un trou dans l’enquête esthétique conduite vaille que vaille depuis des décennies, fil de subsistance. Il consacra plusieurs libations crépusculaires à ressasser l’ombre projetée de cette exposition – peu mais prégnant, mais obscur, taciturne. Une reconstitution archéologique à partir de quelques bribes. Et probablement, comblait-il l’absence d’indices objectifs par l’invention, fiction. Ces exercices de fouille s’effectuaient en sirotant du vin nature. A un moment, alors que son esprit fuguait en évocations fruitées et florales de prairies illimitées, « levure » vint à la surface. De là, il se souvint qu’il avait acheté un livre faisant partie intégrante de l’exposition. Il en retrouva le titre et, même, mis la main sur l’exemplaire qui, en fait, était resté relativement à portée, comme s’il attendait son heure, « Jacques Néauport, le dilettante ». Il ne l’avait jamais lu. C’était l’occasion ou jamais. Il se rappela qu’il s’agissait d’un document exceptionnel sur l’aventure des vins nature. On y parlait forcément de « levures indigènes ». Les morceaux se recollaient et la gorgée simultanée à ce sentiment fut savoureuse, le signal d’un envol. La phrase « l’ivresse de la comète » courait sur le mur, imitant la trajectoire courbe et ondoyante d’un astre fulgurant. La salle était remplie d’outils et de dispositifs évoquant le travail de la terre et la vinification à la façon d’une alchimie, pressoir, tonneau, foudre, jarres en grès, arbre à flacons soufflés, fantaisistes, pierres sacrées creusées en auges ou bénitiers…. Le design des pièces, tout en restant implanté dans la dimension fonctionnelle d’engins rationnels, était transformé du simple fait de leur transposition dans l’espace muséal, entre objet traditionnel et œuvre d’art, outil et magie. Mobilier dont la fonction de transsubstantiation de la matière échappait forcément au profane. Meuble hermétique. Sur un arbre à bouteilles, une floraison de flacons fantaisistes, illustrant la légèreté réconfortante d’une ergonomie ivre, un monde de bulles et nuages directement bu au goulot. L’ensemble, librement fantasmé, laissant s’exprimer toute la part imprévisible, mystérieuse, du travail de la terre et de la vinification, une fois délivré de la chimie industrielle. 

Pourquoi et comment le vin nature lui a ouvert un terroir où végéter

La culture et la vinification une fois restituées au régime du vivant s’inscrivent dans l’imprédictible. C’est une histoire de fermentation qui n’est plus totalement maîtrisée mais avec laquelle les vigneron-ne-s dialoguent, échangent, acceptant le grand partage bactériologique de tout ce qui vit. Le processus de la grappe à la bouteille n’a plus rien de linéaire, chaque fois un trajet différent, selon les initiatives que prennent les levures. L’ivresse de comète, c’est se sentir converti, peu à peu, aux confins de son organicité, aux états nébuleux, perçus comme ondes régénératrices, taries et revenantes, aperçus au lointain comme pouponnières d’étoiles inaccessibles, d’où fusent, en déplacement stellaire bousculant le cosmos intérieur, d’improbables astres du berger, conduisant vers on ne sait quelles révélations – décisives -, englouties dans l’infini, mélange de glace et matières gazeuses. C’est épouser dans l’euphorie douce de ces surgissements bouleversant l’intériorité, la déplaçant hors de son orbite déprimée, la course vers le néant de ces chevelures de lumières, fulgurantes, en rêvant que leurs entrailles de glace contiennent des grouillements de bactéries n’attendant que les bonnes opportunités pour donner naissance à d’autres formes de vie, quelque part, autre part, l’ivresse ne cherchant nullement à éclaircir où et comment exactement, sa préoccupation première étant de larguer les amarres, de flotter, de s’affranchir de toute situation assignée. Amadouer ainsi la mort, ivresse après ivresse, expérimenter la décomposition. Les lèvres au bord du verre, les narines dilatées, le regard louchant vers le liquide rouge, la langue effleurant à peine la surface du vin. Protocole de soulagement. Chaque fois que le vin ouvre l’accès à l’enchantement recherché – tous les vins nature n’y sont pas propices -, ce qui l’emplit, au fur et à mesure que ses papilles s’imbibent, c’est le souvenir d’un « lieu ». Le vin matérialise sur la langue, sous le palais, l’atmosphère – allez, disons l’âme – un lieu précis, chaque fois différent dans un système de ressemblances, ou chaque fois le même mais sous d’autres combinaisons, un lieu qu’il lui semble avoir connu, ne serait-ce qu’en pensées, ces pensées où il dessine certains espaces aux airs de bonheur éventé, qu’il aimerait (re)trouver tout en sachant cela impossible, des lieux qu’il est certain de n’avoir jamais foulé, de n’y avoir jamais séjourné. Et pourtant, ils transmettent, à travers le vin, une familiarité envoûtante, antérieure à la vie consciente, ou d’au-delà de ce dont il peut se souvenir. Ils ne restituent pas une image-paysage, plutôt ce que, immergé dans un paysage précis qui charme ou interpelle, l’on renifle, l’odeur, pas un parfum statique, mais ce qui traduit la façon dont le vivant hétérogène travaille à cet endroit précis, ce qui émane de son humus particulier. On débouche dans une clairière inattendue, on s’arrête, on hume, palpitant et après quelques secondes on se dit « ça sent bon, ici ». Un subtil et complexe arôme organique qui donne envie de se blottir là dans l’herbe. Cet enchantement mélancolique, il l’attribue – peut-être à tort, il n’est pas goûteur – à tout ce qui caractérise le vin nature, la culture biodynamique, la vinification sans ajouts de sulfite, la mise à contribution des levures indigènes. Il y a toujours eu un discours – surtout français avec la mystique du sol-patrie – comme quoi le vin exprime le terroir. Pourtant, la viticulture conventionnelle longtemps monopolistique et encore majoritaire, avec herbicide et pesticide tuant toute levure indigène, est obligée de recourir aux levures industrielles et donc incapable de produire des vins du terroir. Il y a eu là tout un discours mensonger – comme toute rhétorique marketing – qui a faussé la relation à l’agir métaphorique de la vinification. Vendre un rêve mort-né. Les levures indigènes, c’est tout un climat, une atmosphère, un écosystème turbulent qu’a préféré annihiler les pratiques conventionnelles intolérante à l’aléatoire, comme s’il convenait d’arracher le vin à la nature, en réduisant l’intervention du vivant par lequel il se singularise, en fonction des écosystèmes auxquelles participent les vignes et les chais, loin de toute la standardisation, fondement du commerce. Il se souvient avoir organiser une dégustation performance de l’association Ovnivin au cours de laquelle était récité intégralement le codex des intrants chimiques validés par l’industrie viticole. Effrayant bombardement de molécules incompatibles avec les levures indigènes, jugées perturbatrices et complexifiant, de fait, la vinification. Jacques Néauport témoigne des insomnies que cela lui a occasionné. Dans une perpétuelle confrontation avec les « habitudes ». Ainsi : « Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire Jacques Reynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée ! Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant, château Rayas 1989, c’est magnifique ! » 

Peuples de levures

Les populations de levures peuvent se perpétuer dans une cave plus d’une centaine d’années. Ca donne une idée de consistance, en tout cas d’une présence, d’une filiation au cours de laquelle l’ensemencement réciproque s’effectue… « En Bourgogne, les meilleurs vins provenaient souvent des caves anciennes qui avaient vu fermenter de nombreux vins, car cette fermentation ensemence énormément l’atmosphère. Les levures qui sont dans les chais viennent à l’origine de la vigne, ou alors des levures industrielles utilisées. Elles ne sont pas arrivées là par hasard, elles sont arrivées là parce qu’on a fait du vin à partir de levures qui étaient dans les vignes. Le propre des levures, c’est qu’elles font souche : même si elles n’ont pas de sucre à bouffer pendant très longtemps, il suffit qu’elles aient, à un moment, simplement deux ou trois conditions favorables pour se remultiplier. (…) Si une souche de levure d’une cave s’est constituée à partir de levures du commerce, on ne peut pas dire qu’elle restitue le terroir. En revanche, si une souche de levure est présente dans une cave depuis cent ou cent-cinquante ans et qu’elle est issue de la vigne, là, elle restitue le terroir. » (p.47) Jacques Néauport raconte ses premières expériences de vinification nature raisonnée dans le Beaujolais des années 80.  Quarante après, certaines tables du Beaujolais ne proposaient toujours aucun vin nature ! S’intéresser à l’histoire de ces vins libérés et à leur réception controversée permet de documenter concrètement la problématique du « changer d’imaginaire » sous contrainte Anthropocène, dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de schèmes sensibles construits et propagés massivement par l’industrie marketing avec l’aide, à son corps défendant ou non, de toute la classe des œnologues professionnels (une grande partie en tout cas, durant une très longue période, du fait d’un langage et d’un vocabulaire mis au point dissimuler l’impact d’intrants chimique, les faisant passer pour des caractéristiques naturelles). On pourrait dire que la culture du vin classique – avec ses effets de distinction, de capital culturel et symbolique – s’est construit, finalement, à la gloire d’un breuvage incarnant la façon dont l’humain tenait à se distinguait de la nature et du vivant –  toute bonne nature est une nature neutralisée, artificialisée par la technique humaine. Et l’on a bu ce « philtre » abondamment dans toutes les chaumières, hop, directement dans le sang.

Ivresse et holobionte

Voilà, L’ivresse de la comète était une installation d’Hélène Bertin et César Chevalier, ce dernier s’initiant réellement – en-dehors du monde artistique-  à la vinification. La salle est très aérée, avec beaucoup de vide. Les outils, les objets évoquent donc ces lieux de transition et transmission entre l’activité humaine et celle des levures indigènes. Dans le silence de la salle et de ses objets évoquant des rituels sans âge, il est possible de méditer sur « l’ouvrage invisible des levures, la polyphonie des savoirs agricoles et croyances qui les accompagnent ». Dans cet espace ensemencé est présenté – réimprimé pour l’occasion – l’entretien de Jacques Néauport. Qui permet d’imaginer que l’ensemencement s’effectue par imprégnation, la façon dont cet air-là, saturé de levures, va oxygéner la matière grise. Par contact aussi, les levures colonisant outils et objets touchent le microbiote cutané des humains. Par le cycle de travail des levures dans les cuves et leur impact sur la boisson mise ensuite en bouteille et enfin dégustée et bue/avalée, le vin absorbé agissant enfin sur le microbiote intestinal. Ce qui conduit à la rencontre de l’holobionte, l’humain non plus individu intègre et « pure essence de l’homme », mais écosystème réunissant des milliards de collectifs de micro-organismes (bactéries, virus). Ces êtres qui constituent notre réalité biologique jouissent d’une certaine autonomie, ont leur destin propre, et contribuent aux humeurs de nos organes qui influent sur nos pensées, nos sensibilités, nos imaginaires. « La pensée se développe grâce aux stimuli des corps. Ceux des corps humains, mais aussi ceux de la totalité des corps qui coconstituent le champ biologique. (…) les cerveaux humains ne pensent pas. Ils participent à la combinatoire qui produit la pensée dans cet aller-retour de stimulations réciproques, et ce sans qu’il y ait jamais, à aucun moment, traduction. » (p.93) Son ivresse de comète, les lèvres au bord de la coupe, tous les sens tramés par la vie végétale et animale qui l’environne, ressemble bien à cela, s’abandonner aux « aller-retours de stimulation réciproque » entre tous les organismes et choses externes dont il dépend, sans être à même de traduire quoi que ce soit, juste sentir que ça passe, le déplace ou l’immobilise dans le transport vers où aller et finir. 

Refuge et bactéries

La comète d’ivresse dans ses tréfonds l’effraie et l’émerveille. Tandis qu’en surface, il reste calme, attaché à faire durer l’émerveillement en libres méditations, flottantes, chacune fenêtre vers le cosmos, de la taille d’un de ses cahiers de notes ou de dessin qui l’ont accompagné si longtemps, véritables prothèses, méditations sans mots, sans langue aboutie, une trame de couleur et de matière, et l’apparition de vestiges symboliques, points, traits, entailles, ombres, alignés ou anarchiques, harmoniques ou dissonants, rayonnants ou faméliques, à l’instar des peintures-prières, répétitives, de David Quinn. Elles sont de même espèce que « le petit pan de mur jaune » sans jamais lui ressembler, libre digression, donc,  à partir du « petit pan de mur jaune ». Autant d’échantillons prélevés sur les surfaces d’intérieurs tels que les exposes des immeubles éventrés, imprégnés des vies qui s’y sont évaporées, papiers peints usés, décolorés, pigmentations écaillées, grattées, recouvertes, latex écaillé. Elles recueillent la multitude de ces tensions dont on se décharge, enchevêtrant hachures, alignements de barres, constellations de points. Des ébauches ou vestiges d’écritures à même l’empâtement coloré d’instants différenciés d’existence, découpés à même la masse étoilée des souvenirs, là où écrire conjoint, sous la forme de partitions graphiques, le biologique et le symbolique. Images célébrant le fait que lire est chaque fois un nouveau « frayage emportant le lecteur au-delà de l’écrit » (Szendy, « Pouvoirs de la lecture »), au-delà ou en-deçà. Des petits pans d’imaginaires informels, au grouillement apaisés, matérialistes et mystiques à la fois, qui pourraient être interprétés comme autant d’icônes de l’intériorité plurielle de nos organismes holobiontes. 

« «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, « Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. »(Libération, « L’holobionte, une microbes mania »)

Sans bords

Son organisme de lecteur a depuis toujours été aimanté par ce « frayage au-delà de l’écrit », il en a fallu du temps pour l’admettre, l’intégrer, tout autant guidé par la recherche de « lectures sans bords », le goût pour le « texte infini, infiniment voué à l’inachèvement, (…) se disséminant en un hypertexte sans bords qui le voue – et qui nous voue, nous lecteurs – à l’expérience de l’inappropriable, (…), un hypertexte dont les limites sont introuvables puisqu’il se répand partout dans le réel », lecture illimitée s’amusant à chercher des issues, des « sorties ». C’est pour cela qu’au fil du temps, l’industrie de l’intrigue narrative l’insupporte, la technologie de plus en plus efficace du « récit qui tient en haleine » lui hôte tout envie de lire. Il se tourne – tropisme irrésistible, comme on dit que le tournesol se tourne vers le soleil (c’est faux) – de plus en plus vers des ouvrages inachevés, des labyrinthes, des sommes impossibles d’épuiser, tel le Charles Baudelaire de Walter Benjamin qui ne le quitte plus. Il peut l’ouvrir n’importe où, n’importe quand, piocher, déchiffrer quelques notes de travail, éparses, ou enchaînées par un thème, pressentir le tout qui scintille dans chaque partie de cette monumentale documentation, s’émerveiller et se sentir petit devant cette méthode rigoureuse d’exploration d’un imaginaire mis en contexte, allers retours scrupuleux, précis, entre le plus singulier et le pluriel le plus ramifié et fertile. Il peut pratiquer toutes les nuits le « ouvrir à n’importe quelle page au hasard et lire à partir de là, vers l’amont ou l’aval », sans jamais en voir la fin, en découvrant régulièrement des passages jamais frayés, en reconnaissant ceux qu’il a déjà emprunté mais qu’il savoure différemment, sans que cristallise jamais une vision d’ensemble achevée, par excellence, d’une fois à l’autre, il oublie, c’est véritablement une lecture qui ne s’use et ne finit jamais. Une recherche inépuisable, de cet inépuisement qui apaise ses angoisses de mort.

Rideau luminescent et page blanche, procession

Ces « limites introuvables » de l’écrit et du lire, vers quoi il progresse sans avancer, il les contemple, spectrales, dans le halo du rideau blanc dessiné par Rémy Hans. Une fenêtre fluide suspendue dans l’air bleu finement granulé. Tissu de lumière dont sont faites les présences fantomatiques. C’est une toile en lévitation. De ces toiles où se projettent les images, les films que l’on se fait dans sa tête. C’est un suaire qui découpe dans l’horizon abyssal le carré vierge du dernier instant, qui viendra l’envelopper, le prendre, promettant une renaissance. C’est une page blanche, vierge. La page blanche. Celle qu’il n’a cessé, graphomane, de convoquer, scruter, page blanche disparaissant, noircie, puis effaçant tout, revenant, aussi fraîche qu’un premier souffle. Au gré du flux et reflux de l’écriture, une écriture de soi vivant la vie des châteaux de sable, toujours recommencés, érigés, dilués dans les vagues. On dirait une feuille unique, semblable à nulle autre, dans laquelle on aurait plié un avion qui, après un long vol silencieux dans le vide, revenu à son point de départ, déplie l’empreinte charnelle de courants d’air invisibles qui continuent à l’agiter, le faire trembler imperceptiblement, tellement le moindre coup de crayon et de gomme aura su capter et rendre ses vibrations. Un éclatant et doux plissé de néant. Ce n’est pas une œuvre vue dans une galerie. Elle était au-dessus de sa table de travail pendant des années. S’il racontait tout ce qui lui est passé par la tête en regardant ce dessin, tout ce qu’il a imaginé se trouvant derrière cet écran scintillant – enfin, faisant partie des meubles, le dessin est devenu une image mentale à travers lequel passe ses pensées -, serait-ce des histoires racontant ce que signifie ce dessin, ce qu’il induit en ses pensées ? A présent qu’il est transplanté ailleurs, sur sa dernière terrasse, il l’a placé dans une logette au coin du mur, surplombant la ruelle, là où jadis, sous un grillage, trônait l’effigie de sainte. Elle y rayonne, phosphorescente, bien protégée dans son cadre hermétique. Il est intégré aux stations des quelques processions branquignoles que les quelques habitant-e-s ont restaurées, nouveau folklore, entre pèlerinage religieux, parcours d’art, rituel d’exorcisme, de désenvoûtement du capitalisme et de l’Anthropocène. Les jours de procession, il allume des bougies devant la niche du dessin. Ailleurs, dans les chapelles et calvaires du hameau, les statues religieuses ont été remplacées par des œuvres d’art, originales, copies ou représentations, photos prises lors d’exposition ou découpées dans des magazines, parfois mêmes croquis reconstituant les grands traits d’une œuvre ayant marqué. Les prières et dévotions sont les interprétations individuelles et collégiales sans cesse renouvelées et croisées de « ce que l’on y voit, ce que ça m’inspire ». A chaque nouvelle procession, ils et elles rebondissent sur les interprétations avancées les fois précédentes. Parce qu’entre-temps cela leur a fait penser à ceci ou cela. L’interprétation avancée par d’autres, d’abord inappropriée à leurs yeux, a cheminé en eux, s’est prolongée, a suscité de nouvelles correspondances avec leurs propres références sensibles. Des souvenirs sont remontés qui s’agrègent aux interprétations déjà esquissées par tel ou telle. Des perspectives s’ébauchent aussi, ce que le vu donne envie de voir un jour, de chercher ailleurs. Quand une de ces images cesse de nourrir le filon interprétatif commun, on lui en substitue une autre, en sollicitant souvent les divers artistes et artisans du cru. Inventant un système de commandes rémunérées par le troc. Cela se règle en de vives discussions, au bistrot, sur la petite place. Ainsi, ils construisent une sorte de récit qui trace peu à peu, sans aucune linéarité, des liens entre toutes les images, passées et présentes, autour desquelles s’articulent leurs déambulations. (L’ensemble des images qui ont fait la procession, en place, ou ayant été intégrées puis retirées, sont photographiées, imprimées et épinglées sur un grand tableau derrière le comptoir du bistrot. Une jeune graphiste habitant le hameau a réalisé des croquis de ces processions et en a fait des cartes postales qui intriguent les quelques touristes qui viennent jusqu’ici.) Le dessin choisi par lui reste dans le circuit de façon permanente, comme un invariant de ce qui a motivé l’invention des processions. Parfois, d’autres images sont accrochées sur le grillage, ou près des bougies, votives, prolongeant ou variant l’aura du drap de lumière. Ils y voient la représentation éblouissante du mystère même. Le traverser permettrait d’échapper à la fatalité de l’apocalypse qui vient, d’inventer d’autres issues plus heureuses. De recommencer. Mais comment le traverser ? Par où entamer la traversée ?

Un atlas des ruines et zombies

Ca se joue autour du mot « désorientation ». « Ma biographie, pense-t-il, serait une cartographie de ce qui n’a cessé de m’égarer ». « Le grand atlas de la désorientation » de Tatiana Trouvé s’est gravé en lui et ne cesse de le remuer, chaque fois qu’il en réactive l’un ou l’autre souvenir, admiratif et/ou dérangeant. Pour lui, l’implicite de ce grand œuvre dessiné  – sa tension –  est que l’imagination qui a porté l’humanité jusqu’ici se prend violemment de plein fouet le dérèglement climatique et l’inhabitabilité croissante du monde. Elle implose. Cette auto-pulvérisation spectaculaire nous est montré à même l’atelier idéel du peintre, depuis l’intériorité universelle de la chambre optique où se fabrique les représentations de nos langues-paysages, intersection des objectivités et des subjectivités. L’espace montré est vide, toute activité humaine en a été exfiltré, c’est un enchevêtrement d’horizons géométriques où s’entreposent et s’entrechoquent de grandes toiles ou ce qui y ressemble. Des pans de mémoires figées, traumatisées. Plutôt des surfaces planes. Souvent vides, ou vierges, ou captant la mise en abîme d’une ambiance de déménagement sur fond de panique pétrifiée. Elles attendent d’être emportées ou effacées par sécurité, rattrapées par les migrations que déclenche une insécurisation généralisée de la planète. Plutôt que vides ou vierges : effacées, leur sujet, figuratif ou abstrait, ne correspondant à plus rien d’existant. Fossilisé. Une perte de crédit de toute image fixée jusqu’ici. D’où une intranquillité radicale de la raison envahie d’effroi et d’effritement. A ces toiles se substituent aussi des panneaux faisant château de cartes affaissé ou surfaces transparentes esquissant des labyrinthes, agençant des cloisonnements du vide, arbitraires, impuissants, à la manière d’open space désertés, plombés par la vacuité de tout travail. Tout ce qui a été peint un jour sur ces toiles s’en est allé, ou s’en détache, s’en émancipe vers des existences désormais spectrales. Le théâtre d’une mémoire refoulée et qui migre vers divers inconnus. Il y a un profond conflit entre le représenté et la représentation, ça ne colle plus, ça se disjoint de partout. Dans cet espace de figuration, défaillant, dépouillé de son étanchéité autoritaire, la nature en péril, en déflagration sublime, ce sublime de ruines tant de fois embrasé par l’art, surgit pour de bon, met littéralement en danger le devenir de l’imaginaire. Le territoire en personne vient terrasser la carte. Court-circuit iconique tout en superposition, en surimpression. A tel point qu’il n’y a plus de sol stable, ni de murs fermes, le regard traverse les images, le point de fuite est vertigineux, tout est mis sur orbite dans le vide, vestiges d’un monde fini, ou en chute libre dans l’abîme. Falaises stressés, fragiles bords du monde. Forêts étouffées de fumées. Troncs morts. Tornades intrusives. Blocs de marbre brut entassés. Souches renversées. Une biodiversité aux abois. Ce retour de l’esthétique romantique des ruines rencontre là les technologies zombies et leur « processus de ruine à grande échelle initié par la modernité ». Un nouveau régime de ruine. « Dans la perspective de l’Anthropocène, la ruine est à repenser intégralement : elle n’est plus l’édifice effondré, mais celui qui tient debout, plus l’aqueduc recouvert de mousse mais la supply chain alimentant les marchés mondiaux, l’usine automatisée tournant à plein régime avec un minimum d’employé-es, sans oublier les organisations et les business models qui les pilotent ; telles sont aujourd’hui les véritables ruines de l’Anthropocène, tout à la fois ruineuses (ruina ruinans, zombifiantes, au sens d’un désajustement cosmologique et d’une installation de l’inconsistance et dans l’inconsistance), et ruinées (ruina ruinata, zombifiées, résidus du processus de ruinification). » (p.23) L’atlas de la désorientation montre, à fleur de peau, ces technologies zombies en train de fuiter, disjoncter, exerçant en jubilant leur nature zombifiée et zombifiante. Ce sont des circuits de tuyaux complètement tordus, en ellipses folles, indomptables, qui parcourent les images, à fleur de peau. C’est l’idée même de tout réunir en un même système nerveux qui part en vrille. Des conduites de gaz arrachées, explosées, où brûlent encore une flamme pour elle-même. Des réseaux de câbles mutés en hydre prenant le contrôle d’appareils de machines orphelines… imprimantes 3D autonomisées, robotiques libérées ? Des geysers d’eau givrée arrosant et effondrant les conventions de l’espace d’exposition, vaste dispositif d’arrosage, affolé, seul vestige d’une ancienne présence de l’humain, tentant désespérément de calmer l’incendie, immanent, de la terre au ciel.

Épilogue ronron

L’apaisement félin. C’est un chat que personne ne voit à part lui. Il fuit toute autre présence humaine, se cache au moindre soupçon d’intrusion. Aussi, quand il se dort au soleil, alangui, abandonné sur quelques pavés chauffés, jappant de temps à autre de bien-être, par empathie, à son tour, il s’engourdit de bonheur, oublie tout le reste. Ils restent ainsi, partageant la saveur d’un abandon animal qu’ils se procurent mutuellement…

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

Se dérouter peu à peu vers des sillons sauvages et vierges

Fil narratif à propos : articles de journaux sur l’état de nature et de nos paysages – Sandro Mezzadra et Brett Neilson, La frontière comme méthode ou la multiplication du travail, Éditions l’Asymétrie 2019 – Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Agone 2019 – Anne-Lise Coste, La vie en rose, CRAC Occitanie – promenade à vélo, altitude et nudité impromptue ….

Besoin de terrains vagues, recréer du vierge, de l’inconnu

Où qu’il soit dans la nature, aujourd’hui, même la plus reculée, apparemment la plus préservée, il se sent indien dans sa réserve, en sursis, traversé de frontières de toutes sortes, géographiques, mentales, sociales, culturelles, politiques, écheveau de prescriptions, d’inscriptions et d’enregistrements qui, à travers chaque corps singulier, entend maîtriser la totalité du vivant, enregistrer et exploiter le moindre souffle. Le numérique ayant conféré à cette quête obsessionnelle une dimension démentielle, sorte d’immanence innommée, innommable, qui régit les organismes. Il se sent travaillé alors – presque spasmodiquement, comme on cherche éperdument de l’air frais -, par la nécessité d’une nouvelle fécondité des terrains vagues, par l’instauration spontanée autant qu’imposée, instituée, d’espaces abandonnés, laissés à leur destinée, coupés de l’emprise humaine, tout cela à une échelle colossale, débordante, susceptible de bouleverser l’entropie morbide du capitalisme. Ces aspirations non réfléchies ont surtout pour conséquence, finalement, de le plonger dans l’impuissance. Pourtant, ce genre d’idée chemine, affleure. C’est ce dont parle Virginie Maris dans Le Monde du samedi 27 juillet 2019 sous le titre « La vie sauvage n’a pas dit son dernier mot ! » « « Préférer ne pas » : ne pas construire, ne pas développer, ne pas organiser ; renoncer même, se fondre humblement dans le décor du paysage pour laisser d’autres formes de vie s’épanouir et constituer leurs mondes ; chérir la gratuité et le don ; prendre soin des plantes et des bêtes sauvages ; consacrer son temps et son talent à protéger et à entretenir des milieux qui n’ont rien à offrir en retour qu’une beauté à couper le souffle, voilà bien de quoi faire trembler les patrons du CAC40. Et ce qui est encourageant dans une telle perspective, c’est que cela marche. Le monde vivant, contrairement au climat, répond très vite aux changements. Il suffit souvent de suspendre l’assaut, de laisser la nature reprendre son souffle… » Suspendre l’assaut, développer une pensée qui ne soit rien d’autre qu’un drapeau blanc, un appel à la trêve.

L’invasion des récits de diversion, inclusifs

Laisser la nature reprendre son souffle au niveau des étendues mentales, aussi, cela va de pair. Pour mesurer cette nécessité intérieure et subjective – la production de subjectivité est au cœur des changements nécessaires à réparer la planète -, il évoque cet épisode où, installé dans une chambre d’hôtel, occupé à lire, il avait été envahi par le son de la télévision voisine, les dialogues d’un épisode policier, de ces films produits au kilomètre, tissage de stéréotypes, tirant leur vertu hypnotique de ce canevas d’enquête qui donne l’impression, tout en résolvant le plus souvent l’énigme d’un meurtre irrationnel, de trouver non plus ni moins l’explication de la naissance de l’univers, du sens universel de la vie. L’acte criminel comme symptôme majeur de ce qui disjoncte dans le vivre ensemble. L’élucider, la meilleure manière d’assainir la société et de comprendre le mystère de la vie, en évacuant toutes les autres problématiques sociales, même si bien des productions  de ce genre ont aussi des dimensions sociologiques. Le décervelage confié à ce genre de narration ne date pas d’hier. A propos de l’essor de la presse de masse, à la fin du XIXème siècle, et de la nécessité de fidéliser un lectorat le plus large possible, Gérard Noiriel écrit : « les grands journaux appliquèrent alors les techniques du récit de fait divers aux autres rubriques de l’actualité. » Et, plus spécifiquement : « L’art du récit, que Paul Ricoeur a appelé la « mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc.) en personnages s’agitant sur une scène. La structure des récits criminels qui impliquent toujours des victimes, des agresseur et des justiciers, fut alors mobilisée pour familiariser le grand public avec la politique. » (p.386) Et il rappelle que Pierre Bourdieu baptisait cela la « fait-diversion » dont le but était « de détourner l’attention des citoyens des véritables enjeux politiques. » Qu’en dire aujourd’hui, quelques décennies plus tard, alors que le récit criminel a été mis à toutes les sauces, décliné à l’infini, pris et repris sans vergogne, à tel point qu’il tourne à vide, qu’il devient quelque chose de complètement factice, détaché de tout, se nourrissant de lui-même, multipliant les recettes des séries ?

Ce n’est pas tellement le volume sonore télévisuel qui brouillait sa concentration de lecteur que la violence dégagée par la vacuité caricaturale des personnages, des situations, des réparties, des rebondissements, des processus… La violence de la répétition du même sans autre objectif que de distraire. Comment peut-on encore réaliser ça en prenant au sérieux ce que l’on fait, sinon guidé par le besoin d’audience, de rentabilité, sinon par cynisme, assumé ou déguisé, tout cela pour remplir le temps de programme des télévisions, vider des têtes, aider à ne plus penser, cette ineptie de plus en plus présentée comme une figure majeure du bien-être. Arrêter tout ça, faire en sorte qu’au lieu de perdre son temps devant de tels écrans, les gens n’aient rien à voir, rien à entendre. Dégager du temps pour le travail de subjectivation, de re-subjectivation. Une entreprise colossale !

Contre le capitalisme sournois, friand de toutes ses oppositions, filer vers des jachères expérientielles radicales

Recréer des espace-temps vierges et sauvages. Et si l’on disait qu’il en est de l’avenir de la démocratie sur terre ? Comment procéder ? Considérant, comme le pensent les auteurs de La frontière comme méthode, qu’imaginer démocratiser, de l’intérieur, les institutions actuelles est purement utopique, voie de garage ? Même si, s’agissant de jouer autant avec ce qui sépare qu’avec ce qui relie, à travers une ligne frontière, activer ce genre de démarche et d’utopie n’est pas complètement inutile mais, disons, insuffisant. Car libérer de l’espace autant que du temps de cerveau signifie limiter l’emprise du capitalisme sur les innombrables mécanismes de subjectivation et d’inter-subjectivation. S’en prendre aux organismes les plus en vue en termes de déficit démocratique à l’échelle global tels que Banque mondiale, Nations Unies, Fonds monétaire internationale ou Organisation mondiale du commerce, relève de l’instinct, de l’intuition bien ancrée historiquement, sans que l’on mesure avec justesse à quel point l’énergie engouffrée en ce sens l’est en vain car le capitalisme capte et tourne à son profit une grande partie des oppositions et alternatives. Il s’en nourrit. « Alors que l’aspect exclusif de l’État-nation, symbolisé et mis en œuvre par la frontière, est toujours très présent dans le monde actuel, des luttes « défensives », par exemple pour les communs sociaux sont toujours menées au niveau de l’État. Probablement à juste titre. Mais, indépendamment de ce que nous avons écrit sur l’antinomie structurelle entre le public et le commun, la production politique de l’espace historiquement associée à l’État ne garantit plus une protection efficace contre le capital. Cela signifie que c’est une question de réalisme pour le projet politique du commun que de refuser de se positionner à l’intérieur d’espaces institutionnels délimités et de rechercher la nécessaire production de nouveaux espaces politiques. » (p.402) Il n’est sans doute pas inutile de continuer le combat à cette échelle, faute d’autres fronts productifs de manière conséquente, mais il est nécessaire de diffuser une conscience critique de cette stratégie  empêtrée dans les arcanes de la mondialisation capitaliste : « La globalisation de la démocratie est souvent présentée comme la mise en place de niveaux superposés d’organisation institutionnelle partant d’une figure fantasmée de l’État tel qu’il n’existe plus. Un des problèmes que nous posent ces théories tient au fait qu’on considère les échelles spatiales que distinguait Held (« local, national et régional ») comme d’ores et déjà acquises et fixes, en se dispensant d’examiner les processus tumultueux et toujours actifs de leur formation. » (p.402) Œuvrer à restituer des espaces naturels ou mentaux à leurs dimensions de jachère sauvage implique plus que probablement de commencer à se décentrer de la globalisation telle qu’elle est pensée et nous pense actuellement. « L’importance nouvelle qu’ont prise les espaces régionaux ou subcontinentaux dans le cadre de la globalisation a conduit à de nombreuses tentatives de repenser des projets cosmopolites ou démocratiques radicaux à cette échelle et à prendre la région comme un espace de « globalisation contre-hégémonique » ». (p.403) Et, comme beaucoup d’autres, il se trouve face à cela sans arme pour le penser, devant une matière vierge, difficile à saisir. Comment inventer ou contribuer à inventer de nouveaux espaces politiques, comment faire en sorte que le bout de région où l’on vit devienne un élément de globalisation anti-hégémonique, il n’y a pas de mode d’emploi, pas de méthode établie, c’est une aventure, c’est une opposition à penser, un contre-courant à affronter, il faut se jeter à l’eau, à partir de ce qui est à portée de main, immédiat, se dérouter peu à peu.

Ne plus calculer l’intime, les paysages, sortir des logiques touristiques, échapper à l’extractivisme émotionnel (ultime avatar du capitalisme)

Cela implique probablement, selon les réflexions de Martin De La Soudière, d’être vigilant à nos relations avec le paysage. La marchandisation et la folie de tout faire entrer dans des calculs et mensurations influe sur les liens que de nombreux individus tissent avec la nature. Pour se promener, pour courir, pédaler, il faut un but « si possible valorisant, quelque chose à raconter au retour. On ne veut plus se disperser, on veut rentabiliser son voyage ou sa randonnée. Pourquoi pas ? Mais cela s’accompagne d’un certain appauvrissement de la perception des espaces. Quand on évoque les lieux « importants », ceux que nous proposent les Guides verts du Michelin et leurs étoiles ; ou, à la télévision, les « lieux qu’il faut voir », on parle toujours des mêmes : le Mont-Blanc, Chambord, les gorges du Verdon… Pourtant, nous fabriquons chacun nos propres « hauts lieux de proximité », que nous aimons retrouver comme une personne aimée. » (Libération, 31.07.19) C’est ainsi qu’au niveau de nos relations intimes au paysage, à la nature, on relaie l’esprit de la globalisation capitaliste qui veut exploiter le moindre espace (naturel et intime). « J’aime l’idée d’épuiser un lieu, comme dans le texte passionnant de Georges Perec « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Lui resta une semaine durant place Saint-Sulpice, mais on pourrait faire la même expérience dans un refuge de montagne, un phare… Beaucoup de gens sont tentés d’aller toujours plus loin, toujours plus vite, de rechercher les « hauts-lieux »… Épuiser un territoire demande plus de modestie, d’abnégation – difficile d’en parler, d’en faire état, on est dans le domaine de l’intime et du sensible, il n’y a pas de carte postale à envoyer ! » Oui, à condition de s’entendre sur la sorte d’épuisement dont il s’agit, car, ce que démontre surtout l’expérience de Perec est que tout lieu, n’importe lequel, pris au hasard parmi ceux de notre quotidien, est proprement inépuisable, puisque la clôture que fixe l’individu à son exercice d’observation et de répertoire est arbitraire et laisse entendre que, une fois l’énumération ethnopoétique suspendue, rien ne s’arrête et tout n’est pas dit, rien ne se fige dans un éternel recommencement du même, il continue au contraire à y avoir autant de choses à observer, à noter, semblables et différentes, en variation constante, sans fin et, sans fin, l’accident peut se produire, le pas encore vu, l’inattendu qui prend de court.

Quand l’effort sportif devient sprechgesang corporel-spirituel, avec au sommet, envol inopiné de nichons blancs

La route qui monte dans les arbres et les pâtures, alternance de soleil et d’ombre, lignes droites raides, virages qui dansent, pédalier sous tension, muscles concentrés, respiration psalmodiante (ou chanté-parlé, sprechgesang aride du corps, pas seulement gestion du souffle physique, mais tressé de tout ce qui fait souffle, les images, les souvenirs, les tensions, les rêves, les blessures, les points faibles, les désirs, de tout cela, sous forme elliptique, ellipses éoliennes éructantes, pas le temps de l’exhaustivité ). Au plus près du revêtement, lisse ou granuleux, ici ou là décoré d’inscriptions contre la réinsertion de l’ours. Au plus près des talus, des troncs, des fleurs des accotements, presque dans la temporalité des insectes qui butinent ou qui traversent, noirs et patauds, la route de plus en plus désertée par l’humain. Mètre après mètre, la solitude grandit, la fusion homme-machine aussi, pignons, moyeux, roulement à billes, dérailleurs, le bon réglage crée l’harmonie, la bonne entente, mains et guidon, chant de la chaîne, selle au fondement, entre les cuisses, pneus sur macadam. Au-dessus de mille mètres et après le dernier bourg habité, avec ses bifurcations cachées dans les sapins, nuages et brumes éclipsent le soleil, les températures baissent. Grisaille et bise froide le contraignent à enfiler un coupe-vent. La pente s’adoucit, les lacets s’élargissent, le paysage s’aère, la montagne ouvre des perspectives sur ses flancs majestueux, ses forêts immenses, insondables. De plus en plus petit sur son vélo, mais aussi de plus en plus en transe, sur ses limites, de plus en plus joyeux. La cime, de temps en temps, se laisse deviner. Mais à force de sinuer, il est désorienté. La route suit le tracé d’un cirque avec des vues grand angle sur la vallée, la vie en bas lointaine, accentuant le sentiment de l’altitude, d’être monté haut. Tout devient plus aride, exigeant, en même temps enivrant. Il s’amenuise encore, puisant dans des énergies qu’il sait de moins en moins éternelles, il se réduit au minimum – se raréfie, délesté de tout le superflu -, peu à peu dépossédé, infime dans le décor. Une route de crête déroule, facile, exaltante. Près des nuages, avec des déchirures vers des villages, loin, très bas, ou d’autres montagnes et pics, à l’horizon. Au sommet, le traditionnel panneau (nom du col, altitude) au pied duquel un vélo chargé de sacs est appuyé, sa propriétaire se restaure, accroupie. Talus herbeux, prairies sauvages, rases, quelques roches, buissons éprouvés, départs de sentiers caillouteux. Une sorte de promontoire insulaire léché de vapeurs lentes. Le serpent de la route bascule raide vers l’autre versant, celui qu’il n’a pas vu, pas senti, la pente inconnue. Deux cyclistes y disparaissent, prestes, après avoir étreint leurs épouses et embrassé les membres d’une famille qui bivouaque, couvertures étalées, feu de bois allumé. Il a posé le vélo, il court à gauche à droite, tentative de tout voir, tous les angles et perspectives panoramiques, il prend des photos (en sachant qu’elles seront minables, inaptes à restituer quoi que ce soit). Faire l’inventaire, épuiser le lieu (pour l’éprouver inépuisable), sans vraiment le voir d’un point de vue extérieur car, du fait de la dépense de ses ressources physiques pour grimper jusque-là, il n’est plus une force intègre, détachée de ce qui l’entoure, il s’est évaporé, il s’est dissout, il fait partie de ce qu’il voit, il y est éparpillé, fragment de nuage, brin d’herbe, caillou, écorce. Libéré, comme installé dans la disparition, sans douleur. Retarder alors le moment de redescendre, rester là le plus longtemps possible, prolonger l’instant, il envie le bivouac de fortune. Comment s’y glisser, s’y incruster, migrant, clandestin cherchant à passer de l’autre côté ? Soudain, à quelques mètres à peine de lui, la jeune cycliste retire son maillot probablement mouillé de transpiration, et reste un certain temps dépoitraillée, face à lui, la nudité des seins éblouissante, assourdissante, débordante du léger soutien-gorge. Avec un sans-gêne de vestiaire sportif ? Il est là, interdit, le smartphone à la main, il aurait voulu être en train de filmer l’espace et la happer au passage. Une avalanche de clichés machistes lui traverse l’esprit. Il résiste aux tentatives d’en profiter pour établir un contact grivois, lourdingue, manœuvres de mec allumé pour tenter de prendre, saisir, posséder, ne serait-ce qu’une parcelle (il y a toujours un coup à tenter diront certains). Dès lors, le choc de l’apparition reste entier, brutal et soyeux, incompréhensible, les seins généreux, chauds – presque fumant des calories produites par l’ascension  et jusque-là retenues contre le corps par le vêtement fermé – restent mystérieux dans leur gangue, intouchables. Pourquoi est-il aussi chamboulé ? Comme s’il voyait cela pour la première fois (ou comme s’il avait oublié cette première fois depuis trop longtemps) ? Le contraste entre l’aridité jouissive du sommet, où tout est rare, mais d’une rareté opulente, vaste et sans bord dans laquelle, après la prière-méditation des kilomètres pédalés en silence, en effort mesuré, il se fondait, et cette opulence charnelle, simple et exubérante, lourde et rassemblée en un point précis, nudité immense et inaccessible, presque en apesanteur, mais en rappelant d’autres qui l’avaient irrigués ? Les globes, le sillon, le satin de la peau moite, les mamelons nénuphars sous la gaze du soutien, une insolente liberté, le tout de même étoffe que les mosaïques chatoyantes de couleurs et matières – champs, pâtures, forêts, lacs, rivières, villages, éclairés par le soleil absent des cimes – en quoi se transcendent les campagnes aperçues sous les nuages, 1450 mètres plus bas, on dirait un pays idyllique qui n’est tel que contemplé de si haut et ressemble aux tapis moelleux où, enfant, il jouait, accroupi, allongé parmi les motifs symbolique, baroques, floraux et animaliers, maniant figurines et Dinky Toys à travers la diversité du monde. Il y a de ses tapis volants dans ces nichons bouleversants, seins panoramiques, immense paysage du manque concentré en deux bombes anatomiques, deux collines et vallons frais et paisibles, le tout embrassé d’un coup d’œil délivre un message sans appel : ce pays de la jeunesse sublime n’est irrémédiablement plus le sien. Il a beau chercher à ruser, biaiser, s’embraser de la potentialité que, peut-être, finalement, il y avait là l’occasion d’un rapprochement, d’un contact corps à corps, ou du moins esquisse d’une histoire (éphémère, brève, vide, pleine, toutes formes envisageables, mais éveillant l’idée qu’il y avait un possible, que tout reste possible.) Au lieu de ça, un peu plus vite que prévu, redescendre du paradis, enfourcher le vélo, fixer les pieds aux pédales, remonter la tirette du coupe-vent, donner le premier tour de pédalier, et tout d’un coup, faire corps avec la pente, se laisser glisser, filer, emprunter une autre route, plus petite, plus engoncée dans la forêt, plus sauvage. Emporter l’image intacte des seins et du choc lumineux. Laisser cette vision s’épancher, l’emplir tout entier, jusqu’à susciter, dans les moindres fibres du cycliste descendeur, une volupté égale à celle qu’il éprouve quand il contemple les fresques en partie effacées d’une cathédrale, qu’il recompose de façon instinctive et fantasque, ou, encore mieux, quand, couché dans les herbes d’un plateau, il épouse le vol plané de grands rapaces, traits noirs sur le blanc des nuages, jusqu’à s’oublier, ébloui, aérien. (Une libération)

Végétale, cabane pariétale

Il s’approche d’éblouissement diffus de même nature, quand, guidé par ces aspirations – non pas théoriques mais ressenties au plus près des moindres mailles de l’appareil sensible -, à restituer espaces naturels et mentaux à leur sauvagerie, afin que naissent de nouveaux espaces politiques, il rencontre certains travaux d’Anne-Lise Coste, et s’attache à en suivre les lignes, les fils, les courbes, les vides. Indices de chemins (intérieurs) à emprunter pour contribuer à instaurer des sentiers extérieurs, communs, collectifs, ouverts à tous, des pistes pour sortir des impasses capitalistes. Ainsi ces installations constituées de traits de couleurs, tremblés autant que volontaires, fines frontières entre abandon et reconquête, sur des toiles arrachées (déterritorialisée) où viennent se poser, s’immiscer, des branches trouvées, ramassées en lisière des taillis, au bord des routes. Ce sont de jeunes pousses d’arbres divers, de ces baguettes souples que l’on utilise pour tresser des claies (construction de cabanes), improviser un arc à flèches ou une canne à pêche, des tuteurs pour des haricots grimpants ou un sceptre pour jouer au sourcier.

Il se dégage de l’ensemble, aligné contre les murs blancs, une ambiance de chapelle pariétale. La série de peintures rappelle, dans son complexe dépouillement, quelque chose de primordial, de primitif et d’oublié mais d’incontournable, version épurée d’une sorte d’étape obligée d’expression de l’être. Se projeter autrement dans l’espace, dans le vivant, ne pas commencer par le désir de posséder. Imaginer d’autres cellules comme genèse au vivre ensemble. L’économie de moyen radicale – doigt, peinture, bois, toile – déconcerte avant d’enchanter.

Brassée de bourgeons et rameaux, germination de langue

Ce sont donc des fils conducteurs tracés au doigt trempé dans la matière-couleur (elle semble couler du doigt lui-même), des fils tirés d’elle-même (de l’artiste), des veines, des artères, des lignes jamais lisses et égales, une nervologie parcourue d’aspérités de bourgeons nus, autant de départs d’autres lignes possibles qui vibrent (dans leur potentialité encore invisible, juste les ondes craintives de nouvelles sources). C’est une calligraphie musicale, l’esquisse d’un alphabet coloré, les contours d’une langue et d’une écriture intérieure. Enlacée à ce qui s’écrit à l’extérieur (les branches). Les rameaux sont frais, encore souples, ils sont jaillissement et rendent perceptibles – aura – l’espace d’où ils proviennent, l’arbre dont ils sont détachés. Ils ne sont pas simplement posés, appuyés, ils viennent se tresser, compléter l’alphabet, l’espace d’une langue en germination, minimale, déterminante mais destinée à rester à l’état séminal, tendre, fragile, non affirmative, basée sur des figures d’accueil partagé, circulaires, parallèles, en croix et chevauchements, fusions et évasions, superpositions et bifurcations, convexes et concaves. Des dispositifs symboliques pour dire et saisir les choses les plus variées et infinies mais sans jamais les enfermer, les circonscrire, tout reste dédié à l’ouverture, chaque tableau est en lui-même une sorte de matrice langagière. De toutes les formes imaginables de langage, matrice à multiplier les formes de langue.

Cela lui rappelle la brassées de branches élaguées régulièrement, au jardin, regroupées, alignées contre un tronc, une remise, et la sensation de tenir une multitude bruissante entre les bras quand il l’étreint pour la déplacer ou les étaler au sol afin de choisir par exemple les plus droites, celles qui lui parlent, avec lesquelles il fera ménage, dont il fera usage, celles qui lui permettront de faire quelque chose, de se mélanger avec d’autres tracés que les siens.

Pierre Hemptinne

Camp retranché et maison close

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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Hiroshi Sugimoto, Aujourd’hui le monde est mort, Palais de Tokyo – Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Gallimard/Folio – Yves Citton (sous la direction de), L’Economie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014 …

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Archives d’une fin du monde toujours en cours

Ce n’est pas la fin du monde annoncée. Ni une enfilade de chambres mortuaires. En fait, nulle désolation. Le labyrinthe est baigné de soleil, mélancolique certes, mais exempt de lamentations. Dans chaque alcôve, stations d’un chemin de croix profane, sont archivées les traces narratives d’une existence singulière autant que générique – un apiculteur devenu « l’apiculteur », un historien d’art devenu «l’esthète» -, récits d’une fin du monde qui s’est produite, témoignages et aussi, parfois, confessions. De n’avoir pas pu empêcher ? D’avoir contribué malgré soi ? Ils disent comment leur monde a rendu l’âme, eux compris probablement. L’installation de chaque chambre est commentée, noir sur blanc et à la main sur des feuillets volants, un descriptif de chaque fois la même apocalypse, la nôtre, vue sous l’angle spécifique des personnages types, depuis l’effondrement des connaissances en leurs cerveaux spécifiques, identifiant les signes avant-coureurs et l’incident déclencheur de catastrophe, selon leur situation dans l’univers. La nôtre d’apocalypse, celle dont nous procédons finalement toujours encore et encore, puisque nous sommes là, a posteriori, pour prendre connaissance de ce qui s’est passé, de ce qu’elle fut.

L’architecture de tôles, installée par Sugimoto, le renvoie à la fabrique des cabanes, avec végétaux et rebuts, espaces clos où il entraînait son esprit à recommencer le monde, imaginer un autre type de connaissances devenant gestes actifs dans la fibre de ses muscles

Cependant, l’atmosphère lui semble légère et, y déambulant, il renoue avec la sensation bienfaisante d’une enceinte protectrice autant que symbolique, ultime rempart contre les forces destructrices. Ici, quelque chose se conserve, des objets, des images, du vide surtout, peut-être partiellement généré par cette économie d’objets et d’images survivants. On dirait un camp retranché de fortune, déserté, privé de sens, comme s’il n’y avait plus de valeurs à protéger. (Peut-être est-ce dû à l’effet de mise en abîme qui rayonne de quelques reliques duchampiennes ?) À vrai dire, les palissades en tôles ondulées métalliques, rouillées, l’enchantent. Inattendues en un musée, elles lui rappellent des édifices branlants souvent aperçus dans les campagnes, abris pour le bétail au fond des pâtures, près d’une rivière, sous l’ombrage de vieux saules. Ou les vestiges de ces grands séchoirs à tabac alignés dans les prairies en bordure de la Semois, avec leurs claies de bois vermoulues, effondrées. Autant de refuges de fortune, signalant la perspective toujours possible d’une bohème champêtre, d’une errance à travers la campagne. Vie de maraude. Surtout, cela lui évoque l’usage personnel qu’il fit de ce matériau industriel brut, sommaire, l’une ou l’autre de ces tôles dérobées sur des chantiers, trophées qui intégraient la confection de ses cabanes forestières. Une sorte d’action de tissage, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Tim Ingold, tisser plusieurs matériaux hétérogènes, la cabane comme tissu où s’enrouler. Or, il n’érigeait jamais ces constructions de bois, pailles, lianes et divers rebuts tels que toiles cirées, plastiques ou précisément tôles industrielles usagées, tordues et rongées, sans démarrer une narration sur la coupure totale avec le monde existant et l’obligation, suite à la disparition de l’existant, de reconstruire un habitat précaire, ailleurs, dans un territoire dont il allait falloir recommencer la découverte et la connaissance. Mais une connaissance autre, parce que d’emblée, il lui semblait que celle qu’on lui dispensait l’écartait de la vie qu’il rêvait de saisir. Conviction qui s’accompagnait d’une étrange et confuse nostalgie pour la transmission orale. Ce qu’évoque, dans son agonie, le personnage de Patrick Chamoiseau, Balthazar Bodule-Jules, se rappelant la manière dont il apprenait au contact de la femme l’ayant éduqué au fond des bois: « Les connaissances y étaient moins transmises que captées, moins offertes que cueillies par une attention qui sait imaginer. Au contact de Man l’Oubliée, Toutes les personnes de connaissance devenaient attentives, guettant ses attitudes, ses mots ou ses silences, le moindre de ses bougers. » (P. Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Gallimard Folio, p. 481) Ce qui, tout au long de sa vie, allait se manifester autrement que sous forme d’idées organisées intellectuellement, mais dans la chair même, « il se découvrait ainsi peuplé – non de souvenirs seuls – mais de gestes, actifs dans la fibre de ses muscles. » (Chamoiseau, p.470) Dans l’enclosure des cabanes – mais il faudrait inverser le terme et parler de désenclosure parce que refermer un espace permettait de libérer, ensauvager cette « attention qui sait imaginer » et par là de se tisser avec le reste du monde -, il devenait possible de repenser, d’aménager autrement son espace mental, après s’être représenté virtuellement la disparition de tout ce qu’il connaissait et de le ressusciter progressivement, petit bout par petit bout, régurgitation. Mais cet essai pour imaginer l’écosystème le plus harmonieux –et invoquer sa venue magique – représentait aussi un effort d’attention et de soin vers tout ce qui compose un habitat partagé par d’infinies espèces, rêvant de corriger les injustices, les inégalités, les souffrances, les violences.

Dans ses cabanes-alcôves, écrire, rédiger des lettres, raconter la désintégration mémorielle, chronique de la disparition

La construction bricolée des cabanes s’accompagnait – dans les gestes, dans la fibre des muscles – de la rédaction ressassée, mimée, d’une sorte de lettre pour la postérité, ressemblant à celles placées par Hiroshi Sugimoto dans chaque alvéole de son installation. Fragment du journal d’une vie qui s’éteint en donnant naissance à de nouvelles consciences. Chaque fois le deuil d’un passé récent et de ses expériences auxquelles il considérait devoir mettre un terme avant de passer à autre chose, ce transit entre vif et inerte, préalable à l’émergence du sens et du retour du vivant, lui permettait d’organiser sa mémoire, de tirer profit de ce qu’il avait engagé dans les vécus successifs, accumulant une matière narrative en gestation, appelant une suite. Se désagrégeant, une histoire se constitue. « (Je devais m’accommoder de cette idée inconcevable : c’est en se désintégrant que sa mémoire s’organisait, traçait ses lignes de force et mettait en esquisse ce qu’il était vraiment. Il lui avait fallu le désordre de cette agonie pour découvrir ce que sa vie lui avait appris. Il avait dû partir – non du clair et de l’assuré – mais de l’obscur et du trouble, de l’instable et du labile, de l’incertitude et de la confusion. )» (P. Chamoiseau, p. 470) Et puis se lover dans la cabane, disparaître, attendre, rêvasser, muer.

Dans les mises en scène rituelles, une collection de derniers instants, les dernières choses vues et retenues, ce qui aspire le regard est ce qui manque, tout ce que le tamis des sens n’a pas retenu. 

Il traverse le décor et oscille dans le vide qui en irradie, les intervalles entre les choses, là où ça ne dit rien de spécial, où la possibilité de sens se délite et reflue. Une sensation étrange d’attraper ce qui se dérobe ou de voir se dérober ce qu’il attrape. Comme dans certaine étreinte où l’impression de prendre et se fondre dans ce qu’il désirait le plus se borne à sentir que rien ne lui reste, rien de solide en tout cas. Cette odeur et texture chancelante, rêche, du vide sur la langue quand elle touche la peau pourtant douce de l’amante, nuque, épaule, poignet. Déception et pourtant, c’est cela qu’il voulait plus que tout. Ce dépouillement. Exactement ce qui est mis en scène dans le camp retranché de Sugimoto où, par le récit choral de plusieurs témoins clés racontant « comment j’ai senti venir les derniers jours », représentation multifocale du crépuscule de l’humanité, arrêts sur image d’ultimes errements ou replis autarciques, lucides, hystériques précédant un nouveau big bang, se dégonfle toute une civilisation hypertrophiée, complexe, étouffante. Tout ça pour ça ? Mais il ne reste rien ? N’y a-t-il que cela à retenir de l’épopée humaine ? Chapelles de tôles où expirent les vanités ! ? Où se déclarent les errements ? À la limite, on espérait qu’arrive la conclusion pour que, toutes les couches et chicanes se dissolvant, le mot de la fin apparaisse enfin, implacable, terrible explication, la vérité. Or, la mascarade est finie et tout est toujours aussi opaque. C’est finalement avec le genre de choses telles que les boîtes Campbell, alignement de vides esthétiques marchands ou le porte bouteilles de Duchamp, sorte d’épine dorsale du manque ou de l’absence, qu’il aura approché au plus près ce qu’est vraiment la vie. L’art. Tout passe au travers de ses muscles nerfs neurones papilles comme du sable glissant entre les doigts. Tout glisse et pourtant tout s’enlise. L’ombre d’un vide mortel court en lui dont il tire une consistance, le sentiment d’être. Perméabilité. Ce qui compose les petits décors sont là comme des objets survivants, retenus par le filet, mais ce qui aspire le regard est ce qui manque entre ces objets, tout ce que le tamis des sens n’a pas retenu. Et, dans ce vide, ce que l’œil-cerveau croit apercevoir de grouillement imperceptible, de grésillement, frétillements d’ombres et de lumières semblable à ces immenses bancs de sardines dans la mer, voir ce qui s’échappe de l’organisme qui l’abrite et s’écoule vers l’infini. « Pour autant, je ne connaîtrai jamais le nombre de poissons qui ont échappé à mon filet. Car le monde, plus fin que les mailles de mon filet, passe au travers. Alors, je compte mon maigre butin, en cherchant s’il ne reste pas parmi mes proies quelques traces remontant aux origines, de l’ordre de ce que Niépce a pu photographier avant que le monde ne se referme sur lui-même. De temps à autre un caillou brille au milieu des grains de sable, et je me sens alors comme un poète créant une œuvre ancienne à partir d’une ancienne. » (Hiroshi Sugimoto, dans la revue Palais, à propos de son geste photographique qui «dénoue les tensions » de ce qu’il veut photographier, attendant qu’apparaisse « un interstice » dans le réel, pour appuyer sur le bouton.) Cette aspiration vers le vide que libère les installations de l’artiste – autant de trames d’images et d’objets qui retiennent certains éléments de notre attention et en laisse filer une bonne part vers le néant, autre chose, ailleurs, peut-être – rappelle une porosité fondamentale qui n’est pas à sens unique. L’étanchéité n’existe pas, n’est qu’un fantasme de soldats égarés qui vivent leur vie en permanence sur un rivage de Syrtes, entre leur intériorité et l’univers, eux et les autres, âmes enragées de colons. Il n’y a pas de réelles frontières entre organismes, tout circule en tout, tout contamine tout, même si les chemins d’infiltration sont parfois détournés, sinueux. La pollution donne des exemples édifiants de ces mélanges quand l’homme empoisonne la nature qui l’empoisonne à son tour, comme le révèle l’envahissement des océans par les plastiques rejetés. «  (…) ces microfragments, ces grains de polystyrène, polyéthylène, nylon, polyuréthane… sont « des éponges », alerte Gaby Gorsky. « Ils fixent bien les polluants organiques persistants – DDT, PCB, dioxines – ou les perturbateurs endocriniens comme le bisphénol-A, utilisé d’ailleurs dans la composition de nombreux plastiques. » Ces polluants organiques persistants à la nocivité démontrée (cancérigènes et mutagènes) peuvent ensuite passer dans le système digestif des micro-organismes colonisateurs, du zooplancton ou des poissons et s’accumuler dans leur organisme. « Des quantités infinitésimales de ces polluants remontent ainsi jusqu’à nos assiettes. Aujourd’hui, on est incapable de filtrer complètement dans l’eau les résidus de nos médicaments, des pesticides ou des perturbateurs endocriniens. On sait que c’est à ce type de pollution que les alligators de Floride doivent d’avoir vu se réduire leur zizi, et on s’étonne que la fécondité de l’homme baisse ? » » (Libération, 20 juin 2014)

Tableaux testamentaires aiguisant le plaisir de mastiquer le creux des choses, chaque fois l’ouverture sidérale d’une miette de cosmos.

Le camp de tôles d’Hiroshi Sugimoto ouvre un espace de célébration fictif, ce que l’on trouverait après la fin de l’humanité, quelques testaments organisés en tableaux, natures mortes, pour tenter que « ça parle» même à quelqu’un qui ne serait pas équipé des mêmes référents grammaticaux. Alors, notre visiteur se laisse prendre au dispositif, y mesure avant tout son propre appétit énigmatique pour les vides, une envie jamais apaisée de chercher à mastiquer le creux des choses, dénicher des alimentations chimériques substantielles, avaler du rien pour respirer et cerner le goût du néant, dévorer l’absence, le manque, le recracher ou le savourer, s’y diluer, mais ne pas laisser ça de côté, faire avec. Cela participe de sa manière, noyé dans le monde, de fabriquer de l’oxygène. Ingérer des particules d’espace pour se relier au cosmos et petit à petit y disparaître, ce dont il trouve trace dans l’éblouissante épopée anticolonialiste de Chamoiseau – contre tout ce qui colonise -, s’agissant de nourritures terrestres dont raffolent d’étranges créatures féminines. Une faim trahissant un désir d’osmose avec… quoi, au juste !? « « Elle accompagnait leurs rêveries de thés d’étamines chauds, de crèmes jaunes d’un pollen récupéré sur des abeilles, de galettes de farine-coco mélangée aux bourgeons du jasmin. Elles adoraient mâcher des tiges d’herbe kabouya, ou de tendres feuilles-citron que la bonne épiçait avec des gouttes de rosée… Une nourriture étrange à laquelle Déborah-Nicole avait voulu goûter, et qu’elle avait trouvée sinon fade mais toute creuse, comme si ses papilles gustatives basculaient dans un vide, lui laissant entre les dents l’ouverture sidérale d’une miette de cosmos. » (P. Chamoiseau, p. 403)

Récits d’extinction, regret de n’avoir pas cultiver dans chaque geste l’art du « geste ultime de son existence », conscience de se connecter à la transmission des connaissances par les femmes (reconnaissance de l’écoféminisme)

Les lettres du camp retranché révèlent qu’a manqué au système dans lequel vivaient les êtres dont elles retracent les protocoles d’extinction, une symbiose intelligente avec la nature, une complicité sensible avec les technologies de vie. Que « l’individualisme de masse » néolibéral a ruiné toute chance «d’individuation de masse », comme dirait Bernard Siegler. Le personnage de Patrick Chamoiseau, incarnant la lutte contre tous les colonialismes à la surface du globe, et par là même, essayant d’infléchir l’histoire totale de l’humanité pour une réécriture de ses destinées, en inventant un autre type de mâle, a été éduqué dans la forêt par une femme douée de tous ces savoirs dits de « bonnes femmes » (la sorcière/la magicienne), a été façonné ensuite par l’influence de plusieurs femmes transmettant des formes de savoir à l’encontre de ce que modélisent l’école des savoirs masculins. Il devient ainsi un être à part, un héros de roman radicalement différent, une avant-garde forcément très solitaire, orpheline. Sa mère adoptive s’appelle Man l’Oubliée : « Elle était sûre d’elle. Impériale. La couleur immuable de son esprit, les battements maîtrisés de son cœur, l’énergie foudroyante de ses déplacements, son allant sans fatigue se déversaient dans le corps de l’enfant qui s’efforçait de vivre en fusion avec elle. Elle lui sculpta le corps et l’esprit de cette manière, sans un mot – par osmose. » Osmose avec cette femme elle-même en osmose avec les forces naturelles avec lesquelles vivre, aussi bien malveillantes que bienveillantes, ce qui conférait à chacun de ses actes une valeur déterminante où l’enfant pressentait toujours un enjeu brûlant, imprimant en lui une relation à la durée bien différente de celle qu’inocule la prétention à installer un règne indéterminé sur les choses. « Chaque jour pour lui fut le dernier, et chaque nuit aussi. Ce sentiment se voyait renforcé par le soin que Man l’Oubliée apportait au moindre de ses actes : couper une liane, cueillir une écorce, éplucher une graine, pêcher une écrevisse, s’arrêter, écouter le silence, s’asseoir… elle faisait tout comme s’il s’agissait du geste ultime de son existence. (…) Dans la chose la plus infime, ou la plus insignifiante, elle découvrait toujours un plaisir, une perspective, un enseignement. Elle dormait à fond comme un bébé et pouvait s’éveiller en une seconde comme un serpent. Cette manière très intense de vivre au quotidien décuplait l’angoisse de l’enfant qui croyait y déceler de petits testaments ; mais il se rendit vite compte que chacun de ces gestes était un concentré de vie : ils résultaient d’une autorité qui s’imposait au monde avec l’ardeur d’une naissance d’oxygène. » (Chamoiseau, p.166) Ce qui le prépara à vire son agonie de manière intense, comme s’il y finalisait un métabolisme à transmettre, mais aussi, au cours de ses aventures, le dota d’un art fantastique du camouflage déroutant les chiens de chasse les plus féroces : « (…) ces fauves ne pouvaient rien flairer de lui : il avait fini par prendre l’odeur des grands poiriers ou la traîne obsédante des écorces de cannelle. Il pouvait sentir le piment vert, la citronnelle ou la caïnite trop mûre. Impossible aussi de le dénicher dans le feuillage d’un acacia. Il avait l’art de devenir une liane, de mimer une racine de fougère.» (Chamoiseau p. 693) Et c’est cet enseignement qui lui permit de subsister dans des conditions de guérilla extrême, en se nourrissant de nourritures improbables, représentant le don exceptionnel de la nature à ceux et celles qui la comprennent au plus près. « En Indochine, il prétendit avoir trouvé dans l’obscur des forêts des corolles nourrissantes, des champignons laiteux, des drupes à peine visibles, des spores et des écorces dont il identifiait la moindre des vertus rien qu’en les reniflant. Il prétendit avoir aimé une vase de mangrove fine comme un flan au coco, des larves grises à goût de bière et les ailes d’un insecte immangeable qui craquaient sous les dents comme des frites de manioc. Il prétendit avoir picoré sur les sables d’Algérie, aux pires instants d’encerclement par les paras du général Bigeard, de petits insectes blancs qui trottinaient dans les désolations, et expliqué à ses comparses comment sucer certaines épines, d’insignifiantes écailles et des folioles roulées sur d’insensibles gouttes d’eau. » (Chamoiseau, p. 245) Cette transmission de connaissances par des femmes exclusivement fait de Balthazar Bodule-Jules un homme qui rompt la filiation des mâles dominants et c’est une partie confuse du rêve fabuleux (au sens littéral de fable) que lui-même (notre visiteur du camp retranché) entretenait en bricolant ses cabanes, préméditant d’instaurer une autarcie salutaire, libératrice. Ce sont les traces d’une activité mentale et manuelle semblable qu’il retrouve dans les dédales de l’expo où sont accrochées notamment les images de la dernière scène, le bulbe électrique d’éclairs orageux ressemblant aux terminaisons nerveuses secouant la nuit des corps, ou ces pièces de moteurs échouées sur la plage photographiées comme les sculptures abstraites d’une vie effacée, à réinventer. Pièces manquantes réinventées. Ces apparitions lui évoquent en outre, sur la cime des arbres entourant son jardin au soir, la silhouette d’oiseaux vigiles, leurs chants répétitifs gravant dans sa mémoire auditive des bonheurs éphémères, joyeux et mélancoliques, célébrant la vie comme si elle s’apprêtait à se retirer, comme si l’organe chanteur sentait la mort venir avec la nuit. Ou, marchant somnambule dans la ville, des carcasses de bestiaux accrochées dans un fourgon transportant de la viande nue, coulisses d’une ville carnivore refoulant sa consommation incessante de chairs fraîches, sans aucun ménagement pour les générations qui viennent. Pornographie.

Le numérique, gangrène des systèmes d’attention

Et puis, par opposition à l’évocation de ce mode de vie supposant l’harmonie complexe de systèmes très développés de soins réciproques – entre les individus, les choses, les objets, les végétaux, les aliments, les éléments -, l’installation d’Hiroshi Sugimoto élabore un début d’archéologie figurale de l’effondrement tragique des systèmes d’attention caractérisant le monde hyperindustrialisé des derniers siècles. Notamment, ces modèles d’économie virale recourant aux technologies de plus en plus intrusives du numérique, ruinant toute singularisation des capacités d’attention. Ce qui subsiste ici – sous forme de fictions artistes, chambres à soi éventées et squelettes laconiques de dispositifs d’attention -, ce sont tantôt quelques débris iconiques de ce qui exalta la nouvelle organologie digitale, tantôt ce qui résista vaille que vaille à tout ce que charriait « l’attraction fatale des masses pour Google » qui « semble s’appuyer davantage sur son pouvoir mystique d’attribuer une valeur spectaculaire à n’importe quoi et n’importe qui, plutôt que sur la précision de son résultat. » (Matteo Pasquinelli dans « L’économie de l’attention », ouvrage collectif sous la direction d’Yves Citton, p. 177) Les clics d’une attraction destructrice qu’évoque aussi Jonathan Crary : « Mais jusque dans la répétition des mêmes habitudes, un espoir demeure – un faux espoir sciemment entretenu : qu’un énième clic de souris ou qu’un nouveau toucher d’écran puisse faire surgir quelque chose qui nous fasse échapper à l’écrasante monotonie qui nous submerge. » (J. Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 201, p.100)

Pagode de verre, vide, où le regard avide rejoint ce qui s’écoule sans fin.

Puis, il reste en arrêt devant un objet de verre singulier, ellipse cabalistique lui suggérant une urne qui aurait recueilli les millions de regards qu’il a déjà, depuis sa naissance, promenés en d’autres surfaces ou formes transparentes, non pas au travers pour voir de l’autre côté d’une vitre, mais dans la vitre, dans la transparence même. Dressé sur une colonne, un petit autel où se recueillir. Entre instrument d’optique, sceptre religieux, jouet pornographique, engin cabalistique, cristal astrologique, abstraction matérielle. Il y voit le croisement entre plusieurs mondes, un embranchement où choisir une nouveau départ. Perspective dans le vide, rencontre de plusieurs lumières, aveuglantes, laiteuses, bruineuses ou noires, directes ou indirectes. Il y aperçoit, à certains moments, sous certains angles, un peu de cette matière d’horizon indistinct que Sugimoto a su si bien capté dans ses grandes photographies de mer. Non pas la lumière entre ciel et mer, mais cette lumière-là, sans plus aucun support de paysage, dans son grain même, suspendue, sans mer et ciel. Comment l’œil voyageant dans la lumière, de particule réfléchissante en particule réfléchissante, file vers nulle part, ce qui s’écoule sans fin, c’est ce qui se passe à l’intérieur de cette pagode, un sablier de regards. « Cette petite pagode (gorintô) a cinq anneaux, chacun représentant l’un des cinq éléments – la terre, l’eau, le feu, l’air et le vide – réunit sous une forme unique la Sainte Trinité de la religion, la science et l’art. Cette pagode montre peut-être le point d’aboutissement de l’Histoire et du temps qui s’écoule sans fin. Elle est à mes yeux la borne qui nous indique le chemin du retour, vers un paysage de mer dénué de présence humaine, enfermé dans une sphère de verre optique. » (H. Sugimoto, cartel de l’œuvre « Five Elements 301, Carribean Sea », Jamaïque). Et ce que la géométrie érotique de ces cinq anneaux permet d’entrapercevoir, à la manière d’un télescope tourné vers l’espace, fugacement, dans certains éclats ou miroitement mat en tournant autour de la pagode sans la quitter des yeux, c’est précisément ce qui ne se voit pas, ce qui s’écoule sans fin. Exactement comme ces lueurs dans les yeux sans fond de son amante au moment du plaisir, yeux qui semblent voir tout, regarder tout et pourtant absents, sans regard, presque révulsés, envahis rincés et dérivant dans des eaux tendres et très claires, nuageuses, frangées par de légères écumes épileptiques. La petite pagode le transporte dans ses « chambres closes » où l’exercice effréné de l’amour coïncide avec le vertige de jouir du vide, du vide autour de soi et vide en soi qu’avec la femme correspondante au décor, peut-être fantasmée en fonction du décor, ils s’échinent à instaurer pour ne garder plus rien à soi, tout donner, se transvaser dans l’autre – même pas, user de l’autre pour se transvaser ailleurs, dans l’oubli -, être deux en un, juste un écoulement de sable fin, brûlant et glacé, entre toutes leurs cellules embrasées, leurs sucs et jus lumineux enfermés dans une carapace optique, au cœur d’une pagode transparente, pagode de vides, de riens, d’absences.

De la pagode et des rituels d’extinction, échappée vers la maison close, jouissance du vide

Souvenir de chambre close parmi les pages de son journal : « Une fois dans le dédale feutré, tout l’être est palpé de membranes, aspiré par ascenseur vers les pacotilles de chambres à thèmes, sans âge, sans lieu, sans valeur, sans interdit. Fragments affriolants de décors en carton-pâte défilant sur les rivages d’un Léthé illusoire. Sur les tapis moelleux capiteux, tout est de toc, la voie des sens se dégage, libre. Jusque dans le sarcophage des voluptés, rutilance étouffée, palpitations, murmures. Le plafond et ses moulures de plâtres – végétations, tresses, acanthes, fougères, chevelures, torsades où glissent des angelots sexués – reçoivent par le hublot factice un peu de phosphorescence de voie lactée. Reliefs vaguement d’albâtre. D’abusives dorures rococo encadrent les portes, rampent près des jalousies, surgissent des draperies. Table de nuit laquée, placard d’ébène ciré, portes de l’enfer aux poignées d’argent, formes suggestives, serpentines. Luminaires adoucis de foulards semés de sequins, coquillages irisés, conques roses, luisantes. L’alcôve et sa banquette romaine, lit d’orgie pour varier les étreintes, flanquée de colonnes d’écailles miroitantes, mosaïque de petits miroirs dépolis. Le baldaquin comme une tonnelle de fer forgé, pampres, roseaux, oiseaux, l’ensemble sertis de billes brillantes, collection d’yeux avides. L’ancienne cheminée et ses panneaux de cuivre martelé représentant des postures sacrilèges, humaines et non humaines, capte dans ses reliefs métalliques les lueurs vacillantes de bougies factices. Sur le guéridon faux acajou resplendissant, une tête de mort fantaisie sous globe, vanité bon marché, et une collection de jouets phalliques, chromés, sur un napperon fripon (flèches et rameaux couronnant le corps d’une archère, nue jusqu’à la ceinture, essaim duveteux d’abeilles sur ses seins et lui butinant les aisselles, un ibis flamboyant, paradisiaque, piquetant son sexe charnu). Figures animalières transgressives en inox et plastique dans une vitrine capitonnée comme un cercueil. Quelques spécimens de ces innombrables gravures libertines, historiques et banales, mises sous verre au pied du lit. Calendrier pornographique en papier glacé dans un angle discret. Sur un ancien prie-dieu – bois ouvragé, velours rouge râpé -, boules de cristal biseautées, reliées en chapelet et rassemblées dans une coupe d’étain poli. Abats jours d’opaline décorés d’élytres, diaprures qui jettent des ombres. Miroirs amovibles de la coiffeuse, perspective d’abîme. Émail brillant et robinetterie opulente de la salle de bain, logée dans une espèce de grotte scintillante de petits galets, non loin de la couche. Et au centre de ce palais des glaces, sur le matelas, les corps pantelants des amants, n’en revenant toujours pas, hors d’haleine, se contemplant morcelés dans l’infini du filet spéculaire qui les caresse, masculin, féminin, tous genres mélangés à jamais. Morcelés de s’être mis l’un dans l’autre, échangés leurs organes, joués tous les rôles. Bouches, pupilles, oreilles, pertuis, méats, vagins, orbites, narines, anus, lèvres, cratères, glands, moules, nombrils, sillons, mains, fossettes, cristallins, mamelons, dans les multiples facettes réfléchissantes, continuent de s’ouvrir se fermer, battre et respirer, prendre et déprendre. Chœur qui chante l’enfilade des assomptions magiques. Comme les ronds à la surface d’une eau mordorée, dérivant, se multipliant, béances agiles, hypnotiques, entre surface et ténèbres, eux et les choses. Clignements. S’apercevant dans le lointain, mêlés à la faune et flore bestiales des amours fantastiques, diables et nymphes, indémodables, impersonnels sauf soudain, là, revêtant tour à tour leurs traits, elle et lui. Transformistes, échangés. Sueurs, mouilles, spermes, humeurs, vapeurs, ruissellement, brume s’élevant des buissons de poils, buée recouvrant toutes les surfaces miroitantes, climat d’étuves, bain fumant. Jambes ouvertes emmêlées verges et chattes presque tuméfiées. Les ventres les croupes à l’abandon, veines et artères saccadés, cascade et galop qui s’éloignent, peau soulevée puis se creusant, chamade pourpre au cou, vestiges du rythme bacchanale cavalant sans fin dans les miroirs et autres objets organes réflecteurs incrustés dans le cuir modelé recouvrant l’intérieur de la cellule coupée du temps, obscènes innocents dans leur écrin mélancolique… »

De la chambre close à l’émoi sous la tôle, sous la chanson de la pluie, extase au bord du monde

Revenir au camp retranché et à l’esprit des cabanes… Ce qu’il aimait pressentir comme sagesse, trop jeune pour la mettre en œuvre mais la sentant charnellement à portée, l’attirant, comme une ivresse future, l’ivresse adulte, image d’un futur idéal, désiré, accomplissement de ses sens en solitude plénière ressemble à ceci : « Je sais à présent le bonheur de la pluie sur les tôles. J’apprécie d’être à l’abri tandis que les vents et les brouillards battent le monde au-dehors. Je reste sur la terrasse pour recevoir le plaisir des embruns sur ma peau, ou alors je me vautre dans ma couche vibrant d’un petit enchantement. La case résiste à la furie. Les tôles grondent. Un déluge va bientôt noyer la création, et moi, je m’apprête à renaître comme une fleur du désert. Je ne comprends pas cette extase ; c’est peu de chose et c’est immense, je l’explore à chaque fois et à chaque fois elle me semble infinie. En fait, mon esprit me projette dehors, je suis au chaud dans mon corps à l’abri, et en même temps exposé nu aux éléments ; et, dans cette distorsion, j’éprouve le tremblement glacial et le chaud du cocon véritable. La nuit, cette extase est encore plus profonde, je m’endors, puis je prends plaisir à m’éveiller pour juste me rendormir sous l’émoi de la tôle. » (Patrick Chamoiseau, page 830) La chambre close, comme une cabane, caverne tapissée de pacotilles, leurs chairs lovées, mouillées, plissées, gluantes comme celle des nouveaux-nés, recréant un cocon, écoutant les bruits à l’extérieur, la pluie sur les tôles, une extase au bord du monde.

Pierre Hemptinne

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